tag:theconversation.com,2011:/uk/topics/cinema-20770/articlescinéma – The Conversation2024-03-28T16:40:34Ztag:theconversation.com,2011:article/2267872024-03-28T16:40:34Z2024-03-28T16:40:34ZMode et cinéma : comédie romantique ou mariage de convenance ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/584826/original/file-20240327-26-g1j41c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=28%2C88%2C1129%2C689&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les groupes de luxe créent des filiales de production cinématographique.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/442000">Roman Boed Pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>La décision du géant mondial du luxe LVMH de <a href="https://www.harpersbazaar.fr/mode/lvmh-se-met-au-cinema-avec-sa-societe-22-montaigne-entertainment_2047">créer 22 Montaigne, une division dédiée au divertissement, en partenariat avec l’américain Superconnector Studios</a>, confirme le passage accéléré, dans de nombreuses industries, du produit au contenu, de l’objet à l’image : la production de biens matériels cède de plus en plus à la vocation d’offrir des expériences personnalisées qui créent un sentiment d’exclusivité. En outre, les liens du luxe avec l’univers du cinéma ne sont pas nouveaux, que l’on pense aux collaborations de grands couturiers à certains films, à la présence des groupes au Festival de Cannes, ou encore, à l’association d’acteurs et d’actrices avec des maisons de couture. Les marques de luxe aiment aussi avoir recours à des créateurs pour leur publicité, comme, par exemple, Wes Anderson qui a tourné plusieurs films pour Prada, entre court-métrage et promotion classique.</p>
<p>Avant de créer son studio de production, le groupe LVMH avait récemment collaboré avec la série Netflix « Emily in Paris » ou « The New Look » d’Apple +. Cette dernière série revient sur la créativité de Christian Dior, une des maisons phares du groupe LVMH. Rien d’étonnant donc si les personnages portaient des vêtements Dior.</p>
<p>Cette incursion à part entière dans l’industrie du cinéma apparaît comme un écho à la décision d’un des autres groupe français de luxe, Kering dirigé par François-Henri Pinault. Kering a pris le contrôle de CAA, l’une des agences d’artistes les plus en vue à Hollywood, et crée <a href="https://www.huffingtonpost.fr/culture/article/strange-way-of-life-de-pedro-almodovar-est-produit-par-saint-laurent-et-oui-ca-se-voit-clx1_221677.html">Saint Laurent Productions, qui a déjà produit un film du célèbre réalisateur Pedro Almodóvar</a>.</p>
<p>En adoptant une stratégie de diversification, LVMH – Kering – recherche avant tout de nouveaux outils de marketing pour leurs marques et pour réaliser des économies de gamme. Pour cela, ils misent sur leur capital et leurs connaissances pour pénétrer dans des secteurs économiques voisins. Entre le luxe et le cinéma, le franchissement de la frontière semble plus aisé, car les deux secteurs font partie des industries créatives. D’où l’existence de facteurs communs à ces <a href="https://www.hup.harvard.edu/books/9780674008083">« business », comme l’imprévisibilité du succès, le rôle essentiel de la narration originale et le rythme effréné du changement</a> comme en témoigne la succession des collections.</p>
<p>L’histoire des arts est jalonnée de tels rapprochements, comme en témoignent les « Ballets russes » au début du vingtième siècle. La compagnie de danseurs d’avant-garde, dirigée par <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0170840614563743">l’impresario Sergeï Diaghilev, a réuni les mondes de l’art, du luxe et de la mode dans d’éblouissantes productions de ballet qui ont séduit autant l’aristocratie que l’avant-garde artistique</a>. L’époque était <a href="https://www.academia.edu/6940189/Dance_Film_and_the_Ballets_Russes">riche en croisements entre la danse et le cinéma</a>.</p>
<p><strong>Poches profondes</strong></p>
<p>La principale différence entre ce qui se passe aujourd’hui et ces exemples passés réside dans la dimension financière. Diaghilev utilisait ses relations personnelles pour obtenir des financements. Le groupe de Bernard Arnault – la première fortune du monde – se lance aujourd’hui dans la production cinématographique avec d’importants moyens financiers, résultant des succès du groupe. Avec ce capital, le groupe de luxe pourra investir afin de transformer les contenus de l’industrie de la mode en films, séries, documentaires et biopics, qui séduisent les plates-formes de streaming comme Amazon Prime, Netflix, Apple+ ou Disney +.</p>
<p>Face à ces évolutions de l’économie de l’« entertainment », l’industrie du cinéma reste très éparpillée et fragilisée par les évolutions technologiques récentes. L’arrivée des conglomérats du luxe avec leurs poches profondes peut sembler une bonne nouvelle dans cette industrie fragilisée par les évolutions économiques récentes. Mais tout n’est pas qu’une affaire d’argent. En investissant le monde du cinéma, les groupes de luxe espèrent aussi accroître la désirabilité de leurs marques, en mettant en œuvre des formes plus subtiles d’influence voire de publicité. En pleine mutation, la publicité change de nature, devenant de plus en plus postmoderne, visuelle et conceptuelle. Voir son actrice ou son acteur préféré revêtir un vêtement iconique pourrait bien être plus efficace que la multiplication de pages de publicité en ligne ou sur papier glacé. De cette manière, les groupes de luxe cherchent aussi à établir un lien avec des publics peu exposés – à commencer par les plus jeunes – aux canaux publicitaires traditionnels. Ainsi, le secteur du luxe cherche à construire un réseau où les contenues liés à la mode circuleront au-delà des moyens traditionnels jusqu’ici. Le but est d’associer des artistes à des histoires qui seront ensuite exposées dans des musées, sur des podiums ou à l’écran. Le placement de produits dans les films et les séries télévisées n’aura donc été que la première étape de ce processus.</p>
<h2>Les nouveaux Médicis ?</h2>
<p>Cette irruption des groupes de luxe dans le monde du cinéma n’est pas sans poser de questions sur les œuvres cinématographiques. En effet, le secteur du luxe pourrait renforcer sa position d’arbitre des élégances, de producteur du bon goût cinématographique ou de médiateur. Leur puissance est telle qu’ils peuvent influencer voire façonner la culture contemporaine. On ne peut que spéculer sur la volonté de François Pinault ou de Bernard Arnault de se rapprocher de la prééminence de Diaghilev ou des Médicis des siècles précédents. Veulent-ils imiter ces illustres ancêtres ayant créé et subventionné un réseau reliant les arts entre eux ? Si la réponse n’est pas évidente, la succession des démarches, impliquant la constitution de collections d’art personnelles massives, la construction de musées dans des lieux prestigieux et la capacité croissante de produire des contenus audiovisuels pour un public de masse, les place dans la position d’un intermédiaire qui a peu de précédents historiques en termes de moyens mobilisés, de portée et de pouvoir. Les avantages privés de ces groupes sont évidents ; les avantages publics le sont un peu moins.</p>
<p>Le danger d’une influence excessive existe. Les géants du luxe possèdent outre des liquidités et une présence mondiale, des liaisons avec le monde politique. Cela pourrait leur donner le pouvoir de faire ou de défaire des réputations.</p>
<p>La question du maintien de l’indépendance artistique face à un pouvoir économique est désormais posée. Les conglomérats du luxe ont l’habitude de contrôler la narration autour de leurs produits. Comment réagiront ces nouveaux <em>tycoons</em> du cinéma quand, demain, un créateur viendra percuter dans une de ses productions l’histoire officielle de la maison ? Si le désir de projeter ces histoires sur grand écran est tout à fait compréhensible, l’industrie cinématographique beaucoup moins prévisible que le secteur du luxe, prospère aussi dans la controverse. Une relative indépendance dans le processus créatif prévaut du moins dans la conception européenne du cinéma, et notamment en France.</p>
<p>Le degré de liberté créative que les géants du luxe sont prêts à accorder devra être observé de près. Si les productions qu’ils financent sont trop alignées sur les histoires officielles, il n’est pas sûr que le public soit au rendez-vous. Qui voudra aller voir de longues publicités, fussent-elles déguisées en œuvre de fiction par d’habiles artistes ? La critique de cinéma Nandini Balial a souligné dans sa revue du « New Look » que le passé controversé de Coco Chanel dans la France sous occupation nazie était représenté de manière fallacieuse à l’écran : <a href="https://www.rogerebert.com/reviews/the-new-look-tv-review-2024">« Il n’y a pas grand-chose à propos de son parcours dans la série qui ne soit pas en contraste total avec la vérité »</a>.</p>
<p>« L’élégance exige l’intimité », explique justement le personnage de Christian Dior dans cette série qui lui est consacrée. Et si cette phrase d’apparence anodine sonnait comme un possible avertissement. En s’éloignant de l’intimité de la mode, les géants du luxe s’exposent à des critiques, qui pourraient les atteindre par ricochet. Les premières œuvres produites devront être regardées de très près.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226787/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stoyan V. Sgourev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après Kering, LVMH investit dans la production cinématographique. Quelle stratégie poursuivent les groupes de luxe ? Quel impact pourrait avoir cette diversification sur l’avenir du cinéma ?Stoyan V. Sgourev, Professor of Management, EM NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251372024-03-25T16:38:27Z2024-03-25T16:38:27ZLes violences sexistes et sexuelles dans le cinéma français : une « exception culturelle » ?<p>Invitée de l’émission <em>Quotidien</em> le 8 janvier 2024, Judith Godrèche dénonce l’emprise présumée de Benoît Jacquot à son égard. Si ses propos font écho à la diffusion d’un numéro de <em>Complément d’enquête</em> sur Gérard Depardieu, Judith Godrèche revient à plusieurs reprises au cours de sa carrière sur les violences subies : les différents registres de discours qu’elle a pu employer, jusqu’à affirmer l’impossibilité du consentement des enfants, soulignent la manière dont cette prise de conscience s’inscrit sur le temps long.</p>
<p>Le 23 février 2024, lors de la cérémonie des Césars, elle prend à nouveau la parole. La force de son discours réside dans son interpellation des professionnels du monde du cinéma sur ces questions :</p>
<blockquote>
<p>« Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Un chuchotement. Un demi-mot. »</p>
</blockquote>
<p>En s’adressant à ses pairs, l’actrice souhaite sortir du « silence » qui accompagne les témoignages de violences au sein de la « grande famille du cinéma ». Le 29 février, lors d’une audition au Sénat, elle rappelle le rôle des institutions, notamment du CNC, dans le maintien de ce silence systémique.</p>
<p>Cette prise de parole s’inscrit dans la continuité d’autres témoignages et dans le sillon de mobilisations féministes nationales et internationales, et pourtant elle résonne au sein d’un milieu professionnel traversé par des contradictions. Si on enjoint les victimes à briser le silence, on les discrédite aussitôt en les accusant, par exemple, de vouloir attirer l’attention sur elles après des années d’absence. Si on sanctionne les auteurs, accusés ou condamnés, en les excluant de la cérémonie des Césars, on continue de leur décerner des prix, en montrant ainsi que la culture de la récompense en France est en pleine négociation avec les valeurs de la société contemporaine.</p>
<p>Afin de comprendre pourquoi et comment le cinéma français a pu devenir une fabrique de l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles, il est crucial de « dézoomer » et d’interroger, dans une perspective historique, la construction d’une identité cinématographique française, incarnée par une génération d’auteurs et une prolifération d’œuvres où les rapports sociaux de sexe ont été longtemps désaxés.</p>
<p>Et il est également fondamental de questionner les conditions de production des témoignages de victimes, notamment leur réception par des instances officielles et les mobilisations qui les ont accompagnés.</p>
<h2>La question des auteurs</h2>
<p>Dans <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/peut-on-dissocier-l-oeuvre-de-l-auteur-gisele-sapiro/9782021461916"><em>Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?</em></a>, Gisèle Sapiro rappelle que les milieux culturels français (contrairement à la tradition étasunienne) se sont construits sur une « position esthète », à savoir une conception des arts et de la culture tournée vers l’appréciation des propriétés esthétiques, et non pas morales, des œuvres et par une valorisation, de matrice romantique, de la notion de « talent » dont l’auteur serait naturellement doté.</p>
<p>Au cinéma, le mot <em>auteur</em> <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">n’est pas anodin</a>, au contraire, il est politique. Entre 1954 et 1955, dans <em>Les Cahiers du cinéma</em> et dans le magazine <em>Arts</em>, une formule circule – « La Politique des Auteurs » – à travers laquelle cinéastes et critiques, comme Truffaut, revendiquent la centralité du réalisateur et de son style afin de légitimer le cinéma comme un art à part entière.</p>
<p>Cette théorie critique trouve sa consécration dans la Nouvelle Vague, composée par ces mêmes cinéastes et critiques pour qui un auteur considéré un génie jouit d’une sorte d’impunité esthétique : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu en vertu de la “Politique des Auteurs” », <a href="http://www.cineressources.net/ressource.php?collection=ARTICLES_DE_PERIODIQUES&pk=16372">écrivait Truffaut</a> sur un film de Becker. Dans les <em>Cahiers du cinéma</em> (n° 47, mai 1955), il écrivait encore :</p>
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<p>« “La Tour de Nesle” est […] le moins bon des films d’Abel Gance [mais] comme il se trouve qu’Abel Gance est un génie, “La Tour de Nesle” est un film génial. »</p>
</blockquote>
<p>Par définition exceptionnels, les génies transgressent les normes de leur société, par leurs œuvres, leur vie ou les deux à la fois, et si la Nouvelle Vague avait bien l’ambition de renverser l’ordre esthétique et politique existant, ce <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/arts-et-essais-litteraires/la-nouvelle-vague/">renversement</a> s’est opéré à travers « l’imaginaire de jeunes hommes […] peu à même de placer les rapports de sexe au cœur de leur entreprise de subversion ».</p>
<p>Célébrée par la critique, imbriquée aux revendications de Mai 68 et à la révolution sexuelle, la Nouvelle Vague a longtemps incarné la norme cinématographique dominante en France.</p>
<h2>Au-delà d’un conflit « générationnel » ?</h2>
<p>Ainsi cristallisée, cette conception d’un cinéma « à la française » façonne tous les milieux (de la production à l’enseignement, en passant par les festivals) et réapparaît, insurgée, dans une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html">tribune</a> publiée en 2018 dans <em>Le Monde</em> et signée, entre autres, par Catherine Deneuve, s’opposant aux vagues de dénonciation contre <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">Polanski</a>, <a href="https://www.liberation.fr/debats/2017/12/12/blow-up-revu-et-inacceptable_1616177/">Antonioni</a> et <a href="https://www.genre-ecran.net/?Ce-que-les-films-m-ont-appris-sur-le-fait-d-etre-une-femme">Ford</a>.</p>
<p>Ici, la liberté d’expression des auteurs se lie à une « liberté d’importuner », celle d’« hommes sanctionnés dans l’exercice de leur métier » pour avoir « touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses “intimes” lors d’un dîner professionnel ».</p>
<p>Suit en 2023 une <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/culture/n-effacez-pas-gerard-depardieu-l-appel-de-50-personnalites-du-monde-la-culture-20231225">tribune publiée dans <em>Le Figaro</em></a> en faveur de Gérard Depardieu rassemblant 50 personnalités du monde de la culture dont Serge Toubiana, critique de cinéma et ancien directeur de la Cinémathèque française.</p>
<p>Cette institution avait déjà fait l’objet d’une <a href="https://www.genre-ecran.net/?Cinematheque-Dorothy-Arzner-dans-l-oeil-du-sexisme">tribune</a> dénonçant la quasi-absence de rétrospectives – 7 sur 293 entre 2006 et 2017 – consacrées aux femmes, ainsi que la misogynie et la lesbophobie des textes d’hommage à la cinéaste <a href="https://www.telerama.fr/television/dorothy-arzner-une-pionniere-a-hollywood_cri-7029512.php">Dorothy Arzner</a>.</p>
<p>Enfin, qualifié de « dernier monstre sacré du cinéma », « génie d’acteur » à la « personnalité unique et hors norme », Depardieu incarnerait l’emblème d’un cinéma qu’il a contribué à faire rayonner à l’international, celui de Truffaut, de Pialat, de Ferreri, de Corneau, de Blier ou de Bertolucci.</p>
<p>Au vu du profil des signataires des deux tribunes (2018 et 2023), il serait facile de réduire le #MeToo du cinéma français à un conflit générationnel. En réalité, de multiples rapports de pouvoir sont à l’œuvre, et la <a href="https://theconversation.com/la-face-cachee-de-lexception-culturelle-francaise-un-cinema-dauteur-au-dessus-des-lois-224003">dénonciation publique de Judith Godrèche, ainsi que celle d’Isild Le Besco</a>, illustrent cette complexité.</p>
<h2>Une parole incarnée, des mobilisations collectives</h2>
<p>Tout en pouvant être qualifié de remarquable, le témoignage de Judith Godrèche fait écho à d’autres prises de parole individuelles et collectives, anonymes ou incarnées. Les mobilisations féministes et syndicales devant les portes de l’Olympia lors de la cérémonie en témoignent.</p>
<p>En 2020, les Césars sont également marqués par la sortie d’Adèle Haenel lors de la remise du prix à Roman Polanski : accompagnée d’une dizaine de personnes dont Céline Sciamma, l’actrice s’exclame « La honte ! Bravo la pédophilie ! » Ce moment a d’ailleurs fait l’objet d’une tribune de Virginie Despentes, une autre « petite fille » (pour reprendre les propos de J. Godrèche lors de son allocution aux Césars) devenue punk.</p>
<p>Sa prise de position fait suite aux accusations présumées d’attouchements et de harcèlement sexuel du cinéaste Christophe Ruggia à son encontre, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. Dans ce contexte, les actions organisées en amont et cours de la cérémonie par des groupes féministes comme Osez le Féminisme ! ou #NousToutes se déploient autour de la formule « César de la honte » ou du hashtag #Jesuisunevictime.</p>
<p>Les quatre années qui séparent ces deux moments soulignent néanmoins les difficultés à témoigner publiquement et à être entendues dans le monde du cinéma.</p>
<p>Au-delà des espaces artistiques, ces mobilisations font écho à la circulation massive et transnationale <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/numerique-feminisme-et-societe/">du hashtag #MeToo</a>. En s’inscrivant dans un « féminisme de hashtag », ce mot dièse et ses nombreuses déclinaisons, comme #MeTooMedia, #MeTooInceste ou encore #YoTambien, ont en commun de faire circuler des témoignages de violences et des paroles de soutien vis-à-vis des victimes.</p>
<p>Pour autant, ces mobilisations doivent être replacées dans des « traces » passées en ligne et hors ligne, à l’image du mouvement #MeToo lancé il y a une quinzaine d’années par <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/10/05/tarana-burke-la-lanceuse-meconnue-de-metoo_6144424_4500055.html">l’activiste afro-américaine Tarana Burke</a>, travailleuse sociale qui a fondé l’association « Me Too » pour lutter contre les violences sexuelles commises sur les petites filles noires ou des mobilisations féministes transnationales autour des violences.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-armes-numeriques-de-la-nouvelle-vague-feministe-91512">Les armes numériques de la nouvelle vague féministe</a>
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<p>En 2012, par exemple, plusieurs centaines de manifestations sont organisées en Inde suite au viol collectif et au meurtre de <a href="https://www.bbc.com/news/world-63817388">Jyoti Singh Pandey</a>. Dans la continuité de la dénonciation des féminicides, la première manifestation <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/08/avant-metoo-le-mouvement-niunamenos-mobilisait-l-amerique-latine_6144976_3224.html">Ni Una Menos</a> se déploie en mai 2015 et rassemble près de 300 000 personnes à Buenos Aires : le mouvement s’étend par la suite en Amérique latine et en Europe, comme en Italie avec la structuration en 2016 de Non Una Di Meno. Ces actions, parmi d’autres, mettent au jour la centralité accordée par les mouvements féministes contemporains à la prise en charge des violences, ainsi que le caractère massif de ces mobilisations.</p>
<h2>Comment les médias ont-ils intégré et dénoncé ces violences ?</h2>
<p>Par-delà de la dimension collective du témoignage de Judith Godrèche, le cadrage et l’activité médiatique qui l’accompagnent s’avèrent tout aussi importants. En effet, en matière de violences sexistes et sexuelles, les médias ont élaboré de <a href="https://www.cairn.info/feuilleter.php?ID_ARTICLE=HERM_BODIO_2022_01_0109">nouvelles stratégies discursives</a>, se sont dotés de figures professionnelles spécialisées et ont produit des <a href="https://journals.openedition.org/edc/10041#quotation">dispositifs de dénonciation</a>, même si des changements sont encore nécessaires.</p>
<p>Dans cette perspective, le 9 février 2024, le magazine <em>Télérama</em>, sous la plume de la directrice de la rédaction Valérie Hurier, questionne sa propre responsabilité au sein d’un :</p>
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<p>« système, celui de la production cinématographique, qu’il convient aujourd’hui de réexaminer à la lumière de ces témoignages. Un système dont les médias, Télérama compris, se sont parfois faits les complices par leurs éloges ».</p>
</blockquote>
<p>Quelques jours plus tard, l’AFP <a href="https://www.konbini.com/popculture/violences-sexuelles-le-cinema-dauteur-francais-force-de-se-regarder-dans-la-glace/">rapporte les propos de Dov Alfon</a>, directeur de la publication et de la rédaction à Libération, sur la « prise de conscience » amenant le journal à « commencer par un vrai travail de relecture aux archives sur [ses] différents papiers de l’époque, pour en rendre compte à [ses] lecteurs ».</p>
<p>Si ces déclarations à la marge renseignent sur une potentielle sortie de la figure du « monstre », déjà initiée avec l’ouvrage <em>Le Consentement</em> de Vanessa Springora, afin d’interroger l’ensemble des acteurs impliqués dans ces violences systémiques, elles peinent néanmoins à couvrir les difficultés de penser les violences sexistes et sexuelles en dehors d’espaces, affaires et secteurs particuliers, à l’image des nombreuses déclinaisons de #MeToo.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225137/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Irène Despontin Lefèvre a obtenu un contrat doctoral pour réaliser sa thèse en sciences de l'information et de la communication au sein de l'Université Paris-Panthéon-Assas. Dans le cadre de ses recherches, elle a réalisé une enquête (n)ethnographique et a été amenée notamment à rencontrer des membres du collectif #NousToutes et des militantes féministes.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Giuseppina Sapio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La récente prise de parole de Judith Godrèche s’inscrit dans le sillon des mobilisations féministes nationales et internationales, et interroge la façon dont les médias se font l’écho de ces paroles.Irène Despontin Lefèvre, Enseignante contractuelle à la Faculté des sciences économiques, sociales et des territoires de l'Université de Lille, Université Paris-Panthéon-AssasGiuseppina Sapio, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2244002024-03-21T15:42:25Z2024-03-21T15:42:25Z« Super Mario Bros », « Assassin’s Creed », « Uncharted »… les jeux vidéo au cinéma, un pari gagnant ?<p>En 2023, <em>Super Mario Bros</em>, le film inspiré du jeu éponyme Nintendo s’est hissé au top du box-office en France avec <a href="https://www.senscritique.com/liste/le_box_office_france_2023/3370432">7 359 264 entrées</a>. C’est un cas spécifique d’une pratique bien connue et couramment utilisée sur le marché du divertissement : l’adaptation d’un contenu narratif d’un média vers un autre, une stratégie performante à bien des égards.</p>
<h2>L’adaptation d’un contenu, une stratégie gagnante ?</h2>
<p>Le cas le plus courant est l’adaptation d’un livre au cinéma, et qui a prouvé son efficacité depuis les origines de ce média. D’un point de vue commercial, les adaptations cinématographiques de livres rapportent 53 % de plus que les films issus de scénarios originaux et <a href="https://www.forbes.com/sites/adamrowe1/2018/07/11/why-book-based-films-earn-53-more-at-the-worldwide-box-office/">70 % des 20 films les plus rentables au monde sont basés sur des livres</a>.</p>
<p>Côté audiences, l’adaptation d’une histoire qui a bien fonctionné et a conquis une large cible assure l’attrait d’un public captif qui voudra certainement la revoir sur un autre média permettant d’en enrichir l’expérience. L’attrait pour la répétition est visible dès l’enfance. Dès notre plus jeune âge, nous écoutons ou regardons des récits (contes, histoires racontées par nos aînés, livres et films). <a href="https://academic.oup.com/jcr/article-abstract/18/4/425/1814263">Laura Perachio</a> montre que les enfants préfèrent la fidélité à l’interprétation créative. Ils aiment revivre une histoire qu’ils connaissent déjà. Ils y recherchent une expérience prévisible qui les rassure car ils en connaissent les personnages, le climax et le dénouement.</p>
<h2>Transposer une histoire sans la dénaturer</h2>
<p>Le processus d’adaptation d’un jeu vidéo au cinéma (ou l’inverse) peut être analysé sous l’angle du concept d’extension de marque, bien connu en marketing. <a href="https://www.meltwater.com/fr/blog/extension-de-la-marque">L’extension de marque</a> consiste à développer et commercialiser de nouveaux produits sous le nom d’une marque existante, mais dans de nouvelles catégories. Par exemple Nutella (marque mère, catégorie des pâtes à tartiner) lance des biscuits (extension de la marque vers une nouvelle catégorie, les <a href="https://www.nutella.com/fr/fr/produits/nutella-biscuits">biscuits</a>. L’objectif est de faire levier sur la notoriété, l’image et la confiance associées à la marque existante, afin de pénétrer de nouveaux marchés. Il est essentiel que l’extension de marque soit cohérente avec les valeurs de la marque mère, ceci pour éviter toute confusion ou dilution de son image. Cette cohérence, appelée « fit » entre marque mère et extension, facilite le transfert des valeurs de la marque vers l’extension. En retour, cela renforce la crédibilité de la marque mère et crée une connexion positive avec le public cible.</p>
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<p>Les <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/adaptation-des-films-de-cinema-en-jeux-video-une-analyse-statistique">chiffres</a> montrent que cette forme d’extension de marque rencontre un fort succès <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/adaptation-des-films-de-cinema-en-jeux-video-une-analyse-statistique">dans le cas de jeux vidéo adaptés au cinéma</a>.</p>
<h2>Pourquoi la synergie entre jeux vidéo et cinéma opère ?</h2>
<p>D’abord, au fil des années et des avancées technologiques, nous observons une convergence technique entre ces deux médias. Les jeux vidéo, comme le cinéma, recherchent le réalisme dans les cadrages, les plans ; utilisent de vrais acteurs par capture de mouvement pour rendre les animations des personnages plus <a href="https://www.gameher.fr/blog/le-realisme-dans-le-jeu-video">réalistes</a> ; des <a href="https://idealogeek.fr/evolution-graphismes-jeux-video/">graphismes haute définition</a> ; incluent des <a href="https://www.gameher.fr/blog/les-cinematiques-dans-les-jeux-video">cinématiques</a> (scènes pendant lesquelles le joueur ne joue pas, servant à avancer la narration, introduire un personnage, booster l’immersion).</p>
<p>Ensuite, l’adaptation de jeux vidéo au cinéma capitalise sur des audiences captives qui sont déjà fidèles à l’univers du jeu et seront certainement les premières à se rendre en salle, ce qui réduit le risque associé au lancement du film. De plus, la transposition de l’univers d’un jeu vidéo en format film élargit la base des publics, car le film est un format court, grand public et plus facile d’accès. Habituellement, un jeu vidéo dure plusieurs dizaines d’heures (<a href="https://howlongtobeat.com/?q=assassin%27s%2520creed">143h</a> pour finir <em>Assassin’s Creed Odyssey</em> ; <a href="https://howlongtobeat.com/?q=mario%2520kart">52h</a> pour finir <em>Mario Kart Delux</em>, voire des années pour les jeux saga (<a href="https://www.guinnessworldrecords.com/world-records/longest-running-role-playing-game-franchise">33 ans 123 jours</a> pour le jeu <em>Dragon Quest</em>), alors que le format court du film permet une immersion immédiate dans l’univers.</p>
<p>Le film <em>Assassin’s Creed</em> de 2016 ne visait pas obligatoirement une rentabilité immédiate mais plutôt des objectifs de promotion de la licence par une plus large <a href="https://www.jeuxvideo.com/news/512657/le-film-assassin-s-creed-n-est-pas-fait-pour-rapporter-beaucoup-d-argent-selon-ubisoft.htm">diffusion de la marque</a> auprès des audiences non acquises à la licence et à l’univers du jeu.</p>
<p>Il est important de souligner qu’il existe une <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/adaptation-des-films-de-cinema-en-jeux-video-une-analyse-statistique">asymétrie dans le processus d’adaptation</a>, une majorité de jeux vidéo étant adaptés en films alors que peu de films sont adaptés en jeux vidéo.</p>
<p>Même si les maisons de production cinématographique et les éditeurs de jeux vidéo semblent coopérer avec succès, il est déterminant que l’adaptation soit validée par les spectateurs.</p>
<h2>Un accueil mitigé</h2>
<p>La réponse est nuancée. Par exemple, le film <em>Uncharted</em>, adapté de l’immense succès de la série de jeux sur PlayStation, est un <a href="https://cinefilms-planet.fr/uncharted/">succès commercial</a> avec un budget de production estimé à 120 millions de dollars et 400 millions de dollars de recettes au box-office mondial, mais l’évaluation du public est mitigée : note <a href="https://www.imdb.com/title/tt1464335/?ref_=nv_sr_srsg_0_tt_8_nm_0_q_uncharted">6,3/10 sur IMDb</a>.</p>
<p>Le film <em>Super Mario Bros</em>, quant à lui, avec un budget de production de 100 millions de dollars, a dépassé le <a href="https://www.capital.fr/entreprises-marches/cinema-le-film-super-mario-a-depasse-le-milliard-de-dollars-de-recettes-dans-le-monde-1467231">milliard de dollars de recettes</a> dans le monde et a été plus favorablement évalué par le public : <a href="https://www.imdb.com/title/tt6718170/?ref_=nv_sr_srsg_0_tt_3_nm_5_q_mario">7/10 sur IMDb</a>.</p>
<p>Le public qui consomme au cinéma un contenu narratif provenant d’un autre média arrive avec des attentes que l’adaptation doit satisfaire. Mais ces attentes sont ambivalentes. Les spectateurs veulent retrouver parfaitement préservée une histoire déjà connue et appréciée, tout en vivant une expérience suffisamment différente, nouvelle et enrichie. L’adaptation doit donc progresser sur une ligne de crête particulièrement étroite, avec d’un côté la fidélité à la source, et de l’autre l’enrichissement créatif. Par exemple, le film <em>Super Mario Bros</em> est resté très fidèle à l’univers coloré du jeu, aux protagonistes, tout en proposant une histoire plus complexe avec une vraie recherche sur le personnage de la princesse Peach forte et indépendante qui se défend seule avec ses prises de catch, avec des éléments créatifs propres au média cinématographique, comme les voix d’acteurs connus, une musique qui rappelle les thèmes du jeu mais qui est remixée avec des trouvailles musicales comme la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Haxd9R8fdH0">déclaration d’amour de Bowser à Peach au piano</a>.</p>
<p>Le lien entre jeux vidéo et cinéma continuera à se renforcer dans l’avenir. Au niveau mondial l’industrie du jeu vidéo <a href="https://www.syfy.com/syfy-wire/video-games-2020-revenues-outpace-movies-sports">dépasse celle du cinéma en termes de recettes</a>. Elle affiche une croissance constante et une base de joueurs en augmentation continue.</p>
<p>Cette coopération est donc clairement un « GG » (<a href="https://www.journaldunet.fr/guides-d-achat/guide-du-jeu-video/1502821-gg-jeu-video-definition-traduction-exemple/">« Good Game » dans le jargon des gamers)</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224400/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Comment s’explique la recette gagnante des adaptations au cinéma de jeux vidéo à succès ?Guergana Guintcheva, Professeur de Marketing, EDHEC Business SchoolPhilippe Aurier, Professeur de marketing, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2258402024-03-21T15:41:40Z2024-03-21T15:41:40ZMaria Montessori au cinéma : ce que le film « La nouvelle femme » nous dit de sa pédagogie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582890/original/file-20240319-22-fngmco.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C2568%2C1491&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les actrices Leïla Bekhti et Jasmine Trinca dans le film "La Nouvelle femme" de Léa Todorov</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-289562/photos/detail/?cmediafile=22060798">Allociné/Copyright Geko Films Tempesta</a></span></figcaption></figure><p>La sortie du film <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Nouvelle_Femme"><em>La nouvelle femme</em></a> réalisé par Léa Todorov fait de nouveau parler de la vie de la pédagogue Maria Montessori, après notamment le téléfilm italien sorti en 2021 (<a href="https://www.sajedistribution.com/film/maria-montessori.html">« Maria Montessori, une vie au service des enfants »</a> de Gianluca Maria Tognazzi).</p>
<p>L’action se situe en un temps très restreint, en 1900, quelques années avant l’ouverture de la première « maison des enfants » et deux ans après la naissance hors mariage de son fils Mario, placé (et caché) en nourrice.</p>
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<figcaption><span class="caption">Bande-annonce du film <em>La nouvelle femme</em>, de Léa Todorov (2024).</span></figcaption>
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<p>Le film vient mettre la lumière ce que les chercheurs connaissent désormais bien, mais que le grand public connaît peu ou mal : la « Montessori avant Montessori » (cette émergence étant parfaitement bien mise en scène à la fin du film), engagée dans les réseaux et idées féministes de l’époque et à l’œuvre pour les enfants en situation de handicap, à l’École d’Ortophrénie de Rome.</p>
<p>Ce long métrage n’est donc ni un biopic, ni une fiction, mais un « biopic fiction » comme le propose le magazine <a href="https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/La-Nouvelle-femme--comment-concoit-on-un-biopic-fiction-"><em>Première</em></a> : mélangeant volontairement faits et imaginaire, il s’intéresse moins à la vérité biographique qu’à « l’esprit » de cette dernière, des mots mêmes de la réalisatrice, ainsi qu’aux racines profondes de la vocation de la pédagogue. Sont ainsi esquissées, et c’est heureux, les contradictions chez son personnage principal (est-ce la cause des enfants ou l’ambition personnelle qui l’anime ?), ainsi que sa personnalité singulière, à la fois talentueuse et déroutante, déjà intransigeante et un brin autoritaire.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-pedagogie-montessori-est-elle-efficace-ce-que-nous-disent-les-recherches-scientifiques-209697">La pédagogie Montessori est-elle efficace ? Ce que nous disent les recherches scientifiques</a>
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<p>Surtout, en créant un double imaginaire de Maria Montessori (Lily d’Alengy, une courtisane mère d’une petite fille dite « idiote »), Léa Todorov double l’accent mis sur les obstacles qui étaient ceux d’une femme dans un monde d’hommes (la médecine, et bientôt la pédagogie), obstacles que nous avons parfois du mal à nous représenter depuis notre début de XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Et si Lily d’Alengy parvient à la fin du film à renouer avec la maternité dont elle avait honte, Maria Montessori pour sa part s’en détache pour devenir « la » Montessori, écartant et sublimant sa propre maternité (comme le suggère la scène du rêve avec Mario). Le sens du film est ainsi moins de présenter une vérité biographique que de comprendre le sens de ce qui suivra, et qui est hors champ : une vie vouée à « la cause de l’enfant ».</p>
<h2>Filmer la pédagogie</h2>
<p>Cependant, au-delà de la pédagogue, le film parle-t-il de pédagogie, et que nous dit-il sur les pratiques concrètes ?</p>
<p>Il est intéressant de remarquer tout d’abord qu’il est fréquent de voir la pédagogie expliquée, ou même réduite, ce qui est potentiellement discutable, à la vie du pédagogue ou encore à ses options personnelles. C’est ce que propose, en partie seulement, le très bon documentaire <a href="https://www.cinematheque.fr/film/137024.html"><em>Révolution École</em></a>, réalisé en 2016 par Joanna Grudzinska sur l’éducation nouvelle.</p>
<p>En France, trois documentaires récents ont tenté à l’inverse de filmer les pratiques montessoriennes en les déconnectant cette fois de la figure pédagogique : <a href="https://www.montessori-lefilm.org/"><em>Le maître est l’enfant</em></a>, d’Alexandre Mourot (2017) et deux films plus confidentiels réalisés par Odile Anot, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=SQKlmdnJ3zg"><em>Une enfance pour la vie</em></a> (2022) et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=X8b2keBSfX4"><em>Une éducation pour la vie</em></a> (2024).</p>
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<figcaption><span class="caption">Bande-annonce du documentaire <em>Le maître est l’enfant</em>, d’Alexandre Mourot.</span></figcaption>
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<p>Dans le cas de <em>La nouvelle femme</em>, l’originalité du film réside sans doute dans le fait de mettre en scène la pédagogue à l’œuvre, donc de ne pas éluder les pratiques pédagogiques, notamment en filmant les enfants en situation de handicap. C’est peut-être un des sens du titre, contractant à la fois une référence au féminisme et aux idées nouvelles en éducation (<em>La nouvelle éducation</em>, qui colporta les idées montessoriennes en France à partir de 1921). Les pratiques forment ainsi un arrière-plan discret mais constant du film.</p>
<p>Remarquons ensuite qu’il s’agit d’une <em>proto</em>-pédagogie Montessori : les images nous montrent en effet les pratiques premières, tirées de la pédagogie d’Édouard Séguin. Nous remontons ainsi aux origines profondes des pratiques, la <a href="https://www.cairn.info/revue-reliance-2008-1-page-121.htm"><em>méthode physiologique</em> ou physio-psychologique_</a> fondée sur la stimulation des sens, parce que ces derniers, notamment le toucher, constituent chez Séguin la première forme de l’intelligence. Cette méthode vise ainsi à réveiller « tous les modes de vitalité des individus » : les cinq sens, si possible, mais aussi le renforcement musculaire (grâce aux balançoires ou aux échelles que l’on voit à l’image) ou encore les bains chauds et froids du début du film.</p>
<p>Ces principes sont encore d’actualité, même si beaucoup de pratiques (notamment le renforcement physique, peut-être à tort d’ailleurs) ont disparu : dans <em>La pédagogie scientifique</em>, Maria Montessori écrit, en parlant de l’enfant, qu’il s’agit de « raviver ses rapports avec le milieu, pour harmoniser la conscience avec la réalité extérieure ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pedagogie-montessori-les-ressorts-dun-engouement-qui-dure-105269">Pédagogie Montessori : les ressorts d’un engouement qui dure</a>
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<p>C’est à partir de cette « dynamique vitale » que Séguin affirme l’éducabilité de tous, y compris de les tous les « idiots » ; mais également la nécessité de réformer une éducation qu’il juge rétrograde, qui</p>
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<p>« consiste à parquer des milliers d’enfants dans des espèces de casernes, où, sans tenir compte des aptitudes physiques diverses, des besoins physiologiques variés, des dispositions intellectuelles différentes, on donne chaque jour à tous, indistinctement et exclusivement, quatre ou cinq rations d’aliments intellectuels que leur mémoire est chargée de digérer ».</p>
</blockquote>
<p>Écoles casernes, absence de mouvement, prévalence de la mémoire sur la pluralité des aptitudes enfantines… on croirait entendre un militant de l’éducation de nouvelle de l’entre-deux-guerres. Ces mots ont pourtant été écrits en 1846, soit 75 ans avant le premier Congrès de Calais de 1921, juste après la fondation de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle.</p>
<h2>Montessori et la confiance donnée à l’enfant</h2>
<p>Cette stimulation « méthodique » des sens, mais aussi de la volonté que reprend à son compte la jeune (elle a tout de même 30 ans !) Montessori ne se fait pas toujours sans effort, comme le suggère habilement le film grâce à plusieurs scènes où la pédagogue incite longuement un enfant à lever les jambes ou à attraper un objet.</p>
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<p>La réalisatrice prend ainsi son temps pour filmer les enfants, mais également les regards attentifs et concentrés des deux femmes ou leur action ajustée, fruit d’une interprétation pertinente du besoin enfantin, comme dans la scène de l’œuf avec Maria Montessori et Mario chez la nourrice (« il veut vous imiter », explique-t-elle).</p>
<p>Le film met également en scène le matériel, parfois avec des erreurs (une tour rose avec 8 cubes !) ou quelques mises en œuvre approximatives (écrire « plume » avec son <em>e</em> muet en français avec l’alphabet mobile, la liberté donnée aux enfants alors qu’elle n’arrive que plus tard). Mais il fait aussi des suggestions tout à fait pertinentes : la phrase écrite au tableau pour ceux ou celles qui savent lire, ou encore la place progressive de la musique amenée peu à peu par Lily d’Alengy.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pedagogie-montessori-dans-les-coulisses-du-succes-le-travail-demilie-brandt-entrepreneuse-de-la-petite-enfance-207568">Pédagogie Montessori : dans les coulisses du succès, le travail d’Emilie Brandt, entrepreneuse de la petite enfance</a>
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<p>Ce personnage interprété par Leila Bekhti en devient presque une suggestion d’Anna Maccheroni, la disciple de toujours de Maria Montessori, essentielle et oubliée, qui donna sa vie à l’éducation montessorienne et développa l’éducation musicale. Elle non plus ne se maria jamais, mais ne connut pas la maternité. On y voit également mises en scène la volonté scientifique des débuts ainsi que l’importance du corps et de la joie, avec laquelle contrastent constamment les pleurs de Mario.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=604&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=604&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=604&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=758&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=758&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/582881/original/file-20240319-24-4wqnc9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=758&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Tableau de Raphaël, <em>La Vierge à la chaise</em>.</span>
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<p>C’est pourquoi, enfin et surtout, le film insiste sur la confiance donnée à l’enfant et à « l’amour » qui teinte à la fois la pédagogie montessorienne et celle de Séguin. Ce dernier parlait « d’affection éclairée » et écrivait avoir « poursuivi dans le vide pendant quatre mois le regard insaisissable d’un enfant ». En cela, le film représente bien une forme de maternité romantique (mais peut-être efficace dans sa suggestion), entre féminisme mais aussi catholicisme. Le tableau de la vierge et l’enfant dans le bureau pourrait ainsi suggérer <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vierge_%C3%A0_la_chaise"><em>La vierge à la chaise</em></a> de Raphaël accrochée dans la première « maison des enfants » et le catholicisme de la pédagogue.</p>
<p>Et cette idée, on la trouve encore vivace chez Montessori en 1950, deux ans avant sa mort, lorsqu’elle rendait hommage aux éducatrices de l’ombre (silencieuses et omniprésentes dans le film), œuvrant pour une « maternité scientifique » et collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225840/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bérengère Kolly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sorti en salles en mars, « La nouvelle femme », de Léa Todorov, se penche sur la vie de Maria Montessori. Au-delà de la pédagogue, que nous raconte ce film de sa pédagogie ?Bérengère Kolly, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2234212024-03-07T16:18:02Z2024-03-07T16:18:02ZDans « Pauvres créatures », des costumes pour rapiécer les destins<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577969/original/file-20240226-28-ouf33d.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=25%2C10%2C932%2C579&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">A Lisbonne, Bella se lance dans une danse endiablée.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span></figcaption></figure><p>« Dress the creature, will you ? » : c’est Dirk Bogarde qui formule cette demande dans le film <a href="https://www.cinematheque.fr/article/1583.html"><em>Providence</em> (1977) d’Alain Resnais</a>, à un tailleur engagé pour habiller un étrange personnage, qui a tendance à se couvrir d’un excès de poils et à se transformer en loup-garou. Mais « Habillez la créature, voulez-vous ? » peut aussi s’interpréter comme la phrase clé qui définit le lien que le cinéma contemporain voit entre le dépassement de l’animalité et la civilisation : question d’habits, de costumes propres au « sacerdoce » social.</p>
<p>Au cinéma, les costumes agissent en même temps comme des filtres qui révèlent ou dissimulent une dimension intime des personnages. Ils contraignent les corps, définissent les gestes, et forment une sorte de deuxième peau pleine d’indices <a href="https://journals.openedition.org/signata/2878">sur le passé et le destin probable des protagonistes</a>.</p>
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<p>Dans le film <em>Pauvres créatures</em>, le personnage de Bella Baxter (interprétée par Emma Stone) est une jeune femme enceinte suicidaire. Elle saute d’un pont, puis est ramenée à la vie par un savant fou qui implante dans son crâne le cerveau du bébé qu’elle portait. Le spectateur se retrouve alors en présence de cette femme « réenfantée » qui est à la fois une chimère, résultat d’une expérimentation médicale délirante, et l’incarnation du désir masculin le plus stéréotypé.</p>
<p>Placée dans cette situation narrative paradoxale, à la fois nourrisson et jeune femme, la protagoniste incarne une sorte de dissonance cognitive et affective entre aptitude morale et tenue sociale. À travers ses nombreux changements de costumes – conçus par la très douée <a href="https://www.harpersbazaar.fr/mode/rencontre-avec-holly-waddington-costumiere-de-pauvres-creatures-je-voulais-que-les-tissus-donnent-limpression-detre-en-vie_1790">Holly Waddington</a> – le film de Yorgos Lanthimos nous montre le potentiel d’ambivalence des relations humaines, quand le fait de prendre soin cohabite avec une forme de cruauté.</p>
<h2>Subversion des mœurs</h2>
<p>Le raffinement excessif des <a href="https://www.metmuseum.org/art/metpublications/From_Queen_to_Empress_Victorian_Dress_1837_1877">vêtements de style victorien tardif</a>, choisis pour évoquer la fin du XIX<sup>e</sup> siècle – dans un univers plein d’anachronismes – contraste avec l’incapacité, pour l’héroïne, d’adopter un comportement digne de ses parures.</p>
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<p>Ce décalage perturbe le regard des médecins – des adultes aux manières impeccables – qui entourent la jeune femme. Ils s’efforcent de maintenir un regard clinique sur la chimère qu’ils ont créée et sur son apprentissage des choses de l’esprit et de la chair. Dans une synchronisation contre nature de leurs développements respectifs – tête malléable (de bébé) et corps irrésistible (de jeune femme)–, ce personnage d’innocente pécheresse est une projection exclusivement masculine de la féminité.</p>
<p>Selon les canons de la fable pourtant dystopique, la contre-histoire de l’héroïne – objet du désir à la découverte de ses propres appétits – passe sans surprise par l’étape de l’éloignement.</p>
<p>Après un rocambolesque voyage, Bella finit par céder aux désirs masculins, puis se range en se mariant, après un itinéraire suffisamment surprenant pour préserver une forme de suspense – et donc de désir. L’attrait irrépressible éprouvé par les personnages masculins pour cette femme est tolérable aux yeux de Bella à condition qu’elle ne soit pas perçue comme un membre de la famille (ni fille, ni épouse) ni prise dans une relation professionnelle (cobaye ou patiente). Ainsi, au lieu d’épouser le disciple du père, Max McCandles (Ramy Youssef), Bella fuit à l’étranger avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).</p>
<p>Si ce dernier voit en Bella la chimère d’un pur désir, comme celui incarné par les poupées mécaniques (imaginaire filmique qui traverse l’histoire du cinéma de <em>Die Puppe</em> de Lubitsch au <em>Casanova</em> de Fellini), la femme réenfantée déconstruit peu à peu la sacralisation hypocrite de la figure féminine ; une déconstruction qui passe par la subversion des mœurs et, figurativement, des costumes.</p>
<h2>Des costumes parlants</h2>
<p>La trame du film est en effet ponctuée par les changements de vêtements de la protagoniste. Toutefois, en évitant toute déclinaison didactique et pédante des thèmes évoqués (l’empire du désir masculin, l’émancipation féminine), <em>Pauvres créatures</em> ne présente pas une évolution linéaire de l’héroïne et de ses costumes.</p>
<p>La surabondance et l’apparence des vêtements dépassent les postures et les gestes de la protagoniste. D’une part, les manches énormes des vêtements rappellent des « poumons » (comme l’a dit la costumière elle-même), des prothèses respiratoires qui permettent à cette femme suicidaire d’être encore vivante ; d’autre part, Bella semble toujours sur le point de disparaître dans les plis de sa robe, comme engloutie par une machine désirante plus grande qu’elle.</p>
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<span class="caption">Des manches-poumons.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>Comment échapper à la confection, à la fabrication d’artifices ? Le parcours initiatique de Bella est ponctué de robes splendides qui empêchent toute émancipation, et ne lui permettent pas d’exprimer qui elle est. À travers la multiplication des costumes, Bella semble comprendre qu’elle doit accepter son destin de chimère, y adhérer encore et encore et encore avec de nouvelles mises, sans échappatoire à ce destin soumis au règne de l’artifice.</p>
<p>D’ailleurs, le père de Bella, Godwin Baxter (Willem Dafoe) est un Frankenstein social qui a décidé de reproduire l’artifice chimérique dont il est lui aussi un résultat aberrant : il survit grâce à des dispositifs médicaux alambiqués et son visage n’est qu’un affreux rapiéçage de peaux et d’os recomposés. La reprise et variation constante d’une malédiction originaire est-elle le meilleur moyen de s’adapter à cette dernière ? Le docteur Baxter rote comme un petit enfant en produisant une sorte de bulle de savon/saveur dont on craint qu’elle n’éclate en survolant les plats d’un somptueux dîner. Ce circuit du besoin alimentaire – à partir du bol alimentaire dans la bouche, des sécrétions sont déjà générées qui assaisonneront la table avec de nouveaux condiments ! – est à la fois dégoûtant et sublime car il passe justement par une bulle, une enveloppe précaire et translucide qui concède aux « pauvres créatures » la possibilité de développer, malgré tout, une intériorité. Les vêtements sociaux, comme des bulles, échappent alors à leurs créateurs, en disséminant ici et là une partie de leur vécu.</p>
<h2>Jouer avec la difformité</h2>
<p>Les vêtements de Bella, avec leurs épaulettes bizarrement disproportionnées, poussent l’esthétique sociale jusqu’aux limites de la difformité. Si l’on met de côté la robe bleue portée par la protagoniste dans lorsqu’elle saute d’un pont, la première robe dans laquelle on la voit ressuscitée se présente comme une série d’excroissances, résonances textiles des des bonnes manières. Ces représentations difformes du goût social dessinent une sublime « femme-éléphant », ou une créature digne de <em>La Forme de l’eau</em> (Guillermo del Toro, 2017). Côté syntaxe vestimentaire, un jupon à la queue rembourrée (sorte d’infinie « perruque de juge », selon Waddington) accompagné d’une veste aux épaules surdéveloppées (4<sup>e</sup> costume de Bella) dessinent une femme à la fois vamp et enfant, prête à séduire et en même temps à se pisser dessus.</p>
<p>Ce n’est que lorsque Bella annonce qu’elle veut se marier et partir en voyage que ses vêtements apparaissent, l’espace d’un instant, presque normaux, avec une coupe équilibrée et plus moulante. Mais alors qu’elle prépare ses vêtements pour le départ, son père coud dans l’un d’eux une poche intérieure dans laquelle il cache de l’argent. De manière emblématique, la survie de la femme continue de passer par les coutumes sociales qu’elle devra porter. Toute la vie du père putatif est également faite de prothèses (machines dont sa physiologie est dépendante) et de rapiéçages (son visage est une série de raccommodages de morceaux de peau).</p>
<h2>La poupée libérée</h2>
<p>Nous avons parlé de l’ambiguïté du désir masculin : les vêtements de Bella préfigurent et contiennent sa beauté explosive ; parallèlement, ils la transforment en poupée prête à satisfaire le désir masculin. Vers le milieu du film, Bella Baxter est accidentellement reconnue à Lisbonne comme la défunte Victoria Blessington ; cet événement, apparemment aussitôt archivé par la protagoniste, la pousse en réalité à dénuder ses épaules et avec des pantalons déjà transparents, elle se lance dans un ballet totalement anachronique et primitif. Non seulement elle finit par impliquer son mari dans la danse mais l’utilise, en le manipulant par derrière, presque comme une marionnette, dans le but d’inscrire sur le corps masculin les gestes de libération féminine que celui-ci voulait en fait camoufler.</p>
<p>La force de cette danse libératrice s’amplifie à travers la convocation d’une imaginaire visuelle plus vaste. En effet, peu après, le film nous présente, dans la cour du docteur Baxter, une seconde femme (Felicity), dotée d’un implant cérébral de fœtus. Cette réédition de la chimère est interprétée par Margaret Qualley, ce qui nous invite à relire la scène de la danse comme une citation possible du célèbre spot <a href="https://www.youtube.com/watch?v=NoMqvniiEkk">Kenzo World</a> réalisé par Spike Jonze (2016). Dans cette publicité, Qualley quittait un gala de fin d’année, emblème d’une société opulente, pour se lancer dans une danse où les gestes animaux sont adoptés comme une claire transgression des normes, normes dans lesquelles la femme risque d’être emprisonnée dans une opposition de finalisations du désir masculin que Lanthimos rappelle impitoyablement : « tu me tues ou bien tu m’épouses ».</p>
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<h2>Perversion de la beauté</h2>
<p>Si la musique du film, jouée sur des instruments désaccordés, thématise une esthétique défaillante, la magnificence des costumes incarne la perversion de la beauté à laquelle on ne peut échapper. Chacun doit rentrer dans ses propres « habits » et renverser le sens habituel des artifices, qui dépassent leur statut fonctionnel et deviennent des idéalisations alambiquées auxquelles il faut tenter d’adhérer faute de mieux.</p>
<p>Toutefois, les aventures de Bella ne sont pas édifiantes (la protagoniste se consacre tour à tour au luxe, à la prostitution et à une vengeance cruelle), et ses vêtements marquent précisément les contradictions de son parcours existentiel.</p>
<p>Lorsqu’elle se trouve à pleurer devant un lazaret que lui montre le cynique Harry Ashley, Bella arbore les vêtements les plus ostensiblement aristocratiques (une robe victorienne blanche à manches bouffantes), et son rouge à lèvres est la première chose qu’elle regrette face aux horreurs du monde.</p>
<p>Au contraire, quand elle reprend en main son destin à Paris pour se lancer dans l’expérimentation extrême de la prostitution, ses vêtements sont de nouveau contenus et moulants (une cape en latex jaune, une sorte « manteau-préservatif », selon Waddington). Lorsqu’elle rentre finalement à Londres, elle est accueillie par la servante comme « le cheval qui est rentré à la maison », vêtue toute en noir, prête à rencontrer à nouveau un père putatif qui a déjà un pied dans la tombe et donc peut-être prêt à lui révéler ce qu’elle craint déjà en réalité : elle est à la fois mère et fille d’elle-même, prisonnière d’un circuit masculin qui la réduit à une « pauvre créature » : objet du désir et machine à procréer.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=466&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577979/original/file-20240226-26-mbbxr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=586&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une « robe-préservatif », selon la costumière., pour la période où Bella se prostitue à Paris.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>La cape jaune et semi-transparente de Paris est presque reproduite à l’identique à Londres dans la séquence dans laquelle elle demande au docteur Max McCandles de l’épouser ; mais le costume suivant, la robe de mariage, aux épaulettes disproportionnées, affiche de nouveau le thème du dédoublement : Bella est cette femme qui veut intégrer une nouvelle famille (et avec elle, la médecine) et une femme déjà mariée, avant son suicide, avec Alfie Blessington. De manière assez surprenante, Bella demande à Dieu (mais « God » est aussi le diminutif du père putatif, Godwin Baxter) de pouvoir quitter à la fois l’église et le mariage en cours, afin de suivre son ancien époux. En réalité, elle veut comprendre les raisons de son suicide.</p>
<h2>Renverser les hiérarchies</h2>
<p>Bella Baxter ne devra pas attendre longtemps pour passer d’une robe blanche luxueuse, qui épouse l’élégance du palais où réside son mari, à son premier costume rouge, caractérisé par une allure « militaire » et par une forme trapézoïdale sur la poitrine. Cette forme géométrique est inversée : en effet, Bella se retrouve sous l’autorité de son mari, réduite à l’état de prisonnière, un objet appartenant au « territoire » de celui-ci. Mais la robe indique justement que Bella est déjà prête à renverser les hiérarchies, au point de capturer le mari pour lui implanter le cerveau d’une chèvre et l’amener ainsi à brouter le gazon, le « territoire » des Baxter. Le bleu du vêtement de Mme Blessington suicidaire se transforme en rouge dans la robe de Bella qui lui permet d’assumer ses propres cruautés : d’un côté, son « manque d’instinct maternel » (elle n’a jamais accouché, et s’est suicidée en entraînant dans la mort de son propre enfant), et de l’autre, la réduction du mari – un général – à un animal « incurable » (sa perte d’humanité est définitive).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577977/original/file-20240226-16-gfx0s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un retour à la normale ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290065/photos/detail/?cmediafile=22056255">Allociné</a></span>
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<p>En ce sens, le spectateur reste dans le doute et ne sait pas si l’émancipation de Bella l’a simplement admise au carrousel des horreurs ; ou si les rapiéçages opérés sur les êtres les plus déchirés peuvent finalement faire émerger une famille au-delà du patriarcat et peut-être même du matriarcat : une famille sans créatures ni marionnettistes, sans cobayes ni savants fous. Certes, le dernier costume qui caractérise son personnage – un pull en tricot à col roulé et une jupe longue – suggère une attitude décontractée, mais le jardin qui l’entoure est trop bizarre pour que l’on se sente vraiment rassuré.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223421/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierluigi Basso Fossali a reçu des financements de l'ANR.</span></em></p>L’héroïne du film de Yorgos Lanthimos offre l’occasion rêvée de percevoir les possibles dissonances entre la « tenue » sociale et les costumes que l’on porte.Pierluigi Basso Fossali, Professeur en sciences du langage, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252032024-03-07T16:17:42Z2024-03-07T16:17:42ZBradley Cooper, Cillian Murphy et le mythe de la méthode Stanislavski<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580100/original/file-20240301-26-y48ck5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C11%2C2544%2C1812&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bradley Cooper as Leonard Bernstein and Carey Mulligan as Bernstein's wife, Felicia Montealegre, in 'Maestro.'</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://media.newyorker.com/photos/6580a0cc97c77278da928c1c/master/pass/Maestro_20220928_20662r.JPG">Jason McDonald/Netflix</a></span></figcaption></figure><p>Cette année, les candidats au titre d’Oscar du meilleur acteur <a href="https://www.imdb.com/name/nm0614165/">Cillian Murphy</a> – qui a incarné le physicien nucléaire J. Robert Oppenheimer dans le film <a href="https://www.imdb.com/title/tt15398776/"><em>Oppenheimer</em></a> – et <a href="https://www.imdb.com/name/nm0177896/">Bradley Cooper</a>, qui a interprété le rôle de <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2008/12/15/the-legend-of-lenny">Leonard Bernstein</a> dans le biopic <a href="https://www.imdb.com/title/tt5535276/"><em>Maestro</em></a> font beaucoup parler d’eux non seulement pour leurs performances, mais aussi pour la manière dont elles ont été préparées.</p>
<p>Murphy, déjà mince, a perdu environ 10 kilos et s’est mis à fumer de fausses cigarettes pour imiter l’apparence et les habitudes du vrai Oppenheimer. Sa préparation pour le rôle <a href="https://www.vanityfair.com/hollywood/2023/07/inside-cillian-murphy-intense-oppenheimer-prep-i-didnt-go-out-much">aurait été si intense</a> qu’il s’isolait de l’équipe pendant le tournage du film.</p>
<p>Pendant ce temps, Cooper aurait <a href="https://variety.com/2023/film/features/bradley-cooper-spike-lee-maestro-no-chairs-set-method-acting-1235821551/">passé six ans à s’entraîner</a> à l’art de la direction d’orchestre afin de filmer une séquence clé de <em>Maestro</em>. Dans un épisode de décembre 2023 du podcast « SmartLess », la candidate à l’Oscar de la meilleure actrice <a href="https://podcasts.musixmatch.com/podcast/smartless-01gttmmw40q3na01cxg9j6kp91/episode/carey-mulligan-01hhxzwj46vx83k5ne3vfhv53p">Carey Mulligan</a> a raconté que Bradley Cooper l’avait appelée et lui avait parlé avec la voix de Leonard Bernstein des années avant le début du tournage de <em>Maestro</em>.</p>
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<p>Les reportages sur la préparation des acteurs font souvent référence à la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/methode-stanislavski-faut-il-souffrir-pour-etre-un-bon-acteur-5834197">Méthode Stanislavski</a>, une approche psychologique de l’interprétation destinée à rendre le personnage plus réel et plus crédible.</p>
<p><a href="https://www.holycross.edu/academics/programs/theatre/scott-malia">Mais en tant que professeur de théâtre depuis plus de 20 ans</a>, j’ai constaté qu’une grande partie de ce qui est dit ou écrit sur cette méthode perpétue un certain nombre de mythes. Il est parfois difficile de savoir si les acteurs se préparent réellement pour un rôle ou s’ils se contentent de « jouer » voire de surjouer leur préparation pour, les médias et le public.</p>
<h2>Les origines de « La méthode »</h2>
<p>La méthode Stanislavski – parfois appelée « la Méthode » tout court – dérive du « système », une approche du jeu développée par l’acteur et metteur en scène russe <a href="https://www.goodreads.com/book/show/94675.An_Actor_Prepares">Konstantin Stanislavski</a>, qu’il décrit dans le livre de 1936 <a href="https://archive.org/details/2015.126189.AnActorPrepares"><em>La Formation de l’acteur</em></a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’un homme d’âge moyen aux cheveux gris" src="https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/579257/original/file-20240301-48072-drn68t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les techniques de Konstantin Stanislavski ont eu une influence considérable sur la formation des acteurs européens et américains.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/portrait-of-the-actor-konstantin-sergeyevich-stanislavsky-news-photo/1144560864?adppopup=true">The Print Collector/Getty Images</a></span>
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<p><a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/methode-stanislavski-faut-il-souffrir-pour-etre-un-bon-acteur-5834197">Stanislavski demande aux acteurs</a> d’identifier les forces qui motivent leurs personnages. Ce faisant, l’acteur s’efforce d’être dans l’instant avec les autres acteurs, réagissant comme le ferait son personnage dans des circonstances imaginaires.</p>
<p><a href="https://www.imdb.com/name/nm0000008/">Marlon Brando</a> a fait connaître cette méthode d’interprétation au grand public. Pour se préparer à son rôle dans <a href="https://www.imdb.com/title/tt0042727/"><em>C’étaient des hommes</em></a>, dans lequel il incarne un vétéran paralysé, Brando aurait <a href="https://www.slashfilm.com/846709/marlon-brando-only-broke-method-once-during-his-intense-prep-for-the-men/">passé du temps dans un hôpital pour vétérans</a> en fauteuil roulant, sans révéler aux autres patients qu’il n’était en réalité pas handicapé. Pendant le tournage, il serait également resté dans son fauteuil roulant entre les prises.</p>
<p>Au cours des décennies qui ont suivi, la méthode Stanislavski a été associée à des acteurs qui se perdent dans leur personnage, comme Daniel Day-Lewis <a href="https://screenrant.com/daniel-day-lewis-wild-method-acting-stories/">qui se fait nourrir à la cuillère</a> pour se préparer à son rôle de peintre atteint d’infirmité motrice cérébrale dans <a href="https://www.imdb.com/title/tt0097937/"><em>My Left Foot</em></a> (1989).</p>
<h2>Des extrêmes ridicules</h2>
<p>Malgré tout l’intérêt que ces histoires suscitent, certains des extrêmes auxquels les acteurs se livrent auraient probablement fait rire Stanislavski lui-même.</p>
<p>La pièce <em>La Formation de l’acteur</em> est construite autour d’un cours d’art dramatique fictif dans lequel un professeur – très probablement un double de Stanislavski lui-même – lutte contre les mauvaises habitudes de ses acteurs et leur enseigne les fondements du système.</p>
<p>La plupart des exercices conçus par le professeur ont pour but d’aider les acteurs à imaginer ce qu’ils pourraient faire s’ils se trouvaient dans la même situation que leurs personnages, et non de recréer ces circonstances dans la vie réelle.</p>
<p>En cours de route, le professeur de Stanislavski se moque régulièrement des acteurs qui vont jusqu’à des extrêmes un peu bidon pour atteindre ce qu’ils pensent être l’authenticité.</p>
<p>Tout comme Brando et Day-Lewis <a href="https://theconversation.com/on-screen-and-on-stage-disability-continues-to-be-depicted-in-outdated-cliched-ways-130577">qui s’approprient un handicap</a>, l’un des acteurs du livre de Stanislavski adopte des approches racistes ahurissantes, y compris le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/a-l-origine-du-blackface-9452303"><em>blackface</em></a>, alors qu’il se prépare à jouer Othello.</p>
<p>Des décennies plus tard, on retrouve des échos de cette critique dans le travail de Robert Downey Jr, <a href="https://www.indiewire.com/features/general/robert-downey-jr-tropic-thunder-blackface-regrets-1202204722/">qui se grime en Noir</a> dans une évocation ironique mais néanmoins problématique de la méthode d’interprétation de Stanislavski dans <a href="https://www.imdb.com/title/tt0942385/"><em>Tonnerre sous les tropiques</em></a> (2008).</p>
<h2>Transformations physiques</h2>
<p>Une grande partie du débat autour de <a href="https://time.com/6240001/the-whale-fatsuit-controversy/">celui qui a remporté l’Oscar du meilleur acteur l’an dernier, Brendan Fraser</a>, était lié au fait qu’il portait des prothèses (ce qu’on appelle « fat suit ») pour jouer le rôle de Charlie, un professeur atteint d’obésité morbide, dans <a href="https://www.imdb.com/title/tt13833688/"><em>The Whale</em></a>.</p>
<p>Il convient de noter que Cillian Murphy ne se réclame pas de la méthode Stanislavski, pas plus que Day-Lewis. Murphy a refusé de divulguer comment <a href="https://www.vanityfair.com/hollywood/2023/07/inside-cillian-murphy-intense-oppenheimer-prep-i-didnt-go-out-much">il avait perdu du poids</a> pour son rôle dans <em>Oppenheimer</em>. Pourtant, l’une de ses covedettes, Emily Blunt, a dit à demi-mot que Murphy mangeait une amande par jour pour rester maigre pendant le tournage.</p>
<p>Ce qu’un acteur fait de son corps ne regarde que lui et son médecin ; cependant, il y a des implications médicales et éthiques majeures lorsque la perte et le gain de poids sont considérés comme la preuve d’un engagement discipliné envers son métier.</p>
<p>Stanislavski n’a jamais demandé aux acteurs de prendre du poids ou de suivre un régime draconien pour leurs rôles ; en fait, au début de <em>An Actor Prepares</em>, le professeur d’art dramatique réprimande ses élèves parce qu’ils s’entraînent devant des miroirs et qu’ils se concentrent trop sur leur apparence extérieure. Plus loin dans le livre, le professeur met également en garde contre ce qu’il appelle une approche exhibitionniste du jeu, dans laquelle l’acteur essaie de montrer au public à quel point il travaille dur dans son métier.</p>
<h2>« Come at me, bro »</h2>
<p>Et puis il y a aussi ces histoires d’acteurs qui taquinent un peu trop leurs partenaires de jeu pour essayer de susciter des réponses authentiques.</p>
<p>Au plus fort du mouvement #MeToo, une <a href="https://people.com/movies/meryl-streep-dustin-hoffman-slapping-overstepping/">histoire concernant le tournage</a> de <a href="https://www.imdb.com/title/tt0079417/"><em>Kramer contre Kramer</em></a> (1979) a refait surface. Meryl Streep a rappelé que son partenaire Dustin Hoffman l’avait giflée avant le tournage d’une de leurs scènes afin d’obtenir une réponse de sa part. Ces actes auraient fait partie d’un comportement plus large et de relations tendues entre les deux acteurs pendant le tournage du film.</p>
<p>De même, lors du tournage de <a href="https://www.imdb.com/title/tt1386697/"><em>Suicide Squad</em></a> (2016), Jared Leto aurait envoyé des cadeaux à ses coéquipiers de la part de son personnage, le Joker, qui comprenaient des animaux morts et des préservatifs usagés. <a href="https://www.eonline.com/news/1309072/jared-leto-defends-his-gag-gifts-to-castmates-says-he-never-crossed-any-lines">Leto a tour à tour approuvé et rejeté</a> les histoires concernant ces farces.</p>
<p>Ce genre de facéties n’a rien à voir avec façon dont Stanislavski conçoit le travail avec des partenaires de jeu : selon lui, il s’agit de créer une communion et de s’engager dans une écoute active. Il considérait comme égoïste de contrarier les autres acteurs, que ce soit au service d’une scène ou dans le cadre de leur propre stratégie pour « rester dans le personnage ».</p>
<h2>Non, un acteur n’a pas à « se perdre dans son rôle »</h2>
<p>Depuis la publication du livre de Stanislavski, un certain nombre d’approches de l’acteur ont émergé qui favorisent le type d’investissement psychologique personnel qui semble brouiller la frontière entre l’acteur et le personnage, notamment celles du professeur d’art dramatique et metteur en scène américain <a href="https://newyorkimprovtheater.com/2023/09/28/the-legacy-of-lee-strasberg-stella-adler-and-sanford-meisner-shaping-american-acting-methods-derived-from-stanislavski/">Lee Strasberg</a>.</p>
<p>Cependant, dans le chapitre 8 de <em>La Formation de l’acteur</em>, Stanislavski fait une distinction claire entre ce qui est vrai et réel pour l’acteur et ce qui est vrai et réel pour le personnage qu’il joue. En d’autres termes, il ne souscrivait pas à l’idée qu’un acteur puisse se perdre dans son rôle.</p>
<p>Oui, les médias adorent ce genre d’histoires, qui peuvent démontrer un certain type d’engagement. Mais ils peuvent aussi dépeindre les acteurs comme des artistes trop <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2021/12/13/on-succession-jeremy-strong-doesnt-get-the-joke">choyés et prétentieux</a>. Un acteur qui lutte pour payer ses factures n’a pas le luxe, par exemple, d’insister pour que tout le monde s’adresse à lui par le nom de son personnage…</p>
<p>En fait, ces récits sur la méthode d’interprétation peuvent aller dans l’autre sens : une grande partie des louanges entourant le rôle de Ryan Gosling dans <em>Barbie</em> repose sur l’idée qu’un acteur « sérieux » soit prêt à devenir blond, gaffeur et à adopter une approche résolument non méthodique, attitude que <a href="https://www.vulture.com/article/ryan-gosling-ken-casting.html">l’acteur a embrassé avec effronterie lors de la présentation du film à la presse</a>.</p>
<p>Ainsi, lorsque les Oscars de l’interprétation seront décernés, espérons que les votants auront adhéré aux performances des acteurs, et non pas à un méta-récit sur leur comportement hors écran.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225203/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Scott Malia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les lauréats des Oscars seront-ils choisis parce que les votants ont cru aux performances des actrices et des acteurs ?Scott Malia, Associate Professor of Theatre, College of the Holy CrossLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2231092024-03-05T16:01:10Z2024-03-05T16:01:10ZLes scientifiques héroïnes de fiction influencent-elles les choix d’orientation des adolescentes ?<p>Les filles n’auraient-elles que peu d’intérêt pour les sciences ? C’est ce que pourrait laisser penser <a href="https://www.education.gouv.fr/filles-et-garcons-sur-le-chemin-de-l-egalite-de-l-ecole-l-enseignement-superieur-edition-2023-357695">leur sous-représentation persistante dans les filières et professions dédiées à ces disciplines</a>. Pourtant, les <a href="https://www.autrement.com/la-bosse-des-maths-nexiste-pas/9782746755734">recherches</a> en sociologie montrent que ce n’est pas faute de goût ou d’aptitudes qu’elles sont <a href="https://www-cairn-info.srvext.uco.fr/revue-francaise-de-pedagogie-2021-3-page-109.htm">relativement absentes de ces domaines</a>.</p>
<p>Une explication se situerait plutôt du côté des normes sociales qui influencent les filles dans leurs choix. Si la famille et l’école jouent un rôle important dans l’incorporation de ces normes, la culture, par les représentations et les modèles qu’elle véhicule, contribue à structurer le rapport que les adolescentes ont aux sciences et à influencer leurs choix d’orientation. C’est ce que montrent les résultats de l’<a href="https://www.lecturejeunesse.org/wp-content/uploads/2023/09/LJ_Filles-et-Sciences.pdf">enquête initiée et encadrée par l’association Lecture Jeunesse</a>, soutenue par le ministère de la Culture.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/miss-france-ambassadrice-des-maths-aupres-des-filles-220298">Miss France, ambassadrice des maths auprès des filles ?</a>
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<p>En enquêtant auprès de 45 lycéennes amatrices de mathématiques, nous avons cherché à répondre aux questions suivantes : quels contenus culturels les filles qui aiment les sciences consomment-elles ? Quel rapport ont-elles à ces contenus et comment ceux-ci façonnent leurs représentations des sciences ? Existe-t-il des <em>role models</em> féminins, réels ou fictifs, qui inspirent et encouragent ces filles à s’engager dans des voies scientifiques ?</p>
<p>Dans le cadre de cette recherche, le terme « science » désigne l’ensemble des disciplines relevant des sciences formelles, de la matière et de la vie, par opposition aux sciences humaines et sociales. L’enquête examine l’ensemble des supports culturels (contenus écrits et audiovisuels, musées, jeux, pratiques amateurs, etc.) qui diffusent les sciences, ensemble désigné sous le terme de culture scientifique.</p>
<h2>Les loisirs scientifiques, une pratique minoritaire chez les adolescentes</h2>
<p>La culture scientifique des lycéennes est peu développée : sur les 45 filles interrogées, seules neuf déclarent avoir des loisirs scientifiques réguliers. L’influence de l’origine sociale sur ces activités est notable : les filles issues des milieux favorisés les plus dotées en capital économique et culturel sont plus susceptibles d’avoir des loisirs scientifiques.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-si-peu-de-filles-en-mathematiques-222028">Pourquoi si peu de filles en mathématiques ?</a>
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<p>L’étude révèle en outre que, si goût des lettres et goût des sciences ne sont pas incompatibles, les lectures d’ouvrages scientifiques demeurent rares. En effet, alors que les trois-quarts des filles disent aimer lire et y consacrer du temps, seulement cinq d’entre elles lisent des ouvrages de sciences. Les lectures scientifiques sont donc minoritaires, même chez les grandes lectrices.</p>
<p>Invitées à chercher les sciences dans tous les livres, films ou séries qu’elles connaissent, les filles identifient quelques titres (films de science-fiction, biopics de scientifique, séries, <em>animes</em>, etc.) qu’elles associent à la thématique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=194&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=194&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=194&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=244&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=244&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578313/original/file-20240227-28-7ak5sq.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=244&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Quelques exemples de titres que les filles associent aux science.</span>
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<p>Les adolescentes sont néanmoins peu attachées à ces contenus qu’elles ne regardent qu’occasionnellement. Elles ne les envisagent pas comme des supports d’apprentissage des sciences, ce qui contraste avec l’usage didactique qu’en font les garçons qui, comme l’a montré le chercheur David Peyron, <a href="https://davidpeyron.wordpress.com/textes-et-extraits/science-fiction-et-etudes-scientifiques-comment-les-amateurs-justifient-ils-les-liens-entre-pratiques-culturelles-et-etudes-menees/">perçoivent « le monde imaginaire comme lieu d’expérimentation des savoirs »</a>.</p>
<p>Enfin, lorsque les adolescentes apprécient ces contenus, c’est rarement en raison de leur dimension scientifique. <em>Les figures de l’ombre</em>, qui relate l’histoire de trois femmes ingénieures afro-américaines travaillant pour la NASA, est par exemple le « film préféré » de l’une des adolescentes interrogées. Or, cette dernière précise bien que son intérêt pour le film n’est pas dû à sa dimension scientifique :</p>
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<p>« Je pense que ça me plait aussi beaucoup parce qu’il y a un rapport avec la société : c’est des femmes noires, c’est un combat… c’est pas juste des sciences. J’pense qu’un film ou un livre juste sur les sciences… je ne sais pas si ça me suffirait. »</p>
</blockquote>
<h2>La mise à distance des loisirs scientifiques alimente un sentiment d’incompétence en sciences</h2>
<p>Pour la plupart des adolescentes, tout ce qui touche aux sciences relève du travail scolaire et n’est pas perçu comme une source possible de divertissement. Certaines filles rejettent même avec véhémence l’idée d’avoir une passion extrascolaire pour les sciences.</p>
<p>À travers ce rejet se joue une mise à distance de la figure repoussoir du <em>geek</em> « qui aime les maths, les mangas et les jeux vidéo » et qui consacre son temps libre aux sciences. Pour les filles, situer les sciences hors du champ des loisirs revient ainsi à rejeter l’assignation au masculin qui accompagne l’investissement des sciences.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578323/original/file-20240227-22-df6sw8.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Echange issu des entretiens qualitatifs menés dans le cadre de l’enquête de Lecture Jeunesse.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Cette mise à distance empêche la naissance d’un sentiment de familiarité avec les sciences qui nourrit la confiance en soi dans ces disciplines. Par ailleurs, la culture scientifique est un attendu implicite des filières académiques puis des milieux professionnels scientifiques. La méconnaissance de certaines références culturelles scientifiques est perçue comme un manquement et exclut les filles des dynamiques de groupe dans ces environnements.</p>
<p>Au bout de compte, cela alimente chez les filles le sentiment que leur travail ne fera jamais le poids contre la culture accumulée des garçons, et conduit en parallèle leurs camarades et collègues masculins à les juger incompétentes.</p>
<h2>Investir le pouvoir incluant de la culture à travers les « role models » féminins</h2>
<p>À travers les mécanismes d’identification qu’ils permettent, les objets culturels ont le pouvoir d’inspirer les jeunes filles en leur proposant des modèles féminins. Or, dans son état actuel, la culture scientifique est excluante : les femmes y sont invisibilisées ou représentées de façon stéréotypée.</p>
<p>Les rares représentations de femmes scientifiques sont en outre souvent contreproductives. Figures trop impressionnantes pour susciter l’identification, femmes dotées d’un don inné pour les sciences ou ayant dû faire face à l’adversité pour suivre leur vocation : les représentations féminines dans l’offre culturelle contemporaine véhiculent l’idée que les femmes scientifiques ne peuvent pas être des femmes ordinaires et heureuses.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=554&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=554&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=554&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578326/original/file-20240227-24-ip7gt2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Exemples de figures féminines contreproductives.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La création de modèles de proximité est donc fondamentale : les adolescentes ont besoin de rencontrer des femmes scientifiques ordinaires et accessibles. Le rôle majeur que peut jouer la fiction est encore insuffisamment investi : les modèles féminins efficaces pour donner aux filles l’envie de s’engager vers les sciences sont encore à inventer.</p>
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<p><em>Cet article a été co-écrit par Clémence Perronnet, Lydie Laroque et Aurore Mantel (de l’association <a href="https://www.lecturejeunesse.org/">Lecture Jeunesse</a>).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223109/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Clémence Perronnet a reçu pour cette étude une bourse de La Chaire Femmes et Sciences, Paris-Dauphine PSL Université (en partenariat avec la Fondation L’Oréal, La Poste, Generali France, Safran et Talan).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Lydie Laroque est membre du laboratoire EMA et du comité scientifique de Lecture Jeunesse</span></em></p>Existe-t-il des « role models » féminins, réels ou fictifs, qui inspirent et encouragent ces filles à s’engager dans des voies scientifiques ?Clémence Perronnet, Chercheuse en sociologie à l'Agence Phare rattachée au Centre Max Weber (UMR 5283), ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2229372024-02-29T16:25:15Z2024-02-29T16:25:15ZCinéma, littérature… est-ce la fin du mythe de Pygmalion ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578849/original/file-20240229-24-x4zlap.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=246%2C53%2C1644%2C1176&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans « Pauvres créatures », Bella inverse les rôles.</span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><p>L’intervention de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=JFRAmKjRAB8">Judith Godrèche lors de la dernière cérémonie des Césars</a> nous a rappelé que la « femme enfant » que l’homme rêve de modeler est un sujet puissant de fantasmes masculins, qui a emmené beaucoup de « petits chaperons rouges », comme elle dit, vers la désolation.</p>
<p>La création d’une femme idéale par des hommes est aussi au cœur du film
<em>Pauvres créatures</em>, lion d’or à la Mostra de Venise, 11 fois nominé aux oscars. Il est adapté du roman de science-fiction de <a href="https://theconversation.com/pauvres-creatures-connaissez-vous-alasdair-gray-lauteur-du-roman-dont-le-film-est-tire-221639">l’écossais Alasdair Gray</a>. Le réalisateur Yorgos Lanthimos y évoque le fantasme de la création de la « femme idéale » en mêlant réalisme et onirisme, à l’instar de Buñuel, qu’il admire. L’héroïne Bella Baxter, interprétée magistralement par Emma Stone, éblouit avec ses <a href="https://www.vogue.fr/galerie/costumes-emma-stone-pauvres-creatures-interview">fabuleux costumes signés Holly Waddington</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/RC6Fmy8XhQg?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>La jeune femme est ramenée à la vie par le Dr Godwin Baxter, dit « God » (Willem Dafoe), « dieu » aux allures de Frankenstein, qui a récupéré son corps après qu’elle se soit jetée d’un pont, enceinte, puis lui a greffé le cerveau de son propre bébé. Son « créateur » comme son disciple, le Dr Max McCandles (Ramy Youssef) suivent amoureusement ses progrès fulgurants jusqu’à ce qu’elle s’enfuie avec un séducteur, Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo).</p>
<p>Alors commence son odyssée européenne, un <a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-5-page-58.htm">« grand tour » de formation</a>, une tradition chez les aristocrates anglais du XVI<sup>e</sup> au XVIII<sup>e</sup> siècles.</p>
<p>Ce film nous plonge dans une nouvelle version de Pygmalion, mythe qui n’en finit pas d’inspirer la littérature comme le <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2024/02/23/la-jeune-fille-au-cinema-ou-les-ravages-d-un-mythe_6218004_4500055.html">cinéma, avec une influence telle, qu’il sert même de justification dans les défenses des réalisateurs accusés d’emprise sur mineures</a>,</p>
<h2>« Et l’homme créa la femme »</h2>
<p>Pygmalion, dans <em>Les Métamorphoses</em> d’Ovide (243-297), est un sculpteur chypriote qui tombe amoureux de la statue qu’il a créée, Galatée,à laquelle Aphrodite donne vie. Pygmalion s’est désintéressé des femmes chypriotes, les Propétides, qu’il juge impudiques, trop libres. Elles sont associées <a href="https://theconversation.com/comment-les-sorcieres-sont-devenues-des-icones-feministes-216284">à des sorcières</a>, ou des prostituées, par opposition à la pureté et la fidélité de la création idéalisée de l’homme : Galatée.</p>
<blockquote>
<p>« Parce que Pygmalion avait vu ces femmes passer leur vie dans le crime, outré par ces vices dont la nature a doté en très grand nombre l’esprit féminin, célibataire, il vivait sans épouse, et depuis longtemps, il lui manquait une compagne pour partager sa couche.</p>
<p>Dans le même temps, il sculpta avec bonheur l’ivoire immaculé avec un art remarquable et donna corps à une beauté à nulle autre pareille ; il conçut de l’amour pour son œuvre. En effet, celle-ci a l’apparence d’une vraie jeune fille que l’on croirait vivante et si la pudeur ne s’y opposait, prête à bouger ; tant l’art s’efface à force d’art. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=773&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578219/original/file-20240227-16-ibtpni.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=971&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, vers1890.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Jean-L%C3%A9on_G%C3%A9r%C3%B4me,_Pygmalion_and_Galatea,_ca._1890.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Au fil de l’histoire, sculpteurs, peintres, auteurs, puis cinéastes se sont emparés du mythe.</p>
<p>L’amour narcissique de l’artiste pour sa création est au cœur de la fable de La Fontaine : <a href="https://www.lafontaine.net/les-fables/les-fables-du-livre-ix/le-statuaire-et-la-statue-de-jupiter/">« Le statuaire et la statue de Jupiter »</a> qui évoque Pygmalion et sa passion quasi incestueuse :</p>
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<p>« Pygmalion devint l’amant/De la Vénus dont il fut père ».</p>
</blockquote>
<p>Dans <em>Le Chef d’œuvre Inconnu</em>, Balzac décrit en 1831 Frenhofer, artiste désireux de produire un portrait parfait de femme, passionné par sa création, au point d’en devenir fou :</p>
<blockquote>
<p>« Ah ! Ah ! s’écria-t-il. Vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. […] Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. »</p>
</blockquote>
<p>Ces versions décrivent l’amour de l’art dans sa forme absolue, idéalisée.</p>
<p>Mais créer une femme parfaite, selon ses goûts, est aussi un rêve suprême de domination masculine. Au XVII<sup>e</sup>, dans <em>l’École des Femmes</em> de Molière (1662), Arnolphe, de peur d’être cocu, maintient la jeune Agnès sans éducation, afin d’épouser une femme innocente. Au XVIII<sup>e</sup>, Rousseau écrit une pièce intitulée <em>Pygmalion</em>(1762), et dans <em>Emile et Sophie</em> il décrit la compagne parfaite d’Emile comme celle dont l’esprit restera une terre vierge que son mari ensemencera à sa guise. Au XIX<sup>e</sup>, l’artiste de Daudet dans <em>Le Malentendu</em> choisit une femme sans culture pour l’instruire selon ses goûts…</p>
<p>La pièce de Georges Bernard Shaw <em>Pygmalion</em>(1914), adaptée au cinéma par Leslie Howard sous le même titre en 1938, a donné <em>My Fair Lady</em> de George Cukor avec Audrey Hedburn, récompensé par huit oscars en 1965. Dans ce film, deux lords entreprennent de transformer une vendeuse de fleurs en lady, en lui enseignant à parler de manière raffinée. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Maudite_Aphrodite"><em>Maudite Aphrodite</em> de Woody Allen</a> (1995), le héros tente de faire de la mère génétique de son fils adoptif – une prostituée actrice de porno – une mère honorable.</p>
<p>Dans le droit fil du mythe de Pygmalion, bien des héros de cinéma cultivent ce rêve de <a href="https://cinephantasmagory.com/2020/03/08/le-mythe-de-pygmalion-au-cinema/">transformer une femme</a> selon leurs désirs, de créer une « pretty woman » soumise à leur bon vouloir.</p>
<p>Dans le film de Lanthimos, Bella Baxter est objectifiée par le regard de son créateur, de son fiancé, de son amant Duncan et de son ancien mari (le cadrage en œil de bœuf met en scène ces regards des hommes fixés sur elle, le fameux <a href="https://www.eveprogramme.com/52894/au-cinema-et-ailleurs-le-male-gaze-on-en-parle/">“male gaze”</a>). Chacun tente de retenir les élans de Bella vers la liberté : son père créateur l’enferme tout d’abord comme ses autres animaux greffés (tout droit sortis de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%8Ele_du_docteur_Moreau"><em>l’Ile du Docteur Moreau</em> de H.G. Wells </a>. Il se justifie : « c’est une expérience, et je dois contrôler les résultats ».</p>
<p>Le processus créatif autorise la domination, du scientifique comme de l’artiste, jusqu’à l’abus.</p>
<p>Cependant étant lui-même victime d'un père qui l'a asexué, il lui accorde finalement sa confiance et il accepte son départ. Ne lui a-t-il pas raconté que ses parents étaient des explorateurs ? A partir de là, elle part explorer le vaste monde et la vie en noir et blanc de Bella passe en couleurs ; la caméra suit désormais le regard de l’héroïne dans son périple éducatif. Bella mène la danse de façon endiablée, et s’affranchit de la domination masculine.</p>
<h2>Inversion des rôles</h2>
<p>Désormais la parole est à Galatée et non plus à Pygmalion. Déjà, l’artiste belge Paul Delvaux inversait les rôles, en peignant une femme amoureuse d’un buste d’homme en 1939, <a href="https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/paul-delvaux-pygmalion">dans une veine surréaliste</a>. Aujourd’hui, le mythe est revisité dans la fiction (romans, films) en se focalisant sur celle qui était jusqu’alors réduite au rôle de « femme objet » ; Galatée, à l’ère de #MeToo, prend enfin la parole.</p>
<p>Madeline Miller, autrice à succès du <em>Chant d’Achille</em>, lui redonne une voix dans sa nouvelle <em>Galatée</em> (2021) : l’héroïne éponyme fuit la maison où elle est enfermée avec sa fille et s’adresse à son créateur comme à un geôlier détesté. Dans <em>Pauvres créatures</em>, Bella, comme Agnès dans <em>l’École des femmes</em>, est consciente de ses lacunes et a soif de connaissances. Son éducation passe par le voyage, la lecture et la philosophie avec son amie Martha, l’éveil à la conscience politique avec sa compagne prostituée Toinette, mais surtout l’exploration de la sexualité.</p>
<p>Longtemps, on a relié la curiosité intellectuelle des femmes à l’immoralité et au libertinage. Au XVII<sup>e</sup>, dans sa fable <a href="http://17emesiecle.free.fr/Esprit_vient_aux_filles.php">« Comment l’esprit vient aux filles »</a>, La Fontaine associe la découverte de la sexualité à la formation de l’esprit féminin, dans une veine gaillarde. Au XVIII<sup>e</sup>, l’éveil philosophique et sexuel des femmes vont de pair dans les œuvres libertines de <em>Thérèse Philosophe</em> (Boyer d’Argens) à celles de Sade,en passant par Mme de Merteuil dans Les <em>liaisons dangereuses</em>, on s’instruit <a href="https://journals.openedition.org/narratologie/312">dans les boudoirs</a>.</p>
<h2>Liberté d’expression et liberté sexuelle</h2>
<p>Aujourd’hui, il s’agit de revendiquer une nouvelle façon d’être femme, libre dans sa sexualité, comme dans ses propos. À l’instar de Virginie Despentes,dans <a href="https://www.telerama.fr/idees/pourquoi-il-est-urgent-de-(re)lire-king-kong-theorie,-de-virginie-despentes,n5486772.php"><em>King Kong Theorie</em></a>, Bella parle crûment, elle analyse tout avec une logique sans filtre et refuse les termes convenus que tente de lui imposer Duncan lors d’un dîner mondain. Elle réfute <a href="https://queereducation.fr/monique-wittig-la-pensee-straight/">« la pensée straight »</a> avec ses conventions sociales et ses interdits, comme parler de sexe à table. Ovide semble avoir laissé place à Ovidie, l’autrice de <a href="https://www.senscritique.com/bd/Baiser_apres_metoo_Lettres_a_nos_amants_foireux/42814784"><em>Baiser après #MeToo. Lettres à nos amants foireux</em></a> lorsque Bella commente les prestations de ses amants.</p>
<p>Héritière de <em>Belle de jour</em>, l’héroïne du roman de Kessel (1928), adapté par [Luis Buñuel avec Catherine Deneuve,] Bella choisit également de <a href="https://www.dailymotion.com/video/x7uy2pf">se prostituer</a>. Rappelons que Belle de jour, <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-si%C3%A8cle-170125">Mme Bovary du XXᵉ siècle</a>, ne trouvait un espace de liberté dans son mariage bourgeois qu’en se donnant l’après-midi à des hommes, selon des codes masochistes.</p>
<p>Pour Bella, qui n’est pas enfermée dans les contraintes du mariage, la prostitution est un moyen d’apprendre à mieux connaître le monde et les hommes, en étant autonome financièrement. Elle impose des règles à ses clients (se parfumer, lui raconter un souvenir d’enfance). Elle se décrit comme « son propre outil de production » dans un vocabulaire appris à ses réunions socialistes avec son amante, Toinette. Elle finit par choisir sa destinée : elle opte pour la chirurgie – comme son père – et épouse le gentil Dr Max McCandles.</p>
<p>Dans les dernières images du film, Bella se cultive dans son jardin, où jouent des dames heureuses. Et son père créateur, à qui elle demande : « Alors, je suis ta création ? » lui répond : « Non, tu as seule créé Bella Baxter ». Le mythe de Pygmalion se transforme : il s’agit toujours, comme l’indique le titre du dernier roman de Marie Darrieusseq de <a href="https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5991-3"><em>Fabriquer une femme</em> (2024)</a>, mais la créature se développe de façon autonome.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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<p><em>Pauvres créatures</em> constitue une version baroque néogothique de <em>Barbie</em> (film également nominé 8 fois aux oscars) – notons que Bella est aussi le nom d’une poupée des années 1950. Histoire de l’éveil d’une conscience féministe, il propose une réécriture du mythe où désormais, libérée de Pygmalion, Galatée jouit de sa pleine autonomie sexuelle et intellectuelle. Si des <a href="https://theconversation.com/cinema-que-voit-on-quand-les-femmes-passent-derriere-la-camera-220936">réalisatrices</a>, telle Céline Sciamma avec <em>le Portrait de La jeune fille en feu</em>(2019), ont montré <a href="https://theconversation.com/cinema-la-vie-amoureuse-et-sexuelle-des-femmes-naurait-elle-plus-de-date-de-peremption-176317">qu’un autre regard</a> sur la femme source d’inspiration était possible, on peut saluer le fait que des hommes réalisateurs imaginent aussi aujourd’hui des versions du mythe mettant en valeur la capacité des femmes à s’émanciper. C’est grâce à ces nouvelles représentations, ainsi <a href="https://www.babelio.com/livres/Szac-LOdyssee-des-femmes/1569959">qu’à une relecture plus féministe des mythes</a>, que pourront évoluer les comportements.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222937/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandrine Aragon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans « Pauvres créatures », l’héroïne renouvelle le mythe de Pygmalion. À l’ère de #MeToo, la parole est à Galatée.Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240032024-02-21T16:42:48Z2024-02-21T16:42:48ZLa face cachée de l’exception culturelle française : un cinéma d’auteur au-dessus des lois ?<p>Le cinéma de fiction occidental s’est construit depuis les origines sur l’asymétrie entre un regard masculin voyeur et dominateur et des corps féminins fétichisés, objets de ce regard : c’est déjà vrai chez Griffith (<em>Naissance d’une nation</em>, 1915), c’est au cœur du cinéma d’Hitchcock (<em>Vertigo</em>, 1958), c’est encore le cas chez Woody Allen (<em>Un jour de pluie à New York</em>, 2017).</p>
<p>Cette construction culturelle, identifiée comme telle par la théoricienne britannique <a href="https://www.facebook.com/watch/?v=567170008405805">Laura Mulvey</a> dès le milieu des années 1970, a une histoire : dès que le cinéma s’est révélé une industrie rentable, les femmes ont été écartées des positions de pouvoir (scénario, production, réalisation) aussi bien en Europe qu’à Hollywood, au profit d’hommes qui ont mis en place des normes narratives et visuelles pour valoriser la domination masculine et érotiser la soumission des femmes à travers le choix d’actrices jeunes à qui on demandait d’abord d’être désirables. Cette asymétrie genrée traverse tous les genres et tous les registres : on peut par exemple la retrouver dans le film d’auteur (<em>Mulholland Drive</em>, Lynch 2001) comme le film grand public (<em>Lucy</em>, Luc Besson 2014)</p>
<p>Comme l’a montré l’<a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001934/l-affaire-harvey-weinstein-et-le-mouvement-balancetonporc.html">affaire Weinstein</a>, ces représentations ont pu donner lieu à des pratiques qui s’apparentent au droit de cuissage, et ont longtemps prospéré à la faveur d’une véritable omerta. Mais le cinéma à Hollywood s’est construit comme une industrie capitaliste avec des patrons et des syndicats, qui sont devenus suffisamment puissants pour poser des limites à l’exploitation des salariées et salariés, et en particulier à ce qu’il était licite de demander aux actrices. Aujourd’hui, les contrats détaillent très précisément les scènes et les postures et des coordinatrices et coordinateurs d’intimité sont constamment présents sur les tournages, au service des actrices et des acteurs.</p>
<h2>Le culte de l’auteur</h2>
<p>En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma, désigné comme 7<sup>e</sup> art, a entraîné depuis les années 1960 le culte de « l’auteur » sur le modèle littéraire, intronisant le réalisateur comme seul auteur du film, malgré la multiplicité des collaborations artistiques et des contraintes économiques spécifiques au cinéma. Dans la tradition romantique de l’artiste dont le génie solitaire engendre une œuvre qui échapperait aux déterminations sociales, le réalisateur qui accède au statut d’auteur, peut être autorisé à tous les abus sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur des réseaux personnels et favorise le <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2017-1-page-161.htm">népotisme, l’arbitraire et les listes noires</a>. Si elle veut faire carrière, une actrice doit généralement accepter de se soumettre aux desiderata du réalisateur quels qu’ils soient et à taire les abus qu’elle peut subir sous prétexte d’expérience artistique.</p>
<p>Le 7 décembre 2023, l’émission « Complément d’enquête » a fait découvrir un Gérard Depardieu inédit, tout au moins pour les cinéphiles – depuis, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wmXSlKkHWIU">Anouk Grinberg</a> a confirmé que sur les plateaux ses propos obscènes ou insultants étaient monnaie courante. Filmé en Corée du Nord par Yann Moix, on voit un acteur rigolard qui fait des remarques obscènes dès qu’il est en présence d’une femme, quels que soient son âge et son statut. Ces images ont confirmé <a href="https://www.genre-ecran.net/?Culture-du-viol-Balance-ton-film">l’existence d’une culture du viol</a> qui existe depuis des lustres, mais devient enfin visible en étant incarnée par l’acteur sans doute le plus prestigieux du cinéma français.</p>
<p>C’est un véritable tsunami qui s’est abattu sur le milieu, provoquant une avalanche de tribunes et de déclarations en soutien ou en dénonciation de l’acteur, y compris de la part du chef de l’État qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec ses propres déclarations sur la lutte contre les violences faites aux femmes comme <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/legalite-entre-les-femmes-et-les-hommes-declaree-grande-cause-nationale-par-le-president-de-la-republique">grande cause nationale</a>.</p>
<p>Mais au-delà du cas particulier de Depardieu – <em>Mediapart</em> avait déjà documenté les nombreuses plaintes pour agression et viol dont il fait l’objet –, ce sont les violences sexistes et sexuelles systémiques dans le monde du cinéma qui émergent. On s’aperçoit que la vague #MeToo déclenchée en <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/les-dates-cle-du-mouvement-metoo-1155610">2017 aux États-Unis</a> et qui s’était répandue dans la plupart des pays occidentaux, avait en fait rapidement reflué en France, comme en témoignent les Césars décernés à Polanski en 2020 par la profession. Et <a href="https://www.dailymotion.com/video/x88ujnd">Adèle Haenel</a>, qui a dénoncé publiquement ce scandale, a arrêté de faire du cinéma…</p>
<h2>Des pratiques systémiques</h2>
<p>Aujourd’hui, des pratiques systémiques de harcèlement et d’agression sexuelle sur les plateaux de tournage ont été confirmées par de nombreux nouveaux témoignages. Dans la plupart des cas, les jeunes actrices sont les premières victimes de ces pratiques parce qu’elles débutent dans leur carrière et sont soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir.</p>
<p>Cette banalisation du droit de cuissage, déguisé en une histoire de Pygmalion qui exprime son génie en « révélant » une inconnue, s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une très jeune femme à peine pubère, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a « élue ». C’est cette posture que revendique Benoît Jacquot, mais que pratiqueraient aussi Jacques Doillon et <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/le-realisateur-philippe-garrel-accuse-de-violences-sexuelles-par-plusieurs-comediennes_6033911.html">Philippe Garrel</a> (la liste n’est malheureusement pas close), tous visés aujourd’hui par de multiples plaintes pour agression sexuelle et/ou viol.</p>
<p>C’est grâce au courage de Judith Godrèche qu’une brèche a été ouverte, dans laquelle se sont engouffrées beaucoup d’actrices, moins célèbres ou plus vulnérables, comme <a href="https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/judith-godreche-anna-mouglalis-isild-le-besco-quelles-sont-les-accusations-portees-contre-le-cineaste-jacques-doillon-20240208_UXHSNWYJNNHDFIQQIKDVT2OLRA/">Isild Le Besco</a> ou <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/180224/l-actrice-christine-citti-metoo-nous-sauve-la-vie">Christine Citti</a>.</p>
<p>La liberté de création artistique qui consiste en « la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique » a été réaffirmée en France <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032854341">par la loi du 7 juillet 2016</a>. Elle aboutit à légitimer que l’artiste puisse se placer au-dessus des lois, sous prétexte d’exprimer le caractère « transgressif » de son génie. Dans les faits, cette assimilation du réalisateur de film à un artiste dont il faut protéger la liberté de création a permis à Polanski de continuer à faire des films en France dans un cadre plus que confortable alors <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/retour-sur-les-affaires-et-accusations-impliquant-roman-polanski_3695951.html">qu’il est toujours poursuivi pour agression sexuelle sur mineure aux États-Unis</a>, sans parler des autres plaintes qui se sont multipliées depuis contre lui. De même le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/ce-qu-il-faut-retenir-du-docu-sur-woody-allen-et-les-accusations-de-viol-portees-par-sa-fille-de-7-ans-1273420">procès pour inceste fait à Woody Allen aux États-Unis</a>, dont il s’est sorti grâce à des arguties que l’on peut juger largement discutables, l’empêche désormais de faire des films dans son pays, alors qu’il continue à avoir un fan club parmi les critiques et le public cinéphile français.</p>
<h2>Sacraliser la liberté de création</h2>
<p>Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste dès lors qu’il est intronisé comme « artiste » par ses pairs et par les institutions ad hoc (Festival de Cannes, Cinémathèque française, Institut Lumière, CNC, commission d’avance sur recettes où les mêmes personnes sont tour à tour attributrices et bénéficiaires des aides).</p>
<p>Depuis la Nouvelle Vague, les critiques sont devenus des « passeurs » (selon le concept créé par Serge Daney, célèbre critique à <em>Libération</em> et aux <em>Cahiers du cinéma</em> dans les années 1970 et 1980), grands prêtres du culte de « l’auteur », dont on se contente de louer les choix thématiques et formels en refusant de porter un regard critique sur leur vision du monde. Le principe étant, aux <em>Cahiers du cinéma</em> comme à <em>Positif</em>, les deux revues cinéphiliques historiques, de ne chroniquer que les films que l’on aime (d’autres voix se font entendre aujourd’hui mais elles restent marginales). Or, les « transgressions » dont se prévalent beaucoup de cinéastes s’apparentent souvent à l’expression de fantasmes masculins totalement indifférents aux questions de consentement ou de respect des partenaires. La focalisation sur les questions de forme et de style a favorisé un aveuglement complet sur les histoires que racontent ces films et comment ils les racontent. <em>Annette</em> de Leos Carax a suscité une admiration unanime pour son style brillant, sans que soit commenté le fait que le film raconte un féminicide en étant en empathie avec son auteur.</p>
<p>À partir de la Nouvelle Vague, la tâche des critiques de cinéma en France consiste à faire l’éloge et l’exégèse des œuvres, en les référant au génie de leur auteur, dont on analyse le style et les « obsessions », en laissant soigneusement dans l’ombre les déterminations sociales, qu’elles soient de genre, de classe ou de race, qui structurent aussi toute œuvre artistique.</p>
<p>La proximité qui existe entre beaucoup de cinéastes et de critiques, comme en témoignent les émissions de la radio publique sur le cinéma (<em>On a tout vu</em> sur France Inter, <em>Plan large</em> sur France Culture), a pour conséquence qu’un regard critique sur les œuvres a laissé la place à la parole des « artistes » (cinéastes, acteurs et actrices, collaborateurs de création). Les quelques émissions de critique, dont la plus célèbre est <em>Le Masque et la plume</em> sur France Inter, relèvent plus du spectacle que de l’analyse.</p>
<p>L’artiste que dessine cette critique est en effet une construction imaginaire qui valorise le caractère « subversif » de l’œuvre, même quand une condamnation vient révéler les abus que s’autorise tel ou tel artiste pour « stimuler » sa créativité, comme ça a été le cas pour <a href="https://www.telerama.fr/cinema/en-2005,-laffaire-brisseau-bien-avant-metoo,-un-proces-toujours-unique-en-son-genre,n6251367.php">Jean-Claude Brisseau</a> (1944-2019) condamné en 2005 et 2006 pour harcèlement sexuel et agression sexuelle sur trois actrices.</p>
<p>Pour ces cinéastes comme pour ces critiques, il n’y a aucune contradiction à se réclamer des positions les plus « transgressives », tout en traitant les femmes dans leurs discours et dans leurs pratiques comme de purs objets de fantasmes… Le milieu du cinéma d’auteur apparaît ainsi comme un des derniers remparts de la domination masculine.</p>
<p>Depuis les années 1970, a émergé un cinéma écrit et réalisé par des femmes qui propose souvent un autre regard sur les rapports entre les femmes et les hommes (<em>Portrait de la jeune fille en feu</em>, Céline Sciamma, 2019). Mais leur nombre n’a toujours pas atteint le seuil critique qui modifierait le modèle dominant du cinéma d’auteur. Et beaucoup de films de femmes reconduisent l’asymétrie genrée qui règne aussi bien dans le cinéma de genre que dans le cinéma d’auteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224003/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Geneviève Sellier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le culte de « l’auteur », en France, explique comment tout un système a autorisé les abus et les mécanismes d’emprise envers des jeunes femmes, qui commencent à être dénoncés dans le monde du cinéma.Geneviève Sellier, Professeure émérite en études cinématographiques, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2233912024-02-13T15:43:06Z2024-02-13T15:43:06ZBob Marley, chantre de l’émancipation<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/575052/original/file-20240212-24-ez1k2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1440%2C957&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'acteur Kingsley Ben-Adir se glisse dans la peau de l'idole.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-290882/photos/detail/?cmediafile=22056288">Allocine.fr</a></span></figcaption></figure><p><em>Bob Marley : One Love</em>. Nombreux seront sans doute celles et ceux à se rendre dans les salles de <a href="https://theconversation.com/topics/cinema-20770">cinéma</a> pour découvrir comment la vie de cet artiste iconique a été portée à l’écran par Reinaldo Marcus Green, et sous la supervision de son propre fils, Ziggy. Les fans pourront être sensibles aux nombreuses références et clins d’œil qui le parsèment, tandis que d’autres qui ne connaissent Bob Marley qu’à travers quelques titres comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=CMB4I5HbOl4">« Jamming »</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=uf9DjrIEEwc">« Could You Be Loved »</a> ou <a href="https://www.youtube.com/watch?v=IT8XvzIfi4U">« No Woman No Cry »</a> découvriront probablement l’ampleur et la complexité du personnage.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575065/original/file-20240212-16-awt63w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Bob Marley en concert au Dalymount Park, le 6 juillet 1980.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bob-Marley_3.jpg">Eddie Mallin/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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</figure>
<p>Né en 1945 en Jamaïque, petit pays de l’archipel des Caraïbes, Robert Nesta Marley appartient, par son succès, au panthéon de la musique populaire internationale. Ses albums se sont vendus par centaines de milliers – 700 000 ventes pour <em>Exodus</em>, sorti le 3 juin 1977, opus que l’on retrouve au cœur du film et désigné en 1998 « meilleur album du XX<sup>e</sup> siècle » par le <a href="https://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,36533,00.html"><em>Time Magazine</em></a> ; <a href="https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.jamaicaobserver.com%2Fentertainment%2FMarley-still-climbs-the-charts_10685764">25 millions pour la compilation posthume <em>Legend</em></a>, album à la <a href="https://www.nostalgie.fr/artistes/bob-marley/actus/bob-marley-legend-lalbum-au-sommet-des-charts-70249610">longévité exceptionnelle</a> dans le classement de ventes d’albums du magazine <em>Billboard</em>, dont il atteint régulièrement le sommet, de sa sortie en 1984 jusqu’à aujourd’hui. Seul le <em>Dark side of the moon</em> de Pink Floyd fait mieux. Le <em>New York Times</em> a même considéré Bob Marley comme l’<a href="https://www.nytimes.com/2000/01/03/arts/critics-choices-albums-as-mileposts-in-a-musical-century.html">« artiste le plus influent de la deuxième moitié du XXᵉ siècle »</a>. Près de 20 ans après la mort de l’artiste, c’est avec son titre « One Love », <a href="https://www.theguardian.com/media/1999/dec/03/mondaymediasection.broadcasting">« hymne pour le millénaire »</a> que la BBC fête le passage à l’an 2000.</p>
<p>Et cet immense succès n’a été construit qu’en sept petites années sur la scène internationale (après dix ans sur la scène jamaïcaine), entre 1973 quand les Wailers (Bob Marley, Peter Tosh et Bunny Wailer) <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HwY7eY5I-9I">font découvrir au public britannique leur album <em>Catch a Fire</em></a>, et 1980 quand un cancer agressif interrompt brutalement la carrière de Bob, avant de l’emporter le 11 mai 1981. Sept ans durant lesquels il a parcouru les quatre coins du monde : l’Europe où il rassemblera par exemple 110 000 personnes dans le stade de San Siro à Milan (plus que le pape une semaine auparavant !) et <a href="https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2016/08/19/bob-marley-le-messie-qui-a-transporte-le-bourget_4985057_4497186.html">près de 50 000 en France au Bourget</a>, un record alors dans l’hexagone pour un concert payant, mais aussi les États-Unis, l’Australie, le Japon, l’Afrique – une tournée en Amérique latine était projetée, avant que la maladie ne se révèle.</p>
<p>Bob Marley est la première star de ce calibre à venir d’un pays du tiers monde, sans doute la seule jusqu’à ce que décolle dans les années 2000 la carrière de Rihanna, artiste native elle aussi des Caraïbes, de l’île de la Barbade. Mais Bob incarne une autre figure, déjà par son histoire : en 1945, à sa naissance, la Jamaïque est un pays extrêmement pauvre, toujours sous la domination britannique, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=gCD6AG2yi5A">après des siècles de colonisation et d’esclavage</a>. Il en <a href="https://www.google.fr/books/edition/So_much_things_to_say_L_histoire_orale_d/5YFqDwAAQBAJ">vient des tréfonds</a> : vrai <a href="https://www.editions-allia.com/fr/livre/337/bass-culture">« country bwoy »</a>, gamin de la campagne, né d’une mère noire âgée de 18 ans et d’un père blanc de 65 ans qui ne l’a jamais considéré. Dans son village, il conduit les mules. Quand il arrive à Kingston, encore tout enfant, c’est à Trenchtown, quartier plus que populaire de la capitale, et on l’envoie apprendre la soudure plutôt qu’à l’école.</p>
<p>Bob Marley, c’est surtout – pour reprendre le slogan du biopic – une « icône », un « rebelle », une « légende ». Linton Kwesi Johnson, dub <em>poet militant</em>, le qualifie de <a href="https://www.google.fr/books/edition/So_much_things_to_say_L_histoire_orale_d/5YFqDwAAQBAJ">« Che Guevara de la culture populaire »</a>. Le titre <a href="https://www.youtube.com/watch?v=yxmsZXYhQCg">« Zimbabwe »</a>, sur l’album <em>Survival</em> était l’hymne officieux des <em>guerilleros</em> de ce pays en lutte contre un régime blanc de type apartheid, et dont l’artiste est venu fêter la victoire en 1980.</p>
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<p><em>Bob Marley & The Wailers célèbrent l’indépendance du Zimbabwe en 1980</em></p>
<p>Ses morceaux ont également été repris lors de la chute du mur de Berlin. On a même entendu <a href="https://www.youtube.com/watch?v=AeCHP-4iRbM">« Get Up, Stand Up »</a> et vu porter son portrait lors des manifestations de la place Tiananmen, en Chine, en 1989.</p>
<p>Comment ce petit garçon aux origines si modestes a-t-il pu atteindre le pinacle de la musique populaire internationale, et y incarner un chantre de l’émancipation ?</p>
<h2>Être une rock star rebelle… en parlant de la Bible ?</h2>
<p>Il y a certes d’abord la personnalité même de Bob Marley – qui a tout de l’étoffe des rock stars : beau, charismatique, d’une énergie apparemment inépuisable, un travailleur acharné derrière le fumeur de pétards, avec une volonté de fer, celle du « Tuff Gong », comme s’appelait son label, une expression bien difficile à traduire en français, mais qui dénote un « dur à cuire ». Il excelle comme auteur, comme compositeur, comme interprète. Il aime – <a href="https://dj.dancecult.net/index.php/dancecult/article/view/678/692">trait général et caractéristique de la musique populaire jamaïcaine d’ailleurs</a> – découvrir, expérimenter, maintenir sa musique en perpétuelle évolution. Il sera ainsi parfaitement à l’aise dans le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ysjaMz8oUBI">ska</a>, le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=vDJFqoUVASI">rocksteady</a>, les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=6O0wp-zJmUE">débuts du reggae</a>, comme dans ses variations plus tardives comme le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=PImR07Vmong">rub-a-dub</a>. Mais il est aussi capable de grandes ballades romantiques à la <a href="https://m.youtube.com/watch?v=IT8XvzIfi4U">« No Woman No Cry »</a>, ou d’hymne guitare-voix à la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=B0xceHDpHcc">« Redemption Song »</a>. Rares sont les artistes à avoir traversé et développé une telle richesse et diversité musicales.</p>
<p>Ce qui est probablement le plus déterminant dans la carrure, l’aura et l’écho de Bob Marley, c’est la source de son inspiration, et le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/jamaica_jamaica_-9782707194282">cœur de son message</a>. Bob vient du plus profond d’une île, d’une société marquée par des siècles de colonisation et de racisme, par les intenses souffrances de l’histoire de la déportation et de l’esclavage, et leurs conséquences contemporaines. Il a grandi dans un monde empreint du message de <a href="https://www.sciencespo.fr/fr/evenements/quelle-unite-pour-lafrique/">Marcus Garvey</a>, héros national jamaïcain, immense figure de la revendication et de l’affirmation de la fierté des Noirs descendants d’esclavisés, africains déportés aux Amériques. Puis Marley se convertit au rastafarisme dans les années 1960, un mouvement religieux qui reprend à son compte l’Ancien Testament, l’histoire d’un peuple élu, que Dieu ramène à la Terre promise après un exode de souffrance : ce peuple en exode ce sont les descendants d’esclavisés ; Dieu et sa figure messianique c’est Jah, Rastafari, l’empereur d’Éthiopie <a href="https://theconversation.com/fr/topics/haile-selassie-19813">Hailé Sélassié</a> ; la Terre promise c’est l’Afrique.</p>
<p>L’intensité et la profondeur – politiques, religieuses, mystiques – de cet héritage et de ce message donnent sans aucun doute à la voix de Bob Marley son souffle si puissant. Il semble lui-même porter quelque chose de prophétique, une aura <a href="https://www.youtube.com/watch?v=UZfaIx57UqU">naturelle mystique</a>, lui qui avait annoncé tout jeune qu’il mourrait trois ans plus vieux que le Christ. Kingsley Ben-Adir, qui l’interprète dans le film, caractérise comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=KmOn6LomXd0">« otherworldly » (« d’un autre monde ») la présence de Bob sur scène</a>.</p>
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<p><em>Londres, Rainbow theatre en 1977 : sur son titre « Lively Up Yourself », Marley pose sa guitare et entame une danse « otherworldly ».</em></p>
<p>Tout jeune enfant, le petit Nesta Marley était déjà réputé dans sa campagne pour son don de chiromancie. Une scène du film y fait un clin d’œil, lorsqu’on le voit regarder dans le creux de la main de sa femme Rita. C’est là un petit anachronisme : enfant, au retour d’un premier séjour à Kingston, il avait annoncé ne plus vouloir prédire l’avenir, mais jouer de la musique – comme si c’était dans la musique qu’il avait décidé de déployer dorénavant ses dons.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575283/original/file-20240213-16-ln0agz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"><em>Exodus</em>, désigné en 1998 « meilleur album du XXᵉ siècle » par le magazine <em>Time</em>.</span>
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</figure>
<p>Il pourrait sembler paradoxal qu’un tel message touche un si large public : l’« album du siècle », selon le <em>Times</em>, le premier immense succès de Bob Marley, c’est <em>Exodus</em>, le <a href="https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/2022-10/010055233.pdf">livre de l’Exode, l’Ancien Testament appliqué aux descendants d’esclavisés</a>. Dans le film de Reinaldo Marcus Green, un publiciste d’Island Records, qui produit et distribue l’album, pose explicitement la question : comment espérer vendre un album qui a pour titre un livre de l’Ancien Testament, qui plus est avec une pochette sans image, constitué juste d’un titre écrit avec des lettres étranges, en calligraphie amharique, l’écriture éthiopienne ? Comment penser que des jeunes s’intéresseront à des chansons qui évoquent la Bible ?</p>
<p>Et pourtant avec Bob Marley, ça marche, ça touche très largement : les 110 000 personnes qui viennent l’applaudir à Milan, ce ne sont pas 110 000 rastas. Même les guérilleros qui prennent « Zimbabwe » pour hymne ne connaissent pas le mouvement rastafari. Et plus fort encore : un des premiers publics non jamaïcains à écouter les Wailers et Bob Marley, à porter des T-shirts <a href="https://www.youtube.com/watch?v=b0DU5uhoq-4">Rastaman Vibration</a>, ce sont les <a href="https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/4740">premiers skinheads et punks britanniques</a>, qui ne sont pas vraiment réputés pour leur sensibilité religieuse.</p>
<h2>Une vibration universelle : l’émancipation</h2>
<p>Si Bob Marley parvient à donner toute sa puissance à cette voix, c’est qu’il sait en faire vibrer l’écho universel. Depuis son histoire particulière, il donne une voix à tous les « sufferers », tous ceux qui souffrent. Son message parle largement, parce qu’il est militant, mais pas partisan, parce qu’il est mystique, mais ni prosélyte ni sectaire.</p>
<p>Militant mais pas partisan, Bob Marley l’est parce que son expérience de la politique c’est celle de la Jamaïque des années 1960 et 1970, la <a href="https://journals.openedition.org/volume/5181">corruption et la violence</a>. Aucun parti ne semble avoir authentiquement à cœur les intérêts du peuple. Et le niveau de violence est tel que d’obscures motivations politiques pourraient être derrière la tentative d’assassinat dont Bob Marley a été victime en décembre 1976, scène qui ouvre son biopic. Quand, en 1978, après un long exil londonien pendant lequel il compose notamment l’album <em>Exodus</em>, il revient en Jamaïque pour le « One Love Peace Concert », ce n’est pas pour prendre parti : c’est pour réunir son île déchirée par les partis. Sur scène, face à une foule immense parsemée d’hommes armés, dans un moment historique, il joint les mains des deux adversaires politiques, Michael Manley et Edward Seaga.</p>
<p>Si Jah est omniprésent dans ses chansons, Bob ne cherche pas véritablement à convertir ni à détailler les principes et doctrines du mouvement rastafari. Il veut diffuser ce qu’il considère en être l’essence, le cœur du message : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=zCgu_GSex0k">l’amour</a> (« One Love » !), la <a href="https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=B0xceHDpHcc">rédemption</a>, la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=-JwL3lPBQ5E">lutte pour la justice</a> – pour que d’autres le reprennent.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EHSQLU712iQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Ziggy Marley, à l’avant-première du biopic qu’il produit : « Porter la vie de mon père sur le grand écran, c’est pour nous un moyen de plus de répandre au monde son message d’amour », Paris, Grand Rex, 1er février 2024.</span></figcaption>
</figure>
<p>C’est probablement « Redemption Song », dernière piste de son dernier album, un hymne guitare-voix dont le dépouillement et l’intimité sont uniques dans le répertoire de Bob, qui le résume le mieux :</p>
<blockquote>
<p>« Emancipate yourself from mental slavery<br>
None but ourselves can free our minds […]<br>
Won’t you help to sing these songs of freedom<br>
‘Cause all I ever have : Redemption songs, Redemption songs<br>
(« Emancipez-vous de l’esclavage mental<br>
Personne d’autre que nous-mêmes ne peut libérer nos esprits […]<br>
Ne m’aiderez-vous pas à chanter ces chants de liberté ?<br>
Parce que c’est tout ce que j’ai jamais eu : des chants de rédemption, des chants de rédemption »)</p>
</blockquote>
<h2>Le reggae, une musique de liberté</h2>
<p>Le vecteur du message, c’est un style musical spécifique, le reggae, une musique dont le premier objectif est de saisir le corps, de <a href="https://www.semanticscholar.org/paper/Sonic-Dominance-and-the-Reggae-Sound-System-Session-Henriques/3d05ed941d87e2c961e9eefebba04e70be900d3e"><em>littéralement</em> faire vibrer physiquement</a> – comme Marley vibre de son histoire et du message qu’il veut transmettre. Dans les <em>sound systems</em> jamaïcains, on dit que si le son est bon, une bouteille de bière ne peut tenir debout.</p>
<p>Le reggae, c’est une musique profonde avec des basses lourdes, fondamentales dans le mix, des basses qui semblent manifester l’enracinement, les « roots ». Le reggae, c’est aussi ce côté syncopé, ce contretemps qui prend à contrepied, qui entraîne et qui déstabilise. Et c’est ce côté <a href="https://www.routledge.com/Vibe-Merchants-The-Sound-Creators-of-Jamaican-Popular-Music/Hitchins/p/book/9781032404257">« <em>raw</em> »</a>, un peu rude, « brut de décoffrage », qui accroche et peut-être grince un peu – comme la voix si singulière de Bob Marley. Dans le film, on voit les Wailers présenter au producteur Coxsone Dodd ce qui sera leur tout premier tube, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ysjaMz8oUBI">« Simmer Down »</a>, en 1964. Plusieurs prises du morceau ont été réalisées, et dans celle choisie par Coxsone pour être pressée et diffusée, il y a une erreur, un petit truc qui déraille : l’un des acolytes de Bob, Peter Tosh, se trompe et entame un refrain au mauvais moment. C’est probablement ce côté rugueux qui a séduit les skinheads et punks britanniques dans les années 60 et début 70.</p>
<p>La forme musicale même constitue ainsi un véhicule idéal pour ce message. D’ailleurs, partout où le reggae a porté, ceux qui l’ont entendu se le sont approprié, pour y poser leur propre volonté d’émancipation.</p>
<h2>Bob Marley, trop universel ?</h2>
<p>Mais Bob Marley aurait-il perdu en authenticité en cherchant à toucher le plus large possible, aux quatre coins du monde, avec un message plus universel et une forme de reggae « international » nourri d’influences extérieures ? Le film montre par exemple l’arrivée de Junior Marvin, un guitariste rock qui avait collaboré avec Stevie Wonder, aux cheveux lissés – loin des canons du reggae rasta jamaïcain ! – sur la suggestion du producteur Chris Blackwell, du label Island, celui qui propulse Bob Marley et les Wailers sur la scène internationale.</p>
<p>En 1974, pour la sortie du premier album international solo de Bob, il y a débat sur le titre : <em>Knotty Dread</em> ou <em>Natty Dread</em>, des dreadlocks « noueuses » ou « élégantes » ? Pour un Jamaïcain, cela se prononce pratiquement de la même manière, mais une fois porté à l’écrit, la connotation n’est pas la même… Dans les deux cas, Bob Marley tranche : oui pour Junior Marvin, pour accrocher un public qui vient du rock, et ce sera « Natty Dread » – des dreadlocks élégantes, certes, mais qui chantent <a href="https://www.youtube.com/watch?v=bJ-yZ2WwXqk">« Revolution »</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Survival » ou « Black Survival » ?</span></figcaption>
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<p>Une des meilleures illustrations de cette ouverture de Bob Marley à un large public sans compromission du message originel est probablement <a href="https://www.google.fr/books/edition/So_much_things_to_say_L_histoire_orale_d/5YFqDwAAQBAJ">l’histoire du titre et de la pochette de l’album <em>Survival</em></a>. Celui-ci devait originellement s’intituler <em>Black Survival</em>, mais Bob Marley a préféré lui donner une dimension plus universelle en omettant le « Black ». Cependant la pochette de l’album montre ce <em>Survival</em> écrit sur la représentation d’un navire négrier, encadré des drapeaux de tous les pays africains. Un message universel, oui, mais dont l’origine et la puissance proviennent d’une histoire et d’une souffrance particulières – celles des descendants des Noirs esclavisés déportés d’Afrique.</p>
<hr>
<p><em>Thomas Vendryes tient à remercier Audrey Bangou pour sa précieuse contribution à la conception et à la relecture de ce texte.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223391/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Vendryes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À l’occasion de la sortie du biopic « Bob Marley : One Love », retour sur la vie et l’œuvre d’un artiste qui a su transmettre un message universel, au-delà d’un fort ancrage politique et religieux.Thomas Vendryes, Maître de conférence au Département de Sciences Humaines et Sociales de l'ENS Paris-Saclay, Centre for Economics at Paris-Saclay (CEPS), École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216392024-02-08T16:52:31Z2024-02-08T16:52:31Z« Pauvres créatures » : Alasdair Gray, auteur du roman derrière le film<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573024/original/file-20240202-15-erbbgu.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=125%2C83%2C1057%2C694&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alasdair Gray, _Eden and After_, fresque pour la Greenhead Church de Glasgow, 1963, détail. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.nationalgalleries.org/art-and-artists/113174?artists%5B25%5D=25&search_set_offset=0">National Galleries, Scotland</a></span></figcaption></figure><p>Le film <em>Pauvres Créatures</em>, adaptation rétrofuturiste du roman éponyme d’Alasdair Gray, adapté par Tony McNamara et réalisé par Yorgos Lánthimos, propulse le spectateur dans un univers à la fois exubérant, tragicomique, grotesque et jubilatoire que ne renierait sans doute pas l’auteur du roman. <em>Poor Things</em> (1992) (<em>Pauvres Créatures</em>, <a href="https://editions-metailie.com/livre/pauvres-creatures">dans la version française</a>), est une réactivation dix-neuvièmisante du mythe de Frankenstein, fondée sur le postulat gothique du savant fou qui ressuscite une jeune suicidée en lui greffant le cerveau du fœtus qu’elle portait au moment de sa noyade. </p>
<p>L’esthétique travaillée du film, avec l’alternance noir et blanc/couleur, et le recours à une palette saturée et chromatiquement exubérante, l’effet d’œilleton qui indique la notion de point de vue, celui de la protagoniste Bella Baxter, sont autant d’éléments participant à l’interprétation que le metteur en scène propose de ce roman qui conduit ses personnages de Glasgow (Londres dans le film) à Alexandrie, en passant par Odessa (le film choisit Lisbonne) ou encore un bordel parisien.</p>
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<h2>Faire lien entre littérature et Histoire</h2>
<p>En 2012 paraît une monographie signée Camille Manfredi consacrée à Alasdair Gray, écrivain et artiste peintre né à Glasgow en 1934, dont le titre, <a href="https://pur-editions.fr/product/4725/alasdair-gray"><em>Le Faiseur d’Écosse</em></a> est inspiré de celui d’un roman de l’auteur paru en 1994, <a href="https://editions-metailie.com/livre/le-faiseur-dhistoire/"><em>Le Faiseur d’Histoire</em></a> (<em>A History Maker</em>). Ces deux titres capturent l’essence de l’apport de l’auteur à la littérature écossaise, mais également britannique, en insistant sur le lien intime entre littérature, (petites) histoires, et (grande) histoire, et sur la capacité de l’artiste à « faire » (le mot « makar », proche phonologiquement de « maker », désigne le poète en langue écossaise). C’est en effet dès la publication du premier roman de Gray en 1981, <a href="https://editions-metailie.com/livre/lanark/"><em>Lanark, A Life in Four Books</em></a> que se manifeste cette étroite corrélation.</p>
<p>Le contexte historique, politique et social de la publication de <em>Lanark</em> coïncide avec l’arrivée au pouvoir en 1979 de Margaret Thatcher, dont la politique économique et le libéralisme laissez-faire laisseront de profondes traces en Écosse, notamment sur les <a href="http://www.clydewaterfront.com/clyde-heritage/river-clyde/shipbuilding-on-the-clyde_">chantiers navals de la Clyde à Glasgow</a>, dont la population ouvrière fut particulièrement touchée par la récession économique de la fin du XX<sup>e</sup> siècle. L’année de cette élection fut aussi l’année du (premier) <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/04/SCHLESINGER/3655">référendum sur l’autonomie de l’Écosse</a>, dont l’échec plongea le pays dans une période de dépression politique accompagnant les souffrances économiques.</p>
<p>Dans ce contexte se produisit une seconde renaissance littéraire, extrêmement politisée, dévolutionnaire puis indépendantiste, qui prit le relais d’une sphère politique en berne, édifiant ce que le romancier Duncan McLean décrivit comme « un parlement de romans » (<a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1175">« a parliament of novels »</a>) pendant les années qui menèrent à la dévolution en Écosse et à l’inauguration du parlement en 1999. </p>
<p>Cette participation de la littérature à la (re) constitution à la fois politique et historique de l’Écosse prend aujourd’hui des allures de mythes des origines ; pour autant, cette vision atteste de la force du lien entre les artistes écossais et l’histoire de leur pays notamment depuis le poème accusateur de Robert Burns <a href="https://www.youtube.com/watch?v=XLaYLDuxvQ8">« Such a Parcel of Rogues in a Nation »</a> (1791), dans lequel l’auteur traitait de vendus les technocrates qui, au moment de l’union des parlements en 1707, avaient accepté pour quelques pièces d’or de « vendre » l’Écosse à l’Angleterre.</p>
<h2>Postmodernisme et nationalisme : Gray et l’engagement</h2>
<p>Car la première caractéristique de l’œuvre de Gray qui, dès <em>Lanark</em>, mêle expérimentations formelles, visuelles et génériques, et propose un art qui tour à tour esquisse une forme d’hyperréalité, mais aussi de fantastique allant parfois jusqu’à convoquer des éléments de science-fiction au service de ce qu’il nomme inlassablement une « meilleure nation », est l’engagement. Engagement d’un artiste : <em>Lanark</em> possède une double intrigue, une réaliste, inspirée de la vie de l’auteur, et l’autre fantasmagorique, qui campe un sombre au-delà dystopique nommé Unthank, dans lequel erre un personnage amnésique que le récit relie au héros de la partie réaliste. </p>
<p>Il rencontre au passage son auteur, un « fichu magicien » dans un épilogue au roman intervenant avant la fin du livre, et se voit proposer deux fins, dont l’une est jugée « bloody rotten » (vraiment pourrie). Ce roman, qui valut à son auteur d’être rangé parmi les écrivains postmodernistes, jongle avec la temporalité, les identités, réelles et fictionnelles, au gré d’un récit déstructuré non chronologique ; il met en péril le texte en en déplaçant les frontières entre texte et hors texte, entre personnage de roman et leur auteur, entre monde fictionnel et monde réel.</p>
<p>Ce qualificatif encombrant d’auteur postmoderniste, que Gray réfute et dont il joue cependant, a parfois occulté à quel point son œuvre est à la fois engagée et politique. Engagée en faveur de l’indépendance écossaise : Gray est auteur de deux essais, <em>Why Scots should rule Scotland</em>, publié en 1992 au moment de la campagne pour la dévolution de l’Écosse, puis <em>Why we Should Rule Ourselves</em> (2005). Pour autant, son engagement n’est pas cantonné à la forme de l’essai ou du pamphlet : il est partie intégrante de son œuvre, qui répète sa vision d’une « meilleure nation », précisant qu’elle pourrait prendre la forme d’une « petite République socialiste coopérative ». C’est surtout un engagement qui postule l’importance de la littérature dans l’existence même d’une nation, argument qui sera important lors de la <a href="https://www.luath.co.uk/art-and-photography/arts-of-independence-the-cultural-argument-and-why-it-matters-most">campagne pour l’indépendance en 2016</a>.</p>
<h2>Un imaginaire politique, lié au territoire</h2>
<p>Duncan Thaw, héros de <em>Lanark</em>, identifie la raison de la non-existence de sa ville, et par extension, de son pays : « Si une ville n’a pas été utilisée par des artistes, même ses habitants n’y vivent pas en imagination », dit-il. Pour exister, une ville doit d’abord avoir une existence dans l’imaginaire collectif. Le mot est lâché : l’imaginaire ; il engage la responsabilité des artistes. Celle de Gray, et celle de ses contemporains tels que James Kelman, Edwin Morgan, Liz Lochhead, Iain Banks ou encore William McIlvanney qui, comme lui, viendront (ré) inscrire l’Écosse sur la carte du monde. L’adaptation de <em>Poor Things</em> par Yorgos Lánthimos vient parachever ce phénomène en lui donnant la résonance mondiale du blockbuster aux deux Golden Globes et au Lion d’Or, au prix toutefois d’une ironie, puisque l’intrigue du film est déplacée de Glasgow à Londres.</p>
<p>L’imaginaire est, chez Gray, politique, lié à la thématique fondatrice du territoire. Pour <em>Lanark</em>, il convient de prendre de la hauteur sur les montagnes du pays afin de cartographier l’espace et ainsi délimiter le territoire de la nation. Pour <em>A History Maker</em>, les territoires sont explorés par un « œil public » surplombe les champs de bataille entre clans rivaux. Enfin, Gray est illustrateur et, dans chacun de ses livres, fait dialoguer texte et image de manière foisonnante, et inclut la carte, le dessin de frontières, dans <a href="https://canongate.co.uk/books/97-a-history-maker/">nombre de ses illustrations et couvertures</a>.</p>
<p><em>Poor Things</em> convoque également le territoire comme conquête, en utilisant la période à laquelle se déroule l’intrigue afin de fustiger l’impérialisme britannique : Lord Blessington, époux de Bella/Victoria, est un impérialiste dominateur qui déclare dans le film vouloir annexer le corps de sa femme. Cette idéologie fait son chemin dans le livre sous forme d’addenda, une invasion des bordures du texte (des paratextes) qui sont la marque de fabrique de l’auteur. Elle est faite de notes historiques apocryphes, mais qui soulignent l’emprise de l’idéologie impérialiste et, au passage, la part que prit l’Écosse à l’expansionnisme britannique. Dans le film, cela se limite à la terreur grotesque que Blessington inspire à son personnel tenu en joue de son pistolet.</p>
<p>Autre dimension gommée de l’adaptation, la femme-territoire, dans le roman, est aussi une femme qui s’engage, et engage avec elle l’avenir d’une nation. Nommée Bella, Victoria Blessington, puis Victoria McCandless, mais surtout Bella Caledonia, elle allégorise la nation écossaise. Elle est aussi le véhicule de la critique sociale : Victoria McCandless, la version conquérante de Bella Baxter (cf le royal prénom) est médecin, suffragette, engagée pour faire une différence dans la vie des femmes et des hommes de son époque, mettant à mal les stéréotypes victoriens et édouardiens.</p>
<p>L’internationalisation que constitue l’adaptation par Lánthimos de ce roman à maints égards particulièrement écossais est aussi paradoxalement une sorte de retour bienvenu au point de départ pour un écrivain éclectique qui n’a jamais considéré ses inspirations comme étroitement nationales. Au rang des sources, Robert Burns bien sûr, le poète national, notamment pour ses propositions révolutionnaires, comme celle du poème « Un homme est un homme » (<a href="https://www.scottishpoetrylibrary.org.uk/poem/mans-man-0/">« A man’s a man for a’ that »</a>) qui fait fi des distinctions sociales pour proclamer l’humanité commune aux grands de ce monde et au peuple ; d’autres grands auteurs écossais tels que Robert Louis Stevenson, dont la nouvelle « The body snatcher » est une des sources d’inspiration de <em>Poor Things</em>, ou encore Walter Scott, Hugh MacDiarmid ou des contemporains de Gray ; mais aussi Shakespeare, Dickens, William Blake, Tolstoï, tous les grands auteurs de la littérature mondiale, les philosophes (il y a dans <em>Poor Things</em> une mise en perspective de la rationalité des lumières, la raison conduisant parfois à la déchéance de l’humain), les auteurs antiques, la Bible bien sûr, ou encore des lectures de son enfance, des romans ou des textes plus confidentiels.</p>
<h2>Un auteur versatile et curieux</h2>
<p>Car la seconde caractéristique de Gray est la versatilité de son esprit et de sa curiosité. Cette caractéristique de son écriture confère à ses romans une vitalité et une dimension carnavalesque, <a href="https://www.jstor.org/stable/42945044">au sens Bakhtinien du terme</a>. Les œuvres de Gray, de <em>Lanark</em> à <em>Old Men in Love</em> (2007) ou à sa pièce <em>Fleck</em> (2008), réécriture du mythe de Faust, se caractérisent en effet par cette exubérance, cette jubilation à mélanger forme et fond, à mettre en avant la matérialité de l’objet livre, dont les illustrations de couverture en font de véritables objets artistiques, à mettre en scène une intertextualité débordante, dont l’auteur se moque lui-même lorsque, dans l’épilogue de <em>Lanark</em>, il conçoit un « Index des plagiats », placé en marge du texte romanesque dans lequel une figure de l’auteur détaille les emprunts dont il s’est rendu coupable.</p>
<p>L’héritage de Gray, disparu en 2019, est donc immense, et fort opportunément rendu accessible par le travail de diffusion de son travail, pictural et littéraire, de la <a href="https://thealasdairgrayarchive.org">Alasdair Gray Archive</a>.</p>
<p>Pour avoir une idée de son œuvre picturale, on peut admirer la magistrale fresque murale dont Gray orna <a href="https://oran-mor.co.uk/arts-for-all/celestial-ceiling-mural/">l’église d’Oran Mor</a> dans le West End de Glasgow, aujourd’hui lieu dédié à la culture et à l’événementiel.</p>
<p>Concernant l’importance du Gray écrivain, certains auteurs l’ayant aujourd’hui rejoint au canon de la littérature écossaise reconnaissent sa colossale influence. Ainsi de Janice Galloway, qui écrit dans un article intitulé <a href="https://archive.org/details/sim_review-of-contemporary-fiction_1995_15_index">« Me and Alasdair Gray »</a> qu’il a ouvert la voie pour les artistes de sa génération, en décloisonnant une géographie de la littérature jusqu’alors polarisée sur la grande voisine anglaise et le « centre » londonien. Il lui a permis d’oser imaginer (encore l’imagination) une carrière d’écrivain pour elle-même, grâce à cette voix qui montre la voie :</p>
<blockquote>
<p>« La voix d’Alasdair Gray m’a apporté quelque chose de libérateur. Elle n’était ni distante ni condescendante. Elle connaissait des mots, une syntaxe, des endroits que je connaissais aussi, mais les utilisait sans s’en excuser : elle considérait sa propre expérience et sa propre culture comme valables et centrales, et non comme dépassée ou rurale, pittoresque pour les touristes ou arriérée pour déclencher l’hilarité. Plus encore, c’était une voix qui postulait qu’elle n’était pas la seule voix possible. »</p>
</blockquote>
<p>C’est ce souffle de liberté, ce pouvoir d’imaginer autrement qui est perceptible dans l’adaptation de Lánthimos. C’est aussi ce patrimoine intellectuel, politique et artistique qui fait de Gray un des artistes les plus marquants du XX<sup>e</sup> siècle britannique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221639/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie-Odile Pittin-Hedon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>« Pauvres créatures » est l’adaptation rétrofuturiste du roman d’Alasdair Gray au cinéma. Un auteur et artiste écossais qui a marqué son époque et continue à inspirer le monde de la création.Marie-Odile Pittin-Hedon, Professeur de littérature écossaise contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2226862024-02-05T13:00:45Z2024-02-05T13:00:45ZDans « La Zone d’intérêt », une Allemagne nazie toute à sa jouissance matérielle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573136/original/file-20240202-27-bg8v8z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=49%2C2%2C1517%2C1075&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La famille Höss vit comme si de rien n'était, alors que seul un muret sépare la maison du camp de concentration d'Auschwitz.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-266159/photos/detail/?cmediafile=21999060">Allociné</a></span></figcaption></figure><p><em>Dans la première scène de « La Zone d’intérêt » (Jonathan Glazer), adaptation du roman du même nom <a href="https://www.calmann-levy.fr/livre/la-zone-dinteret-9782702191378/">signé Martin Amis</a>, on découvre la baignade bucolique et joyeuse d’une famille allemande et de leurs enfants au bord d’une rivière, en plein été. Mais lorsqu’ils regagnent leur coquette maison, stupeur : elle est littéralement adossée au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, où moururent plus de 1,1 million de personnes, dont près d’un million de Juifs, au cours de la Seconde Guerre mondiale. La « Zone d’intérêt », c’est le terme qui désignait, dans le langage du nazisme, la zone de 40 km<sup>2</sup> qui entourait le camp d’Auschwitz, en Pologne. La famille Höss a vraiment existé, et a effectivement vécu plusieurs années à cet endroit, entre 1940 et 1944. Le père de famille, le lieutenant-colonel Rudolf Höss, fut un instrument zélé de la « solution finale ». Jugé et pendu en 1947, il n’exprima jamais le moindre remords, ni au cours de son procès, ni dans ses mémoires.</em></p>
<p><em>En montrant le quotidien de cette famille, sa vie domestique, les fêtes et le jardin fleuri, et en laissant le camp hors champ (on ne voit jamais ce qui s’y produit même si la bande-son permet de l’imaginer), Glazer opte pour un point de vue glaçant qui invite à s’interroger sur la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/arendt-la-banalite-du-mal-5131944">banalité du mal</a>, mais aussi sur notre propre capacité de déni. Nous avons rencontré Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme et auteur de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">« La loi du sang ; penser et agir en nazi »</a> (2020), afin qu’il nous livre son analyse de ce film dérangeant, qui a remporté le Grand Prix à Cannes, mais aussi le BAFA du meilleur film britannique et du meilleur film en langue étrangère.</em></p>
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<p><strong>Le cinéma qui s’intéresse à la Shoah semble pris entre la nécessité de réalisme (la fidélité à l’histoire telle qu’elle s’est déroulée) et celle de respecter la mémoire des victimes, sans rien montrer qui puisse porter atteinte à leur dignité, selon les préceptes proposés par Claude Lanzmann, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/shoah-sur-france-2-un-film-memoire-de-dix-heures-de-claude-lanzmann-sur-le-genocide-des-juifs-d-europe-par-les-nazis_6313590.html">notamment à travers son documentaire <em>Shoah</em></a>. Est-ce que ce que montre Glazer – le quotidien tranquille et « ordinaire » de cette famille de nazis – permet de respecter ces impératifs ?</strong></p>
<p><strong>Johann Chapoutot</strong> : Le film est vraiment réussi : la représentation de la Shoah est un problème très délicat, bien thématisé par Claude Lanzmann qui, lui, avait fait le choix d’une caméra périphérique. Il montre des ruines, des témoins âgés. Il ne va pas au centre, il ne montre pas les fosses où on abattait les gens lors des opérations génocidaires dans les Einsatzgruppen de l’est (les unités mobiles d’extermination du III<sup>e</sup> Reich), il ne montre pas les chambres à gaz. Du point de vue des sources historiques, c’est important parce qu’on a des images (y compris filmées) des opérations de massacre à l’est, mais aucune image – à ce jour – des assassinats par asphyxie dans les chambres à gaz. Les images qui nous sont parvenues sont légèrement périphériques, faites clandestinement par les Sonderkommandos (les équipes de détenus juifs affectés à la manutention des chambres à gaz et des fours crématoires, qui étaient régulièrement assassinés). Ces images montrent les processus de crémation « sauvages » en dehors des fours, sur les rails du chemin de fer. On a aussi des images de déshabillage des victimes.</p>
<p>Du point de vue de la déontologie historique et de l’éthique humaine, le cinéma ne peut pas se référer à des images de la réalité de l’assassinat par le gaz. Glazer fait preuve de tact et d’intelligence en laissant cela hors champ. Il donne à voir et à entendre aux spectateurs ce que des gens extérieurs aux camps pouvaient percevoir à l’époque : en l’occurrence le bruit des chemins de fer, le ronflement des fours crématoires, des coups de fouet, des coups de feu, des hurlements de douleur, des aboiements, des ordres hurlés. On entend aussi la voix et le ton de Höss changer quand il passe de sa maison au camp : soudain sa voix haut-perchée et douce – que ses pairs moquaient, d’ailleurs – devient autoritaire et dangereuse. Mais on ne voit que la fumée des trains, la fumée des crématoires, et la nuit, le rougeoiement du ciel causé par le feu des crématoires.</p>
<p><strong>Le film est-il fidèle au roman de Martin Amis ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Pas du tout. Gallimard est le traducteur historique de Martin Amis, et m’avait demandé de relire le manuscrit, car ils étaient un peu dubitatifs face à ce qui est, disons-le nettement, un roman raté. Je leur ai dit que selon moi, ce n’était pas possible de traduire et de publier ce livre (il a été publié chez Calmann-Lévy, NDLR), car c’était une méditation fantasmatique sur la libido de Höss, décrit comme un violeur en série, centré sur ses pseudo-pratiques sadico-orgiaques, sans rapport avec la réalité historique. Le film n’a rien à voir avec le livre ; Glazer n’a retenu que le prétexte de la vie de famille des Höss, qui était présent chez Amis.</p>
<p><strong>Selon vous, il ne faudrait pas parler de « camps d’extermination » : pourquoi ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : À la suite de <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2007/08/07/raul-hilberg-historien-du-nazisme-est-mort_942594_3382.html">Raul Hilberg</a>, le grand historien du nazisme, je refuse de parler de « camp d’extermination ». Les expressions « camp de concentration » et « camp d’extermination » correspondent à des catégories didactiques qui ont été forgées à <a href="https://www.memorialdelashoah.org/20-novembre-1945-ouverture-du-proces-de-nuremberg.html">Nuremberg</a>, sur le patron sémantique du syntagme « camp de concentration », terme effectivement utilisé par les nazis (Konzentrationlager, ou KL). Or on le voit très bien dans le film, les SS ne parlent jamais de camps d’extermination, mais de Sonderkommando (« commando spécial ») ou de Einsatzkommando (« commando d’intervention »), selon la logique d’un langage euphémisé et technico-pratique, purement organisationnel, voire entrepreneurial.</p>
<p>Pour Hilberg, il faut plutôt parler de « killing centers », de centres de mise à mort. On y vient pour être tué, on n’y « campe » pas. On arrive en train, et quelques heures plus tard, tout au plus, on est déshabillé, gazé, puis brûlé.</p>
<p>Le terme de « centre » est important aussi : tous ces lieux présentent une centralité géographique, pour le bon acheminement des victimes. Le site d’Auschwitz a été choisi pour des raisons pratiques (il y avait déjà des bâtiments en dur), mais aussi parce que c’est un nœud ferroviaire. La dimension de management logistique était déterminante. C’est la même chose dans les autres centres de mise à mort, à Sobibor, Treblinka, Majdanek, Chelmno et Bełżec. Plus encore, à l’est, il n’y a pas de structures « en dur », le massacre est local. On tue sur place, ou on achemine les victimes dans des lieux faciles d’accès, comme à Babi Yar, près de Kiev, où 33 771 Juifs sont assassinés au bord du ravin, les 29 et 30 septembre 1941. Mais ces sites restent actifs pendant des années, on continue à y tuer en masse, pour des raisons pratiques de facilité d’acheminement des victimes et de turnover des tueurs.</p>
<p><strong>La production cinématographique autour de ces événements, évidemment indispensable au devoir de mémoire, est souvent caractérisée par un certain académisme. Avec le choix du hors champ, le réalisateur de <em>La Zone d’intérêt</em> semble rompre avec des décennies d’une filmographie assez uniforme (si on excepte <em>La vie est belle</em> et <em>Le Fils de Saul</em>). Quel est selon vous l’effet potentiel de son parti pris ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Avec ce film, on rompt avec l’académisme à la Spielberg. Mais <em>La liste de Schindler</em> (1993), dans l’état des connaissances et de la mémoire à l’époque de sa sortie, reste une référence, assez fidèle à la réalité historique. Pour ma part, je rapprocherais <em>La Zone d’intérêt</em> de deux films : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=WWFbQ2NVVHY"><em>Le Fils de Saul</em></a> (2015) et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lLsnSL1_ie4"><em>La Conférence</em></a> (2022). Dans le film <em>La Conférence</em>, le cinéaste Matti Geschonnek adapte la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, organisée par Reinhard Heydrich, numéro 2 de la SS et chef du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office central de la sécurité du Reich). Au cours de cette conférence, Heydrich informe les différentes autorités ministérielles allemandes que le RSHA a, sur injonction du « Führer », décidé la mort de l’intégralité du peuple juif présent sur le sol européen.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une image du film <em>La Conférence</em> (2022).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Constantin films</span></span>
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<p>J’aimerais aussi citer, parmi les films qui proposent une vision décentrée des événements, <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19374118"><em>Train de vie</em></a>, une comédie très réussie sur l’histoire d’un shtetl (communauté villageoise juive d’Europe centrale, NDLR) à l’est, qui voit arriver les nazis et décide d’organiser une fausse déportation pour sauver sa peau. On reste là aussi à l’extérieur du camp, mais c’est une pure fiction.</p>
<p><em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> sont exemplaires pour la réflexion historique, sur ce que représente la Shoah du point de vue civilisationnel. C’est aussi ce qu’on peut faire de mieux sur la représentation des criminels.</p>
<p><em>Le fils de Saul</em> quant à lui, est un chef-d’œuvre qui se situe, lui, du côté des victimes, avec la tentative de recréer un sens humain dans un univers de non-sens, au cœur du crime absolu. Ému par le visage d’un enfant mort, refusant de travailler à la chaîne et de le traiter comme une chose, comme une pièce (Stück), Saul (qui travaille dans un Sonderkommado) décide de lui donner des obsèques humaines ritualisées et cherche un rabbin pour prononcer le <a href="https://www.la-croix.com/Religion/Judaisme/Le-kaddish-quest-cest-2017-07-05-1200860561">kaddish</a>. C’est aussi un film très réaliste, qui fait la jonction entre <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> : on y voit la réification, la déshumanisation à l’œuvre, dans une logique de performance industrielle et d’obsession constante du bénéfice, de la cadence et de la rentabilité. Il faut « produire » des cadavres et de la cendre humaine en masse (utilisée ensuite comme engrais). Et ce sont des familles comme celle de Höss qui en profitent, avec deux voitures, une piscine, le chauffage central, des domestiques…</p>
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<span class="caption">Hedwig Höss (interprétée par Sandra Hüller) dans son jardin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>En quoi <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> permettent-ils de mieux comprendre à la fois la mentalité des bourreaux et les rouages de la culture de l’efficacité, l’industrialisation à l’œuvre dans la mise en place de la « solution finale » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Ce sont deux films jumeaux, sortis à quelques mois d’écart (en 2022 et 2023), ce qui dit beaucoup de l’esprit du temps, du nôtre en l’occurrence. Ils engagent la réflexion sur une organisation du travail déshumanisante qui produit des dommages psychosociaux en masse. Difficile de ne pas faire le lien avec notre époque : il y a aujourd’hui tant de personnes maltraitées, poussées à la productivité pour un travail qui n’a pas de sens à leurs yeux ou pour produire n’importe quoi… Le film permet aussi de questionner la notion de management, l’organisation d’un travail déshumanisé, ce que des philosophes allemands dans les années 1920 et 1930 appelaient « les moyens sans fin ». On calcule des moyens, mais la véritable fin (créer une société plus humaine ou un plus grand bien-être) est évacuée. C’est une rationalité qui tourne à vide.</p>
<p>Les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont analysé ce phénomène en 1944 dans <em>La dialectique de la raison</em> (<em>Dialektik der Aufklärung</em>), un essai écrit à la lumière du nazisme, où ils démontrent qu’il révèle une rationalité vide. La numérisation générale de notre société, qui nous place continuellement face aux machines, est une tendance lourde annoncée dès le début du XX<sup>e</sup> siècle. La Raison s’est développée au siècle des Lumières dans l’optique d’humaniser le monde, puis avec le capitalisme du XIX<sup>e</sup> siècle, elle s’est détachée de cette fin pour devenir une machine capable de tout produire et de produire n’importe quoi – pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, c’est au nom de la raison que l’on fabrique des mitrailleuses, du gaz, des sous-marins, des canons. Le chimiste allemand <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-2-page-121.htm">Fritz Haber</a> reçoit le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, importante pour la fabrication d’engrais, d’explosifs et de gaz de combat. Il est en 1919 un des cofondateurs de la Degesch, entreprise qui utilise l’acide cyanhydrique pour des opérations de dératisation, et qui brevètera le Zyklon B en 1920, développé par ses collaborateurs, sur le fondement de ses travaux pionniers.</p>
<p><strong>Cette rationalité et cette obsession de la productivité s’expriment aussi à travers un vocabulaire particulier…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Oui, le codage de la langue propre à notre époque numérique et les novlangues de l’entreprise néolibérale étaient largement anticipés par ces langues qui sont déjà des langues de l’entreprise. <em>La Zone d’intérêt</em> comme <em>La Conférence</em> sont à ce titre très fidèles aux sources. Unités, rendement, chiffres, mais aussi cadence, performance, rentabilité, optimisation : ces gens échangent avec le vocabulaire de l’industrie et de l’économie de service et de la révolution industrielle.</p>
<p>Höss, cadre supérieur modèle, illustre à la perfection cette vertu de la modernité économique et industrielle qui porte un nom : la « Sachlichkeit ». Dans l’Allemagne du XX<sup>e</sup> siècle, pour être contemporain des évolutions techniques, économiques, du progrès en somme, il convient de sortir du sentiment, de l’émotion, du romantisme, considérés comme des faiblesses, les nazis insistent lourdement sur l’humanitarisme coupable de leurs contemporains, sur la nécessité d’être très « pro ». Donc, il faut être « sachlich ». On pourrait traduire ce mot par « très professionnel », mais aussi « détaché », « froid », « pragmatique », « efficace ». « Die Sache », c’est la chose : une étymologie révélatrice. </p>
<p>Quand on est « sachlich », on évolue dans un univers de choses, ce qui évacue donc l’empathie. Cette vertu était indispensable dans le monde nazi. On peut souligner au passage l’ambiguïté de l’expression « ressources humaines », que nous utilisons toujours : la ressource est une matérialité chosifiée. Autrement dit, si vous êtes mon employé, et si vous ne me servez plus, vous n’êtes qu’une chose, et vous êtes évacués, « par la porte ou par la fenêtre », comme on disait chez France Télécom, ou par la cheminée du crématoire, quand la force de travail est épuisée par une exploitation qui puise l’énergie mécanique jusqu’à l’épuisement du corps.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=403&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573428/original/file-20240205-17-e9wpsm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=506&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Rudolf Höss (Chrstian Friedel), cadre supérieur modèle du IIIᵉ Reich.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p>Mais ça n’empêche pas les nazis de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">distinguer les registres</a> : parallèlement à ses activités de lieutenant-colonel zélé, Höss embrasse sa jument, se montre affectueux avec sa femme et ses enfants. Pour lui, c’est parfaitement compatible, car c’est être « sachlich » que de savoir distinguer le « pro » du « perso » comme on le dit aujourd’hui. On peut être impitoyable au bureau et charmant à la maison. C’est même un impératif de développement personnel, pour être, en retour, plus productif au travail…</p>
<p>Ce qui compte par-dessus tout, pour la pensée nazie, dans cette Allemagne humiliée par la défaite de 1918, c’est bien l’action (pragmatique vient de praxis, l’action) et la performance (Leistung). L’Allemagne, qui se targue d’être la nation des poètes et des penseurs, ce dont se vantent les nazis, mais ce qu’ils tancent en même temps, doit se faire moins philosophe et plus pragmatique, et devenir une nation de managers. La SS (Schutzstaffel, une des principales organisations du régime nazi) est le lieu où cette pensée s’élabore. La SS n’est pas seulement la concentration des organes de répression et de renseignement du III<sup>e</sup> Reich, mais aussi un véritable empire économique : pas moins de 30 entreprises maison qui produisent un peu de tout… un empire qui fournit de la main-d’œuvre à toutes les entreprises allemandes et américaines qui travaillaient pour le III<sup>e</sup> Reich. </p>
<p>Les entreprises américaines ont d’ailleurs continué à travailler pour le III<sup>e</sup> Reich après 1941 (après l’entrée en guerre des États-Unis, donc). C’est le cas de Standard Oil (société de raffinage et de distribution de pétrole, aujourd’hui ExxonMobil), General Motors, à qui appartient Opel, IBM, par l’intermédiaire de sa filiale allemande Hollerith, qui équipe le système de classement préinformatique de l’office de l’économie (WVHA) de la SS, etc.</p>
<p><strong>Il est très difficile d’imaginer que l’on puisse rester à ce point insensible à la souffrance environnante, surtout quand on participe directement au processus mortifère à l’œuvre. Que sait-on des conséquences de la mise en œuvre de la « solution finale » sur la santé mentale de ses agents ? Pouvaient-ils vraiment en sortir « indemnes » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Les nazis étaient très conscients des conséquences de ces exactions sur la psyché des agents, en termes d’ensauvagement potentiel, de dommages psychiatriques de long terme sur des gens qui ont tué et reviennent à la vie civile. Aujourd’hui, on parlerait de troubles et de stress post-traumatiques. Quels maris, quels pères feraient-ils après la guerre ?</p>
<p>Quand les nazis mentionnent leurs crimes, ils emploient des mots spécifiques : die Aufgabe (la tâche), der Auftrag (la mission), die Arbeit (le travail). C’est un travail, sachlich, là encore. L’entreprise de codage sémantique pour parler de ces exactions participe à une forme de mise à distance, et là encore, de réification des humains.</p>
<p>Cette réflexion sur les dommages potentiels sur la santé mentale des collaborateurs est menée au plus haut niveau. Heinrich Himmler lui-même (chef suprême de la SS et deuxième homme le plus puissant du Reich) s’en inquiète. C’est pour cette raison que même si on continue les tueries sur le front de l’est jusqu’en 1945, on acte le fait, pour les Juifs de l’ouest, qu’il est plus difficile de les tuer parce qu’ils ressemblent plus (sociologiquement, physiquement, culturellement…) à leurs bourreaux.</p>
<p>Les Juifs de l’est sont pauvres, ruraux, religieux et vivent dans des communautés traditionnelles : les tueurs allemands ne s’y identifient pas. Mais quand les membres des Einsatzgruppen et de la police allemande se retrouvent face à des gens en costume trois-pièces, parlant un allemand parfait et portant la Croix de fer pour leurs actes de bravoure au service de l’Allemagne ou de l’Autriche pendant la Première Guerre mondiale, c’est une autre histoire.</p>
<p>Quand les nazis prennent la décision, fin décembre 1941, de tuer tous les Juifs d’Europe occidentale, dont les Juifs allemands, on imagine l’intermédiation par le process industriel.</p>
<p>Déjà sur le front de l’est, les chefs des Einsatzgruppen ont commencé à imaginer tous les processus qui permettaient d’épargner aux tueurs le fait d’envisager leurs victimes (c’est-à-dire, littéralement, le fait de voir leur visage).</p>
<p>On demande alors aux victimes de s’allonger face contre terre. Friedrich Jeckeln, chef de la police en « Russie-Sud » (HSSPF Russlande-Süd) a mis au point la technique de la « boite de sardines », qui permet en outre d’optimiser le massacre en évitant de creuser trop de fosses, donc de perdre trop de temps, d’énergie et d’essence. Il s’agissait d’entasser les cadavres, en demandant aux victimes de s’allonger en rang, face contre la rangée de personnes qui venait d’être abattues…</p>
<p><strong>L’image très lisse, les plans très soignés, les couleurs parfois saturées et les nombreuses scènes de vie domestique font appel à un imaginaire qui renvoie à des périodes ultérieures, aux publicités américaines des années 1950, voire au « confort moderne » tel qu’il fut célébré dans les Trente Glorieuses, mais aussi à notre monde contemporain obsédé par la consommation et la technologie…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Le projet nazi est un projet de prospérité et de jouissance matérielle. Après les affres de la <a href="https://sites.ina.fr/images-de-crises/focus/chapitre/1/medias">Grande dépression</a>, une période de misère matérielle et morale, émerge la promesse d’une société de consommation. On va motoriser Allemagne avec Volkswagen (littéralement, la voiture du peuple). Tout le monde jouira matériellement d’une consommation qui sera gagée sur la spoliation interne et la prédation externe. Le pillage de l’Europe est organisé, avec la main-d’œuvre de l’ouest et les esclaves de l’est.</p>
<p>Reinhard Heydrich, avant la Conférence de Wannsee, fait un grand discours, quand il est affecté comme Reichsprotektor du protectorat de Bohème-Moravie. Il déclare qu’il s’agit de transformer les Européens en ilotes (dans la Grèce antique, les Hilotes ou Ilotes sont une population autochtone de Laconie et de Messénie asservie aux Spartiates, qu’ils font vivre en assurant leur approvisionnement agricole, NDLR).</p>
<p>Dans le film, on voit très bien les effets de cette jouissance matérielle chez les Höss. En témoigne l’émerveillement de la mère d’Hedwig (l’épouse de Rudolf Höss), quand elle découvre le niveau de vie de sa fille. L’historien allemand Frank Bajohr, qui travaille sur la corruption dans le III<sup>e</sup> Reich, a bien montré que l’économie nazie était une économie de la corruption permanente. Dans le film, on voit d’ailleurs Höss compter et classer des devises étrangères, volées aux Juifs qui ont péri juste à côté. </p>
<p>De la même manière, on voit Hedwig Höss se réjouir de la livraison de cosmétiques et de fourrures issus du « Canada », le centre de tri des biens volés aux victimes de l’extermination. La correspondance des époux Himmler, éditée il y a quelques années, montre l’omniprésence de cette économie de la spoliation. Mme Himmler demande à son époux, toujours en déplacement, de lui envoyer par colis des denrées, vêtements et biens de consommation divers. Toute une économie du paquet et de la livraison à domicile.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Hedwig Höss (Sandra Hüller) s’enferme dans sa chambre pour essayer un manteau de fourrure volé à une femme juive tuée dans les chambres à gaz.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>On ne le remarque pas forcément si on ne le sait pas, mais pour filmer à l’intérieur de la maison des Höss, Glazer a installé des caméras et des micros cachés. Les comédiens improvisaient en partie et ne savaient donc pas d’où ils étaient regardés ou écoutés. Quel est selon vous l’intérêt de ce dispositif dans lequel le réalisateur et la technique se font oublier ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Par ce dispositif, Glazer nous fait rentrer visuellement dans l’hypermodernité médiatique et nous invite à réfléchir à notre rapport à la technique. En employant ce procédé issu de la téléréalité, il suggère subtilement que nous sommes contemporains de ce que nous voyons, et que nous sommes aussi les héritiers directs de cette prédation et de ces crimes, que nous perpétuons sous d’autres formes. Il crée une proximité et une intimité très gênantes avec cette famille. Car, oui, au fond, on a affaire à des gens qui sont largement semblables à ce que nous sommes. Il suffit de voir Hedwig Höss en train de déballer ses paquets, essayer des produits de beauté, des vêtements (tous volés à des victimes juives envoyées à la mort, bien sûr). Quand on la voit se réjouir de ce déballage, on ne peut s’empêcher de penser au capitalisme de la livraison dans lequel nous vivons, à tous ces colis en circulation à chaque instant.</p>
<p>Plus généralement, cette vie de cadre supérieur, avec deux voitures, une insouciance matérielle gagée sur l’exploitation, le vol et la mort sont un résumé saisissant de l’histoire du nazisme, elle-même révélatrice d’une histoire européenne et occidentale qui a assis sa prospérité sur la colonisation et la dévastation du monde (on voit bien, dans le film, que le projet nazi est un projet colonial et que les Höss attendent, pour la fin de la guerre, leur vaste domaine et leurs esclaves), ainsi que sur l’exploitation d’une énergie humaine réifiée, dont le lieu concentrationnaire (plus que le centre de mise à mort) apparaît comme l’entéléchie, et au fond, la vérité ultime.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Sonia Zannad.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222686/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Johann Chapoutot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, nous livre son analyse de ce film dérangeant de Jonathan Glazer.Johann Chapoutot, Historien, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2209362024-01-22T15:30:44Z2024-01-22T15:30:44ZCinéma : que voit-on quand les femmes passent derrière la caméra ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/570562/original/file-20240122-29-va5mdg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=113%2C318%2C1775%2C1650&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans _Outrage_ (1950), Ida Lupino se penche sur les traumatismes subis par une jeune femme, victime d'un viol.</span> </figcaption></figure><p>Les réflexions théoriques sur le cinéma ont principalement été écrites par des hommes, à partir d’un corpus de films de réalisateurs : les philosophes Gilles Deleuze et Stanley Cavell, l’historien Marc Ferro, le sémiologue Christian Metz, le sociologue Siegfried Kracauer, le théoricien des genres filmiques Rick Altman et le spécialiste du son Michel Chion… pensent le mouvement et le temps filmiques à travers l’analyse d’un corpus d’œuvres conçues dans un cadre de production exclusivement masculin. </p>
<p>L’histoire du cinéma français ou états-unien repose sur une liste de films majoritairement réalisés par des hommes. Dans <em>Voyage à travers le cinéma français</em> (2016), Bertrand Tavernier retient uniquement des œuvres d’hommes (René Clair, Jean Renoir, Jean Duvivier, Marcel Carné, Jacques Becker…) à l’exception du film d’Agnès Varda, <em>Cléo de 5 à 7</em> (1962). Cette sélection souligne l’absence des femmes derrière les caméras et un regard de spectateur formé par un <a href="https://theconversation.com/a-la-cinematheque-francaise-cest-encore-et-toujours-au-nom-du-pere-67667">cinéma pensé au masculin</a>.</p>
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<h2>La théorisation du « male gaze »</h2>
<p>L’audace critique de Laura Mulvey fait d’elle une pionnière des études féministes appliquées à l’analyse filmique : « Visual Pleasure and Narrative Cinema », article publié dans la revue britannique <a href="https://www.amherst.edu/system/files/media/1021/Laura%20Mulvey%2C%20Visual%20Pleasure.pdf"><em>Screen</em> en 1975</a>, développe la notion du <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-male-gaze-199625">« male gaze »</a> comme expression de la <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-de-communication-2023-2-page-189.htm">scopophilie cinématographique</a> – la scopophilie étant, selon Freud, le plaisir de posséder l’autre par le regard. Elle s’appuie sur l’étude narrative et esthétique des films d’Alfred Hitchcock (<em>Fenêtre sur cour</em>, 1955 ; <em>Vertigo</em>, 1958 ; <em>Marnie</em>, 1964) pour conclure à une dichotomie des rôles basée sur les genres dans le cinéma classique hollywoodien : le masculin est agent (actif) du récit et le féminin objet (passif) du regard.</p>
<p>Mulvey s’attache ainsi à déconstruire l’appareil idéologique qui fonde une esthétique patriarcale et sexiste du cinéma. S’il est possible de nuancer cette perspective en s’attachant à l’étude de films singuliers ou d’un genre, comme a pu le faire E. Ann Kaplan dans un ouvrage consacré à la dimension subversive incarnée par les <a href="https://www.goodreads.com/book/show/1151564.Women_in_Film_Noir">femmes du film noir</a>, l’image des femmes à l’écran est souvent l’expression d’un fantasme d’homme. </p>
<p>Alors que les biographies abondent qui décrivent la transformation physique des actrices pour satisfaire un idéal de beauté à atteindre au prix de profondes souffrances (comme en témoignent les ouvrages dédiés à la carrière de <a href="https://www.leurabooks.com.au/product/552295/Shirley-Temple-American-Princess-Anne-Edwards">Shirley Temple</a>, <a href="https://muse.jhu.edu/pub/176/monograph/book/10610">Rita Hayworth</a>, <a href="https://www.theguardian.com/books/2009/sep/27/secret-life-marilyn-monroe">Marylin Monroe</a>), les autobiographies permettent aux <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Inside_Out_(Moore_book)">autrices</a> de témoigner de l’intimité des maux à peine dissimulés par la lumière jetée sur les prouesses de leur carrière. <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/l-039-actrice-tippi-hedren-affirme-dans-ses-memoires-qu-039-hitchcock-l-039-a-agressee-sexuellement_3376831.html">Tippi Hidren</a> ne mentionna jamais l’agression sexuelle subie de la part d’Alfred Hitchcock avant la publication de ses mémoires en 2016.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570568/original/file-20240122-21-ggfdwx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=458&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un plan de <em>Fenêtre sur cour</em> d’Alfred Hitchcock (1954).</span>
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<h2>Les caractéristiques d’un cinéma féminin</h2>
<p>En France, la chercheuse Geneviève Sellier <a href="https://theconversation.com/une-image-davantage-quun-sujet-les-femmes-dans-le-cinema-de-jean-luc-godard-190574">porte un regard critique</a> sur les formes de domination masculine <a href="https://journals.openedition.org/ges/1886">relayées par le cinéma populaire</a> ; son parcours de pionnière des études sur le genre dans les études filmiques l’a longtemps <a href="https://journals.openedition.org/essais/6456">isolée dans le paysage critique national</a>. Elle explique comment son ouvrage sur <em>La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier</em> (2005) fut</p>
<blockquote>
<p>« littéralement boycotté, encore plus résolument que le précédent, par la critique mais aussi par la plupart des universitaires en cinéma [qui] refusent obstinément de considérer que les productions artistiques puissent être prises dans des déterminations sociales, <a href="https://doi.org/10.4000/essais.6456">qu’elles soient de classe, de genre ou de “race”</a> ».</p>
</blockquote>
<p>Geneviève Sellier a creusé un sillon que les chercheuses et chercheurs s’empressent désormais de prolonger en interrogeant les caractéristiques d’un cinéma féminin. Il s’agit d’une part de recouvrer <a href="https://salleovale.bnf.fr/fr/selections-thematiques/alice-guy-pionniere-du-cinema-daniel-chocron">l’héritage des pionnières comme Alice Guy</a>, Loïs Weber, Musidora, Germaine Dulac, Jacqueline Audry, et d’autre part de considérer comment les réalisatrices tentent de redéfinir les modalités narratives et les conventions génériques pour créer des films qui s’affranchissent de l’idéologie patriarcale. Dans <em>Femmes et cinéma, sois belle et tais-toi !</em>,Brigitte Rollet observe que l’invisibilisation des femmes réalisatrices procède d’un <a href="https://doi.org/10.4000/ges.667">« manque de moyens mis en œuvre et de volonté de reconnaissance »</a> par les institutions publiques (festivals, écoles de cinéma, musées…). Elle évoque donc un problème structurel qui se prolonge dans des scénarios dont le sexisme est confirmé par le <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">test « de Bechdel »</a>.</p>
<p>Un cinéma de femmes existe pourtant et Iris Brey s’attache à explorer un corpus majoritairement féminin pour théoriser le « female gaze », c’est-à-dire <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-regard-feminin-iris-brey/9782757887998">« le fait d’être mise dans la peau d’un personnage féminin, de ressentir ce qu’une héroïne traverse et de ne plus la regarder de loin. »</a> L’autrice définit ainsi une « nouvelle grammaire » du cinéma à partir d’une approche phénoménologique du cinéma illustrée par exemple <a href="https://www.youtube.com/watch?v=V-RK1CXWTyk">par l’œuvre d’Ida Lupino</a>.</p>
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<p>D’abord actrice, Ida Lupino devint réalisatrice et scénariste lorsqu’elle créa sa propre maison de production (The Filmmakers) avec son époux Collier Young en 1949. Réalisés en marge du cinéma hollywoodien, les cinq films d’Ida Lupino se distinguent du cinéma dominant à travers le rythme singulier que la réalisatrice imprime <a href="https://www.genre-ecran.net/">au récit et les sujets abordés</a>. </p>
<p>Ainsi, <em>Outrage</em> (1950) explore les conséquences humaines d’un viol dont le film ne montre rien. L’ellipse attire l’attention sur la vulnérabilité de la femme dans un espace urbain filmé en grand-angle, dont Lupino capture l’hostilité et le danger pour l’héroïne. La durée des séquences et une photographie en noir et blanc traduisent la sensation d’isolement et de solitude d’une femme prise au piège par les valeurs conservatrices de la <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/110367-000-A/ida-lupino-une-cineaste/">société d’après-guerre</a>. Les films d’Ida Lupino démontrent qu’un cinéma féminin existe et qu’il permet de se représenter le monde au-delà des stéréotypes dominants.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/9uBiCnEhtoA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<h2>Un espace encore marginal dans la production cinématographique</h2>
<p>Bien que les femmes représentent en moyenne <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">23 % des réalisatrices en Europe entre 2018 et 2022</a>, leurs films occupent un espace souvent marginal de la production <a href="https://doi.org/10.4000/rfsic.15274">et des récompenses</a> distribuée dans les festivals. La visibilité de quelques réalisatrices (notamment celles dont les films ont été primés – Sarah Polley, Chloé Zhao, Julia Ducournau, Justine Triet, Céline Sciamma) laisse penser qu’un changement s’opère dans l’industrie, mais les statistiques témoignent au contraire de la difficulté que rencontrent la plupart des femmes à financer un <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">second film</a>. Le documentaire et le film d’animation apparaissent comme des genres plus accessibles pour les réalisatrices (en raison de leurs coûts de production moindres) selon les données recueillies <a href="https://rm.coe.int/female-professionals-in-european-film-production-2023-edition-p-simone/1680acfdcb">par l’observatoire européen de l’audiovisuel</a>, mais ce succès reste relatif (27 % des documentaires sont faits par des femmes).</p>
<p>Les recherches sur les films des réalisatrices ont commencé à se développer dans les universités anglophones (Mary Harrod, <a href="https://doi.org/10.4000/ejas.19515"><em>Heightened Genre and Women’s Filmmaking in Hollywood : The Rise of the Cine-fille</em></a>, mais elles sont à encourager dans les universités françaises. Le projet ANR FEMME (Female Filmmakers and Feminism in the Media), dans lequel s'inscrit mon travail, vise à soutenir la recherche sur le cinéma féminin en adoptant une approche comparative entre la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne. </p>
<p>Il s’agit de mettre en lumière les stratégies de productions et de créations (esthétiques, narratives…) élaborées par les réalisatrices, les scénaristes et les productrices, dans différents contextes culturels occidentaux. Le projet crée un espace de réflexion dans les universités pour aborder l’impact des films de femmes sur les approches théoriques et féministes du cinéma, tout en promouvant une plus grande visibilité aux œuvres des réalisatrices oubliées ou minorées par le biais de projections publiques.</p>
<hr>
<p><em>Le <a href="https://www.univ-lemans.fr/fr/actualites/agenda-2023/octobre-2023/anr-2023-une-belle-annee-pour-le-mans-universite/femme-realisatrices-et-feminisme-dans-les-medias.html">projet ANR FEMME (Female Filmmakers and Feminism in the Media)</a> est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’<a href="https://anr.fr/">ANR</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220936/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Letort a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projet FEMME).</span></em></p>Les réflexions théoriques sur le cinéma ont surtout été écrites par des hommes, à partir de films de réalisateurs : le passage du « male gaze » au « female gaze » reste lent et semé d’embûches.Delphine Letort, Etudes américaines, études filmiques, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2210002024-01-18T19:26:58Z2024-01-18T19:26:58ZNapoléon le législateur : la gênante omission du film de Ridley Scott<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/568962/original/file-20240105-27-wtm75j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=177%2C262%2C3633%2C2662&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Joaquin Phoenix dans le rôle de Napoléon, dans le film de Ridley Scott. Napoléon était un législateur prolifique qui a parrainé le « Code civil des Français » à l’influence planétaire.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Apple TV+)</span></span></figcaption></figure><p>Les conquêtes napoléoniennes sur le champ de bataille et sur l’oreiller forment la trame narrative du film biographique « Napoléon », de Ridley Scott.</p>
<p>Mais devant cette <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/culture/joachim-murat-le-napoleon-de-ridley-scott-est-bourre-de-defauts-mais-allez-le-voir-20231122">caricature</a> des excès de la masculinité, qui sacrifie la <a href="https://www.geo.fr/histoire/que-vaut-le-napoleon-de-ridley-scott-histoire-incoherences-reconstitutions-217638">cohérence narrative</a> et <a href="https://variety.com/2023/film/news/napoleon-inaccuracies-french-historians-pyramids-1235823975/">l’exactitude historique</a> sur l’autel du sensationnalisme vendeur, ma principale réserve d’<a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9780367808471-31/fugitives-france-kelly-summers?context=ubx&refId=f0b06c28-a29a-49b5-a5ba-d37bee069054">historienne</a> de la <a href="https://ageofrevolutions.com/2021/01/25/a-cross-channel-marriage-in-limbo-alexandre-darblay-frances-burney-and-the-risks-of-revolutionary-migration/">Révolution française</a> tient moins aux inventions du cinéaste qu’à ses omissions.</p>
<p>Car à trop appuyer sur le génie tactique de Napoléon, ses erreurs de jugement et ses frasques sexuelles, on en oublie son principal héritage : celui d’un législateur visionnaire, mais paradoxalement égocentriste.</p>
<p>Après dix ans <a href="https://www.cairn.info/tous-republicains--9782200272821-page-9.htm">d’expérimentations postrévolutionnaires</a>, Napoléon Bonaparte a promulgué une série de réformes qui ont fini d’effacer les hiérarchies sociales, <a href="https://www.jewishvirtuallibrary.org/napoleon-bonaparte">religieuses</a> et féodales de l’époque.</p>
<p>Ce qui, par ailleurs, n’a jamais empêché ce personnage contradictoire de renier ses idéaux révolutionnaires chaque fois que ceux-ci entraient en conflit avec son insatiable ambition dans son empire continental ou ses colonies d’outre-mer.</p>
<h2>Achever la Révolution française en droit</h2>
<p>Reconnaissons l’habileté de Ridley Scott dans les quelques séquences humoristiques de son film qui décapent à la fois l’hagiographie et les contempteurs du mythe napoléonien. Joaquin Phoenix y incarne davantage la figure du <a href="https://journals.openedition.org/chrhc/5133">Petit Caporal</a> lourdaud que l’ogre corse.</p>
<p>Mais ce portrait d’un guerrier socialement inepte néglige les plus grandes réalisations et les plus grands échecs d’un législateur prolifique.</p>
<p>Dès sa prise de pouvoir en 1799, ce jeune général de 30 ans a entrepris une série de vastes réformes tout aussi marquantes que les exploits <a href="https://global.oup.com/academic/product/the-napoleonic-wars-9780199951062?cc=ca&lang=en&">militaires</a> et <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-030-27435-1_11">politiques</a> qui forment la geste napoléonienne.</p>
<p>L’homme d’État a laissé une marque indélébile en tant que promoteur énergique de nouvelles institutions et procédures, dont un <a href="https://www.revuepolitique.fr/la-politique-scolaire-de-napoleon-et-son-heritage/">système éducatif laïc pour former les cadres d’une bureaucratie en croissance</a>, un ambitieux programme de <a href="https://www.napoleon.org/en/history-of-the-two-empires/articles/bullet-point-30-did-napoleon-transform-paris/">travaux publics</a> et, par-dessus tout, un système de lois uniforme.</p>
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<figcaption><span class="caption">La bande-annonce du « Napoléon » de Ridley Scott.</span></figcaption>
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<h2>La fin réelle de la féodalité</h2>
<p>Dès l’été de 1789, les députés avaient voulu abolir la féodalité et son système de gestion des terres issu du Moyen-Âge. Ils ont rapidement balayé les droits, les corvées et les dîmes qui, pendant des siècles, avaient lié la paysannerie aux seigneurs et au clergé.</p>
<p>Mais comme l’a montré l’historien Rafe Blaufarb, les gouvernements successifs n’ont pas su régler le problème le plus épineux : la <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1057/9780230236738_8">conversion des biens féodaux en propriété au sens moderne</a>.</p>
<p>Le code civil des Français de 1804 a facilité ce processus en instituant un système transparent de droit de la propriété et de la famille.</p>
<p>Mais Napoléon ne s’est pas arrêté là. Ses <a href="https://archive.org/details/napoleonhiscolla0000wolo">infatigables collaborateurs</a> ont élaboré divers codes complémentaires — commercial, pénal, rural et <a href="https://www.napoleon-series.org/military-info/organization/France/Miscellaneous/c_FrenchMilitaryCode.html">militaire</a>. Ensemble, ils ont assaini le marécage des privilèges féodaux, des ordonnances royales de l’Ancien Régime, ainsi que des lois romaines, coutumières et canoniques.</p>
<h2>Vocation didactique du nouveau droit</h2>
<p>Ce Code napoléonien était le projet des Lumières par excellence : à la fois nécessité pratique et outil de consolidations des réformes révolutionnaires.</p>
<p>Sa prose directe et son organisation rationnelle avaient également valeur didactique. Il informait le citoyen des <a href="https://www.senat.fr/connaitre-le-senat/lhistoire-du-senat/dossiers-dhistoire/bicentenaire-du-code-civil/code-civil-6.html">« principes de sa conduite »</a> et réconciliait une population divisée avec l’idée de son égalité devant la loi.</p>
<p>Dans le contexte d’un empire en croissance, le zèle de Napoléon pour la normalisation anticipait bon nombre des <a href="https://www.thenation.com/article/archive/enlightened-elitist-undemocratic/">objectifs politiques et économiques</a> de la future <a href="https://www.justice.gouv.fr/actualites/espace-presse/archives-code-civil-leurope-influences-modernite">Union européenne</a>. Il envisageait déjà « une Cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois », relate <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109845d/f279.image.r=216">Joseph Fouché dans ses mémoires</a>.</p>
<h2>Détournement et trahison</h2>
<p>Si Napoléon a exporté un cadre juridique égalitaire en Europe, il l’a trop souvent imposé par les armes.</p>
<p>L’homme qui a transformé la Première République française durement gagnée en un <a href="https://www.upress.virginia.edu/title/3424/">« État policier »</a> n’a pas livré « les Lumières à cheval », contrairement à ce que <a href="https://www.andrew-roberts.net/books/napoleon-a-life/">prétendent</a> ses <a href="https://www.napoleon.org/en/history-of-the-two-empires/articles/napoleon-hegelian-hero/">admirateurs</a>.</p>
<p>Tout en défendant la <a href="https://revolution.chnm.org/exhibits/show/liberty--equality--fraternity/item/277">liberté de conscience</a>, la souveraineté nationale et le gouvernement représentatif, Napoléon a emprisonné un pape, truqué des plébiscites, rétabli la monarchie héréditaire et plongé l’Europe dans un état de guerre permanente.</p>
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<img alt="Un homme portant un chapeau bicorne et un manteau bleu à simple boutonnage avec des détails dorés devant un paysage désertique" src="https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=376&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/568736/original/file-20240110-15-9uvact.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=472&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Napoléon — incarné par Joaquin Phoenix dans le film éponyme — et ses collaborateurs ont remplacé l’Ancien Régime par de nouveaux codes commerciaux, pénaux, ruraux et militaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Apple TV+)</span></span>
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</figure>
<p>Malgré ses mérites, le Code civil annulait plusieurs acquis révolutionnaires pour les travailleurs et les <a href="https://officedelaportedemars-reims.notaires.fr/article-le-statut-de-la-femme-dans-le-code-civil-de-1804-a-nos-jours-6.html">femmes</a>. Une femme adultère risquait la maison de correction, alors que son mari infidèle se voyait simplement interdit de recevoir sa concubine au domicile conjugal.</p>
<p>La <a href="https://francearchives.gouv.fr/fr/pages_histoire/40099">liberté d’expression</a> s’est trouvée compromise par la conviction de Napoléon qu’une presse libre contrôlée par le gouvernement peut devenir un allié solide. Ses agents réprimaient toute dissidence par la détention préventive, l’exil et la censure.</p>
<p>Ridley Scott se contente de faire défiler en silence des personnages de première importance. <a href="https://fr.linkedin.com/pulse/cambac%C3%A9r%C3%A8s-et-napol%C3%A9on-moins-quun-num%C3%A9ro-un-plus-deux-thierry-lentz">Comme son numéro deux</a>, l’archichancelier Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, qui a rédigé le code civil. Ou son Ministre de la police, Joseph Fouché, qui supervisait les opérations de surveillance.</p>
<h2>Tentative de rétablissement de l’esclavage</h2>
<p>Le film passe également sous silence sa violation la plus flagrante des valeurs révolutionnaires : <a href="https://theconversation.com/the-napoleon-that-ridley-scott-and-hollywood-wont-let-you-see-218878">sa tentative de rétablir l’esclavage dans les Antilles en 1802</a>.</p>
<p>Cet épisode inclut la trahison de Toussaint Louverture, figure de proue de la Révolution haïtienne, et <a href="https://www.cairn.info/revue-africultures-2005-3-page-88.htm">personnage tout aussi digne d’une superproduction hollywoodienne par son importance et sa complexité</a>.</p>
<p>Cette violence <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00313220500106196">génocidaire</a> a eu son prix : la France y a perdu non seulement <a href="https://www.nytimes.com/2022/05/20/world/americas/haiti-aristide-reparations-france.html">plus de soldats qu’à Waterloo</a>, mais sa colonie la plus rentable et sa stature morale.</p>
<p>Et la <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1953/10/17/les-etats-unis-achetaient-il-y-a-cent-cinquante-ans-a-la-france-une-louisiane-vingt-fois-plus-etendue-que-la-louisiane-actuelle_1985193_1819218.html">vente de la Louisiane</a> viendra anéantir son rêve d’empire nord-américain.</p>
<h2>Un héritage mondial</h2>
<p>Ridley Scott saisit bien les angoisses d’un despote exilé sur <a href="https://www.geo.fr/histoire/pourquoi-napoleon-exile-sainte-helene-204106">l’île Sainte-Hélène</a>, privé d’autorité, mais toujours orgueilleux et incapable d’admettre ses erreurs et ses crimes.</p>
<p>Ce que le film ne montre pas, cependant, c’est la lucidité de Napoléon quant à son héritage le plus durable.</p>
<p>« <a href="https://www.geo.fr/histoire/code-civil-histoire-du-chef-doeuvre-de-napoleon-204373">Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon code civil !</a> », souffle-t-il au général Charles-Tristan Montholon, son compagnon d’exil.</p>
<p>La chose est avérée, même au-delà des pays occupés ou colonisés par la France. Le Japon de l’ère Meiji et l’Iran prérévolutionnaire ont utilisé le modèle napoléonien pour codifier leurs lois. Des versions du code sont encore en vigueur dans de <a href="https://www.senat.fr/connaitre-le-senat/lhistoire-du-senat/dossiers-dhistoire/bicentenaire-du-code-civil/bicentenaire-du-code-civil-la-diffusion-a-letranger.html">nombreux pays aujourd’hui</a>.</p>
<p>Si les tactiques napoléoniennes ont échoué à Trafalgar, Vertières et Waterloo, le Code civil s’est révélé invincible.</p>
<p>Malheureusement, les subtilités juridiques ne font pas <a href="https://bigthink.com/high-culture/napoleon-ridley-scott/">« du bon cinéma »</a>, comme le déclarait <a href="https://www.bloomsbury.com/ca/europe-under-napoleon-9781350157675/">l’historien Michael Broers</a>, qui a conseillé Ridley Scott.</p>
<p>Pourtant cela s’est vu, dans la comédie musicale <a href="https://www.stlouisfed.org/on-the-economy/2020/november/unleasing-hamilton-financial-revolution">Hamilton</a> ou la minisérie <a href="https://www.imdb.com/title/tt0472027/">John Adams</a>, qui placent les subtilités légales au centre de l’intrigue. Peut-être Ridley Scott osera-t-il défier les attentes avec la <a href="https://www.ecranlarge.com/films/news/1496691-napoleon-ou-est-version-longue-ridley-scott-sortie-apple">« version longue »</a>, attendue ce printemps.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221000/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Kelly Summers ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En mettant l’accent sur les triomphes tactiques, les erreurs de calcul et les frasques sexuelles de Napoléon, Ridley Scott néglige l’héritage paradoxal qu’il a laissé en tant que législateur.Kelly Summers, Assistant Professor of History, Department of Humanities, MacEwan UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2209482024-01-16T16:19:06Z2024-01-16T16:19:06ZMusique, films, logiciels : quand les messages anti-piratage encouragent… le piratage !<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/568817/original/file-20240111-19-uv4d8u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=340%2C12%2C1703%2C992&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Exemple de campagne de communication affichée aux États-Unis dans les années&nbsp;2000.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/thomashawk/12246570">Flickr/ Thomas Hawk</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/piratage-26347">piratage</a> est un acte courant (<a href="https://www.telerama.fr/ecrans/piratage-de-films-la-pandemie-a-propage-le-virus-de-la-fraude-7010172.php">14 millions de pirates en France en mars 2020</a>) qui <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/26/etrange-epoque-ou-pirater-des-films-ou-des-series-est-encore-assimile-a-un-geste-cool_6074492_3232.html">pénalise de nombreux secteurs</a>, aux premiers rangs desquels figurent les industries musicale et cinématographique, ou encore les producteurs de jeux et de logiciels. Les estimations montrent que 37 % des logiciels dans le monde sont piratés, ce qui représente un <a href="https://gss.bsa.org/wp-content/uploads/2018/05/2018_BSA_GSS_Report_en.pdf">manque à gagner qui dépasse les 46 milliards de dollars</a>. Face à ces pratiques illicites, les professionnels et le régulateur ont conçu et mis en place des stratégies, parfois agressives, visant à <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/04/08/le-gouvernement-presente-son-projet-de-loi-pour-lutter-contre-le-piratage-audiovisuel_6076059_3234.html">décourager de tels comportements</a>.</p>
<p>En mai 2023, le Centre national du cinéma et de l’image animée CNC et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ont lancé une campagne de spots radio pour appeler à soutenir la création en évitant les pratiques illégales.</p>
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<iframe style="width:100%;height:100%;position:absolute;left:0px;top:0px;overflow:hidden" frameborder="0" type="text/html" src="https://www.dailymotion.com/embed/video/x8l4oja" width="100%" height="100%" allowfullscreen="" title="Dailymotion Video Player"> </iframe>
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<p>Depuis les années 2000, il est ainsi fréquent que les utilisateurs soient exposés à des messages anti-piratage dans les médias ou au début d’une œuvre. Or, en dépit des intentions claires des concepteurs de ces messages, les effets de ces derniers sont parfois atténués ou, pire, contre-productifs.</p>
<p>Voici donc toute l’ironie de la situation : certaines campagnes visant à décourager le piratage contribuent peut-être finalement à l’encourager. La raison ? Une méconnaissance de certains ressorts du comportement humain.</p>
<h2>« Voleriez-vous une voiture ? »</h2>
<p>Comment dès lors concevoir une campagne pertinente sur un tel sujet ? Les sciences comportementales viennent au secours des secteurs concernés en mettant en évidence trois erreurs fondamentales susceptibles de favoriser le piratage au lieu de le décourager. Ces trois erreurs fréquentes reposent sur le raccourci mental qui laisse penser que <a href="https://doi.org/10.1080/01972243.2022.2095683">« plus est toujours préférable à moins »</a>.</p>
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<a href="https://theconversation.com/series-et-sport-en-streaming-quand-labondance-doffres-encourage-le-piratage-114754">Séries et sport en streaming : quand l’abondance d’offres encourage le piratage</a>
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<p>La première de ces erreurs est d’asséner au public une longue liste d’arguments contre le piratage. Les concepteurs de ces messages pensent que les arguments s’additionnent les uns et aux autres et donc qu’un plus grand nombre d’arguments sert mieux la cause défendue. Malheureusement, l’audience a plutôt tendance à adopter un raisonnement à la moyenne : les arguments les plus forts en termes de pouvoir persuasif sont dilués par la présence simultanée d’arguments <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s11002-014-9286-1">faibles</a>.</p>
<p>Par exemple, le spot vidéo « Le piratage c’est du vol », diffusé au Royaume-Uni au début des films dans les années 2000 commençait par « Voleriez-vous une voiture ? Jamais ! » En comparant le piratage à des exemples raisonnablement pertinents (voler un DVD) tout en y ajoutant des exemples a priori incongrus comme voler une voiture, le message s’en trouvait dilué. Ce spot a ainsi par la suite donné lieu à de nombreuses parodies ou détournements qui le tournent en ridicule.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/HmZm8vNHBSU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Spot « Piracy it’s a crime » (Le piratage c’est du vol) diffusé dans les salles de cinéma au Royaume-Uni dans les années 2000.</span></figcaption>
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<p>Une deuxième erreur consiste, comme le fait la <a href="https://www.getitrightfromagenuinesite.org/the-law-what-it-means/">campagne actuellement en cours au Royaume-Uni</a>, à expliquer l’impact du piratage au moyen de nombreux chiffres, comme le nombre d’emplois perdus ou le montant des dommages causés aux industries concernées. Ces statistiques sont souvent froides, incapables de susciter des émotions et d’une certaine façon, déshumanisantes.</p>
<p>Une <a href="http://evene.lefigaro.fr/citation/mort-homme-tragedie-mort-million-hommes-statistique-13144.php">citation</a> attribuée à Staline résume bien cette idée :</p>
<blockquote>
<p>« La mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million d’hommes est une statistique ».</p>
</blockquote>
<p>Le fait que les gens ne puissent s’identifier à une victime bien définie et ressentir des émotions prive certains messages anti-piratage d’un pouvoir émotionnel pourtant bien nécessaire.</p>
<h2>« Tout le monde le fait ! »</h2>
<p>La troisième erreur consiste à souligner à quel point le piratage est répandu. Affirmer, comme l’a fait récemment une <a href="https://www.km.gov.lv/lv/jaunums/biedriba-par-legalu-saturu-uzsak-pretpiratisma-socialo-kampanu-0">publicité en Lettonie</a> que « 46 % de la population a déjà piraté des films sur Internet » signale involontairement une norme sociale. Le pirate potentiel peut donc juste sentir qu’il se comporte comme tout le monde.</p>
<p>Au bilan, ne pas pirater « comme tout le monde » reviendrait à être « le dindon de la farce ». Récemment, une <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1111/1467-8721.01242">expérience</a> édifiante l’a encore montré : en cherchant à diminuer le vol de bois fossilisé, le parc national de la « Petrified Forest » en Arizona a en réalité conduit à une augmentation du nombre de vols lorsque les pancartes mentionnaient qu’un grand nombre de visiteurs volaient.</p>
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<p>Même si ces erreurs sont très répandues, des tactiques relativement simples permettent de les corriger. Une première piste serait de sélectionner les arguments les plus puissants. Une autre piste serait de remplacer ou de combiner les statistiques souvent arides avec des récits de victimes du piratage bien identifiées, capables d’éveiller des réactions émotionnelles fortes. Enfin, pour éviter le piège de la norme sociale, il semble souvent préférable d’insister sur l’injonction à ne pas pirater ou de mentionner le nombre de personnes ayant décidé de ne plus pirater.</p>
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<p>Le comportement humain est complexe et les raccourcis habituels du type « plus est préférable à moins » peuvent sembler convaincants. Néanmoins, lorsqu’il s’agit d’influencer efficacement le comportement humain, les sciences comportementales peuvent aider à concevoir des campagnes plus efficaces. Il apparaît donc comme urgent de les intégrer à la réflexion de manière précoce, y compris pour d’autres enjeux cruciaux comme le changement climatique ou la lutte contre la pauvreté.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220948/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les sciences comportementales relèvent trois erreurs de communication qui peuvent expliquer les effets contre-productifs de certains messages visant à lutter contre les pratiques illégales en ligne.Gilles Grolleau, Professor, ESSCA School of ManagementLuc Meunier, Professeur de Finance, ESSCA School of ManagementLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204822024-01-08T17:06:37Z2024-01-08T17:06:37ZAffaire Depardieu : « En France, il existe une immunité spécifique liée au culte du monstre sacré »<p><em>Professeure en esthétique et politique des arts vivants, Bérénice Hamidi est enseignante-chercheuse à l’Université Lumière Lyon 2. Elle nous livre aujourd’hui son analyse sur les freins à la reconnaissance des violences sexistes et sexuelles dans le milieu artistique français.</em></p>
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<p><strong>Est-ce un hasard si le mouvement #MeToo a débuté dans le milieu du cinéma ?</strong></p>
<p><strong>Bérénice Hamidi</strong> : Ce n’est pas du tout un hasard si le mouvement #MeToo a débuté dans le milieu du cinéma. La notoriété et l’accès aux médias des personnes qui ont dit publiquement avoir été victime ont beaucoup participé à la visibilité du hashtag #MeToo. Si les milieux artistiques, et celui du cinéma en particulier, sont surexposés aux violences sexistes et sexuelles, c’est d’abord parce qu’une grande précarité touche les acteurs et actrices qui sont de facto, lorsqu’ils et elles cherchent à être retenus pour un film, dans un rapport de dominé/dominant avec les producteurs et réalisateurs.</p>
<p>On observe aussi dans ces milieux une forte confusion entre les procédures de sélection et des dynamiques de séduction, et de plus, les connexions physiques et psychiques sont au cœur des processus de travail. Autre facteur de risque, ces milieux se voient peu comme des mondes du travail, et donc les usages habituels du droit de travail peinent à s’appliquer aussi bien du côté des victimes que des personnes qui commettent ces agressions. Tous ces facteurs, qui se cumulent et font système, expliquent que le cinéma, et plus largement les secteurs professionnels artistiques, sont fortement exposés aux violences sexuelles et qu’elles y sont plus impunies qu’ailleurs.</p>
<p><strong>Comment réagissez-vous au statut de « monstre sacré » ? Est-ce qu’en France il y a des personnes intouchables ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Il faut rappeler qu’avant tout, ces « monstres sacrés » sont des hommes de pouvoir qui cumulent un fort capital économique, symbolique, social, culturel et médiatique. Parmi les personnes qui disent ne pas avoir vu leurs actes, qui les minimisent voire qui les défendent, un certain nombre le fait aussi par peur d’être à leur tour blacklistées, exclues, comme les victimes le sont.</p>
<p>Les artistes auteurs de violence bénéficient également de l’« himpathy », cette empathie pour les hommes qui agressent, que la philosophe australienne Kate Manne a bien analysée. Dans nos sociétés encore largement sexistes, car structurées par des valeurs patriarcales, on autorise les hommes, ou plutôt les hommes qui honorent le « mandat masculin » consistant à conquérir et dominer socialement, à exercer des formes de violence à l’égard des personnes et groupes en position dominée, en particulier les femmes. Cette autorisation sociale, le plus souvent inconsciente, passe par un refus collectif de croire qu’ils puissent commettre des violences et, quand ce n’est plus possible, par une tendance à euphémiser leurs actes et à les excuser au motif qu’ils seraient victimes de leur propre violence. Ces hommes captent donc l’empathie sociale dont les victimes sont pour leur part privées.</p>
<p>Mais, si le cinéma est particulièrement touché par ce phénomène, c’est aussi parce que les acteurs bénéficient d’une empathie spécifique, qui vient renforcer cette culture de l’excuse. Elle tient au fait que règne encore l’idée que la création artistique serait le fruit d’une connexion aux forces obscures de l’âme humaine, que les artistes auraient besoin de souffrance et de violence pour créer, ce qui vient redoubler une croyance encore prédominante dans notre société encore imbibée par la culture du viol, qui voudrait que l’amour fasse mal et que le sexe et le désir aient forcément partie liée avec la violence et la mort. Exemple frappant, les <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/commerce/luxe/johnny-depp-signe-un-contrat-dun-montant-record-avec-dior-en-tant-quegerie-masculine-b7a972f4-f322-11ed-91b9-949f1ff48cf9">ventes du parfum Sauvage ont augmenté</a> depuis les accusations de violences conjugales à l’encontre de son égérie, Johnny Depp. Les images du poète maudit, du bad boy, sont encore trop souvent glamourisées et représentées comme des figures d’hommes désirables.</p>
<p>En France, il existe enfin une immunité spécifique liée au culte de ces figures de l’artiste maudit et du monstre sacré. L’idée est la même : il faut transgresser pour créer, mais s’ajoute la croyance que les lois ordinaires qui valent pour le commun des mortels ne sauraient s’appliquer aux Grands Hommes, ces hommes extraordinaires. Cette idée s’est exprimée dans l’affaire Depardieu à travers certains témoignages, avec la formule rapportée dans l’article de Médiapart « ça va, c’est Gérard » ou dans le discours du Président de la République : « Depardieu c’est Cyrano […] c’est la fierté française ». L’échelle de valeurs est claire : la vie des femmes ne vaut rien face au talent d’un génie. Mais il y a autre chose, aussi, dans ce discours, presque une forme de transfiguration de ces personnes réelles en personnages hors de la réalité, et selon cette logique, ces êtres de fiction ne sauraient être soumis au système judiciaire qui vaut pour les personnes réelles.</p>
<p><strong>Est-ce que cette reconnaissance des violences sexistes et sexuelles est une question de génération ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Je suis assez nuancée sur cette question. D’abord, parce qu’il y a parmi les dénonciateurs de violences des femmes de plus de cinquante ans, qui payent un lourd tribut, qu’il s’agisse d’anonymes, de victimes ou d’actrices connues.</p>
<p>Ensuite, parmi les personnes qui soutiennent les agresseurs de façon systématique, on retrouve toutes les catégories d’âges. Le dernier <a href="https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/travaux-du-hce/article/rapport-2023-sur-l-etat-du-sexisme-en-france-le-sexisme-perdure-et-ses">rapport sur l’état du sexisme en France en 2023</a> invite d’ailleurs à un certain pessimisme puisque les hommes qui ont aujourd’hui entre 18 et 25 ans sont plus nombreux que leurs aînés à penser que quand une femme dit « non », elle pense « oui ». Il ne faut donc pas tout attendre des nouvelles générations car le cœur du problème c’est la culture du viol, et tant qu’elle reste la culture hégémonique dans laquelle nous vivons toutes et tous, elle continuera à se transmettre génération après génération.</p>
<p><strong>Justement, comment peut-on définir cette notion de culture du viol ?</strong></p>
<p>Cette notion, élaborée par des chercheuses nord-américaines dès les années 1970 (Noreen Connell et Cassandra Wilson, Rape : the first sourcebook for women, New American Library, 1974), est aujourd’hui mobilisée par des acteurs publics dans différents pays ainsi que par des organisations internationales comme la commission <a href="https://www.unwomen.org/fr/news/stories/2019/11/compilation-ways-you-can-stand-against-rape-culture">« condition de la femme » de l’ONU</a>.</p>
<p>Elle se caractérise avant tout par un refus de voir le caractère massif et systémique des violences sexuelles, structurellement subies par les femmes et les enfants et structurellement commises par les hommes. Cette phrase choque et parait difficile à croire. Pourtant, quelques chiffres suffisent à la prouver de manière difficilement discutable :</p>
<ul>
<li><p>en 2017, <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-faites-aux-femmes/reperes-statistiques/">219 000 femmes majeures</a> déclarent avoir été victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint sur une année.</p></li>
<li><p>« En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui au cours d’une année sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol <a href="https://arretonslesviolences.gouv.fr/je-suis-professionnel/chiffres-de-reference-violences-faites-aux-femmes">est estimé à 94 000 femmes</a>. De la même manière que pour les chiffres des violences au sein du couple présentés ci-dessus, il s’agit d’une estimation minimale. Dans 91 % des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits. »</p></li>
<li><p>s’agissant des enfants, « <a href="https://www.ciivise.fr/le-rapport-public-de-la-ciivise/">60 000 enfants sont victimes</a> de violences sexuelles chaque année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance, l’impunité des agresseurs et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques.>></p></li>
<li><p>Du point de vue des auteurs des actes, il s’agit dans l’immense majorité des cas d’hommes : <a href="https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/violences-faites-aux-femmes/reperes-statistiques/">91 % des personnes mises en cause pour des actes sexistes</a> (allant de l’outrage sexiste jusqu’au viol) sont des hommes.</p></li>
</ul>
<p>Il y a donc un décrochage énorme entre nos représentations et la réalité statistique. L’image la plus répandue du viol est celle d’un acte sauvage commis par un individu sanguinaire au fond d’un parking. Cette image est à la fois repoussante et rassurante, parce qu’elle exotise le viol comme un fait extraordinaire qui ne nous regarde pas (on ne connaît ni la victime ni l’agresseur) et qui ne nous concerne pas (on n’a rien fait – de mal – et on ne peut rien faire – donc on n’a pas à se reprocher notre inaction). La réalité statistique est bien différente : le viol est le plus souvent le fait d’un <a href="https://www.slate.fr/story/200742/violences-sexuelles-familiales-inceste-enfants-realite-donnees-chiffres-france">proche issu du cercle familial, affectif ou social</a>, ce qui fait que nous connaissons tous des victimes mais aussi des agresseurs, autrement dit, nous sommes directement impliqués dans la scène des violences et cela devrait nous impliquer directement dans la lutte contre ces violences.</p>
<p>La culture du viol n’est pas qu’une culture du déni, c’est aussi une culture de la normalisation de formes de violence des hommes à l’égard des femmes qui vont de formes d’humour humiliantes jusqu’aux féminicides. Toutes les personnes qui travaillent sur les violences de genre utilisent la notion indispensable de <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/12/dans-l-intention-de-rabaisser-et-de-controler-les-femmes-un-continuum-de-violences_6145482_3232.html">continuum sexiste</a>, qui va des faits les plus spectaculaires que sont les féminicides et les viols, jusqu’aux stéréotypes sexistes. La culture du viol est une culture de l’euphémisation et de la déformation des faits de violences sexuelles (dire « main baladeuse » pour parler de ce qui est qualifiable par le droit comme une agression sexuelle ou parler de « drague lourde » au lieu d’outrage sexiste, un autre délit).</p>
<p>Le caractère systémique des violences, prouvé par les statistiques, s’explique en grande partie par ces représentations mentales que l’on peut synthétiser via l’expression culture du viol. Or, ces représentations mentales sont largement conditionnées par nos représentations culturelles, et particulièrement par la valorisation de l’asymétrie et des rapports de pouvoir, qui restent au cœur des scénarios de séduction et de relation amoureuses diffusés dans les œuvres, qu’il s’agisse de la pop culture ou du patrimoine classique, littéraire, pictural, cinématographique. Même les comédies romantiques perpétuent la culture du viol avec le schéma de l’homme qui conquiert et de la femme qui cède du terrain, la résolution de l’intrigue étant qu’elle finit par dire oui après avoir longtemps dit non. Changer nos représentations est donc essentiel, à la fois pour comprendre les défauts de prise en charge institutionnelle des violences sexistes et sexuelles, tant sur le plan juridique que judiciaire, thérapeutique et social, mais aussi pour espérer les améliorer. C’est cette articulation que la juriste Gaëlle Marti et moi avons mise au cœur du <a href="https://passagesxx-xxi.univ-lyon2.fr/activites/archives-des-manifestations/colloque-repair-violences-sexuelles-">programme de recherche-création interdisciplinaire REPAIR</a> « violences sexuelles : changer les représentations, repenser les prises en charge », qui se déploie aussi sous la forme <a href="https://www.pointdujourtheatre.fr/saison/notre-proces">d’un procès fictif sur la culture du viol</a>.</p>
<p><strong>Le théâtre est-il aussi perméable que le cinéma face aux violences sexistes et sexuelles ?</strong></p>
<p><strong>B.H.</strong> : Le secteur du théâtre public est tout autant surexposé que celui du cinéma, et il n’existe aucune plus-value éthique ou déontologique au fait qu’il relève d’une <a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjjvo2wwMODAxXBRKQEHc5qA5gQFnoECA0QAw&url=https%3A%2F%2Fwww.culture.gouv.fr%2Ffr%2FMedia%2FMissions%2Frapport-financement-du-spectacle-vivant.pdf&usg=AOvVaw3fO4xAJrLJHBNALYaE19MO&opi=89978449">économie largement subventionnée</a> et dont on pourrait attendre que la législation soit d’autant plus rigoureuse puisqu’il s’agit d’argent public, qui n’est pas censé servir des pratiques discriminatoires. On y retrouve exactement les mêmes mécanismes évoqués concernant la surreprésentation des violences sexistes et sexuelles et cette même réticence à leur reconnaissance.</p>
<p><strong>Quelles sont les réponses des institutions culturelles aujourd’hui en France ? Sont-elles suffisantes ? ?</strong></p>
<p>Les choses sont quand même en train de changer dans les milieux artistiques depuis quelques années, du fait d’un certain volontarisme étatique et de certaines organisations professionnelles, qui aboutit à la mise en place de chartes, de cellules d’écoute, ou encore à la création du métier de <a href="https://www.cnc.fr/cinema/actualites/decryptage--questce-que-la-coordination-dintimite_2066812">coordinateur d’intimité</a>, encore très timide en France, mais qui s’est beaucoup développé aux États-Unis.</p>
<p>Il existe donc désormais toute une série d’outils. Mais ils ne suffisent pas en soi : il faut en utiliser plusieurs à la fois et surtout, il manque encore souvent une volonté sincère de les utiliser. Si je prends l’exemple des chartes et des cellules d’écoute, elles sont mises en place par les directeurs de lieux de production/diffusion ou d’écoles d’art parce qu’elles leur sont imposées, et ils n’y voient comme seul intérêt que la protection juridique de leur institution, parce qu’un élève ou un employé victime d’une agression pourrait se retourner non seulement contre son agresseur mais aussi contre l’institution qui aurait manqué à son devoir de protection.</p>
<p>Les cellules d’écoute servent trop souvent à externaliser le problème. Quant aux chartes, il y a parfois un discours d’invalidation par les instances qui les ont mises en place. Ce paradoxe vient du fait que les personnes qui aujourd’hui dirigent les institutions culturelles et sont donc en position de mettre en place ces outils et de changer les choses ont construit leur carrière dans un contexte où ces violences étaient à la fois normalisées et invisibilisées. Il est donc logique qu’elles aient du mal à accepter ces nouvelles politiques. Ce malaise aboutit d’ailleurs parfois à des formes de violences pédagogiques au sein des écoles.</p>
<p>Le droit du travail offre aussi toute une panoplie d’outils pour lutter contre les violences que les directeurs et directrices d’institutions ignorent souvent <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/des-fois-je-n-ai-pas-vu-des-directeurs-de-theatre-se-forment-aux-violences-sexistes-et-sexuelles-6362142">avant de suivre des formations spécifiques</a>. On réduit trop souvent le droit au droit pénal, en brandissant le respect de la présomption d’innocence et la nécessité de laisser la justice faire son travail. Mais, pour toutes les accusations liées à des faits qui auraient été commis sur les plateaux, un des leviers de la lutte contre les violences sexuelles est l’obligation de l’employeur d’offrir un cadre de travail sécurisé à ses employés. De plus, le droit du travail n’obéit pas au même régime de la preuve : le faisceau d’indices concordants suffit, et parmi ces indices, il y a par exemple la multiplicité des accusations et des témoignages, qui peuvent suffire à éloigner une personne des tournages en raison d’un principe de prévention. Certaines expérimentations sont en cours, qui montrent qu’il est possible de combiner l’impératif de sécuriser le cadre de travail et le souci de finaliser un projet artistique déjà entamé <a href="https://www.telerama.fr/cinema/le-realisateur-samuel-theis-accuse-de-viol-enquete-sur-un-tournage-devenu-invivable-7018759.php">sans (trop) pénaliser l’ensemble d’une équipe pour le comportement d’un seul individu</a>.</p>
<h2>Où en est le mouvement #MeToo ?</h2>
<p><strong>B.H.</strong> : Si on considère que #MeToo est une révolution, alors je dirais qu’on est comme au XIX<sup>e</sup> siècle, dans un moment de conflit entre deux paradigmes qui s’affrontent : le paradigme de l’Ancien Régime qui continue à défendre le droit de cuissage et à légitimer la violence des puissants et un nouveau paradigme qui tente de mettre en place un ordre des choses démocratique et républicain, respectueux de notre devise « liberté, égalité, fraternité ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220482/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bérénice Hamidi a reçu des financements de l'IUF. </span></em></p>Au cours de cet entretien, Bérénice Hamidi évoque avec nous les freins à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les milieux artistiques français.Bérénice Hamidi, Professeure en esthétiques et politiques des arts vivants, , Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2181862023-11-30T16:51:11Z2023-11-30T16:51:11ZLa tour Eiffel, muse du cinéma muet français<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/562467/original/file-20231129-23-ho3n03.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C1151%2C869&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Photogramme de _La Course à la perruque_ de Georges Hatot, 1906.</span> </figcaption></figure><p>Le 27 décembre 2023 marque le centenaire de la disparition de Gustave Eiffel. De nombreuses études abordent la façon dont la tour qui porte son nom a inspiré les peintres (Bonnard, Chagall, Delaunay, De Staël, etc.) et les poètes (Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Queneau, etc.) depuis sa construction en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution française. Mais sa présence dans le cinéma muet, contemporain de la construction du monument, est restée dans l’ombre.</p>
<p>Pourtant, quand le cinématographe voit le jour en 1895, six ans donc après la dame de fer, ce nouveau moyen d’expression est d’emblée happé par la tour qui devient sa muse. Dans le catalogue numérisé GP Archives, 121 entrées sur 2 091 sont par exemple proposées pour « tour Eiffel » entre 1895 et le début du parlant en France. Et il s’agit pourtant d’une période pour laquelle beaucoup de bobines ne sont pas parvenues jusqu’à nous, notamment parce que la pellicule 35mm était en nitrate de cellulose, donc inflammable et fragile.</p>
<h2>Dans le cinéma documentaire dès 1897</h2>
<p>En 1897, un appareil de prises de vue Lumière est embarqué pour la première fois dans l’ascenseur de la tour et nous propose un panorama ascensionnel vertigineux de 42 secondes du palais du Trocadéro, avec en premier plan l’ossature métallique de la tour. Cette première n’est peut-être pas très surprenante de la part des Lumière, friands de capturer des images de lieux emblématiques, mais l’originalité réside dans la forme de la séquence, qui superpose audacieusement premier et deuxième plan pour mieux « embarquer » les spectateurs.</p>
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<p>La présence de la tour est plus surprenante dans les créations de Georges Méliès, mieux connu pour ses fééries et ses films à trucs. En effet, Méliès a réalisé une trentaine de films d’environ une minute consacrés à Paris, entre 1896 et 1900, dont certains donnent à voir le Champ-de-Mars et la tour Eiffel durant l’Exposition universelle de 1900.</p>
<p>La même année, les Lumière testent un format expérimental, le 75mm, et mettent à nouveau la tour Eiffel à l’honneur.</p>
<p>Leur idée un peu folle consiste à projeter cette bande sur un gigantesque écran de 720 m<sup>2</sup> durant l’Exposition universelle – pour repère, le plus grand écran d’Europe est aujourd’hui le « grand large » du Grand Rex, 282 m<sup>2</sup>. Malheureusement, la construction du projecteur adéquat n’est pas terminée à temps et la projection n’eut pas lieu.</p>
<p>Conservés aux archives du film du CNC à Bois-d’Arcy, ces négatifs extraordinaires ont été restaurés et numérisés en 8K sur un appareil conçu exprès. Projetés uniquement deux fois depuis 123 ans, ils le seront à l’université Gustave Eiffel le mardi 12 décembre 2023 à 19h, <a href="https://my.weezevent.com/2-soiree-cine-depoque-centenaire-gustave-eiffel">lors de la Soirée Ciné d’époque du Centenaire Eiffel</a>.</p>
<h2>Dans la fiction dès 1900</h2>
<p>En 1906, Georges Hatot met en scène pour Pathé frères <em>La Course à la perruque</em>, une bande comique de 6 minutes truffée de rebondissements, avec une séquence qui transporte le spectateur devant, puis dans la tour Eiffel.</p>
<p>Tous les genres cinématographiques semblent alors contaminés. Ainsi le pionnier du cinéma d’animation, Émile Cohl, créé en 1910 un film d’animation plein d’imagination et de poésie, <em>Les Beaux-Arts mystérieux</em>, une pépite d’inventivité tournée image par image, dans laquelle la tour Eiffel prend forme <em>via</em> un objet du quotidien… des allumettes !</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=452&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562468/original/file-20231129-21-gfc98v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=568&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photogramme des <em>Beaux-Arts mystérieux</em> de Émile Cohl, 1910.</span>
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<p>Quelques années plus tard, l’engouement ne s’est pas éteint. Durant l’été 1923, René Clair, jeune cinéaste proche de l’avant-garde, tourne <em>Paris qui dort</em>, moyen métrage produit par les films Diamant qui se déroule majoritairement dans la tour Eiffel. Son gardien se réveille et découvre que les rues de la capitale sont vides… Et Clair récidivera cinq ans plus tard avec <a href="https://www.cinematheque.fr/henri/film/47521-la-tour-rene-clair-1928/"><em>La Tour</em></a>, 14 minutes d’une sorte de poème cinématographique qui offre des vues aux angles variés sur la dame de fer.</p>
<p>C’est dans les dernières années du muet que sort <em>Le Mystère de la tour Eiffel</em> de Jean Duvivier, film dans lequel le chef d’une mystérieuse organisation internationale de criminels cagoulés, nommée Ku-Klux Eiffel, envoie des signaux, <em>via</em> la tour Eiffel, à ses membres dispersés en Europe.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=448&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562469/original/file-20231129-29-tw435f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=563&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Photogramme du <em>Mystère de la tour Eiffel</em> de Jean Duvivier, 1928.</span>
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<h2>La puissance inspiratrice de la tour Eiffel</h2>
<p>Ces exemples variés montrent bien à quel point la tour Eiffel inspire les pionniers du cinématographe et les metteurs en scène du muet.</p>
<p>S’ils l’insèrent dans des vues documentaires, c’est pour rendre compte de cette prouesse architecturale, construite en 26 mois, et pour signifier combien elle marque les esprits comme le paysage parisien. Rappelons que la tour ne fit pas l’unanimité et qu’elle n’était pas destinée à rester en place. En effet, sa construction a déclenché une <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Protestation_des_artistes_contre_la_tour_de_M._Eiffel_du_14_f%C3%A9vrier_1887">levée de boucliers</a> de la part de certains artistes qui sont allés jusqu’à clamer leur protestation le 14 février 1887 dans le grand quotidien <em>Le Temps</em>, publiant une lettre adressée à M. Adolphe Alphand, directeur des travaux de l’exposition universelle. Parmi ces signataires figurent François Coppée, Charles Garnier ou encore Guy de Maupassant.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1661&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/562471/original/file-20231129-17-1mmcgl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=2088&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>Incipit</em> de l’article publié dans <em>Le Temps</em> le 14 février 1887.</span>
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<p>Malgré cette opposition, la tour Eiffel a été érigée et a survécu à sa destruction programmée grâce à la dimension scientifique et stratégique insufflée par Gustave Eiffel : installation d’une station météorologique en 1889 et positionnement d’antennes pour la télégraphie sans fil à partir de 1903.</p>
<p>Quant à la présence de la tour dans les films de fiction, elle témoigne de l’impact de son audace architecturale, de son aura esthétique mystérieuse et de sa modernité ; la tour inspire des histoires atypiques, filmées grâce à des plans novateurs, montés de manière ingénieuse.</p>
<h2>Un éclairage sur l’histoire du cinéma muet</h2>
<p>Si l’on fait si peu état, dans les recherches historiques, de la présence de la dame de fer dans le cinéma muet, c’est sans doute par manque de considération et de légitimation du médium cinématographique lui-même.</p>
<p>Les premiers films, appelés des vues, sont très courts, quelques secondes puis quelques minutes. Ces vues sont projetées dans les foires, sur les places des villes et des villages, dans les cafés et dans certaines salles de théâtre… Le cinématographe est alors un divertissement très populaire, souvent méprisé par l’élite. Les bandes de pellicule sont achetées par des forains qui les usent jusqu’à la corde. Quand elles cassent, ils les coupent, les recollent, si bien que ce ne sont jamais tout à fait les mêmes bandes qui sont projetées.</p>
<p>À partir de 1907 se produit une révolution économique. La puissante société Pathé frères remplace la vente des copies par un système de location. Ce changement modifie l’organisation de la diffusion, et par ricochets la façon de faire et de voir des films. L’exploitation des films donne lieu à une industrie autonome ; des salles dédiées aux projections sont construites et la durée des films s’allonge.</p>
<p>On parle alors de métrage ; de 20 mètres, soit environ 60 secondes, on passe à 740 mètres soit 30 minutes en 1909 ; à 1 500 mètres soit une heure en 1912 ; on atteint même 3 000 mètres soit deux heures en 1913. Les spectacles cinématographiques hybrides mêlent bandes courtes (actualité, comique, animation…) avant ou autour d’un film plus long, noyau dur de la séance. L’ensemble contient des attractions, du jongleur au poète en passant par l’acrobate, et est accompagné de musique, d’un seul instrument à un orchestre, en fonction de l’importance de la salle. Si le cinéma était certes muet (le sonore et parlant n’arrivant qu’à partir de 1927), le cinéma était donc tout sauf silencieux !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218186/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Aurouet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Appréhender la présence de la tour Eiffel dans le cinéma muet permet de mieux comprendre les débuts du cinématographe, entre prouesses techniques et avènement d’un nouvel imaginaire.Carole Aurouet, Enseignante-Chercheuse en Etudes cinématographiques et audiovisuelles, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2158572023-11-16T17:18:17Z2023-11-16T17:18:17ZDes planches de dessin à l’écran : que sont nos superhéros devenus ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/557534/original/file-20231103-25-2puvta.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=22%2C13%2C968%2C476&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le personnage de _The Deep_ a complètement changé d'apparence entre le comic-book et son adaptation sérielle dans _The Boys_. </span> </figcaption></figure><p>Des pages de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/bande-dessinee-bd-27413">bandes dessinées</a> aux plates-formes numériques de vidéo à la demande (VOD), nombreux sont les <a href="https://theconversation.com/topics/super-heros-65409">superhéros</a> à avoir transposé leur récit haut en couleur dans un format sériel plus réaliste et contemporain depuis les années 2010 : de Batman (avec la série <em>Gotham</em> diffusée sur la Fox en 2014 puis sur Netflix) à <em>Daredevil</em> (Netflix, 2015), en passant par <em>The Watchmen</em> (HBO, 2019 et Canal VOD) ou <em>The Boys et Gen V</em> (Prime Video, 2019 et 2023).</p>
<p>Dernièrement, c’est le manga <em>One Piece</em> qui a fait l’objet d’une adaptation en « live action » sur <a href="https://theconversation.com/topics/netflix-53737">Netflix</a>, en cassant tous les codes de son média originel pour transposer son récit de façon plus conforme au format des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/series-22175">séries</a>, en <a href="https://www.lepoint.fr/culture/one-piece-l-adaptation-de-tous-les-records-31-08-2023-2533489_3.php">battant de nombreux records</a>.</p>
<p>Longtemps cantonnés aux superpouvoirs et à une représentation fantaisiste dans les comics, les superhéros doivent dépasser leur statut de surhommes. Les scénaristes de séries redoublent d’ingéniosité pour les reconnecter à notre réalité en introduisant dans le récit des problématiques plus contemporaines, en exploitant davantage des personnages secondaires ou bien encore en redessinant les contours du genre pour donner un nouveau souffle au superhéros. Que reste-t-il du genre super-héroïque né dans les pages de comics ? Les superhéros ont-ils vraiment changé au cours de leur passage du médium bédéique à la série ?</p>
<h2>De héros en superhéros : un modèle générique</h2>
<p>Depuis l’Antiquité, nous sommes confrontés à toute une palette de héros, qu’ils soient fictifs ou réels, dont on garde un souvenir immortel et qui entretiennent encore aujourd’hui l’imaginaire collectif. Des plus célèbres héros grecs aux héros médiatiques contemporains, nous pouvons discerner un modèle générique du mythe héroïque avec <a href="https://www.le-livre.fr/livres/fiche-ro60052302.html">l’alternance « naissance-mort-renaissance »</a>. Du statut de héros à celui de superhéros, il n’y a alors qu’un pas, puisque les superhéros suivent également cette <a href="https://www.fabula.org/actualites/105543/les-superheros-que-sont-nos-heros-devenus--f-toudoire.html">dialectique de l’ombre à la lumière</a>.</p>
<p>L’immortalité est ainsi une composante intrinsèque aux deux modèles. Des <em>comics</em> ont déjà mis en récit la mort d’illustres superhéros comme Superman en 1993 ou encore Captain America en 2007 : ces derniers ont toujours été ressuscités. L’immortalité est d’autant plus caractéristique du modèle super-héroïque que nous la retrouvons dans différentes adaptations (séries télévisées, films, etc.).</p>
<p>Le dernier exemple majeur en date est la mort de Superman dans le film <em>Batman v Superman : l’Aube de la Justice</em> (2016), ressuscité dans la suite de la franchise cinématographique Superman adaptée par Zack Snyder <em>Justice League</em> (2017, 2021).</p>
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<figcaption><span class="caption">Les funérailles de Superman dans le film <em>Batman v Superman : l’Aube de la Justice</em> (2016).</span></figcaption>
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<h2>Du comic-book à la série : raconter autrement</h2>
<p>Cependant, si le modèle super-héroïque suit en partie celui du héros, il n’en possède pas moins <a href="https://www.fabula.org/actualites/105543/les-superheros-que-sont-nos-heros-devenus--f-toudoire.html">ses propres codes (drame familial, transformation, etc.)</a> qu’il peut décliner d’un média à l’autre.</p>
<p>Les développements narratifs de Batman dans les différents médias démontrent à ce titre le potentiel « médiagénique » du personnage bédéique créé par Bob Kane et Bill Finger. Selon le chercheur Philippe Marion, la <a href="https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/article/view/46413">« médiagénie » d’un projet narratif</a> définit sa capacité à se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui lui convient le mieux.</p>
<p>En effet, les aventures de l’homme chauve-souris ne cessent de s’inventer et de se réinventer au fil des adaptations médiatiques <a href="https://journals.openedition.org/communication/7376">comme nous l’avions démontré dans une recherche</a>. Et chaque média a la possibilité de piocher des éléments dans l’univers fictionnel de Batman pour développer un récit spécifique, suivant ses propres caractéristiques.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/9-11-que-sont-nos-super-heros-devenus-lexemple-de-batman-167199">9/11 : que sont nos super-héros devenus ? L’exemple de Batman</a>
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<p>C’est le cas de la série télévisée tirée du récit de Batman, <em>Gotham</em>, qui narre les aventures de l’inspecteur James Gordon dans la ville au sein de laquelle pullulent de nombreux criminels. Dans l’épisode pilote de la série, nous assistons à la mort des parents de Bruce Wayne, l’homme au masque de chauve-souris, qui est un élément déjà présent dans le <em>comic book</em> d’origine.</p>
<p>La série puise son originalité en proposant tout un pan inexploré de l’histoire de Batman dans des épisodes centrés sur les origines de ses plus illustres vilains. La pègre de Gotham y est décrite de façon détaillée dans la première saison à travers l’affrontement des gangs Falcone et Maroni, alors que la deuxième saison, sous-titrée <em>Rise of the Villains</em>, peint le portrait des figures antagonistes de Batman, du Pingouin au Joker, en passant par <em>Catwoman</em> ou <em>The Riddler</em>.</p>
<p>En ce sens, il ne s’agit plus seulement de tirer des ficelles narratives déjà exploitées par les bandes dessinées, mais aussi de <a href="https://journals.openedition.org/narratologie/10401?fbclid=IwAR2oaHm3L9O-_znLcGijuRzIfIfDmlvCbTnyc0qFF91j6XpNdMSKTRc5XHc">construire de nouveaux possibles dans l’histoire de Batman</a> à partir de la genèse de ses ennemis.</p>
<p>Ce qui n’est pas dit dans les comics devient ainsi le terrain d’exploitation du récit dans la série, <a href="https://deadline.com/2014/01/tca-foxs-gotham-series-will-feature-all-classic-batman-characts-including-bruce-wayne-663597/">comme l’explique Kevin Reilly (2014), patron de la Fox</a> : « la série suivra Bruce de ses jeunes années jusqu’au moment où il enfile la cape, dans le dernier épisode » – avant de continuer sur les super-méchants – « on verra comment ils deviennent ce qu’ils sont, alors que Gotham est au bord du gouffre ».</p>
<p>Le format sériel semble alors le plus adapté à ce déploiement narratif dans la mesure où le temps du récit est davantage étalé dans la durée avec des épisodes de 50 minutes et des saisons de 22 épisodes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Gotham Season 2 Promo « Villains Rising ».</span></figcaption>
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<h2>Redessiner les contours du genre</h2>
<p>Nous retrouvons la même volonté de s’écarter du récit d’origine du <em>comic-book</em> avec la série <em>The Watchmen</em>, produite par HBO en 2019. Contrairement à l’adaptation cinématographique du même nom sortie 10 ans plus tôt, la série prend le parti de jouer avec la temporalité du récit en prenant place dans notre présent. Il ne s’agit donc pas d’une adaptation de l’œuvre originale, mais d’une suite se déroulant de nos jours.</p>
<p>Dans cette série, le spectateur suit le personnage de Angela Abar (<em>Sister Night</em>), une ancienne policière qui prend une identité super-héroïque pour combattre le crime dans la ville de Tulsa (située en Oklahoma). Les premiers épisodes élaborent une intrigue autour d’une mystérieuse organisation de suprématistes blancs appelée « La 7<sup>e</sup> cavalerie ».</p>
<p>Le sixième épisode de la première saison intitulé <em>Cet être extraordinaire</em> marque un tournant dans la construction de la série en réinvestissant le passé du <em>comic book</em>. En effet, il offre une « origin story » à l’un des personnages les plus discutés de l’œuvre originale : <em>Hooded Justice</em>. Dans cet épisode, Angela va non seulement comprendre que son grand-père est le premier superhéros de l’histoire nord-américaine, mais surtout que sa transformation est le résultat d’une injustice sociale et raciale fondamentale.</p>
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<figcaption><span class="caption">Watchmen : Épisode 6 Promo (HBO).</span></figcaption>
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<p>Lindelof, le « showrunner » (directeur de la série), consacre à <em>Watchmen</em> une mythologie alternative où le premier superhéros naît d’un traumatisme du racisme, de la ségrégation et du Ku Klux Klan. Symboliquement, la cagoule de Reeves ressemble à celle des membres du KKK, sauf que celle-ci est noire, comme une réponse métaphorique. En effet, Lindelof offre une <a href="https://www.lesinrocks.com/series/pourquoi-lepisode-6-de-watchmen-fera-date-dans-lhistoire-des-series-191686-27-11-2019/">réécriture des origines d’un genre</a> :</p>
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<p>« Le premier superhéros des États-Unis était un Noir, portant un masque pour dissimuler sa couleur de peau, qui protégeait les minorités des injustices d’un système profondément vicié. Ses successeurs deviendront les marionnettes de ce même système, et le visage triomphant d’une Amérique sclérosée, rongée par ses propres morsures. Cet être extraordinaire n’est ni plus ni moins que l’histoire oubliée d’une appropriation culturelle masquée. »</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-serie-watchmen-reinvente-la-genese-du-super-heros-146610">Comment la série « Watchmen » réinvente la genèse du super-héros</a>
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<p>Dans cette relecture contemporaine de la genèse du premier superhéros, <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/10/21/watchmen-les-supremacistes-prennent-les-armes_6016369_3246.html">plutôt bien accueillie par la critique</a>, nous retrouvons bien le costume distinctif (la cagoule et la corde notamment), la double vie (policier/superhéros) et les pouvoirs surhumains (Will est physiquement plus fort que les autres personnages). Néanmoins, Lindelof offre une lecture acerbe et violente de cette idée d’origine en réinvestissant les figures tutélaires du genre.</p>
<h2>Que sont nos superhéros devenus ?</h2>
<p>Transposé au récit sériel et à une nouvelle temporalité, le modèle super-héroïque évolue. Dans la série <em>Gotham</em>, nous avons affaire à une pluralité de destinateurs et de transformations associée à une catégorie principale : les vilains. Dans cette reconfiguration narrative, le superhéros n’est plus le détenteur de l’<em>origin story</em> ni son sujet principal – la sérialité rebattant les cartes de la morphologie du récit super-héroïque.</p>
<p>Là où le comic-book se construit autour du combat entre le superhéros et l’opposant, la série désaxe le récit en explorant davantage les causes de cet affrontement, questionnant ainsi les fondements mêmes du récit super-héroïque. En redéfinissant le premier superhéros dans <em>Watchmen</em>, c’est le genre super-héroïque en lui-même qui est transformé. Cette idée traverse aussi bien des séries telles que <em>Smallville</em> (The WB 2001), <em>Arrow</em> (The CW 2012), <em>The Flash</em> (The CW 2014), <em>Titans</em> (Netflix 2018), etc., qui explorent toutes à leur manière la question du superhéros et du super-vilain. La transmédialité permet donc une nouvelle manière de penser le récit et de réactualiser la question suivante de manière constante : que sont nos superhéros devenus ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215857/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Aubrun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les superhéros changent de costume et leurs histoires se transforment quand ils passent de la BD à la série. Comment parviennent-ils à s’adapter pour continuer à séduire le public ?Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande ÉcoleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2164782023-10-30T19:04:26Z2023-10-30T19:04:26ZPourquoi les films suscitent un intérêt croissant comme outils thérapeutiques<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/556085/original/file-20231016-27-lbbygb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C6170%2C4311&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La thérapie par les films peut aider à gérer les émotions difficiles.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/image-photo/group-people-watching-sad-movie-cinema-2087654509">Zoran Zeremski/ Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Beaucoup d'entre nous aiment se poser pour regarder un bon film, car les films peuvent nous faire ressentir des choses. Un film triste peut nous aider à évacuer nos émotions, une comédie nous remonter le moral. Les films nous donnent également l'occasion de nous connecter à nos émotions et de les explorer en toute sécurité.</p>
<p>En raison de l'effet que les films peuvent produire sur nous, leur utilisation en tant qu'outils thérapeutiques suscite un intérêt croissant. Bien que ce domaine soit encore très récent, mon examen de la littérature scientifique publiée, à ce jour, sur ce sujet montre que la thérapie par le film (<em>parfois appelée filmothérapie ou cinémathérapie, ndlr</em>) <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/capr.12658">peut s'avérer efficace</a> pour aider les gens à traiter les émotions difficiles qu'ils ressentent, ce qui peut contribuer à améliorer leur santé mentale.</p>
<p>J'ai constaté que le cinéma <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.4324/9781315731582/cinema-therapy-john-izod-joanna-dovalis">implique les gens sur le plan émotionnel</a> d'une manière qui <a href="https://books.google.co.uk/books/about/Reel_Therapy.html?id=xQcGAAAACAAJ&redir_esc=y">peut s'avérer thérapeutique</a>. Parler des personnages d'un film peut être plus confortable que de discuter directement des problèmes que l'on rencontre, car cela met une certaine <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/jcad.12270">distance émotionnelle</a> par rapport à ce que l'on vit. Les films peuvent également aider les gens à acquérir des compétences, des <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/j.1556-6676.1986.tb01229.x">savoir-être</a> en s'inspirant de la façon dont les personnages des films <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0191886920305882?via%3Dihub">font face à leurs difficultés</a>.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>En passant en revue la bibliographie scientifique, j'ai également relevé que la thérapie par le film <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/jcad.12270">réduisait les conflits</a> entre parents et adolescents, augmentait l'empathie et le dialogue entre eux et contribuait à faciliter leur communication. Elle permettait également de <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1877042814024331?via%3Dihub">réduire l'anxiété</a> et rendait la thérapie plus attrayante.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-musicotherapie-peut-aider-les-enfants-anxieux-161688">Comment la musicothérapie peut aider les enfants anxieux</a>
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<p>La thérapie par le film s'est également révélée particulièrement bénéfique pour certains groupes de personnes. La recherche a par exemple montré que la thérapie par le film peut aider de <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/jclp.22997">jeunes personnes autistes</a> à identifier leurs points forts et à développer leur résilience. Elle peut également aider des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1521/ijgp.2014.64.2.254">patients souffrant de troubles psychiatriques</a> à exprimer leurs pensées et leurs sentiments. Une autre étude a également mis en évidence le fait que <a href="https://search.informit.org/doi/10.3316/informit.529826981952514">regarder des films de super-héros puis en discuter</a> permettait à de jeunes personnes diagnostiquées schizophrènes de trouver de la force et des raisons d'affronter les difficultés qu'ils rencontrent.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/avc-autisme-sclerose-en-plaque-quand-le-cheval-se-fait-therapeute-186504">AVC, autisme, sclérose en plaque… Quand le cheval se fait thérapeute</a>
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<p>Mais comme la recherche dans ce domaine ne fait que commencer, il est important de poursuivre les investigations pour comprendre comment les gens s'impliquent dans les films, de manière à favoriser leur bien-être et rendre la thérapie par le film la plus bénéfique possible.</p>
<h2>Quel soutien les films apportent-ils ?</h2>
<p><a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Aristote/98715">Aristote</a> avait remarqué que les spectateurs des tragédies grecques semblaient passer par un processus de purge émotionnelle (ou catharsis) qui leur était bénéfique, grâce à l'empathie qu'il ressentait envers les personnages. Le cinéma et la télévision fonctionnent de la même manière, en offrant un espace sécurisé pour ressentir et exprimer des émotions, sans en subir les conséquences dans le monde réel.</p>
<p>Un film rassemble <a href="https://hts.org.za/index.php/HTS/article/view/2878">des images, des histoires, des métaphores et de la musique</a>, autant d'éléments dont les bienfaits thérapeutiques ont été démontrés. De plus, les films et la télévision sont accessibles. Ils représentent quelque chose de familier, à partir duquel peut s'engager une discussion comme base de conversations thérapeutiques.</p>
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<img alt=" Une jeune femme portant des écouteurs regarde un film ou une émission sur son ordinateur portable." src="https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/553985/original/file-20231016-19-pk3etk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les films peuvent offrir un espace sécurisé pour exprimer ses émotions.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/image-photo/young-sad-african-american-woman-watching-1956958240">Fractal Pictures/ Shutterstock</a></span>
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<p>Bien que les recherches montrent que la thérapie par le cinéma peut s'avérer bénéfique, peu de recommandations ont été établies pour utiliser au mieux les films dans le cadre d'une thérapie. C'est pourquoi, après avoir étudié la littérature scientifique, j'ai mis au point une méthode qui s'appuie sur les recherches et les pratiques actuelles afin de déterminer la meilleure façon d'utiliser les films en thérapie.</p>
<p>Je l'ai appelée la «<a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/capr.12658">Movie method</a>», ce qui signifie engagement conscient, observation des réactions, expression de l'expérience, identification de la pertinence personnelle et exploration de nouvelles possibilités. Bien qu'il soit recommandé de travailler avec un thérapeute en cas de problèmes de santé mentale, tout le monde peut utiliser la Movie method pour se connecter plus attentivement aux films et aux émissions de télévision qu'il regarde. </p>
<p>(<em>La santé mentale est un état de bien-être qui s'avère <a href="https://www.ameli.fr/paris/assure/sante/themes/sante-mentale-de-l-adulte/sante-mentale-definition-et-facteurs-en-jeu">indispensable pour se sentir en bonne santé</a>. Si on ressent un mal-être, même en l’absence de trouble mental ou psychologique, il convient de consulter un professionnel de santé, ndlr</em>). </p>
<p>La première étape de la Movie method consiste à vérifier en pleine conscience comment vous vous sentez - et vous assurez que c'est un bon jour pour vous engager dans le film que vous avez choisi de regarder. Réfléchissez à l'effet que pourrait avoir le fait de regarder ce film ou d'engager une réflexion autour de ce film. </p>
<p>Si vous vous sentez prêt à aller de l'avant, observez en pleine conscience vos pensées, vos sentiments et vos réactions physiques pendant que vous regardez le film. Prenez du recul par rapport à vos sentiments, sans les juger, au lieu de vous laisser entraîner par eux.</p>
<p>Après avoir regardé le film, exprimez ou nommez les émotions que vous ressentez. Il peut être utile de les noter. Soyez curieux de vos sentiments, remarquez si vous ressentez physiquement certaines émotions dans votre corps, comme de la tension ou de la relaxation. Parfois, on observe un certain ressenti, qui peut évoluer. On peut réfléchir à ce dont ce ressenti a besoin pour évoluer (par exemple de la gentillesse ou de la compréhension) et imaginer qu'on reçoit ce dont on a besoin. </p>
<p>Ensuite, identifiez ce que le film représente pour vous. Notez à qui vous vous êtes identifié et comment le parcours de ce personnage peut vous rappeler vos propres défis et réussites. Si les films peuvent donner un aperçu de la vie de différents groupes et cultures, veillez à <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/jclp.22999">faire preuve d'esprit critique</a> sur la manière dont ces personnages ou ces questions sont représentés. Vous éviterez ainsi de renforcer les stéréotypes ou les représentations inexactes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quand-le-racisme-est-devenu-une-question-politique-dans-le-cinema-francais-155189">Quand le racisme est devenu une question politique dans le cinéma français</a>
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<p>Considérez la manière dont le film peut vous aider à explorer de nouvelles possibilités et stratégies, vous aider à grandir. Réfléchissez à la façon dont les personnages du film ont résolu leurs problèmes et à ce que cela peut vous apprendre. Remarquez les liens entre l'histoire du film et votre histoire personnelle ; et voyez si vous changeriez l'histoire ou si en vous écririez la suite. Envisagez les enseignements que vous pouvez tirer de cette réflexion. </p>
<p>La prochaine fois que vous allez vous poser pour regarder un film, réfléchissez à la manière dont vous pouvez tirer le meilleur parti de cette expérience. Appliquer les méthodes de thérapie par le film peut vous aider à vous impliquer davantage et, avec plus d'attention, dans ce que vous regardez. En définitive, cela peut vous aider à apprendre de nouvelles choses sur vous-même.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216478/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jenny Hamilton ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La recherche a par exemple montré que la thérapie par le film peut aider de jeunes autistes à identifier leurs points forts et à développer leur résilience.Jenny Hamilton, Senior Lecturer in Counselling/ Psychological Therapies/ Programme Leader for MSc Counselling, University of LincolnLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2158172023-10-19T20:37:58Z2023-10-19T20:37:58Z« Anatomie d’une chute » et la question de l’interprétation du récit<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/554296/original/file-20231017-21-r8dcxu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C0%2C1537%2C862&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans ce film de procès très bavard, le statut littéraire du récit est sans cesse questionné.</span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Vous ne contextualisez pas, vous délirez sur un détail ! »<br>
« Un roman n’est pas la vie, un auteur n’est pas un personnage ! »<br>
« Mais un auteur peut exprimer ses idées par ses personnages ! »</p>
</blockquote>
<p>Des bribes d’un cours de licence de lettres ? Des débats lors d’un colloque littéraire ? Non ! Il s’agit de certains échanges entre les personnages du film <em>Anatomie d’une chute</em> de Justine Triet, palme d’or du dernier Festival de Cannes, qui met en scène le procès de l’écrivaine Sandra Voyter, accusée d’avoir tué son mari Samuel.</p>
<p>On pourrait penser que ces échanges sont irréalistes. Mais la littérature s’invite parfois dans des procès bien réels : dans <em>Histoire de la violence</em>, Edouard Louis relate, de manière autobiographique, un épisode traumatique (une agression physique et un viol). Lors du procès, son avocat a renvoyé, dans sa plaidoirie, au récit de l’écrivain, alors que l’avocate de l’accusé a déclaré qu’Edouard Louis « avait confondu son roman avec la réalité ». La procureure elle, a appelé à <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/24/au-proces-de-riadh-b-accuse-d-agression-sexuelle-par-edouard-louis-l-uvre-litteraire-omnipresente_6057212_3224.html">trouver une « vérité judiciaire » et non « littéraire »</a>.</p>
<p>La manière dont le film de Justine Triet traite la question du couple, du genre, de l’innocence et de la culpabilité a été abondamment commentée. Mais une autre question irrigue le film : celle de l’interprétation du récit littéraire (les deux protagonistes du couple étant, l’une écrivaine à succès, l’autre aspirant écrivain), notamment lorsque ce récit joue sur certaines marges troubles, entre fiction et non-fiction, représentation artistique et fidélité mimétique au réel et lorsqu’il se confronte à d’autres récits, qui ont leurs propres critères de cohérence, de validité, de recevabilité : le récit juridique, mais aussi le récit journalistique, le récit psychanalytique, le récit médical, le récit d’expert, etc.</p>
<p>Chaque catégorie peut par ailleurs se décliner en une multitude de récits : les récits des avocats comme ceux des experts peuvent être diamétralement opposés, par exemple. Le passage d’une langue à l’autre dans le film – de l’anglais au français et vice-versa – nous fait d’ailleurs littéralement entendre cette polyphonie.</p>
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<h2>L’autofiction, ou l’art de brouiller les limites entre fiction et réalité</h2>
<p>« What do you want to know ? » (« Que voulez-vous savoir ? ») demande, au tout début du film, Sandra à l’étudiante venue l’interroger. Elle veut savoir ce qui relève de la réalité et de la fiction dans les écrits de Sandra Voyter, et si l’écrivaine pense qu’on ne peut inventer, créer, qu’à partir de la réalité. Or la production littéraire de Sandra se situe dans un genre qu’on peut appeler <a href="https://theconversation.com/faut-il-en-finir-avec-lautofiction-72690">l’autofiction</a>. </p>
<p>Le terme a été employé pour la première fois en 1977 par l’écrivain et critique <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2812">Serge Doubrovsky</a> (pour qualifier son récit, <em>Fils</em>). Il mêle ce qu’on pourrait croire a priori opposé : l’autobiographie et la fiction. L’autofiction est en effet un récit inspiré par la vie de l’autrice ou de l’auteur du récit, mais un récit qui se permet de romancer, d’imaginer, qui ne veut pas se plier aux critères de sincérité, d’authenticité, de conformité aux faits qu’on associe souvent à l’autobiographie traditionnelle (et au « pacte autobiographique » tel qu’il a été défini par <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/le-pacte-autobiographique-philippe-lejeune/9782020296960">Philippe Lejeune</a>).</p>
<p>Le terme <em>autofiction</em> a donné lieu à de multiples définitions et à de multiples critiques, comme <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/autofiction-philippe-gasparini/9782020973977">l’a montré</a> le chercheur <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/est-il-je-roman-autobiographique-et-autofiction-philippe-gasparini/9782020589338">Philippe Gasparini</a>. Il n’est notamment pas aisé de le distinguer du roman autobiographique comme <a href="https://www.honorechampion.com/fr/champion/10584-book-08534510-9782745345103.html">l’a résumé Sylvie Jouanny</a>, on peut distinguer deux tendances : l’une, référentielle, qui repose sur l’homonymie entre narrateur/narratrice, auteur/autrice et personnage et qui considère que « l’autofiction est un roman qui traite de la réalité, fût-ce dans le recours à la fiction », l’autre, fictionnelle, qui défend « la fiction plus que l’autobiographie » et s’intéresse au travail de « fictionnalisation de soi » (cette fictionnalisation pouvant remettre en cause l’homonymie entre narrateur/narratrice, auteur/autrice et personnage).</p>
<p>Dans <em>Anatomie d’une chute</em>, il est admis que Sandra Voyter écrit de l’autofiction en s’inspirant des éléments de sa vie (notamment l’accident de son fils, mais aussi ses relations avec son père). Lorsque l’étudiante, au début du film, essaie de distinguer ce qui est réel de ce qui est inventé, Sandra esquive et déplace le sujet de la conversation. Mais, tout au long du film, elle va devoir répondre aux questions de la police, de ses avocats, avant et pendant le procès.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=324&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554799/original/file-20231019-30-mxpz19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=408&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour l’avocat général (Antoine Reinartz), l’œuvre de fiction produite par l’accusée contient des éléments qui sont de nature à l’incriminer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span>
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<p>Elle va devoir parler d’elle, de ses livres, et chaque élément de son discours va être disséqué, chacun des mots prononcés (ou échappés, comme lorsque l’étudiante appelle l’accusée par son prénom durant le procès) va être analysé comme on pourrait le faire dans une explication de texte.</p>
<h2>« Alors, on va vraiment entrer dans un débat littéraire ? »</h2>
<p>C’est lorsqu’un des livres de Sandra est brandi au procès, malgré les protestations d’une des avocates de la défense (« On ne juge pas des livres, on juge des faits ») qu’on se retrouve au cœur de questions débattues dans le monde de la recherche et de la critique littéraires.</p>
<p>Reprenons les échanges entre l’accusation et la défense et la manière dont ces débats incarnent différentes manières de lire l’œuvre littéraire.</p>
<p>Les questions posées sont fondamentales dès qu’il s’agit d’interpréter une œuvre littéraire : qui parle ? (le personnage ou l’auteur/l’autrice ?) Peut-on comprendre le sens d’un extrait (d’un livre ou d’un enregistrement – celui de la dispute du couple –) sans le mettre en rapport avec un contexte plus large ? Qui décide du sens d’un texte (la personne qui produit le discours ? Celle qui le reçoit ?)</p>
<p>L’accusation veut lire l’extrait d’un livre de Sandra Voyter, qui raconte les pensées d’un personnage qui éprouve le désir de tuer. L’accusation établit clairement un lien mimétique entre ce passage et la mort de Samuel : Sandra aurait préfiguré dans son roman son désir de tuer.</p>
<p>Pour la défense, c’est inacceptable : « Vous ne contextualisez pas ! Vous délirez sur un détail » ! L’extrait n’est pas contextualisé, il ne s’agit que d’un personnage secondaire, qui d’ailleurs ne passe pas à l’acte. Même dans le régime du texte littéraire, il ne s’agit que d’un fantasme, pas d’un fait. La défense reproche à l’accusation de surinterpréter en faisant d’un passage secondaire le cœur du livre – ce à quoi l’accusation répond que la défense avait également relevé ce passage, ce qui voudrait dire qu’elle le considérait bien comme significatif.</p>
<p>La défense insiste : il faut distinguer l’autrice du personnage. Le point de vue du personnage n’engage pas l’autrice. Il existe une différence entre le monde de la fiction (du personnage) et celui de la réalité (de l’autrice).</p>
<p>L’accusation se justifie alors sur ce dernier point : « Les livres de Sandra Voyter font partie du procès, elle y met son existence, notamment son couple ». Les livres de l’accusée appartiennent au récit de soi, d’inspiration autobiographique, on peut donc faire cette adéquation entre personnage et autrice puisqu’il ne s’agit pas de fiction.</p>
<p>Pour la défense, il ne s’agit pas d’autobiographie, mais d’autofiction, un genre qui se permet de réintroduire de la fiction dans l’écriture de soi. La défense essaie de ridiculiser la lecture de la littérature comme mimétique de la réalité (« Vous allez nous dire que Stephen King est un serial killer ? »), l’accusation la justifie (« La femme de Stephen King n’a pas été retrouvée morte ! »)</p>
<h2>La littérature ou le jeu avec les limites</h2>
<p>Par rapport au trouble suscité par le récit littéraire, l’enregistrement de la dispute entre Sandra et son mari semble pouvoir constituer un récit fiable. Mais en réalité cette dispute se révèle être, comme le dit l’avocat de la défense, un « document ambigu » tout aussi ambigu que le texte de Sandra Voyter, pour deux raisons.</p>
<p>D’une part, comme le texte cité par l’accusation, l’enregistrement n’est qu’un extrait, qu’un moment de la relation entre deux personnes et ne peut représenter toute leur vie. Sandra Voyter le dit : l’enregistrement n’est pas la réalité, car il n’est qu’une partie de la réalité – tout comme elle dit au psychanalyste, joué par le metteur en scène Wajdi Mouawad, qui rapporte le récit de ses sessions avec Samuel : « Mais ce que vous dites n’est qu’une petite partie de la situation globale ». Il s’agit bien de leurs échanges, de leurs mots, de leurs voix, mais ce n’est pas eux – tous leurs êtres, la somme de leurs échanges, de leurs interactions, de leurs corps : on ne peut jamais saisir l’entièreté d’un être ni d’une relation.</p>
<p>D’autre part, alors qu’on croit a priori, avec cet enregistrement, être à coup sûr dans le domaine de la réalité, des faits (et non de la fiction et de la représentation) on apprend, via l’avocat de la défense, que Samuel enregistrait des moments de sa vie et les retranscrivait, qu’il cherchait à faire de « l’autofiction » (le mot est prononcé) en s’inspirant de la méthode de son épouse. On pense ici à différentes productions de littérature contemporaine qui donnent une part de plus en plus importante à des documents matériels : <a href="https://theconversation.com/loeuvre-dannie-ernaux-a-lheure-de-la-reconnaissance-internationale-115166">Annie Ernaux</a>, qui retranscrit son journal intime (dans <em>Se perdre</em> ou <em>Je ne suis pas sortie de ma nuit</em>), qui introduit des reproductions de photographies dans ses livres (tout comme Édouard Louis), Neige Sinno qui reproduit dans <em>Triste Tigre</em> les articles de presse parlant de son enfance et de l’arrestation de son beau-père pour viol.</p>
<p>On pense plus généralement aux productions, qui se développent depuis les années 1960, que la chercheuse Marie-Jeanne Zenetti appelle, après l’écrivain Magnus Enzensberger, des <a href="https://classiques-garnier.com/factographies-l-enregistrement-litteraire-a-l-epoque-contemporaine.html">factographies</a>. Les factographies cherchent une nouvelle manière de dire le réel en captant des images, des sons, des discours. Elles peuvent se manifester formellement par des compilations de notes, des retranscriptions, des reproductions d’archives. Dans ces récits à l’« écriture enregistreuse », il s’agit de « jouer au document et avec le document » comme le dit Marie-Jeanne Zenetti.</p>
<p>L’enregistrement fait par Samuel Voyter n’est-il pas aussi un objet littéraire ? La défense se demande ainsi si Samuel n’aurait pas provoqué la dispute pour avoir de la matière pour son livre. L’ordre traditionnel (la littérature qui vient après la vie, retranscrit la vie, représente la vie) est inversé : il y aurait d’abord la littérature (l’envie d’écrire, la mise en scène) et ensuite la vie. On retrouve les propos tenus par Sandra Voyter dans un ancien entretien : « Mon travail, c’est de brouiller les pistes pour que la fiction détruise le réel » et le commentaire des journalistes : « On a l’impression que ça vient de ses livres, qu’elle l’a déjà écrit ».</p>
<p>Dernier récit et dernier doute du film : lorsque l’enfant du couple, Daniel, fait le récit de son trajet avec son père, pour emmener leur chien chez le vétérinaire. Il rapporte les propos de Samuel, qui aurait filé une métaphore entre l’état du chien et le sien, pour préparer son fils à sa mort prochaine. « Ce récit est extrêmement subjectif » déclare l’accusation. S’agit-il d’une interprétation ? D’une invention ? Ou Daniel se met-il lui aussi à pratiquer l’autofiction ?</p>
<h2><em>Anatomie d’une chute</em> ou les mises en abyme du récit</h2>
<p>En filmant le public du procès, la réalisatrice met en abyme notre situation de spectatrices et spectateurs : nous regardons le public qui regarde le procès, ce public qui frémit à l’annonce d’un éventuel rebondissement – tout comme nous. Le film nous renvoie à nos attentes et nos projections sur le type de récit que nous avons envie de voir (ou d’entendre, ou de lire…)</p>
<p>Ainsi, dans une émission de débat télévisé de deuxième partie de soirée représentée dans le film – sur laquelle tombe Sandra Voyter en zappant – la question de sa culpabilité ou de son innocence n’est plus liée aux faits, mais, plus cyniquement (ou d’un point de vue plus littéraire ?) à l’intérêt de l’un ou l’autre récit : « L’idée d’une écrivaine qui assassine son mari est tellement plus intéressante que celle d’un prof qui se suicide ».</p>
<p>D’un côté, les émois potentiellement romanesques du couple, le lien dangereux entre fiction et non-fiction, de l’autre la mort banale d’un homme qui a échoué en tant qu’écrivain. La conclusion judiciaire du procès a l’air d’entériner le second récit (le suicide), puisque Sandra est acquittée, mais c’est bien le premier récit (la femme coupable) qui est interrogé et mis en scène. Parce que c’est ce que le public (le public du procès, le public du film) voulait voir ?</p>
<p>« Je crois qu’il y a eu trop de mots dans ce procès et j’ai plus rien à dire », déclare Sandra Voyter aux journalistes à la sortie du tribunal. De fait, on parle beaucoup dans <em>Anatomie d’une chute</em> (nous avons pu commenter le film dans cet article en ne parlant quasiment que de dialogue verbal, sans mentionner les autres manifestations du langage cinématographique !) – jusqu’au silence final de Sandra : la multitude des récits n’aboutit pas à une vérité proclamée, mais à l’indicible, à l’invérifiable, à l’opacité (ce qui est devenu quasiment un topos romanesque). Se refuser à toute conclusion rassurante, est-ce une déconstruction du récit traditionnel… ou une variation sur un type de récit dont nous avons déjà l’habitude, un récit ouvert, un récit réflexif, un récit qui joue sur la mise en abyme de lui-même, bref le récit d’un film littéraire ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215817/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laelia Véron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le film de Justine Triet joue sur les frontières troubles entre fiction et non-fiction, représentation artistique et fidélité au réel.Laelia Véron, Maîtresse de conférence en stylistique et langue française, Université d’OrléansLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2153702023-10-15T13:34:45Z2023-10-15T13:34:45ZCopyright, droit d’auteur : quel statut juridique pour l’IA dans la création audiovisuelle ?<p>Une grève de plusieurs mois, conduite par les scénaristes et les acteurs, a gelé les activités créatrices de l’univers du <a href="https://theconversation.com/topics/cinema-20770">cinéma</a> hollywoodien. Et si les <a href="https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/4054716-20230926-greve-hollywood-accord-entre-scenaristes-studios-premier-sortir-crise">scénaristes</a> sont de retour au travail après un <a href="https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/4056997-20231010-hollywood-scenaristes-approuvent-accord-studios-clap-fin-greve">accord trouvé la semaine passée</a>, 160 000 acteurs, cascadeurs ou danseurs n’ont toujours pas obtenu satisfaction et poursuivent le mouvement. Les professionnels des petits et grands écrans affichent notamment leurs craintes de voir leurs intérêts juridiques et financiers saccagés par l’irruption de l’<a href="https://theconversation.com/topics/intelligence-artificielle-ia-22176">intelligence artificielle</a> (IA). Que celle-ci clone leur voix ou utilise leur image sans leur consentement ni sans qu’ils ne soient rémunérés pour cela, tel est ce que les acteurs redoutent par exemple.</p>
<p>Certes, la génération d’œuvres par l’IA présente encore des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=XnQOzZFyWlA">limites</a> mais il faudra tôt ou tard répondre juridiquement à la problématique. À la faveur de ce mouvement d’ampleur, il est opportun de se poser deux questions dans une approche de droit comparé, afin de tenter de balayer certains « fantasmes » juridiques et judiciaires au bénéfice de la réalité technique : Quel est le régime juridique des œuvres cinématographiques ? Quel régime juridique pour l’intelligence artificielle ?</p>
<p>Le schéma français du droit d’auteur se distingue de celui du copyright, et c’est en creusant ce qui les différencie que l’on peut mieux aborder les questions environnant le statut juridique de l’intelligence artificielle. Son développement a donné lieu à une multitude de réflexions dont le contenu est souvent d’une précision juridique inversement proportionnelle à sa quantité. Pour faire émerger des éléments rigoureux et fiables de solutions, il convient de revenir aux principes essentiels, substantiels du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI).</p>
<h2>Qu’est-ce qu’une œuvre audiovisuelle ? Quels sont ses auteurs ?</h2>
<p>En France, le CPI range sous la bannière <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006161634/">« œuvres audiovisuelles »</a> une large palette de productions, des œuvres cinématographiques aux émissions télévisuelles. Cela rappelle, par ailleurs, le long débat sur le statut des programmes de télé-réalité et de leurs participants.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/DhPb0goeJnA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Il reconnait également comme <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006069414/LEGISCTA000006161635?init=true&page=1&query=L113-7&searchField=ALL&tab_selection=all&anchor=LEGIARTI000006278887#LEGIARTI000006278887">coauteurs de l’œuvre</a> de nombreux contributeurs. Le juriste y distingue deux catégories. On retrouve d’une part, celle des auteurs des œuvres originaires adaptées, non tombées dans le domaine public (si un film est par exemple tiré d’un roman). Ils sont, sans exception possible, considérés comme coauteurs de l’œuvre audiovisuelle.</p>
<p>Le CPI mentionne d’autre part une liste de professionnels présents dans le processus de création (scénaristes, auteur du texte parlé ou de l’adaptation, compositeur d’une bande originale, réalisateur), une liste non-exhaustive : la jurisprudence montre en effet que la qualité d’auteur peut être accordée à d’autres intervenants démontrant l’originalité de leur création. Maquilleurs, costumiers, concepteurs d’effets spéciaux peuvent ainsi parfois s’en prévaloir. Les professions citées dans la codification, par ailleurs, peuvent être exclues du cercle des coauteurs si leurs interventions ne remplissent pas la condition d’originalité. Il faut enfin souligner que certains justiciables se verront accorder la qualité d’auteur sur leur seule contribution (par exemple la création des costumes), mais se verront refuser la qualité de co-auteur sur l’œuvre audiovisuelle dans son ensemble.</p>
<p>Le CPI répertorie, en outre, un certain nombre de contrats spéciaux listés par le Code qui participent à la vie des entreprises de créations artistiques et culturelles. Parmi ceux-ci, le contrat de production audiovisuelle, qui découle de la nature juridique spécifique de cette œuvre.</p>
<h2>Quid du producteur ?</h2>
<p>Le droit distingue <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006278882">deux types d’œuvres à plusieurs auteurs</a> : les œuvres de collaboration et les œuvres collectives. Dans les œuvres collectives, une personne morale peut être investie de la titularité des droits d’auteurs, contrairement aux œuvres de collaboration. Ainsi, un débat violent, tant technique que philosophique, s’est-il noué autour de la qualité de l’œuvre audiovisuelle : soit l’œuvre audiovisuelle est une œuvre collective, et donc le producteur-personne morale (une société de production par exemple) peut être investi de la titularité du droit d’auteur, soit l’œuvre audiovisuelle est une œuvre de collaboration, et donc le producteur-personne morale est définitivement exclu de cette qualification.</p>
<p>La <a href="https://www.lagbd.org/R%C3%A9gime_juridique_de_l%27%C5%93uvre_audiovisuelle_(fr)">jurisprudence</a> a tranché : une œuvre audiovisuelle ne peut qu’être une œuvre de collaboration, chassant ainsi impitoyablement le producteur-personne morale du cercle des élus. Sauf à ce que le producteur qui serait une personne physique lui aussi démontre son apport original.</p>
<p>Afin, néanmoins, de reconnaître l’importance de l’apport financier (non négligeable) du producteur dans la construction d’une œuvre audiovisuelle, le législateur leur a accordé, personnes physiques comme morales, le bénéfice du contrat de production audiovisuelle :</p>
<blockquote>
<p>« Le contrat qui lie le producteur aux auteurs d’une œuvre audiovisuelle, autres que l’auteur de la composition musicale avec ou sans paroles, emporte, sauf clause contraire […] cession au profit du producteur des droits exclusifs d’exploitation de l’œuvre audiovisuelle. »</p>
</blockquote>
<p>Ainsi, si les droits moraux (c’est-à-dire ceux qui protègent les intérêts non économiques comme le respect du nom de l’auteur) ne peuvent pas revenir aux producteurs, il n’en va pas de même des droits patrimoniaux. Dans un souci de logique économique, ce contrat emporte donc la présomption de cession des droits patrimoniaux des auteurs au bénéfice des producteurs. Ce mécanisme n’étant pas d’ordre public, les parties prenantes peuvent choisir d’effacer ce dispositif, ce qui est rarement le cas.</p>
<p>Par ailleurs, le producteur bénéficie d’une intervention prégnante à l’étape du <em>final cut</em> :</p>
<blockquote>
<p>« L’œuvre audiovisuelle est réputée achevée lorsque la version définitive a été établie d’un commun accord entre, d’une part, le réalisateur ou, éventuellement, les coauteurs et, d’autre part, le producteur. »</p>
</blockquote>
<p>Toutefois, cet alinéa doit être lu à la lumière de la jurisprudence de la Cour de cassation soulignant le caractère d’ordre public de ce mécanisme en déclarant nulle toute clause conférant le pouvoir exclusif de décision à la société de production.</p>
<h2>Et concernant le statut de l’IA</h2>
<p>À partir de ces éléments, il est possible de tracer un tableau comparatif des distinctions entre le droit d’auteur et le copyright. Ces lignes permettront de rappeler en la matière du droit comparé du régime des œuvres audiovisuelles une décision importante : l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007026649/">arrêt</a> rendu par la Cour de cassation au profit des ayants droit du réalisateur John Huston concernant la diffusion en version colorisée de son film « Asphalt Jungle » (« Quand la ville dort » dans sa version française).</p>
<p>En l’espèce, le droit du copyright reconnaissait à Ted Turner, titulaire du catalogue des films comportant ce grand classique, la possibilité de le divulguer en version colorisée. À l’opposé, les magistrats français affirmèrent que le droit d’auteur devait s’appliquer sur la diffusion sur le territoire français de toute œuvre de l’esprit, ce qui permettait, au nom du droit moral de l’auteur, de s’opposer à sa colorisation qui n’entrait pas dans les choix artistiques et esthétiques du réalisateur lors du tournage.</p>
<p><iframe id="aT2lE" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/aT2lE/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Au cœur de ces mécanismes se pose enfin la question : quel statut juridique pour l’intelligence artificielle ? Dans le maquis des écrits le <a href="https://www.culture.gouv.fr/content/download/281441/file/CSPLA-Rapport-complet-IA-Culture_janv2020.pdf">rapport</a> rédigé par le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique en date du 27 janvier 2020 apporte les seuls éclaircissements fiables.</p>
<p>Quatre propositions de traitement juridique y sont formulées : la création d’un droit d’auteur spécial inspiré des droits voisins du droit d’auteur, l’utilisation du modèle de l’œuvre collective, la création d’un droit voisin réservé à la personne divulgatrice de l’œuvre générée par l’IA et la création d’un droit sui generis réservé au producteur de l’IA. Le document rappelle également que l’IA est un outil entre les mains de l’humain et que le droit d’auteur doit rester attaché à celui-ci.</p>
<p>La question juridique n’avait-elle d’ailleurs pas été ouverte il y a un certain temps par le statut des créations assistées par ordinateur ? À ce jour, sans une vraie réponse législative cohérente, (mais complexe) la voie contractuelle de l’autonomie de la volonté reste la seule logique. En attendant le jour et l’heure où l’IA pourra penser, créer par elle-même, le législateur devra penser à qualifier sa personnalité juridique en tant que vrai sujet de droit. Et cela sera digne de la meilleure œuvre de science-fiction qu’Hollywood pourrait nous donner. Avec ou sans IA.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215370/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie Serna ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La grève historique des professionnels de l’audiovisuel à Hollywood pose sur la table la question juridique de savoir comment usage de l’IA et droits d’auteurs peuvent s’articuler.Marie Serna, Professeur Associé en Droit et fiscalité, HEC Paris Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2150952023-10-12T17:27:51Z2023-10-12T17:27:51Z« Le Direktør » de Lars von Trier : une comédie d’entreprise sur le pouvoir et ses fantasmes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553501/original/file-20231012-27-frgjm8.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C5%2C1711%2C1138&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un employé qui s'emporte contre le chef fantoche est maîtrisé par ses collègues.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=61126.html ">Alloicné</a></span></figcaption></figure><p>Lorsque l’on songe au monde du travail aujourd’hui, il paraît bien compliqué, pour ne pas dire cynique, d’y voir un sujet de comédie – du moins dans le sens traditionnel du terme. Qu’est-ce qui peut tant prêter à rire dans ce lot d’<a href="https://theconversation.com/ubu-manager-quand-la-litterature-eclaire-les-derives-ubuesques-du-management-150234">absurdité</a>, voire même de mal-être, sur fond de perte de sens au travail constatée par diverses enquêtes, dont celle, récente, des chercheurs en économie et socioéconomie <a href="https://www.nonfiction.fr/article-11588-le-sens-au-travail-entretien-avec-t-coutrot-et-c-perez.htm">Thomas Coutrot et Coralie Perez</a> ?</p>
<p>Dans un versant « comique » (et les guillemets s’imposent pour les raisons qui vont suivre) de la vie en entreprise, <em>Le Direktør</em>, film sorti en 2006 du réalisateur danois Lars von Trier (actuellement diffusé sur le <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/cinema/">site Internet d’Arte</a>, qui lui consacre une rétrospective), dénote en ce qu’il traite directement l’organisation du travail en insistant sur ses aspects certes absurdes, mais aussi sur la violence latente des <a href="https://www.lemonde.fr/cinema/article/2007/02/27/le-Direkt%C3%B8r-dans-la-peau-d-un-directeur-de-pme-machiavelique_876816_3476.html">rapports de pouvoir dans l’entreprise</a>.</p>
<h2>Un réalisateur controversé</h2>
<p>Lars von Trier, coutumier des propos outranciers et <a href="https://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2011/05/18/stupeur-a-cannes-apres-les-propos-de-lars-von-trier-sur-hitler_1523968_766360.html">polémiques</a>, est un réalisateur plus que controversé. Mais bien plus que ses déclarations ou son attitude ouvertement provocatrice, cette réputation tient autant à l’imagerie violente déployée dans ses films, entre onirisme, crudité, sexualité et troubles mentaux, qu’à leur forme chaque fois expérimentale et travaillant aux confins de genres codifiés (policier, mélodrame, comédie, horreur…), qu’il se plaît à réinventer avec une déroutante originalité.</p>
<p>À ce titre, <em>Le Direktør</em> tranche par son côté faussement léger et badin, documentant avec une ironie cruelle la vie d’une petite entreprise danoise qui va connaître une soudaine crise. Je tiens à montrer, en m’appuyant sur un cadre théorique qui emprunte à la <a href="https://www.cairn.info/revue-connexions-2009-2-page-29.htm">psychosociologie</a>, qu’il s’agit là d’un tableau véritablement clinique de la façon dont le pouvoir opère dans l’organisation du travail contemporain, à la fois insaisissable et diffus, en même temps qu’il se greffe sur les fantasmes et l’imaginaire de chacun pour mieux les enrôler.</p>
<h2>Le lieu vide du pouvoir</h2>
<p>Commençons par rappeler brièvement l’intrigue, aussi simple que déconcertante. Ravn, dirigeant d’une PME danoise dans l’informatique en passe d’être rachetée par une société islandaise, recrute Kristoffer, un acteur au chômage, pour incarner un directeur fictif (nommé Sven), inventé de toutes pièces par ce même Ravn pour se couvrir des décisions impopulaires et désastreuses qu’il a été amené à prendre dans la gestion (cupide et malhonnête) de sa propre entreprise – flouant au passage ses propres salariés.</p>
<p>À l’évidence, rien n’est amené à se passer comme prévu. Et Kristoffer découvre, dans un mélange de sidération et d’incrédulité, que son avatar virtuel (en réalité utilisé par Ravn) a tantôt demandé en mariage une employée (pour éviter son départ dans l’entreprise concurrente), suggéré à une autre son homosexualité, conduit un employé au suicide par sa brutalité, et n’a eu de cesse, de manière générale, d’opter pour des décisions toutes plus iniques les unes que les autres.</p>
<p>Il me semble que la question au cœur du film consiste précisément à figurer ce lieu vide du pouvoir, tournant autour de son absence présumée (où est le Directeur de Tout ? Qui est-il ? Existe-t-il vraiment ? Que veut-il ?) ; absence qui se trouve être en réalité le gage de l’efficacité du pouvoir du fait même qu’il devient le réceptacle dans lequel chacun projette ses propres désirs, craintes et espérances.</p>
<h2>La nature fictionnelle du pouvoir</h2>
<p>Au moins deux articles de recherche en théorie des organisations ont été consacrés à ce film de von Trier, se centrant, dans les deux cas sur la question du leadership et de la nature « fictionnelle » du pouvoir.</p>
<p>Le premier article, par <a href="https://ephemerajournal.org/sites/default/files/2022-01/9-1costas.pdf">Jana Costas</a>, chercheure en comportement organisationnel, insiste sur le rôle du secret et de l’ambiguïté dans les organisations du travail, et notamment le maintien des relations de hiérarchie du fait même du secret détenu par le dirigeant qui exerce ainsi son pouvoir. Si cet aspect du film est bien sûr présent, je ne suis pas certain qu’il soit si prépondérant.</p>
<p>Tout d’abord, il est légitime de considérer que les employés, et c’est d’ailleurs ce que suggère l’une des scènes finales, ne sont pas réellement dupes de la comédie mise en place par Ravn et Kristoffer. Cette hypothèse soulève par ailleurs la question du déni des salariés face à ce stratagème des plus grossiers, interrogeant les raisons motivant chacun à croire à cette affabulation. C’est d’ailleurs la question explicitement soulevée par le <a href="https://www.researchgate.net/publication/264770409_Leadership_fable_and_power_according_to_The_Boss_of_It_All">second article</a> consacré au film de von Trier, rédigé par Philippe Mairesse et Stéphane Debenedetti : « Les raisons pour lesquelles la fable est acceptée restent incertaines. Si elle répond aux désirs du public, quels sont ces désirs ? »</p>
<p>De ce fait, bien que datant de 2006, le film illustre de manière exemplaire le basculement de formes de travail qui cherchent de plus en plus, comme ont pu le détailler Boltanski et Chiapello dans leur ouvrage, paru en 1999 mais tout à fait actuel, sur le <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Le-nouvel-esprit-du-capitalisme"><em>Nouvel esprit du capitalisme</em></a>, à engager des dispositions plus subjectives, telles que la motivation, les émotions, l’attitude personnelle, l’empathie, voire même le désir – ce que la sociologue Eva Illouz qualifie de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=b3JvyhEImIE">« capitalisme émotionnel »</a>. Cette dimension émotionnelle en appelle explicitement aux désirs inconscients, aux fantasmes et fragilités narcissiques de chacun.</p>
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<p>Reste que cette dynamique passionnelle impulse des forces contradictoires et explosives dans l’organisation du travail. Ce « Directeur de Tout », à la fois omniprésent et invisible, concentre toute l’hostilité et la haine, à tel point que, acculé face à la véhémence croissante des salariés de l’entreprise à son égard, Kristoffer s’en sort par une pirouette tout à fait absurde, qui consiste rien de moins qu’à inventer un « Directeur du Directeur de Tout » situé aux États-Unis, qui serait donc son supérieur direct et le véritable agent (dans l’ombre) de tous les dysfonctionnements et frustrations ! On ne peut ici manquer de s’interroger sur la part active de déni qui contribue à maintenir cet état de fait : comment se fait-il que la supercherie, si grotesque en soi, ne puisse être reconnue pour ce qu’elle est ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/553508/original/file-20231012-22-d9atot.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une séance de « team-building ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Les Films du Losange</span></span>
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<h2>Pouvoir de la séduction, séduction du pouvoir</h2>
<p>Dans cette optique, à travers une recension critique du film <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/01708406231196956"><em>Tár</em></a> (2022), publiée pour la revue <em>Organization Studies</em>, j’avais souhaité mettre en avant la dimension « fantasmatique » du pouvoir dans les organisations ; à savoir que, pour se maintenir, perdurer et exercer pleinement ses effets, le pouvoir devait en passer par un effet de séduction, procurant à celui qui s’en sert, autant qu’à ceux et celles qui aspirent à en être les détenteurs, une forme de gratification narcissique qui confine à la jouissance.</p>
<p>Dans le film <em>Tár</em>, Cate Blanchett incarne en effet une cheffe d’orchestre tyrannique éprouvant un malin plaisir à exercer son pouvoir sur ses subordonnées, tirant profit de sa position hiérarchique et des rapports de domination au sein de l’orchestre en vue d’asseoir sa propre identité. <em>The Direktør</em> interroge en revanche plus directement l’effet d’« attraction » du pouvoir sur celles et ceux qui en subissent les effets. Dans le cas décrit par le film, c’est comme si chacun aspirait avant tout à se sentir unique dans la relation qu’il entretien avec ce fameux « Directeur de Tout ».</p>
<p>C’est que selon le chercheur <a href="https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1350508405055938">John Roberts</a>, s’appuyant sur les travaux du psychanalyste français <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Lacan">Jacques Lacan</a>, le pouvoir opère à la fois comme un miroir et comme un leurre. Chacun y retrouve à souhait une image grandiose de lui-même, canalisant les angoisses concernant son identité et offrant simultanément une forme de réassurance. Bien que prenant la forme d’un leurre, le pouvoir n’exerce pas moins de puissants effets de déformation de la réalité, en particulier par la prégnance du déni qui vise justement à préserver cette image à la fois idéalisée et déformée. Ainsi, chacun conserve à part soi ce lien (faussement) privilégié qu’il pense entretenir avec le « Directeur de Tout », à l’exclusion des autres, alors que tout ceci ne se révèle être qu’une coquille vide.</p>
<p>Miroir grossissant du pouvoir, autant que déformant, et qui n’en tend pas moins un autre miroir – et peu gratifiant celui-là – au spectateur qui assiste au dénouement cruel de cette comédie d’entreprise : Kristoffer, se prenant plus que de raison au jeu de son personnage d’hommes d’affaires intransigeant et disposant des pleins pouvoirs, finit par signer l’acte de vente, livrant à leur sort les employés dès lors licenciés.</p>
<p>Une question reste alors en suspens, en forme d’abîme, comme l’un des fils directeurs qui parcourent non seulement la filmographie de Lars von Trier, mais également la vie des organisations : d’où provient cette fascination par et pour le pouvoir ? Quelles gratifications, souvent inconscientes, s’y trouvent par-là même assouvies – et surtout : quelle est notre responsabilité dans cette mise en scène à laquelle nous prenons part, d’une façon ou d’une autre ? « Aucune leçon, aucune manipulation. Juste un bon moment », prononce von Trier d’une malicieuse voix off au début de son film. Qu’il nous soit permis d’en douter…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215095/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gabriel Lomellini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cette fiction grinçante dresse un tableau clinique des effets du pouvoir dans l’organisation du travail contemporaine.Gabriel Lomellini, Assistant Professor, HR and Organizational Behavior, ICN Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2119762023-10-06T16:44:22Z2023-10-06T16:44:22ZDans « Le Grand bain », un bataillon de mâles à la dérive ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/547800/original/file-20230912-17-ir0a0a.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C979%2C634&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les nouveaux mâles du _Grand Bain_.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-235582/photos/detail/?cmediafile=21501831">Mika Cotellon/TF1/StudioCanal</a></span></figcaption></figure><p>Pour la première fois dans l’histoire des Jeux olympiques, les hommes seront autorisés à participer aux compétitions de natation artistique. Depuis l’introduction de cette discipline sportive aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, seules les femmes pouvaient jusqu’alors concourir. Si leur présence à Paris en 2024 sera en nombre limité (jusqu’à deux hommes dans une équipe de huit membres), c’est déjà une grande victoire pour les défenseurs de l’inclusion.</p>
<p>Simple avancée sociale ou fruit d’un long combat masculin, ce changement réglementaire n’est pas sans rappeler le film de Gilles Lellouche, <em>Le Grand bain</em>, sorti en 2018. Ce dernier raconte l’histoire de huit hommes quadragénaires et quinquagénaires qui, largués dans leur vie professionnelle ou affective, se lancent un défi : gagner la coupe du monde de natation synchronisée masculine.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Je3C1hvUCA8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Les critiques du film, qui furent unanimement positives lors de sa sortie, renvoient incontestablement à cette actualité olympique en questionnant les <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/gender-studies-la-premiere-grande-enquete-philosophique-sur-l-origine-des-etudes-de-genre-et-leurs-consequences-aujourd-hui-7520974">gender studies</a> sous un angle trop peu abordé en France, celui des clichés associés à la virilité masculine dans le sport.</p>
<p>Ainsi peut-on lire qu’il s’agit d’une comédie « à la gloire des failles et faiblesses humaines » <a href="https://www.liberation.fr/cinema/2018/10/23/le-grand-bain-maillots-forts_1687303/">selon <em>Libération</em></a>, d’un film sociétal « qui met le collectif à l’honneur » <a href="https://www.lefigaro.fr/cinema/2018/11/08/03002-20181108ARTFIG00021-gilles-lellouche-les-10-millions-d-entrees-je-les-feterai-dans-une-piscine-de-champagne.php">pour <em>Le Figaro</em></a>, d’une « vérité humaine qui parle avec une infinie tendresse » <a href="https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/cinema/poelvoorde-amalric-katerine-katerine-ils-se-sont-jetes-dans-le-grand-bain-23-10-2018-7926504.php">d’après <em>Le Parisien</em></a>. La réflexion que mène le réalisateur – qui est également co-scénariste – se résume en effet par cette formule métaphorique prononcée en début de film par un narrateur extradiégétique : un rond peut-il entrer dans un carré ? Il sous-entend par-là qu’il est peut-être possible d’aborder le rapport entre sport et masculinité d’une tout autre façon que celle qui nous est imposée.</p>
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<p>Gilles Lellouche propose à vrai dire un généreux portrait de ces individus abîmés par notre époque, celle du culte du corps, et qui trouvent leur salut dans un « sport de filles ». Éloge d’un épanouissement possible face à l’injonction généralisée de la réussite, triomphe de la solidarité sur celui de l’individualisme, affichage des ventres mous contre le culturisme ambiant, ce long-métrage apporte un souffle nouveau en déplaçant le topos de la thérapie de groupe dans des vestiaires sportifs.</p>
<p>Si le grand public français a été touché par l’histoire, c’est que le film lutte contre une certaine <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/21640629.2016.1198569">vision essentialiste</a> selon laquelle il existerait des différences innées entre les deux sexes. En caricaturant la virilité promue par le système patriarcal, certaines scènes témoignent de l’anti-héroïsme d’une génération d’individus en quête de sens. Ces derniers bousculent, en réaction à la classique <a href="https://journals.openedition.org/lectures/13753">« masculinité hégémonique »</a>, les représentations de l’homme occidental dans le « grand bain » de société française au XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>A l’origine, un club de natation synchronisée suédois</h2>
<p>Inspiré de faits réels, le film de Gilles Lellouche s’inscrit dans une lignée de fictions décomplexées sur la soi-disant <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=OIE3DwAAQBAJ">« effémination »</a> de cette génération masculine qui ne se laisse plus enfermer dans ce modèle de virilité héroïque et conquérante.</p>
<p>Lors de l’écriture du film, si le réalisateur avait à l’esprit le film de Peter Cattaneo sur les Chippendales du monde ouvrier (<em>The Full Monty</em>, 1997), il s’est surtout inspiré de l’histoire vraie d’un club de natation synchronisée masculine suédois créé en 2003, le <a href="https://www.larepubliquedespyrenees.Fr/Societe/AFP/france-monde-societe/quadras-et-ventrus-ces-pionniers-de-la-natation-synchronisee-masculine-5148918.php">« Stockholm Simkonst Herr »</a>, un pays où les femmes ont acquis depuis longtemps une place égalitaire dans la vie politique et médiatique.</p>
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<p>Ce club a d’ailleurs donné lieu à un documentaire et à maintes adaptations cinématographiques : <em>Allt flyter</em> de Måns Herngren (2008), <em>Men Who Swim</em> de Dylan Williams (2010), <em>Swimming with Men</em> d’Olivier Parker (2018). Ce sujet a aussi trouvé son public au Japon avec la comédie <em>Waterboys</em> de Shinobu Yaguchi et son adaptation éponyme chinoise réalisée par Song Haolin en 2021.</p>
<p>Le choix de la natation synchronisée, par sa singularité féminine (liée à son histoire et au succès des deux grandes nageuses de ballet du cinéma américain Annette Kellermann et Esther Williams), est sans doute la raison principale ayant poussé le réalisateur à choisir ce sport pour illustrer son propos.</p>
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<p>Toutefois, on peut lire l’intrigue au deuxième degré ; la natation serait alors une métaphore des difficultés rencontrées par les personnages et leur volonté de s’en sortir. Cette théorie opère dès le titre, « le grand bain » dans lequel chacun doit se lancer et apprendre à survivre malgré les obstacles.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/545325/original/file-20230829-19-hpibob.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=516&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Annette Kellermann, pionnière de la pratique de la natation synchronisée, au début du XXᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://picryl.com/media/pictorial-post-card-miss-annette-kellermann-champion-lady-swimmer-and-diver-6c1193">State Library of New South Wales</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Les nombreuses métaphores dans ce film, filant une diégèse tragi-comique, permettent de mieux percevoir la volonté du réalisateur de dépasser les stéréotypes pour mieux apprendre à s’accepter. En effet, l’eau peut d’abord revêtir un sens négatif : elle peut inonder, submerger voire noyer. Sans une main tendue, faute d’efforts suffisants, il est souvent difficile de sortir seul la tête de l’eau.</p>
<p>Cependant, à en croire Gaston Bachelard, l’eau nourricière et enveloppante peut <a href="https://www.jose-corti.fr/titres/eau-et-reves.html">être perçue dans un sens positif</a>. L’imaginaire de cet élément est communément lié à l’amour de la mère, par sa forme similaire à celle du liquide amniotique qui nous héberge pendant neuf mois, ou à celle du lait maternel qui nous nourrit. Pour Gilles Lellouche, la piscine est justement un « symbole très maternel » et représente dans le film <a href="https://www.parismatch.com/People/Le-Grand-bain-Gilles-Lellouche-Les-perdants-les-vainqueurs-pour-moi-ca-n-existe-pas-1583307">« un cocon où l’on est à l’abri du jugement des autres »</a>. Ainsi, les héros déçus par la vie, se jettent dans ce <a href="https://www.telerama.fr/cinema/films/le-grand-bain,519844.php">« grand bain amniotique »</a> pour enfin renaître en tant que groupe soudé et, pour reprendre les propos du réalisateur, sentir leur cœur qui se remet à battre.</p>
<p>À travers l’histoire de ces hommes ayant trouvé leur salut dans une activité historiquement connotée comme féminine, <em>Le Grand Bain</em> interpelle les spectateurs sur la nécessité de remettre en cause la masculinité hégémonique. Il s’inscrit dans des questionnements contemporains et permet, comme le dit le sociologue du cinéma Emmanuel Ethis, de <a href="https://www.lepoint.fr/culture/derriere-le-succes-du-grand-bain-un-desir-de-collectif-15-11-2018-2271647_3.php">« réfléchir à la construction et a fortiori à la reconstruction de nos identités »</a>. Pour tous les passionnés de sport ou celles et ceux que le sujet intéresse, ce film est incontestablement une invitation au voyage olympique à venir.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/211976/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>En plongeant ses héros dans une compétition de natation synchronisée, « Le grand bain » vient questionner la masculinité hégémonique et notre vision de la virilité.Thomas Bauer, Maître de conférences HDR en histoire du sport (STAPS), Université de LimogesSiyao Lin, Doctorante en culture sportive, Université de LimogesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2134952023-09-17T14:45:10Z2023-09-17T14:45:10ZFaut-il transformer le cinéma en produit de luxe ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548643/original/file-20230916-37582-fbxzbn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=18%2C0%2C2023%2C1536&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pour la sortie du film _Oppenheimer_ de Christopher Nolan, le Grand Rex, cinéma parisien des Grands Boulevards conçu au début du 20e siècle, sort le grand jeu avec des projections en 70mm. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/LeGrandRex/status/1678799247070601217/photo/1">Compte X (ex Txitter) du cinéma le Grand Rex.</a>, <a class="license" href="http://artlibre.org/licence/lal/en">FAL</a></span></figcaption></figure><p>Aller au cinéma est une activité culturelle éminemment populaire en France. Pour qu’elle le reste, encore faut-il que ce marché réinvente le plaisir de la « sortie au cinéma ». Ce ne serait pas le moindre des paradoxes que l’avenir de ce loisir populaire passe aussi par sa transformation, pour partie, en produit de luxe.</p>
<h2>Le cinéma en salle : une résilience toujours menacée</h2>
<p>Le cinéma en salles est <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/19/le-cinema-en-salles-cet-eternel-resilient_6154996_3232.html">« cet éternel résilient »</a>, rescapé de la crise du Covid, dont la diversité de l’offre a peu à peu convaincu tous les publics de retrouver le chemin des multiplexes comme des cinémas de proximité.</p>
<p>Porté par le désormais fameux phénomène « Barbenheimer » (soit la sortie simultanée des blockbusters <em>Barbie</em> et <a href="https://theconversation.com/oppenheimer-une-obsession-americaine-212476"><em>Oppenheimer</em></a>), l’été 2023, avec 34,29 millions d’entrées cumulées en juillet et août, affiche des records de fréquentation (+41 % par rapport à l’été 2022, +6 % par rapport aux moyennes estivales des années fastes 2017-2019).</p>
<p>Les toutes dernières statistiques publiées <a href="https://www.cnc.fr/professionnels/communiques-de-presse/frequentation-du-mois-daout-2023%E2%80%931591-millions-dentrees_2023800">par le Centre national du cinéma et de l’Image animée</a> confirment le redressement de la fréquentation amorcée l’an passé. En année glissante (septembre 2022 à août 2023), les salles cumulent 179,6 millions d’entrées : l’écart n’est désormais plus que de 13,6 % par rapport aux 207,75 millions enregistrés en moyenne durant les années 2017-2019.</p>
<p>Mais comme toujours, ces moyennes masquent les mêmes et profondes disparités structurelles d’avant la crise : domination des « majors » et de quelques blockbusters, atomisation continue des publics, concurrence des plates-formes de streaming. La fidélisation du public dit occasionnel, toutes tranches d’âge et de composition sociologique confondues, mais surtout le renouvellement et la conquête de nouveaux publics restent des enjeux majeurs pour la pérennisation du cinéma en salles. Dans cette perspective, trois actualités récentes, trois « cas » particulièrement médiatisés, esquissent une stratégie autour de « l’évènementialisation » de la sortie au cinéma.</p>
<h2>Le multiplexe « full premium » – le cas Pathé</h2>
<p>Le concept de salle « premium », offrant confort et prestations haut de gamme, le plus souvent combinées à des technologies de pointe (<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/IMAX">Imax</a>, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Dolby_Vision">Dolby Vision</a>, <a href="https://www.pathe.fr/experiences/4dx">4DX</a>), n’est en soi pas nouveau et équipe déjà une centaine de multiplexes, soit un peu moins de 5 % du parc de salles en France. En revanche, et à rebours des résultats de l’étude publiée par le CNC en mai 2022 (qui soulignait la sensibilité des spectateurs, toutes catégories confondues, <a href="https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/etude---pourquoi-les-francais-vontils-moins-souvent-au-cinema_1693485">au prix du billet de cinéma perçu comme trop élevé</a>), le groupe de Jérôme Seydoux innove en ouvrant, en décembre 2022, sous l’enseigne Pathé Parnasse, son premier multiplexe de 12 salles et 800 fauteuils « full premium ». La capacité de l’ancien cinéma Gaumont est ainsi réduite de 62 %, et le tarif normal de la place passe à 18,5 €.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-matiere-de-gouts-cinematographiques-paris-et-la-province-ne-jouent-pas-dans-la-meme-salle-208797">En matière de goûts cinématographiques, Paris et la province ne jouent pas dans la même salle</a>
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<p>Avec l’ouverture en 2024 de son futur Pathé Capucines sur le même concept, Pathé amorce une stratégie à priori audacieuse visant à faire du cinéma un produit de luxe. Cette stratégie n’est ni purement parisienne (un multiplexe « full premium » est annoncé à Lille), ni spécifique à Pathé : le propriétaire du Grand Rex a déclaré au printemps dernier vouloir lui aussi aller vers un cinéma de luxe et transformer l’emblématique cinéma des Grands Boulevards en « Movie Palace ».</p>
<h2>La projection « de prestige » – le cas <em>Oppenheimer</em></h2>
<p>La sortie de <em>Oppenheimer</em> le 19 juillet en France et dans le monde a fait l’objet d’une médiatisation, inédite à cette échelle, des technologies utilisées pour le tournage, mais aussi la projection du film en salles. Ce ne sont en effet pas moins de cinq techniques de projection possibles du film qui ont été détaillées, comparées et débattues jusque dans la presse grand public, celle-ci classant les salles dans lesquelles <a href="https://www.ecranlarge.com/films/news/1483736-oppenheimer-nolan-imax-70mm-ou-voir-film-meilleures-conditions">voir le film par ordre de préférence</a>, en privilégiant les deux formats promus par le réalisateur Christopher Nolan : l’Imax au format presque carré 1,43 :1, et la <a href="https://www.cnc.fr/cinema/actualites/decryptage--questce-que-le-70mm_1022583">projection argentique en 70mm</a>.</p>
<p>La stratégie marketing globale du film s’est saisie de la rareté de ces deux technologies de projection pour en promouvoir le caractère prestigieux et « évènementialiser » les quelques salles équipées. En France, le Grand Rex en a fait un spectacle en soi, où des visites de la cabine de projection 70mm ont été proposées aux spectateurs les plus curieux.</p>
<p>Sans être un phénomène nouveau, le marketing autour du film de Nolan se démarque par la combinaison savamment élaborée entre performance de la technologie, grandeur de l’écran et du spectacle, notoriété du film aussi bien que de son réalisateur, et rareté des conditions de projection optimales voulues par ce même réalisateur.</p>
<p>Son exceptionnel record au box-office mondial et la part de marché des salles Imax (22 % des recettes mondiales pour seulement 740 salles) pourraient inciter les studios à poursuivre voire développer cette stratégie, malgré son coût élevé. Par ailleurs, le succès des projections en 70mm (55 000 spectateurs au Grand Rex en trois semaines) pourrait de même inciter certains circuits ou exploitants indépendants à persévérer dans l’évènementialisation de la projection argentique.</p>
<p>Dans tous les cas, l’objectif est identique : restituer à la projection cinématographique le caractère singulier et une certaine forme d’aura que le déversement continu d’images numériques sur toutes formes d’écran lui a fait perdre aux yeux d’une grande partie du public. En creux se dessine l’enjeu de redonner à la séance de cinéma son prestige d’antan (quand le cinéma se projetait dans de véritables palaces), et d’y attirer de nouveaux publics.</p>
<h2>Le « lieu cinéma » – le cas du Grand Rex</h2>
<p>En décembre 2022, l’inauguration de la façade rénovée du Grand Rex (toujours lui !) fait l’objet d’une médiatisation tout à fait inédite. Restitué dans ses couleurs et son style Art déco d’origine, flanqué de son enseigne lumineuse rotative surplombant les Grands Boulevards, le cinéma s’affiche comme un lieu emblématique de la cité. Il remet en lumière l’importance de la salle de cinéma qui invite au plaisir du spectacle : selon le mot de l’architecte américain <a href="https://www.laconservancy.org/learn/architect-biographies/s-charles-lee/">Simeon Charles Lee</a>, créateur des grands palaces de l’âge d’or hollywoodien, « the show starts on the sidewalk » !</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=899&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548642/original/file-20230916-19-bo0mh9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1130&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le West Side Theatre, en Californie, conçu par l’architecte Simeon Chrales Lee en 1940.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://cinematreasures.org/theaters/2437">cinema treasures</a></span>
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<p>Après des décennies de découpage des grands cinémas en complexes multisalles puis d’uniformisation des salles de cinéma en multiplexes souvent confortables, mais anonymes, l’architecte français Pierre Chican ne dit aujourd’hui rien d’autre : <a href="https://www.cnc.fr/cinema/actualites/architecture--comment-imaginer-la-salle-de-cinema-de-demain_1836364">c’est la salle de cinéma elle-même qu’il faut événementialiser</a>.</p>
<p>Mais cette promesse d’un moment unique vécu dans une salle de cinéma ultra confortable et doté de technologies haut de gamme peut-elle séduire sur le long terme ? Certains spectateurs, à la sortie d’une séance en salle « premium », déclarent : <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/12/28/au-cinema-pathe-parnasse-a-paris-des-sieges-plus-larges-et-des-prix-plus-eleves_6155873_3246.html">« on a un peu l’impression d’être à la maison »</a>… et ne semblent pas impressionnés par le côté luxueux de la proposition.</p>
<p>Dans le même temps, la plupart des nouvelles technologies d’image et de son de la salle de cinéma (<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/4K">4K</a>, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dolby_Atmos">Dolby Atmos</a>) se retrouvent désormais dans les « home cinéma » domestiques, dont les tailles d’écran ne cessent de grandir et pourront bientôt couvrir le mur entier d’un salon. Si donc l’attractivité de l’offre de films et du « grand spectacle » non reconstituable dans l’environnement domestique, restent une condition nécessaire, la banalisation du confort et l’obsolescence technologique aidant, elle ne sera pas durablement suffisante pour conquérir et fidéliser de nouveaux publics. Les trois cas précédemment évoqués ont tous en commun de « resacraliser » la séance de cinéma, en l’associant au lieu qui lui confère luxe et prestige.</p>
<h2>La réinvention du « théâtre cinématographique » – Le cas Ōma</h2>
<p>C’est dans cette perspective qu’un projet architectural en cours tente d’imaginer la salle de cinéma de demain. <a href="https://omacinema.com/">Baptisé Ōma</a>, ce projet innove par la conception verticale du lieu. Tous les spectateurs sont répartis dans des loges suspendues sur toute la hauteur de la salle, leur donnant la même vision rapprochée par rapport à l’écran, alors que dans une salle classique la vision dépend du placement de chacun selon l’implantation horizontale des rangées de fauteuils, de leur éloignement et de leur décalage latéral par rapport à l’écran.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548654/original/file-20230916-25-6zq1jn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La salle de luxe du futur ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.profession-audiovisuel.com/emission-oma-cinema/">Profession audiovisuel</a>, <a class="license" href="http://artlibre.org/licence/lal/en">FAL</a></span>
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<p>Le projet, qui permet aussi le maintien d’un parterre de fauteuils « traditionnel » si l’exploitant le souhaite, se veut suffisamment flexible pour s’adapter à tous volumes et capacités des salles, déjà existantes ou conçues spécifiquement selon cette architecture. En réinventant la loge de théâtre au cinéma (de nombreux commentateurs y ont aussi reconnu le sénat galactique, décor iconique de la saga <em>Star Wars</em>), la salle Ōma annonce le retour au « théâtre cinématographique » des origines, un lieu à forte identité culturelle et sociale.</p>
<p>Destiné à priori au grand spectacle, le projet convient aussi à des salles plus intimistes, et on peut imaginer que de futurs cinémas d’art et essai Ōma offrent aux cinéphiles une expérience d’immersion inédite dans un film d’auteur ou de patrimoine… L’ouverture, fin 2023, de la première salle Ōma, de 160 places, à Mougins, dans les Alpes maritimes, permettra d’évaluer le modèle économique des futurs cinémas de luxe, sachant toutefois que leur capacité réduite n’est pas en soi discriminante, le taux d’occupation des fauteuils de cinéma ne dépassant pas 15 % en moyenne en France, selon une étude réalisée par le CNC.</p>
<p>Il peut paraître paradoxal de conclure, à partir des cas cités précédemment, que la réinvention d’un loisir populaire passe par sa transformation en produit de consommation de luxe. Ce n’est de toute évidence qu’une réponse partielle à la problématique de renouvellement et de conquête de nouveaux publics. Elle concerne prioritairement les spectateurs potentiels ou occasionnels actuellement <a href="https://theconversation.com/cinema-pourquoi-les-multiplexes-doivent-se-reinventer-188035">détournés de la sortie au cinéma</a> soit par manque d’intérêt et de « pratique », soit du fait de la concurrence d’autres consommations culturelles plus valorisantes.</p>
<p>En redonnant à la sortie au cinéma un statut différenciant, à la fois culturellement et socialement, les promoteurs du cinéma de luxe ne visent rien d’autre que de lui faire atteindre de nouvelles « cibles ». On peut plaider que cette stratégie marketing renvoie à la mission dont bon nombre d’exploitants, métier de passion s’il en est, se sentent investis, à savoir, comme le souligne Laurent Creton, « offrir une expérience qualitative de sortie », fondée sur <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/12/20/des-crises-le-cinema-en-a-vu-d-autres-decrypte-laurent-creton-professeur-a-l-universite-paris-iii-sorbonne-nouvelle_6155138_3246.html">« les films, l’accueil, l’animation, mais aussi la beauté du lieu »</a>).</p>
<p>Tout le cinéma ne deviendra pas un produit de luxe, tous les publics (nouveaux, occasionnels, réguliers ou assidus) continueront d’aller dans « leurs » cinémas, en diversifiant leurs expériences en fonction de leurs attentes et des offres du moment. Le public s’élargit, se renouvelle et perdure dans toute sa diversité, le cas Ōma synthétise ce que sera l’expérience cinéma de demain : concilier l’immersion collective dans le spectacle et l’intimité du partage des émotions.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213495/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Aléonard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Et si l’avenir de ce loisir populaire passait par case « luxe » ? De nouveaux projets de salles et de nouvelles offres semblent confirmer cette piste.Laurent Aléonard, Directeur académique de l'EMLV, Pôle Léonard de VinciLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2129002023-09-11T17:22:37Z2023-09-11T17:22:37ZComment « Barbie » aborde les contradictions liées à la maternité<p><em>Attention, cet article dévoile des éléments de l’intrigue du film.</em></p>
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<p>Le très populaire film <a href="https://www.imdb.com/title/tt1517268/"><em>Barbie</em></a> fait couler beaucoup d’encre, notamment quant à <a href="https://theconversation.com/le-film-barbie-est-il-vraiment-feministe-210261">son message féministe</a>.</p>
<p>En tant que mère et <a href="https://scholar.google.com/citations?user=eIQ1xFoAAAAJ&hl=en">spécialiste des médias</a>, je n’ai pas pu m’empêcher de voir <em>Barbie</em> sous un angle encore plus étroit : un film qui, au fond, parle de relations entre mères de filles.</p>
<p>L’intrigue du film est centrée sur une poupée grandeur nature, connue sous le nom de « Barbie stéréotypée », interprétée par <a href="https://www.imdb.com/name/nm3053338/">Margot Robbie</a>, qui commence à dysfonctionner : Ses pieds deviennent plats et elle ne peut s’empêcher de penser à la mort. Elle quitte donc sa vie plastique parfaite pour se lancer dans une quête visant à rétablir la frontière entre le monde réel et Barbieland. En chemin, elle apprend que le monde réel n’a rien à voir avec son pays des merveilles, où les Barbies occupent tous les postes de pouvoir et d’influence et où les Ken ne sont que des accessoires. </p>
<p>Les difficultés liées au fait d’être une mère sont au cœur du film – un rôle souvent considéré comme acquis, alors même que les fantasmes culturels associés à la maternité s’opposent aux sacrifices réels que font les mères.</p>
<h2>La maternité, une corvée ?</h2>
<p>J’ai tout de suite été frappée par les observations à la fois drôles et effrayantes du film au sujet de la maternité.</p>
<p>« Depuis la nuit des temps », dit sardoniquement la narratrice invisible interprétée par Helen Mirren dans la première réplique du film, « depuis la naissance de la première petite fille, il y a eu des poupées ». Les cinéphiles reconnaîtront immédiatement cette scène et son cadre comme un hommage à la célèbre ouverture <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ypEaGQb6dJk">« l’aube de l’humanité »</a> de Stanley Kubrick dans <em>2001 : L’Odyssée de l’espace</em>.</p>
<p>Des petites filles apparaissent à l’écran, portant des robes désuètes et jouant avec leurs poupées dans un décor primitif, le visage inexpressif et terrassées par l’ennui. Le problème avec ces poupées, poursuit la narratrice, c’est que les filles « ne peuvent que jouer à être des mères, ce qui peut être amusant » – Mirren fait une pause significative – « pendant un certain temps ».</p>
<p>Puis, ajoute-t-elle, son ton devenant sarcastique, « demandez à votre mère ».</p>
<p>L’attrait de la maternité, semble suggérer Mirren, finit par se transformer en une suite de corvées – une réalité soulignée dans le film quelques instants plus tard lorsque les filles rencontrent leur première Barbie – plus grande que nature – les incitant à briser leurs banales poupées.</p>
<p>Barbie – une poupée représentant une jeune et belle femme – oblige les enfants à délaisser l’ennui de la maternité au profit du plastique rose étincelant de Barbieland, où toutes les Barbie vivent leur meilleure vie pour toujours, incarnant la perfection et réalisant leur potentiel.</p>
<p>La présentation de la maternité comme ingrate et indésirable fait écho aux critiques féministes du milieu du XX<sup>e</sup> siècle concernant l’éducation des enfants et les tâches ménagères. Non seulement ces rôles confinent les femmes au foyer, mais ils les obligent à accomplir des tâches répétitives qui ne correspondent pas à leurs capacités intellectuelles et qui font dérailler leurs ambitions.</p>
<p>Dans son livre de 1949 <a href="https://newuniversityinexileconsortium.org/wp-content/uploads/2021/07/Simone-de-Beauvoir-The-Second-Sex-Jonathan-Cape-1956.pdf"><em>Le deuxième sexe</em></a>, la philosophe française <a href="https://plato.stanford.edu/entries/beauvoir/">Simone de Beauvoir</a> affirme que les femmes, pour s’émanciper, doivent rejeter le mythe selon lequel la maternité représente le summum de l’accomplissement féminin. L’écrivaine américaine Betty Friedan s’est fait l’écho de ce sentiment dans son livre de 1963 <a href="https://www.smithsonianmag.com/smithsonian-institution/powerful-complicated-legacy-betty-friedans-feminine-mystique-180976931/"><em>La femme mystifée</em></a>, s’insurgeant contre l’image de « l’héroïne heureuse au foyer » qui trouve son épanouissement dans son rôle d’épouse et de mère.</p>
<p>Ce n’est pas une coïncidence si ces idées sont apparues en même temps que l’invention de Barbie. Bien que Barbie soit née en en 1959, donc avant la vague féministe des années 1960 et 1970, sa créatrice, Ruth Handler, a conçu le jouet <a href="https://theconversation.com/la-creatrice-de-la-poupee-barbie-un-cas-de-leadership-au-feminin-117840">pour permettre aux filles d’imaginer leur future personnalité d’adulte</a>, plutôt que de simplement jouer les mères avec des poupées.</p>
<h2>La valeur du « travail » de mère</h2>
<p>Pourtant, non seulement de nombreuses femmes apprécient d’être mères, mais la maternité joue également un rôle essentiel dans la société et dans la vie. </p>
<p>Dans son livre de 1976 <a href="https://wwnorton.com/books/Of-Woman-Born/"><em>Of Woman Born</em></a>, la poétesse féministe <a href="https://www.poetryfoundation.org/poets/adrienne-rich">Adrienne Rich</a> établit une distinction entre la relation épanouissante que les mères peuvent avoir avec leurs enfants et l’institution patriarcale de la maternité, qui maintient les femmes sous le contrôle des hommes.</p>
<p>La sociologue Patricia Hill Collins a inventé le terme <a href="https://www.law.berkeley.edu/php-programs/centers/crrj/zotero/loadfile.php?entity_key=8RI83AUW"><em>motherwork</em></a>, (« travail maternel ») au milieu des années 1990 pour mettre en lumière les expériences des femmes de couleur et des mères de la classe ouvrière, dont beaucoup n’ont pas les moyens de poursuivre leurs propres ambitions au lieu de s’occuper de leur famille et de leur communauté. Lorsque vous essayez simplement de vous débrouiller au jour le jour sans richesse ou autres formes de privilèges, des options telles que l’embauche d’une nounou ou le financement d’études supérieures ne sont ni réalisables ni prioritaires.</p>
<p>Pour ces mères, la survie de leurs enfants n’est pas une évidence. Au lieu de l’ennui et de l’oppression, la notion de « travail maternel » permet de reconnaître la valeur de cet investissement personnel, de cette forme d’amour qui est aussi un moyen de s’autonomiser.</p>
<p>Dans <em>Barbie</em>, la relation mère-fille entre Gloria, jouée par America Ferrera, et sa fille Sasha, jouée par Ariana Greenblatt, contient toutes ces contradictions.</p>
<p>Après avoir compris que la source de ses dysfonctionnements vient de la tristesse d’une personne dans le « monde réel », la Barbie stéréotypée pense d’abord que c’est l’angoisse de Sasha (la petite fille) qui a perturbé la perfection de Barbieland. Au lieu de cela, Barbie découvre que c’est la solitude de Gloria (sa mère) – et sa nostalgie d’une époque plus simple où elle jouait aux Barbies avec sa fille – qui a provoqué la rupture entre la réalité et le monde imaginaire.</p>
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<img alt="Maman en rose avec une adlosecente qui repose sa tête sur son épaule" src="https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540007/original/file-20230728-3718-8yxk8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">America Ferrera, à gauche, joue Gloria dans <em>Barbie</em>. Ariana Greenblatt, à droite, joue le rôle de Sasha, sa fille.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://hips.hearstapps.com/hmg-prod/images/america-ferrera-64bfffde19a2a.jpg?crop=0.8820751064653504xw:1xh;center,top&resize=1200:*">Warner Bros</a></span>
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<p>L’aventure de Sasha et Gloria avec Barbie – qui échappent aux cadres de Mattel qui veulent enfermer Barbie dans une boîte, puis retournent à Barbieland pour sauver les autres Barbies des Kens qui essaient de prendre le contrôle – répare la relation entre la mère et la fille.</p>
<p>Gloria se souvient de ce que c’est que la joie de la maternité, et Sasha se rend compte que sa mère ne représente pas seulement un ensemble de valeurs fades contre lesquelles se rebeller. Gloria est une personne à part entière, dotée d’une riche vie intérieure et qui, selon ses propres estimations, est parfois « bizarre, sombre et folle », ce que Sasha admire.</p>
<p>Sasha – et toutes les Barbies – ont aussi quelque chose à apprendre de Gloria.</p>
<p>Stupéfaite que même une personne aussi parfaite que Barbie ait l’impression de ne pas être à la hauteur, Gloria livre un <a href="https://www.glamour.com/story/america-ferrera-barbie-monologue-full-text">monologue poignant</a> qui résume, selon les mots de Barbie, « la dissonance cognitive nécessaire pour être une femme sous le patriarcat ».</p>
<p>Gloria, en tant que mère luttant pour concilier son amour profond pour son enfant et la peur d’échouer constamment dans ce rôle, ne sait que trop bien comment cette dissonance cognitive épuise les femmes.</p>
<h2>Lâcher prise</h2>
<p>Dans son livre de 2018 <a href="https://www.theguardian.com/books/2018/jul/28/jacqueline-rose-books-interview-motherhood"><em>Mothers : An Essay on Love and Cruelty</em></a>, l’universitaire Jacqueline Rose affirme que la maternité est liée aux notions de citoyenneté et de nation et que, pour cette raison, elle peut devenir « l’ultime bouc émissaire de nos échecs personnels et politiques ».</p>
<p>La fin de <em>Barbie</em> rejette l’idée que les mères sont responsables des erreurs de leurs enfants. Au contraire, le film offre une autre perspective à travers le personnage de Ruth Handler, la fondatrice de Mattel, interprétée par Rhea Perlman. Handler aide Barbie à voir ce qui l’attend si elle choisit de devenir humaine.</p>
<p>En lâchant symboliquement sa création et en l’encourageant à tracer son propre chemin, Ruth dit à Barbie qu’elle ne peut pas plus la contrôler qu’elle ne pouvait contrôler sa propre fille, et que les mères doivent ouvrir la voie à leurs enfants, et non les entraver.</p>
<p>« Nous, les mères, explique-t-elle, restons immobiles pour que nos filles puissent regarder en arrière et voir le chemin qu’elles ont parcouru. »</p>
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<img alt="Une femme âgée aux cheveux blancs portant un collier et un rouge à lèvres rouge tient une boîte contenant une poupée vêtue d’une robe turquoise et rose" src="https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=440&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=440&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=440&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=553&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=553&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540008/original/file-20230728-27-hjw3az.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=553&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ruth Handler, l’inventrice de la poupée Barbie, avec sa création en 1999.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/ruth-handler-mattel-inc-co-founder-and-inventor-of-the-news-photo/51622682?adppopup=true">Matt Campbell/AFP</a></span>
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<p>Ce message sentimental et timoré semble en contradiction avec le portrait nuancé de la maternité que dresse le film par le biais de l’humour et de la critique.</p>
<p>Mais tout au long du film, <em>Barbie</em> invite les spectateurs à remettre en question sa propre structure, ses principes et son message, et présente de multiples perspectives sur la maternité.</p>
<p>La maternité est un travail difficile et parfois même ingrat. Elle peut ennuyer ou décevoir. Elle peut être valorisante ou déchirante, ou les deux à la fois. Elle implique de diriger et de suivre, de s’accrocher et de lâcher prise.</p>
<p>Être mère ne devrait pas être synonyme de sacrifice ou d’idéal impossible à atteindre. Au contraire, la maternité peut mettre en évidence les possibilités de vivre dans – et avec – toutes ces contradictions.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212900/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Aviva Dove-Viebahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Être mère peut être tout à la fois déchirant, stimulant, effrayant et épanouissant.Aviva Dove-Viebahn, Assistant Professor of Film and Media Studies, Arizona State UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.