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Tunisie : avec Kaïs Saïed, la percée électorale des populistes

L'universitaire conservateur Kais Saied célèbre sa victoire écrasante (72,29%) à l'élection présidentielle tunisienne dans la capitale Tunis le 13 octobre 2019. Fethi Belaid/AFP

L’une des images emblématiques de la révolution tunisienne est celle d’un jeune manifestant juché sur les épaules de ses camarades dans le centre-ville de Tunis, en janvier 2011, brandissant une cage d’où s’envolait un drapeau tunisien, symbole du triomphe de la liberté.

Près de huit ans plus tard, le pays vient de porter à sa tête le juriste Kaïs Saïed. Un homme qui affirma, pendant le débat télévisé qui l’opposa le 11 octobre dernier à son adversaire au second tour, le magnat de la TV Nabil Karoui, que « l’oiseau libéré ne reviendra jamais à la cage et n’acceptera pas de se nourrir de miettes », en référence aussi bien à cette photo devenue culte qu’au célèbre film Le Moineau de Youssef Chahine.

Lors du scrutin tenu deux jours plus tard, les Tunisiens ont plébiscité M. Saïed, qui a récolté 72,29 % des suffrages contre 27,71 % à M. Karoui. L’écart fut certainement accentué par la prestation fatiguée de Nabil Karoui lors du débat – il avait été libéré de prison juste avant le second tour – et par la mobilisation des jeunes sur les réseaux sociaux en faveur de M. Saïed. Son large succès est l’expression d’un rejet catégorique de la corruption qui gangrène le pays. Pour autant, la Tunisie s’apprête-t-elle vraiment à prendre son envol ?

Manifestation exigeant la démission du président Ben Ali, 14 janvier 2011, Tunis. Fethi Belaid/AFP

Une Assemblée dominée par les populistes

L’ampleur de sa victoire électorale confère au nouveau président de la République, sans étiquette, une légitimité sans faille auprès des citoyens comme auprès des élus d’une Assemblée hétérogène. Les élections législatives, organisées exceptionnellement après le premier tour des présidentielles, ont permis aux islamistes d’Ennahdha (52 sièges sur un total de 217) et à plusieurs nouvelles forces politiques à tendance populiste de s’imposer au détriment des modernistes du centre qui ont été défaits, et de la gauche du Front populaire, quasiment laminée.

Ces nouvelles forces que sont principalement Qalb Tounes (38 sièges), le Courant démocratique (22 sièges) l’Alliance de la dignité (21 sièges) et le Mouvement du Peuple (16 sièges) – sans parler du Parti destourien libre (17 sièges) qui est d’orientation nationaliste – possèdent en commun deux traits de caractère saillants.

D’un côté, une profonde défiance envers l’État et la république, les institutions représentatives, les corps intermédiaires et les élites dirigeantes. De l’autre, une exaltation du peuple en tant qu’entité homogène et indivise dont les leaders de ces nouvelles formations politiques se veulent l’incarnation absolue.

Kais Saied, un président « antisystème » ?

Le nouveau président de la République est un personnage atypique. Il n’appartient à aucune organisation et ne ressemble à aucun homme politique. Encore moins aux autres membres de la corporation juridique, dont il se distingue par le travail de terrain qu’il pratique depuis les sit-in de la Kasbah qui ont abouti à la mise en place de l’Assemblée constituante fin 2011.

Réfractaire au système des partis politiques, Kaïs Saïed n’a cessé de sillonner le pays, en missionnaire porteur d’une vérité intangible : celle du peuple en révolution dont les jeunes sont le fer de lance. Le personnage est antipolitique puisqu’il ambitionne de supprimer les élections et de substituer au pouvoir central un pouvoir local décentralisé, avec des élus révocables par les électeurs.

Ses déclarations ont toujours été celles d’un outsider défiant le système politico-médiatique. Son credo consiste d’ailleurs dans le slogan principal (et tronqué) de la révolution : « Le peuple veut » (« achâ’ab yourid » en arabe).

Face aux interrogations des journalistes à propos de son programme peu fourni, sa réponse a toujours été laconique : « La jeunesse trouvera des solutions. » À quoi ? À tout : au chômage, à la pauvreté, aux inégalités, à l’émigration clandestine…

Les Tunisiens célèbrent la victoire du Kaïs Saïed à l’issue du second tour de la présidentielle, le 13 octobre 2019, dans la capitale Tunis. Fethi Belaid/Afp

Son projet est de façonner, par la mise en relation de l’identité culturelle et des valeurs de l’humanisme, une Tunisie nouvelle, différente de celle de ses fondateurs, qui auraient selon lui placé le pays sous la tutelle des puissances occidentales.

Cette manière d’être et de penser autorise-t-elle à considérer Kaïs Saïed comme un président « antisystème », lui qui est perçu par ses partisans, au premier rang desquels les classes populaires et moyennes ainsi que ses anciens étudiants en droit, comme le leader d’une « révolution légale » ?

Les trois types de populisme tunisien

Une typologie du populisme tunisien actuel, avec ses figures variées de leadership et de productions discursives, permet de dégager la trilogie suivante :

  • Un populisme politique classique représenté par l’ancien Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, converti en Harak Tounes al-Irâda (« mouvement tunisien pour la volonté » en arabe), qui se distingue par un discours virulent envers l’establishment et ambivalent sur le peuple, à la fois encensé et accusé de corruption et de connivence avec un pouvoir souvent assimilé à « l’ancien régime ». Ce populisme de gauche n’est pas conservateur mais plutôt progressiste au niveau des valeurs et des normes sociales. Son expression dérivée et raisonnée se retrouve chez un parti issu de ses rangs, le Courant démocratique de Mohamed Abbou qui soutient notamment, à la différence des autres populistes, l’égalité successorale.

  • Un populisme identitaire associant rhétorique révolutionnaire et conservatisme social. Ses caractéristiques sont la critique des « libertés excessives », des droits des femmes et des minorités ainsi que le refus de l’abolition de la peine de mort, au nom d’une lecture littérale du texte coranique. C’est à ce courant que se rattachent le nouveau président Kaïs Saïed, l’avocat salafiste radical Seif Eddine Makhlouf, dirigeant de l’Alliance de la dignité, et d’autres leaders secondaires récemment mis en avant par les médias, tels que Safi Said ou Lotfi Mraihi.

  • Un populisme pragmatique, axé sur le bénévolat culturel et la solidarité sociale en faveur des catégories démunies et des régions isolées et marginalisées. On retrouve dans cette catégorie Nabil Karoui, le fondateur de Qalb Tounes et adversaire malheureux de Kais Saied au second tour de la présidentielle, ainsi qu’Olfa Terras Rambourg, l’initiatrice du mouvement 3Ich Tounsi.

Désillusion en vue

L’investissement émotionnel développé par les masses, qui se sont davantage mobilisées pour les élections présidentielles que pour les législatives (49 % de participation au second tour de la présidentielle, 41 % pour les législatives), témoigne de la persistance d’un besoin infini de « zaïm » ou leader national, en dépit du changement de régime – de présidentiel à semi-parlementaire – induit par la nouvelle Constitution adoptée en 2014.

Tout se passe comme s’il y avait, au niveau de l’électorat, un déplacement symbolique vers le centre de pouvoir situé à Carthage, lieu de résidence du président de la République.

Au contraire, la création d’emplois et la lutte contre la corruption et la pauvreté – exigences majeures des jeunes qui ont voté pour Kaïs Saïed – sont plutôt du ressort du gouvernement et du parlement, qui siègent respectivement à la Kasbah et au Bardo.

En raison de ce déplacement volontariste, le peuple de la fête révolutionnaire qui vient de célébrer, avec faste, la victoire de Kaïs Saïed ne tardera pas à réaliser que l’oiseau qui s’échappa de la cage risque fort – à l’instar de nombreux migrants « harragas » qui échouent à rejoindre l’autre rive de la Méditerranée – de ne pas atteindre le paradis rêvé…

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