tag:theconversation.com,2011:/uk/topics/europe-20648/articlesEurope – The Conversation2024-03-28T16:36:23Ztag:theconversation.com,2011:article/2254172024-03-28T16:36:23Z2024-03-28T16:36:23ZLe médiateur européen et la guerre en Ukraine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582853/original/file-20240319-26-cqx29y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1797%2C1199&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’Irlandaise Emily O’Reilly exerce la fonction d’ombudsman de l’UE depuis 2013.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.europarl.europa.eu/topics/en/article/20210610STO05909/new-rules-to-allow-eu-ombudsman-to-serve-europeans-better">Fred Marvaux/Parlement européen</a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article a été co-écrit avec Dimitri Oudin, président départemental et membre du Bureau national du Mouvement européen, adjoint au maire de Reims en charge des relations internationales et des affaires européennes.</em></p>
<p>La fonction d’<a href="https://www.un.org/ombudsman/fr/about-us/an-ombudsman">ombudsman</a>, aussi appelé « médiateur », ou « Défenseur des droits », existe désormais dans plus de 120 pays du monde. Dans les pays où l’ombudsman n’est pas qu’un <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-36112536">poste fantoche</a>, il est l’un des garants essentiels de l’État de droit. Sa raison d’être est de contribuer à protéger les citoyens d’un éventuel mauvais fonctionnement du service public et à prévenir d’éventuels abus de pouvoir de l’administration.</p>
<p>Au niveau de l’UE, l’ombudsman est <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/18/le-mediateur-europeen">élu par le Parlement européen</a> pour la durée de sa législature, c’est-à-dire cinq ans. Il a pour rôle de <a href="https://doi.org/10.51149/ROEA.1.2020.1">promouvoir la démocratie</a> et de garantir une <a href="https://doi.org/10.1007/978-3-319-98800-9_19">administration européenne transparente et éthique</a>. Il agit à la fois en tant que médiateur au niveau de l’ensemble de l’UE et en tant que coordinateur du <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/european-network-of-ombudsmen/about/fr">Réseau européen des médiateurs</a>, qui regroupe les médiateurs de chacun des membres de l’Union et au-delà (notamment les pays candidats à l’adhésion à l’UE tels que la Moldavie, l’Albanie, la Serbie ou l’Ukraine).</p>
<p>À l’heure de la guerre en Ukraine, ce poste stratégique, détenu depuis 2013 par l’Irlandaise <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/emily-oreilly;jsessionid=18048767AB23EAA19EA1C3931EA68A71">Emily O’Reilly</a>, mérite d’être particulièrement mis en lumière.</p>
<h2>Des prérogatives progressivement étendues</h2>
<p>Le médiateur européen naît « dans les textes » en 1992, dans le cadre du <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:11992M/TXT">Traité de Maastricht</a>, avant de trouver sa première expression opérationnelle en 1995, lorsque le premier d’entre eux, le Finlandais Jacob Söderman, est élu par le Parlement européen. Il exercera cette fonction jusqu’en 2003, année où lui succédera pour dix ans le Grec Nikifóros Diamandoúros, lui-même remplacé en 2013 par Emily O’Reilly.</p>
<p>Créé concomitamment à la <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/la-citoyennete-europeenne">citoyenneté européenne</a>, institutionnalisée elle aussi par le Traité de Maastricht, le médiateur européen est censé <a href="https://doi.org/10.3917/poeu.061.0114">renforcer cette notion de citoyenneté supranationale</a>, comme l’explique la chercheuse Hélène Michel : « La possibilité pour les citoyens de saisir le Médiateur ne consiste pas seulement en l’augmentation de la protection du citoyen face à l’administration européenne. Elle s’inscrit dans une perspective plus générale, d’une part de renforcement de la légitimité des institutions en donnant le droit au citoyen de demander des comptes aux institutions européennes, et d’autre part de réduction de la distance qui séparerait ces institutions et les citoyens ».</p>
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<p>Précisons que la formule « médiateur européen » désigne à la fois la personne en charge de la fonction et l’entité que cette personne dirige (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/office/staff">75 personnes</a>, pour un budget d’<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/pdf/en/167855">environ 13 millions d’euros</a>).</p>
<p>Malgré un nombre de plaintes relativement faible (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/doc/annual-report/en/183636">750 par an en moyenne, tournées pour un tiers contre la Commission européenne, les autres concernant des institutions de moindre importance</a>, et souvent formulées par des citoyens ayant un lien professionnel avec l’Europe) au regard de la taille de l’espace politique européen, le médiateur a peu à peu étendu son influence symbolique et politique comme instrument de « transparence » et de support à l’exercice de la citoyenneté européenne.</p>
<p>La <a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/690635/EPRS_ATA(2021)690635_FR.pdf">réforme de 2021</a> a considérablement contribué à l’« institutionnalisation » de sa légitimité politique car elle a étendu ses prérogatives : sa fonction n’est désormais exclusivement plus uniquement défensive puisqu’il peut notamment utiliser le <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.181.0189">dispositif d’enquête d’initiative stratégique</a>, qui vise à identifier en amont, de manière dite proactive, les <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2022-1-page-187.htm?ref=doi">domaines d’importance considérée comme stratégique</a>. À titre d’exemple, le médiateur européen vient de lancer, début 2024, une <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/case/fr/65545">initiative stratégique</a> visant à garantir une transparence suffisante quant à la manière dont la Commission européenne utilise l’intelligence artificielle.</p>
<p>Le mandat du médiateur européen couvre « l’ensemble de l’administration de l’UE, à l’exception du Parlement européen dans son rôle politique et de la Cour de justice de l’Union européenne dans son rôle judiciaire. Le médiateur européen <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/en/speech/en/175670">n’enquête pas sur les actions politiques des députés européens ou sur les décisions de la Cour</a> ».</p>
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<p>Le médiateur est européen parce que son action se concentre sur les institutions de l’UE ; il l’est aussi parce qu’il est une déclinaison supranationale d’une initiative qui est née en Europe, <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.123.0387">scandinave</a>, sous le terme d’ombudsman.</p>
<p>L’influence de la « version » suédoise est manifeste puisqu’elle avait pour objectif, sans remettre en question les décisions de la Couronne, de se retourner contre les excès de pouvoir de l’administration royale au nom des individus. Désormais, cette institution existe dans la quasi-totalité des États membres de l’UE, avec des compétences certes légèrement différentes selon les pays ; le médiateur européen <a href="https://doi.org/10.4337/9781785367311.00006">joue le rôle de coordinateur</a> entre ces différents médiateurs nationaux.</p>
<p>Ce besoin de coordination est apparu nécessaire puisque le médiateur européen ne peut investiguer que sur les cas de maladministration au niveau des institutions européennes, avec lesquelles les citoyens européens sont très peu en contact direct. Ces derniers peuvent en revanche être sujets à un excès de pouvoir d’une administration nationale, en raison d’une mise en application, par l’État membre dont ils sont résidents, d’une loi européenne. De telles situations font émerger un besoin de coopération entre le niveau européen et les niveaux nationaux de la médiation citoyen/administration.</p>
<p>C’est ainsi que, dès 1996, le Réseau européen des médiateurs a été créé, avec pour objectif, notamment, d’échanges de bonnes pratiques et d’investigations menées en bonne intelligence lorsqu’elles concernent des sujets qui peuvent toucher les deux niveaux de maladministration, nationale et européenne – et tout cela dans une perspective horizontale, ni contraignante, ni hiérarchique, entre l’Ombudsman européen et les institutions médiatrices nationales.</p>
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<p>À ce jour, le Réseau se compose de près de 95 bureaux, présents dans 36 pays européens, qu’il s’agisse de pays membres de l’UE, de pays qui ne le sont pas, ou de pays candidats à l’adhésion à l’UE, comme l’Ukraine.</p>
<p>Sur ce point, il convient de rappeler que la garantie du respect de la démocratie, de l’État de droit et par conséquent des droits fondamentaux des citoyens figure parmi les conditions d’adhésion des pays candidats à l’Union. Cette conditionnalité a été d’autant plus importante que les élargissements successifs, depuis le <a href="https://theconversation.com/comprendre-lhistoire-de-lue-par-ses-elargissements-successifs-de-1973-a-1986-cap-au-sud-226063">milieu des années 1980 avec l’Espagne et la Grèce notamment</a>, puis au début des années 2000 avec les pays d’Europe centrale et orientale post-communistes, ont souvent concerné des États qui étaient en train d’opérer ou venaient de réaliser une transition démocratique – transition que leur entrée dans l’UE a permis de consolider.</p>
<p>Aujourd’hui, l’institution de l’Ombudsman, <a href="https://www.ombudsman.gov.ua/en/about">présente en Ukraine</a>, et la qualité de son travail, font explicitement partie des éléments de l’évaluation forgée par la Commission européenne <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52022DC0407">dans le cadre de l’examen de la candidature ukrainienne à l’UE</a>.</p>
<h2>L’action menée par l’ombudsman depuis le début de la guerre en Ukraine</h2>
<p>Nous avons recensé les principales minutes et décisions du Réseau européen des médiateurs sur la période mai 2022-octobre 2023 avec comme principal critère de sélection sa saisine au regard du rôle des institutions européennes en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.</p>
<p>Plus particulièrement, nous avons identifié trois thématiques dominantes : 1) l’accueil des réfugiés au sein de l’UE ; 2) la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE en lien avec les sanctions envers la Russie ; et 3) l’adhésion prochaine de l’Ukraine à l’UE examinée à l’aune des progrès du pays en matière de démocratie, d’État de droit et de lutte contre la corruption.</p>
<p>Le 10 mai 2022, <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/event/fr/1438">lors de la Conférence du Réseau européen des médiateurs à Strasbourg</a>, Emily O’Reilly soulignait qu’elle souhaitait avant tout définir « de quelle manière nous (les médiateurs européens) pouvons soutenir et surveiller au mieux les efforts déployés par l’UE pour offrir un abri et une protection à tous ceux qui sont contraints de quitter leur foyer et leur famille en Ukraine ». Le rôle des médiateurs européens est ainsi de veiller à ce que les réfugiés bénéficient de leurs droits, à savoir principalement d’« un accès aux soins de santé, à l’emploi, au logement, à l’éducation et au soutien social », dans les États membres où ils ont fui, tout en alertant sur le risque de traite des êtres humains.</p>
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<p>En ce qui concerne les sanctions infligées à la Russie, le médiateur européen a avant tout cherché à s’assurer de la capacité des citoyens européens à pouvoir consulter auprès de la Commission les documents relatifs à ces sanctions. En juin 2022, il a demandé au Conseil de l’UE la mise à disposition proactive de documents concernant l’adoption des sanctions contre la Russie, afin d’évaluer la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE relatif à ces sanctions, ce qui lui a toutefois été refusé.</p>
<p>Par ailleurs, le médiateur européen a été saisi par un citoyen européen, suite au refus de la Banque centrale européenne d’accorder l’accès du public à des documents relatifs à la mise en application de ces sanctions vis-à-vis de la Russie. Le médiateur a été en capacité de consulter les documents en question et ainsi d’évaluer la réponse de la BCE qui justifiait ce refus par le fait qu’une divulgation intégrale porterait atteinte à la protection de l’intérêt public en ce qui concerne la politique financière, monétaire ou économique de l’Union et les relations financières internationales. Suite à son enquête, le médiateur <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/opening-summary/fr/158540">a conclu</a> qu’il n’y avait « pas eu de mauvaise administration par la Banque centrale européenne ».</p>
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<p>Quant à la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, Emily O’Reilly s’est publiquement interrogée sur la conditionnalité de cette adhésion au respect de l’État de droit sur le territoire ukrainien : « L’UE a-t-elle la patience stratégique d’attendre la transformation des institutions ukrainiennes que le gouvernement a promise dans le cadre de ses réformes de lutte contre la corruption ? Ou le désir de créer rapidement un contrepoids géopolitique cohérent à la puissance dure russe et chinoise impliquera-t-il de fermer les yeux sur les lacunes institutionnelles ? »</p>
<p>Ces lacunes institutionnelles, si elles sont acceptées en l’état pour accélérer le processus d’adhésion, seront mises à l’épreuve par la possibilité pour tout citoyen européen de saisir le médiateur. C’est d’ailleurs déjà le cas, à l’image de la décision rendue le 18 août 2022 concernant le refus du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) de donner au public l’accès à un document concernant la suspension de partis politiques en Ukraine (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/decision/fr/159606">affaire 952/2022/MIG</a>).</p>
<h2>L’ombudsman ukrainien, un cas à part ?</h2>
<p>Une adhésion de l’Ukraine à l’UE renforcerait le poids du médiateur européen dans l’évaluation de la nécessaire transformation institutionnelle du pays. D’autant plus que l’indépendance de l’institution de l’ombudsman ukrainien vis-à-vis du pouvoir politique ne semble pas totale à ce stade. Ainsi, au terme du mandat de la médiatrice Valeria Lutkovska en 2017, il a fallu près d’un an au Parlement ukrainien pour désigner sa successeure, durée pendant laquelle la <a href="https://www.dw.com/en/why-ukraines-human-rights-chief-lyudmyla-denisova-was-dismissed/a-62017920">communauté internationale s’est inquiétée du manque de transparence et de l’ultra-politisation de cette nomination</a>. Deux des trois candidats étaient membres du Parlement (instance électrice de l’ombudsman) alors que les dispositions légales étaient relativement floues à ce sujet, puisqu’ils étaient censés être inéligibles à cette élection, sauf à démissionner de leur mandat – ce que Lyudmila Denisova fit, une fois enfin élue à ce poste en mars 2018.</p>
<p>Fin mai 2022, trois mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, Lyudmila Denisova a été <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/en-ukraine-le-parlement-renvoie-la-chargee-des-droits-humains-faute-de-resultats-20220531_O3AIETOU75DE7E6EUTUCOZQ7CQ/">démise de ses fonctions par le Parlement</a>. Elle avait été publiquement critiquée, notamment par un certain nombre d’associations humanitaires, pour sa gestion de la crise, notamment pour <a href="https://www.newsweek.com/lyudmila-denisova-ukraine-commissioner-human-rights-removed-russian-sexual-assault-claims-1711680">sa communication concernant les crimes sexuels supposément commis par des soldats russes à l’égard d’enfants</a> ; pour autant, <a href="https://ganhri.org/ganhri-and-ennhri-letter-on-nhri-ukraine/">ces mêmes associations se sont émues de la manière dont son mandat a été interrompu</a>, alors que rien dans la Constitution ni dans la loi ordinaire ne prévoyait une telle disposition.</p>
<p>Cette procédure n’a pu être justifiée que par l’instauration de la loi martiale, compte tenu des circonstances exceptionnelles ; elle n’en a pas moins été dénoncée par la <a href="https://www.ohchr.org/fr/countries/ukraine/our-presence">Mission de surveillance des droits de l’homme de l’ONU en Ukraine</a>, qui y a vu une « violation du droit international ». À notre connaissance, les représentants des institutions européennes, y compris de l’Ombudsman européen, n’ont pas publiquement dénoncé le limogeage de Denisova.</p>
<p>On peut néanmoins supposer que la nomination rapide, dès juin 2022, du nouvel ombudsman, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/dmytro-lubinets-commissaire-aux-droits-humains-ukrainien-le-comite-international-de-la-croix-rouge-doit-publiquement-condamner-la-russie_6161241_3210.html">Dmytro Lubinets</a>, montre que Kiev accorde une importance certaine à ce poste, notamment dans la perspective de sa candidature à l’adhésion à l’UE.</p>
<h2>Les futurs élargissements et l’importance de l’ombudsman</h2>
<p>Dans un monde en tension et face aux ambitions de plus en plus affirmées des puissances russe et chinoise, l’UE semble déterminée à accélérer le processus d’adhésion de certains États candidats, comme l’Ukraine mais aussi la Moldavie et, à plus lointaine échéance, la Géorgie. Les lacunes institutionnelles constatées dans ces États devront être rapidement corrigées, quand bien même l’UE ferait preuve d’une certaine mansuétude à leur égard, au vu du contexte international qui l’incite à agir prestement.</p>
<p>À terme, chacun de ces pays devra disposer d’un médiateur national qui agira à la fois de façon indépendante à l’intérieur et en concertation, si besoin, avec le Réseau européen des médiateurs, dont l’ombudsman européen est le coordinateur. Dès lors, ce dernier pourrait se trouver ainsi renforcé dans son influence au sein des frontières de l’Europe.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225417/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Guillaume Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’ombudsman, ou commissaire aux droits de l’homme, se fait progressivement une place au cœur des institutions de l’UE, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine.Guillaume Martin, Maître de conférences, Centre de recherche en management (LAREQUOI), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2260632024-03-25T16:39:32Z2024-03-25T16:39:32ZComprendre l’histoire de l’UE par ses élargissements successifs : de 1973 à 1986, cap au Sud<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583211/original/file-20240320-30-evm8dd.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C327%2C1365%2C758&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En 1981, la Grèce (vert foncé) rejoint les neuf pays déjà membres de la CEE. Elle sera suivie de l’Espagne et du Portugal (vert clair) en 1986.</span> <span class="attribution"><span class="source">The Conversation France</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Entre 1981 et 1986, la Communauté économique européenne (CEE) s’est élargie à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal. Les adhésions précédentes n’étaient pas très éloignées : en 1973, le <a href="https://theconversation.com/comprendre-lhistoire-de-lue-par-ses-elargissements-successifs-de-1957-a-1973-223028">Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni</a> avaient rejoint la Communauté. Ce premier élargissement était apparu comme le bouclage du marché commun institué en 1957 par le traité de Rome : avec les trois entrants de 1973, la carte du marché commun épousait tous les pays traversés par la fameuse <a href="https://www.lhistoire.fr/le-g%C3%A9ographe-et-la-banane-bleue">« banane bleue »</a>, cette dorsale du développement économique, urbain, culturel et politique européen, berceau historique de la révolution industrielle et du capitalisme.</p>
<p>Ces pays entrés dans les années 1970 auraient pu faire partie de la CEE dès 1957. Ce n’était pas le cas des trois pays concernés par le second élargissement. Ils étaient en effet plus agricoles, moins industrialisés, moins urbanisés – en un mot, leurs situations n’étaient pas celles de centres décisionnels, mais plutôt de périphéries économiques et politiques dans l’espace européen. Plus encore, ils étaient en sortie de fascisme ! C’était là leur grande singularité.</p>
<h2>La rapide intégration de la Grèce…</h2>
<p>À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la Grèce, l’Espagne et le Portugal vivent leur transition démocratique. On s’apprête à célébrer, en avril 2024, le cinquantième anniversaire de la <a href="https://www.sciencespo.fr/fr/evenements/la-revolution-des-o-eillets-un-evenement-de-portee-mondiale/">Révolution des Oeillets</a>, une révolution de hauts gradés de l’armée portugaise qui mit fin en même temps à la dictature salazariste, aux guerres coloniales et à l’empire portugais. En Espagne, la mort du <a href="https://theconversation.com/comprendre-le-complexe-rapport-de-lespagne-a-la-figure-de-franco-224989">général Franco</a>, qui avait été le fossoyeur de la République espagnole par son coup d’État 40 ans plus tôt, ouvre la voie au retour à la démocratie dans le cadre d’un régime de monarchie parlementaire sous la conduite de Juan Carlos. En Grèce, la <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/2017/04/20/26001-20170420ARTFIG00291-il-y-a-50-ans-la-dictature-des-colonels-s-installait-en-grece.php">dictature des colonels</a> instaurée en 1967 tombe au même moment.</p>
<p>Avec ce deuxième élargissement, la CEE et ses dirigeants mettent ainsi en avant le fait que la Communauté n’est pas seulement un projet de prospérité et d’interdépendance économique, mais aussi un projet de consolidation de la démocratie au sein des pays européens : trois régimes fascisants reposant sur la mainmise de l’armée sur la société tombent au même moment, leurs citoyens se tournent immédiatement vers la Communauté européenne, et réciproquement.</p>
<p>C’est l’aboutissement d’un débat initié dans le début des années 1960, lorsque la <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/15bb0adb-1ff0-4299-b0aa-a9563ce40459/Resources#8a95e26f-e911-42a0-b811-b623b84a93d9_fr&overlay">dictature franquiste déposa la candidature d’adhésion de l’Espagne à la CEE</a>. Sur la base du <a href="https://www.cvce.eu/content/publication/2005/6/1/2d53201e-09db-43ee-9f80-552812d39c03/publishable_fr.pdf">rapport Birkelbach</a>, la réponse à donner avait <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-si%C3%A8cle-revue-d-histoire-2010-4-page-85.htm">fait débat</a> dans les Parlements nationaux de toute l’Europe des Six, sans passion ni urgence.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/583230/original/file-20240320-24-bg1h5p.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« Viens, viens ! » Le 29 octobre 1968, le chancelier fédéral Kurt Kiesinger rencontre à Madrid le général Franco. Au lendemain de cette visite, le 30 octobre, le caricaturiste allemand Wilhelm Hartung ironise sur cette rencontre qui fait polémique et accuse le chancelier d’œuvrer pour un rapprochement de l’Espagne franquiste avec la CEE. À l’issue de leurs conversations, les représentants de la RFA et de l’Espagne estiment qu’un « minimum de collaboration » est nécessaire entre les pays de l’Europe occidentale pour assurer leur défense face à la menace émanant du bloc communiste.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/15bb0adb-1ff0-4299-b0aa-a9563ce40459/Resources#116b4ec0-9cba-4d39-9415-d04e92fd4079_fr&overlay">Wilhelm Hartung</a></span>
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<p>Au final, les Européens avaient proposé à l’Espagne franquiste un <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/02/02/un-accord-commercial-preferentiel-a-ete-conclu-entre-l-espagne-et-le-marche-commun-les-six-vont-reduire-progressivement-de-70-leurs-droits-de-douane-sur-les-produits-espagnols_3120538_1819218.html">accord de commerce</a>, pas même un accord d’association, en 1970. Un ultime raidissement très répressif de la dictature les années suivantes les conforta dans cette décision.</p>
<p>Aussi, la société espagnole s’attendait-elle majoritairement à ce que la CEE accueille avec chaleur cette Espagne nouvelle qui démontra très rapidement son engagement dans la transition démocratique. L’adhésion de la Grèce devenue une République, à nouveau gouvernée, à l’issue d’élections libres, par <a href="https://www.touteleurope.eu/histoire/biographie-konstantinos-karamanlis-artisan-de-l-adhesion-de-la-grece-a-la-cee-1907-1998/">Konstantinos Karamanlis</a> (qui avait déjà été premier ministre de 1955 à 1963), ne se négociait-elle pas sans coup férir en un temps très bref ?</p>
<p>Bénéficiant de conditions d’adhésion particulièrement favorables, la Grèce devint le 10<sup>e</sup> État membre dès 1981. Les dirigeants de la CEE, présidents français et européen en tête – Valéry Giscard d’Estaing et <a href="https://spartacus-educational.com/PRjenkinsR.htm">Roy Jenkins</a> – célébraient dans la Grèce libérée des colonels le berceau de la démocratie, quand bien même la démocratie athénienne du siècle de Périclès était une réalité historique éloignée de la Grèce actuelle de près de 25 siècles…</p>
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<h2>… et le long blocage des candidatures espagnole et portugaise</h2>
<p>Pourtant, la demande déposée le 25 juillet 1977 par Marcelino Oreja, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Suárez, qui aboutit à l’ouverture officielle de la procédure d’adhésion en février 1979, ne se négociait ni dans la joie ni avec célérité. La demande du Portugal, déposée elle aussi en 1977, subit le même traitement. Contrairement à l’Allemagne de l’Ouest de la coalition SPD-parti libéral, la France giscardienne freinait.</p>
<p>Il est vrai que les toutes dernières années de la décennie 1970 et les trois premières années de la décennie 1980 sont passées à la postérité comme une période d’euro-pessimisme : confrontés au choc pétrolier, à la crise économique, à la <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/38285-systeme-de-bretton-woods-fmi-bird-1944-1971">fin du système monétaire international dit de Bretton Woods</a>, à la fin des Trente glorieuses, au chômage de masse et à l’inflation, les dirigeants de l’Europe des Neuf puis des Dix étaient déstabilisés et peu capables de jouer collectif. En 1979, les premières élections au suffrage universel d’un <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_europ%C3%A9ennes_de_1979">Parlement européen</a> aux pouvoirs limités pouvaient difficilement faire contrepoids à cette morosité.</p>
<p><a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/7124614a-42f3-4ced-add8-a5fb3428f21c/9eec77e2-c94d-42d3-beed-a8413e26654c">La mise en place du système monétaire européen</a>, le SME, était très récente (1979) ; elle avait été bloquée pendant sept ans par les divergences de vues et d’intérêts nationaux. Les dirigeants, les entrepreneurs et les syndicats européens n’eurent pourtant pas le temps de se réjouir de cet avènement : Margaret Thatcher, chef de gouvernement britannique depuis l’été de la même année, fit irruption sur la scène européenne avec fracas : <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2005/05/11/30-novembre-1979-margaret-thatcher-i-want-my-money-back_648386_3214.html">« I want my money back ! »</a></p>
<p>Le sentiment prévalait que cette raideur britannique bloquait le fonctionnement non seulement du budget européen, mais aussi de la vie politique communautaire. En conséquence, le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement demeurait comme indifférent à la finalisation de l’élargissement à l’Espagne et au Portugal. Il ne donnait pas plus suite à plusieurs propositions de relance de la construction européenne – <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/il-y-a-30-ans-le-rapport-spinelli_3069085.html">projet Spinelli</a> du Parlement européen, du nom d’un des eurodéputés les plus respectés ; <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/511084a1-fac4-44e0-82b1-a7a101b2d913">proposition d’« acte européen »</a> par Genscher et Colombo, ministres des Affaires étrangères de RFA et d’Italie.</p>
<p>De façon imprévue, la politique européenne de la France favorisait ce surplace. La gauche y avait remporté une double victoire, première alternance de l’histoire de la V<sup>e</sup> République : à l’élection présidentielle, gagnée par François Mitterrand le 10 mai 1981, puis aux élections législatives de juin 1981. Sa politique économique reposait sur deux grandes actions à contretemps, pour ne pas dire en complet décalage, de celles conduites par les partenaires européens de la France : la relance de la croissance par la consommation (« Le keynésianisme dans un seul pays ? », interroge avec humour <a href="https://www.academia.edu/3438198/Les_partis_socialistes_et_lint%C3%A9gration_europ%C3%A9enne_Belgique_France_Grande_Bretagne">Pascal Delwit)</a> ; et la nationalisation des principaux groupes industriels, bancaires et de crédit. Si, dans tous les pays européens, les socialistes et les sociaux-démocrates ont salué cette victoire de la gauche, ils s’interrogeaient sur ces deux particularités. Quelles seraient leurs implications sur la coordination du système monétaire européen ? Sur les positions françaises dans le domaine du budget de la CEE ?</p>
<p>Ce facteur d’attentisme supplémentaire est d’autant plus vif que les programmes du Parti socialiste refondé en 1969 et de son leader François Mitterrand n’avaient pas de mots assez durs pour désigner la CEE comme <a href="https://books.openedition.org/psorbonne/45721">l’Europe des marchands, des trusts et du grand capital</a>. Le programme du Parti communiste, certes nettement minoritaire dans cette coalition, était, lui, franchement hostile à la construction communautaire.</p>
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<p>Les citoyens français ayant voté pour une majorité socialiste, la construction européenne devait désormais favoriser <a href="https://books.openedition.org/pur/129129">« la rupture avec le capitalisme »</a>, formule étendard de la nouvelle majorité, et le changement promis aux Français. Si les Dix avaient pu s’engager ensemble dans la réduction du temps de travail, l’abaissement de l’âge de la retraite et l’augmentation du salaire minimum, c’eût été formidable : c’eût été l’Europe socialiste. Et c’eût été grâce à la France. Mais malgré l’engagement et l’expérience européens des ministres Cheysson, Delors et Jobert, le mémorandum français pour une Europe sociale tomba à plat. Le soutien de la Grèce, dirigée depuis 1981 par le Parti socialiste (Pasok) d’Andréas Papandréou, finalement rallié à l’adhésion de son pays à la CEE, n’y suffit pas.</p>
<p>Pendant ce temps, les bras de fer sur les négociations budgétaires – c’est‑à-dire, pour l’essentiel, sur la politique agricole commune (PAC) – absorbaient beaucoup d’énergie. Et les négociations d’adhésion avec le Portugal et l’Espagne patinaient, en raison notamment des <a href="https://www.persee.fr/doc/ecop_0249-4744_1987_num_78_2_4979">blocages italien et surtout français</a> : leurs dirigeants respectifs subordonnaient l’accès de ces pays méditerranéens à la PAC et aux financements territoriaux du Fonds européen de Développement régional (FEDER) à la garantie que ces financements n’iraient pas moins à leurs agriculteurs que dans la CEE à dix. Sur ce point, Mitterrand prolongeait VGE ! C’était précisément le type d’engagement que les Britanniques, mais pas seulement, refusaient, tant que les contributions budgétaires globales de chacun et le budget de la PAC en particulier ne seraient pas réformés. Tout était lié.</p>
<h2>Un contexte international qui change la donne</h2>
<p>C’est pourtant de l’extérieur qu’est peut-être venu le déclic : la fin de la détente. La reprise de la guerre froide inquiétait et divisait les opinions publiques. Un pacifisme résurgent et significatif les traversait : dans toute l’Europe, en 1982-1983, d’importantes manifestations (et même <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/984">massives en RFA</a>) s’opposaient au <a href="https://www.grip.org/il-y-a-40-ans-debutait-la-crise-des-euromissiles/">déploiement par l’OTAN de missiles Pershing 2</a> à moyenne portée en réponse à l’installation par les Soviétiques de missiles SS 20 dirigés vers l’Europe de l’Ouest. Le slogan <em>lieber rot als tot</em> – « plutôt rouge que mort » – est demeuré emblématique de cette crise des euromissiles.</p>
<p>Le gouvernement français, tout pétri de marxisme qu’il fut, lui opposa en 1983 le <a href="https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00018/discours-au-bundestag.html">discours historique</a> de François Mitterrand au Bundestag, puis son propos resté fameux lors d’un sommet en Belgique : <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i09082528/francois-mitterrand-le-pacifisme-est-a-l-ouest-et-les-euromissiles-sont-a-l">« Le pacifisme, et tout ce qu’il recouvre, il est à l’Ouest ; et les euromissiles, ils sont à l’Est. »</a> Helmut Kohl ne devait pas oublier ce soutien inespéré – il renvoya l’ascenseur à son ami François en mars 1983, lorsque la <a href="https://www.cairn.info/revue-economie-et-prevision-2001-2-page-49.htm">Bundesbank soutint le franc de façon massive</a>, et en procédant à une réévaluation sensible du mark. En septembre 1984, les deux hommes d’État endossaient la tunique du mythique <em><a href="https://theconversation.com/quand-merkel-et-macron-endossent-la-tunique-mythique-du-couple-franco-allemand-139191">couple franco-allemand</a> moteur de la construction européenne</em>, avec un sens remarqué de la mise en scène et du maniement des symboles lors de la rencontre devenue iconique de l’ossuaire de Douaumont à Verdun.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/583428/original/file-20240321-16-lsrlch.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La rencontre de Verdun, 22 septembre 1984.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/history-eu/eu-pioneers/helmut-kohl-and-francois-mitterrand_fr">Site de l’Union européenne</a></span>
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</figure>
<p>Dans l’intervalle, la relance de la construction communautaire eut lieu en juin 1984 au <a href="https://www.consilium.europa.eu/media/20670/1984_juin_-_fontainebleau__fr_.pdf">Conseil européen de Fontainebleau</a>. Fort d’un accord avec Kohl, Mitterrand fait adopter un paquet de mesures préparées par une intense diplomatie menée depuis le <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/134145-declaration-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-li">sommet d’Athènes de décembre 1983</a>. Les Dix se mettent enfin d’accord sur une réduction permanente de la contribution britannique au budget communautaire. </p>
<p>À compter de 1985, la CEE remettrait chaque année au Royaume-Uni un chèque d’un montant ainsi calculé : 66 % de la différence entre, d’une part, la contribution britannique au budget communautaire assise sur sa TVA et, d’autre part, le montant total des financements communautaires reçus par le Royaume-Uni. C’était un compromis. Ce remboursement était moins ambitieux que celui réclamé par Margaret Thatcher et son parti <em>tory</em> depuis cinq ans. En contrepartie, François Mitterrand et les socialistes français acceptaient le principe cher à toute la classe politique britannique d’une <a href="https://www.touteleurope.eu/histoire/histoire-de-la-politique-agricole-commune/">réforme des mécanismes de la PAC</a> dans le but, notamment, d’en diminuer les dépenses. Dès 1985, la production de lait dans la CEE devint contingentée.</p>
<p>Ce dispositif, qui mettait fin à cinq années fatigantes et engourdissantes de conflit budgétaire, s’inscrivait dans un accord à facettes multiples toutes liées entre elles. Les socialistes français (et européens) obtenaient, enfin, un accroissement des ressources du budget communautaire : le plafond de la part de ses recettes de TVA que chaque État membre verse au budget communautaire montait à 1,4 % (il était à 1 % depuis 1970). Cette augmentation signalait que les Dix étaient prêts à s’engager sur de nouvelles politiques communes. Pour autant, celles‑ci ne prendraient leur sens qu’avec un approfondissement du marché intérieur de la CEE – ce serait la réforme du traité de Rome en <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/l-acte-unique-europeen-1986/">Acte unique européen</a> signé en 1986, consacrant la fin de tous les monopoles nationaux dans toutes les branches de l’économie. Les unes comme l’autre, <a href="https://www.cairn.info/la-construction-de-l-europe--9782200353056-page-337.htm">concluait le Conseil européen</a>, concourraient à </p>
<blockquote>
<p>« donner à l’économie européenne une impulsion comparable à celle que lui avait apportée, au début des années 1960, la mise en chantier de l’union douanière […] ».</p>
</blockquote>
<p>Dans le même temps, en 1984, le président Mitterrand avait enfin assoupli sa position sur l’élargissement. Pour ce faire, Mitterrand prétexta de l’arrivée au pouvoir de son homologue et ami socialiste et européiste <a href="https://www.touteleurope.eu/histoire/biographie-felipe-gonzalez-marquez-artisan-de-l-adhesion-de-l-espagne-a-la-communaute-economique/">Felipe Gonzalez</a>. Pourtant, la victoire du PSOE en Espagne remontait alors à près de deux ans déjà.</p>
<p>Dans une scénographie qui ne doit rien au hasard, c’est par un <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/136099-declaration-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-li">voyage à Madrid</a> que le président français achève le semestre de « sa » présidence française de la CEE : </p>
<blockquote>
<p>« Je vous dirai en confiance que je suis très heureux à la fois de me trouver à Madrid (pour) terminer mon rôle dans ce domaine, (et) de pouvoir bâtir avec le peuple espagnol et ses dirigeants un pacte durable. »</p>
</blockquote>
<p>Deux jours plus tôt, Mitterrand et Gonzalez s’étaient retrouvés au <a href="https://www.alamyimages.fr/juin-28-1984-le-president-mitterrand-et-le-premier-ministre-espagnol-felipe-gonzales-sont-vus-ici-au-match-de-foot-ou-la-france-a-battu-l-espagne-par-deux-points-hier-dans-le-final-image69503074.html">Parc de Princes</a> pour la finale du premier <a href="https://www.taurillon.org/euro-retro-1984-grand-succes-pour-la-france-et-pour-l-europe">Euro de football</a> remporté par l’équipe de France de Platini sur <a href="https://www.slate.fr/story/118961/france-vole-titre-champion-europe-espagne">l’Espagne d’Arconada</a>, après son succès sur le Portugal lors d’une <a href="https://www.lemonde.fr/sport/article/2020/07/11/france-portugal-1984-souvenirs-d-une-chaude-nuit-d-ete-a-marseille_6045908_3242.html">demi-finale d’anthologie</a> au Vélodrome de Marseille.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/583485/original/file-20240321-28-8kz1t5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le 12 juin 1985, Felipe González signe le traité d’adhésion à la CEE. Apparaissent à ses côtés Fernando Morán, ministre des Affaires étrangères, et Manuel Marín, secrétaire d’État aux Relations avec les Communautés européennes.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Felipe_Gonz%C3%A1lez_in_1985#/media/File:Felipe_Gonz%C3%A1lez_firma_el_Tratado_de_Adhesi%C3%B3n_de_Espa%C3%B1a_a_la_Comunidad_Econ%C3%B3mica_Europea_en_el_Palacio_Real_de_Madrid._Pool_Moncloa._12_de_junio_de_1985.jpeg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Entraînant avec elle les Italiens, la présidence française semestrielle de la CEE débloqua l’aboutissement des négociations d’adhésion avec l’Espagne et le Portugal au moment où le gouvernement socialiste de Mario Soares cédait le pouvoir pour dix ans au centre-droit (PSD) de <a href="https://www.liberation.fr/planete/1995/02/17/l-artisan-du-formidable-bond-en-avant-du-portugal_122963/">Cavaco Silva</a>. La relance de Fontainebleau avait notamment pour fonction d’apaiser les craintes des habitants des régions méditerranéennes de l’ex-Europe des Six, en particulier de leurs agriculteurs, et spécialement des agriculteurs français. Ce fut l’une des fonctions de la très importante <a href="https://www.cvce.eu/collections/unit-content/-/unit/df06517b-babc-451d-baf6-a2d4b19c1c88/a58194ee-132e-44a4-9a73-2c760ce9010b">réforme budgétaire</a> actée à ce sommet et mise en œuvre par la commission Delors (dont la nomination fut elle aussi décidée à Fontainebleau !) à compter de 1985.</p>
<p>Dès lors, tout alla très vite : le 1<sup>er</sup> janvier 1986, l’Espagne et le Portugal entraient dans la CEE.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226063/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans les années 1980, la CEE ouvre ses portes à trois pays récemment sortis de la dictature : d’abord à la Grèce puis, après des négociations compliquées, à l’Espagne et au Portugal.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2227882024-03-21T15:41:07Z2024-03-21T15:41:07ZEn 25 ans d’existence, l’euro a balayé les critiques<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573436/original/file-20240205-21-uziwr8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1920%2C1434&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La population européenne se déclare aujourd'hui à 80% favorable à la monnaie unique.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.publicdomainpictures.net/fr/view-image.php?image=150636">Publicdomainpictures.net</a></span></figcaption></figure><p>25 ans après son lancement officiel en 1999, l’euro est un adulte en pleine forme et le nombre de pays de la zone euro n’a cessé de croître depuis sa création, passant de 11 en 1999 à 20 avec l’entrée de la Croatie le 1<sup>er</sup> janvier 2023. Selon les termes mêmes du traité de Maastricht, la zone euro doit d’ailleurs poursuivre son élargissement à moyen terme à tous les pays de l’Union européenne (UE) qui n’ont pas souscrit explicitement une clause d’« opt out » (désengagement) comme le Danemark.</p>
<p>Au-delà du cercle officiel de ses quelque 330 millions d’usagers équivalent à la population des États-Unis (340 millions) et incluant 4 micro-États officiellement autorisés à l’utiliser (Andorre, Monaco, Saint-Marin et Le Vatican), l’euro étend son influence à des pays ou régions qui en ont fait unilatéralement leur monnaie, <a href="https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/leuro-au-centre-des-reglements-de-comptes-entre-le-kosovo-et-la-serbie-2072577">comme le Monténégro ou le Kosovo</a>, ou qui indexent volontairement leur devise sur la monnaie commune.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-croatie-dans-la-zone-euro-laboutissement-de-30-ans-de-redressement-economique-202764">La Croatie dans la zone euro, l’aboutissement de 30 ans de redressement économique</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Succès planétaire, il est accepté comme moyen de paiement dans de nombreux territoires et même… par les <a href="https://www.geneva-airport-taxi.com/fr/prix-du-taxi-geneve-ce-que-vous-devez-savoir-avant-de-reserver-votre-course/">taxis de Genève</a>.</p>
<h2>Prophéties erronées</h2>
<p>Au sein même de la zone euro, les virulentes critiques des partis eurosceptiques qui estimaient que la monnaie était une forme d’abdication de la souveraineté nationale se sont progressivement estompées. La hausse régulière du taux d’adhésion de la population, qui se situe à <a href="https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/la-cote-de-popularite-de-leuro-continue-daugmenter-2030912">près de 80 % aujourd’hui</a>, les ont en effet progressivement contraints à abandonner une posture radicale car <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/01/pourquoi-la-sortie-de-l-euro-n-est-plus-un-slogan-politique_6107844_3234.html">trop coûteuse électoralement</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1727563747680551167"}"></div></p>
<p>Pour mesurer le succès de l’euro, il faut également se souvenir des pronostics apocalyptiques de nombre d’économistes monétaires anglo-saxons qui affirmaient que le projet ne verrait jamais le jour et que, dans l’hypothèse peu probable de son lancement, la monnaie exploserait à la première grande crise.</p>
<p>Au premier rang des sceptiques, <a href="https://www.project-syndicate.org/commentary/the-euro--monetary-unity-to-political-disunity">l’économiste américain Milton Friedman</a> expliquait en 1997, soit deux ans avant sa naissance, que, contrairement aux États-Unis, les fragmentations du droit du travail et des protections sociales nationales très disparates brideraient la libre circulation des hommes et des capitaux <a href="https://www.melchior.fr/notion/zone-monetaire-optimale">nécessaires au mécanisme d’ajustement d’une zone monétaire optimale</a>.</p>
<p>Sur un territoire connaissant de fortes divergences de cycles économiques, par exemple entre pays industriels et touristiques, la politique monétaire de la future banque centrale s’apparenterait donc, comme l’expliquait alors Rudiger Dornbusch, professeur au MIT, à <a href="https://econpapers.repec.org/paper/cprceprdp/1804.htm">« tirer sur une cible mouvante dans le brouillard »</a>.</p>
<p>Dernier argument de taille des eurosceptiques : en cas de crise grave localisée dans un seul pays, le carcan de la monnaie unique interdirait toute dévaluation de la monnaie, se traduisant nécessairement par un violent ajustement interne sous forme d’une chute brutale des revenus et du pouvoir d’achat insupportables pour la population.</p>
<h2>La Grèce toujours dans le club</h2>
<p>C’est exactement ce qui s’est produit en Grèce au cours de la longue crise financière de 2008-2015. Le pays a effectivement frôlé la sortie de l’euro lors du référendum national du 5 juillet 2015 par lequel les citoyens grecs ont refusé à une large majorité (60 %) les conditions du plan de sauvegarde imposé par la Banque centrale européenne (BCE), la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI).</p>
<p>Découvrant dès le lendemain l’impossibilité de retirer des billets aux distributeurs, les députés grecs ont finalement approuvé en catastrophe, le 13 juillet 2015, un plan de rigueur encore plus douloureux pour rester dans l’euro.</p>
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<p>Depuis 2019 les drames de l’hyperinflation dans deux pays proches, au Liban qui a fait basculer <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/08/02/le-liban-trahi-par-ses-responsables_6184233_3232.html">80 % du pays dans la grande pauvreté</a> et <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/la-turquie-finit-l-annee-avec-quasiment-65-d-inflation-sur-un-an-en-decembre-un-record-987002.html">dans une moindre mesure en Turquie</a>, ont achevé de convaincre les Européens de la protection d’une monnaie forte.</p>
<p>Si les habitants de la zone euro ont très vite pris conscience des <a href="https://european-union.europa.eu/institutions-law-budget/euro/benefits_fr">avantages pratiques</a> de la monnaie unique avec la disparition des frais de transaction et du risque de change d’Helsinki à Lisbonne, les entreprises ont pu de leur côté comparer les prix et mettre en place rapidement des plans stratégiques servant un vaste marché unique. Quant aux marchés financiers, ils ont gagné en stabilité et en profondeur au fil de leur intégration, symbolisée par l’émergence de la <a href="https://www.abcbourse.com/apprendre/1_euronext.html">bourse paneuropéenne Euronext en 2000</a>.</p>
<h2>Le rôle clé de la BCE</h2>
<p>Si l’euro est une indéniable réussite, le mérite en revient d’abord à la Banque centrale européenne (BCE) qui a su gérer deux crises économiques d’une ampleur jamais vue depuis 1929. Face aux deux cataclysmes économiques de 2008 et 2020, elle a dû, comme les autres grandes banques centrales, réviser de fond en comble une doctrine multiséculaire depuis la création de la banque d’Angleterre en 1694 en appliquant pour la première fois de son histoire, une politique monétaire dite non conventionnelle.</p>
<p>Mêlant taux d’intérêt nuls, <a href="https://www.ecb.europa.eu/ecb/educational/explainers/tell-me-more/html/why-negative-interest-rate.fr.html">voire négatifs</a>, et émission massive de monnaie qui a <a href="https://www.economist.com/special-report/2022/04/20/the-perils-of-expanded-balance-sheets">multiplié la taille de son bilan</a>, cette politique audacieuse a permis d’éviter deux dépressions économiques durables.</p>
<p>Tout au plus peut-on reprocher à l’actuelle présidente de la BCE, Christine Lagarde, et ses collègues de Francfort d’avoir tardé, <a href="https://theconversation.com/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-linflation-185059">contrairement à la Réserve fédérale américaine</a> (Fed), beaucoup plus réactive, à remonter les taux quand l’inflation a resurgi brutalement en 2021. La BCE, alors soucieuse d’éviter une rechute de l’économie, avait sous-estimé la composante monétaire de l’inflation pour l’attribuer essentiellement aux chocs externes et aux goulets d’étranglement logistiques liés au Covid-19 et à la guerre en Ukraine.</p>
<p>Loin de l’affaiblir, les crises de sa jeunesse ont donc renforcé le pouvoir de la BCE, car après la crise des subprimes de 2008, il est apparu clairement que la stabilité financière impliquait une meilleure supervision des mastodontes de la finance qu’étaient devenues les grandes banques. Les États membres de l’Union européenne ont ainsi confié en 2014 à la BCE la supervision des 130 plus grandes banques européennes dites systémiques (qui risquaient d’ébranler la stabilité financière de la zone) maintenant le reste des <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271077-la-banque-centrale-europeenne-une-institution-aux-pouvoirs-renforces">quelque 8 300 banques de la zone euro</a> sous le contrôle du superviseur national (l’ Autorité de contrôle prudentiel et de résolution en France).</p>
<h2>Construction inachevée</h2>
<p>Si l’Europe a évité les conséquences des faillites de la Silicon Valley Bank aux États-Unis et du Credit Suisse en 2023, il reste encore à parfaire l’union bancaire par un véritable système européen d’assurance des dépôts, aujourd’hui bloqué par l’Allemagne qui <a href="https://fr.euronews.com/business/2023/03/27/pourquoi-lunion-bancaire-de-lue-nest-pas-encore-achevee">refuse toujours une solidarité financière</a> avec les pays du Sud du continent.</p>
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<p>Mais le point noir de la zone euro reste incontestablement le renforcement du pilier budgétaire de l’union monétaire. Pour faire partie du club de l’euro, chaque pays devait satisfaire à 5 critères de convergence : un déficit public inférieur à 3 % du PIB, une dette publique inférieure à 60 % du PIB, une inflation faible, des taux d’intérêt à long terme modérés et une stabilité de son taux de change par rapport aux autres devises européennes.</p>
<p>Une fois dans le club, le Pacte de stabilité et de croissance mis en place en 1997 était <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/21801-quest-ce-que-le-pacte-de-stabilite-et-de-croissance-psc">censé discipliner les États membres</a> en assurant un minimum de discipline budgétaire pour éviter qu’un pays trop dépensier n’emprunte excessivement, entraînant une hausse des taux d’intérêt à long terme préjudiciable aux autres pays membres ou générant une méfiance vis-à-vis de la monnaie.</p>
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<p>Or, les grandes crises de 2008 et de 2020 ont nécessité des politiques de soutien à l’activité via une hausse spectaculaire des déficits et de la dette. Ces politiques contra-cycliques ont conduit à une divergence entre les pays dits « frugaux » du Nord et les cigales – parmi lesquelles on peut classer la France. Cette divergence s’est en effet accentuée à partir de mars 2020 quand la Commission européenne a invoqué les circonstances exceptionnelles prévues par le traité pour suspendre les effets du Pacte jusqu’à la fin 2023.</p>
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<p>Néanmoins, l’euro dispose aujourd’hui d’une assise suffisante pour envisager ses futures évolutions comme la mise en place d’un <a href="https://www.ecb.europa.eu/paym/digital_euro/faqs/html/ecb.faq_digital_euro.fr.html">e-euro ou euro numérique</a>. Ce nouveau moyen de paiement, instantané et gratuit pour les particuliers et les entreprises, rapide et sécurisé, serait directement émis par le Système européen de banques centrales de la zone euro, mais géré par des fournisseurs de services de paiement rémunérés par les commerçants via des commissions très faibles. Il devrait voir le jour à l’horizon 2026-2027.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=305&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570572/original/file-20240122-23-pnbclg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=384&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p><em>Cette contribution est publiée en partenariat avec le <a href="https://www.printempsdeleco.fr/">Printemps de l’Économie</a>, cycle de conférences-débats qui se tiendront du mardi 2 au vendredi 5 avril au Conseil économique, social et environnemental (Cese) à Paris. Retrouvez ici le <a href="https://www.printempsdeleco.fr/12e-edition-2024">programme complet</a> de l’édition 2024, intitulée « Quelle Europe dans un monde fragmenté ? »</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222788/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Éric Pichet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les partis eurosceptiques ont notamment abandonné leur rhétorique, devenue trop coûteuse électoralement, contre la monnaie unique.Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249802024-03-18T15:34:22Z2024-03-18T15:34:22ZDissuader les candidats à la migration : pourquoi les campagnes de l’UE sont un échec<p>En septembre 2023, en réponse à l’arrivée de près de <a href="https://actu.fr/societe/migrants-a-lampedusa-retour-jour-par-jour-sur-la-crise-qui-touche-l-italie-et-l-europe_60104385.html">10 000 migrants sur l’île de Lampedusa</a>, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté un <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/un-plan-en-10-points-pour-lampedusa-2023-09-18_fr">catalogue de dix mesures immédiates</a>. On y trouve notamment un appel à « augmenter le nombre des campagnes de sensibilisation et de communication afin de décourager les traversées de la Méditerranée », ainsi qu’à « intensifier la coopération avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ».</p>
<p>Cet épisode rappelle la place centrale des campagnes d’information et de dissuasion de l’immigration irrégulière dans les politiques européennes, ainsi que le recours aux organisations internationales pour leur mise en œuvre.</p>
<p>En 2022, le HCR lance dans plusieurs pays africains la campagne <a href="https://www.tellingtherealstory.org/en/">« Telling the Real Story »</a>, qui veut « raconter la véritable histoire », en insistant sur les terribles épreuves qui attendent les candidats à l’émigration irrégulière, comme le trafic et la traite d’êtres humains.</p>
<p>Quant à l’OIM, cela fait trois décennies qu’elle organise de <a href="http://www.reseau-terra.eu/article944.html">telles campagnes</a>, à l’instar de <a href="https://www.migrantsasmessengers.org/">« Migrants as Messengers »</a>, qui fait d’anciens migrants des « messagers » en leur donnant la parole afin qu’ils dissuadent les jeunes tentés de partir.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Telling the Real Story », un vidéo visant à dissuader les candidats à l’émigration.</span></figcaption>
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<p>L’argumentaire est toujours le même : les candidats à l’émigration en Afrique sont ignorants des risques et il faut donc les informer afin qu’ils prennent la bonne décision, à savoir rester chez eux ou migrer uniquement s’ils en ont le droit ; à cela s’ajoutent des messages sur les opportunités dans le pays d’origine et le devoir de contribuer au développement de l’Afrique.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/sauvetage-des-migrants-naufrages-en-mediterranee-comment-la-politique-de-lue-doit-evoluer-222453">Sauvetage des migrants-naufragés en Méditerranée : comment la politique de l’UE doit évoluer</a>
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<h2>Des centaines de campagnes</h2>
<p>D’après un <a href="https://www.bridges-migration.eu/wp-content/uploads/2022/02/EU-funded-information-campaigns-targeting-potential-migrants.pdf">rapport</a> du <a href="https://www.bridges-migration.eu/">programme européen de recherche Bridges</a>, l’UE a dépensé plus de 23 millions d’euros depuis 2015 pour organiser près de 130 campagnes.</p>
<p>Si l’Europe est à la pointe, elle n’est pas la seule. L’Australie s’est illustrée par des <a href="https://www.theguardian.com/world/2014/feb/11/government-launches-new-graphic-campaign-to-deter-asylum-seekers">messages particulièrement mordants</a>, avec des <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/asie/no-way-la-campagne-sans-concessions-de-l-australie-contre-les-migrants-clandestins_720529.html">campagnes</a> qui s’adressent aux personnes tentées par l’immigration irrégulière en leur disant « NO WAY. You will not make Australia home » (« IMPOSSIBLE. Vous ne ferez pas de l’Australie votre pays »). Cette stratégie a d’ailleurs suscité l’enthousiasme de <a href="https://www.dailymail.co.uk/news/article-7186189/Trump-praises-Aust-asylum-seeker-policy.html">Donald Trump</a>, alors Président des États-Unis.</p>
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<p>Outre l’OIM et le HCR, ces campagnes sont aussi organisées par des entreprises privées, comme <a href="https://seefar.org/">Seefar</a> qui proposent des services de <a href="https://seefar.org/services/strategic-communications/">« communication stratégique »</a>, et par des ONG, comme l’association espagnole Proactiva Open Arms, qui en plus de ses activités de sauvetage en Méditerranée organise des <a href="https://blogs.law.ox.ac.uk/research-subject-groups/centre-criminology/centreborder-criminologies/blog/2020/04/ngos-dilemma">campagnes de sensibilisation au Sénégal</a>.</p>
<p>Cependant, toutes ces initiatives et tous ces acteurs sont confrontés à un problème de taille : personne n’est en mesure de démontrer l’efficacité de ces campagnes. Et on ne sait presque rien de leur influence sur la décision de migrer.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-sauvetage-en-mer-au-defi-de-la-securisation-des-frontieres-le-cas-de-la-manche-170238">Le sauvetage en mer au défi de la sécurisation des frontières : le cas de la Manche</a>
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<h2>Une efficacité difficile à évaluer</h2>
<p>À mesure qu’augmentent les budgets qui leur sont consacrés, certaines études ont cependant commencé à se pencher sérieusement sur l’impact des campagnes.</p>
<p>En 2018, une <a href="https://publications.iom.int/system/files/pdf/evaluating_the_impact.pdf">étude de l’OIM</a> soulignait que les campagnes sont difficiles à évaluer car elles ont un double objectif : fournir de l’information, mais aussi réduire l’immigration irrégulière.</p>
<p>Il arrive que seul un des deux objectifs soit atteint : en 2023, une <a href="https://publications.iom.int/books/irregular-migration-west-africa-robust-evaluation-peer-peer-awareness-raising-activities-four">étude</a> consacrée à « Migrants as Messengers » montre que cette campagne a bien accru le niveau d’information, mais qu’elle n’a pas réduit les départs.</p>
<p>Mais alors qu’elle organise de telles campagnes depuis 30 ans, l’OIM n’a effectué que de rares et tardives études d’impact : il est en effet coûteux de mesurer sérieusement leur efficacité et il apparaît que les États européens préfèrent multiplier les campagnes plutôt que financer des évaluations.</p>
<p>Du côté de la recherche indépendante, une <a href="https://www.udi.no/globalassets/global/forskning-fou_i/rapport_11_19_web.pdf">étude de l’Institute for Social Research d’Oslo</a> en 2019 a porté sur des migrants d’Érythrée, de Somalie et d’Éthiopie, en transit au Soudan avec l’intention de continuer vers l’Europe.</p>
<p>Il s’agissait d’évaluer une campagne lancée en 2015 par la Norvège, intitulée <a href="https://www.sciencenorway.no/forskningno-immigration-policy-norway/social-media-campaign-for-asylum-seekers-draws-angry-trolls/1448896">« Stricter asylum regulations in Norway »</a>, qui avait recours à Facebook pour informer les migrants potentiels des faibles chances d’obtenir l’asile dans ce pays. Comme pour n’importe quelle publicité, l’algorithme de Facebook devait permettre d’identifier les internautes qui effectuent des recherches sur l’immigration, l’Europe ou les visas, et de leur proposer des messages de dissuasion ciblés.</p>
<p>L’étude a confirmé que les migrants sont connectés et qu’ils utilisent les réseaux sociaux pour s’informer et organiser leur migration. Mais s’ils ont parfois entendu parler des campagnes européennes, la plupart ne les ont pas vues. Invités à les visionner, ils dirent ne rien apprendre : ils sont au courant des terribles conditions de vie des migrants en Libye, par exemple, mais sans que cela ne les dissuade de partir pour échapper à l’impasse de leur situation.</p>
<h2>Des migrants expulsés d’Europe appelés à témoigner</h2>
<p>En 2023, une <a href="https://www.bridges-migration.eu/publications/why-information-campaigns-struggle-to-dissuade-migrants-from-coming-to-europe/">équipe de la Vrije Universiteit Brussel</a> a analysé l’information dont disposent les jeunes tentés par l’émigration en Gambie, et la manière dont les campagnes affectent leur décision de partir. Comme au Soudan, les informations sur les risques de l’immigration irrégulière correspondent à ce que ces jeunes savent déjà. Mais faute de perspectives au pays, ils partiront quand même, en toute connaissance de cause.</p>
<p>Une autre étude menée <a href="https://www.bridges-migration.eu/publications/a-comparative-study-on-the-role-of-narratives-in-migratory-decision-making/">auprès d’Afghans en transit en Turquie</a> a débouché sur des conclusions similaires.</p>
<p>Or, ces travaux ont aussi révélé un autre problème : les destinataires de ces campagnes ne les prennent pas au sérieux car ils les estiment biaisées par les objectifs politiques de l’Europe ; et ils préfèrent donc s’informer auprès de proches, ou même de passeurs.</p>
<p>Ce résultat a motivé de nouvelles stratégies. À l’instar de « Migrants as Messengers », les campagnes dites <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/08865655.2022.2108111">« peer to peer »</a> (« de pair-à-pair ») prévoient que des migrants expulsés d’Europe parlent de leur expérience à <a href="https://jaspertjaden.com/policy/2019_migrants-as-messengers_the-impact-of-peer-to-peer-communication-on-potential-migrants-in-senegal/">ceux qui seraient tentés de les imiter</a>. Cela s’inscrit dans une technique dite de <a href="https://repository.law.umich.edu/articles/2611/">« unbranding »</a>, un concept issu du marketing qui désigne l’omission de la marque sur un produit afin de mieux le vendre : dans le cas des campagnes, cela revient à dissimuler les institutions européennes et internationales <a href="https://migrantprotection.iom.int/en/spotlight/articles/initiative/constantly-evolving-awareness-raising-campaign-aware-migrants">qui les financent</a>.</p>
<p>Une autre stratégie consiste à ne pas cibler les migrants potentiels, mais les acteurs locaux qui influencent les perceptions des migrations, à commencer par les médias ou les artistes. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) travaille ainsi avec des <a href="https://theconversation.com/quand-la-lutte-contre-limmigration-irreguliere-devient-une-question-de-culture-112200">musiciens populaires auprès des jeunes Africains</a>, ainsi qu’avec des journalistes.</p>
<p>De même, <a href="https://www.unesco.org/fr/articles/un-forum-dechanges-avec-des-journalistes-et-managers-de-medias-pour-une-narrative-diversifiee-et-de">l’Unesco</a> (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) forme des journalistes sénégalais à parler d’une manière qu’elle qualifie de « diversifiée » des migrations.</p>
<h2>Quel rôle pour les journalistes ?</h2>
<p>Dans un contexte de précarité des professionnels des médias et de la culture, le soutien des organisations internationales est bienvenu, mais pose la question de la liberté d’expression et de la liberté de la presse sur ce sujet politiquement sensible.</p>
<p>Au Maroc, le <a href="https://www.facebook.com/RMJMigrations/">Réseau des Journalistes marocains sur les migrations</a> s’est constitué pour traiter des migrations de manière indépendante ; ce qui n’empêche pas ces journalistes de participer à des activités de formation organisées par des organisations internationales, soutenues par des financements européens.</p>
<p>En Gambie, une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/08865655.2022.2156375">étude récente</a> a mis en évidence les dilemmes des journalistes locaux qui sont invités à diffuser des messages sur les dangers de l’immigration tout en essayant de conserver leur indépendance.</p>
<p>Aux yeux de leurs défenseurs, ces campagnes se justifient car les migrants qui meurent en Méditerranée seraient victimes des informations fallacieuses des passeurs. Informer permettrait alors de sauver des vies. Mais aucune étude ne vient étayer cette hypothèse : au contraire, il apparaît que les migrants partent en connaissant les risques auxquels ils s’exposent.</p>
<p>Face à cette réalité inconfortable, il est possible que les campagnes d’information ne servent qu’à donner aux responsables européens le sentiment qu’ils agissent pour prévenir les tragédies qui découlent de leurs propres politiques. Après tout, c’est en partie <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1465116516633299">faute de possibilités de migrer</a> légalement que beaucoup de migrants tentent leur chance de façon irrégulière, avec tous les risques que cela implique.</p>
<p>La rareté des évaluations disponibles atteste que l’efficacité des campagnes n’est pas la priorité des États européens. Cet outil de politique migratoire aurait donc une valeur avant tout symbolique – comme preuve que l’Europe se préoccupe du sort des nombreuses personnes qu’elle ne veut pas accueillir sur son sol.</p>
<p>Mais cette stratégie politique n’en a pas moins des effets bien réels sur les acteurs locaux, et sur la capacité des sociétés du Sud à débattre de façon autonome des enjeux politiques majeurs que soulèvent les migrations internationales.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224980/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mélodie Beaujeu est membre de Désinfox-Migrations. Elle a reçu des financements de la fondation Porticus et de la fondation de France pour l'association Désinfox-Migrations. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Antoine Pécoud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’argumentaire est toujours le même : les Africains sont ignorants des risques et il faut donc les informer afin qu’ils prennent la bonne décision, à savoir rester chez eux.Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris NordMélodie Beaujeu, Consultante et chercheuse, affiliée à l'Institut Convergences Migrations, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2257022024-03-17T15:33:02Z2024-03-17T15:33:02ZLe Portugal, théâtre à son tour d’une percée de l’extrême droite<p>Depuis sa création le 19 avril 2019, le parti <a href="https://www.courrierinternational.com/une/enquete-chega-le-parti-qui-veut-mettre-le-feu-la-politique-portugaise-mais-qui-brule-de">Chega !</a> (« Assez ! », CH) n’en finit plus d’obtenir des scores en hausse : une première entrée au Parlement avec un député (son leader André Ventura) aux élections législatives d’octobre 2019 ; 2 députés <a href="https://www.ritimo.org/Portugal-Chega-un-parti-d-extreme-droite-present-dans-le-systeme-politique">à l’Assemblée législative de la Région autonome des Açores</a> en octobre 2020 ; puis <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/3206">12 députés au Parlement national aux élections législatives de 2022</a>, avec près de 7,38 %.</p>
<p>Ce 10 mars 2024 se sont déroulées au Portugal des <a href="https://theconversation.com/portugal-elections-sous-haute-tension-221186">élections législatives anticipées</a> au cours desquelles Chega a considérablement amélioré son score en recueillant pas moins de 18,06 % des voix, quadruplant ainsi le nombre de ses députés au Parlement, qui passe de <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/monde/portugal-la-percee-d-andre-ventura-s-explique-en-grande-partie-par-sa-tolerance-zero-en-matiere-d-immigration-20240313">12 à 48</a>. CH représente aujourd’hui la troisième force politique au Portugal, derrière les deux grands partis de centre droit (79 sièges) et de centre gauche (77).</p>
<h2>Un salazarisme décomplexé ?</h2>
<p>« Nous sommes un groupe de gens ordinaires, pas une élite ; des gens qui souffrent du système actuel. » C’est ainsi que Ventura <a href="https://brasil.elpais.com/brasil/2019/12/12/internacional/1576187485_020229.html">présentait</a> sa formation politique lors de sa création en 2019. Aujourd’hui, l’objectif affiché de Chega ne serait pas – du moins d’après ses dires – de réhabiliter le salazarisme mais, avant tout, de s’insérer dans la <a href="https://theconversation.com/en-pologne-aux-pays-bas-et-ailleurs-en-europe-les-multiples-visages-des-populismes-de-droite-radicale-218664">vague populiste de droite</a> qui, depuis plusieurs années, un peu partout en Europe, profite à de nombreuses formations de ce camp. Les deux visées n’étant pas antinomiques, André Ventura, non sans une certaine habileté, s’emploie, en jouant sur les ambiguïtés, à attirer le plus de voix possible.</p>
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<p>Il existe une certaine proximité entre André Ventura (né en 1983) et <a href="https://www.cairn.info/la-dictature-de-salazar-face-a-l-emigration--9782724612714-page-99.htm">António de Oliveira Salazar</a> (1889-1975), qui <a href="https://laviedesidees.fr/Fernando-Rosas-art-durer-fascisme-Portugal">dirigea le Portugal d’une main de fer de 1932 à 1968</a>. Curieuse coïncidence, André Ventura eut comme l’ancien dictateur une vocation de séminariste (mais courte, puisqu’elle ne dura qu’une année) et devint également par la suite, comme lui, professeur de droit. Pour autant, malgré une appréhension commune du monde formulée dans le slogan « Dieu, patrie, famille » auquel Ventura ajoute le mot « travail », il ne tient pas à apparaître comme l’incarnation de la continuité de Salazar.</p>
<p>Ainsi, en 2023, il ne se rendit pas à Vimieiro, dans le district de Viseu où naquit Salazar, lors de l’implantation du CIEN (Centre d’interprétation de l’État nouveau), occupé qu’il était par sa campagne électorale… ou ne tenant pas à s’afficher comme partisan inconditionnel d’un personnage qui demeure <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/25/salazar-et-le-salazarisme-la-posterite-politique-dun-dictateur/">controversé dans le pays</a>, pour le moins pour une partie de la population, et à propos duquel il a notamment déclaré : « la plupart du temps, Salazar n’a pas résolu les problèmes du pays et nous a fait prendre beaucoup de retard à maints égards. Il ne nous a pas permis d’avoir le développement que nous aurions pu avoir, surtout après la Seconde Guerre mondiale », ajoutant : « Pas besoin d’un Salazar à chaque coin de rue, il faut un André Ventura à chaque coin de rue. »</p>
<p>Pourtant, en dépit de ces déclarations, Ventura tient à séduire la partie de l’électorat nostalgique de <a href="https://www.cairn.info/revue-pole-sud-2005-1-page-39.htm">« l’État nouveau »</a>. En effet, chaque fois qu’il le peut, il présente le 25 avril 1974 – jour de la <a href="https://www.rtbf.be/article/la-revolution-des-oeillets-que-fete-exactement-le-portugal-le-25-avril-11187709">Révolution des Œillets</a>, dont on fêtera prochainement le cinquantième anniversaire – comme la source de tous les maux de la société portugaise.</p>
<p>Dans l’un de ses discours au Parlement, en 2022, il prend la défense des forces de sécurité, selon lui déconsidérées et rendues « muettes » depuis ce jour-là, et termine son allocution en les comparant à des « héros ». Dans un <a href="https://www.bing.com/videos/riverview/relatedvideo?q=discurso+de+andr%c3%a9+ventura&mid=3BFB91F7F5513B583E593BFB91F7F5513B583E59&FORM=VIRE">autre de ses discours</a>, le 25 novembre 2023, il joue sur la date, proposant d’institutionnaliser désormais celle du <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1990/11/27/il-y-a-quinze-ans-au-portugal-la-chute-d-otelo-de-carvalho_3985464_1819218.html">25 novembre 1975</a>, jour qui s’est soldé par la victoire des militaires modérés lesquels, selon lui, ont mis fin à la révolution politique et ont conduit à la normalisation démocratique du pays. Il se pose également en défenseur du peuple, à qui il veut rendre sa « dignité » ; il entend notamment remettre à l’honneur les travailleurs en donnant la priorité aux nationaux et incite à faire revenir au pays les jeunes expatriés.</p>
<p>Certains observateurs soulignent que si Ventura n’est pas à proprement parler « salazariste », il n’hésite pas à <a href="https://sicnoticias.pt/programas/reportagemsic/2021-04-01-Andre-Ventura-nao-e-um-salazarista-mas-apropria-se-do-discurso-de-Salazar-d3d78e3f">évoquer l’imaginaire salazariste</a>. En effet, il reprend à son compte les fondements de l’idéologie de l’État nouveau : il place la famille au centre de la société et, dès 2020, il affiche sa foi catholique – autre pilier du salazarisme –, se montrant volontiers à l’Église en compagnie de son épouse Dina.</p>
<p>Lors de sa campagne de 2022, Ventura <a href="https://www.rtp.pt/noticias/eleicoes-legislativas-2022/chega-quer-15-dos-votos-e-ser-terceira-forca-em-portugal_es1375346">s’était engagé</a> à combattre la corruption supposément encouragée par le PS alors au pouvoir. Son slogan mis en avant à cette occasion, et toujours d’actualité aujourd’hui, appelle à « limpar » (<em>nettoyer</em>) le Portugal – un écho, peut-être pas involontaire, au souhait de « régénérer » le pays pour lancer une ère nouvelle qu’avait formulé Salazar à ses débuts…</p>
<h2>Après le Portugal, des visées européennes ?</h2>
<p>Chega fait siennes les thématiques de l’immigration et de l’insécurité, qui se trouvent aussi au cœur des programmes de plusieurs de ses alliés européens. Dès 2020, la formation portugaise a rejoint, au Parlement européen, le groupe <a href="https://fr.idgroup.eu/">Identité et Démocratie</a> (ID), où siègent notamment la Lega italienne, le Rassemblement national français et l’AfD allemande, et aspire à jouer le rôle d’un « pont » pour <a href="https://observador.pt/especiais/chega-na-europa-ventura-fica-na-familia-politica-de-le-pen-e-que-ser-ponte-para-uniao-das-direitas/">l’union des droites</a> souhaitant à long terme réunir tous les patriotes en un même groupe.</p>
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<p>L’argument de campagne pour 2024 a changé par rapport à ceux des campagnes précédentes, mais cela ne veut pas dire qu’il est plus modéré. Auparavant, Ventura se focalisait sur la stigmatisation de la communauté tzigane et promettait de réduire les acquis sociaux et de procéder à des coupes importantes du RSI (revenu d’insertion) ; désormais, il s’en prend moins aux droits sociaux et, conformément aux programmes de ses camarades d’ID, il <a href="https://rr.sapo.pt/fotoreportagem/politica/2024/03/05/como-o-discurso-do-chega-mudou-e-o-que-isso-diz-da-sua-estrategia/368696/">concentre ses attaques</a> sur l’immigration musulmane et sur « l’idéologie du genre » les adaptant toutefois à son pays. Le Portugal connaît dernièrement une <a href="https://www.jn.pt/2856889709/numero-de-imigrantes-em-portugal-quase-duplica-em-10-anos/amp/">forte immigration</a> (121 000 immigrants en 2022, 118 000 en 2023) ; un tiers des nouveaux arrivants proviennent du Brésil mais la plupart des autres arrivent d’autres pays hors UE, notamment d’Inde. Sur les questions sociétales, Ventura semble surtout adapter son discours aux circonstances. En 2020, il se prononce en faveur du mariage entre personnes de même sexe, déclarant à ce sujet qu’il ne verrait <a href="https://www.publico.pt/2020/11/15/politica/noticia/andre-ventura-defende-casamento-gay-critica-salazar-atrasounos-muitissimo-1939288">aucun inconvénient à ce que son fils soit homosexuel</a> ; mais le 16 décembre 2023, il s’insurge contre un <a href="https://vivreleportugal.com/actualite/les-enfants-peuvent-choisir-leur-sexe-nouvelle-loi-soutenue-par-les-socialistes/">projet de loi du PS</a> « visant à garantir le respect de l’autonomie, de la vie privée et de l’autodétermination des enfants et des adolescents qui traversent des transitions d’identité sociale et d’expression de genre », affirmant que ce texte <a href="https://fb.watch/qOS-ciqmWG/?">« mettrait en péril les enfants »</a>.</p>
<p>Durant la campagne des législatives, Ventura <a href="https://www.bbc.com/portuguese/articles/cg695nxk7xko">s’est positionné comme le promoteur d’un contrôle plus strict de l’immigration</a>, en voulant créer un crime de « séjour illégal sur le sol portugais » et imposer des quotas annuels d’entrée des étrangers en fonction « des qualifications des immigrants et des besoins du marché portugais ». Estimant qu’on ne « peut pas vivre dans un pays où tout le monde entre sans contrôle ni critère, sans savoir pourquoi il entre et à quoi il sert », il balayait d’un revers de main les accusations de racisme et de xénophobie, affirmant souhaiter <a href="https://www.bbc.com/portuguese/articles/cg695nxk7xko">« une immigration décente, mais pas incontrôlée »</a>.</p>
<h2>Quelle place dans le nouveau paysage politique ?</h2>
<p>Pour l’heure, les négociations pour former un nouveau gouvernement ont commencé. Le chef de file de la droite, Luis Montenegro, qui a remporté les législatives, a d’ores et déjà annoncé qu’il ne souhaitait pas travailler avec Chega. <a href="https://fr.euronews.com/2024/03/11/les-elections-au-portugal-laissent-le-pays-dans-lincertitude-quant-a-son-avenir-politique">De son côté, Ventura a déclaré</a> qu’il était prêt, pour participer au gouvernement, à abandonner certaines de ses propositions les plus controversées comme la castration chimique pour les délinquants sexuels et les peines de prison à vie. Il affirme que, sans sa participation au gouvernement, le Portugal plongera dans une crise politique majeure : son ralliement permettrait à une coalition de droite et d’extrême droite de gouverner ; sans cela, le Parlement étant très divisé, le pays sera difficilement gouvernable.</p>
<p>En politique, tout est possible… Et si les adversaires d’hier devenaient les alliés de demain ? Quoi qu’il en soit, Chega a désormais les yeux tournés vers l’échéance des élections européennes de juin prochain, où le parti compte encore bien accroître ses scores…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225702/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Benjamin Rojtman-Guiraud est membre du Conseil municipal de la Ville de Maxéville (54)</span></em></p>Le Portugal a longtemps été une exception en Europe : l’extrême droite y réalisait des scores nettement plus faibles qu’ailleurs. Mais la donne a changé avec les législatives du 10 mars dernier.Benjamin Rojtman-Guiraud, Doctorant en Science politique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249932024-03-14T18:56:17Z2024-03-14T18:56:17ZLa fulgurante conversion de la Finlande à l’OTAN<p>Le nouveau président finlandais, <a href="https://www.touteleurope.eu/vie-politique-des-etats-membres/finlande-le-conservateur-alexander-stubb-remporte-l-election-presidentielle/">Alexander Stubb</a>, a prêté serment le 1<sup>er</sup> mars 2024. Ancien premier ministre (2014-2015) et ministre des Affaires étrangères (2008-2011), le candidat du parti conservateur (<em>Kokoomus</em>) a devancé l’écologiste Pekka Haavisto, lui aussi ancien ministre des Affaires étrangères (2019-2023).</p>
<p>Stubb a succédé à un autre conservateur, Sauli Niinistö, qui avait occupé ce poste pendant 12 ans (et battu Haavisto lors des deux élections précédentes). Dès lors, faut-il s’attendre à ce que la continuité soit de mise en matière de politique étrangère et de sécurité, principale prérogative constitutionnelle du président finlandais ? Oui… mais avec une nuance, de taille : au cours des deux dernières années, la Finlande a connu le bouleversement le plus spectaculaire de sa politique étrangère et de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale.</p>
<p>La neutralité, <a href="https://www.cairn.info/les-democraties-europeennes--9782200601621-page-151.htm">terme étroitement associé au pays pendant près de 70 ans</a>, appartient désormais au passé. En avril 2023, la Finlande est devenue le 31<sup>e</sup> État membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).</p>
<h2>Consensus total</h2>
<p>La Finlande de 2024 n’est plus le même pays que la Finlande de 2018 ou de 2012, années des deux dernières élections présidentielles. Du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, sa traditionnelle neutralité a rapidement été abandonnée au profit de l’adhésion à l’OTAN. <a href="https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2023/08/30/adhesion-de-la-finlande-a-lotan-gros-plan-sur-un-parcours-logique-mais-inattendu/index.html">Le drapeau finlandais a été hissé devant le siège de l’OTAN à Bruxelles le 4 avril 2023</a>, moins d’un an après le dépôt de la demande officielle d’adhésion.</p>
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<p>On aurait pu s’attendre à ce que cette décision, qui avait indéniablement constitué la plus grande transformation de la politique étrangère et de sécurité du pays depuis la Seconde Guerre mondiale, suscite d’âpres débats lors de la campagne présidentielle qui s’est déroulée quelques mois plus tard. Or il n’en fut rien. Stubb et Haavisto étaient sur la même ligne : le temps était venu pour le pays de rejoindre l’OTAN. Les sept autres candidats qui avaient participé au premier tour des élections en janvier, y compris Li Anderson, de l’Alliance de gauche, n’avaient pas non plus exprimé de doutes quant à la nouvelle orientation de la politique de sécurité de Helsinki. Les désaccords étaient essentiellement théoriques : la Finlande autoriserait-elle le déploiement d’armes nucléaires sur son territoire ? Alors que Haavisto s’est catégoriquement opposé à cette idée, Stubb a dit en substance qu’il fallait « ne jamais dire jamais ». En tout état de cause, cette éventualité ne paraît pas d’actualité.</p>
<p><a href="https://www.rferl.org/a/finland-nato-survey-membership/32145117.html">L’évolution de l’opinion publique</a> sur les questions de l’adhésion à l’OTAN et de la neutralité a été d’une rapidité tout à fait remarquable. En 2017, seuls 19 % des Finlandais étaient favorables à ce que le pays intègre l’alliance. Quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce chiffre a bondi à 68 %. En février 2023, il était de 80 %. Même les deux tiers des partisans de l’Alliance de gauche, traditionnellement méfiante envers l’OTAN, étaient en faveur de l’adhésion.</p>
<p>Comment en est-on arrivé à un tel consensus ? En réalité, le basculement n’a pas été aussi spectaculaire qu’on pourrait le penser de prime abord. L’histoire de la politique étrangère et de sécurité finlandaise a toujours été un exercice de funambulisme entre, d’une part, les réalités géopolitiques (la nécessité de faire en sorte que le pays subsiste) et, d’autre part, une forte adhésion aux valeurs « occidentales » (démocratie, droits de l’homme et État de droit). Cela n’a jamais changé.</p>
<h2>Un pays prisonnier de sa géographie</h2>
<p>La neutralité finlandaise est apparue comme une stratégie de survie après la Seconde Guerre mondiale. Ayant combattu et perdu, cédé 10 % de son territoire et été contrainte d’accepter la présence d’une base militaire soviétique à proximité d’Helsinki, la Finlande n’était pas en position de force. La signature d’un <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/858">traité avec l’URSS en 1948</a> empêchait expressément toute adhésion à une structure telle que l’OTAN, créée l’année suivante. « Nous ne pouvons pas changer la géographie », avait souligné le premier président de l’après-guerre, Juho K. Paasikivi. Tout soupçon de la possibilité que les puissances occidentales puissent attaquer l’URSS depuis le territoire finlandais <a href="https://www.jstor.org/stable/42670936">devait être écarté</a>.</p>
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<p>Alors que la guerre froide divisait l’Europe, les dirigeants finlandais ont usé d’acrobaties diplomatiques pour édifier une position crédible « entre l’Est et l’Ouest ». Dans les années 1970, leur persévérance a porté ses fruits et Helsinki a accueilli la première réunion de la <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/cde6b81f-de28-4cf9-8581-77e6f0d93ee3">Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe</a> (CSCE), devenue plus tard, après la fin de la guerre froide, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont le siège se trouve à Vienne. Entre-temps, le traité finno-soviétique de 1948 a été remplacé par le <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/129830-presentation-du-traite-signe-entre-la-france-et-la-russie-sur-la-coopera">traité finno-russe de 1992</a> ; celui-ci était fondé sur le concept d’« égalité souveraine » et reconnaissait donc le droit de la Finlande à conclure des traités sans tenir compte des intérêts sécuritaires de la Russie.</p>
<p>Du fait du succès apparent de la neutralité en tant que doctrine de politique étrangère et de sécurité depuis 1945, il n’y a pas eu dans le pays, durant toutes ces années, de discussion sérieuse sur une éventuelle adhésion à l’OTAN. Comme deux autres pays neutres, l’Autriche et la Suède, la Finlande a adhéré à l’Union européenne en 1995. Pendant plusieurs décennies, Helsinki a semblé ne pas avoir de raison de craindre la Russie. Cette dernière avait beau se comporter de façon de plus en plus impérialiste à l’extérieur de ses frontières (par exemple en Géorgie en 2008), seule une minorité de Finlandais a continué à mettre en garde contre toute complaisance excessive à l’égard de Moscou. Même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la plupart des Finlandais (et des Suédois) sont restés méfiants envers l’OTAN.</p>
<h2>Février 2022, le moment charnière</h2>
<p>Ce qui a changé après l’annexion de la Crimée, en revanche, c’est la perception que la plupart des Finlandais se faisaient de la Russie de l’après-guerre froide. En novembre 2014, lors d’une conférence des dirigeants de l’Europe du Nord accueillie à Helsinki par Alexander Stubb, alors premier ministre, les dirigeants finlandais <a href="https://www.theguardian.com/world/2014/nov/05/finland-warns-cold-war-russia-eu">ont insisté auprès de leurs homologues</a>, dont le premier ministre britannique David Cameron, sur la nécessité de reconnaître le danger que représente la Russie.</p>
<p>Dans les années suivantes, les rencontres entre les dirigeants finlandais et russes, y compris les présidents Niinistö et Poutine, sont devenues de plus en plus tendues. Des rapports réguliers ont font état <a href="https://www.nytimes.com/2018/10/31/world/europe/sakkiluoto-finland-russian-military.html">d’actes d’espionnage russe en Finlande</a>. Comme la Suède, la Finlande a participé aux exercices militaires de l’OTAN en tant que « partenaire ». Toutefois, la majeure partie des hommes politiques finlandais ainsi que la majorité de l’opinion publique se montraient très réticents à rompre avec la tradition de neutralité chère à Helsinki. Élu haut la main pour un second mandat en février 2018, Niinistö avait alors déclaré : « Je pense qu’il n’y a aucune raison de demander l’adhésion [à l’OTAN] tant que les circonstances sont telles qu’elles sont aujourd’hui. » Mais, avait-il ajouté, « s’il y a des changements cruciaux dans notre environnement, alors il n’en irait peut-être plus de même ».</p>
<p>Ces changements cruciaux survinrent le 24 février 2022, lorsque les troupes russes pénétrèrent en Ukraine. Les dirigeants finlandais ont immédiatement <a href="https://yle.fi/a/3-12331397">condamné cette invasion en des termes très clairs</a>. Quatre jours après le début de l’offensive, un sondage a indiqué que, pour la première fois dans l’histoire, la majorité des Finlandais était favorable à l’adhésion à l’OTAN. Une semaine plus tard, Niinistö <a href="https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/03/04/readout-of-president-bidens-meeting-with-president-of-finland-sauli-niinisto/">rencontrait le président américain Joe Biden</a> à la Maison Blanche.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1644309046013440000"}"></div></p>
<p>Un seuil avait été franchi. Le 15 mai, en étroite coordination avec la Suède, la Finlande a annoncé sa demande d’adhésion à l’OTAN. Moins d’un an plus tard, le processus était achevé. Il a été incroyablement rapide.</p>
<h2>Pas le choix ?</h2>
<p>Il apparaît, à ce stade, que les dirigeants finlandais ont réagi avec une rapidité remarquable à un bouleversement brutal de la situation géopolitique dans leur voisinage immédiat. L’invasion russe a mis en évidence le fait que la géographie restait primordiale : la Finlande partage 1 300 kilomètres de frontière avec un pays qui vient d’envahir – et pas pour la première fois – un de ses voisins. Cette fois, l’opinion publique finlandaise exigeait une réaction rapide, une forme d’assurance que son pays ne serait pas la prochaine cible de Poutine. Dès lors, la demande d’adhésion à l’OTAN était presque une évidence.</p>
<p>Presque, mais pas entièrement. L’abandon de la neutralité n’était, en effet, pas la seule voie possible. Les Finlandais auraient pu réaffirmer leur engagement en faveur de la neutralité et suggérer que cela leur permettrait de jouer les médiateurs entre Russes et Ukrainiens. Niinistö et d’autres auraient pu mettre l’accent sur une version de la realpolitik soulignant la nécessité de « construire des ponts » (un discours similaire à celui que tenaient les États neutres de l’époque de la guerre froide). Ils auraient également pu souligner que la dépendance de la Finlande à l’égard de l’approvisionnement énergétique russe rendait <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/05/20/apres-l-electricite-la-russie-coupe-le-gaz-vers-la-finlande_6127027_3234.html">risqué</a> le fait de contrarier Moscou.</p>
<p>Le fait que les Finlandais aient préféré l’OTAN à la neutralité en dit long sur le choc qu’ils ont ressenti le 24 février 2022. Qu’ils restent unis deux ans plus tard ne prouve pas, en soi, qu’ils ont fait le bon choix. Mais cela témoigne d’un consensus national remarquable – rare dans les démocraties occidentales – en matière de politique étrangère. L’ironie de cette situation réside en cela que ce consensus est tel qu’il évoque inévitablement le consensus antérieur en Finlande sur la politique étrangère : celui sur la neutralité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224993/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jussi Hanhimäki a reçu des financements de Swiss National Foundation. </span></em></p>Dès le 24 février 2022, l’opinion publique et la classe politique finlandaises ont basculé d’un attachement marqué à la neutralité à une volonté partagée par tous d’adhérer au plus vite à l’OTAN.Jussi Hanhimäki, Professeur d'histoire et de politique internationales, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2249892024-03-13T15:56:20Z2024-03-13T15:56:20ZComprendre le complexe rapport de l’Espagne à la figure de Franco<p><em>Francisco Franco aura exercé le pouvoir en Espagne pendant 39 ans, de 1936 à sa mort en 1975. Lors de la guerre civile (1936-1939), il bénéficia de l’appui décisif de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie mussolinienne, qu’il soutint durant la Seconde Guerre mondiale sans pour autant y engager ouvertement son pays. Les trente années d’après-guerre furent celles d’une dictature personnelle d’idéologie nationale-catholique, ne laissant aucune place à l’opposition. Les victimes de son règne, et spécialement des exactions de ses troupes durant la guerre civile et au cours des années suivantes, se comptent en dizaines de milliers.</em></p>
<p><em>Pourtant, le personnage ne suscite pas aujourd’hui un rejet unanime dans son pays, où l’on assiste dernièrement à la percée du parti d’extrême droite Vox qui, sans se dire franquiste, porte sur son action un regard complaisant. Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne et membre honoraire de l’Institut universitaire de France publie aujourd’hui aux Éditions La Découverte <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/juger_franco_-9782348079061">« Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire »</a>, un ouvrage appelé à faire date qui revient sur les défis posés par la violence du franquisme, sur sa difficile appréhension par l’Espagne d’après-1975, rapidement devenue démocratique, sur ses traces encore visibles, et aussi sur la dimension internationale des problématiques mémorielles liées aux quatre décennies de pouvoir du Caudillo.</em></p>
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<p>Le général Francisco Franco, décédé le 20 novembre 1975 après avoir présidé pendant près de quarante ans au destin de l’Espagne, n’a pas été jugé et ne le sera jamais. Sa dépouille a longtemps trôné face à l’autel, sous les dalles de la basilique de Valle de los Caídos, façonnée à la gloire de la « Croisade » par la main-d’œuvre esclave du régime, à quelques kilomètres de la capitale. Recouverte de couronnes et de fleurs fraîches, sa tombe attirait les nostalgiques, qui honoraient sa mémoire du salut fasciste et d’une messe célébrée pompeusement chaque 20-N par les fidèles gardiens du lieu. Jusqu’à ce qu’en octobre 2019, le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez organise le transfert de son cercueil vers le caveau familial, selon un cérémonial qui reflétait à la fois le changement de régime mémoriel amorcé au tournant du siècle et la prégnance de conservatismes qui ne cessent d’interpeller l’observateur étranger. La mémoire de celui qui avait affirmé être prêt à tuer la moitié du pays au nom de sa salvation n’est pas bannie par-delà les Pyrénées, une fondation éponyme subventionnée jusqu’à il y a peu par l’État porte son héritage, valorisé par nombre d’Espagnols rétifs à remuer les cendres du passé et à porter un jugement définitif, moral et politique, sur le régime franquiste.</p>
<p>Comment peut-on refuser encore de condamner la mémoire du dictateur parvenu au pouvoir à l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, après trois ans d’une guerre civile provoquée par le soulèvement du 18 juillet 1936, dans cette Espagne devenue depuis les années 1980 une démocratie consolidée, pleinement intégrée à l’Union européenne ? C’est ce paradoxe, toujours irrésolu et à vif, qui est à l’origine de ce livre, mû par le désir de comprendre l’ébullition mémorielle conflictuelle aujourd’hui à l’œuvre en Espagne et plus encore, de déchiffrer cette énigme, pour ce pays si proche, d’une impunité persistante du franquisme.</p>
<h2>Juger Franco ? Le paradoxe espagnol</h2>
<p>L’ouvrage explore les impulsions et les résistances à l’insertion de l’Espagne dans l’âge global de la mémoire qui s’est emparé du monde occidental à la fin du XX<sup>e</sup> siècle, face aux traces irréductibles des violences de masse qui l’ont endeuillé.</p>
<p>La société espagnole aborda le XXI<sup>e</sup> siècle par un retour sur la « dernière catastrophe » (Henry Rousso) de son histoire, la guerre civile de 1936-1939. Un mouvement civique dit de « récupération de la mémoire historique », né en l’an 2000, engagea l’Espagne dans cette ère de la mémoire. Jusque-là dominait le grand récit de la réconciliation, cristallisé pendant la transition à la démocratie (1975-1982) et qui s’était imposé dans les années 1980 comme le mythe fondateur de la démocratie espagnole. La rupture avec le passé, interprété comme un long cycle de violences fratricides et éternellement vengeresses, était incarnée par la loi d’amnistie de 1977, qui avait prononcé l’absolution mutuelle des crimes de nature politique commis jusqu’alors, qu’ils aient été perpétrés par les opposants au régime ou par ses agents. Les légitimités d’antan étaient ainsi absorbées au profit d’une nouvelle légitimité partagée, démocratique et déracinée. Franco n’avait pas été jugé et les crimes du régime ne pourraient jamais l’être.</p>
<p>L’irruption de la « mémoire historique » a fait basculer ce régime d’historicité tourné vers un futur sans passé dans un présentisme qui révélait les failles de l’utopie modernisatrice transitionnelle. Le passé était bien vivant, incarné par les ossements retrouvés dans les fosses communes, dont les exhumations témoignaient du nombre stupéfiant et d’une présence disruptive, dispersée sur tout le territoire. Les pouvoirs publics se sont emparés, à reculons, de ces nouvelles aspirations : deux lois mémorielles ont été adoptées, par des gouvernements de gauche, en 2007 puis en 2022. Les crimes du franquisme pourraient-ils être poursuivis, en tant que crimes contre l’humanité, imprescriptibles et non amnistiables ? Rien de moins sûr, au regard de l’indignation soulevée à cette éventualité dans les rangs de la droite espagnole, aiguillonnés par l’essor d’une extrême droite néopopuliste et farouchement réactionnaire.</p>
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<p>Ce changement global de régime mémoriel, d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité, est au cœur de ce livre. Celui-ci fait le choix décisif, qui en constitue l’originalité, de s’écarter de l’intensité d’un présent autarcique et écrasant par un double décentrement du regard, plongeant d’une part dans la longue durée et embrassant, d’autre part, un ailleurs mondialisé.</p>
<h2>Sortir de la violence : le temps long d’un espace euro-américain de la mémoire</h2>
<p>L’Espagne est loin d’avoir été une terre isolée, étrangère aux dynamiques fondatrices du monde de l’après-guerre, étanche aux mutations globales qui affectaient la relation de l’Occident à son passé tragique. Le pays s’est approprié tout en les adaptant des pratiques, des catégories, des normes venues d’ailleurs au fil des opportunités politiques. Il en a aussi été acteur et créateur, un temps modèle de réconciliation et même champion de la lutte contre l’impunité, à l’heure de l’arrestation du général Pinochet en 1998 sur ordre d’un juge espagnol, avant d’être taxé de contre-modèle mémoriel. L’analyse réinsère ainsi le cas espagnol dans une histoire globale des droits de l’homme, de la criminalisation des violences de masse, de la mémoire et de la victimisation contemporaine, de la justice pénale internationale, qu’il vient enrichir de ses paradoxes et de sa projection transnationale.</p>
<p>L’histoire de l’Espagne constitue un laboratoire d’expériences privilégié parce que s’y entrelacent conflits et sorties de conflits, saisis dans l’épaisseur de leurs temporalités, sur une longue durée, faite de jeux et rejeux sans cesse réactivés. Il faut remonter dans le temps même de la guerre pour happer les fondements, les élans et les mutations, les déboires et les résidus des dynamiques de criminalisation et d’absolution du franquisme. En proposer une histoire non linéaire, qui complexifie la polarité binaire apparente entre un modèle amnistiant et un modèle punitif de sortie de violence, implique de revenir à ces origines pour en suivre le fil.</p>
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<p>Au lent processus de sortie de guerre civile se superposa la guerre mondiale, qui éclata quelques mois après la reddition républicaine. Les exilés qui avaient fui en masse les représailles, en France surtout, furent emportés dans la tourmente du conflit mondial, s’y mêlant comme travailleurs forcés du nazisme, combattants de la Libération, résistants, déportés, et furent impliqués de fait dans les logiques judiciaires et réparatrices de l’après-guerre. La dénonciation du franquisme se déploya ainsi dans un espace nécessairement transnational et, plus précisément, euro-américain. L’Espagne apparaît même, en ce second XX<sup>e</sup> siècle, comme un maillon central d’une Euro-Amérique pluriséculaire, réactivée par les conséquences de la guerre d’Espagne.</p>
<p>Aux dynamiques de cette double sortie de guerre, qui retentirent jusqu’à la fin du siècle, s’ajoutèrent à la mort de Franco les dynamiques de sortie d’une dictature longue de près de quarante années, draguant leur lot de crimes et de victimes. L’après-franquisme fut à son tour la proie d’un nouveau cycle de violences, le terrorisme basque se prolongeant jusqu’à l’orée du siècle suivant, générant des strates supplémentaires de dispositifs de sortie de violence. Loin de faire face à la « dernière catastrophe » uniquement, l’Espagne a été confrontée à un enchevêtrement de sorties de violence, aux échos en miroir et aux résonances résurgentes tout au long du siècle, à l’origine de logiques victimaires exponentielles et concurrentes.</p>
<h2>Ancrer l’enquête transnationale</h2>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/581301/original/file-20240312-30-htczlm.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est tiré de « Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire », de Sophie Baby, qui vient de paraître aux éditions La Découverte.</span>
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<p>L’espace transnational euro-américain dans lequel se projettent les acteurs pour dessiner l’après-franquisme est à la fois un tremplin pour légitimer des aspirations, contourner les obstacles rencontrés dans la péninsule, contraindre les pouvoirs publics nationaux, et un réservoir de ressources, d’idées, de dispositifs, de réseaux mobilisables pour donner corps, rendre intelligible ou renouveler une cause balbutiante qui contribue à son tour à redessiner les tendances globales. Les pages qui suivent pointent de manière impressionniste la focale sur un prisonnier, une veuve de déporté, une militante des droits humains, un médecin légiste, une association, une commission d’enquête, un tribunal. Des fils sont tirés dans la longue durée, comme autour de Guernica, ville emblématique qui a connu une projection internationale précoce de la gestion de son passé, où s’entremêlent les temporalités dans un environnement hautement conflictuel, révélant, par-delà sa singularité totémique, des dynamiques partagées.</p>
<p>L’enquête ressuscite les récits alternatifs, les entreprises souterraines et reléguées aux marges, les projets imaginés mais non aboutis, les initiatives esquissées puis abandonnées. Sans ces autres chemins ébauchés, le renversement de régime mémoriel observé au début du XXI<sup>e</sup> siècle aurait-il été possible ? Le souffle puissant de la réconciliation avait-il éteint toute soif de justice ? La voix impérieuse de « l’oublieuse mémoire liée à la refondation prosaïque du politique » avait-elle fait disparaître « la voix de l’inoublieuse mémoire » (Paul Ricœur) ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224989/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sophie Baby ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Franco, mort en 1975, n’a jamais été jugé, mais des lois mémorielles ont été promulguées pour entretenir la mémoire de ses victimes.Sophie Baby, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2253872024-03-10T16:48:05Z2024-03-10T16:48:05ZL’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes<p>Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un <a href="https://www.jstor.org/stable/24469972">partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme</a>. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/ei/2012-v43-n4-ei0387/1013364ar/">« partenariat stratégique »</a> avec ce pays…</p>
<p>Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/g%C3%A9opolitique/20240309-pr%C3%A9sidentielle-russe-un-faux-scrutin">nouveau scrutin totalement contrôlé</a>, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.</p>
<h2>Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…</h2>
<p>Malgré <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/rmc_gomart_xp.pdf">l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale</a>, Moscou acceptait en 2002 la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_19572.htm">mise en place d’un Conseil OTAN-Russie</a> et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/177/russie">« quatre espaces »</a> de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.</p>
<p>Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/la-politique-europeenne-de-voisinage/">« politique de voisinage »</a> de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.</p>
<p>L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le <a href="http://www1.rfi.fr/actufr/articles/107/article_74837.asp">sommet de Nice en novembre</a>, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dmitry_Medvedev_14_November_2008-1.jpg">Sergey Guneyev/Kremlin.ru</a></span>
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<p>En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20100601-bilan-mitige-sommet-ue-russie-rostov-le-don">sommet de Rostov</a>, et la Russie <a href="https://www.wto.org/french/news_f/news11_f/acc_rus_16dec11_f.htm">faisait son entrée dans l’OMC en 2011</a>.</p>
<h2>… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles</h2>
<p>Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.</p>
<p>De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de <a href="https://www.rferl.org/a/1058688.html">« plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle »</a>. En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-poutine/russie-ce-discours-de-vladimir-poutine-en-2007-qui-resonne-avec-la-crise-actuelle-en-ukraine_4968344.html">discours menaçant</a> contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’<a href="https://www.cairn.info/revue-esprit-2006-11-page-148.htm">Anna Politkovskaïa</a> et d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/alexandre-litvinenko-victime-d-un-permis-de-tuer-6453795">Alexandre Litvinenko</a> en 2006.</p>
<h2>Début des années 2010, la montée des tensions</h2>
<p>Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.</p>
<p>On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine <a href="https://www.slate.fr/story/36013/russie-libye-medvedev-poutine">reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973</a> du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.</p>
<h2>L’Ukraine au cœur des contentieux</h2>
<p>Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2005-2-page-109.htm">« Révolution orange »</a> à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.</p>
<p>À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2008/03/07/l-otan-tempere-les-espoirs-d-adhesion-de-la-georgie-et-de-l-ukraine_1019968_3210.html">perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008)</a>. Barack Obama, lui, <a href="https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/us-russia-relations-reset-fact-sheet">proposa un « reset » à la Russie en 2009</a>. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.</p>
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<p>La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/restrictive-measures-against-russia-over-ukraine/">premières sanctions</a> incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les <a href="https://www.jean-jaures.org/publication/tout-ce-quil-faut-savoir-sur-les-accords-de-minsk-en-22-questions/">accords de Minsk</a> (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.</p>
<p>L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les <a href="https://www.polkamagazine.com/quand-emmanuel-macron-accueillait-vladimir-poutine-a-versailles/">tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie</a>, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.</p>
<h2>La fracture du 24 février 2022</h2>
<p>Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/la-volonte-ukrainienne-de-recuperer-la-crimee-constitue-une-menace-directe-pour-la-russie-20211202">attaque ukrainienne</a> sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/15/le-retrait-americain-d-afghanistan-tourne-a-la-deroute-pour-l-administration-biden_6091491_3210.html">l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan</a> ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il <a href="https://theconversation.com/vladimir-poutine-et-le-fiasco-des-services-secrets-russes-en-ukraine-194206">laissé intoxiquer par ses services</a> sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?</p>
<p>Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2008/08/26/01003-20080826ARTFIG00361-le-pari-perdu-de-mikhail-saakachvili-.php">c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités</a>) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.</p>
<p>Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?</p>
<p>Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.</p>
<p>Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une courte lune de miel lors des premières années de pouvoir de Vladimir Poutine a été suivie par une dégradation continue et une fracture nette le 24 février 2022.Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2247822024-03-04T17:01:23Z2024-03-04T17:01:23ZComment les nouveaux OGM relancent la question de la brevetabilité du vivant<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/579512/original/file-20240304-21-wh3xb7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C55%2C5264%2C3882&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quelles conséquences les nouveaux OGM auront sur la diversité des semences ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/farmer-spraying-green-wheat-field-644903410">oticki/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Présentées comme une solution miracle par leurs promoteurs et comme des « OGM cachés » par leurs opposants, les nouvelles techniques d’édition des génomes sont en débat au Parlement européen.</p>
<p>Un des enjeux qui a occupé jusque-là les eurodéputés a été de distinguer parmi les plantes produites par ces nouvelles technologies génomiques celles qui pourraient résulter de mutations ou de techniques de sélection considérées comme naturelles, et qui, à ce titre-là pourraient être exemptées des exigences des réglementations des OGM.</p>
<p>Le 7 février 2024, le texte adopté a tranché cette question de la façon suivante : les plantes dont le génome a subi moins de vingt modifications peuvent être exemptées d’évaluation, à condition que les modifications opérées aillent dans le sens d’une agriculture durable, c’est-à-dire, par exemple, en produisant des plantes bénéficiant d’une meilleure résistance aux sécheresses ou aux nuisibles.</p>
<p>Toujours le 7 février, et de manière plus surprenante, le <a href="https://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20240202IPR17320/new-genomic-techniques-meps-back-rules-to-support-green-transition-of-farmers">texte</a> adopté par le Parlement demande une interdiction de breveter ces nouvelles modifications génétiques. C’est un véritable coup de théâtre car la question de la propriété intellectuelle était à l’origine censée être remise à plus tard, afin de favoriser l’adoption rapide d’un texte favorable à l’usage de ces nouvelles techniques. Il faudra donc scruter de près l’évolution de cette question au cours des prochaines étapes législatives, lors des négociations entre la Commission, le Parlement et le Conseil.</p>
<p>En tant que membres du Comité des enjeux sociétaux de <a href="https://www.semae.fr/">SEMAE</a> (interprofession réunissant tous les acteurs des semences), comité interdisciplinaire d’experts indépendant, nous avons préparé en 2023 un <a href="https://www.semae.fr/comite-des-enjeux-societaux/">avis</a> sur les enjeux de la propriété intellectuelle des semences. Cet article se fonde sur cet avis afin d’éclairer le débat.</p>
<p></p><div style="position: relative; width: 100%; height: 0; padding-top: 56.2500%; padding-bottom: 0; box-shadow: 02px 8px 0 rgba(63,69,81,0.16); margin-top: 1.6em; margin-bottom: 0.9em; overflow: hidden; border-radius: 8px; will-change: transform;"> <p></p>
<iframe loading="lazy" style="position: absolute; width: 100%; height: 100%; top: 0; left: 0; border: none; padding: 0;margin: 0;" src="https://www.canva.com/design/DAF-KwuvThs/EegKPEOdzrzjOyegxUVssA/view?embed" allowfullscreen="allowfullscreen" allow="fullscreen" width="100%" height="400"> </iframe>
<p></p></div><a href="https://www.canva.com/design/DAF-KwuvThs/EegKPEOdzrzjOyegxUVssA/view?utm_content=DAF-KwuvThs&utm_campaign=designshare&utm_medium=embeds&utm_source=link" target="_blank" rel="noopener"></a> <p></p>
<h2>Le certificat d’obtention végétale (COV) contre le brevet industriel</h2>
<p>Dans le monde des semences, la propriété intellectuelle est régie depuis 1961 par un cadre plus souple que celui du brevet et plus à même de correspondre aux mécanismes d'évolution des génomes et d'adaptation, objets d’incessants croisements. Ce cadre, c’est celui du Certificat d’Obtention Végétale ou COV, droit de propriété intellectuelle établi par la convention de l’Union Internationale de la Protection des Obtentions Végétale (UPOV).</p>
<p>Le COV garantit à la personne ou l’entreprise qui le détient le monopole d’exploitation commerciale d’une variété végétale, pour une durée de vingt ou vingt-cinq ans. Mais le COV donne également le droit à toute personne d’utiliser cette variété pour en créer une nouvelle. C’est ce qu’on appelle l’exemption du sélectionneur. Ainsi, le sélectionneur utilise systématiquement différentes variétés commerciales dans ses schémas de sélection et, par de multiples opérations de croisement et sélection, peut obtenir une nouvelle variété. Si celle-ci est distincte, homogène et stable, elle sera protégée par un nouveau COV, indépendant de ceux des variétés utilisées.</p>
<p>Autre caractéristique importante, le COV autorise l’agriculteur à reproduire ses semences. C’est ce que l’on appelle le privilège du fermier. C’est la reconnaissance du rôle essentiel des communautés agricoles qui, depuis le néolithique, ont contribué collectivement à la constitution de ces ressources génétiques. Cela a commencé par la domestication de plantes sauvages, grâce au repérage et à la sélection de certains caractères favorables, en général dans un temps long et sur une ou plusieurs régions étendues. Les ressources génétiques se sont ensuite diversifiées avec les migrations des humains dans de nouveaux environnements, les ajustements des caractères et de leurs combinaisons en fonction de besoins, coutumes, préférences sans cesse renouvelés, intégrant les mutations génétiques spontanées et les croisements naturels survenus entre variétés et avec les formes sauvages avoisinantes. La diversité des plantes cultivées s’est ainsi considérablement diversifiée, produisant une manne qu’on appelle les ressources génétiques. Le privilège du fermier reconnaît cette contribution.</p>
<p>Concrètement, lorsque les variétés ne sont pas des hybrides (cas du maïs), l’agriculteur peut garder une partie de sa récolte qu’il utilisera comme semence l’année suivante. En France, c’est monnaie courante pour bon nombre de cultures comme les céréales à paille (blé, orge, avoine…) pour lesquelles l’agriculteur achète en moyenne des semences commerciales moins d’une année sur deux. A la différence de la plupart des autres pays, le droit européen des brevets reconnaît le privilège du fermier.</p>
<h2>Comment le brevet s’est immiscé dans le monde des semences</h2>
<p>Mais avec les techniques d’ingénierie génétique, le brevet d’invention est entré dans le monde des semences. Or l'esprit de celui-ci est très différent du COV : une invention dépendant d’un brevet existant ne pourra pas être utilisée sans l’autorisation du propriétaire de ce brevet. Cette transformation de la propriété intellectuelle a été l’un des moteurs de la concentration des entreprises qui a atteint des niveaux inquiétants. En témoigne la situation aux États-Unis où le ministère de l’agriculture (<a href="https://www.ams.usda.gov/sites/default/files/media/SeedsReport.pdf">USDA</a>), juge très préoccupante la concentration dans les segments de marchés marqués par une utilisation généralisée des OGM protégés par brevets (maïs, soja, coton). Sur les 17208 brevets industriels concernant les plantes déposés à l’office américain des brevets (USPTO) entre 1976-2021. Les trois premiers groupes (Corteva, Bayer et Syngenta) en détiennent 71%. </p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578908/original/file-20240229-16-n6y4g8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=512&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Au niveau international, quelques grands groupes, en général liés à la chimie, dominent les marchés Dans le monde, la <a href="https://www.isaaa.org/resources/publications/briefs/55/executivesummary/default.asp">culture d’OGM</a>, concentrée sur quatre espèces (soja, maïs, coton et colza représentent 99 % des surfaces cultivées d’OGM) et sur deux caractères (tolérance aux herbicides et résistance aux insectes), mais qui s'étend sur plus de 200 millions d'hectares ne peut que diminuer la diversité des assolements, et <a href="https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2002548117">leurs conséquences environnementales défavorables</a>. De plus, par exemple en Argentine, la surface consacrée au soja et au maïs a été multipliée par 4 en 30 ans pour atteindre 24 millions d’hectares et s'est étendue aux dépens des espaces naturels, sans pour autant répondre à des besoins humains essentiels, mais plutôt pour favoriser la production de protéines animales. Comme l’indique un avis récent de <a href="https://www.academie-technologies.fr/publications/avis-sur-les-nouvelles-technologies-genomiques-appliquees-aux-plantes/">l’Académie des technologies</a>, ces éléments tempèrent le bilan des OGM généralement présenté sous un jour très favorable, mais avec<a href="https://philpapers.org/rec/HICGMC"> peu d'évidences scientifiques</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-largentine-sest-entierement-faconnee-autour-des-ogm-220481">Comment l’Argentine s’est entièrement façonnée autour des OGM</a>
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<p>L’Europe a jusque-là été relativement protégée de ce mouvement du fait de l’embargo de facto sur l’utilisation des OGM en culture et du fait d’une législation qui interdit de breveter la variété végétale. À l’heure des débats sur les nouveaux OGM, pour la très grande majorité des acteurs européens impliqués, le COV doit rester le pilier de la protection de la propriété intellectuelle des variétés végétales.</p>
<p>Car le COV permet une innovation ouverte, c’est-à-dire qui résulte d’un échange intensif de connaissances et de ressources génétiques entre une diversité d’acteurs. Il a largement fait la preuve de son efficacité. Ce système est d’ailleurs d’une étonnante modernité car il promeut l’innovation combinatoire qui est clé pour les domaines à fort contenu informationnel. Dans de tels domaines, c’est en effet la combinaison originale d’un ensemble d’éléments qui crée la valeur, pas les éléments isolés. Aussi, il est essentiel d’éviter que les brevets sur les caractères génétiques limitent les possibilités de création de combinaisons originales.</p>
<p>Bien qu’en Europe les variétés en tant que telles ne soient donc pas brevetables, elles peuvent cependant être dépendantes de brevets qui revendiquent des caractères génétiques. Par exemple, une variété tolérante au glyphosate ne pourra pas être utilisée sans l’autorisation de Bayer qui, depuis l’acquisition de Monsanto, détient les brevets sur ce caractère de tolérance. Les ressources génétiques se trouvent alors confisquées par des brevets. Ce risque de confiscation a des implications internationales, notamment pour les régions tropicales aujourd’hui en lourdes difficultés économiques, dont on séquence le génome des végétaux pour en extraire des connaissances.</p>
<h2>Les nouvelles technologies génomiques à l’ombre des brevets</h2>
<p>Concernant les nouveaux OGMs, avant même de parler de la propriété intellectuelle des nouvelles variétés de plantes produites, il faut d’abord se pencher sur la propriété intellectuelle des techniques utilisées pour produire ces mutations, en premier lieu la technique CRISPR-Cas9. Les brevets sur cette technologie de base ont été déposés par ses inventrices Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna et les institutions auxquelles elles sont affiliées (UC Berkeley, MIT/Broad Institute, Université de Vilnius, Université de Vienne…).</p>
<p>Les grands groupes de la chimie comme Corteva et Bayer ont ensuite acquis des licences – souvent exclusives – pour l’utilisation des techniques d’édition des génomes sur les plantes. Corteva, notamment, a pu réunir des licences sur les brevets détenus par ces grandes institutions de recherche. Les brevets de base (brevets sur les technologies d’édition) sont complétés par de très nombreux brevets d’application sur les plantes, à la fois sur la mise au point de techniques et sur les traits.</p>
<p>Dans ce contexte, de nombreux acteurs considèrent qu’il est très difficile de s’assurer de la liberté d’opérer lorsque l’on crée une variété nouvelle car :</p>
<ul>
<li><p>le cadre réglementaire est flou et sujet à des interprétations diverses ;</p></li>
<li><p>les offices de brevets n’ont pas les compétences pour appliquer strictement les règles d’exclusion à la brevetabilité ;</p></li>
<li><p>l’accès à l’information sur le champ des brevets est complexe et coûteux. Les acteurs du secteur parlent de « buisson de brevets », voire de « champ de mines » pour décrire cette situation.</p></li>
</ul>
<p>Différentes initiatives privées ont été prises pour tenter de résoudre le problème de l’information et celui de l’accès, notamment la création de plates-formes visant à faciliter l’accès aux brevets (International Licensing Platform ILP – pour les semences potagères – et Agricultural Crops Licensing Platform ACLP – pour les semences de grande culture-). Néanmoins, ces dispositifs de droit privé n’offrent aucune garantie à moyen et long terme.</p>
<p>De plus, il est très probable qu’avec l’évolution technologique on associe de nombreux caractères brevetés dans une même variété : tolérance à un herbicide, tolérance au stress hydrique, résistance aux nuisibles (insectes et champignons), teneur en acides gras spécifiques ou en protéines… On se retrouvera ainsi fréquemment dans des situations où une variété sera obtenue, par exemple, à l’aide de trois technologies différentes permettant d’introduire quinze gènes recombinants édités. La confiscation de la ressource génétique par les brevets sera alors irréversible. D’ores et déjà, de nombreuses variétés OGM sont modifiées pour deux caractères transgéniques ou plus. Les plantes tolérantes à un herbicide et résistantes aux nuisibles représentent plus de 40 % des variétés cultivées dans le monde.</p>
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<h2>Pour une innovation ouverte et les ressources génétiques comme bien commun</h2>
<p>Ces quarante dernières années ont vu une extension du domaine de la brevetabilité qui conduit à une restriction de l’espace des recherches pré-compétitives et publiques. L’observation vaut autant pour les connaissances scientifiques fondamentales que pour les organismes vivants. Même si la résistance s’est organisée en Europe et dans d’autres parties du monde, le brevet a considérablement progressé, imposant dans le monde vivant des conceptions empruntées au monde de la mécanique et de la chimie.</p>
<p>Compte tenu de l’importance des enjeux, le régime de la propriété intellectuelle des plantes doit faire l’objet d’une politique ambitieuse, visant à maximiser la diversité sous toutes ses formes. Il est essentiel de restaurer un régime de propriété qui garantisse véritablement le libre accès aux ressources génétiques. Remettre les principes du COV au cœur de la propriété intellectuelle des plantes impose d’interdire les brevets non seulement sur les variétés, mais aussi sur les plantes et sur les caractères génétiques.</p>
<p>C’est le cœur des amendements votés au Parlement européen par les commissions environnement et agriculture ainsi qu’en plénière. Ajoutons que, compte tenu des nombreux brevets déjà accordés, cette interdiction devrait être complétée par une autre disposition. Il s’agit de pouvoir obliger le titulaire d’un brevet à concéder une licence permettant d’utiliser l’objet de son brevet contre rémunération. De telles licences obligatoires existent en droit européen. Néanmoins, elles sont conditionnées à un critère qui les rend inopérantes. L’inventeur dépendant du premier brevet doit en effet démontrer que son invention apporte un « progrès économique considérable ». Il faudrait donc supprimer cette condition dirimante.</p>
<h2>La diversité comme réponse aux menaces et aux défis</h2>
<p>Réfléchir ainsi au devenir de la propriété intellectuelle des plantes c’est donc déboucher rapidement sur des réflexions techniques, des zones grises du droit, des confrontations entre plusieurs systèmes juridiques. Mais les répercussions de ces décisions légales peuvent être colossales. C’est la diversité génétique de notre agriculture qui est en jeu. Or si les promoteurs des nouveaux OGM aiment mettre en avant les atouts de leurs technologies pour proposer une agriculture résiliente aux dérèglements climatiques et environnementaux, il est essentiel de garder en tête l’importance première de la diversité des systèmes agricoles.</p>
<p>Cette diversité se décline à différents niveaux : diversité génétique au sein des espèces cultivées pour introduire de nouveaux caractères, diversité interspécifique pour bénéficier d’espèces mieux adaptées au nouveau régime climatique, diversité des assemblages d’espèces et des systèmes de production, diversité des paysages agricoles pour restaurer la biodiversité des espaces cultivés et diminuer l’usage des pesticides et des engrais.</p>
<p>Face à la crise environnementale et climatique, la diversité sous toutes ses formes constitue en effet la meilleure assurance, la clé de la robustesse et donc de la capacité d’adaptation de l’activité agricole. Concernant les semences, alors que le paradigme dominant de la variété végétale distincte, homogène et stable (DHS) a conduit à adapter le milieu de culture à la semence, il faudra dans de nombreux cas faire l’inverse : adapter les semences aux caractéristiques des agro-écosystèmes. Une plus grande intégration de la création variétale et de l’agronomie système s’avère essentielle pour opérer un tel changement et réussir la transition agroécologique.</p>
<p>Dans ce cadre, la protection intellectuelle dans le domaine des semences végétales doit soutenir une activité de création variétale accrue et diversifiée au service de tous les systèmes de culture et non la freiner.</p>
<hr>
<p><em>Les personnes suivantes ont également participé à la rédaction de cet article :</em> </p>
<p><em>Anne-Claire Vial, agricultrice sur une exploitation de production de semences et d’ail pour la consommation et présidente d’Arvalis (association créée et dirigée par les professionnels des filières des céréales à paille, pommes de terre, lin fibre, maïs, sorgho et tabac, reconnue par les pouvoirs publics)</em></p>
<p><em>Jean-Martial Morel, paysan maraîcher et semencier à Chavagne.</em></p>
<p><em>Marcel Lejosne, agriculteur dans le Nord de la France depuis 1989. Entre 2007 et 2012, il a également saisi l'opportunité d'aider à développer la production de pommes de terre à l'île Maurice avec une entreprise mauricienne. Depuis, il dirige des entreprises spécialisées dans la production végétale à des fins industrielles ainsi que pour le marché du frais. Il est membre correspondant de l'Académie d'Agriculture de France.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224782/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre-Benoit Joly préside le Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE, organisation qui rassemble tous les acteurs de la filière semence et membre de l'Académie d'Agriculture de France</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Rey Alexandrine est membre du Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Anne-Françoise ADAM-BLONDON est membre de la section Ressources Génétiques du Comité Technique Permanent de la Selection des Plantes Cultivées et membre du conseil scientifique de l’IFB (Institut Français de Bioinfiromatique). Elle reçoit régulièrement des financements de l'ANR et des programmes de recherche de la commission Européenne dans le cadre de ses activités de recherche. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Antoine Messéan est vice-président de l'Association Française d'Agronomie, membre de l'Académie d'Agriculture de France, membre du Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE et expert auprès de l'EFSA (European Food Safety Authority). Il a reçu des financements de l'Union Européenne pour des projets de recherche sur la transition agroécologique.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Denis Couvet est membre de l'Académie d'Agriculture de France et du Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE, du conseil scientifique de la commission du génie biomoléculaire, du haut conseil des biotechnologies. Il a reçu divers financements pour des projets de recherches sur la biodiversité.
</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Glaszmann Jean Christophe est membre du Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Lorène Prost est membre du Comité des Enjeux Sociétaux de SEMAE, elle reçoit régulièrement des financements de l'ANR, de l'OFB et du CASDAR dans le cadre de ses activités de recherche publique. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Michel Dron est membre du Comité aux Enjeux Sociétaux de SEMAE et de l'Académie d'Agriculture de France. </span></em></p>Les nouvelles techniques d'édition du génome sont en discussion au parlement européen. En jeu : la diversité de l'agriculture de demain.Pierre-Benoit Joly, Directeur de recherche, économiste et sociologue, InraeAlexandrine Rey, Juriste, CiradAnne-Françoise ADAM-BLONDON, Directrice de Recherche en biologie et amélioration des plantes, InraeAntoine Messéan, Chercheur en agronomie système, InraeDenis Couvet, Professeur en écologie et gestion de la biodiversité, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Jean Christophe Glaszmann, Agronome, chercheur en génétique végétale, CiradLorène Prost, directrice de recherche en agronomie système, InraeMichel Dron, Professeur émérite en Biologie Végétale, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2244702024-03-04T16:58:50Z2024-03-04T16:58:50ZItalie : le « Plan Mattei », nouvelle politique africaine du gouvernement Meloni ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578718/original/file-20240228-18-vpmz5c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2496%2C1661&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Giorgia Meloni (debout) s'adresse aux participants du sommet Italie-Afrique à Rome le 29 janvier 2024.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.giorgiameloni.it/gallery/italia-africa/">Site officiel de Giorgia Meloni</a></span></figcaption></figure><p>Le 29 janvier 2024, dans le cadre de la présidence italienne du G7, le gouvernement italien a organisé à Rome une <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20240129-l-italie-accueille-un-sommet-avec-l-afrique-pour-y-pr%C3%A9senter-son-new-deal">conférence Italie-Afrique</a>. Ce sommet, qui a réuni 26 chefs d’État et de gouvernement africains ainsi que de nombreuses délégations, représente un succès notable pour le gouvernement de Giorgia Meloni, qui a réussi non seulement à s’assurer d’une bonne représentation des autorités africaines mais aussi à associer à la manifestation des responsables européens de premier plan, Ursula von der Leyen en tête, ainsi que les principales agences des Nations unies.</p>
<p>Mais au-delà de cet affichage réussi, il convient de <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/plan-mattei-gouvernement-meloni-vers-une-politique-africaine-pour-italie-2024">se poser la question de la substance de cette politique africaine</a>.</p>
<h2>Une simple opération de communication ?</h2>
<p>Dès son discours d’investiture en octobre 2022, Giorgia Meloni avait surpris en annonçant un <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/plan-mattei-gouvernement-meloni-vers-une-politique-africaine-pour-italie-2024">« Plan Mattei pour l’Afrique »</a>, présenté comme un modèle vertueux de collaboration et de croissance entre l’Union européenne et les nations africaines.</p>
<p>L’évocation d’Enrico Mattei (1906-1962) comme figure tutélaire illustre la dimension de communication politique : en choisissant ce résistant démocrate-chrétien, fondateur d’ENI, l’entreprise publique italienne d’exploitation pétrolière et gazière, Giorgia Meloni effectue un travail de réécriture de son propre panthéon historique à travers la mise en avant d’une figure nationale consensuelle.</p>
<p>Cette annonce a été ensuite reprise lors de différentes manifestations, sans toutefois que des détails ne soient donnés au sujet du contenu de ce plan. Il faudra attendre la fin de 2023 pour qu’un décret organise une structure de coordination interministérielle chargée de le mettre en œuvre.</p>
<p>De fait, la conférence Italie-Afrique de janvier 2024 représente la première manifestation tangible de cette vision africaine : l’Italie y a annoncé 5,5 milliards d’euros d’investissements destinés au continent. Aucun détail n’a été donné lors de la conférence. Par la suite, selon certaines sources, il est apparu que les pays concernés par les projets seraient le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, l’Algérie, l’Éthiopie, le Kenya, le Mozambique, la République du Congo et la Côte d’Ivoire, mais les projets sont en cours de définition ; de même, aucune mesure concrète n’a été annoncée sur le sujet de l’immigration, hormis l’idée que le développement africain peut servir à traiter le problème à la source, Meloni déclarant : « L’immigration de masse ne sera jamais stoppée et les trafiquants d’êtres humains ne seront jamais vaincus si nous ne nous attaquons pas aux nombreuses causes qui poussent une personne à quitter son foyer ».</p>
<p>Cette somme de 5,5 milliards d’euros, soit dit en passant, est assez faible par rapport aux 150 milliards destinés à l’Afrique dans le cadre du <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/developpement/evenements-et-actualites-sur-le-theme-du-developpement/evenements-et-actualites-sur-le-theme-du-developpement-2023/article/qu-est-ce-que-la-strategie-europeenne-global-gateway">Global Gateway de l’Union européenne</a>, qui vise à contribuer au développement des pays partenaires émergents et en développement de l’UE, notamment dans les domaines du numérique, de l’énergie et de l’environnement.</p>
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<figcaption><span class="caption">Giorgia Meloni présente son « Plan Mattei » au Sommet Italie-Afrique, TV5 Monde, 29 janvier 2024.</span></figcaption>
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<p>À première vue, cette initiative pourrait apparaître comme une simple opération de communication dont on entrevoit une série de faiblesses structurelles. Il faut cependant rappeler le contexte dans lequel elle intervient et les potentialités qu’elle recèle.</p>
<h2>L’Italie en Afrique : une présence économique, mais pas seulement</h2>
<p>Longtemps, l’Italie n’a pas eu de véritable politique africaine. Lorsqu’il arrive au gouvernement en 2016, Matteo Renzi va innover et se rendre trois fois en Afrique pour visiter 9 pays, illustrant pour la première fois une vision systémique des relations entre l’Italie et le continent.</p>
<p>Cette politique sera ensuite poursuivie pendant le gouvernement Gentiloni (2016-2018), avec d’un côté l’action du ministre de l’Intérieur Marco Minitti qui s’exprime en faveur du développement des pays africains pour tarir les flux d’immigration qui arrivent en Italie, et de l’autre l’envoi inédit d’un <a href="https://www.reuters.com/article/us-italy-diplomacy-niger-libya/italy-approves-military-mission-in-niger-more-troops-to-north-africa-idUSKBN1F6270/">contingent militaire de plus de 400 hommes au Niger</a>. Fait original, les Italiens acquièrent ainsi une profondeur stratégique sur le continent africain qui leur était largement inconnue jusqu’alors, et il convient de relever que malgré le <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">coup d’État survenu au Niger</a> en 2023, les militaires italiens sont toujours présents sur place, ce qui illustre leur bonne empreinte diplomatique.</p>
<p>L’initiative de Giorgia Meloni s’inscrit donc dans un cycle récent qui, depuis 2016, a poussé l’Italie à multiplier les actions en Afrique, en grande partie sous la contrainte migratoire. Il convient également de souligner l’importance des réseaux d’acteurs non gouvernementaux italiens en Afrique. Le premier d’entre eux est probablement <a href="https://www.jeuneafrique.com/1482581/economie-entreprises/apres-le-congo-eni-confirme-son-virage-gazier-au-nigeria/">ENI</a>.</p>
<p>Cette entreprise contrôlée par le ministère de l’Économie représente un joyau du capitalisme d’État italien et a toujours cultivé des relations privilégiées avec les pays fournisseurs d’hydrocarbures, ce qui rappelle d’ailleurs l’héritage historique de la politique d’Enrico Mattei dans les années 1950, lorsque ENI proposait des contrats plus favorables aux pays producteurs à ceux pratiqués par les « 7 sœurs », les grands groupes pétroliers occidentaux de l’époque.</p>
<p>L’action d’ENI contribuait alors au « néo-atlantisme », la ligne politique développée par Amintore Fanfani (ministre et président du Conseil entre la fin des années 1950 et le début des années 1960) lorsqu’il cherchait des espaces pour la politique italienne en Méditerranée, à la marge de l’opposition entre blocs dérivant de la guerre froide. Depuis, ENI apparaît comme un « État dans l’État », une entreprise capable de quasiment assurer une forme de politique étrangère pour promouvoir ses intérêts.</p>
<p>D’autres grandes entreprises publiques comme <a href="https://www.enelgreenpower.com/countries/africa">Enel</a>, <a href="https://www.leonardo.com/en/press-release-detail/-/detail/leonardo-grows-its-footprint-in-africa-with-new-air-traffic-control-systems-and-technology-upgrades">Leonardo</a> ou <a href="https://www.aceaafrica.org/">Acea</a> ont également des intérêts considérables en Afrique.</p>
<p>Il ne faut pas non plus sous-estimer les capacités du tissu italien de PME/PMI dont la vocation exportatrice s’exerce également en Afrique. À cet égard, il faut constater que depuis le début de la guerre en Ukraine les Italiens <a href="https://www.hellenicshippingnews.com/italys-russian-gas-imports-drop-to-2-4-of-total-algeria-rises-to-20-report/">n’importent plus leur gaz de Russie mais d’Afrique</a>, ce qui accroît le déficit commercial de la balance italienne avec le continent. Cette croissance des importations en provenance d’Afrique fournit également un cadre d’opportunité pour cultiver des relations commerciales qui contrebalancent les importations par une politique d’exportations plus incisive.</p>
<p>Par ailleurs, il convient d’évoquer la très grande importance que revêt la « galaxie catholique » dans les relations avec l’Afrique. Presque tous les diocèses italiens participent à des actions d’aide au développement sur le continent par le biais d’une multitude d’associations locales qui pratiquent le volontariat mais drainent également des sommes importantes. En ce qui concerne les ordres religieux, il convient de distinguer les <a href="https://www.comboni.org/fr/contenuti/101284">missionnaires comboniens</a> qui ont toujours développé une action privilégiée envers l’Afrique où ils ont développé un réseau qui contribue à nourrir les connexions italiennes avec différents territoires.</p>
<p>Enfin, il faut rappeler le rôle que joue la <a href="https://www.santegidio.org/pageID/30340/langID/fr/LES-ECOLES-DE-LA-PAIX-EN-AFRIQUE.html">Communauté de Sant’Egidio</a> dans le panorama italien. Cette association de laïcs, liée au Vatican, œuvre pour la paix en Afrique en mettant en avant ses remarquables capacités de médiation. Ce rôle a notamment été <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2005-3-page-9.htm">reconnu</a> lors de la résolution de la guerre civile au Mozambique en 1992 ; l’un des dirigeants de cette association, Andrea Riccardi, a été nommé au portefeuille de la Coopération dans le gouvernement Monti en 2011.</p>
<h2>Une clarification conceptuelle</h2>
<p>Le « Plan Mattei » présenté par Giorgia Meloni pouvait apparaître au départ comme une tentative de relance d’une politique suivant de manière plus ou moins consciente les lignes historiques du nationalisme italien, qui avait fait de la <a href="https://classe-internationale.com/2021/03/11/le-colonialisme-italien-en-afrique-petite-histoire-dun-imperialisme-oublie/">colonisation en Afrique</a> l’une de ses obsessions après l’unification de la péninsule.</p>
<p>À cet égard, il faut également rappeler la rivalité avec la France, avec laquelle les Italiens se perçoivent très souvent en compétition en Afrique, comme on l’a par exemple vu encore tout récemment <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2019/05/03/le-face-a-face-franco-italien-en-libye-un-piege-pour-leurope/">dans le cas libyen</a>. Mais les <a href="https://www.geo.fr/histoire/crimes-de-masse-et-colonisation-comment-mussolini-sest-constitue-un-nouvel-empire-romain-209372">exactions coloniales italiennes, dans la Corne d’Afrique ou en Libye</a>, sont tombées dans les oubliettes de l’histoire et ne constituent pas aujourd’hui un handicap pour un pays qui aime à se présenter comme « vierge » en matière de colonisation.</p>
<p>Au-delà de ces réflexes nationalistes, il faut mesurer l’évolution potentielle que représente l’émergence d’une politique africaine pour l’Italie. Le concept de politique africaine a l’avantage de clarifier l’action extérieure italienne en la matière. Longtemps, Rome a utilisé la notion de « Méditerranée » pour décrire sa projection vers la rive sud, dans une vision de triangle géographique dont l’Italie serait le sommet. Cette vision, très nationale, ne correspondait pas aux différentes définitions de politiques méditerranéennes que l’on rencontre au sein de l’Union européenne : pour l’UE, la politique méditerranéenne est soit une politique d’inclusion nord-sud, celle de <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/qu-est-ce-que-l-union-pour-la-mediterranee/">l’Union pour la Méditerranée</a>, soit une politique de développement des régions du sud de l’Union. Ainsi, l’emploi de la seule notion d’« Afrique » représente une simplification utile pour rendre la politique étrangère italienne plus compréhensible et donc susceptible de créer des convergences internationales.</p>
<p>La conférence de janvier 2024 a largement mis en avant <a href="https://www.taurillon.org/le-plan-mattei-l-alternative-made-in-italy-aux-relations-euro-africaines">l’insertion de cette initiative dans le cadre européen</a>, une dimension par ailleurs souvent rappelée par le président de la République Sergio Mattarella. Elle a également réuni, nous l’avons dit, l’ensemble des institutions internationales, en particulier les différentes agences des Nations unies, ce qui montre une volonté louable de s’inscrire dans le cadre multilatéral existant. Enfin les représentants des acteurs italiens non étatiques (entreprises, Sant’Egidio) ont participé aux travaux de la conférence au Sénat.</p>
<h2>Une initiative utile à l’Europe ?</h2>
<p>D’un point de vue symbolique, il convient de souligner que les politiques européennes souffrent souvent d’un certain anonymat, d’un manque d’incarnation. L’Italie a utilisé les palais de la République pour mettre en scène une rencontre au sommet de facture classique, appréciée par les visiteurs. Enfin il faut noter que si le plan Mattei n’est qu’une méthode, il ne présente pas de solutions déjà ficelées – une flexibilité assez appréciée par les interlocuteurs africains présents à Rome, ouverts au dialogue. </p>
<p>À l’heure ou l’Afrique est un terrain difficile pour les pays européens, soumis à l’action de puissances extérieures agressives comme la <a href="https://theconversation.com/vers-un-imperialisme-chinois-en-afrique-102592">Chine</a> ou la <a href="https://theconversation.com/dans-les-coulisses-du-groupe-wagner-mercenariat-business-et-diplomatie-secrete-200492">Russie</a>, il convient de considérer cette initiative avec pragmatisme, quand bien même l’action de l’actuel gouvernement italien suscite parfois la controverse au niveau européen.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224470/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Pierre Darnis a reçu des financements publics de recherche par le biais des initiatives d'excellence IDEX.</span></em></p>Giorgia Meloni a accueilli à Rome 26 chefs d’État et de gouvernement africains et de nombreux représentants de la communauté internationale pour un sommet ambitieux.Jean-Pierre Darnis, Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d'Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur et membre du CISS de l'université LUISS de Rome, Université Côte d’AzurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2239272024-03-01T16:30:15Z2024-03-01T16:30:15ZRevoir notre vision de la nature pour réconcilier biodiversité et agriculture<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578652/original/file-20240228-24-g22th9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C3986%2C2982&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Deux approches s'opposent : celle du land sparing, qui veut séparer les espace agricoles et ceux de la biodiversité, et celle du land sharing, qui vise à combiner production agricole et conservation de la biodiversité sur les mêmes territoires</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/aerial-view-car-driving-on-road-1675885519">nblx/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>L’instant était qualifié d’historique par Ursula von der Leyen, elle-même. En <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/declaration-de-la-presidente-von-der-leyen-au-sujet-de-laccord-de-kunming-montreal-sur-la-2022-12-19_fr">décembre 2022</a>, la présidente de la Commission européenne se félicitait de l’<a href="https://theconversation.com/accord-de-kunming-montreal-sur-la-biodiversite-pourquoi-on-peut-vraiment-douter-de-son-efficacite-197183">accord de Kunming-Montréal</a> sur la biodiversité, dont la protection, soulignait-elle, est capitale à l’heure où « la moitié du PIB mondial dépend des services écosystémiques ». Les objectifs de ce traité étaient aussi précis qu’ambitieux : la protection de 30 % des zones terrestres et marines mondiales et la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés.</p>
<p>Un an et demi plus tard, à l’échelle européenne, le report de mesures phares (<a href="https://agriculture.gouv.fr/derogation-lobligation-de-maintenir-des-jacheres-sur-les-terres-arables-pour-la-campagne-pac-2024">4 % de terres arables en jachère</a>, <a href="https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/291363-glyphosate-une-autorisation-renouvelee-dans-lue-jusquen-2033">interdiction du glyphosate</a>, diminution de <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/mise-en-pause-du-plan-ecophyto-les-ong-vent-debout-contre-le-possible-abandon-du-nodu_6363886.html">l’usage des pesticides</a>…) semble cependant sonner le glas d’une telle ambition. De quoi nous interroger : si les enjeux de protection de la biodiversité sont colossaux, les politiques qui la concernent sont-elles condamnées à cet incessant mouvement d’avancées trop rapidement qualifiées d’historiques et de reculs ? Comment comprendre de tels rétropédalages ?</p>
<p>On explique souvent ces revirements par les limites évidentes d’un système influencé par les intérêts commerciaux et financiers, mais une autre explication est peut-être à trouver dans la vision de l’écologie qui transparaît derrière ces ambitions : celle d’un humain forcément destructeur de la biodiversité. Partant d’un tel a priori, il convient de compartimenter l’espace, d’isoler l’humain de la « Nature » remarquable (dans la <a href="https://biodiv.mnhn.fr/fr/strategie-de-lue-pour-la-biodiversite-lhorizon-2030">stratégie pour la biodiversité 2030 par exemple</a>) et de lui imposer des règles pour <a href="https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20231031IPR08714/loi-sur-la-restauration-de-la-nature-les-deputes-concluent-un-accord">l’empêcher de détruire les autres espaces</a>, via les lois sur la restauration de 2023 par exemple. Cette écologie, qui ignore le poids des contextes socio-écologiques comme les dimensions géographiques et territoriales des problèmes, n’a guère de chance de réussir. Voici pourquoi.</p>
<h2>La dimension spatiale n’est pas bien pensée</h2>
<p>L’objectif phare de la <a href="https://biodiversite.gouv.fr/les-objets-phares-de-la-strategie-nationale-pour-la-biodiversite-2030">stratégie biodiversité 2030</a> de l’Union européenne consiste à protéger 30 % des terres et des mers de l’Union européenne, dont le tiers en protection stricte.</p>
<p>Cet objectif répond-il à une nécessité identifiée par les scientifiques ? il est permis d’en douter. De nombreux travaux d’écologues, s’ils soulignent les résultats obtenus pour la conservation d’espèces et d’écosystèmes remarquables,constatent dans le même temps que les aires de protection ne font souvent qu’atténuer la perte de biodiversité. Elles s’avèrent en outre peu adaptées au contexte du changement climatique qui devrait entraîner un déplacement des aires de répartition des espèces et des écosystèmes. Dès lors, est-il judicieux de se focaliser sur des aires de protection alors <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1461-0248.2011.01610.x">que 60 % des espèces actuellement présentes</a> dans les aires de protection européennes ne bénéficieront plus d’un climat adapté en 2080 ?</p>
<p>Cet objectif possède en outre l’inconvénient de concentrer l’attention et les crédits sur la biodiversité remarquable alors que depuis plus de 20 ans les travaux des écologues ont montré le <a href="https://journals.openedition.org/ethnoecologie/1979#tocto2n1">rôle décisif de la biodiversité ordinaire</a> dans le maintien de l’ensemble du vivant.</p>
<p>De plus, les aires de protection restent peu connectées entre elles car entourées d’espaces longtemps délaissés par les politiques de protection.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/578668/original/file-20240228-9454-s5xddp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’alouette des champs fait partie de ces espèces d’oiseaux autrefois ordinaire dans les plaines agricoles qui ont perdu en moyenne un individu sur trois en quinze ans.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Yann Brilland/Flickr</span></span>
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<p>Une telle démarche avait déjà été critiquée lors de la COP15 par <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/12/biodiversity-cop15-biodiversity-deal-a-missed-opportunity-to-protect-indigenous-peoples-rights/">nombre d’associations</a> la considérant comme une émanation de la pensée conservationniste étasunienne, reposant sur la patrimonialisation d’une nature sauvage largement fantasmée. Or l’histoire nous montre que la réalisation d’une telle vision, s’est souvent traduite par la spoliation des terres des communautés locales. Elle paraît donc aujourd’hui inadaptée à bien des situations dans lesquelles les communautés locales vivent en partie de la biodiversité et l’entretiennent avec attention.</p>
<p>Pour les espaces « ordinaires » (notamment les espaces agricoles dégradés), l’UE s’appuie sur une approche de type « land sharing » selon laquelle l’ensemble des espaces doit combiner biodiversité et production agricole : introduction de <a href="https://agriculture.gouv.fr/sites/default/files/150209_fiche-sie_cle49c446.pdf">surfaces d’intérêts ecologiques</a> (haies, bandes enherbées, bosquets…), diminution de 50 % des pesticides, <a href="https://www.ecologie.gouv.fr/bio-secteur-resilient-au-coeur-transition-alimentaire">25 % d’agriculture biologique sur l’ensemble du territoire</a>. Là encore, de nombreux travaux d’écologues et d’agronomes discutent le <a href="https://zslpublications.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/jzo.12920">bien-fondé d’une telle approche</a>.</p>
<p>Une étude récente menée <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0065250420300301">au niveau européen</a> montre que la coexistence d’espaces d’agriculture bio et conventionnelle adaptée est à privilégier et à équilibrer à l’échelle des territoires, tant en termes de productions agricoles qu’en termes de biodiversité, s’approchant ainsi plus du « land sparing » qui vise à compartimenter les espaces agricoles et les espaces réservés à la biodiversité. <a href="https://zslpublications.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/jzo.12920">Certains auteurs</a> plaident également au niveau international pour une telle approche. Le débat est ainsi loin d’être clos sur le sujet dans la communauté scientifique avec nombre de travaux avançant l’idée d’une cohabitation des deux modèles en fonction des contextes propres aux différents socio-écosystèmes.L’<a href="https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/etude-4-pour-1000-resume-en-francais-pdf-1_0.pdf">étude de l’Inrae</a> de 2019 sur le carbone dans le sol, indicateur important pour la biodiversité et pour la transition énergétique, conclut ainsi que « La solution la plus efficace est une combinaison de bonnes pratiques aux bons endroits, où chaque région contribue en fonction de ses caractéristiques ».</p>
<p>Faut-il dès lors imposer, sur l’ensemble d’un continent européen morcelé par l’histoire et la géographie, une approche uniformisante fondée sur une démarche quantitative à base d’objectifs chiffrés, de critères, et d’indicateurs bien peu pertinents pour caractériser les dynamiques du vivant et leurs multiples déclinaisons en fonction de contextes variés ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-oiseaux-victimes-collaterales-de-lintensification-agricole-en-europe-223495">Les oiseaux, victimes collatérales de l’intensification agricole en Europe</a>
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<h2>Une approche managériale incapable de mobiliser</h2>
<p>Ouvrir le débat est d’autant plus nécessaire que la stratégie européenne en faveur de la biodiversité peine à susciter l’adhésion.</p>
<p>Ses critères et indicateurs manquent également de justifications scientifiques. Protection légale de 30 % de la superficie terrestre, protection stricte de 30 % des zones protégées ; veiller à ce que 30 % des habitats dégradés atteignent un état favorable ; réduire de moitié l’utilisation de pesticides chimiques, gérer un quart des terres agricoles en agriculture biologique ; réduire l’utilisation des engrais de 25 %… L’accumulation des chiffres n’est pas une garantie de scientificité et le flou masque mal les approximations.</p>
<p>Le chiffre de 30 % est déjà considéré par certains comme insuffisant car il ne constituerait qu’une étape vers les 50 % – le <a href="https://reporterre.net/Pour-sauver-la-vie-sauvage-il-faut-lui-reserver-la-moitie-de-la-Terre">« Half Earth » cher au biologiste américain E.O. Wilson</a>. On ignore également ce que recouvre le terme « protection stricte » : libre évolution ou gestion conservatoire ? et qu’est-ce qu’un état favorable ? Certains, comme l’UICN, parlent de « protection stricte » (Zones I et II de la nomenclature UICN), quand les autres parlent de « protection forte » sans non plus définir véritablement ce terme. Ainsi, en France, par exemple, l’OFB parle de <a href="https://www.ofb.gouv.fr/la-strategie-nationale-pour-les-aires-protegees">1,8 %</a> du territoire national en protection forte, le gouvernement de <a href="https://aides-territoires.beta.gouv.fr/aides/proteger-et-restaurer-les-espaces-naturels-4/">4,2 %</a>.</p>
<p>Faute d’avoir été discutés, ces critères et ces indicateurs apparaissent comme une norme imposée d’en haut sans véritable fondement. L’approche quantitative est vite considérée comme technocratique et mise en cause dans son application : il ne suffit pas, par exemple, de planter une haie pour accroître la biodiversité ; il faut encore la planter avec des espèces différenciées, l’entretenir, la tailler au bon moment, hors des périodes de nidification, qu’elle soit connectée à d’autres haies, bref il faut avoir envie d’entretenir la haie. La quantité ne remplace pas la qualité.</p>
<p>Une telle approche par les seuls indicateurs ne fait au final que des mécontents : les agriculteurs conventionnels qui considèrent les normes comme des handicaps et les agriculteurs engagés dans la transition qui ne bénéficient pas du soutien qu’ils attendent. La démarche top-down se solde alors soit par des reculades comme celle que nous voyons actuellement, soit par des compromis boiteux tel celui qui fut adopté pour le Parc national des forêts en France avec l’autorisation d’exploitation du bois dans la zone cœur du parc et de la chasse dans la réserve dite intégrale normalement exempte de toute activité anthropique. Un compromis entre l’état et les acteurs locaux de la chasse et de la filière-bois qui marque, selon certains juristes, une <a href="https://www.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2020-1-page-81.htm">régression du droit de l’environnement</a>.</p>
<h2>Privilégier le processus, l’engagement, le commun</h2>
<p>Tous ces débats qui traversent le monde scientifique permettent d’esquisser une autre démarche que celle adoptée par l’UE.</p>
<p>Davantage qu’un plan d’action prédéfini, c’est d’une <a href="https://library.oapen.org/handle/20.500.12657/87556">démarche réellement stratégique</a> dont l’Europe a besoin. Il faut bien évidemment développer l’agriculture écologique mais fixer un seuil de 25 % sans connaître l’état futur du marché et de la demande revient à prendre un risque considérable pour la filière agroécologique. Les épisodes récents avec la guerre en Ukraine et la crise agricole soulignent que le réel n’est que rarement conforme aux plans d’action.</p>
<p>Pour que cette stratégie soit efficace, elle se doit également de susciter l’adhésion, de favoriser les engagements en faveur du vivant. Tous les travaux de recherche fondés sur l’étude de cas pratiques soulignent combien <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0006320718306700">l’adhésion des populations</a> est une condition du succès des actions entreprises. Pourquoi ne pas valoriser davantage l’agriculture de conservation et les pratiques innovantes qui, dans l’agriculture productiviste, permettent de limiter les impacts négatifs voire de protéger un compartiment essentiel de la biodiversité à savoir le sol ? Mieux cibler par ailleurs les aides aux agriculteurs engagés dans la transition, leur assurer une visibilité à long terme est également indispensable.</p>
<p>Sortir enfin d’une démarche qui individualise les choix, qui laisse les agriculteurs souvent seuls face aux difficultés pour soutenir les initiatives territoriales qui existent déjà ou qui cherchent à se développer et qui associent agriculture écologique – biodiversité – alimentation et santé. De tels dispositifs existent déjà (<a href="https://www.ofb.gouv.fr/territoires-engages-pour-la-nature">Territoires engagés pour la Nature</a>, <a href="https://www.ecologie.gouv.fr/territoires-energie-positive-croissance-verte">territoires à énergie positive</a>…) mais restent peu soutenus et peu reconnus. Les développer et les soutenir constituerait un levier d’action pertinent et permettrait la structuration des réseaux d’acteurs motivés.</p>
<p>La politique de l’Union européenne, dans le droit fil de la COP 15, résulte très largement d’une expertise, celle des grandes ONG, qui masque les débats et les interrogations traversant le monde scientifique. Ces débats laissent entrevoir en creux la possibilité d’une écologie humaniste qui prenne en compte les dynamiques en partie incertaines du vivant (humain compris), la diversité des contextes et des histoires et la nécessité de rassembler les énergies <a href="https://www.jstor.org/stable/26677964">pour dépasser les blocages et les verrouillages</a>. Si l’on veut bien sortir d’une approche qui fonctionne de manière indifférenciée avec des objectifs, des critères et des indicateurs, guère pertinents pour tracer les chemins du changement, peut-être pourra-t-on alors dépasser les fausses oppositions, les manipulations et les simplifications et laisser place aux vraies questions.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223927/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Simon est expert au sein de "La Fabrique Ecologique"</span></em></p>Un dilemme continue d’animer la recherche sur la biodiversité. Faut-il séparer les espaces agricoles et ceux de la biodiversité, ou combiner production agricole et conservation sur les mêmes terres ?Laurent Simon, Professeur émérite en géographie de l’environnement, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2244202024-02-28T15:40:23Z2024-02-28T15:40:23ZColère des agriculteurs européens : traiter l’origine des maux pour éviter la polarisation<p>Jeudi 1<sup>er</sup> février, j’ai assisté, à Bruxelles, à la manifestation des agriculteurs autour du Parlement européen. À un kilomètre de la place Luxembourg, je voyais déjà les longues files de tracteurs portant des plaques d’immatriculation belges, françaises et néerlandaises. Klaxons et pneus brûlés saturaient mes sens à mesure que je m’approchais du cœur de la manifestation.</p>
<h2>Voix multiples et dissonantes</h2>
<p>En tant que juriste, <a href="https://scholar.google.com/citations?hl=en&user=mN-xJAMAAAAJ&view_op=list_works&sortby=pubdate">j’ai passé les dernières années</a> à étudier la façon dont le droit économique européen et international peut saper les tentatives de mise en place de systèmes alimentaires durables. J’étais donc impatient de participer à cette « manifestation des agriculteurs ». Cependant, une fois sur place, j’ai dû nuancer l’idée que je me faisais de cet événement, plus complexe que je l’avais imaginé.</p>
<p>Derrière l’uniformité des tracteurs, la place rassemblait des identités bien différentes, chacune conservant sa spécificité tout en contribuant à la visibilité de l’action collective. Vue d’en haut, la place aurait ressemblé à un patchwork de gilets bleus, jaunes et verts, traversé de ballons jaunes, et éclaboussé ici et là de copieux tas de fumier, de banderoles vertes et jaunes de syndicats et de groupes de gauche, ainsi que de drapeaux belges et flamands exprimant des aspirations nationalistes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575019/original/file-20240212-22-3jkw1c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Certains des agriculteurs les plus progressistes montent sur scène le 1ᵉʳ février à Bruxelles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>En réalité, il y avait au moins deux manifestations en une.</p>
<p>Près de l’entrée, une bannière recouvrant la statue de John Cockerill, un industriel d’origine anglaise, appelait les agriculteurs à « dire non au despotisme » et à s’organiser contre les mesures prises par l’UE au nom de la protection de l’environnement. Du côté du jardin central, des membres d’une confédération agricole italienne donnaient des interviews sur la nécessité de libéraliser les nouvelles technologies génomiques pour stimuler la productivité, tandis que d’autres discutaient des limites des lois sur le bien-être animal, tout en faisant la queue pour manger un hot dog.</p>
<p>Un peu plus loin, la situation était très différente. Près du Parlement, les drapeaux d’organisations militant pour l’agriculture paysanne et biologique telles que <em>La Via Campesina</em>, la Confédération paysanne et le <em>Forum Boeren</em> flottaient aux côtés de ceux d’<em>Extinction Rebellion</em> et de <em>Grandparents for Climate</em>. Depuis la scène, les orateurs exhortaient le public et les décideurs politiques à s’attaquer au pouvoir des distributeurs, à la concentration du marché, aux prix bas et à l’exploitation de la main-d’œuvre.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575025/original/file-20240212-16-q3b7b5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La place Luxembourg, à Bruxelles, le 1ᵉʳ février 2024.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Si nous voulons vraiment tirer des leçons de ce qui se passe et élaborer des réponses politiques, il est essentiel de reconnaître que la <a href="https://vientosur.info/el-enfado-en-el-shared">contestation n’est pas uniforme</a>, et que les visions de l’avenir des protestataires sont divergentes, bien qu’elles découlent probablement des mêmes problèmes structurels.</p>
<h2>Des réactions opposées à un même problème</h2>
<p>Dans son dernier livre <a href="https://theconversation.com/in-doppelganger-naomi-klein-says-the-world-is-broken-conspiracy-theorists-get-the-facts-wrong-but-often-get-the-feelings-right-209990"><em>Doppelganger</em></a>, Naomi Klein souligne que la pandémie de Covid-19 et l’état d’incertitude qui l’a accompagnée ont conduit à des manifestations exceptionnelles de solidarité, mais aussi à un renforcement de l’individualisme, de la compétitivité et de la peur de l’autre. Bien qu’incompatibles, ces deux réactions seraient nées d’un sentiment d’isolement, d’insatisfaction et de frustration, et de la prise de conscience que la société – et son économie – a échoué à répondre aux aspirations de bon nombre d’entre nous.</p>
<p>Selon Naomi Klein, ces deux réactions seraient le « Doppelgänger » l’une de l’autre (les Doppelgänger sont des doubles, souvent maléfiques, dans le folklore et la mythologie germaniques et nordiques) ; mais nous avons tendance à considérer notre double (l’autre) comme différent ou séparé de nous, au point de nous en moquer : plutôt que d’affronter et d’identifier l’origine commune de notre état, nous refusons de le reconnaître. Et cela ne peut, selon l’essayiste, que conduire à davantage de divergences et de conflits qui, au final, favorisent l’extrême droite.</p>
<p>Pourtant, nous ne sommes pas condamnés à la polarisation, nous dit Klein. Si nous reconnaissons que ces réactions apparemment opposées ont une origine commune, nous pouvons commencer à créer un espace commun de compréhension et donc, dans ce cas, à élaborer une vision à long terme pour le système alimentaire de l’UE, loin des solutions hâtives telles que l’<a href="https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/von-der-leyen-to-withdraw-the-contested-pesticide-regulation/">affaiblissement de la régulation des pesticides</a> ou l’<a href="https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20240202IPR17320/nouvelles-techniques-genomiques-et-transition-ecologique-des-agriculteurs">autorisation de nouvelles techniques génomiques</a> (dites NTG, pour <em>new genomic technologies</em>).</p>
<p>Sur la place Luxembourg, l’origine commune des griefs des agriculteurs m’a semblé bien exprimée par ce slogan : « Free Farmers ! Stop Free Trade ! » (soit « Libérez les agriculteurs, pas le commerce international »).</p>
<h2>Des piliers essentiels pour nourrir l’Europe</h2>
<p>En effet, indépendamment de leurs tendances politiques, la plupart des agriculteurs semblaient s’accorder sur le fait qu’un système alimentaire qui traite la nourriture comme n’importe quel autre produit commercialisable était à l’origine de tous les maux – comme l’illustre le surnom donné à l’accord commercial UE-Mercosur <a href="https://www.veblen-institute.org/The-draft-trade-agreement-between-the-EU-and-the-Mercosur-countries-remains-a.html">« cars for cows »</a> (« des voitures contre des vaches »).</p>
<p>Car, dans l’agriculture, le libre-échange sans entraves et l’obsession de la compétitivité ont entraîné une baisse des revenus, une concentration des marchés, une dépendance accrue à l’égard des distributeurs, l’exploitation de la nature, des animaux et de la main-d’œuvre et l’<a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/652241/IPOL_ATA(2021)652241_EN.pdf">abandon de terres</a>.</p>
<p>Il y a d’autres raisons pour lesquelles la pandémie de Covid mentionnée par Klein peut constituer un modèle utile pour l’analyse de la crise des agriculteurs. Au début de cette crise, les agriculteurs et les travailleurs de l’alimentation furent estimés essentiels, indispensables pour nourrir l’Europe. En fait, « essentiels » signifiait souvent « exploités » : ces personnes étaient fortement exposées au virus, à la fragilité des marchés, et à l’absence de stratégies à long terme pour consolider leur position et leurs moyens de subsistance. Le temps est peut-être venu de traiter les piliers « essentiels » de notre société comme ils le méritent.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/575054/original/file-20240212-18-jef0q3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Tracteurs alignés dans le centre de Bruxelles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tomaso Ferrando</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Des politiques tangibles pour surmonter la polarisation</h2>
<p>Si nous voulons surmonter la polarisation actuelle, il est essentiel que nous adoptions des politiques qui s’attaquent aux causes profondes du problème.</p>
<p>De 2020 à 2023, j’ai dirigé un projet de recherche-action <a href="https://fassfood.eu/">FASS-Food EU</a>, qui a rassemblé des agriculteurs, des consommateurs, des travailleurs, des organisations environnementales et des décideurs politiques de l’UE afin de décortiquer et d’améliorer le système agro-alimentaire européen. L’objectif était de réfléchir collectivement aux obstacles réglementaires et politiques qui empêchent l’UE de bénéficier de chaînes alimentaires équitables, accessibles, durables et courtes (<em>Fair, Accessible, Sustainable and Short</em>, FASS).</p>
<p>La première leçon qui est ressortie de ce projet est qu’il est essentiel de reconnaître que ce ne sont pas seulement les agriculteurs qui souffrent, mais l’ensemble du système alimentaire : celui-ci se trouve dans un état de crise permanente et nécessite une transformation rapide.</p>
<p>Combien de temps l’UE pourra-t-elle accepter un système qui est à l’origine de <a href="https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/meps-call-for-mental-health-initiative-in-farming/">suicides d’agriculteurs</a>, d’insécurité alimentaire et de régimes alimentaires malsains, de dégradation de l’environnement, de souffrances animales et de conditions de travail précaires ?</p>
<p>Le débat autour d’une <a href="https://foodpolicycoalition.eu/wp-content/uploads/2023/05/SUSTAINABLE-FOOD-SYSTEMS-LAW-Recommendations-for-a-meaningful-transition.pdf">législation-cadre sur les systèmes alimentaires durables</a> a été une première tentative de la Commission européenne d’enrichir la <a href="https://theconversation.com/de-la-fin-des-quotas-de-la-pac-a-aujourdhui-20-ans-de-politiques-agricoles-en-echec-222535">Politique agricole commune</a> avec un texte législatif qui aurait favorisé la transition durable de la production et de la consommation de denrées alimentaires dans l’UE.</p>
<p>Cependant, après des mois de retards et de frictions entre les différentes directions générales, la possibilité d’une discussion systémique sur les systèmes alimentaires a été oubliée dans un tiroir de la <a href="https://commission.europa.eu/about-european-commission/departments-and-executive-agencies/health-and-food-safety_en">DG-Santé</a>. Nous sommes maintenant revenus à la case départ, avec un <a href="https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_24_417">Dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture européenne</a> qui renforce la séparation entre l’agriculture et l’alimentation.</p>
<p>Dans notre projet de recherche, nous avons identifié d’autres possibilités pour trouver un terrain commun, dont certains ont été mentionnés sur la place Luxembourg :</p>
<ul>
<li><p>La révision de la <a href="https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/agri-food-supply-chain/unfair-trading-practices_en">directive de 2019 sur les pratiques commerciales déloyales</a> pourrait donner à l’UE et aux États membres la possibilité de sanctionner les grands acteurs commerciaux qui achètent des denrées alimentaires à un prix qui ne garantit pas un salaire décent aux agriculteurs et aux travailleurs.</p></li>
<li><p>Grâce au droit de la concurrence, l’UE et les autorités nationales peuvent briser les oligopoles du commerce et de la distribution. Le droit commercial peut également être utilisé pour repenser les accords commerciaux existants et l’impact de la compétitivité mondiale sur les systèmes alimentaires, tant en Europe que chez ses partenaires commerciaux.</p></li>
<li><p>Les initiatives des gouvernements peuvent aider les citoyens à mieux se nourrir. La <a href="https://www.fian.be/+-Sociale-Voedselzekerheid-+">Sécurité sociale de l’alimentation belge</a> en est un exemple : à partir des recettes fiscales, les administrations publiques émettent des bons alimentaires pour les citoyens, qui peuvent être utilisés pour acheter des denrées alimentaires respectant des normes sociales et environnementales.</p></li>
</ul>
<p>Ces solutions – quelles que soient celles que nous choisirons – n’émergeront pas des dynamiques de marché dominantes à l’heure actuelle ni d’approches purement technologiques. La boîte à outils est grande, mais pour pouvoir l’utiliser, nous devons accepter que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres, et que les protestations des agriculteurs ne sont que la partie émergée de l’iceberg.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224420/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tomaso Ferrando ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si les agriculteurs divergent sur les remèdes à apporter à leurs maux, ceux-ci ont une origine commune : l’alimentation ne peut pas être traitée comme une marchandise comme les autres.Tomaso Ferrando, Research Professor of Law, University of AntwerpLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2236712024-02-22T15:49:11Z2024-02-22T15:49:11ZL’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande<p>Comme le veut la coutume issue de la longue tradition d’amitié entre la France et l’Allemagne, le nouveau premier ministre français Gabriel Attal a réservé son premier déplacement à l’étranger en tant que chef du gouvernement à Berlin, le 5 février 2024. Il a assumé, lors de la conférence de presse conjointe donnée avec le chancelier Olaf Scholz, les <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-berlin-gabriel-attal-assume-les-divergences-avec-lallemagne-2074195">divergences existant entre les deux pays</a> sur de nombreux sujets, dont l’actuelle négociation de l’accord commercial avec le Mercosur. Ces divergences existent également dans le domaine de la coopération militaire bilatérale. Elles ne sont pas nouvelles, mais ont été réactivées par le contexte de la guerre en Ukraine et le réagencement de l’architecture de sécurité européenne.</p>
<p>Au cours de ces deux dernières années, <a href="https://ukandeu.ac.uk/the-effects-of-the-war-in-ukraine-on-european-defence-deeper-eu-integration/">l’UE a lancé un certain nombre d’initiatives</a> pour produire en commun des munitions (l’instrument <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/07/07/asap-council-and-european-parliament-strike-a-deal-on-boosting-the-production-of-ammunition-and-missiles-in-the-eu/">ASAP</a>, adopté en juillet 2023) et pour renforcer l’industrie de défense européenne (plan <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/10/09/edirpa-council-greenlights-the-new-rules-to-boost-common-procurement-in-the-eu-defence-industry/">EDIRPA</a> annoncé en septembre 2023), sans avoir résolu la question de son lien à l’OTAN et à l’allié américain. Or la guerre en Ukraine vient souligner la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/13/otan-les-etats-unis-toujours-indispensables-a-la-defense-de-l-europe_6216254_3210.html">dépendance des Européens à l’égard de Washington</a>, tant sur le plan stratégique que logistique et capacitaire.</p>
<p>Dans ce contexte, comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle la coopération militaire franco-allemande sur le plan politico-stratégique ?</p>
<h2>Une crise révélatrice de divergences stratégiques antérieures</h2>
<p>C’est un truisme que de dire que les <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2019-6-page-37.htm">cultures stratégiques française et allemande sont différentes</a>. L’armée et la politique de défense, façonnées par l’histoire de chacun des deux pays et le fonctionnement du système politique interne, n’occupent pas la même place et n’exercent pas tout à fait les mêmes fonctions – en dehors de la fonction fondamentale de défense du territoire et des populations commune à toutes les armées.</p>
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<p>L’armée expéditionnaire française, héritière d’une longue tradition historique, ressemble peu à une Bundeswehr construite en 1955 dans le cadre de l’Alliance atlantique pour faire face à la menace conventionnelle soviétique pendant la guerre froide.</p>
<p>Pour autant, les dernières années de l’ère Merkel, si elles n’avaient pas gommé les différences stratégiques entre Paris et Berlin, avaient semblé converger vers l’idée d’une défense européenne plus substantielle à côté de l’OTAN, mobilisant, certes avec des sous-entendus divergents, la notion <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/11/2027-lannee-de-lautonomie-strategique-europeenne/">d’autonomie stratégique européenne</a> du côté français, et de souveraineté européenne du côté allemand.</p>
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<p>Mais malgré le <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/notes-cerfa/livre-blanc-allemand-2016-consolidation-consensus-de-munich">consensus de Munich</a> qui actait dès 2014 du côté de Berlin la nécessité, pour la première puissance économique européenne, de prendre davantage de responsabilités en matière de sécurité internationale et de défense, la France continuait à voir en l’Allemagne un partenaire circonspect sur ces sujets. La littérature académique ainsi que nombre d’experts ont longtemps considéré l’Allemagne comme une <a href="https://www.economist.com/special-report/2013/06/13/europes-reluctant-hegemon">« puissance réticente »</a>.</p>
<p>L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 semblait avoir changé la donne : trois jours plus tard, le chancelier allemand annonçait un changement d’époque (<a href="https://www.bundesregierung.de/breg-fr/actualites/d%C3%A9claration-gouvernementale-du-chancelier-f%C3%A9d%C3%A9ral-2009510"><em>Zeitenwende</em></a>). L’Allemagne prenait conscience que la guerre conventionnelle en Europe était possible, et qu’elle avait trop longtemps négligé ses budgets de défense et ses capacités, malgré les critiques récurrentes des commissaires parlementaires aux forces armées successifs, dont les rapports annuels dénonçaient <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230314-allemagne-l-arm%C3%A9e-manque-de-tout-dit-la-commissaire-parlementaire-%C3%A0-la-d%C3%A9fense-au-bundestag">l’état critique de la Bundeswehr</a>.</p>
<p>La France y avait alors vu l’occasion de travailler enfin de manière plus efficace avec l’Allemagne en matière de défense, et même de promouvoir la politique européenne de défense en adoptant notamment – en mars 2022 une <a href="https://ecfr.eu/article/the-eus-strategic-compass-brand-new-already-obsolete/">Boussole stratégique européenne</a> dont le chantier avait été lancé sous présidence allemande du Conseil de l’UE en 2020.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-petit-pas-inapercu-de-lue-vers-une-defense-commune-203011">Le petit pas inaperçu de l’UE vers une défense commune</a>
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<p>Mais très rapidement, les divergences stratégiques franco-allemandes ont refait surface : là où Paris a vu dans la guerre en Ukraine la confirmation de la nécessité d’enfin donner à l’UE une défense substantielle et basée sur ses propres forces, l’Allemagne, comme une majorité des autres États européens, y a au contraire forgé la conviction qu’il fallait renforcer l’OTAN.</p>
<p>Cette divergence d’analyse se traduit notamment par le lancement de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/LAllemagne-brandit-bouclier-antimissile-europeen-sans-France-2022-10-13-1201237611">l’initiative de défense aérienne européenne</a> (<em>European Sky Shield Initiative</em>) par le chancelier allemand, sans réelle concertation avec Paris et au détriment d’une souveraineté européenne en la matière, en écartant le système de défense proposé par la France et l’Italie (SAMP/T) au profit d’un système israélien soutenu par Washington (Arrow 3).</p>
<p>S’y ajoute l’achat sur étagère de matériel militaire américain (notamment des <a href="https://www.letemps.ch/monde/allemagne-lachat-chasseurs-f35-americains-confirme">avions de combat F-35</a>), démontrant clairement l’invariant de l’ancrage allemand dans le pilier transatlantique de la sécurité européenne, et la méfiance de Berlin (partagée haut et fort par de nombreux pays européens, au premier rang desquels la Pologne et les États baltes) à l’égard des velléités françaises d’une Europe de la défense autonome.</p>
<p>Pourtant, la France a également pris conscience de l’importance de consolider un pilier européen au sein de l’OTAN afin de mieux dialoguer avec ses partenaires européens. Mais les espoirs de changement majeur dans la politique de défense allemande ont rapidement été mitigés par les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/olaf-scholz-se-defend-d-avoir-tarde-a-approuver-la-livraison-de-chars-lourds-a-l-ukraine_6159390_3210.html">atermoiements du chancelier autour de la livraison de chars de combat à l’Ukraine en janvier 2023</a>, démontrant l’ambigüité allemande sur les questions militaires malgré le fonds spécial de 100 milliards débloqué pour rééquiper la Bundeswehr, et une <a href="https://www.pwc.de/de/pressemitteilungen/2024/die-deutschen-wollen-verteidigungsfaehiger-werden.html">opinion publique allemande en phase de transition sur les questions militaires</a>.</p>
<h2>Une coordination bilatérale en déclin</h2>
<p>Si le « moteur franco-allemand » de l’Europe semblait régulièrement à la peine avant 2022 (malgré la signature en 2019 du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/relations-franco-allemandes-le-traite-d-aix-la-chapelle-risque-d-etre-depasse-par-l-evolution-de-la-politique-mondiale_6212237_3232.html">Traité d’Aix-la-Chapelle</a>, dont la mise en œuvre fut perturbée par la pandémie de Covid), il paraît aujourd’hui grippé.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/60-ans-apres-le-traite-de-lelysee-le-couple-franco-allemand-a-change-de-nature-217137">60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature</a>
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<p>Plusieurs facteurs peuvent être convoqués pour l’expliquer. Tout d’abord, l’élément interpersonnel, qui joue un rôle important dans la relation franco-allemande, n’est pas au beau fixe : si les rapports entre les deux ministres de la Défense ou entre l’ancienne ministre française des Affaires étrangères et son homologue allemande semblaient de bonne qualité, nombre d’observateurs ne peuvent que constater l’absence d’alchimie entre le président Macron et le chancelier Scholz, dont le style de gouvernement très personnel <a href="https://www.economist.com/europe/2023/04/05/who-does-olaf-scholz-listen-to">déroute d’ailleurs outre-Rhin</a>.</p>
<p>Ainsi, l’absence de référence à la France dans le discours du chancelier à Prague en août 2022 sur l’avenir de l’Europe, et le peu de consultation avec l’allié français traditionnel dans l’exercice de la rédaction de la toute première <a href="https://www.euractiv.fr/section/politique/news/lopposition-allemande-interpelle-olaf-scholz-sur-ses-relations-au-plus-bas-avec-la-france/">stratégie de sécurité allemande</a> publiée en juin 2023, sont venues confirmer des tensions franco-allemandes qui ont conduit à des <a href="https://theconversation.com/conseil-des-ministres-franco-allemand-un-report-sur-fond-de-ralentissement-economique-europeen-193227">reports</a> et à des diminutions de fréquence du conseil des ministres franco-allemand en 2022 et 2023. S’y est substitué, en dehors du conseil symbolique de janvier 2023 célébrant les 60 ans du traité de réconciliation, un séminaire bilatéral à Hambourg en octobre 2023 afin que les deux équipes gouvernementales puissent apprendre à mieux se connaître.</p>
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<p>De la même façon, en matière d’aide militaire et financière à l’Ukraine, les deux pays n’agissent pas de façon coordonnée, mais plutôt en relation bilatérale directe avec Kiev. L’Allemagne a contribué à cette aide à hauteur de 20 milliards d’euros (dont 17 milliards d’aide militaire) depuis 2022, là où la France n’aurait versé jusqu’à présent qu’autour de 1,7 milliard (dont 544 millions d’aide militaire) selon les <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">chiffres de l’Institute for World Economy de Kiel</a>. Paris s’est engagé à verser une <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/lallemagne-sengage-a-soutenir-lukraine-militairement-a-long-terme-2076889">aide militaire supplémentaire de 3 milliards d’euros</a> lors de la visite du président Zelensky le 15 février 2024 à Paris, et Berlin a de son côté annoncé un milliard d’euros supplémentaires.</p>
<p>Enfin, sur le plan matériel, l’injection du fonds spécial de 100 milliards d’euros et la hausse importante du budget militaire allemand (estimé autour de <a href="https://www.zeit.de/news/2024-02/14/deutschland-meldet-rekordsumme-an-nato">2 % du PIB en février 2024</a>) ont intensifié la compétition industrielle déjà existante entre Paris et Berlin, remettant en cause le partage des tâches tacite en vigueur jusque-là entre la puissance économique allemande et la puissance militaire française. Ajoutons que ces derniers mois, les échanges entre les deux ministères de la Défense ont été émaillés par les aléas des projets de coopération industrielle militaire (notamment les <a href="https://www.challenges.fr/entreprise/defense/scaf-mgcs-derriere-les-discours-la-grande-panne-des-projets-militaires-franco-allemands_870322">programmes SCAF et MGCS</a>).</p>
<h2>Quel peut être l’avenir du partenariat franco-allemand en matière de défense ?</h2>
<p>Si les partenaires de Paris et Berlin ont par le passé souvent critiqué le poids du tandem franco-allemand dans la construction européenne, il semble aujourd’hui certain que celui-ci ne suffit pas, mais demeure une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/01/la-desunion-politique-de-la-france-et-de-l-allemagne-contribue-a-fragmenter-l-union-europeenne_6180154_3232.html">condition nécessaire</a> pour construire du consensus à Bruxelles, y compris sur les sujets militaires.</p>
<p>Une des leçons de la guerre en Ukraine en la matière est l’importance de mieux considérer les intérêts de sécurité des pays baltes et des pays d’Europe centrale et orientale, très critiques sur l’attitude de Paris et Berlin vis-à-vis de Moscou au début de la guerre, <a href="https://news.err.ee/1608613669/ft-baltic-politicians-annoyed-by-scholz-and-macron-s-putin-call">jugée trop compréhensive</a>. Un élément qui semble émerger en ce sens consiste à réinvestir le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/france-allemagne-et-pologne-relancent-le-triangle-de-weimar-pour-contrer-la-russie-2075825">triangle de Weimar</a>, la coopération franco-germano-polonaise étant rendue moins difficile par l’arrivée aux affaires à Varsovie du gouvernement pro-européen issu des élections de l’automne 2023.</p>
<p>Un second axe de rapprochement pour la France et l’Allemagne tient au facteur américain : l’élection présidentielle de 2024 pourrait favoriser un renforcement de l’Europe de la défense si Donald Trump revenait à la Maison Blanche, notamment au regard des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/02/14/otan-pourquoi-donald-trump-qualifie-t-il-les-allies-de-mauvais-payeurs_6216493_4355770.html">propos sans équivoque</a> qu’il a tenus en février 2024 sur la faiblesse de certaines contributions européennes au budget militaire de l’OTAN. C’est ce qui s’était produit entre 2016 et 2020, période d’avancées significatives pour la politique européenne de défense marquée notamment par le lancement de la <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:permanent_structured_cooperation">coopération structurée permanente</a>.</p>
<p>Même en cas de victoire démocrate, Paris et Berlin peuvent trouver une voie de rapprochement en travaillant sur la notion de pilier européen dans l’OTAN. <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-cour-des-comptes-appelle-la-france-a-mieux-simpliquer-dans-lotan-1984569">La France a d’ailleurs donné des gages de sa bonne volonté</a> en s’investissant très activement dans la présence de l’OTAN à l’Est du continent européen afin de contrer la menace russe.</p>
<p>Ainsi, si les désaccords, notamment industriels, ne manqueront pas de perdurer, c’est par la voie politique que la coopération militaire franco-allemande pourrait regagner de la souplesse. Beaucoup d’incertitudes demeurent toutefois sur ce point au regard des futures élections tant européennes que nationales, étant donné la montée des discours populistes dans les deux pays et les crises économiques et sociales dont ceux-ci se nourrissent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223671/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Deschaux-Dutard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les deux pays soutiennent fermement l’Ukraine, mais leurs visions de la meilleure organisation de la défense européenne et du rôle que doit y jouer l’OTAN continuent de diverger.Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240282024-02-21T15:43:36Z2024-02-21T15:43:36ZDeux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée<p><em>Le 24 février 2022, les pays de l’UE ont, pour la plupart, été pris de court par l’attaque massive que la Russie venait de lancer contre le territoire ukrainien. Mais rapidement, et contrairement aux attentes de Moscou, ils se sont mobilisés pour porter assistance à un pays avec lequel ils avaient signé, en 2013, un accord d’association dont le rejet par le gouvernement de Kiev de l’époque, soutenu par le Kremlin, avait entraîné la Révolution de la dignité et, peu après, le début de l’agression russe, qui s’était soldée dès 2014 par la prise de la Crimée et d’une large partie du Donbass. Dans son dernier ouvrage, <a href="https://www.puf.com/leurope-face-lukraine">« L’Europe face à l’Ukraine »</a>, qui vient de paraître aux Presses universitaires de France et dont nous vous présentons ici un extrait, l’historien et géographe Sylvain Kahn (Sciences Po) revient sur la nature et les mécanismes de cette réaction européenne, qui se poursuit à ce jour, alors que la guerre continue de battre son plein.</em></p>
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<p>L’invasion de l’Ukraine amène les Européens à prendre pleinement conscience de ce qui les caractérise et ce qui les différencie radicalement de la Russie actuelle : la politique de ce pays est une politique de puissance ; elle témoigne que le gouvernement russe considère l’impérialisme et le colonialisme légitimes et actuels.</p>
<p>Par contraste, car cette puissance menace l’UE, les Européens prennent pleinement conscience qu’ils sont sortis de l’un comme de l’autre et que leur construction territoriale et politique supranationale européenne n’est pas une puissance car ce n’est pas leur projet ni sa vocation.</p>
<h2>Soutenir la défense de l’Ukraine, un engagement européen</h2>
<p>Concrètement, en prenant en quelques heures la décision de fournir des armes à l’Ukraine via la facilité européenne pour la paix et des engagements gouvernementaux nationaux, les dirigeants de l’UE ont ajouté à l’attraction et à la séduction, ces modalités cinquantenaires d’exercice de leur influence, le commandement, la coercition et l’incitation. Hormis la Hongrie, tous les pays s’y sont mis, quand bien même certains plus tard que d’autres. L’UE est une puissance dite civile : <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-1-page-83.htm">plutôt que la puissance, elle vise l’influence</a>.</p>
<p>Rien n’indique qu’elle ait changé d’objectif – bien au contraire. Mais l’UE opère une importante bifurcation dans ses pratiques : elle s’engage dans un conflit par le soutien massif à l’un des deux belligérants, le pays agressé, et par des sanctions radicales à l’endroit de l’autre belligérant, le pays agresseur.</p>
<p>En février 2022, les Européens convergent très vite vers une coordination au niveau européen de ces objectifs nationaux.</p>
<p>Mutadis mutandis, ils font avec la production et la livraison de matériel militaire comme ils ont fait avec les vaccins anti‑Covid. De façon disruptive, l’Union européenne mobilise la facilité européenne pour la paix pour financer des dons de matériel militaire à l’Ukraine par ceux des États membres qui l’ont décidé. Cette facilité représente 1/8<sup>e</sup> du total de l’aide militaire fournie et budgétée par les 27 à l’Ukraine – soit, au 31 juillet 2023, 5,6 milliards d’euros. C’est la première fois, depuis sa création en 2021, que cet instrument est utilisé.</p>
<p>L’effet de levier est bien supérieur à cette proportion : il s’agit en effet d’une politique publique mutualisée – décidée ensemble à 27 avec une exécution confiée au HRVP (acronyme officiel du ministre des Affaires étrangères de l’UE, poste occupé par Josep Borrell, qui dirige le Service européen pour l’action extérieure). C’est bien l’UE qui s’engage en tant que telle dans le soutien à l’effort de guerre de l’Ukraine.</p>
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<p>L’Union européenne affirme ainsi des choix.</p>
<p>Premier choix : l’UE comme ensemble se positionne comme une <a href="https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2012-1-page-55.htm">entité aux capacités régaliennes</a>. Cela a déjà été le cas avec le plan de relance de l’économie européenne afin de faire face aux conséquences de la pandémie dont le déploiement est en cours. En se dotant de ce budget extraordinaire financé par des bons du Trésor européen et réparti entre les différents pays de l’UE, l’ensemble des acteurs du système politique européen ont chargé la Commission européenne d’être comme un ministère des Finances d’un État européen. L’avenir dira si cette disruption est une exception ou un précédent. Dans le même temps, cela a aussi été le cas, de façon plus subtile, avec la politique vaccinale anti‑Covid de l’UE. La Commission européenne a préacheté des doses de vaccin en train d’être élaborées en quantité considérable, le but étant que les vingt‑sept gouvernements nationaux puissent acheter égalitairement des vaccins en quantité suffisante pour tous leurs administrés.</p>
<p>Sur le même registre, la Commission, toujours avec l’accord des États membres, a passé des ordres d’achats groupés de gaz aux nouveaux fournisseurs sur lesquels se sont tournés les pays européens en substitution du gaz russe. En octobre 2023, ils ont réformé le fonctionnement du marché européen de l’électricité. Cette réforme paraît difficile à entreprendre : nombreux étaient les commentaires énonçant un désaccord entre l’Allemagne et la France qui la rendrait impossible à concevoir. Cette réforme rappelle que le fonctionnement classique du tandem franco‑allemand est de viser une solution commune à partir de situations et d’analyses éloignées – et de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/01/20/10-points-sur-le-mythe-franco-allemand-dans-la-construction-europeenne/">prendre le temps nécessaire pour y parvenir</a>. Autrement dit, les Européens ont gardé le cap de la grande bifurcation énergétique décidée très rapidement en février 2022 qu’ils mettent en œuvre dans ses différents aspects. Ils contiennent de cette manière l’inflation des prix de l’énergie qui a été favorisée par la diminution drastique d’importations de sources d’énergies fossiles en provenance de Russie.</p>
<p>Deuxième choix : l’UE s’est décidée à manier l’un des instruments non seulement du régalien mais aussi de la puissance, à savoir « faire la guerre ». Toutefois, les Européens ne font pas la guerre directement ni même concrètement au sens strict. Sans livrer de guerre, les Européens prennent parti dans une guerre en mobilisant leur industrie de défense et leurs capacités militaires. Ils livrent des armes de guerre, ils forment les combattants de l’armée ukrainienne (plus de 25 000) et partagent du renseignement militaire avec les Ukrainiens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1701292030943481867"}"></div></p>
<p>Troisième choix : celui d’une volonté politique stratégique propre. Cette mobilisation par les Européens de leurs ressources militaires au profit d’un pays associé en guerre – l’Ukraine – ne doit rien à personne. Si l’on additionne, d’une part, la valorisation de l’aide militaire d’ores et déjà effectuée et des engagements annoncés par les pays de l’UE ensemble comme UE et individuellement comme États membres ainsi que, d’autre part, toutes les formes d’aides civiles, l’aide totale fournie par les Européens à l’Ukraine est <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/au-son-du-canon-le-reveil-geopolitique-de-leurope%e2%80%89/?">près de deux fois supérieure à celle fournie par les États‑Unis</a> . Dans ce total, l’aide militaire des Européens et des Américains sont équivalentes. Celle des Européens comprend des engagements pluriannuels sur quatre ans. Si l’on ajoute l’effort consenti par les Norvégiens et les Islandais, membres de l’Espace économique européen (EEE), l’aide militaire européenne est même supérieure à l’aide militaire américaine. Depuis l’été 2023, l’Allemagne est le deuxième fournisseur d’aide militaire après les États‑Unis. Le Royaume‑Uni, qui n’est ni dans l’UE ni dans l’EEE, est le troisième. Rapporté au PNB, l’Allemagne est le neuvième fournisseur d’aide militaire. Ni les États‑Unis ni le Royaume‑Uni <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">ne sont dans les dix premiers</a> qui sont : la Norvège, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, le Danemark, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, l’Allemagne et la Finlande.</p>
<p>Dans le même mouvement, dès mars 2022 deux des trois États membres de l’élargissement de 1995, la Finlande et la Suède, décident de rejoindre l’OTAN. La Finlande, dont 1 340 kilomètres de frontières sont communes avec la Russie, en est devenue membre en avril 2023, tandis que le processus de ratification de l’adhésion de la Suède poursuit son cours en Hongrie et en Turquie. L’OTAN est une alliance défensive : l’UE et ses États membres ne sont pas pacifistes. Ils sont prêts à se défendre et leurs budgets militaires sont en augmentation depuis février 2022. Pour autant, rien n’indique qu’ils aspirent à se transformer en puissance militaire. À cet égard, le <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2022/08/29/discours-de-prague-comprendre-le-tournant-de-scholz-sur-lunion/">changement de doctrine de l’Allemagne énoncé par le chancelier Scholtz en 2022</a> est significatif. L’Allemagne, selon l’expression de Philippe Gros, est en train de devenir le grenier à armes de l’Ukraine. Si elle est en train de ne plus être cette « grande Suisse », ainsi que la qualifiait Pierre Hassner, elle ne devient pas pour autant une puissance militaire qui se projette dans le monde.</p>
<p>En lisant les enquêtes <a href="https://www.europarl.europa.eu/at-your-service/fr/be-heard/eurobarometer">Eurobaromètre</a> de 2022 et 2023, on comprend que les Européens expriment majoritairement dans leur ensemble une demande de politique européenne de défense et d’affaires étrangères depuis plusieurs années et que, dans une forte proportion, ils adhèrent à la politique de soutien à l’Ukraine et à la politique de sanction de la Russie (cette majorité va de massive à nette selon les pays). Or, de facto, le soutien à l’effort de guerre ukrainien et aux sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe est, dans l’histoire, la première manifestation d’une politique de défense du territoire européen. Le fait qu’il suscite l’accord d’une nette majorité d’Européens est donc un test grandeur nature : il valide dans la pratique le souhait exprimé d’une politique européenne de défense.</p>
<p>Bien entendu, dans la durée, car cette guerre de résistance à l’invasion russe est longue, il y a en Europe un débat sur l’efficacité de cette politique, voire sur sa pertinence. Les partis politiques traditionnellement fascinés par Poutine, soit par consonance avec les valeurs qu’il incarne, soit par antiaméricanisme, sans revenir à la connivence qui était la leur avec son régime avant février 2022, proposent à nouveau de considérer le point de vue territorial russe avec bienveillance, et d’envisager de cesser d’armer l’Ukraine pour les pousser à accepter le fait accompli et cesser les combats. Deux d’entre ces partis sont arrivés en tête lors des élections législatives dans leur pays en 2023, Fico pour le Smer‑SD en Slovaquie et Wilders pour le PVV aux Pays‑Bas. Les partis politiques, comme le PVV, qui sont regroupés au sein du groupe Identité et démocratie au Parlement européen, l’ont fait savoir lors de leur réunion à Florence en décembre 2023.</p>
<p>L’interprétation de ces résultats est débattue au sein de la communauté académique : y a‑t‑il effritement du soutien des citoyens européens au soutien de l’UE à l’Ukraine, ou pas ? Non. <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/la-guerre-en-ukraine-peut-elle-ouvrir-un-nouveau-cycle-dextreme-droite-en-europe/">Gilles Ivaldi</a> met en lumière les nombreux facteurs expliquant ces préférences électorales et au premier chef l’insécurité économique. Il n’en reste pas moins que, dans un débat témoignant du pluralisme et de l’esprit démocratique des sociétés européennes, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/31/dans-certains-pays-europeens-il-existe-un-decalage-notable-entre-un-important-soutien-gouvernemental-a-l-ukraine-et-une-opinion-publique-plus-ambivalente_6197521_3232.html">« les gouvernements souhaitant maintenir un soutien conséquent à l’égard de l’Ukraine doivent justifier plus efficacement leurs actions politiques »</a>. Les élections du Parlement européen 2024 tombent à point nommé pour que les citoyens de l’UE délibèrent de la politique de l'Europe face à la guerre d’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Même si des voix discordantes se font entendre en son sein, et même si elle aurait pu en faire encore plus, l’UE dans son ensemble a réagi à l’attaque russe avec une fermeté inattendue.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2230282024-02-18T15:48:19Z2024-02-18T15:48:19ZComprendre l’histoire de l’UE par ses élargissements successifs : de 1957 à 1973<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583200/original/file-20240320-28-xzpwsb.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=17%2C4%2C1423%2C1073&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En vert, les trois pays (Danemark, Irlande, Royaume-Uni) qui rejoignent en 1973 les six pays (en bleu) membres de la CEE depuis sa création en 1957.</span> <span class="attribution"><span class="source">The Conversation</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><em>Les élections au Parlement européen se tiendront du 6 au 9 juin prochain. Vingt-sept pays sont concernés. Si l’on s’est habitué, ces dernières années, à la formule « les Vingt-Sept » pour désigner les membres de l’Union, ce nombre n’a en réalité cessé de varier : de six en 1957, il est passé à neuf en 1973, dix en 1981, douze en 1986, quinze en 1995, vingt-cinq en 2004, vingt-sept en 2007, vingt-huit en 2013… et à nouveau vingt-sept en 2016 avec la sortie du Royaume-Uni. Dans la perspective du scrutin de juin prochain, nous avons demandé à l’historien Sylvain Kahn, chercheur au Centre d’histoire de l’Europe de Sciences Po et auteur, entre autres nombreuses publications, d’une <a href="https://youtu.be/spoWemEOoYU?si=cZRyNRn4WxaUE2pW">Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945</a> (PUF, 2021), de revenir sur ces différents élargissements, dans une série d’articles dont nous vous proposons ici le premier épisode.</em></p>
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<p>L’élargissement est constitutif de l’histoire de l’intégration européenne. La Communauté économique européenne comptait six membres lors de sa création en 1957. Entre 1973, année de l’adhésion du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark, et 2013, année de l’adhésion de la Croatie, vingt-deux pays supplémentaires ont rejoint la CEE puis l’Union européenne.</p>
<p>L’histoire des élargissements commence à la fin des années 1960 : De Gaulle parti, l’histoire de l’intégration européenne se poursuit sans dirigeant souverainiste. Son successeur élu le 15 juin 1969, Georges Pompidou, avait été l’un de ses plus proches collaborateurs puis son premier ministre. Dès son arrivée à l’Élysée, il prit son monde par surprise en <a href="https://www.georges-pompidou.org/projet-leurope-georges-pompidou-construction-europeenne">proposant une relance de la construction européenne</a>.</p>
<h2>Le sommet de La Haye, première étape d’un processus long de plusieurs décennies</h2>
<p>À l’initiative de Pompidou, les 1<sup>er</sup> et 2 décembre 1969, <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/d1cfaf4d-8b5c-4334-ac1d-0438f4a0d617/01b8a864-db8b-422c-915e-a47d5e86593e">La Haye accueillit un sommet européen des six chefs d’État et de gouvernement</a>. Le président français y annonça son fameux <a href="https://www.cairn.info/france-europe--9782804160166-page-93.htm">triptyque</a> : « achèvement » (de la PAC), « élargissement » (au Royaume-Uni), « approfondissement » (par <a href="https://www.ecb.europa.eu/ecb/history/emu/html/index.fr.html">l’Union économique et monétaire</a> d’une part et la coopération en politique étrangère d’autre part).</p>
<p>Avec le recul, ce sommet de La Haye donna le « la » d’un mouvement qui allait se déployer sur la durée. Entre 1973 et 2013, il y eut <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-elargissements-de-l-union-europeenne-de-6-a-27-etats-membres/">quatre vagues d’élargissement</a> : aux pays industrialisés du nord-ouest dans les années 1970 ; aux pays méditerranéens, plus agricoles, en sortie de dictature, dans les années 1980 ; aux pays plus périphériques, très prospères, neutres et sociaux-démocrates du nord-est dans les années 1990 ; et aux pays d’Europe centrale et orientale ex-communistes, devenus démocratiques et capitalistes, dans les années 2000.</p>
<p>Chacune de ces vagues s’est déroulée de façon intriquée à des réformes institutionnelles allant dans le sens d’un approfondissement du système politique européen, selon quatre tendances fortes : des augmentations (relatives) du budget communautaire ; un accroissement des prérogatives tant du Parlement que du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement ; une extension et une simplification de la prise de décision à la majorité qualifiée ; et un achèvement toujours plus affiné des politiques communautaires.</p>
<p>Sanctuariser la politique agricole et intégrer le Royaume-Uni (sommet de La Haye) vont de pair dans les années 1970 ; démultiplier la politique régionale et intégrer les pays ibériques se font ensemble par la Commission Delors dans la décennie suivante ; pour le tandem Kohl-Mitterrand, rendre l’euro irréversible avec <a href="https://www.ecb.europa.eu/ecb/history/emu/html/index.fr.html">l’Union économique et monétaire</a> et lancer l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale sont les deux faces d’une même politique ; aujourd’hui, c’est le couplage entre, d’une part, le développement d’une défense et d’une diplomatie européennes et, d’autre part, <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/292425-lue-decide-douvrir-les-negociations-dadhesion-avec-lukraine-et-la-mo">l’élargissement à l’Ukraine et à la Moldavie</a> qui est en cours avec la Commission Von der Leyen.</p>
<h2>Les calculs de Georges Pompidou</h2>
<p>Revenons au sommet de La Haye de décembre 1969. Derrière le slogan du « triptyque » le changement proposé par Pompidou est un approfondissement dans la continuité.</p>
<p>Achever la PAC était dans la logique du traité de Rome et de la politique qu’il mena comme premier ministre de De Gaulle.</p>
<p>La coopération en politique étrangère proposait une démarche analogue à celle du <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/a70e642a-8531-494e-94b2-e459383192c9">plan Fouchet de 1961</a> : des consultations formalisées entre ministres des Affaires étrangères. Le plan est cette fois un rapport, rendu en 1970 et le diplomate qui lui donne son nom est cette fois belge : <a href="https://mjp.univ-perp.fr/europe/docue1970davignon.htm">Étienne Davignon</a>.</p>
<p>Le projet d’Union économique et monétaire est, lui, une vraie nouveauté. Le premier ministre luxembourgeois Pierre Werner et le vice-président de la Commission Raymond Barre sont chargés de concevoir sa mise en œuvre concrète, dans le respect des lignes rouges de la France pompidolienne : ne pas donner à l’institution supranationale qu’est la Commission un rôle plus important que celui des gouvernements des États membres.</p>
<p>Dans cette opération politique par laquelle Pompidou se démarque, le nouveau président français misait surtout sur l’élargissement au Royaume-Uni ; c’est ce qui l’intéressait le plus. Sur la scène politique communautaire, en ouvrant la CEE au Royaume-Uni, Pompidou escomptait compliquer toute évolution de la construction européenne vers davantage de supranationalité, sans que la France n’en soit rendue responsable. Il pensait aussi apporter un contrepoids à la RFA, dont il <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2003-3-page-163.htm">observe avec une pointe d’inquiétude</a> le rôle renouvelé – même si lors des célébrations du dixième anniversaire du traité de l’Élysée en janvier 1973, il assure Willy Brandt du soutien plein et entier de la France à l’<em>Ostpolitik</em>, ce nouveau cours de la politique étrangère ouest-allemande.</p>
<p>Accessoirement, sur la scène politique hexagonale, le président Pompidou a donné des gages aux centristes favorables à la construction européenne qu’il a jugé bon de faire revenir au gouvernement (Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Duhamel et René Pleven, le chef du gouvernement de la déclaration Schuman et du <a href="https://books.openedition.org/psorbonne/46061">plan pour une Communauté européenne de défense en 1950</a> !). La nomination de Maurice Schumann au poste de ministre des Affaires étrangères est un choix très habile : ce dernier est à la fois un gaulliste historique, un européiste exempt de tout reproche et un anglophile.</p>
<p>Florentin, Pompidou met en porte-à-faux le tout nouveau Parti socialiste qui se veut plus européen que la majorité gaulliste. Le PS <a href="https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00054/francois-mitterrand-defend-une-europe-democratique.html">appelle à voter blanc ou à s’abstenir</a> lors de la ratification de ce premier élargissement par référendum. Tenu en 1972, il se soldera par une victoire du oui à 68 % (la question posée était : « Approuvez-vous, dans les perspectives nouvelles qui s’ouvrent à l’Europe, le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République, et autorisant la ratification du traité relatif à l’adhésion de la Grande-Bretagne, du Danemark, de l’Irlande et de la Norvège aux Communautés européennes ? »</p>
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<figcaption><span class="caption">Information première du 24 avril 1972, référendum sur l’Europe (Archive INA).</span></figcaption>
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<p>À un autre niveau d’analyse, plus structurel, l’entrée du Danemark, du Royaume-Uni et de la République d’Irlande (les Norvégiens, pour leur part, <a href="https://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/8bf94809-5b45-4840-8a90-9a33b4479419">rejettent par référendum</a> l’adhésion proposée par leur gouvernement) parachève cette association politico-économique qu’est la CEE du traité de Rome de 1957. Ces pays furent historiquement les berceaux de trois mouvements majeurs : le décollage économique de l’Europe d’une part ; l’émancipation du politique et de l’individu d’autre part, notamment par rapport à la sphère religieuse et à l’Église ; et la démocratie moderne.</p>
<p>Ce premier ensemble élargi est celui de l’Europe des plus fortes densités, de la diversité sociale, économique et culturelle, des centres de décision où s’invente et se développe le capitalisme. Roger Brunet, dans un <a href="https://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M202/Brunet.pdf">article devenu célèbre</a>, a expliqué ce phénomène de la dorsale européenne, baptisée <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9galopole_europ%C3%A9enne">« banane bleue »</a> par les médias. En schématisant, l’Europe des Six (1957) puis des Neuf (1973) est l’Europe la plus urbaine, auréolée de ses périphéries plus rurales, arrière-pays moins urbanisés, moins métropolitains, moins industrialisés et agricoles. Dans l’histoire pluriséculaire des Européens, ces périphéries ont été agrégées à ces centres par des États déterminés et coercitifs, d’abord princiers ou royaux, puis s’étant parés du drapeau de la nation au cours de leur processus historique de consolidation et d’extension.</p>
<h2>Le Royaume-Uni, un État membre peu commode</h2>
<p>À un troisième niveau d’analyse, l’adhésion du Royaume-Uni réparait un accroc à l’histoire récente de ces Européens. Les Six fondateurs avaient bien cherché à être sept, tant dans la <a href="https://www.touteleurope.eu/histoire/qu-est-ce-que-la-ceca/">Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca, 1951)</a> que dans la CEE (traité de Rome 1957). Les Britanniques avaient snobé cette Europe communautaire, lui préférant le Commonwealth et pensant la mettre en difficulté en créant en 1960, <a href="https://www.efta.int/about-efta">l’AELE</a>, une zone de libre-échange comprenant l’Autriche, le Danemark, la Norvège, le Portugal, la Suède et la Suisse.</p>
<p>Finalement, leurs dirigeants s’étaient convaincus que leur pays, alors à la peine économiquement (<a href="https://www.cairn.info/une-histoire-du-royaume-uni--9782262044275-page-347.htm">« l’homme malade de l’Europe » disait-on du Royaume-Uni</a>), avait plus à gagner ou moins à perdre en se trouvant dans le Marché commun plutôt qu’en dehors. Pour autant, les <a href="https://laviedesidees.fr/L-anomalie-Brexit">spécificités britanniques n’avaient pas disparu comme par enchantement</a> avec ce revirement de Londres.</p>
<p>La première de celles-ci était que l’agriculture avait au Royaume-Uni une place bien moindre que dans les autres pays membres. Une autre était que la souveraineté du Parlement avait dans la culture politique britannique une place particulièrement prégnante qui s’accommodait mal avec la supranationalité. À la fin des années 1970, le Royaume-Uni finançait 20 % des ressources communautaires et était destinataire de moins de 10 % de ses dépenses. Dans la mesure où son PNB représentait 16,5 % de celui de la CEE, et où la politique agricole commune était le principal poste du budget européen, cette répartition lui paraissait injustifiée.</p>
<p>Le problème était délicat. Du point de vue de la spécificité de l’économie britannique, il y avait clairement une anomalie. Mais du point de vue de l’esprit et du fonctionnement d’ensemble, la démarche communautaire excluait les comptes d’épicier ou d’apothicaire ; elle reposait sur une solidarité d’ensemble dont chacun, au final, tirait un grand bénéfice. D’autant plus que les Britanniques savaient tout cela en candidatant, et que les montants en jeu étaient modestes. Les dépenses de la CEE étaient de l’ordre de 1 % du PNB de la zone CEE.</p>
<p>En votant à une large majorité pour le parti conservateur de Margaret Thatcher le 3 mai 1979, les Britanniques font de ces deux éléments un conflit politique au sein de la CEE. <a href="https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-3-page-69.htm">Thatcher souhaitait une rupture radicale avec trente-cinq années d’État-providence</a>, voulait en finir avec le secteur public, le pouvoir syndical et la récurrence des grèves ; elle disait vouloir déréguler le marché du travail pour lutter contre le chômage. Elle promettait de casser l’inflation pour redonner à l’épargne sa valeur et prônait la fierté patriotique et les valeurs victoriennes. En cohérence avec sa doctrine, elle voyait dans les décisions supranationales de la CEE résultant des négociations entre États et des compétences qu’ils avaient dévolues à la Commission à la fois une extension contre-productive de la bureaucratie et une limitation illégitime de la souveraineté parlementaire britannique. Intransigeante, indifférente aux sondages et aux pressions, on la surnommait la « Dame de fer ».</p>
<p>À son premier conseil européen, <a href="https://www.consilium.europa.eu/media/20741/dublin_novembre_1979__fr_.pdf">celui de Dublin des 29 et 30 novembre 1979</a>, Margaret Thatcher demande comme ses prédécesseurs une réduction de la contribution britannique au budget communautaire, dont les trois quarts sont alors alloués à la politique agricole commune. Mais, à la différence de ceux-ci, elle refuse tout compromis. Dans une conférence de presse célèbre, en marge dudit conseil, expliquant longuement et patiemment la position du gouvernement britannique, elle eut cette formule restée fameuse : « We are asking for a very large amount of our own money back ». En France, cette formule est passée à la postérité sous une forme remaniée : <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2005/05/11/30-novembre-1979-margaret-thatcher-i-want-my-money-back_648386_3214.html">« I want my money back. »</a></p>
<p>Commence alors un autre chapitre de l’histoire de la construction européenne…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pendant ses seize premières années, la CEE a compté six membres : la France, la RFA, l’Italie et les trois pays du Bénélux. En 1973, elle est rejointe par le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2232102024-02-12T16:31:13Z2024-02-12T16:31:13ZLa rose rouge, objet de la mondialisation : des serres kenyanes aux plateformes de Hollande<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/574937/original/file-20240212-30-qkfc89.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C0%2C5590%2C3741&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La rose que vous offrirez ou recevrez le 14 février a toutes les chances de provenir de serres situées sous les tropiques voire sur l’équateur.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/natural-red-roses-background-127002347">PhotoHouse/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Une rose rouge peut symboliser bien des choses. Le jour de la Saint-Valentin, elle devient, pour beaucoup, une marque d’amour, une preuve de tendresse. C’est la fleur des amoureux par excellence. En Russie, elle est aussi offerte le 8 mars, aux mères de famille comme un gage de reconnaissance de leur travail domestique. Mais pour le géographe, la rose rouge est aussi un <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/afrique-dynamiques-regionales/articles-scientifiques/roses-afrique-mondialisation">marqueur de la mondialisation</a>. Car la rose que vous offrirez ou recevrez le 14 février a toutes les chances de provenir de serres situées sous les tropiques voire sur l’équateur, plus précisément au Kenya, en Éthiopie, ou peut-être en Équateur si sa tige est très longue et qu’elle coûte plus cher. </p>
<p>Dans les serres, les chefs de culture ont travaillé d’arrache-pied depuis 6 mois pour que leurs rosiers (6 par m<sup>2</sup> soit 60000 environ par hectare) fleurissent précisément la semaine qui précède le 14 février, ni trop tôt, ni surtout trop tard, jouant pour cela avec les capacités techniques des serres pour moduler la lumière, l’irrigation, les apports en CO<sup>2</sup> ou en oxygène, le taux d’humidité de façon à accélérer ou ralentir la floraison des rosiers.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574956/original/file-20240212-31-m3dvea.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ouvrier dans une serre kenyane.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Quand on sait que l’écart entre deux floraisons varie selon la lumière, la nébulosité, la température, l’humidité de l’air, les apports en eau, en engrais, etc., et qu’à cela on ajoute les toujours possibles attaques d’insectes ou de champignons, catastrophiques dans ces contextes de monoculture, on mesure l’incertitude et le stress qui règnent dans les fermes à mesure de s’approche le jour fatidique. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574958/original/file-20240212-30-4udtu7.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Cargo de la compagnie KLM qui entretient des liens privilégiés avec FloraHolland.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>De ces bassins de production intertropicaux, après un voyage de quelques heures dans les soutes fraîches d’un avion-cargo, par exemple un Boeing 747-Cargo qui peut transporter jusqu’à 120 tonnes de roses, votre fleur transitera par la coopérative Royal Flora Holland à Aalsmeer, à quelques encablures de l’aéroport Amsterdam-Schipol. Là, le jour même, elle sera chargée dans un de ces camions réfrigérés qui sillonnent l’Europe et sera livrée à votre fleuriste qui, en prévision du 14 février, a, avant Noël, multiplié ses commandes par quatre ou cinq et ses prix par deux ou trois, juste à cause de l’augmentation brutale de la demande. La fête des amoureux est aussi le jour où votre fleuriste réalise près de 15 % de son chiffre d’affaire annuel. </p>
<h2>Des facteurs climatiques et politiques favorables à une production kenyane</h2>
<p>Faire voyager des roses sur milliers de kilomètres n’est pas un phénomène nouveau. Alors que jusque-là l’Europe était autosuffisante en roses coupées, à la fin des années 1970, imitant leurs collègues américains qui avaient commencé quelques années plus tôt à installer des fermes en Équateur, autour de Quito, des Hollandais commencent à installer certaines unités de production au Kenya. Mais alors, Pourquoi en est-on venu à mondialiser ainsi la production de roses coupées ? </p>
<p>Des <a href="https://journals.openedition.org/belgeo/45011">facteurs répulsifs et des facteurs attractifs</a> ont en fait motivé ce mouvement vers l’Afrique. Il a d’abord s’agit de quitter l’Europe, ses coûts de main-d’œuvre et de chauffage et ses réglementations phytosanitaires émergentes. Les hautes terres kenyanes sont alors apparues comme particulièrement attrayantes du fait d’un certain nombre d’avantages climatiques : d’abord, l’écosystème équatorial d’altitude (entre 1600 et 2300 m. selon les bassins de production kenyans) offre, sans chauffage, des températures (entre 12 °C la nuit et 30 °C le jour), toute l’année idéales pour le rosier, sa croissance et sa productivité. Ensuite, ces régions garantissent une luminosité qui donne aux fleurs leurs couleurs éclatantes, et à la tige la solidité nécessaire pour voyager, ainsi qu’une taille (entre 40 cm-1 m.) idéale pour conquérir les marchés. </p>
<p>En outre, l’écosystème géoéconomique du Kenya postcolonial a permis de valoriser cette situation équatoriale. Ancienne colonie de peuplement britannique, le Kenya disposait d’une part de diasporas blanches et indiennes rompues à l’encadrement du travail en Afrique comme aux contraintes du capitalisme international, et, d’autre part d’une main-d’œuvre noire nombreuse, bon marché, éduquée, et peu revendicatrice. De plus, moteur économique de l’Afrique orientale, le Kenya possédait déjà des facilités logistiques, notamment l’aéroport de Nairobi rodé aux flux touristiques mettant l’Europe à 8 heures de vol. Enfin, le régime kenyan libéral, pragmatique et stable offrait aux investisseurs sécurité et liberté. </p>
<p>Ces entrepreneurs pionniers ont fait exemple et, au cours des années 1990, 2000 et 2010, ont été imités par des investisseurs kenyans d’origine indienne, blancs mais aussi des hommes politiques kenyans. Les superficies mises en serre se sont donc étendues et, progressivement, un véritable cluster rosicole s’est formé au Kenya puisque la production y a attiré un ensemble d’entreprises induites, à amont et à l’aval. Aujourd’hui, si les serres emploient directement 100000 personnes, 500 000 employés travaillent de près ou de loin autour de la fleur. Au total, 2 millions de personnes dépendent de la rose pour vivre. </p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574957/original/file-20240212-16-gez8v5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Serres de roses devant le lac Naivasha. À 1800 mètre, c'est la région de prédilection de la culture de la rose au Kenya.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>D’un point de vue macroéconomique, les exportations des roses contribuent de manière décisive à la balance commerciale du pays (700 millions de $, seconde derrière le thé 1400 millions de $). Dans les années 2000, après avoir conquis les hauts plateaux kenyans, la rose rouge a également été introduite en Éthiopie, pays limitrophe présentant des caractéristiques proches. 50 000 emplois y ont été créés par des rosiculteurs, parfois venus du Kenya à l’instigation des autorités éthiopiennes plus interventionnistes. Cependant, la chaîne de valeur n’y a pas atteint la même maturité et beaucoup moins d’emplois induits y sont associés, aussi le bassin de production éthiopien reste-t-il dans l’orbite de son voisin du Sud. Si l’on dézoome maintenant, on observe un boom rosicole africain qui a accompagné la croissance de la consommation mondiale et tué la production européenne.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/saint-valentin-pourquoi-quelques-mots-valent-mieux-quune-rose-rouge-199749">Saint-Valentin : pourquoi quelques mots valent mieux qu’une rose rouge</a>
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<h2>FloraHolland : le Wall Street des fleurs</h2>
<p>Mais l’Europe, beaucoup de fleurs y reviennent lorsqu’elles quittent les serres africaines. Elles sont pour cela conditionnées en bottes, et commercialisées selon trois modalités. </p>
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<li><p>soit dans le cadre des marchés au cadran (système d’enchères électroniques censées garantir une fixation des prix rapide et transparente)</p></li>
<li><p>soit dans le cadre d’un contrat, le plus souvent annuel, entre un producteur et une centrale d’achat ou un grossiste européens</p></li>
<li><p>soit, enfin, à l’occasion d’une vente spéciale, ponctuelle, entre un producteur et un acheteur. </p></li>
</ul>
<p>Quelle que soit la façon dont elles sont vendues, depuis Nairobi ou Addis, les roses, dans leur majorité, transitent par Aalsmeer – dans la banlieue d’Amsterdam – où se situe la plus grande plate-forme logistique de végétaux du monde : la très lucrative coopérative FloraHolland. Historiquement, celle-ci s’est imposée comme le Wall Street des fleurs, là où se fixe le cours des roses. Ces dernières années, soutenu par la croissance non démentie de la demande des classes moyennes des pays émergents et du renchérissement des prix de facteurs de production, le prix des roses a augmenté plus que l’inflation. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574959/original/file-20240212-19-mz6yzd.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Plateforme logistique de FloraHolland.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Aujourd’hui, même si la part des fleurs mises aux enchères a diminué (ce ne sont plus que 40 % des roses coupées qui sont vendues aux enchères) les marchés au cadran conservent ce rôle primordial de fixer les prix du produit. Ce recul relatif des enchères s’explique par la montée en puissance d’opérateurs européens – notamment les chaines de supermarchés britanniques et allemands – désireux et capables de négocier avec les producteurs des volumes d’achat importants, réguliers, tout au long de l’année. Ces volumes importants réguliers font l’objet de contrats qui, fixant quantités et prix sur une base annuelle, affranchissent vendeurs et acheteurs des enchères, plus aléatoires. </p>
<p>Mais FloraHolland, de par sa fluidité, ses performances logistiques, son lobbying actif, ses stratégies de promotion reste, malgré ces changements, le hub hégémonique par où passent la majeure partie des roses coupées destinées aux marchés européens. La coopérative rétribue ses membres et payent ses salariés grâce aux commissions qu’elle touche tant sur les volumes vendus aux enchères, que sur ceux qui ont fait l’objet de ventes contractuelles ou spéciales mais qui sont passés dans ses murs. </p>
<h2>Une mondialisation de la rose de plus en plus questionnée</h2>
<p>Ces roses qui traversent le monde ne sont cependant pas indemnes de critiques dont les médias, <a href="https://www.lexpress.fr/economie/la-rose-kenyane-deferle-en-europe_1433814.html">depuis le début des années 2000</a> se font régulièrement l’écho. </p>
<p>Dans les années 2000-2005, les questionnements ont d’abord porté sur les conditions de travail et de rétribution des salarié(e) s, puis, dans les années 2005-2010, sur la surconsommation d’eau nécessaire aux rosiers (entre 3 et 9 litres d’eau par jour et par m<sup>2</sup>) et la pollution de l’eau induite par les rejets de cette production. </p>
<p>Dans les années 2010-2015, c’est ensuite <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/bilan-carbone-pour-la-saint-valentin-noffrez-surtout-pas-de-roses-1361938">l’empreinte carbone</a> des fleurs, induite par le nécessaire recours à l’avion qui a été scruté. Plus récemment, enfin, dans les années 2015-2020 ce sont la charge chimique de ces fleurs et les stratégies d’évitement fiscal des entrepreneurs qui localisent leurs profits en Hollande où le taux d’imposition est de 12,5 % contre 35 % au Kenya, qui sont devenues des problématiques émergentes. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574961/original/file-20240212-26-mcoo5b.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ouvrières chargées du tri des fleur en fonction de la taille des tiges.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Conscients des risques que leur faisait courir cette menace médiatique, les entrepreneurs ont, dans une certaine mesure, répondu aux critiques, en augmentant les salaires et en proposant de meilleures conditions de travail aux ouvriers, en réduisant leur empreinte hydrique grâce au recyclage et au <em>rainharvesting</em>, en réduisant les épandages de pesticides grâce aux traitements ciblés et à la lutte biologique intégrée. </p>
<p>Autre phénomène inédit, en réaction à cette production mondialisée des fleurs et aux critiques sur les coûts environnementaux de la production tropicale, émerge, très lentement, l’idée de « re-saisonnaliser » la consommation de fleurs coupées et de relocaliser la production de fleurs coupées en France. Dans les pays anglo-saxons, le mouvement <em>slow flower</em> prône cette idée, et l’on voit timidement fleurir, autour des grandes métropoles, des micro-exploitations, souvent en reconversion, ou en temps partiel. En France en 2017, une fleuriste du nord et une journaliste ont créé le <a href="https://www.collectifdelafleurfrancaise.com/">Collectif de la fleur française</a> – une association d’environ 600 membres fleuristes écoresponsables ou floriculteurs – dont l’objectif est de promouvoir la production et la commercialisation de fleurs produites en France et ainsi de participer à une agriculture écoresponsable. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/slow-flowers-un-nouveau-concept-pour-relancer-la-production-de-fleurs-francaises-142548">Slow flowers : un nouveau concept pour relancer la production de fleurs françaises ?</a>
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<h2>La rose rouge : une épine dans le pied de nos sociétés mondialisées ?</h2>
<p>La rose rouge est ainsi devenue un objet de plus en plus ambigu : si elle fait l’objet de critiques de plus en plus nombreuses, sa production elle, ne cesse de s’étendre, soutenue par la demande croissante des classes moyennes des pays émergents. Les professionnels parlent d’une croissance d’environ 5/6 % par an depuis une dizaine d’années. </p>
<p>L’industrie a même relativement bien vécu la pandémie mondiale de Covid-19. Passée les premières semaines du confinement qui a stoppé net les vols aériens et les achats, forçant les horticulteurs à jeter leur production, la pandémie de Covid a été relativement bien négociée par le secteur pour la simple raison que les gens ont continué à acheter des fleurs, en ligne évidemment, et même avec plus de régularité, habitude qui s’est prolongée depuis ! La consommation futile, esthétique a en fait été accrue pendant la pandémie, à la grande surprise et au plus grand bonheur des acteurs de la filière.</p>
<p>Comme tout objet mondialisé, la rose cristallise de ce fait des tensions entre, d’un côté, l’évidente insoutenabilité environnementale d’une culture de contresaison, de ses procédés de production et surtout de commercialisation et, d’un autre côté, une réalité économique : la rose fait vivre plusieurs millions de personnes et participe – au-delà de l’enrichissement de quelques-uns – au développement de plusieurs régions. Cette fleur nous invite ainsi à se poser des questions délicates : dans quelle mesure l’indéniable développement induit au Kenya justifie-t-il le maintien de notre consommation insoutenable – moteur du secteur – en ces temps de changement climatique ? Doit-on céder au chantage à l’emploi mis en place par cette filière qui vit d’une consommation autant ostentatoire que superfétatoire ?</p>
<p>Au-delà des roses ce sont, en fait l’ensemble des consommations tropicales qui pourraient, ou même devraient être ainsi interrogées. Car si le fort sens symbolique que génère l’achat d’une rose est propice peut-être aux questionnements quant à son mode de production, les remises en question environnementales et économiques peuvent s’étendre à bien d’autres produits : café, chocolat, thé, avocat, mangues, bananes…</p>
<h2>Du côté kenyan, des remises en cause inexistantes</h2>
<p>Au Kenya, jusqu’à ce jour, au-delà des polémiques médiatiques sur les modalités de la production, aucun changement de paradigme ne semble envisagé ou envisageable : l’industrie n’a aucun problème de recrutement et ses travailleurs se disent heureux de profiter de la manne rosicole qui garantit un salaire fixe supérieur au revenu moyen, et la possibilité d’ouvrir un compte en banque même s’ils ne se font aucun doute sur l’asymétrie des profits et l’inégalité du partage de la valeur.</p>
<p>Le respect viscéral de la figure de l’entrepreneur, l’adhésion universel à l’ethos du capitalisme, plus prosaïquement les avantages matériels et symboliques à émarger pour une entreprise prospère et reconnue, tout cela participe à faire de la rosiculture un secteur très peu remis en question. Que les entreprises ouvertes dans les années 1990 aient à gérer les problèmes de santé de leurs employées cinquantenaires montre d’ailleurs le faible <em>turn over</em> d’une main-d’œuvre enviée et attachée à son emploi. En outre, dans un pays où la figure de l’homme politique est valorisée, le fait que certaines entreprises soient détenues par des femmes/hommes politiques contribue sans aucun doute à l’aura des serres et des fleurs. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/574962/original/file-20240212-26-ex7r9g.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Bottes de roses kenyanes prêtes à être expédiées en Hollande. La couleur de l'autocollant correspond à un jour de la semaine. Ce code couleur permet de prioriser les fleurs à expédier en premier.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernard Calas</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Du côté européen, conscients des interrogations des consommateurs, les grossistes, les détaillants commencent à répondre par la transparence et la traçabilité. Démarche intéressante qui consiste à pointer du doigt l’origine géographique de chacune des variétés vendues et qui dévoile explicitement la valeur politique de la consommation. Quel sens le consommateur donne-t-il à son achat ? Écologique ou développemental ? Local ou tropical ? Ce réinvestissement de sens au cœur de la consommation participe sans aucun doute à la segmentation du marché. </p>
<p>Au final, donc, si la rose est un marqueur convenu d’amour, un objet passionnant d’étude de la mondialisation pour le géographe, elle condense les tensions comme les contradictions du capitalisme actuel.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223210/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Calas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des mois avant le 14 février, dans des serres kenyanes, luminosité, taux d’humidité et engrais ont été modulé avec soin pour que les roses rouges arrivent à temps en Europe pour la Saint Valentin.Bernard Calas, Professeur en Économie et Géographie Politique, Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2210462024-02-05T15:13:19Z2024-02-05T15:13:19ZLe basketball, élément majeur de l’affirmation nationale de la Lituanie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/572443/original/file-20240131-27-19vs3b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C5%2C3458%2C2004&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le 24&nbsp;février 2002, jour du début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des supporters du Zalgiris Kaunas brandissent des drapeaux lituaniens et un drapeau ukrainien, ainsi qu’une banderole proclamant en ukrainien «&nbsp;Ukrainiens&nbsp;! La Lituanie est avec vous&nbsp;!&nbsp;» Le club a toujours intégré une dimension politique dans son action.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/bczalgiris/status/1496795504742739971?lang=ar-x-fm">Compte X (anciennement Twitter) du Zalgiris Kaunas</a></span></figcaption></figure><p>La date du 15 juillet 1410 est aussi bien connue des écoliers lituaniens que celle de la bataille de Marignan l’est des écoliers français. Ce jour-là, lors de la <a href="https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/192516">bataille de Zalgiris</a> (prononcer Jalgiris) (Grunwald pour les Polonais, Tannenberg pour les Allemands), l’alliance du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie y écrasa les chevaliers teutoniques et mit un coup d’arrêt à leurs visées expansionnistes. Dès lors, il y a une dimension symbolique à ce que le principal club lituanien de basketball, fondé le 15 avril 1944, pendant l’occupation nazie, à Kaunas (la deuxième ville du pays) se nomme précisément <a href="https://zalgiris.lt/">« Zalgiris »</a>.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/08/05/le-basket-en-lituanie-un-symbole-de-liberte-face-a-la-russie-on-se-disait-que-si-on-battait-l-equipe-de-l-armee-rouge-on-pouvait-devenir-independants_6184495_4500055.html">Le basketball</a> joue un rôle important dans l’histoire nationale de la Lituanie. Ce sport a été l’un des premiers moyens d’affirmation de ce petit État balte, indépendant de 1918 à 1940, grâce aux victoires de l’équipe nationale lors des championnats d’Europe de 1937 et 1939, sous la conduite de Pranas Lubinas (Frank Lubin). Né aux États-Unis de parents lituaniens, il gagne la médaille d’or au sein de l’équipe nationale américaine aux Jeux olympiques de 1936, avant de rejoindre le pays de ses parents l’année suivante ; son rôle de joueur et d’entraîneur lui vaudra le surnom de <a href="https://www.lrt.lt/en/news-in-english/19/1056268/godfather-of-lithuanian-basketball-lubinas-to-be-memorialized-in-us">« père fondateur du basketball lituanien »</a>, même s’il devra fuir devant l’avancée nazie et revenir aux États-Unis.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569050/original/file-20240112-25-hhrkk8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pranas Lubinas sous le maillot lituanien au Championnat d’Europe 1939.</span>
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<p>Avant la guerre, et plus encore après, que ce soit durant l’appartenance à l’URSS ou à partir de la nouvelle indépendance effective en 1990, le basketball s’est affirmé comme le sport numéro un du pays, pour ne pas dire une seconde religion.</p>
<h2>Époque soviétique : le Zalgiris, incarnation du patriotisme lituanien</h2>
<p>Devenue à son corps défendant une république de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, à l’instar des deux autres pays baltes (l’Estonie et la Lettonie), la Lituanie a vu son identité nationale menacée par la soviétisation, laquelle s’est notamment traduite par la <a href="https://gulag.online/articles/soviet-repression-and-deportations-in-the-baltic-states">déportation de centaines de milliers de personnes</a> dans la seconde moitié des années 1940.</p>
<p>Il est significatif que le basketball ait été populaire à la fois dans les camps de réfugiés d’Europe occidentale et dans les goulags de Sibérie. Ce sport est devenu un symbole d’identification et d’expression personnelle pour les communautés lituaniennes émigrées en <a href="https://www.researchgate.net/publication/233157721_A_Revitalized_Dream_Basketball_and_National_Identity_in_Lithuania">Australie, en Amérique du Sud et aux États-Unis</a>.</p>
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<p>Pendant la période d’occupation, le Zalgiris Kaunas a été intégré au système sportif soviétique, remportant pour la première fois le championnat d’URSS dès 1947. Le basketball soviétique était marqué par une forte rivalité entre les clubs baltes, géorgiens, ukrainiens et les équipes russes de Moscou et de Saint-Pétersbourg (Leningrad à l’époque). Au-delà des querelles de clocher locales, le Zalgiris s’est solidement affirmé comme une fierté nationale dépassant le cadre sportif.</p>
<p>Jusqu’au milieu des années 1980, c’est le CSKA Moscou qui remporte régulièrement la palme. En tant que club de l’Armée rouge, il bénéficie du réservoir humain des forces armées et symbolise la mainmise moscovite sur les républiques soviétiques. Mais à partir de 1985, le Zalgiris Kaunas gagne plusieurs fois le championnat d’URSS (1985/1986/1987), ainsi que la <a href="https://www.fiba.basketball/intercontinentalcup/2020/news/long-rich-history-of-fiba-intercontinental-cup">Coupe intercontinentale</a> en 1986, à Buenos Aires.</p>
<p>Les témoignages des joueurs et du staff de l’équipe à propos de cette dernière victoire sont édifiants : c’est à cette occasion qu’ils ont pu voir pour la première fois le <a href="https://www.taurillon.org/de-rejet-en-rejet-jusqu-a-la-continuite-histoire-mouvementee-du-drapeau">véritable drapeau de leur pays</a> (brandi par des expatriés lituaniens en Argentine) et non celui imposé par Moscou. L’entraîneur de l’époque se fera même confisquer la cassette du match par un agent du KGB à son retour <a href="https://www.youtube.com/watch?v=IJUw3elgEbk">car on y voyait ces drapeaux</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=521&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=521&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569052/original/file-20240112-15-qefiua.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=521&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’équipe du Žalgiris Kaunas après la victoire en finale de 1986.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.15min.lt/24sek/naujiena/lietuva/jie-nugaledavo-cska-ka-dabar-veikia-auksines-karstliges-laiku-zalgirieciai-875-1610784">15min.lt</a></span>
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<p>Ces succès ont eu un impact significatif sur le moral des Lituaniens et ont renforcé leur identité nationale. De fait, dans cette période de transformation de la fin des années 1980, les matchs entre le CSKA et Žalgiris ont attiré plus que jamais l’attention du public et ont même donné lieu à des manifestations antisoviétiques.</p>
<p>Ces rencontres – et spécialement les victoires remportées par l’équipe lituanienne dans le sillage notamment de sa star Arvydas Sabonis, sans doute à ce jour le sportif lituanien le plus célèbre de l’histoire – ont été considérées comme des étapes majeures dans le processus de reconquête de l’indépendance de la Lituanie dans la mesure où elles ont donné au peuple lituanien une plate-forme pour réaliser que la grande Union soviétique pouvait être vaincue, même si ce n’était que métaphoriquement.</p>
<p>En réalité, le succès de Žalgiris et l’intensité du soutien dont le club bénéficie en Lituanie ont constitué une arme à double tranchant pour les autorités soviétiques, qui <a href="https://www.jstor.org/stable/43212193">tentaient d’utiliser le sport comme outil de rapprochement entre les peuples de l’Union soviétique</a>.</p>
<p>En cas de victoire l’enthousiasme et la mobilisation des Lituaniens étaient incommensurables, à tel point qu’à leur retour victorieux de Moscou en 1987, l’avion des joueurs n’a pas pu se poser sur la piste de l’aéroport de Kaunas envahie par des milliers de supporters.</p>
<p><a href="https://www.dukeupress.edu/big-game-small-world">Selon l’ancien président de la République de Lituanie Valdas Adamkus</a> (1998-2003 et 2004-2009), « pendant les 50 années d’occupation, le basketball était une expression de la liberté. Le pays tout entier essayait de battre les Russes et de montrer que nous étions supérieurs dans ce domaine. Le jeu reflétait notre volonté de gagner contre nos oppresseurs et soutenait notre espoir et notre détermination ».</p>
<h2>L’ouverture sur le monde occidental</h2>
<p>Par ailleurs, la victoire obtenue en championnat en 1986, qui a permis à l’équipe lituanienne de participer à la coupe d’Europe, a constitué une fenêtre sur le monde occidental que les joueurs emblématiques (Arvydas Sabonis, mais aussi Valdemaras Chomicius ou encore Rimas Kurtinaitis) de l’époque ont su saisir. L’équipe, tout comme la sélection nationale pas la suite (médaillée de bronze aux Jeux olympiques de 1992), a acquis une importance culturelle majeure en raison des restrictions que les Lituaniens avaient subies pendant les longues années du régime soviétique. Elle symbolisait une équipe générationnelle qui cherchait à faire valoir les orientations, les systèmes de valeurs et l’éthique de son pays d’origine.</p>
<p>Naturellement, le basketball n’a pas été l’unique élément de l’identité nationale lituanienne : des mouvements artistiques, intellectuels et scientifiques ont existé à côté de lui et ont également eu un impact notable. En outre, la politique de russification et de soviétisation n’a pas été entièrement menée à bien, de sorte que la langue lituanienne a été préservée dans les écoles et l’église.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-le-rugby-est-devenu-un-element-majeur-de-lidentite-irlandaise-216467">Comment le rugby est devenu un élément majeur de l’identité irlandaise</a>
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<p>Néanmoins, le basketball a influencé la formation de l’identité nationale depuis son introduction en Lituanie jusqu’à aujourd’hui. Il a fourni à l’ensemble du peuple, et pas seulement aux fans de sport, des héros nationaux emblématiques qui ont promu la Lituanie dans le monde entier, ainsi que des symboles forts. Le club de Zalgiris peut indéniablement être considéré comme l’un de ces symboles.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569055/original/file-20240112-21-va5dfq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Soutien affiché à l’Ukraine lors d’un match d’Euroleague.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Après l’indépendance de la Lituanie en 1990, le Zalgiris s’est rapidement intégré dans les compétitions sportives continentales, remportant l’EuroLeague, la plus prestigieuse compétition de basketball en Europe en 1999.</p>
<p>Désormais, c’est au sein de la Zalgirio Arena, une arène ultramoderne à Kaunas, que le club a élu domicile et continue à faire passer des messages, spécialement au voisin russe, comme en témoigne le <a href="https://basketnews.com/news-167248-zalgiris-organized-a-shipment-of-medicines-to-ukrainian-people.html">soutien indéfectible à l’Ukraine</a> qui y est déployé à chaque match.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221046/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Arnaud Serry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Zalgiris de Kaunas est un symbole majeur de l’identité nationale du petit pays balte, et porte depuis l’époque soviétique de nombreux combats qui dépassent le cadre du sport.Arnaud Serry, Maitre de conférences en géographie, Université Le Havre NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2200762024-01-31T15:57:19Z2024-01-31T15:57:19ZQui fera main basse sur la sécurité d’Internet en Europe ?<p>En navigant sur Internet, il vous est sûrement arrivé de voir apparaître un message d’alerte du type : « Attention : risque probable de sécurité », car votre navigateur ne fait pas confiance au site visité. Dans ses interactions, le navigateur doit en effet vérifier l’authenticité du site, et pour cela il doit vérifier celle du certificat électronique présenté et s’appuyer sur l’expertise de l’autorité de certification qui a délivré et signé le certificat électronique. Dans le cas d’une autorité qui n’est pas enregistrée dans le magasin de certificats du navigateur ou qui est enregistrée mais qui n’est pas identifiée « de confiance », le certificat est considéré comme invalide et une alerte est émise.</p>
<p>Une autorité de certification a pour mission d’attester l’identité des sites, et plus largement l’identité de n’importe quelle entité. Elle est garante de cette dernière par l’émission d’un certificat électronique. Elle est donc décisionnaire de quelles entités sur Internet pourront être reconnues automatiquement de confiance par les navigateurs.</p>
<p>Une autorité peut en certifier une autre, ce qui crée naturellement une hiérarchie. Celle au sommet est appelée « autorité racine » ou « ancre de confiance » pour signifier son rôle indispensable dans l’organisation de la sécurité sur Internet.</p>
<h2>Les très grands pouvoirs des autorités de certification</h2>
<p>Qui fait main basse sur une autorité de certification racine, le fait également sur la sécurité d’Internet, et a le pouvoir de décider si telle entreprise ou tel serveur est érigé du statut d’inconnu sur Internet au statut de pleinement reconnu et de confiance par des milliards de navigateurs. C’est dire le pouvoir associé. Pire, l’autorité peut créer outrageusement de faux certificats et se mettre à intercepter les flux de messagerie ou de réseaux sociaux d’une personnalité, à son insu.</p>
<p>Pas étonnant que plusieurs centaines de chercheurs et des entreprises du numérique s’insurgent quand l’article 45 du règlement en cours de révision <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/ALL/?uri=COM:2021:281:FIN">eIDAS 2.0</a> sur « l’établissement d’un cadre européen relatif à une identité numérique », impose la reconnaissance directe des autorités de certification racines choisie par les États membres. En effet, cet article qui permet aux États membres d’imposer leurs propres autorités de certification racines, confère à ces États une énorme prise de pouvoir sur la sécurité des communications sur Internet. Cela ne ravit ni les citoyens européens qui craignent une surveillance accrue, ni les grosses sociétés américaines bien en place économiquement qui ne veulent surtout pas que les cartes soient rebattues.</p>
<p>Plus de 500 chercheurs et scientifiques issus de 42 pays différents (dont je fais partie) et de nombreuses organisations non gouvernementales ont signé en novembre 2023 une <a href="https://nce.mpi-sp.org/index.php/s/cG88cptFdaDNyRr">lettre ouverte</a> à l’attention des membres du parlement européen et des États membres du conseil de l’Union européenne. Les entreprises américaines, dont Mozilla et CloudFlare, ne sont pas en reste avec une <a href="https://blog.mozilla.org/netpolicy/files/2023/11/eIDAS-Industry-Letter.pdf">déclaration commune</a> émise à l’attention des décideurs au sein des instances européennes.</p>
<h2>Des dérives vers plus de cybersurveillance ?</h2>
<p>Pour être intégrée dans un navigateur, une autorité de certification doit satisfaire les 4 programmes majeurs, celui de <a href="https://gs.statcounter.com/browser-market-share/all/worldwide/2022">Microsoft, Apple, Google, et Mozilla, qui détiennent 94 % de parts de marché des navigateurs Web</a>. Ces programmes sont hautement coordonnés entre eux.</p>
<p>Les autorités racines enregistrées dans les navigateurs sont plusieurs centaines aujourd’hui.</p>
<p>En faire partie est très convoité car pour les entreprises qui en assurent le fonctionnement, c’est comme disposer d’une licence pour imprimer de l’argent sauf qu’elles génèrent et commercialisent des certificats électroniques (le prix d’un certificat varie entre 8 et 1 000 dollars par an) et qu’elles sont incontournables pour toute organisation cliente qui souhaite que leur certificat électronique soit reconnu de confiance par les navigateurs.</p>
<p>Le marché de la certification électronique est concentré dans les mains d’une poignée d’acteurs, la plupart américains. <a href="https://w3techs.com/technologies/overview/ssl_certificate">À savoir, 6 autorités de certification se partagent 99,9 % des certificats Web de par le monde, parmi lesquelles 5 sont américaines</a> (chiffres de janvier 2024).</p>
<p>Hormis l’aspect économique, disposer d’une autorité de certification racine est stratégique pour un État. Cela lui confère des moyens technologiques qui facilitent la mise sous surveillance de ses citoyens. En effet, il lui est possible de générer un faux certificat pour n’importe quel domaine, par exemple « google.com ». Il s’agit d’un « faux certificat » dans la mesure où le certificat n’est pas généré légalement pour le domaine en question. Ce certificat sera accepté sans broncher par le navigateur de la personne mise sous surveillance du fait que l’autorité émettrice du certificat fait partie de la liste des autorités de confiance dans le navigateur. C’est effectivement ce que permet l’article 45 polémique. Reste ensuite à l’État à placer en coupure sur le réseau, entre le navigateur et le service (par exemple, Google), un serveur-espion qui va relayer et déchiffrer les flux à la volée. Ni le navigateur, ni l’utilisateur ne pourront détecter cette interception et l’État pourra accéder à l’ensemble des communications de l’internaute, par exemple les mails qu’il envoie, les échanges privés qu’il a sur les réseaux sociaux…</p>
<h2>Un article controversé</h2>
<p>L’objectif de cet article 45 est d’obliger les navigateurs web à reconnaître les certificats d’authentification de site web qualifiés (ou QWAC pour <em>qualified website authentication certificate</em>) pour authentifier les sites web. Ces certificats électroniques QWAC doivent remplir un cahier des charges strict fixé par la réglementation eIDAS et être émis par des prestataires de services de confiance qualifiés (ou QTSP pour <em>qualified trust service provider</em>) qui répondent eux aussi à un cahier des charges strict.</p>
<p>Les certificats QWAC font l’objet de vérifications beaucoup plus poussées que les autres certificats (certificats SSL) actuellement proposés par les autorités de certification, ce qui explique leurs coûts <a href="https://www.sslmarket.fr/ssl/quovadis-qualified-website-authentication-certificate-qwac/">plus élevés</a>. La société émettrice de ces certificats doit en particulier vérifier que le domaine du site Web est réellement contrôlé par l’entité juridique de l’entreprise qui fait la demande de certificats. Cette société qui est prestataire de services de confiance qualifiés doit faire l’objet d’audits réguliers pour se voir octroyer par un organe de contrôle (désigné par l’État membre concerné), le statut « qualifié » à la fois en tant que prestataire et pour les services qu’elle rend. Notons que la directive <a href="https://www.enisa.europa.eu/events/tsforum-caday-2018/presentations/C05_Tabor.pdf">PSD2</a> (pour « Payment Services Directive ») a déjà imposé l’utilisation des certificats QWAC dans le secteur financier.</p>
<p>Le numérique étant largement dominé en Europe par des acteurs américains, l’objectif de cet article 45 est donc pour l’Europe l’occasion de reprendre la main sur la sécurité dans Internet, pas moins que cela, et d’imposer son propre cadre dans la manière d’habiliter des autorités de certification racines.</p>
<p>Mozilla a lancé une polémique en 2021, où elle <a href="https://blog.mozilla.org/netpolicy/files/2021/11/eIDAS-Position-paper-Mozilla-.pdf">a pris position contre la réforme eIDAS et notamment l’article 45</a>, affirmant que les certificats QWAC s’appuient sur une technologie obsolète et discréditée, qui affaiblit la sécurité du Web et qu’il ne faut donc surtout pas réintroduire.</p>
<p>La technologie en question concerne les certificats EV (pour <em>extended validation</em>). Ce type de certificats SSL, comme vu précédemment, a pour particularité de faire l’objet de <a href="https://www.digicert.com/difference-between-dv-ov-and-ev-ssl-certificates">vérifications plus poussées que les certificats SSL ordinaires</a>, avec neuf étapes supplémentaires de vérification, dont le numéro de téléphone public de l’entreprise et son numéro d’enregistrement. Jusqu’en 2019, les certificats EV étaient signalés auprès des utilisateurs de navigateurs par une barre verte dans laquelle se trouvait précisée la raison sociale du site visité. Ces indicateurs EV ont été supprimés en 2019, après que les principaux navigateurs aient convenu qu’ils encombraient l’interface utilisateur et ne semblaient pas avoir de réel impact sur les utilisateurs, lesquels ne vérifiaient pas ou ne remarquaient même pas l’indicateur, <a href="https://chromium.googlesource.com/chromium/src/+/HEAD/docs/security/ev-to-page-info.md">selon l’équipe de sécurité Chrome</a>.</p>
<p>Si la question à l’époque portait sur la pertinence des certificats EV car à la fois coûteux et imperceptibles pour les internautes, dans le cas des QWAC, la démarche est différente. L’objectif est de renforcer la sécurité des transactions et il importe peu que les internautes en aient conscience. L’autre aspect critiqué contestable portait sur la procédure de vérification EV qui, malgré un renforcement de la sécurité, ne permettait pas d’avoir l’assurance de la légitimité à 100 % des certificats générés. Cette critique vaut en fait, pour l’ensemble des procédures de vérification, avec un risque moindre pour les certificats EV.</p>
<h2>Des risques pour les libertés individuelles</h2>
<p>Dans une Europe en tension, qui alterne entre des gouvernements modérés et extrêmes, les citoyens et en particulier les personnes ayant signé la lettre ouverte, craignent pour leurs libertés individuelles. Mettre à la main d’un État la capacité à générer des certificats reconnus valides par les navigateurs, est la porte ouverte vers des abus ciblant quelques personnalités pour des raisons politiques, ou vers une cybersurveillance massive. Le risque est bien là. Une fois le dispositif technologique en place, un gouvernement plus soucieux de ses intérêts propres que du respect des libertés individuelles des citoyens, pourra faire modifier la loi pour rendre l’exploitation du dispositif légal et servir sa cause. Ce qui était illégal le jour où le dispositif technologique a été mis en place, sous couvert de finalités tout à fait morales, peut le lendemain devenir légal avec des finalités pernicieuses.</p>
<p>Ce n’est pas tant aujourd’hui que des entreprises ou des États interceptent déjà nos communications, mais dans le cas de l’article 45, le problème, c’est que cette capacité d’interception peut être réalisée au plus proche de nous, avec des conséquences plus impactantes sur notre quotidien. Il ne s’agit plus de données collectées par des autorités étrangères à des fins par exemple de renseignement, mais ici, d’États membres qui administrent leurs citoyens et qui ont un potentiel de nuisance bien plus grand.</p>
<p>Cet article 45 si clivant soulève la question : vaut-il mieux une Europe qui gagne en souveraineté en devenant gestionnaire de ses propres autorités de certification racines, avec le risque d’opérations de surveillance facilitées sur ses citoyens ou bien une Europe qui continue d’être médiée par des acteurs du numérique économiquement puissants ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220076/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maryline Laurent est cofondatrice de la chaire Valeurs et Politiques des Informations Personnelles de l'Institut Mines-Télécom. Elle a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Montassar Naghmouchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une polémique sur fond de souveraineté des États membres, de crainte d’une surveillance accrue par les citoyens et d’une domination américaine remise en question.Maryline Laurent, Professeur Directrice du département RST, Télécom SudParis – Institut Mines-TélécomMontassar Naghmouchi, Doctorant en Blockchain, Télécom SudParis – Institut Mines-TélécomLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2215182024-01-25T14:52:11Z2024-01-25T14:52:11ZLa zone euro résistera-t-elle au dérèglement climatique ?<p>Sans forcément l’avoir souhaité, les banques centrales ont été placées au premier plan de la lutte contre le <a href="https://theconversation.com/topics/changement-climatique-21171">changement climatique</a>. Des <a href="https://theconversation.com/transformer-la-monnaie-pour-transformer-la-societe-220860">appels</a> sont régulièrement lancés pour qu’elles l’intègrent parmi leurs objectifs officiels, ce qui les conduirait à exclure certains actifs de leurs opérations d’achats afin de favoriser les industries et activités économiques les « plus vertes ». Autrement dit, il est maintenant demandé aux banques centrales d’agir en leader, et non en suiveur. La <a href="https://theconversation.com/topics/banque-centrale-europeenne-bce-24704">Banque centrale européenne</a> n’y semble pas insensible et a adopté un <a href="https://www.ecb.europa.eu/press/pr/date/2021/html/ecb.pr210708_1%7Ef104919225.fr.html">plan d’action climatique</a> à la suite de la conclusion de son examen de la stratégie de politique monétaire publié en 2021.</p>
<p>Au quotidien, le changement climatique confrontera aussi les banques centrales à différents types de chocs. Ceux-ci auront notamment des implications significatives en termes de stabilité des prix. Or, y veiller est une des principales missions des gouverneurs. Du côté de l’offre, des événements climatiques tels que les sécheresses augmentent la volatilité des prix alimentaires ; du côté de la demande, des températures élevées peuvent réduire la demande des ménages dans le secteur du commerce de détail, ce qui peut faire baisser les prix. Les températures extrêmes peuvent donc être autant inflationnistes que déflationnistes.</p>
<p>Savoir ce qui prime entre un choc d’offre et un choc de demande est primordial pour définir la <a href="https://theconversation.com/topics/politique-monetaire-39994">politique monétaire</a> adéquate. L’<a href="https://vermandel.fr/2014/04/27/le-modele-as-ad/">arbitrage entre croissance et stabilité des prix</a>, auquel la Banque centrale se confronte régulièrement lorsqu’elle fixe les taux d’intérêt directeurs, paraît notamment plus délicat dans le premier cas. Et cela l’est davantage encore dans les unions monétaires : les chocs ne frappent pas nécessairement tous ses membres de la même manière, pouvant créer de façon simultanée des pressions à la hausse et à la baisse sur les prix, alors que c’est la même politique qui s’applique à tous.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1598201156068687873"}"></div></p>
<p>La BCE calque sa politique sur ce qui est mesuré en moyenne parmi ses membres. Plus un membre en particulier est éloigné de cette moyenne et plus il a de chance de se voir imposer une politique mal calibrée pour sa situation. Le changement climatique donnera une nouvelle tournure à cette <a href="https://theconversation.com/lutte-contre-linflation-les-petits-pays-de-la-zone-euro-laisses-pour-compte-195039">question récurrente</a>, car ses conséquences macroéconomiques ne seront pas réparties de manière homogène au sein de l’union monétaire. Dès aujourd’hui, d’ailleurs des anomalies de température hétérogènes caractérisent les pays de la <a href="https://theconversation.com/topics/zone-euro-54680">zone euro</a>.</p>
<p><iframe id="V9JEW" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/V9JEW/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Dans une <a href="https://hal.science/hal-04388617">recherche récente</a>, nous avons donc abordé la question de la soutenabilité de la zone euro face aux conséquences sur les prix du changement climatique.</p>
<h2>Plus de « stress monétaire »</h2>
<p>Notons tout d’abord que les anomalies de température, au cœur de notre étude, semblent être une conséquence du changement climatique que l’on peut considérer comme une des plus uniformes dans son application, si l’on compare par exemple aux catastrophes naturelles qui sont bien plus localisées. En conséquence, nos résultats peuvent être considérés comme un scénario de référence, sous-estimant certainement la réalité future.</p>
<p>Ce seul paramètre, pourtant, est susceptible d’augmenter significativement ce que l’on appelle le « stress monétaire », c’est-à-dire la divergence entre le taux d’intérêt requis pour qu’un pays membre atteigne son objectif de stabilité des prix et celui requis pour ses partenaires membres de la zone. En d’autres termes, les anomalies de température ayant des effets différents sur l’inflation et la croissance des pays membres de la zone euro, elles modifient l’arbitrage coûts-avantages d’appartenir à l’union monétaire.</p>
<p>Pour mesurer le stress monétaire induit par les anomalies de température dans la zone euro, nous avons d’abord évalué comment les objectifs macroéconomiques de la Banque centrale européenne (BCE) – c’est-à-dire la stabilité des prix et la croissance économique – sont affectés par les anomalies de température. Nous avons ensuite combiné ce premier indicateur avec des projections climatiques tirées du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cela permet de déduire les changements qui seront induits par les projections d’anomalies de température sur l’inflation et le PIB par habitant pour la période 2025-2100.</p>
<p>L’exercice nécessite cependant des hypothèses solides sur la persistance des réponses des variables macroéconomiques à la température. Est-ce que ce que l’on mesure dans la première étape, à savoir de combien de points de pourcentage varient les prix et la croissance lorsque l’on observe une anomalie de température de X %, est un coefficient qui reste fixe lorsque les anomalies s’accroissent ? La relation est-elle simplement proportionnelle, exponentielle ou autre encore ?</p>
<h2>L’Euro en péril ?</h2>
<p>Nous avons en parallèle effectué cette mesure pays par pays pour analyser in fine l’écart entre la politique monétaire moyenne requise par les pays de la zone euro dans leur ensemble et la politique monétaire spécifique requise par chacun des pays membres.</p>
<p><iframe id="YE47d" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/YE47d/5/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Nos résultats montrent qu’il existe des différences significatives entre les pays de la zone euro dans la manière dont les variables macroéconomiques répondent aux anomalies de température, d’où des divergences significatives dans les changements induits par les projections d’anomalies de température sur l’inflation et le PIB par habitant pour la période 2025-2100 au sein de l’union monétaire. Cela pourrait s’expliquer par la taille et la composition différentes des économies composant la zone euro, ainsi que par des degrés divers de résilience des institutions et des infrastructures physiques de chaque pays.</p>
<p>En conséquence, l’ampleur accommodative de la politique monétaire requise pour faire face à ces chocs induits par les projections d’anomalies de température diffère entre les pays de la zone euro. En outre, ces écarts dans les taux contrefactuels induits par la variation des projections d’anomalies de température donnent lieu à un stress monétaire qui s’aggrave avec le temps. L’utilisation des scénarios les plus pessimistes du GIEC renforce encore le problème que nous mettons en évidence.</p>
<p>Globalement donc, l’existence d’un stress monétaire résultant de la variation des anomalies de température induites par le changement climatique constitue un défi pour la durabilité de l’union monétaire européenne, et pose un problème pour la BCE, qui ne dispose que d’une politique monétaire unique pour faire face à des situations économiques de plus en plus différenciées entre les membres de la zone. Les politiques monétaires requises pour faire face à la situation spécifique de chaque pays sont donc de plus en plus difficiles à définir. La BCE risque alors d’avoir de plus en plus de mal à remplir son objectif initial de stabilité des prix, ce qui exacerbera les disparités de bien-être au sein de la zone euro et, en fin de compte, alimentera le sentiment anti-UE. Le changement climatique met donc aussi en danger l’euro, ce qui renforce l’urgence d’agir pour la transition vers une économie décarbonée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221518/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Hamza Bennani a reçu des financements de la Région des Pays de la Loire. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Etienne Farvaque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une étude montre que les anomalies de températures ont des impacts macroéconomiques différenciés sur les pays de la zone euro. Pourront-ils alors rester régulés par une politique monétaire unique ?Etienne Farvaque, Professeur d'Économie, Université de Lille, LEM (UMR 9221), Université de LilleHamza Bennani, Professeur des universités en sciences économiques, Université de NantesLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2212512024-01-23T16:36:18Z2024-01-23T16:36:18ZÉlections européennes : les stratégies complexes des partis italiens<p>Les élections européennes revêtent en Italie, comme dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne, une double signification. Elles représentent tout d’abord un jalon dans la vie politique interne, une échéance qui permet aux partis d’enregistrer leur niveau de popularité auprès des citoyens et d’en tirer les conclusions en termes de stratégie électorale ultérieure. Elles permettent ensuite la constitution des différents <a href="https://www.europarl.europa.eu/about-parliament/fr/organisation-and-rules/organisation/political-groups">groupes parlementaires européens</a> et débouchent sur la formation de la nouvelle législature de l’assemblée parlementaire strasbourgeoise, avec une influence directe sur la constitution de la future Commission européenne (celle-ci doit <a href="https://european-union.europa.eu/institutions-law-budget/leadership/elections-and-appointments_fr">obtenir le vote de confiance du Parlement européen</a> pour pouvoir entrer en fonction au début de son mandat).</p>
<p>En Italie, dans l’actuelle phase de pré-campagne électorale, ce sont les enjeux internes qui priment. Chaque formation est à la recherche de la tête de liste optimale afin de réaliser la meilleure performance électorale possible, gage d’une affirmation de son pouvoir à l’intérieur du pays. La coalition de droite, emmenée par la cheffe du gouvernement <a href="https://theconversation.com/fr/topics/giorgia-meloni-124819">Giorgia Meloni</a>, entend marquer la solidité de son assise alors qu’à gauche la secrétaire du Parti démocrate, <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/europ%C3%A9en-de-la-semaine/20230729-elly-schlein-l-anti-meloni-et-nouvelle-figure-de-la-gauche-italienne">Elly Schlein</a>, veut réaliser un bon score de façon à conserver sa légitimité à la tête du principal parti d’opposition pour garder la possibilité de fédérer le camp de la gauche lors des échéances futures.</p>
<h2>Calculs domestiques à droite…</h2>
<p>Le premier débat est celui relatif aux têtes de liste. Giorgia Meloni et Elly Schlein sont tentées de prendre la tête de leurs listes respectives pour les élections européennes. Si toutes deux sont convaincues de pouvoir être des locomotives efficaces pour les résultats électorats de leur formation, il s’agit également, pour l’une comme pour l’autre, de conserver le leadership au sein de leur camp.</p>
<p>Les <a href="https://www.politico.eu/europe-poll-of-polls/italy/">sondages sont actuellement très favorables à Giorgia Meloni</a> et à son parti « Fratelli d’Italia », qui récolte presque 30 % d’intentions de vote dans les enquêtes pré-électorales. Giorgia Meloni semble bénéficier d’un état de grâce après plus d’une année passée à la tête de l’exécutif italien. Cette popularité personnelle, mais aussi une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/italie-apres-15-mois-au-pouvoir-giorgia-meloni-a-imprime-sa-marque_6281874.html">pratique plutôt individuelle du pouvoir</a>, la pousse à vouloir incarner l’offre politique de son parti dans le cadre des élections européennes, ce qui réaffirmerait également son statut de cheffe de parti. Il faut également relever qu’au sein de la droite italienne on a longtemps vu Silvio Berlusconi jouer la personnalisation de son camp politique en se présentant de façon systématique comme tête de liste lors des différentes élections.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1747549199518871936"}"></div></p>
<p>Mais déjà apparaissent des contre-feux face à ces désirs de primauté. À droite, une victoire trop écrasante du parti de Giorgia Meloni ferait de l’ombre aux deux autres formations qui composent la coalition actuellement au pouvoir : Forza Italia et la Lega.</p>
<p>Forza Italia a du mal à survivre à la <a href="https://theconversation.com/italie-silvio-berlusconi-ou-la-revolution-liberale-qui-na-jamais-eu-lieu-207848">disparition de Silvio Berlusconi</a>, qui a toujours représenté la figure tutélaire de ce parti. L’actuel secrétaire de ce mouvement politique, Antonio Tajani, qui est également le ministre des Affaires étrangères de l’actuel gouvernement, est un modéré qui n’a pas le charisme de Berlusconi.</p>
<p>Aussi peut-on déjà observer une érosion électorale qui pourrait même prendre un aspect de véritable débâcle si ce parti (qui avait obtenu 8,78 % des suffrages aux européennes de 2019) passait sous la barre des 6 %. Forza Italia a longtemps été le pivot des coalitions de droite en Italie, une fonction qui s’exprimait dans les résultats mais aussi dans l’ancrage de modération qu’offrait cette formation, membre, au Parlement européen, du Parti populaire européen, qui regroupe les partis de droite dits traditionnels.</p>
<p>De plus, Forza Italia a toujours exprimé les intérêts des milieux entrepreneuriaux italiens, ne serait-ce que par l’influence importante de la famille Berlusconi en son sein. La réduction de cette formation de centre droit à une portion congrue ne représente pas un objectif politique pour Giorgia Meloni et les siens, car cela risquerait de déséquilibrer la coalition au pouvoir, mais aussi de susciter l’inimitié avec des centres de pouvoirs externes (le groupe de médias Mediaset, qui possède notamment trois chaînes de télévision et appartient à la famille Berlusconi).</p>
<p>Une autre évolution majeure au sein de la droite italienne concerne la Lega, qui semble engagée dans un cycle particulièrement négatif. Alors qu’aux élections européennes de 2019 elle caracolait en tête avec plus de 33 % des suffrages exprimés, elle se situe aujourd’hui autour de 9 % dans les enquêtes d’opinion, ce qui correspond d’ailleurs au niveau obtenu lors des dernières législatives, en 2022. La pente descendante des votes pour la Lega et Forza Italia crée également les termes d’une compétition entre les deux formations qui semblent inexorablement tirées vers le bas dans l’actuel cycle électoral.</p>
<p>La Lega et son leader, Matteo Salvini, ne veulent pas céder du terrain, si bien que la Lega apparait comme le principal compétiteur de Fratelli d’Italia, en cherchant sans relâche à déborder le parti de Giorgia Meloni sur sa droite. Il pourrait donc être paradoxalement contre-productif pour Meloni de devancer très nettement, en juin prochain, ses deux partenaires de coalition : ceux-ci pourraient dès lors être tentés de remettre en cause la viabilité de la majorité parlementaire actuelle. On pourrait penser que Giorgia Meloni serait attirée par une prise de pouvoir hégémonique ; mais le régime parlementaire italien rend assez improbable la possibilité de gouverner avec un seul parti. Il convient donc d’être attentif aux équilibres de la coalition au pouvoir.</p>
<h2>… et à gauche</h2>
<p>Ce questionnement à droite n’est pas sans conséquences sur le camp de gauche. Elly Schlein voudrait elle aussi se présenter comme tête de liste pour affirmer sa primauté sur le Parti démocrate. Cependant, des voix internes comme celles de Romano Prodi ou Enrico Letta lui conseillent de faire un pas de côté pour éviter l’opération politicienne qui consisterait à s’imposer en tête de liste pour démissionner aussitôt élue, car il semble peu probable qu’Elly Schlein choisisse d’aller siéger à Strasbourg.</p>
<p>Cette volonté de transparence exprimée par certains leaders du parti peut représenter un piège politique visant à affaiblir Schlein : si la liste du Parti démocrate obtient un score relativement médiocre, en dessous des 20 %, alors son leadership sur le parti pourrait être remis en question au bénéfice d’autres figures qui peuvent apparaître comme d’éventuels recours à gauche, comme l’actuel Commissaire européen Paolo Gentiloni.</p>
<p>Enfin, il est probable qu’Elly Schlein ne prendra sa décision qu’une fois celle de Giorgia Meloni connue, car elle voudra éviter un mano à mano avec la cheffe du gouvernement face à laquelle, dans la conjoncture actuelle, elle ferait pâle figure.</p>
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<p>Ici encore, il s’agit pour Elly Schlein de conserver la possibilité de fédérer un camp de « gauche élargie » dans une coalition capable de remporter des élections locales et nationales, en stabilisant des accords avec le Mouvement 5 Etoiles (M5S) et des formations centristes, comme « Plus d’Europe ». Cette stratégie ne peut réussir que si le Parti démocrate apparaît comme capable d’exercer l’hégémonie sur la coalition, et donc de se situer nettement au-dessus d’un M5S qui pointe à 16 % dans les sondages.</p>
<p>Il faut également relever l’actuelle marginalisation des formations du centre. Alors qu’aux dernières élections législatives Carlo Calenda et Matteo Renzi s’étaient alliés dans un groupe « Azione-Italia Viva » pour arriver à un résultat de 7,8 %, cet accord a volé en éclats et ces deux personnalités politiques ont maintenant des destins séparés. Matteo Renzi a annoncé sa candidature comme tête de liste du parti Italia Viva aux élections européennes, en espérant dépasser le seuil minimal de 4 % des votes exprimés, nécessaires pour obtenir des élus dans la loi italienne.La mésentente entre Carlo Calenda et Matteo Renzi fait peser une hypothèque sur la participation italienne au groupe Renew, un point plutôt négatif pour la formation d’Emmanuel Macron, Renaissance.</p>
<p>Par ailleurs, à gauche, on ne constate dans la phase actuelle que très peu d’espace pour d’autres sensibilités : lors des dernières législatives la liste d’alliance gauche-verte n’a enregistré que 3,6 % des suffrages, ce qui illustre le caractère étriqué du « camp de gauche » qu’Elly Schlein appelle de ses vœux.</p>
<h2>Meloni et Salvini, deux positionnements différents au Parlement européen</h2>
<p>Au-delà de ces questions essentielles pour l’avenir du panorama politique interne, il convient également de poser des questionnements sur les conséquences européennes de ce cadre électoral italien.</p>
<p>Lors de la campagne pour les européennes de 2019, le leader de la Lega Matteo Salvini, à l’époque ministre de l’Intérieur, se distinguait par son positionnement populiste et souverainiste. Ce faisant il mettait l’accent sur la défense d’une « Europe des peuples » qu’il opposait à l’Europe technocratique incarnée en particulier par le président français Emmanuel Macron. Une posture efficace : la Lega dépassait les 30 % et obtenait 25 députés au Parlement européen. Toutefois, l’influence du parti à Strasbourg s’est révélée limitée puisque ses députés siègent au sein du groupe <a href="https://www.touteleurope.eu/institutions/les-groupes-du-parlement-europeen-identite-et-democratie-id/">Identité et Démocratie</a> (ID) (en compagnie notamment des 18 élus du RN français) : or ID est resté en dehors des coalitions et n’a donc que marginalement pesé sur les débats.</p>
<p>En 2024, le scénario est différent. La Lega <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/03/italie-matteo-salvini-recoit-ses-allies-europeens-a-florence-dont-jordan-bardella-mais-sans-marine-le-pen_6203697_3210.html">continue d’afficher son compagnonnage avec le RN</a>, ce qui lui procurera certainement une position ancillaire au sein du futur groupe européen ID, puisque cette fois, elle obtiendra sans doute moins de députés que le RN et que, en outre, ID devrait s’élargir à davantage de formations. Cela ne devrait pas changer le relatif isolement de ce groupe au sein du Parlement européen mais cela entraînera probablement la nécessité d’élargir la coalition majoritaire au Parlement européen, face à la croissance de ce vote « hors majorité ».</p>
<p>L’affirmation du parti Fratelli d’Italia représente une variable dans le jeu politique européen. À Strasbourg, Fratelli d’Italia appartient au groupe des Conservateurs et Réformistes européens (ECR), où elle siège aux côtés de formations comme le Pis (Pologne) ou Vox (Espagne). Au cours de sa première année à la tête du gouvernement italien, Giorgia Meloni a opté pour une posture constructive au niveau européen, loin des rodomontades de Matteo Salvini. Les rencontres avec la présidente de la Commission, <a href="https://www.europe1.fr/international/lampedusa-giorgia-meloni-et-ursula-von-der-leyen-appellent-a-la-solidarite-des-europeens-4204076">Ursula von der Leyen</a>, mais aussi avec celle du Parlement européen, <a href="https://www.governo.it/en/articolo/president-meloni-meets-president-european-parliament-metsola/24518">Roberta Metsola</a>, ont confirmé cette tendance.</p>
<p>Giorgia Meloni apparait donc comme œuvrant à une probable stratégie de convergence avec la prochaine majorité de soutien à la Commission européenne, qui devrait graviter autour du PPE. Même si le groupe ECR n’en fait pas partie de manière organique, des compromis pointent déjà, ce qui devrait aboutir à une forme de « soutien externe » de la part des députés européens de Fratelli d’Italia à la future Commission. De plus, Giorgia Meloni pourrait être conduite à exercer un rôle de médiation avec Viktor Orban dans le contexte délicat de la présidence hongroise de l’Union qui débutera en juillet 2024.</p>
<p>Au sein de la coalition de droite italienne passe donc une ligne de démarcation entre populaires (Forza Italia) et conservateurs (Fratelli d’Italia) d’un côté, et Lega de l’autre, ancrée dans le groupe Identité et Démocratie.</p>
<p>Le positionnement politique de Giorgia Meloni peut lui permettre de jouer un rôle plutôt actif d’appui à la future coalition qui dominera le Parlement européen, sans toutefois en être un membre officiel, tout au moins pour le moment. Il s’agit d’une situation fragile car elle dépend du maintien de la coalition au pouvoir en Italie, <a href="https://theconversation.com/la-politique-italienne-est-elle-vraiment-atteinte-dinstabilite-chronique-187812">jamais certain</a>. Et elle caractérise une Italie qui reste à la marge du jeu européen. Il faut cependant relever combien cette situation apparaît comme en évolution par rapport aux précédentes élections de 2019 : cette fois, l’Italie se rapproche du barycentre européen.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221251/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Pierre Darnis a reçu des financements de recherche d'organismes publics (Académie d'excellence Université Côte d'Azur) ainsi que différents financements de recherche dans le cadre de projects financés par la Commission Européen (Horizon)</span></em></p>La droite au pouvoir et l’opposition de gauche s’interrogent encore sur la stratégie à adopter en vue des élections de juin prochain.Jean-Pierre Darnis, Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d'Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur invité à l'université LUISS de Rome, Université Côte d’AzurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2211862024-01-21T14:41:25Z2024-01-21T14:41:25ZPortugal : élections sous haute tension<p>« Ah ! les affaires, quelle eau trouble, empoisonnée et salissante ! », écrit Émile Zola en 1898 dans son roman <em>Paris</em> peu après le scandale du canal de Panama, au moment de s’engager dans la tempête de l’affaire Dreyfus. Comme un écho lointain, le premier ministre portugais Antonio Costa martèle « évidemment » – « obviamente ! » – en <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/07/portugal-le-premier-ministre-antonio-costa-a-demissionne-eclabousse-par-un-scandale-de-corruption_6198745_3211.html">annonçant sa soudaine démission</a> le 7 novembre 2023.</p>
<p>« Évidemment », une fois considéré, non sans dignité, que ses fonctions ne sont pas compatibles avec la moindre suspicion mettant en cause son intégrité dans une sombre affaire de corruption où seraient impliqués certains de ses proches, dont son chef de cabinet et l’un de ses principaux conseillers, sans compter son propre ministre des Infrastructures. « Évidemment », puisque des écoutes téléphoniques, diligentées par le ministère public, semblent l’attester.</p>
<p>Sauf que, une fois la démission annoncée et la décision prise dans la foulée par le président de la République de convoquer des élections législatives anticipées, les chefs d’accusation s’avèrent flous. L’affaire des écoutes téléphoniques révèle même une <a href="https://www.lejdd.fr/international/portugal-vise-par-un-scandale-de-corruption-le-premier-ministre-demissionnaire-victime-dune-confusion-de-nom-139632">confusion de noms</a> entre le chef du gouvernement et son ministre de l’Économie, Antonio Costa Silva.</p>
<p>Procureure générale de la République portugaise depuis 2018, Lucília Gago en sort ébranlée. D’aucuns laissent entendre que l’affaire fait « pschitt », avec beaucoup de bruit pour rien. Une affaire en « eau trouble, empoisonnée et salissante », à l’arrière-goût amer, propice à toutes les interrogations et inquiétudes quant à l’issue du scrutin programmé le 10 mars prochain.</p>
<h2>Pourquoi voter de nouveau ?</h2>
<p>« C’est une étape qui se clôt », a précisé le premier ministre en annonçant sa démission, mettant un terme à huit années de présidence du Conseil. Avant de préciser quelques jours plus tard qu’il n’occuperait plus de charges publiques au Portugal, renonçant également à sa fonction de secrétaire général du Parti socialiste qu’il exerçait depuis 2014. De fait, c’est une page qui se tourne avec l’effacement contraint de la personnalité politique phare de la vie politique portugaise des dix dernières années, par ailleurs figure de proue de la social-démocratie européenne.</p>
<p>Alors qu’Antonio Costa avait remporté haut la main les élections législatives anticipées en janvier 2022, le PS obtenant la majorité absolue des sièges au Parlement, comment en est-on arrivé là ?</p>
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<p>La démission du premier ministre s’inscrit dans un climat fortement dégradé depuis fin 2022, sous l’ombre portée du <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/au-portugal-le-tapgate-provoque-une-crise-au-sommet-de-letat-1942058">« TAPgate »</a>, la compagnie aérienne nationale en voie de privatisation dont le nom a été accolé à divers scandales et démissions au sein du gouvernement. Dont celle, le 4 janvier 2023, de Pedro Nuno Santos, influent ministre des Infrastructures et du Logement, pour couvrir sa secrétaire d’État, ancienne salariée de la TAP accusée d’avoir perçu une importante indemnité lors de son départ de la compagnie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Antonio Costa démissionne après une enquête pour corruption.</span></figcaption>
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<p>À la fin du printemps 2023, le successeur de Pedro Nuno Santos, João Galamba, est déjà sur la sellette, en raison de <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/au-portugal-la-gauche-rattrapee-par-ses-demons-76BOYBUMMZC65GMEHQLWII2ME4/">son rôle jugé équivoque</a> dans l’attribution de juteuses concessions pour l’exploration de lithium – <a href="https://blog.leslignesbougent.org/portugal-riche-grace-au-lithium/">l’une des grandes richesses du Portugal de demain</a> – lorsqu’il était secrétaire d’État à l’Énergie. Antonio Costa refuse alors de démettre Joao Galamba de ses fonctions, comme le réclame pourtant avec vigueur le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, professeur de droit et président du PSD (parti social-démocrate, centre droit) de 1996 à 1999, élu début 2016 et réélu en 2021 dès le premier tour.</p>
<p>C’est le début d’une séquence qui s’est refermée début novembre avec la démission du premier ministre. Une séquence qui souligne les limites d’une cohabitation, souvent montrée en exemple depuis 2016, entre un chef de l’État et un chef du gouvernement de sensibilités politiques différentes. Et qui illustre toutes les ambiguïtés de la nature d’un régime qualifié le plus souvent de semi-présidentiel depuis <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1804">l’adoption de la Constitution en 1976</a> et, avec <a href="https://www.theses.fr/2001PA010327">l’apparition du fait majoritaire en 1987</a>, de « mixte parlementaire-présidentiel » ou de « premier-présidentiel », voire de « parlementariste à correction présidentielle ».</p>
<p>Par son droit de veto suspensif et, surtout, de dissolution de l’Assemblée de la République – la chambre unique du Parlement portugais –, le chef de l’État dispose de pouvoirs constitutionnels importants qui lui permettent de peser dans le jeu politique. Et cela, d’autant plus lorsque le président de la République se révèle particulièrement habile et visible sur la scène médiatique, comme c’est le cas de Marcelo Rebelo de Sousa.</p>
<p>Avec la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/30/portugal-le-premier-ministre-socialiste-antonio-costa-obtient-une-nette-victoire-electorale-mais-sans-majorite-absolue_6111627_3210.html">majorité absolue</a> obtenue par le Parti socialiste en janvier 2022, lors d’élections législatives anticipées suite à la mise en minorité du gouvernement d’Antonio Costa sur le vote du budget 2022, l’espace politique et médiatique du chef de l’État s’était mécaniquement réduit.</p>
<p>La décision de celui-ci de recourir à de nouvelles élections législatives anticipées s’inscrit dans ce contexte de tension institutionnelle et médiatique, alors qu’un autre choix était possible : celui d’accepter la démission du premier ministre en nommant une personnalité issue du parti disposant de la majorité au Parlement, comme cela avait été le cas à l’été 2004 et début 1981.</p>
<h2>Un choix risqué</h2>
<p>En ouvrant cette nouvelle séquence électorale, deux ans seulement après les précédentes législatives, le chef de l’État a opté pour la solution de retourner aux urnes malgré <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/10/portugal-des-elections-legislatives-convoquees-apres-la-demission-du-premier-ministre_6199240_3210.html">l’avis réservé du Conseil d’État</a> le 9 novembre. C’est le choix d’un vote démocratique pour donner aux électeurs la possibilité de s’exprimer et de clarifier la situation, non sans arrière-pensée politique peut-être : le président espère probablement que le scrutin permettra de remettre en selle le PSD.</p>
<p>Mais c’est un choix risqué au regard du contexte qui a conduit à la démission du chef du gouvernement, sur fond de ténébreuse affaire de favoritisme, sinon de corruption, dont la justice n’a pu établir pour l’heure la véracité. Cette discordance des temps judiciaire, politique et médiatique renforce le climat de défiance à l’égard d’une classe politique souvent pointée du doigt, avec les effets en cascade de ces scandales de corruption.</p>
<p>Ces <em>spillover effects</em> érodent la confiance dans les institutions, tout en nourrissant un sentiment délétère d’impunité. Entre classement sans suite comme dans <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/portugal-l-instruction-de-l-affaire-de-l-ex-premier-ministre-socrates-touche-a-sa-fin-20210409">l’affaire José Socrates</a> au printemps 2021 – après sept ans d’instruction, les charges de corruption active pesant sur l’ancien premier ministre (PS) de 2005 à 2011, incarcéré en 2014 et 2015, ont été abandonnées – et <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/03/26/affaire-petrobras-retour-sur-les-trois-annees-qui-ont-marque-le-bresil_5100932_3222.html">syndrome Lava Jato</a> qui, dans le cas brésilien, a montré tous les dangers depuis la <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/08/31/bresil-la-presidente-dilma-rousseff-destituee_4990645_3222.html">destitution de la présidente Dilma Rousseff</a> à l’été 2016, perçue comme un coup d’État judiciaire ayant ouvert la voie à l’extrême droite et Jair Bolsonaro, entre « business as usual » et « catch me if you can », l’opinion publique oscille, déboussolée et désenchantée.</p>
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<figcaption><span class="caption">José Socrates mis en cause et arrêté dans une affaire de corruption.</span></figcaption>
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<p>Autant dire qu’avec l’émergence en 2019 du parti d’extrême droite <a href="https://www.ritimo.org/Portugal-Chega-un-parti-d-extreme-droite-present-dans-le-systeme-politique">Chega</a>, le choix de recourir à de nouvelles élections se fait sous haute tension. Le parti fondé et dirigé par André Ventura, jeune transfuge du PSD élu député en octobre 2019, a rapidement occupé l’espace médiatique et pesé sur la recomposition de la droite, alors que le Portugal avait <a href="https://theconversation.com/portugal-le-pays-qui-dit-nao-a-lextreme-droite-125472">longtemps été épargné par l’onde de droite radicale populiste</a> observée ailleurs en Europe.</p>
<p>Avec ses 12 députés à l’Assemblée (sur 230) et les 7,5 % de suffrages obtenus aux législatives de janvier 2022, Chega ne peut que viser plus haut, les sondages le créditant de plus de 15 % d’intentions de vote – soit, avec la représentation proportionnelle, au moins une trentaine d’élus au Parlement. Plus encore que l’immigration, le principal carburant de ce parti est la dénonciation de <a href="https://www.tdg.ch/crise-politique-au-portugal-l-affaire-des-liasses-de-billets-dope-l-extreme-droite-421113087741">« la corruption des élites »</a>. Chega appelle à une grande lessive, qui devrait commencer par le Parti socialiste. Des affiches grand format sont placardées dans les rues en 2023 ; André Ventura y apparaît en « chevalier blanc » de la démocratie avec comme slogan « Le Portugal a besoin d’un grand nettoyage ».</p>
<h2>Une majorité introuvable ?</h2>
<p>Face à ce danger, les deux principaux partis de gouvernement, PS et PSD, s’organisent. Le PS tente de tourner la page d’un Antonio Costa resté très actif, avec <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/portugal/portugal-pedro-nuno-santos-remporte-les-primaires-du-parti-socialiste-dbbedae3-24c6-4ac3-9928-b9b7a3d285d4">l’élection mi-décembre</a> de son nouveau secrétaire général Pedro Nuno Santos, 46 ans, ancien ministre des Relations avec le Parlement (2015-2019), puis des Infrastructures et du Logement (2019-2022).</p>
<p>Élu avec près des deux tiers des suffrages au terme d’une primaire interne l’ayant opposé à un candidat plus centriste, Pedro Nuno Santos entend bien succéder à Antonio Costa comme premier ministre et incarner la stabilité. Il a rapidement réorganisé le PS, dont le solide ancrage local constitue un précieux atout, sans exclure une nouvelle alliance à gauche avec le Bloco de Esquerda (Bloc de Gauche), en revitalisant l’idée d’une nouvelle <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/DARCY/58001"><em>geringonça</em></a>, ce « bidule brinquebalant » qui avait fonctionné entre 2015 et 2019.</p>
<p>Quant au PSD, en proie depuis 2015 à une crise de leadership et aux coups de boutoir de Chega, il tente d’incarner l’espoir à droite d’un retour au pouvoir, suite à sa « victoire volée » d’octobre 2015, quand la coalition PSD-CDS (Centre démocratique et social) était arrivée en tête sans pouvoir gouverner, mise en minorité à l’Assemblée suite au vote d’une motion de censure par l’ensemble des forces de gauche, donnant naissance à la <em>geringonça</em>.</p>
<p>Ces nouvelles élections législatives, deux ans après l’échec de janvier 2022, semblent donner à la droite une occasion inespérée de reprendre l’ascendant. Sous la direction de son <a href="https://lepetitjournal.com/lisbonne/politique-luis-montenegro-president-psd-portugal-339241">nouveau président élu à l’été 2022</a>, Luís Montenegro, le PSD a opté pour la solution d’une nouvelle coalition avec le CDS, absent au Parlement depuis 2022, et le petit Parti populaire monarchiste (PPM), revitalisant la légendaire « Alliance démocratique », vainqueur des élections fin 1979 autour de <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1980/12/06/francisco-sa-carneiro-le-gout-de-l-autorite_2808335_1819218.html">Francisco Sá Carneiro</a>, leader charismatique du centre droit, nommé premier ministre avant de disparaître tragiquement dans un accident d’avion en décembre 1980.</p>
<p>On le voit bien, c’est la solution des alliances qui est privilégiée pour tenter d’obtenir une majorité à l’Assemblée. En l’état, aucun parti ne paraît en mesure de recueillir seul une majorité claire, sinon absolue. Si, à gauche, la voie d’une nouvelle <em>geringonça</em> semble s’esquisser, à droite l’épouvantail Chega pèse sur la recomposition de cette famille politique.</p>
<p>Malgré les <a href="https://www.euractiv.fr/section/elections/news/vers-une-coalition-des-partis-pour-isoler-lextreme-droite-au-portugal/">dénégations de son président</a>, d’aucuns suspectent le PSD de ne pas exclure une alliance avec Chega, afin de réunir une majorité parlementaire pour gouverner. Avec comme précédent le cas de l’assemblée régionale des Açores où deux conseillers Chega avaient <a href="https://rr.sapo.pt/noticia/politica/2020/11/24/acores-bolieiro-cita-sa-carneiro-na-tomada-de-posse-e-reconhece-exigente-missao/216069/">fourni l’appoint en 2020</a> pour faire basculer au PSD cette région autonome.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569598/original/file-20240116-27-xk1ief.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Santiago Abascal, leader du parti d’extrême droite espagnol Vox et Andre Ventura, leader du parti d’extrême droite portugais Chega, durant la campagne des élections législatives portugaises de 2022.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/voxespana/51814205056">Flickr</a></span>
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<p>Entre normalisation rapide et lutte pour l’hégémonie, Chega a déjà débauché quelques élus du PSD, cherchant à s’affirmer comme le principal parti de droite, « l’unique chemin pour battre le socialisme au Portugal », comme l’a de nouveau déclaré son président André Ventura, réélu avec plus de 98 % des voix lors de la sixième convention nationale de sa formation les 13 et 14 janvier 2024.</p>
<h2>25 avril toujours ?</h2>
<p>Avec pour toile de fond les commémorations du 50<sup>e</sup> anniversaire de la <a href="https://editionschandeigne.fr/revue-de-presse-sous-less-oeillets-le-revolution/">Révolution des Œillets</a> en avril prochain, ces élections sont bien sous haute tension. Certains acquis du 25 avril 1974 – à commencer par la Constitution « marxiste maçonnique » de 1976 – sont clairement dans le viseur de Chega, dont le président vient de déclarer que le choix se fera entre « le Portugal de 2024 », qu’il prétend incarner, et « le Portugal de 1974 », celui de Pedro Nuno Santos.</p>
<p>Nul doute que le système politique portugais peut de nouveau se révéler « résilient », malgré – ou peut-être grâce à – un <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Abstention-comment-sen-sortent-autres-pays-europeens-2021-06-21-1201162352">taux d’abstention élevé</a>, un faible intérêt pour la politique et le <a href="https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/monnaie-surevaluee-vieillissement-desindustrialisation-ce-que-le-portugal-dit-de-lue">vieillissement de l’électorat</a>.</p>
<p>Nul doute également que la société portugaise se révèle <a href="https://migrant-integration.ec.europa.eu/news/portugal-survey-finds-public-increasingly-tolerant-migrants_en">l’une des plus ouvertes à l’immigration</a>, comme l’ont rappelé les enquêtes de European Social Survey en 2023. Chega et Ventura peuvent connaître un revers analogue à <a href="https://www.lepoint.fr/monde/l-espagne-brise-l-envol-de-l-extreme-droite-en-europe-24-07-2023-2529349_24.php">celui de Vox</a> et de Santiago Abascal en Espagne lors des législatives de juillet 2023.</p>
<p>Mais le vote du 10 mars pourrait se révéler un pari risqué si, faute de majorité parlementaire, la stabilité qui a dominé la vie politique portugaise depuis une quarantaine d’année, était remise en cause. Née du 25 avril, la démocratie a montré jusqu’ici sa solidité. Alors, « 25 de Abril sempre ! » (25 avril toujours !) ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221186/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yves Léonard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au Portugal, les législatives anticipées de mars s’annoncent serrées, la gauche cherchant à conserver le pouvoir face à un centre droit qui devra composer avec la montée de l’extrême droite.Yves Léonard, Membre du Centre d'histoire de Sciences Po et chercheur associé à l’université de Rouen-Normandie, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2164862024-01-17T16:43:50Z2024-01-17T16:43:50ZComment les eurodéputés RN tirent parti du Parlement européen<p><em>Si l’élection de nombreux députés d’extrême droite permettant la constitution d’un groupe Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale en 2022 a été très commentée par les journalistes, sa présence au Parlement européen, sans discontinuer depuis les années 1980, passe plus inaperçue. L’Assemblée européenne est un lieu où les dirigeant·e·s du FN/RN se forment à la démocratie et lors des élections européennes de juin prochain, ils tenteront à nouveau d’obtenir des sièges.</em></p>
<p><em>Avec son ouvrage <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/a-lextreme-droite-de-lhemicycle/">« À l’extrême droite de l’hémicycle. Le RN au cœur de la démocratie européenne »</a> (éditions Raisons d’agir), Estelle Delaine nous offre de nouvelles clés pour comprendre la manière dont le Rassemblement national s’insère dans les institutions démocratiques. À partir d’archives parlementaires et partisanes, d’entretiens et d’observations, ce livre révèle comment les élus RN apprennent à manipuler le lexique démocratique, à transcrire leurs propositions politiques en amendements techniques, à parfois s’inscrire dans le consensus politique, à se connecter avec des représentants d’intérêts. Il expose comment les eurodéputés d’extrême droite, alors qu’ils déclarent combattre l’Union européenne de l’intérieur, bénéficient en réalité des ressources et des réseaux de la démocratie européenne.</em></p>
<hr>
<p>Dès sa genèse, l’évolution du Parlement européen a fait l’objet d’analyses parfois divergentes, du fait de son originalité dans le paysage des institutions démocratiques, mais aussi parce que des années 1950 aux années 1970 coexistaient plusieurs projets européens différents – les institutions des Communautés européennes cohabitant alors avec celles de l’Union de l’Europe occidentale, du Conseil de l’Europe et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord – comme l’indique <a href="https://www.cvce.eu/obj/discours_de_robert_schuman_strasbourg_19_mars_1958-fr-48fe3630-311c-476c-b39f-740b8749137b.html">Robert Schuman</a>, l’un des pères fondateurs de l’unification européenne, dans son discours d’investiture en tant que président de l’Assemblée européenne en 1958.</p>
<p>Certains considèrent que la progression des prérogatives du Parlement européen a été importante, faisant de cette institution le <a href="https://global.oup.com/academic/product/building-europes-parliament-9780199231997">symbole d’une démocratisation de l’Union européenne</a>, quand d’autres trouvent son pouvoir insuffisant en comparaison aux assemblées nationales – les pouvoirs du Parlement européen sont alors considérés comme des indicateurs (avec l’issue des référendums des années 1990, la complexité du fonctionnement ou le taux d’abstention) du « déficit démocratique » reproché à l’Union européenne.</p>
<p>La plupart des travaux, à l’instar de ceux du politologue <a href="https://www.librairie-sciencespo.fr/livre/9782275036205-le-gouvernement-de-l-union-europeenne-une-sociologie-polique-2e-edition-andy-smith/">Andy Smith</a>, font cependant le constat qu’il est impossible de considérer l’Europe d’aujourd’hui autrement que comme un gouvernement fortement fissuré. Ces fissures sont autant de portes d’entrée pour des formations antidémocratiques comme les partis d’extrême droite. En arrivant au Parlement européen, les membres de partis d’extrême droite peuvent non seulement se connecter avec d’autres représentants d’euroscepticisme et d’antidémocratisme, mais ils sont aussi propulsés au cœur du fonctionnement de la démocratie européenne.</p>
<h2>Des eurosceptiques et antiparlementaires dès les origines du Parlement</h2>
<p>Rappelons d’abord qu’extrême droite, euroscepticisme et antiparlementarisme ne sont pas des synonymes, et ne se recouvrent pas tout à fait. En arrivant dans <a href="https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2012-1-page-49.htm">l’Eurocratie</a> (le mode technocratique des institutions politiques de l’Union européenne, et les fortes critiques qui l’ont toujours accompagné) les partis d’extrême droite n’introduisent pas l’antiparlementarisme. Ils perpétuent et renouvellent certaines de ses versions pratiquées de longue date.</p>
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<p>Le Parlement européen a d’abord été pensé d’après un modèle fédéral afin de progressivement mettre en place la légitimité de la sphère européenne.</p>
<p>Mais en pratique, au-delà des théories démocratiques (fédérale, technocratique, référendaire, participative…) dont le Parlement européen se saisit, de vives réticences jalonnent son histoire. Dès sa genèse en 1958, on retrouve la présence de positions antiparlementaristes, c’est-à-dire opposées à ce que l’Assemblée européenne naisse ou obtienne des pouvoirs de contrôle et de délibération. On sait que certains membres des gouvernements nationaux, y compris d’États membres fondateurs, pouvaient être réticents à développer l’échelon européen – comme <a href="https://www.charles-de-gaulle.org/lhomme/dossiers-thematiques/de-gaulle-europe/">Charles de Gaulle</a>, chef de l’État français, qui a fait jouer tout le poids de son veto contre l’octroi de plus de pouvoir aux institutions européennes (dont le Parlement) et pour un fonctionnement intergouvernemental. De plus, les « pères de l’Europe » ne mentionnent pas d’institution délibérative lors de <a href="https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/history-eu/1945-59/schuman-declaration-may-1950_fr">discours fondateurs des Communautés</a>, et pour cause, ils perçoivent le parlementarisme <a href="https://www.puf.com/content/De_Vichy_%C3%A0_la_Communaut%C3%A9_europ%C3%A9enne">avec les yeux de leur temps</a>, critiques des Républiques parties en guerre, et dans un contexte de Guerre froide.</p>
<h2>L’extrême droite dans une Europe néolibérale</h2>
<p>Les dernières décennies ont certes vu le poids du Parlement être revalorisé mais ont aussi correspondu à la réaffirmation d’un cadre économique néolibéral <a href="https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Discours-de-Jose-Manuel-Barroso-sur-l-etat-de-l-Union-europeenne-_NG_-2010-09-07-578206">prônant l’austérité en temps de crises</a> ainsi qu’à une <a href="https://cessp.cnrs.fr/European-Civil-Service-in-Times-of-Crisis">managérisation</a> de la fonction publique européenne ; autant de processus qui sont venus renforcer les institutions exécutives de l’Europe au détriment du Parlement européen.</p>
<p>Une organisation institutionnelle qui laisse peu de place à l’instance élective impose aux eurodéputés une dépendance à la fois aux agents administratifs non élus, et à l’exécutif (la Commission et les ministres des États membres représentés par le Conseil de l’Union européenne). De plus, dans la fabrique de la loi européenne, autour d’un élu s’activent eurofonctionnaires, membres des cabinets de la Commission européenne et du Conseil de l’Union européenne, membres des groupes politiques opposés, représentants des ministères et des parlements nationaux, syndicalistes, lobbyistes, journalistes. Toutes ces personnes se rencontrent et se côtoient lors de réunions, peuvent se retrouver lors d’événements, de <em>team building</em>, <em>networking</em>, de fêtes, d’apéritifs, etc. Durant ces moments l’extrême droite parlementaire est en contact permanent avec tous ces professionnels. Ces logiques de travail conduisent à la connexion des personnels d’extrême droite avec d’autres personnes puisant leurs références politiques dans d’autres traditions d’antidémocratisme, d’antilibéralisme, ou d’euroscepticisme (qu’elles soient ou non d’extrême droite), mais aussi avec des personnalités politiques de premier plan.</p>
<p>Tout ces éléments viennent complexifier les distinctions politiques (extrême droite/néolibéralisme/européisme) et expliquent des rapprochements entre différents professionnels à la fois en concurrence et pourtant évoluant dans le même monde. Évidemment, ces connexions n’ébranlent pas toutes les logiques institutionnelles et sociales et politiques, ceux qui occupent des positions dominantes dans la Commission ou le Conseil de l’Union européenne sont peu inquiétés par des eurodéputés minoritaires.</p>
<p>Néanmoins, la présence de ces eurodéputés peut renforcer des formes de fragilité de l’institution parlementaire lors des processus de décisions. Au niveau des groupes parlementaires majoritaires, le travail s’organise en tenant compte de cet élément, ce qui renforce paradoxalement la représentation de tendances marginales dans les commissions car une potentielle désunion affaiblit le Parlement dans les négociations. Or, dans cette configuration, les élus peuvent déclarer vouloir <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/marine-le-pen-dit-elle-vrai-sur-le-blocage-du-parlement-europeen_1762269.html">bloquer les institutions</a>, préférer appuyer des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/10/comment-le-rassemblement-national-vote-au-parlement-europeen_5460545_4355770.html">positions conservatrices</a> ou <a href="https://rassemblementnational.fr/videos/lexercice-dautosatisfaction-de-madame-von-der-leyen">investir le rôle d’opposants politiques démocratiques</a> et trouver des soutiens conjoncturels.</p>
<h2>Des membres de l’extrême droite formés à la démocratie</h2>
<p>Passé un premier étonnement de la présence de représentants nationalistes ou eurosceptiques d’extrême droite aux carrières longues au Parlement européen, comme <a href="https://www.europarl.europa.eu/meps/fr/1023/JEAN-MARIE_LE+PEN/history/8">Jean-Marie Le Pen</a> ou <a href="https://www.europarl.europa.eu/meps/fr/4525/NIGEL_FARAGE/history/9">Nigel Farage</a>, on comprend l’attrait d’un Parlement pour des élites partisanes d’extrême droite.</p>
<p>À l’instar d’autres parlements dans l’histoire, le Parlement européen offre des ressources importantes, et permet aux élus d’extrême droite de se former <em>à</em> et <em>par</em> la démocratie, potentiellement pour préparer d’autres élections – en ce sens Marine Le Pen a déclaré <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/01/08/a-l-assemblee-nationale-le-rn-se-fond-dans-le-paysage_6157027_4500055.html">au Monde en janvier 2023</a> (au sujet de son mandat de députée nationale, elle qui a aussi été eurodéputée de 2004 à 2017) : « nous ne sommes pas là pour faire une longue carrière parlementaire. Nous sommes là pour conquérir le pouvoir. En apprenant à être parlementaires, nous fabriquons en même temps un programme et des équipes de gouvernement. »</p>
<p>Le Parlement européen permet en effet des <a href="https://www.liberation.fr/france/2020/02/24/damien-rieu-le-pro-de-l-agit-prop_1779491/">recrutements</a>, l’accès à des informations et des lieux de pouvoirs, des <a href="https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/les-fratelli-d-italia-ne-sont-pas-des-pestiferes-au-parlement-europeen-29-09-2022-2491812_1897.php;https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/marine-le-pen-peut-elle-defaire-l-europe-7360671">alliances et des coalitions</a> ainsi que l’accroissement des ressources financières des partis nationaux et européens <a href="https://www.cnccfp.fr/elections/representants-parlement-europeen/">qui s’investissent dans les campagnes</a>. Ce dernier point n’est pas négligeable : il comprend les frais de campagne (dont le montant était de 4 906 744 euros en 1994 et de 5 518 155 euros en 1999 pour le Front national (FN)) et les fonds de fonctionnement de groupes parlementaires (qui est pour le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés de 17,5 millions d’euros entre 2015 et 2019).</p>
<p>D’autres sources de financements par des <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/dossier/largent-russe-du-rassemblement-national">banques et millionnaires russes</a> ainsi que des multiples <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/dossier/argent-public-le-rn-accuse-de-detournements-de-fonds-europeens">scandales politico-financiers</a> sur l’utilisation des enveloppes de fonds européens par les dirigeants du RN ont des incidences sur la pratique de la politique européenne qui demeurent encore à déterminer. Au sein du Parlement, les eurodéputés Rassemblement national (RN) y expérimentent un accès à des ressources directement issues de leur participation au jeu démocratique.</p>
<h2>Une formation feutrée</h2>
<p>Au Parlement européen, les élus d’extrême droite sont souvent décrits comme étant <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/05/14/le-bien-maigre-bilan-du-rassemblement-national-au-parlement-europeen_5461712_823448.html">peu présents, ou inefficaces</a>. Pourtant, les équipes parlementaires y font des apprentissages importants. L’incorporation des élites d’extrême droite dans l’élite politique européenne se fait aussi, paradoxalement, via le compromis, le consensus et la constitution d’alliances qui caractérisent le travail parlementaire européen.</p>
<p>Mes travaux soulignent que les dirigeants d’extrême droite ne sont pas sociologiquement désajustés dans une institution parlementaire supranationale – ils ont des origines sociales dominantes, sont diplômés du supérieur (y compris des écoles prestigieuses comme l’<a href="https://www.whoswho.fr/decede/biographie-ivan-blot_15145">ENA</a> ou Sciences Po Paris), ont des professions de cadres supérieurs (comme <a href="https://www.snesup.fr/sites/default/files/fichier/entretien_avec_gerard_lebreton_-_pu_lyon_3_-_conseiller_de_marine_le_pen_-_mars_2017.pdf">professeur d’université</a>, qui ne les distingue donc pas des autres eurodéputés ou assistants parlementaires. De ce fait, ils sont disposés à parfois mobiliser des registres déconflictualisés et consensuels – ce qui n’est donc pas le marqueur d’une modération politique mais de savoir-faire sociaux et universitaires.</p>
<p>S’il est peu probable qu’ils deviennent europhiles, les cadres d’extrême droite peuvent se projeter quelque temps dans ce lieu : le Parlement européen est un espace professionnel suffisamment prestigieux pour qu’ils ressentent une certaine revanche sociale en y restant, même dans un groupe minoritaire. Au-delà des idéologies, il y a une cohérence à la participation d’élites d’extrême droite à des espaces politiques comprenant majoritairement des membres des classes supérieures.</p>
<p>L’engagement politique d’élites sociales est différent de ceux des militants populaires : par la lecture ou l’écriture (sur des blogs, dans la presse ou dans des essais indépendants), la tenue de conférences ou d’une chaîne YouTube, voire pour celles et ceux qui ont des héritages familiaux liés à l’aristocratie, des dîners mondains ou de préservation du patrimoine. Il n’est donc pas moins « extrême » mais prend des formes variées et qui travaillent et traduisent leurs propos dans des registres plus mesurés. Un poste dans une équipe parlementaire RN est donc un moyen de poursuivre un militantisme nationaliste en bénéficiant d’un salaire et d’un statut qui permet de répondre à leurs aspirations ou à leurs ambitions professionnelles.</p>
<p>Comment des élites sociales peuvent-elles se décrire comme étant si reléguées ? En effet, la thématique du stigmate essaime les discours des élites partisanes d’extrême droite qui se disent « illégitimées » et <a href="https://www.ouest-france.fr/politique/le-rn-denonce-l-ostracisme-de-son-groupe-au-parlement-europeen-6432033">ostracisées dans le champ politique</a> et dans la société. Or, se sentir décalé ne veut pas dire être dominé : il est possible de se vivre subjectivement comme un ou une déclassée tout en s’inscrivant de plain-pied dans les couches supérieures de la société. En effet, ils et elles peuvent, sur le plan des pratiques, mener un travail de maintien de positions dominantes et de distinction tout en développant des discours exprimant leur relégation.</p>
<p>Un sentiment d’échec peut aussi parcourir de nombreuses personnes diplômées mais avec des trajectoires scolaires difficiles et parsemées de revers objectifs ou plus subjectifs, ce qui renforce alors une crainte du déclassement ou de l’avenir. Leur engagement politique projeté au Parlement européen se nourrit des doctrines déclinistes et pessimistes d’extrême droite qui permettent de faire correspondre à des maux généraux des sentiments de peur très intimes. Il faut donc déconstruire le paradoxe apparent de ces élites se réclamant de l’antisystème au Parlement européen tout en bénéficiant d’un métier ajusté à leur profil sociologique.</p>
<p>L’Eurocratie est un espace professionnel internationalisé qui fournit des possibilités de reconversions à des « ex » de partis d’extrême droite européanisés, initialement passés par des postes d’assistant parlementaire mais aujourd’hui « fondus » dans le décor dans les milieux de la culture, de l’entrepreneuriat, du <em>lobbying</em> ou du droit. Une fois débarrassés des étiquettes partisanes ou du stigmate de la politique nationale, ne subsistent alors entre les agents que la concordance d’habitus dominants, et des affinités tirées de titres scolaires comparables.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216486/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Estelle Delaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors qu’ils déclarent combattre l’Union européenne de l’intérieur, les eurodéputés d’extrême droite bénéficient en réalité des ressources et des réseaux de la démocratie européenne.Estelle Delaine, Maîtresse de conférences en sciences politiques, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204382024-01-05T21:09:21Z2024-01-05T21:09:21Z2024, l’année des Européens ?<p>L’année est encore jeune mais les risques se multiplient déjà pour les Européens. À en croire les euro-pessimistes, 2024 sera sombre pour les tenants d’une Europe forte et autonome : le nouveau Parlement issu des <a href="https://elections.europa.eu/fr/">élections européennes de juin 2024</a> sera dominé par les souverainistes ; le soutien à l’Ukraine est remis en question par les égoïsmes nationaux ; la solidarité budgétaire entre États membres sera mise à l’épreuve par l’élaboration du prochain cadre financier pluri-annuel ; et une éventuelle nouvelle présidence Trump dégraderait profondément le lien transatlantique et donc la cohésion des Occidentaux en Eurasie.</p>
<p>Et si ces risques multiples constituaient, en réalité, des occasions de renforcer l’Europe ? Paradoxalement, 2024 ne peut-elle pas être l’année des Européens ?</p>
<h2>Parlement européen : mettre (enfin) les souverainistes au travail</h2>
<p>Les élections européennes, qui se déroulent tous les cinq ans, constituent le jalon institutionnel et politique le plus important pour la vie du continent. Ce sont elles qui détermineront la composition du seul organe supranational directement élu par les eurocitoyens.</p>
<p>Au vu des récents <a href="https://www.politico.eu/europe-poll-of-polls/european-parliament-election/">sondages</a>, la question n’est plus de savoir si, en juin, le Parlement verra ou non une progression des souverainistes ; il s’agit de se préparer à une situation où un rôle déterminant sera joué par des partis traditionnellement eurosceptiques : le Rassemblement national français, les <em>Fratelli d’Italia</em> alliés à la Ligue, le Fidesz hongrois, etc. Les deux grands mouvements politiques pro-européens – les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens – sont si affaiblis que l’élection d’eurodéputés socialistes ou Les Républicains en France est incertaine.</p>
<p>Les récents <a href="https://www.touteleurope.eu/institutions/elections-europeennes-2024-qu-indiquent-les-sondages-pour-la-france/">sondages</a> annoncent une progression des groupes Identité et Démocratie et Conservateurs et Réformistes européens, qui regroupent les partis eurocritiques, eurosceptiques, anti-européens ou souverainistes du continent. Certes, le PPE devrait rester premier groupe en nombre de sièges au Parlement européen, les S&D devraient rester deuxièmes, et les centristes de Renew Europe troisième. Toutefois, ces trois groupes verraient tous leur nombre de sièges baisser, tandis que ID et les CRE verraient le leur <a href="https://www.euractiv.fr/section/elections/news/europeennes-2024-la-droite-limite-la-casse-la-gauche-radicale-et-les-nationalistes-progressent-selon-nos-projections/">augmenter</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lextreme-droite-au-parlement-europeen-ou-le-renard-dans-le-poulailler-194216">L’extrême droite au Parlement européen, ou le renard dans le poulailler</a>
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<p>Faut-il se résigner à voir le Parlement puis la Commission affaiblis et même paralysés par une vague anti-européenne ? Faut-il redouter une apathie politique durant toute la prochaine mandature ? L’espoir contraire est pourtant autorisé, malgré l’effacement des grands architectes de l’Union, symbolisé par la mort récente de <a href="https://theconversation.com/jacques-delors-le-premier-dirigeant-politique-europeen-220442">Jacques Delors</a>. En effet, les différents partis eurosceptiques seront sommés d’agir en raison même de leur propre succès. Les eurocitoyens toléraient l’inaction vitupérante tant que les partis souverainistes constituaient une minorité bruyante ; mais une série de victoires souverainistes au Parlement contraindront ces partis à prendre position et donc à agir concrètement.</p>
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<p>Jouer un rôle de premier plan au Parlement européen sera, pour ces partis, un test de sérieux politique : s’ils se refusent à s’unir en groupes cohérents et s’ils dédaignent de proposer des mesures concrètes, ils ne parviendront pas à obtenir les présidences de commission et le bilan politique dont ils ont besoin pour continuer à se « notabiliser ». De même que Giorgia Meloni est devenue instantanément <a href="https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/723-un-an-de-gouvernement-meloni-un-chemin-tortueux-mais-resolu-vers-l-europe">pro-européenne</a> avec son accession à la présidence du conseil italien, de même les partis souverainistes seront contraints soit de se mettre au travail, soit de ruiner eux-mêmes leur crédibilité. On ne peut attendre un enthousiasme européiste de la part de ces partis. Mais on est en droit de prévoir une conversion rapide au pragmatisme institutionnel.</p>
<h2>Budget européen : développer les solidarités et revoir les priorités</h2>
<p>Le premier test de crédibilité du prochain Parlement et de la Commission qui en découlera (en partie) sera de contribuer à l’élaboration du cadre financier pluriannuel de l’Union. C’est là que les partis souverainistes doivent être explicitement mis au pied du mur. S’ils exigent une Union au service des citoyens, ils ne pourront pas reprendre purement et simplement le mantra des États membres autoproclamés « frugaux ».</p>
<p>Une réduction des dépenses européennes signifierait encore moins de protection des frontières par <a href="https://theconversation.com/frontex-une-administration-decriee-dans-la-tourmente-183468">FRONTEX</a>, encore moins de capacités allouées au <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/qu-est-ce-que-le-fonds-europeen-de-defe,encoremoinsdefondsstructurelsnse/">Fonds européen de Défense</a> et encore moins de soutien aux populations bénéficiaires des plans de relance et de résilience nationaux adoptés pour répondre aux crises économiques liées à l’épidémie de Covid-19.</p>
<p>Autrement dit, une vague souverainiste au Parlement mettra ces partis dans l’obligation de proposer de véritables priorités budgétaires au service des populations européennes. À défaut, ils se discréditeront.</p>
<h2>Élargissement : affirmer sa puissance</h2>
<p>Le deuxième test de crédibilité concernera l’élargissement en cours avec <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/292425-lue-decide-douvrir-les-negociations-dadhesion-avec-lukraine-et-la-mo">l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Moldavie et l’Ukraine</a> en décembre dernier. Rendu presque inévitable avec l’invasion russe de 2022, ce processus crée de fortes interférences dans la façon dont l’Union influence ses marches, dans les Balkans, en mer Noire et dans le Caucase.</p>
<p>Là encore, les Européens peuvent soit rechigner à tenir parole, irriter les États candidats anciens ou récents et miner ainsi leur prestige à leurs frontières ; soit au contraire faire de nécessité vertu et revisiter complètement leurs méthodes de discussion avec les États candidats.</p>
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<p>Placer les <a href="https://www.touteleurope.eu/les-pays-candidats-a-l-adhesion-europeenne">neuf candidatures</a> sous le signe du rapprochement géopolitique permettra de continuer à se montrer exigeant en matière d’<a href="https://www.touteleurope.eu/le-glossaire-de-l-europe/acquis-communautaire/">acquis communautaire</a> sans aborder l’élargissement uniquement d’un point de vue juridique et technocratique. Si, durant la prochaine mandature européenne, les discussions sont conduites uniquement dans la perspective de renforcer l’influence de l’Europe au sud et à l’est, les irritants pourront être considérablement réduits. Si la famille européenne se montre résolument accueillante du point de vue politique, on peut être plus patient du point de vue juridique et budgétaire.</p>
<h2>Politique extérieure : en attendant Trump</h2>
<p>2024 s’annonce-t-elle comme une année blanche pour la géopolitique de l’Europe dans la mesure où tout sera suspendu à l’élection américaine de novembre et aux nominations du prochain président (ou de la prochaine présidente) de la Commission européenne, du nouveau président (ou de la nouvelle présidente) du Conseil européen, et du prochain haut représentant (ou de la prochaine haut représentante) pour la politique extérieure ? Au moment même où le président chinois <a href="https://www.youtube.com/watch?v=W7W-67dzm3g">durcit le ton envers l’Europe</a>, où le président russe <a href="https://theconversation.com/russie-quand-vladimir-poutine-entre-en-campagne-220089">prépare sa réélection</a> et réitère ses déclarations condescendantes et agressives envers l’UE et où les « transatlantiques » perdent du terrain à Washington, l’Europe sera-t-elle aux abonnés absents en attendant des nominations qui ne surviendront qu’après l’été ?</p>
<p>Le premier semestre 2024 présente au contraire des occasions inespérées pour les Européens sur la scène internationale : le <a href="https://www.liberation.fr/international/amerique/la-visite-a-washington-de-volodymyr-zelensky-ne-suffit-pas-a-sortir-laide-americaine-a-lukraine-de-limpasse-20231213_CX7IKAJRFZFUJJEZ75BLVPYVPA/">recul de l’administration Biden sur le dossier ukrainien</a> ouvre la possibilité pour Bruxelles de montrer les fruits d’une décennie de soutien à Kiev, éclipsée par l’attention portée à la communication de l’administration américaine et de la présidence Zelensky.</p>
<p>C’est au premier semestre 2024 que les grands soutiens bilatéraux de l’Ukraine – Allemagne, Pologne, France, baltes – doivent souligner leur bilan (sanctions sans précédent, soutien décennal, etc.). Plus radicalement, la perspective d’une nouvelle présidence Trump doit être analysée comme une bonne nouvelle pour l’autonomie stratégique européenne. Si elle se concrétise, elle soulignera de nouveau que le lien transatlantique et l’OTAN ne peuvent suffire à protéger les Européens contre les dangers internationaux qui pèsent sur eux.</p>
<p>Si les risques s’accumulent pour les Européens en 2024, les occasions peuvent, elles aussi, se multiplier, pour peu qu’elles soient identifiées, saisies et exploitées. 2024 peut être l’année des Européens, à condition qu’ils ne s’installent pas dans l’attente.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220438/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Confrontée à la montée des partis eurosceptiques à l’intérieur et aux pressions russes, chinoises et américaines à l’extérieur, l’UE pourra-t-elle connaître un sursaut salvateur ?Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2191812024-01-04T21:57:37Z2024-01-04T21:57:37ZQuand la musique sert une bonne cause : comment toucher le public sans paraître opportuniste ?<p>Si les appels à la compassion traversent les âges, les dispositifs de communication par lesquels ils passent, eux, varient. Aujourd’hui ils mobilisent souvent des personnalités issues du sport, de la chanson, de la mode, du cinéma, de la littérature qui se présentent comme les porte-parole de « sans-voix », qui parlent « à leur place » et « en leur faveur ». </p>
<p>Chaque année le Téléthon a un « parrain » ou une marraine Mireille Mathieu, Yannick Noah, Garou, Soprano… ; l’appel à la compassion passe aussi par des chansons composées pour la circonstance et destinées à recueillir des fonds : aux U.S.A., la chanson « We are the World » (1985), pour les Africains victimes de la famine, a été interprétée par 45 artistes ; en France, « La chanson des Restos » (1986) a mobilisé des personnalités particulièrement médiatiques (Coluche, Michel Drucker, Yves Montand…).</p>
<p>Mais il n’est pas question ici de porte-parole au sens classique du terme. Ces médiateurs s’appuient en effet non sur un mandat donné par une organisation et sur des procédures bureaucratiques de nomination, mais sur des motivations d’ordre éthique, et souvent même sans que ceux en faveur de qui il parle le leur aient demandé. Leur position se révèle particulièrement délicate : ils doivent rendre audible et recevable la voix de ceux qu’ils défendent, mais non se substituer à elle.</p>
<p>Quand, pour mieux toucher le public, leur message mobilise des ressources esthétiques, cela ne va pas sans soulever des difficultés : peut-on produire des textes ayant une valeur artistique sans sortir du registre de l’appel à la compassion ?</p>
<p>Il ne peut être question de faire œuvre d’art véritable, de détourner au profit des artistes une parole qui se veut au service de ceux qui souffrent même si de fait c’est aussi un moyen de se rendre visibles, d’améliorer leur image, voire de faire leur propre promotion. Il faut donc trouver des solutions de compromis. Je vais en évoquer deux empruntés au domaine de la chanson : le cas des « Sans Voix » et celui des « Enfoirés ».</p>
<h2>Les Sans Voix</h2>
<p>Il existe un groupe de rock, les « Sans Voix », qui se donne pour mission de parler au nom des exclus de la société.</p>
<p>Ce <a href="https://www.sansvoix.fr/presse/">groupe musical varois</a> est né en février 2014 de la volonté de <a href="https://www.ouest-france.fr/bretagne/ploermel-56800/la-mennais-pierre-favre-a-raconte-son-parcours-e1938cfe-b91a-11ed-ba5f-4162affd0dc8">Piero Sapu</a>, figure de la scène alternative et chanteur des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/coda-rock-a-l-ail-3-10-les-garcons-bouchers-2-1ere-diffusion-17-03-1988-6353377">Garçons Bouchers</a>, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/coda-rock-a-l-ail-8-10-bb-doc-1ere-diffusion-24-03-1988-5531183">BB Doc</a>, Docteur Destroy. Il se donne pour mission d’amplifier et de porter la parole de tous les « sans », les « oubliés » de notre société.</p>
<p>Le projet est original car une voix du rock francophone a décidé de mettre son talent de parolier et son charisme scénique au service des exclus de la société, devenant ainsi un amplificateur et un porte-voix.</p>
<blockquote>
<p>« Les paroles des morceaux composés par le groupe Sans Voix (une vingtaine de compositions à ce jour) sont les mots des “galériens” de l’existence, recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France. » (présentation du groupe sur son site Internet)</p>
</blockquote>
<p>Ici le groupe des « Sans Voix » est présenté à la fois comme « amplificateur et porte-voix » des « oubliés » et comme la « rencontre » entre un chanteur connu et les « Sans », les « délaissés ». Il y a là un risque de tension puisqu’un chanteur connu peut difficilement être considéré comme un « sans voix ». Mais la biographie et l’apparence du chanteur, Piero Sapu – chauve, tatoué et barbu – correspondent au stéréotype de l’artiste marginal vivant parmi les pauvres, et non à celle de l’artiste consacré qui entrerait en contact avec un monde qui lui est étranger.</p>
<p>En outre, pour ne pas trop s’éloigner des « sans voix », le groupe ne peut pas véritablement s’ancrer dans le champ musical en produisant des textes ou une musique qui seraient très élaborés sur le plan esthétique. Les textes des chansons sont ainsi présentés comme <a href="https://www.sansvoix.fr/album/">produits collectivement</a> et « composés par le groupe Sans Voix », et « recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France ». L’une des chansons phares du groupe, « Rachel », par exemple, est attribuée à « Rachel Boncœur/W. Delgado, L. Gasnier, G. Mas, L. Merle, C. Parel ». Les paroles sont en harmonie avec les conditions dans lesquelles elles sont censées avoir été produites. La première strophe montre un éthos simple, pour mieux évoquer des personnes invisibilisées par la société :</p>
<blockquote>
<p>Ce n’est qu’une voix qu’on ne voit pas qu’on ne regarde pas</p>
<p>Une petite voix une simple voix qui n’existe presque pas</p>
<p>Ce n’est qu’une voix qu’on n’entend pas qu’on n’écoute plus ou pas</p>
</blockquote>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/OmRWPPden_k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Enregistrement de la chanson « Rachel » par le groupe « Les Sans Voix », juillet 2015.</span></figcaption>
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<p>Ici les paroles légitiment les conditions de leur propre énonciation : elles explicitent le sens même du groupe qui l’interprète, les « sans voix » font entendre « une voix qu’on n’entend pas ».</p>
<p>Si l’élaboration esthétique était poussée plus avant et si les membres du groupe agissaient comme de « vrais professionnels », on basculerait dans le registre de la chanson de variété. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour ceux qui se présentent comme appartenant à un monde d’exclus, mais exercent leur activité à l’intérieur du champ proprement musical.</p>
<h2>La chanson des Enfoirés</h2>
<p>Initiative beaucoup plus célèbre, la chanson des « Enfoirés » propose une autre manière de résoudre la tension entre élaboration esthétique et appel à la compassion. En 1985, Coluche lance l’idée des « Restos du Cœur ». Il demande au chanteur Jean-Jacques Goldman, d’écrire une chanson pour diffuser le message. Ce dernier compose « La Chanson des Restos » ; 533 900 exemplaires du disque sont immédiatement vendus au profit de l’association.</p>
<p>Cette chanson, bien qu’écrite par une star, s’efforce de ne pas ressembler à une chanson de variété habituelle, et pas seulement par son contenu. Cela se fait en réduisant au minimum les marques trop visibles de « poéticité » : les auditeurs ne doivent pas se focaliser sur la qualité esthétique du texte, au détriment de l’émotion. Cela peut se faire aussi en modifiant la manière dont elle est interprétée : la chanson ne valorise pas un interprète singulier, elle est assumée par un groupe de personnes réunies pour la circonstance. C’est le cas avec les « Enfoirés ». Le nom même de ce groupe éphémère est antiphrastique : il inverse imaginairement la position haute qu’occupent ses membres dans la société.</p>
<p>Le fait qu’il n’y ait que deux chanteurs parmi les premiers Enfoirés contribue aussi à faire sortir la chanson du registre purement musical : on y trouve des acteurs (Coluche et Nathalie Baye), un chanteur (Jean-Jacques Goldman), un acteur-chanteur (Yves Montand), ainsi qu’un footballeur (Michel Platini), et un animateur de télévision (Michel Drucker).</p>
<p>C’est là une manière de montrer que la visée esthétique n’est pas première, que c’est l’urgence qui contraint à intervenir ceux qui n’ont pas vocation à le faire. D’ailleurs, le texte n’est pas intégralement chanté. Seul le refrain l’est, et par l’ensemble des participants.</p>
<p>Voici, par exemple, le premier couplet :</p>
<blockquote>
<p>Moi je file un rencard à ceux qui n’ont plus rien<br>
Sans idéologie discours ou baratin<br>
On vous promettra pas les toujours du grand soir<br>
Mais juste pour l’hiver à manger et à boire<br>
A tous les recalés de l’âge et du chômage<br>
Les privés du gâteau les exclus du partage<br>
Si nous pensons à vous c’est en fait égoïste<br>
Demain nos noms peut-être grossiront la liste<br>
Da lada da da da da (trois fois, en chœur)</p>
</blockquote>
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<figcaption><span class="caption">La chanson des Restos du Cœur.</span></figcaption>
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<p>La chanson mobilise un français standard, voire familier, tant pour le lexique que pour la syntaxe. Les quatre premiers vers sont prononcés par Coluche, les quatre suivants par Yves Montand : personne ne doit s’approprier le texte. Les « Enfoirés » ont beau être célèbres, ils participent à une entreprise qui constitue une parenthèse dans leurs carrières respectives.</p>
<p>Le fait que les couplets soient parlés et non pas chantés se charge d’une valeur morale dans le cadre d’un appel à la compassion : chacun parle avec la voix qu’on lui connaît, déjà bien identifiée dans les médias, avec son humanité, qu’il partage avec les « exclus du partage ».</p>
<p>Les vrais chanteurs que sont Jean-Jacques Goldmann et Yves Montand ne sont pas distingués des autres. Tout est conçu pour éviter une mise en spectacle valorisante de l’interprète. Le chant est réservé au refrain, qui relègue à l’arrière-plan sa dimension esthétique par son caractère collectif, incarnation de la solidarité ; il culmine dans un « Da lada da da da da », pure expression d’un affect.</p>
<p>Pas plus que les « Sans Voix », les « Enfoirés » ne peuvent produire des textes sophistiqués. Un investissement esthétique trop prononcé risquerait à tout moment d’être perçu comme un artifice mensonger, incompatible avec la vérité du cœur, l’authenticité d’une conscience compatissante.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219181/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Maingueneau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Il existe une tension entre le caractère esthétique et le registre de l’appel à la pitié de certaines productions artistiques.Dominique Maingueneau, Professeur émérite de linguistique, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204422024-01-04T21:57:08Z2024-01-04T21:57:08ZJacques Delors, le premier dirigeant politique européen<p>Jacques Delors, qui s’est éteint le 27 décembre dernier à 98 ans, restera dans l’histoire comme l’homme de la relance de l’Europe.</p>
<p>Il façonna ce personnage durant son mandat de président de la Commission européenne (1985-1995), dix années au cours desquelles il joua un rôle décisif et novateur : il a, tout simplement, inventé la fonction de dirigeant politique européen, et a été le premier à l’exercer.</p>
<h2>Père fondateur, non ; bâtisseur, oui</h2>
<p>Il n’a pas été l’un des <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/20311-quelles-sont-les-personnalites-lorigine-de-la-construction-europeenne">« pères fondateurs de l’Europe »</a>. Non seulement parce qu’il appartient à la génération d’après : les fondateurs (Adenauer, Schuman, Spaak, Beyen, Bech, De Gasperi, Martino, Hallstein, Mollet – ainsi que Monnet qui n’est jamais entré en politique) sont nés entre 1875 et 1905, alors que Delors est né en 1925 ; mais aussi parce que les fondateurs ont été avant tout des dirigeants nationaux – certes décidés à unir leurs pays, à les reconstruire ensemble et à mettre fin à l’état de guerre entre eux. C’est à cet effet qu’ils inventèrent dans les années 1950 la supranationalité : ils instituèrent la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/le-traite-de-paris-1951/">par le traité de Paris de 1951</a> puis la Communauté économique européenne (CEE) <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-traites-de-rome-1957/">par le traité de Rome de 1957</a>. Lorsque Delors arrive au pouvoir comme ministre français des Finances en 1981, tout ceci est acquis.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/1957-2017-que-reste-t-il-des-traites-de-rome-70791">1957-2017 : que reste-t-il des traités de Rome ?</a>
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<p>Si Delors n’a pas été à l’origine de la construction européenne, il lui donne un coup d’accélérateur décisif lors de ses dix années à la tête de la Commission. Sous sa férule réformatrice, le marché commun du traité de Rome devient le marché unique – institué par <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/l-acte-unique-europeen-1986/">l’Acte unique européen de 1986</a> entré en vigueur en 1992, puis l’Union européenne avec le <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/le-traite-de-maastricht-1992/">traité de Maastricht</a> qui entre en vigueur en 1993.</p>
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<p>Émerge un véritable territoire politique européen : l’Acte unique mutualise des pans entiers de souveraineté puisqu’il n’y a plus d’obstacle à la mobilité des femmes et des hommes, ni à la circulation des biens et des services. C’est le temps de la création des programmes de mobilité étudiante <a href="https://www.cairn.info/erasmus-et-la-mobilite-des-jeunes-europeens--9782130581260-page-1.htm">Erasmus</a> et <a href="https://www.etudionsaletranger.fr/programme-leonardo/le-programme-leonardo">Leonardo</a> ; de l’essor d’une politique régionale dite de <a href="https://www.touteleurope.eu/l-europe-en-region/qu-est-ce-que-la-politique-de-cohesion-de-l-union-europeenne/">cohésion</a> – sorte de plan Marshall permanent de soutien aux régions et aux pays les moins prospères ou en crise ; et de l’instauration d’une politique européenne de R&D très bien financée (<a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2017/608697/EPRS_IDA(2017)608697_FR.pdf">PCRD</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1984/08/06/europe-160-millions-de-dollars-pour-le-programme-esprit_3009596_1819218.html">Esprit</a>, <a href="https://www.entreprises.gouv.fr/fr/numerique/ressources/eureka">Eureka</a>, bientôt suivis d’Airbus, de Galileo et du spatial en lien avec <a href="https://www.esa.int/Space_in_Member_States/France/Des_faits">l’Agence spatiale européenne</a>).</p>
<p>Le marché unique s’est lui-même fondu dans l’Union européenne du traité de Maastricht. Signé en 1991, entré en vigueur en octobre 1993, « Maastricht » mutualise des éléments de la souveraineté régalienne : justice, police, affaires étrangères, défense le sont à petits pas et très partiellement. La monnaie, elle, est totalement mutualisée, et Delors est personnellement très impliqué puisqu’à la fin des années 1980, il a présidé l’instance qui invente l’euro.</p>
<p>Margaret Thatcher, qui n’a pas vu venir cette dynamique à laquelle elle tenta, seule souverainiste du Conseil européen, de s’opposer, fut poussée à la démission par sa propre majorité parlementaire en 1990.</p>
<p>Au passage, la Commission Delors accompagne avec finesse l’unification de l’Allemagne et l’intégration de l’ex-RDA dans la CEE, ainsi que <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/801">l’élargissement</a> en 1995 à trois pays neutres (la Suède, la Finlande et l’Autriche) et l’association à l’UE des pays de l’Est libérés du communisme et <a href="https://www.cvce.eu/obj/conclusions_du_conseil_europeen_de_copenhague_extrait_sur_les_criteres_d_adhesion_a_l_ue_21_22_juin_1993-fr-24104be4-664b-41b8-8e16-756c57868498.html">devenus candidats</a> – trois développements totalement imprévus et rendus possibles par la fin de la guerre froide et de l’URSS.</p>
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<p>Delors incarne mieux que tout autre le passage de la CEE à l’UE et de l’Europe des Dix à l’Europe des 25. Bien entendu, il n’était pas seul. L’Europe était et demeure, selon <a href="https://www.cvce.eu/histoire-orale/unit-content/-/unit/07f58085-4b00-405f-a403-a603c1397fd5/7a55379d-7ca2-4086-bcda-61ed3ad44b17/Resources">sa propre formule</a>, une « fédération d’États-nations ». La construction européenne met effectivement en place une <a href="https://theconversation.com/lavenement-de-letat-europeen-un-etat-baroque-unique-au-monde-143328">sorte d’État fédéral</a> qui associe non pas des États fédérés mais des États souverains ; non pas des peuples mais des nations, indépendantes et politiquement construites.</p>
<p>Delors fut le premier à mettre en scène le système politique européen et à en utiliser tout le potentiel. Dès la rédaction collective de l’Acte unique, il favorise le renforcement progressif des pouvoirs du Parlement européen, historiquement bien moindres que ceux du Conseil (nom donné au parlement des États membres) et donc le caractère bicaméral de la CEE. En incarnant la Commission européenne, il lui fait jouer pleinement son double rôle d’administration centrale des politiques publiques européennes et d’inspirateur de dispositifs et de solutions à décider par les États. Il téléphone régulièrement aux chefs de gouvernements pour avancer, proposer, négocier ; il en tutoie un certain nombre. Il est des leurs. Ils l’ont d’ailleurs choisi, en 1984, en connaissance de cause.</p>
<h2>1984 : le candidat idéal</h2>
<p>Cette année-là, les dirigeants des Dix, à qui il revient de choisir ensemble le ou la présidente de l’exécutif européen, veulent désigner un président de la Commission fort. Car la commission qui entrera en fonctions en janvier 1985, aura fort à faire. Au <a href="https://www.deezer.com/fr/episode/399246497">sommet de Fontainebleau de juin 1984</a> que préside François Mitterrand, les Dix se sont mis d’accord pour relancer la construction européenne : au prix tout relatif du compromis sur le <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/budget-europeen-qu-est-ce-que-le-rabais-britannique/">rabais britannique</a>, ils mettent fin au blocage budgétaire exercé par le gouvernement de Margaret Thatcher depuis 1979, ouvrent grand la porte à l’Espagne et au Portugal, <a href="https://www.cvce.eu/recherche/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/d4c04734-67dc-4e67-8168-1f996b10672f">qui adhéreront en 1986</a>, annoncent la création du passeport européen, la suppression des contrôles aux frontières internes de la CEE, l’équivalence des diplômes universitaires au sein de la CEE, la création d’un drapeau et d’un hymne européens et, <em>last but not least</em>, la mise en place d’un « comité Spaak » destiné à <a href="https://www.consilium.europa.eu/media/20670/1984_juin_-_fontainebleau__fr_.pdf">approfondir la construction européenne et sa vie politique</a>.</p>
<p>Pour ces dirigeants de l’Europe des Dix – Kohl, Mitterrand, Craxi, Martens, Lubbers, Santer, Thatcher, FitzGerald, Schlüter et Papandreou –, Delors sera <em>the right man at the right place</em>. Il a la confiance des trois leaders socialistes, puisqu’il est l’un des proches de François Mitterrand depuis le milieu des années 1960, mais aussi celle des cinq démocrates-chrétiens et des deux conservateurs : ministre des Finances depuis 1981, il est celui qui a su imposer aux courants souverainistes et marxistes du gouvernement de gauche français la préférence pour l’Europe et l’économie de marché, et la faire endosser par le président Mitterrand. Et de 1969 à 1972, il avait été le conseiller de Jacques Chaban-Delmas, un premier ministre de droite, gaulliste social.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’heure de Vérité (Antenne 2 | 20/05/1982).</span></figcaption>
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<p>Delors a fait ses preuves : il sait diriger, il connaît la vie politique nationale et supranationale, il a une vision claire des tenants, des aboutissants et des enjeux de l’économie internationale. Dans ses différentes fonctions, il a mis en pratique sa foi dans l’intelligence collective, la concertation et la négociation, qui débouche sur la contractualisation. Il n’a le culte ni de l’État ni du parti d’avant-garde : pour lui, les États et les partis sont des acteurs certes importants, mais parmi d’autres. Il n’y a « pas de solutions durables sans le concours des différents groupes de producteurs, chefs d’entreprise, salariés, paysans… », a-t-il écrit.</p>
<p>C’est un homme de 60 ans qui s’apprête à transformer l’Europe. À cet âge-là, dans la France des années 1980 et de la victoire de la gauche, on prend sa retraite ! C’est que Delors est entré en politique sur le tard : son premier mandat électif date de 1979, lorsqu’il devient député européen sur la liste du parti socialiste français – mandat qu’il interrompt en 1981 en entrant au gouvernement. En 1983, il est élu maire de Clichy, en banlieue parisienne – fonction qu’il quitte en rejoignant Bruxelles. C’est tout pour les élections. En 1977 et en 1978, alors membre des instances dirigeantes du PS, Delors décline les propositions de s’engager comme candidat dans les batailles électorales des municipales puis des législatives.</p>
<p>Jusqu’au début des années 1980, l’essentiel de <a href="https://video-streaming.orange.fr/actu-politique/video-qui-etait-jacques-delors-sa-vie-en-cinq-dates-cles-CNT000002aZ6Ld.html">son parcours</a> a donc moins été celui d’un homme politique que celui d’un ingénieur de la réforme et d’un homme d’idées : durant les décennies 1960 et 1970, il co-anime des clubs et des réseaux de réflexion, comme <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_Jean-Moulin">Jean Moulin</a> ou <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1979/11/27/le-club-echange-et-projets-la-france-s-rsquo-enfonce-dans-le-sous-developpement-en-matiere-d-information_2763906_1819218.html">Échanges et projets</a>. En 1990, encore, il fonde le <a href="https://institutdelors.eu/publications/discours-de-jacques-delors-au-colloque-du-club-temoin-sur-les-relations-entre-la-france-et-leurope/">club Témoin</a>.</p>
<p>C’est un chrétien de gauche : l’inclusion, la justice sociale et la solidarité lui importent au premier chef – plus que l’émancipation individuelle et l’extension des droits de la personne. Pour y parvenir, il est convaincu de la centralité du travail dans la société. C’est pourquoi il consacre ses efforts à la création d’emplois, au partage du travail et à son humanisation. « Pas d’économique sans social, pas de social sans économique, et pas d’économique sans modernisation », écrit-il.</p>
<p>Militant syndical, il contribue à la déconfessionnalisation de la <a href="https://www.cftc.fr/notre-histoire">CFTC</a> et à la <a href="https://f3c.cfdt.fr/portail/f3c/nous-connaitre/histoire-de-la-cfdt/histoire-de-la-cfdt-srv1_612979">naissance de la CFDT</a>. Dans les années 1960, il n’est pas énarque mais chef de service au Commissariat général au Plan ; le Plan n’était-il pas le <em>think tank</em> de l’État ? De là, il est appelé à rejoindre le cabinet de Jacques Chaban-Delmas, nommé premier ministre par le nouveau président Pompidou.</p>
<p>Il est alors l’inspirateur de l’implantation de la formation professionnelle dans toutes les entreprises (<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000687666/">loi de 1971</a>) et des <a href="https://www.lesechos.fr/1996/03/contrat-de-progres-mode-demploi-832267">contrats de progrès</a> dans les entreprises publiques. Si Mitterrand était devenu président en <a href="https://www.vie-publique.fr/eclairage/24174-election-presidentielle-1965-ses-specificites">1965</a>, Delors l’aurait sans doute suivi à l’Élysée car il avait avec discrétion rejoint son équipe de campagne. D’ailleurs, en 1981, il s’imaginait plus en secrétaire général de l’Élysée ou en commissaire au Plan qu’en ministre des Finances. Avec ces quelques éléments en perspective, on est moins surpris qu’il <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jacques-delors-election-presidentielle-1994-politique">n’ait pas franchi le pas de la candidature à l’élection présidentielle de 1995</a>.</p>
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<p>Mais revenons à 1984. La nomination de Delors comme futur président de la Commission à partir du 1<sup>er</sup> janvier 1985 s’impose d’autant plus qu’il ne candidate pas. Aucun des prétendants (Cheysson, Christophersen, Biedenkopf…) ne fait l’unanimité ni même ne convainc. Aucun ne coche toutes les cases que coche Delors.</p>
<p>Helmut Kohl le premier évoque son nom en arrivant à Fontainebleau. <em>Mutatis mutandis</em>, Delors n’est-il pas, au vu de toutes ses qualités, ce qu’en Allemagne on reconnaîtrait comme un dirigeant chrétien-démocrate adepte de l’économie sociale de marché ? Kohl, aux affaires depuis 1982, a en très peu de temps scellé avec Mitterrand une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/helmut-kohl-et-francois-mitterrand-au-coeur-de-l-amitie-franco-allemande-il-y-avait-une-vraie-affection-entre-les-deux-hommes_2241227.html">solidarité d’une grande vigueur</a>, éprouvée dans la crise des euromissiles et les spéculations contre le franc. 1984 est le sommet où le tandem franco-allemand se déploie avec une rare intensité et une efficacité maximale.</p>
<p>Mitterrand n’est pas fâché d’exfiltrer Delors du gouvernement : il vient de nommer premier ministre Laurent Fabius, qui le déteste ; il est fatigué des menaces à la démission, l’un des pêchés mignons de Delors, qui a par ailleurs refusé en 1983 le poste de premier ministre au motif qu’il voulait le cumuler avec celui de ministre des Finances. L’essentiel est pourtant ailleurs. Avec Fontainebleau, Mitterrand prend un tournant majeur : il <a href="https://www.sciencespo.fr/centre-etudes-europeennes/sites/sciencespo.fr.centre-etudes-europeennes/files/01_2012%20la-place-de-la-construction-europeenne-dans-la-conquete-puis-la-conservation-du-pouvoir-par-les-socialistes-francais-1966-1984.pdf">se drape dans son habit de grand président français européen</a>, qui fait de la construction européenne sa priorité et la planche de salut de son programme socialiste et progressiste.</p>
<p>Delors lui est loyal et fidèle : depuis 20 ans, il l’a prouvé à maintes reprises. Dans le même temps, son indépendance, sa réticence à l’embrigadement partisan et idéologique, son positionnement social-démocrate, son indifférence au marxisme – toutes caractéristiques pour lesquelles il n’a jamais été en odeur de sainteté au sein du <a href="https://www.slate.fr/story/210404/congres-epinay-cinquante-ans-parti-socialiste-lecon-politique-oubli-signification">PS d’Épinay</a> – sont autant de qualités pour diriger un exécutif supranational à une époque où les socialistes sont minoritaires au sein du Conseil européen.</p>
<h2>L’européanisation de la politique des États membres</h2>
<p>Le legs le plus original et le plus porteur transmis par Delors aux générations suivantes et actuelles est la façon dont il a dénationalisé et européanisé la politique. Il a été secondairement un homme politique français car il a été avant tout un homme politique européen. Il contribue comme ministre des Finances à la relance de l’Europe de 1984 par le rôle qu’il a joué dans la conversion du PS français et de la société française à l’Europe communautaire.</p>
<p>Désigné président de la future Commission, il joue un rôle déterminant dans la mise en œuvre et le déploiement de cette relance de la construction européenne. Comme l’écrit <a href="https://www.letemps.ch/opinions/le-discours-de-jacques-delors-qui-fit-rever-les-suisses">Chantal Tauxe dans <em>Le Temps</em></a>, « on se figure mal aujourd’hui (combien) la création du marché et de la monnaie uniques (a été) une sorte de big bang de l’intégration européenne ».</p>
<p>Avant même son entrée en fonctions, il entreprend le tour des capitales. À chaque chef de gouvernement, il propose quatre modalités de relance de la construction européenne. Dans l’immédiat, une fit consensus – même les thatchériens la soutinrent : le marché unique. La politique européenne de création par le droit d’un marché à la taille de l’espace européen est tout sauf du néo-libéralisme : c’est un marché institué, régulé et encadré.</p>
<p>Il s’est agi de mettre fin, d’une part aux obstacles non tarifaires au commerce entre pays (c’est-à-dire autres que les droits de douane : des règlements nationaux ou régionaux utilisés à des fins protectionnistes), et d’autre part aux monopoles d’État sur la production et la distribution de l’électricité, du gaz, du courrier postal, des télécommunications, des communications terrestres (routières, ferroviaires, fluviales) et aériennes. Les conséquences de l’ouverture d’un marché européen dans les secteurs en question sont immenses pour les populations et les sociétés : démocratisation des transports, de la mobilité, de l’usage du téléphone…</p>
<h2>Un héritage durable</h2>
<p>Le 17 janvier 1989, reconduit par les dirigeants des Douze, Delors rappelle, dans le premier <a href="https://www.cvce.eu/obj/discours_de_jacques_delors_devant_le_parlement_europeen_17_janvier_1989-fr-b9c06b95-db97-4774-a700-e8aea5172233.html">discours</a> au Parlement européen de son nouveau mandat bruxellois, que ce qui est à l’œuvre est « la combinaison du jeu du marché – qui ne peut fonctionner sans un minimum de règles –, du dialogue social et de l’action des institutions publiques […], et ce dans le respect du principe de subsidiarité afin d’éviter une centralisation excessive et inutile ». Et d’ajouter : « Le succès de l’Acte unique européen […] ne dépendra pas que du dynamisme et du savoir-faire de la Commission. Loin de là ! Il sera fonction de l’esprit d’innovation de chaque région. Il ne sera possible que si les bureaucraties nationales renoncent à vouloir tout contrôler et à raisonner uniquement en termes de transferts financiers. »</p>
<p>L’héritage que laisse Delors à la classe et aux partis politiques d’aujourd’hui est donc celui-ci : ne vous laissez pas enfermer par l’illusion du monopole national de la politique. La politique réduite au national fait partie du problème. Pour trouver des solutions, faites de la politique entre Européens et prenez vos décisions à l’échelle européenne.</p>
<p>De fait, dans la durée, ce legs est vivant et entretenu. Même avec difficulté, même si cela a parfois pris du temps, les classes politiques européennes n’ont cessé de résoudre les problèmes et les défis par des solutions européennes :</p>
<ul>
<li><p><a href="https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/qu-est-ce-que-le-mecanisme-europeen-de-stabilite-mes/">Mécanisme européen de stabilité</a> (MES) ;</p></li>
<li><p><a href="https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/qu-est-ce-que-le-pacte-budgetaire-europeen/">Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro</a> (TSCG) ;</p></li>
<li><p><a href="https://www.lafinancepourtous.com/decryptages/politiques-economiques/theories-economiques/politique-monetaire/l-assouplissement-quantitatif/">Quantitative easing</a> (QE) mis en œuvre par la Banque centrale européenne pour sortir de la crise des dettes souveraines et de la zone euro (2010-2018) ;</p></li>
<li><p>mandat unique donné à la Commission européenne par les 27 pour négocier le Brexit et établir un <a href="https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/relations-non-eu-countries/relations-united-kingdom/eu-uk-trade-and-cooperation-agreement_fr">nouveau traité bilatéral avec le Royaume-Uni</a> (2016-2020) ;</p></li>
<li><p><a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/green-deal/">Pacte vert pour la transition climatique et énergétique</a> ;</p></li>
<li><p><a href="https://france.representation.ec.europa.eu/strategie-et-priorites/le-plan-de-relance-europeen_fr">plan de relance européen</a> financé par l’émission inédite de bons du trésor européens ;</p></li>
<li><p>création d’une politique industrielle et d’une <a href="https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/coronavirus-response/safe-Covid-19-vaccines-europeans/questions-and-answers-Covid-19-vaccination-eu_fr">politique de vaccination</a> pour faire face aux conséquences sanitaires, économiques et sociales de la pandémie du Covid-19 qui a tué près de 1,4 million d’Européens (2020) ;</p></li>
<li><p>coordination et convergence sans précédent de la politique étrangère et de défense pour <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-response-ukraine-invasion/eu-solidarity-ukraine/">soutenir l’Ukraine</a> agressée par la Russie, <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/les-sanctions-contre-la-russie-fonctionnent-2023-12-21_fr">sanctionner</a> cette dernière, et <a href="https://fr.euronews.com/my-europe/2023/08/31/lue-se-desengage-du-gaz-russe-malgre-la-hausse-des-importations-de-gnl">mettre fin</a> aux importations d’énergie russe (depuis 2022).</p></li>
</ul>
<p>Et tout cela avec un Parlement européen dont le rôle et l’influence n’ont cessé d’augmenter.</p>
<p>De façon significative, face au Brexit, au Covid et à la guerre d’Ukraine, le rôle d’impulsion, d’invention et de coordination de la Commission européenne est à nouveau très tangible, comme il l’était du temps de Delors. Et comme alors, son lointain successeur, Ursula von der Leyen, en poste depuis 2019, a donné à l’Europe un visage, une incarnation et un leadership. Mais l’époque a changé et ce changement ne doit rien à Delors ni à son héritage : cette fois, avec éclat, et alors que le Conseil européen s’est féminisé, ce visage et ce leadership européens sont ceux d’une femme !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220442/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>S’il fut notamment ministre français des Finances de 1981 à 1985, c’est avant tout pour son rôle majeur à la tête de la Commission européenne (1985-1995) que Jacques Delors restera dans les mémoires.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.