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Tunisie: comment la corruption gangrène le pays

Un graffiti à Tunis rappelle aux passants l'un des principaux slogans entendus durant les manifestations de janvier 2018: « Fech Nestannew » en arabe tunisien, « Qu'attendons-nous ? » Fethi Belaid/AFP

La Tunisie figure depuis mercredi 7 février aux côtés de l’Afghanistan, du Yémen ou encore du Sri Lanka, sur la liste des pays considérés par l’Union européenne (UE) comme susceptibles d’être « fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme ». Il y a quelques semaines, le pays venait à peine d’être retiré d’une autre liste de l’UE, celle des paradis fiscaux.

Cette annonce fait écho à la crise que traverse le pays depuis plusieurs semaines. En effet, sept ans après que le peuple tunisien s’insurge contre le régime autoritaire du dirigeant Zine El Abidine Ben Ali, la corruption est toujours aussi endémique, et, selon un rapport de Sarah Yerkes et Marwan Muasher pour la fondation Carnegie, elle serait même bien plus menaçante que le terrorisme.

Ben Ali a tenu la Tunisie d’une main de fer pendant 23 ans. Si les Tunisiens avaient eu conscience des problèmes de corruption qui sévissait dans tout le pays, ils réalisent aujourd’hui l’ampleur du phénomène : copinage, affairisme, népotisme, vol, recel, pots de vin, blanchiment d’argent, toute la gamme des malversations était devenue un rouage de l’économie.

La politologue Béatrice Hibou, dans son ouvrage de 2006 La force de l’obéissance n’hésite pas à dire que les différentes formes d’« arrangements » font partie des modalités de gouvernement, pour ainsi dire en sous-main, qui ont permis au régime de Ben Ali de durer. Le fait est établi : la corruption était consubstantielle de l’autoritarisme.

La boulimie envahissante du « clan » de Ben Ali (soit sa « famille » et ses proches) a ainsi déclenché le grand mouvement insurrectionnel de 2011. Ce mouvement a été porté par l’optimisme du peuple tunisien qui ne pensait pas, sept ans plus tard, descendre à nouveau dans les rues pour scander les mêmes slogans.

En 2017, l’argent de la corruption aurait pu financer 500 km d’autoroutes et 70 lycées. Ici des enfants tunisiens sur la route de l’école, au sud de la ville de Sidi Bouzid. Fethi Belaid/AFP

Rien ne bouge

En 2018, la corruption reste à éradiquer. Et ce, malgré un dispositif législatif impressionnant : la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation mise en place en 2011 ; l’Instance Vérité et dignité dont les compétences ont été élargies aux affaires de corruption (2014) ; l’Instance de de lutte contre la Corruption (2016). Cependant, l’impact de ces organisations reste encore à être mesuré.

Malgré la volonté affichée des gouvernements successifs depuis 2012, les Tunisiens ont le sentiment que rien ne bouge. En 2017, la corruption a coûté à l’État environ 2 000 millions de dinars au niveau des marchés publics (soit environ 680 millions d’euros), un montant « qui aurait pu financer 500km d’autoroutes, 3 aéroports et 70 lycées » souligne le portail d’information tunisien Kapitalis.

Or la Tunisie continue d’affronter une mauvaise passe économique, aggravée par la corruption et une mauvaise gestion. Ce qui coûte au pays 4 points de croissance chaque année.

Ce constat est effarant quand on compare la Tunisie à son voisin marocain qui affiche fièrement un taux de croissance prévisionnel de 4,8 % pour 2017 sachant que la Tunisie affiche la 13e place parmi les pays africains selon l’indice de perception de la corruption, loin devant le Maroc et l’Algérie.

Une question endémique

Selon un rapport de Carnegie publié en octobre 2017, la corruption est désormais présente dans plusieurs services publics tunisiens tels que les douanes, les finances, les institutions législatives, judiciaires ou encore la police.

Ainsi, souligne le rapport, en quelques années la corruption contrôlée de Ben Ali a cédé la place à une corruption endémique. Ce qui était l’apanage d’un clan constitué autour du président déchu est désormais accessible à tous et ironie du sort, le peuple tunisien victime auparavant de corruption devient aujourd’hui acteur de corruption.

D’après ce même rapport, la corruption en Tunisie est devenue désormais « force déstabilisatrice qui infecte l’économie, la politique, mais aussi la sécurité du pays dans tous ses aspects ».

Manifestations à Tunis en septembre 2017 suite) une proposition de loi parlementaire visant à amnistier des fonctionnaires corrompus appartenant au gouvernement Ben Ali. Fethi Belaid/AFP

En effet, les auteurs pointent la frustration des jeunes devant un favoritisme « assumé » et nullement caché.

Cette frustration et un très fort sentiment de délaissement ont provoqué des heurts violents entre jeunes et forces de l’ordre au début du mois de janvier.


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Ces derniers ont été plus précisément déclenchés par la publication de la Loi de finances annonçant des augmentations sur les prix et des hausses de plusieurs impôts et taxes en 2018.

Signaux positifs

Quelques signaux positifs semblent pourtant se dessiner. Le parlement a ainsi approuvé le 24 février 2017 la nouvelle Loi anti –corruption qui précise les procédures de protection des dénonciateurs, des procédures absentes jusque-là du corpus juridique tunisien.

Depuis mai 2017, on a également assisté à de nombreuses arrestations d’hommes d’affaires, de politiciens ainsi que de policiers et de douaniers. Aucun gouvernement précédent ne s’était ainsi attaqué à des hommes d’affaires aussi influents. Le peuple soutient pleinement ces opérations.

Enfin, la société civile tunisienne pourrait prendre plus de place dans la lutte contre la corruption, comme elle l’avait déjà démontré à la chute de Ben Ali.


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Par ailleurs, une alliance civile contre la corruption a vu le jour depuis avril 2017 entre l’instance nationale de lutte contre la corruption et 28 associations : le symbole de l’officialisation de l’engagement de la partie civile contre la corruption.

« Si le peuple un jour aspire à vivre, le destin se doit de répondre » comme le dit si bien l’hymne national tunisien.

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