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« Ubu manager » : quand la littérature éclaire les dérives « ubuesques » du management

Programme de la pièce de théâtre « Ubu Roi » d'Alfred Jarry (1896). Wikimedia Commons

En 2008, un ancien cadre d’entreprise fait paraître sous le pseudonyme d’Antoine Darima un Guide pratique pour réussir sa carrière en entreprise avec tout le mépris et la cruauté que cette tâche requiert. Le décor est planté : l’entreprise est présentée comme un univers impitoyable marqué par la cruauté et la brutalité des méthodes managériales. Dès lors, pour soigner sa carrière, il faut savoir passer maître dans « l’art de la guerre » professionnelle.

Plus récemment, les conférenciers Patrick Collignon et Chantal Vander Vorst sont eux aussi revenus sur les dangers d’un management devenu toxique. Ils évoquent notamment le cas du « manager despote » qui règne sur son fief en multipliant les techniques de déstabilisation, d’oppression voire d’intimidation. Le professeur Robert Sutton préfère quant à lui parler de « sales cons certifiés » pour désigner tous ces managers qui usent en permanence d’une attitude nocive envers leurs subordonnés.

Dans le cadre d’un travail de recherche en cours sur la façon dont les jeunes diplômés font face aux situations absurdes en entreprise, la question des personnalités toxiques a émergé au cours des entretiens.

Ainsi, Jules* est revenu sur son expérience effrayante en start-up :

« En tout cas ce qu’on avait là-bas, ce n’était vraiment pas beau quoi. Et je pense que c’était ce choc-là qui a été le plus difficile à vivre dans cette expérience. Parce que bon voilà, en passant, les deux cofondateurs étaient complètement immoraux, mais il y en avait un autre qui était un gros pervers narcissique, qui était vraiment fou, il était fou. Je n’ai pas d’autre mot. […] C’était vraiment une drôle de découverte… à la découverte de l’âme humaine. »

Dans un autre registre, Valentine est régulièrement confrontée aux déboires d’un management autoritaire de la part de celui qu’elle surnomme « l’ego junkie » :

« Au niveau managérial, pour moi c’est vraiment compliqué à vivre. Il a un management que je trouve très directif […] c’est extrêmement rare que notre avis soit pris en compte […] donc en fait j’ai l’impression d’exécuter les ordres et ce n’était pas ça que je cherchais en start-up et donc ça me pose vraiment problème aujourd’hui. »

Les Cannibales en costume

Plus largement encore, l’investigation menée par le sociologue David Courpasson dans son ouvrage intitulé Cannibales en costume laisse entendre que la violence est un des moteurs de la vie organisationnelle. Loin d’être un lieu pavé de bonnes intentions, l’entreprise décrite par Courpasson se présente plutôt comme un espace impitoyable où les rapports sociaux ressemblent à des actes de cannibalisme.

Fort de 30 ans d’expérience sur le terrain, le sociologue présente volontiers les relations interpersonnelles comme des exutoires propices aux instincts primaires et aux pulsions guerrières où les salariés n’attendent qu’une seule chose : pouvoir se dévorer entre eux comme des animaux. Autrui est alors perçu comme un obstacle sur le chemin de la réussite : il faut en quelque sorte « bouffer » l’autre pour enfin triompher.

Décoder les absurdités managériales avec Ubu roi

Toutes ces dérives managériales décrites par des auteurs et des chercheurs en sciences sociales ne sont pas sans rappeler le comportement cynique et tyrannique du Père Ubu.

Alfred Jarry, poète, romancier, écrivain et dramaturge français (1873-1907). Wikimedia

Dans un article précédent, nous proposions de mobiliser la pièce de Molière Le Médecin malgré lui afin de mieux comprendre la bêtise dans les organisations.

Dans le présent article, nous souhaitons nous appuyer sur la célèbre pièce Ubu roi, présentée pour la première fois en 1896 par l’écrivain Alfred Jarry afin d’analyser les travers autoritaires et les absurdités organisationnelles.

À n’en pas douter, Ubu roi est une farce truculente, un savant mélange de cynisme, de grotesque et d’extravagance. Véritable parodie de Macbeth du dramaturge William Shakespeare, la pièce met en scène le personnage drolatique et éponyme du Père Ubu, devenu roi après avoir fomenté un assassinat contre Venceslas. Une fois sur le trône, Ubu se transforme en despote sanguinaire. Il fait tuer les nobles, les magistrats et les financiers, et impose au peuple de nouveaux impôts, qu’il va récolter lui-même pour être sûr de ne pas être volé.

Affublé de tous les vices les plus primaires, le personnage du Père Ubu est devenu proverbial en s’érigeant en symbole des délires du pouvoir et de l’absurdité des hiérarchies politiques. Il a notamment donné naissance en 1922 à l’adjectif ubuesque qui désigne tout être grotesque dont les traits de caractère sont semblables à ceux du Père Ubu.

Dans une lettre féroce datée de 1899, le peintre Paul Gauguin épingle le personnage d’Ubu en rappelant que « désormais Ubu appartient au dictionnaire de l’Académie ; il désignera les corps humains qui ont une âme de cloporte. »

Dès lors, en quoi la personnalité du Père Ubu dépasse le simple cadre de la pièce d’Alfred Jarry pour incarner plus largement les travers d’un despotisme malhabile et d’une forfanterie outrancière ?

Véritable portrait du Père Ubu par Alfred Jarry (1896). Wikimedia

Il faut tout d’abord rappeler que le personnage d’Ubu est profondément polymorphe. En effet, il est inspiré de Félix Hébert, professeur de physique au lycée de Rennes où Alfred Jarry a étudié. Surnommé Père Heb, il est chahuté par ses élèves. Les lycéens décident alors d’écrire une chronique dont il devient le héros ridicule.

De plus, le Père Ubu a fait l’objet de reprises et de transpositions dans d’autres univers. C’est le cas par exemple avec Ubu directeur, véritable satire à l’encontre du directeur du Théâtre de l’Œuvre rédigée par le dramaturge Pierre Veber en 1897. Dans le même esprit, il semble ici possible de transposer le Père Ubu dans un open-space. En quoi serait-il alors pertinent de parler d’un Ubu manager ?

Du « merdre » à la novlangue managériale

En premier lieu, il est possible de rapprocher les pratiques sanguinaires du Père Ubu de ce « cannibalisme en costume » dont nous parle David Courpasson. Si dans l’univers du Père Ubu, on assassine ses opposants pour accéder au pouvoir, dans l’entreprise de Courpasson, on « dévore » ses collègues pour obtenir une promotion.

On est alors très loin de cette « managérialité » dont nous parle le consultant et enseignant Éric Delavallée pour nommer le processus par lequel une personne devient manager.

Ainsi, « la managérialité est un processus de transformation qui […] comporte trois dimensions » : culturelle, sociale et psychologique. Pour Delavallée, le bon manager, c’est celui qui est capable d’accepter « qu’un de ses collaborateurs puisse faire mieux que lui. […] Il doit alors renoncer à sa toute-puissance, passer du stade de l’indépendance à celui de l’interdépendance. » En somme, le bon manager, c’est l’antithèse du Père Ubu.

Au-delà de la cruauté de l’univers ubuesque, Alfred Jarry nous propose avant tout un voyage linguistique avec les tribulations de son personnage impudent. Tel un feu d’artifice verbal, la pièce est un trésor d’inventivité lexicale. Dès le premier mot, Jarry remet en cause le théâtre classique et son langage calibré. Le Père Ubu lance un grand « Merdre », véritable symbole d’un humour potache qui fera la fortune de la pièce.

Le langage déployé par Jarry tout au long de son œuvre est particulièrement incongru puisqu’il mêle aux tournures archaïques et nobles un parler très familier où les grossièretés se multiplient.

En somme, Ubu roi est un formidable écrin pour mieux comprendre le rôle essentiel joué par le langage dans la production de situations absurdes. Les mots deviennent complètement arbitraires, incapables de porter un sens motivé.

Les fantaisies linguistiques du Père Ubu font alors écho à cette « novlangue managériale » analysée par la socio-anthropologue Agnès Vandevelde-Rougale. Si les trouvailles lexicales d’Alfred Jarry font exploser les conventions théâtrales, la novlangue managériale participe à l’inverse « au corsetage des imaginaires, au formatage des émotions [voire] à l’écrasement des intelligences individuelles et collectives. »

David Abiker : La novlangue au bureau (Europe 1, 2013).

Dans son ouvrage intitulé Socrate au pays des process, la philosophe Julia de Funès revient sur tous ces acronymes sibyllins qui recouvrent les fonctions managériales.

« De nos jours, quand on demande à quelqu’un ce qu’il fait dans la vie, on entend le chant du sigle : EX-CODIR, membre du COMEX en charge du CA et de l’EBITDA, PDG […] COO, CTO (c’est comme SDF, trois lettres et pas de visage). »

Pour Julia de Funès, ce « chant du sigle » donne l’impression d’évoluer dans une nébuleuse où les mots finissent par ne plus coller aux choses qu’ils désignent.

Dans le Quart Livre de l’humaniste François Rabelais qui rapporte les aventures des pantagruélistes en quête de la Dive Bouteille, les mots aussi ont perdu leur sens mais l’écrivain tourangeau ne s’avoue pas pour autant vaincu. Il va réinventer le sens des mots à travers leur signifiant.

Le véritable sujet du Quart Livre, c’est peut-être moins la quête philosophique des personnages que la quête d’une parole. Le véritable voyage, c’est celui des mots. C’est grâce à l’invention littéraire qu’il devient possible de réenchanter un langage devenu morne et insipide. Le Quart Livre devient finalement le laboratoire d’une langue que Rabelais va réinventer par la poésie. Quelques siècles plus tard, Alfred Jarry reprendra le flambeau avec sa pièce devenue iconique : Ubu roi.


* Les prénoms ont été modifiés.

Article réalisé sous la supervision de Ghislain Deslandes, philosophe et professeur à ESCP Business School.

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