tag:theconversation.com,2011:/uk/topics/liberalisme-22579/articleslibéralisme – The Conversation2024-02-01T14:55:59Ztag:theconversation.com,2011:article/2222302024-02-01T14:55:59Z2024-02-01T14:55:59ZArgentine : de qui le libertarien Javier Milei s’inspire-t-il ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/571967/original/file-20240129-15-ptpo3h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2048%2C1364&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Javier Milei au Forum économique mondial à Davos le 17janvier 2024.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/worldeconomicforum/53470873389/in/photolist-2psXJES-2pt3cLa-2pt2k1g-2pt2k2i-2pt3JZt-2psY18k-2psYJfd-2psTouF-2psT8s1-2pt16wB-2pt3Lif-2pt3dV9-2pt3Lg1-2pt2iNm-2pt3cGC-2psVXB3-2pt1zki-2pt3JYw-2pt1zcT-2pt3JRC-2pt3JNM-2pt2iMz-2psVXA1-2pt1zgL-2pt3JVL-2pt2iGp-2pt3JNb-2pt3cAL-2psVXsk-2pt2iBQ-2pt18qg-2pt18sA-2pt1av3-2psToM9-2psToGz-2pt1amL-2psXY69-2psToQq-2psZDbu-2psZD8y-2psTmFW-2psToJt-2pt1aiz-2psZBm2-2psXYgV-2pt18vX-2psY1au-2psZzeS">World Economic Forum Annual Meeting</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>L’élection de Javier Milei <a href="https://theconversation.com/topics/argentine-45194">à la tête de l’exécutif argentin</a> a déjà été <a href="https://theconversation.com/le-dilemme-milei-et-lavenir-incertain-de-largentine-219556">largement commentée</a>, beaucoup s’interrogeant sur le personnage et ses idées radicales. Le <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2024/01/18/milei-a-davos-le-discours-integral/">discours</a> prononcé lors du Forum économique mondial de Davos (Suisse) le 17 janvier par ce premier président ouvertement libertarien nous donne l’occasion de revenir sur les <a href="https://theconversation.com/topics/histoire-des-idees-63303">racines intellectuelles</a> de son engagement politique, à savoir <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2006-2-page-27.htm">l’école économique autrichienne</a>.</p>
<p>Cette tradition de pensée, fondée à Vienne par Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk et Friedrich von Wieser, s’est enrichie tout au long du XX<sup>e</sup> siècle, en particulier des travaux de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Ce dernier a été récompensé par un « Nobel » d’économie en 1974. Prônant un libéralisme radical, cette hétérodoxie longtemps marginalisée séduit aujourd’hui de nombreux esprits.</p>
<p>Javier Milei n’a jamais fait mystère de ses inspirations, loin de là. Dans ses interviews, il s’est souvent référé à un disciple américain de Mises, l’anarchocapitaliste Murray Rothbard, qui voit dans l’existence de l’État la source même de toutes les inefficacités économiques et de la destruction de l’éthique de la liberté. Cependant, lorsque Milei dénonce, à Davos, les dangers de l’interventionnisme, vante les mérites d’une concurrence entrepreneuriale ou s’attaque au concept de justice sociale, il mobilise plus particulièrement des idées d’Hayek sur lesquelles nos <a href="https://www.michalon.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68853">travaux</a> reviennent par ailleurs.</p>
<p>Selon Hayek, lorsque les prix sont réglementés, manipulés par des interventions qu’il juge arbitraires, ils ne peuvent plus jouer leur rôle, celui de synthétiser des connaissances potentiellement dispersées dans des millions de cerveaux individuels. Devenant incapables d’incorporer la même somme d’intelligence sociale que s’ils étaient libérés de tout dirigisme, ils n’aiguillent plus les ressources dans les directions prévues : c’est le paradoxe de l’interventionnisme que l’auteur met en évidence dans son livre le plus célèbre, <em>la Route de la Servitude</em> de 1944.</p>
<p>Du fait des effets pervers engendrés par ses propres actions, l’État serait par définition incapable d’atteindre les buts qu’il se fixe. Il crée alors une nouvelle réglementation pour corriger les dégâts de la précédente, produisant alors un nouveau déséquilibre qu’il essaie de corriger par une intervention supplémentaire. S’engage une course sans fin vers toujours plus de réglementation.</p>
<p>D’étape en étape, la vie tout entière devient bureaucratisée au nom du contrôle et d’une soi-disant prévisibilité. Les normes s’accumulent. L’ordre spontané est remplacé par une économie administrative qui ne produirait qu’inefficacité, gaspillage et contradictions. L’économie, entravée, désorientée, découragée, produit de moins en moins de richesses.</p>
<p>Pour Hayek, dans une situation de complexité aussi forte que la nôtre, aucun État ne peut assurer l’ordre économique. La « prétention à la connaissance », c’est-à-dire la volonté de nos dirigeants d’ignorer leur propre ignorance, afin d’intervenir toujours plus, est la source du déclin des économies capitalistes occidentales. Tel est le message hayekien adressé par Milei dans son discours de Davos.</p>
<h2>Face à la « caste »</h2>
<p>Cette situation d’interventionnisme discrétionnaire, gouverné par les rapports de forces institutionnels, serait aussi le fruit d’un clientélisme politique : un soutien électoral qui se monnaye en échange de subsides, de protections, de revenus arbitrairement accordés par les autorités publiques et les banques centrales. Des individus se coaliseraient pour obtenir de l’État un niveau de richesses qu’ils sont incapables de réaliser par leurs propres efforts productifs.</p>
<p>À Davos, Milei a dénoncé des castes privilégiées et parasitaires qui se drapent d’une identité communautaire pour légitimer leurs revendications :</p>
<blockquote>
<p>« Ne vous laissez pas intimider ni par la caste politique ni par les parasites qui vivent de l’État. Ne vous soumettez pas à une classe politique qui ne cherche qu’à se perpétuer au pouvoir et à maintenir ses privilèges. »</p>
</blockquote>
<p>Ces groupes se serviraient idéologiquement auprès de l’opinion du concept de justice sociale (qui pour, Hayek n’est rien d’autre qu’un mirage car impossible à définir objectivement) pour transférer dans leurs poches une richesse créée par autrui. Ce système de prédation encourage ses victimes à s’organiser eux-mêmes en communautés revendicatrices pour échapper à la spoliation.</p>
<p>Sous le prétexte d’une plus grande égalité, chacun finit par voler tout le monde, dans une forme de <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/12/22/l-obsession-egalitaire-d-erwan-le-noan-la-chronique-essai-de-roger-pol-droit_6207348_3260.html">parasitisme destructeur du lien social</a>. En étouffant la création de valeur, cette redistribution généralisée animée par la recherche de rentes (le <em>rent-seeking</em>) conduit tout droit l’économie dans des trappes à pauvreté, thèse que nous reprenons dans un <a href="https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-societe-de-la-regression-le-communautarisme-a-lassaut-de-lindividu/">ouvrage récent</a>.</p>
<h2>« Héros de l’économie moderne »</h2>
<p>Pour Hayek, la solution passe par un strict retour à l’État de droit, et au rétablissement d’un marché libre, véritablement efficace car inspiré par l’esprit entrepreneurial. En effet, le marché n’est rien d’autre que l’expression monétaire des échanges individuels réalisés grâce aux découvertes des entrepreneurs.</p>
<p>Milei cite volontiers Israel Kirzner, un disciple de Hayek, qui explique que les entrepreneurs sont la clef de voûte d’une concurrence définie comme une procédure de découverte :</p>
<blockquote>
<p>« Les partisans de la justice sociale partent de l’idée que l’ensemble de l’économie est un gâteau qui peut être partagé différemment, mais ce gâteau n’est pas donné, c’est une richesse qui est générée dans ce qu’Israël Kirzner appelle un “processus de découverte”. Si le bien ou le service offert par une entreprise n’est pas désiré, cette entreprise fait faillite, à moins qu’elle ne s’adapte à la demande du marché. Si elle fabrique un produit de bonne qualité à un prix attractif, elle se portera bien et produira davantage. Le marché est donc un processus de découverte dans lequel le capitaliste trouve la bonne direction au fur et à mesure. »</p>
</blockquote>
<p>En débusquant les opportunités cachées, en ajustant en permanence les activités de la façon la plus décentralisée possible à l’évolution des savoirs et des besoins, les entrepreneurs seraient les « héros de l’économie moderne », comme le proclamait aussi <a href="https://www.michalon.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=77609">Ayn Rand</a>, autre compagne de route de l’école autrichienne.</p>
<p>Tous ces auteurs défendent la « fertilité de la liberté » : l’information véhiculée par le marché à travers les découvertes entrepreneuriales encourage une complexité des activités et un niveau de division du travail qui est l’unique manière de <a href="https://lirsa.cnam.fr/medias/fichier/hayekhtml__1263317035974.html">faire survivre et cohabiter pacifiquement des populations sur une grande échelle</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1733971490112933971"}"></div></p>
<p>Faisant d’un « ennemi » un « ami », seul l’échange marchand (la « catallaxie » dans le langage hayekien) peut assurer une complémentarité généralisée des intérêts entre les êtres humains au sein « d’ordres étendus » ayant permis d’accroître la population et le revenu par tête dans des proportions inouïes. Javier Milei l’a souligné à l’envi dès le début de son discours pour mettre en valeur les accomplissements historiques d’un capitalisme libéré de ses entraves :</p>
<blockquote>
<p>« Croyez-moi, il n’y a personne de mieux placé que nous, Argentins, pour témoigner de ces deux questions. Lorsque nous avons adopté le modèle de la liberté – en 1860 – nous sommes devenus en 35 ans la première puissance mondiale, tandis que lorsque nous avons embrassé le collectivisme, au cours des cent dernières années, nous avons vu comment nos citoyens ont commencé à s’appauvrir systématiquement, jusqu’à tomber au 140<sup>e</sup> rang mondial. »</p>
</blockquote>
<h2>Milei peut-il faire triompher ses idées seul ?</h2>
<p>Tout chez Milei n’emprunte toutefois pas à l’école autrichienne : sans doute Hayek aurait-il été loin de partager son mélange de rhétorique nationale, de fondamentalisme religieux et d’objectivisme moral. Les positions du président argentin sur l’avortement font bien plus appel à Donald Trump et à la droite américaine qu’au libéralisme subjectiviste autrichien. On peut aussi relever une vision primaire du thème des externalités (comment intégrer au marché les conséquences non voulues de son fonctionnement, telles que la pollution atmosphérique par exemple), une analyse simpliste des mécanismes d’interaction sociale et l’absence de réflexion sur les coûts de la liberté parallèlement à ses gains.</p>
<p>Ce moment où Milei est confronté à une <a href="https://www.la-croix.com/greve-generale-en-argentine-milei-face-a-une-premiere-contestation-20240124">première vague de contestations dans son propre pays</a> est aussi l’occasion de poser des questions cruciales : son élection correspond-elle vraiment à un désir des Argentins de bénéficier d’un authentique libéralisme entrepreneurial et d’assumer individuellement les risques de la compétition ? Ou bien espèrent-ils restaurer un libéralisme conservateur, soucieux de reconstituer des rentes de la propriété laminées par une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/argentine-l-inflation-atteint-des-sommets-a-plus-de-200-en-2023-987683.html">inflation de plus de 200 %</a>, et qui n’hésitera pas à s’affranchir des règles de la concurrence si elle menace des intérêts corporatistes ?</p>
<p>La présidence de Milei sera aussi l’occasion d’examiner une question rarement traitée par les libéraux, qui est de savoir s’il est possible de construire un libéralisme entrepreneurial dans un pays indépendamment des autres. À l’heure où l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a <a href="https://www.impots.gouv.fr/actualite/entree-en-application-en-2024-dun-impot-minimum-pour-les-groupes-dentreprises#:%7E:text=Conform%C3%A9ment%20aux%20r%C3%A8gles%20coordonn%C3%A9es%20d%C3%A9velopp%C3%A9es,une%20p%C3%A9riode%20de%204%20ans">décidé la mise en place d’un impôt minimal</a> pour les plus grandes entreprises, on doit se demander si le libéralisme d’une nation inscrite dans la division internationale du travail est viable si ses partenaires commerciaux ne respectent pas les mêmes règles du jeu. Malgré les discours de campagne, on ne voit guère l’Argentine s’affranchir de relations d’échanges avec des pays comme la Chine ou le Brésil.</p>
<p>Comment interpréter alors le discours de Davos ? L’appel de Milei à suivre l’exemple argentin est-il simplement un encouragement adressé aux autres pays, dans un esprit universaliste cher aux libéraux ? Ou à l’inverse, le libéralisme de ces autres pays ne serait-il pas la condition <em>sine qua non</em> de la réussite de son propre projet national ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222230/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thierry Aimar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les idées économiques du nouveau dirigeant argentin empruntent largement au schéma intellectuel défendu par l’école économique autrichienne et Friedrich Hayek.Thierry Aimar, Maître de conférences en sciences économiques, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2172102023-11-16T17:21:59Z2023-11-16T17:21:59ZPrésidentielle en Argentine : un entre-deux-tours électrisant<p>Le 22 octobre dernier, le premier tour de l’élection présidentielle argentine a donné lieu à des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/23/en-argentine-le-peroniste-sergio-massa-parvient-a-limiter-l-avancee-de-l-extreme-droite_6196092_3210.html">résultats surprenants</a>. La dynamique politique change rapidement dans ce pays de 45 millions d’habitants dont le poids économique, malgré les crises, reste considérable en Amérique du Sud.</p>
<p>La non-qualification plus ou moins inattendue pour le deuxième tour de la représentante de la droite traditionnelle, Patricia Bullrich, la « remontada » de Sergio Massa (candidat de la coalition de centre gauche sortante) et la performance moins bonne que prévu de <a href="https://www.liberation.fr/international/amerique/presidentielle-en-argentine-favori-des-sondages-lultraliberal-dextreme-droite-javier-milei-arrive-finalement-deuxieme-20231023_MYEZBGQFLBGR7O4PMAJ4G7NOHE/">l’ultra-libéral Javier Milei</a>, favori des sondages mais arrivé en seconde position ont été les points saillants de cette compétition électorale qui culminera ce dimanche avec le second tour opposant Massa à Milei. À quelques jours du scrutin, l’issue paraît fort incertaine.</p>
<h2>La remontée de Sergio Massa</h2>
<p>Dans un climat économique tendu, caractérisé par une <a href="https://www.lepoint.fr/economie/argentine-manuel-de-survie-en-temps-de-forte-inflation-18-10-2023-2539853_28.php">inflation persistante</a>, une <a href="https://elpais.com/argentina/2023-09-28/auge-de-la-pobreza-en-argentina-ya-no-pienso-en-llegar-a-fin-de-mes-pienso-en-llegar-a-fin-de-semana.html">croissance de la pauvreté</a>, une dette publique en <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/a-court-de-dollars-l-argentine-rembourse-son-pret-au-fmi-avec-des-yuans-968013.html">perpétuelle négociation</a> et un <a href="https://www.infobae.com/economia/2020/09/13/por-que-la-argentina-no-atrae-inversiones/">manque chronique d’attractivité</a> pour les investisseurs internationaux, Sergio Massa, en tant que ministre de l’Économie en fonction, s’est retrouvé dans une position peu enviable aux yeux de l’opinion publique.</p>
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<p>Souvent identifié comme l’incarnation des tribulations économiques nationales, Massa a cependant réussi une performance remarquable lors du premier tour. En août dernier, lors des <a href="https://www.lepoint.fr/monde/primaires-de-la-presidentielle-en-argentine-l-ultraliberal-milei-en-force-14-08-2023-2531498_24.php">primaires</a> – une consultation propre au système politique argentin, durant laquelle les électeurs étaient appelés à présélectionner à la fois les partis qui seraient en lice au premier tour et leurs candidats –, il était arrivé en troisième position, derrière Milei et Bullrich, avec 27,27 % des voix. Mais le 22 octobre, avec 36,7 % des suffrages exprimés, il est passé devant tous ses adversaires, Milei récoltant 30 % des voix et Bullrich 23,8 %.</p>
<p>En <a href="https://www.lepoint.fr/monde/argentine-sergio-massa-le-cameleon-tombeur-de-cristina-kirchner-29-10-2013-1749327_24.php">prenant ses distances</a> avec les responsables politiques ayant engendré la frustration populaire, et en particulier avec Cristina Kirchner (vice-présidente sortante du président Alberto Fernandez, en poste depuis 2019 et ex-présidente de 2007 à 2015), Massa a réussi à se redéfinir. Il réduit ainsi son image de symbole des déboires économiques, mais se pose comme le garant d’une certaine continuité des politiques sociales péronistes, délesté du poids de l’image de corruption associée au cercle « K » (en référence à Kirchner).</p>
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<p>Il convient de souligner que, pour rallier des électeurs, il n’a pas hésité à user de promesses populistes de dernière minute. Son <a href="https://www.clarin.com/economia/15-medidas-plan-platita-impacto-inflacion_0_WW68lsME1x.html">« Plan Platita »</a> (plan « argent de poche ») comporte des engagements variés, allant de l’allégement fiscal pour les PME à des primes pour les retraités et les chômeurs. Ce plan, qui comprend quinze mesures différentes, générerait de nouvelles dépenses publiques et, par conséquent, un déficit accru – lequel, en Argentine, se traduirait probablement par une hausse de l’inflation, étant donné que son financement nécessiterait l’émission de monnaie supplémentaire.</p>
<p>Un autre facteur de la remontée de Massa est l’inquiétude suscitée par les discours incendiaires et radicaux de Javier Milei et de ses partisans. En promettant de mettre fin à toutes les subventions, de privatiser à grande échelle et de dollariser l’économie, le candidat libertarien a semé la <a href="https://www.lanacion.com.ar/economia/tras-las-elecciones-vencen-acuerdos-que-mantienen-artificialmente-bajos-los-precios-de-mas-de-50000-nid05112023/">crainte d’une flambée incontrôlable</a> des prix parmi les Argentins. Cette appréhension a été partiellement alimentée, de <a href="https://www.ambito.com/politica/tarifa-massa-bullrich-y-milei-los-carteles-que-aparecieron-las-estaciones-trenes-n5850193">manière discutable</a>, par les alliés du gouvernement en place, qui n’ont pas hésité à prédire une dérégulation des prix subventionnés dans les transports publics, tels que les trains, en cas d’élection de Milei ou de Bullrich.</p>
<h2>Les raisons de l’échec de Patricia Bullrich</h2>
<p>Patricia Bullrich, qui avait initialement obtenu une solide deuxième place aux élections primaires avec 28,27 % des suffrages, a été, nous l’avons dit, évincée de manière inattendue au premier tour, ne recueillant que 23,8 % des voix. Les analystes politiques estiment que son élimination résulte d’une <a href="https://mendozatoday.com.ar/2023/10/23/los-errores-que-patricia-bullrich-cometio-en-mendoza-terminaron-de-enterrar-su-aspiracion-presidencial/">série d’erreurs stratégiques</a>, notamment son attitude de mépris affiché envers les figures influentes des <a href="https://mendozatoday.com.ar/2023/10/23/los-errores-que-patricia-bullrich-cometio-en-mendoza-terminaron-de-enterrar-su-aspiracion-presidencial/">régions de Mendoza et de Córdoba</a>, qui auraient pu lui apporter un soutien significatif au-delà de l’agglomération de Buenos Aires.</p>
<p>Un autre écueil majeur de sa campagne a été son incapacité à se positionner de manière crédible comme une candidate réformatrice, surtout face à un Javier Milei au discours plus tranché et à l’image plus convaincante de candidat anti-establishment.</p>
<p>Cependant, c’est peut-être l’ambiguïté du soutien de l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019), figure de proue du parti Propuesta Republicana (PRO) et soutien de Bullrich, qui a le plus nui à sa candidature. Représentant des intérêts économiques argentins, <a href="https://www.pagina12.com.ar/611967-los-halcones-de-macri-se-devoran-a-milei">Macri a semblé hésitant</a> quant à la capacité de Bullrich à remporter les élections et n’a pas dissimulé son ouverture à une alliance électorale avec Milei avant même le premier tour, semant le doute sur son engagement envers Bullrich.</p>
<h2>La campagne mouvementée de Javier Milei</h2>
<p>Les résultats du premier tour ont marqué un coup d’arrêt pour Javier Milei, qui, après une percée surprenante aux primaires d’août, semble avoir atteint son apogée. En dépit d’une hausse de la participation de 69 % à 78 %, son score est resté stagnant autour de 30 %, révélant les limites de son expansion électorale au-delà de sa base de jeunes, surtout provinciaux, désabusés par la politique traditionnelle de Buenos Aires.</p>
<p>L’appel à une réforme économique séduit une partie de la population argentine, mais les propositions radicales de Milei, notamment sa volonté de procéder à des réductions budgétaires drastiques et immédiates, ont suscité une inquiétude palpable parmi les citoyens et les PME dépendantes des aides gouvernementales. Ses mises en scène provocatrices, où il <a href="https://cnnespanol.cnn.com/2023/10/01/analisis-javier-milei-candidato-motosierra-argentina-trax/">manie des tronçonneuses</a> symbolisant sa volonté de « couper dans le budget », ainsi que son style rhétorique agressif et souvent vulgaire, n’ont pas su convaincre un électorat modéré et indécis.</p>
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<p>De plus, la position de Milei sur la scène internationale, en particulier sa menace initiale de <a href="https://www.bnnbloomberg.ca/argentina-s-milei-says-he-d-reject-assassin-china-leave-mercosur-1.1959892">rompre les liens commerciaux</a> avec les principaux partenaires de l’Argentine, à savoir le Brésil et la Chine, en les qualifiant de « communistes », a été source de controverses. Face aux critiques, il a par la suite <a href="https://www.bloomberglinea.com/latinoamerica/argentina/no-se-frenara-el-comercio-del-sector-privado-con-brasil-y-china-dice-javier-milei/">tempéré ses déclarations</a>, mais le malaise persiste quant à l’impact potentiel qu’auraient les politiques qu’il promeut sur une économie argentine déjà fragile.</p>
<p>La candidature de Javier Milei a également été mise à l’épreuve par ses propres alliés, dont certains se sont révélés être des figures encore plus controversées. Parmi eux, sa colistière pour la vice-présidence, <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Victoria_Villarruel">Victoria Villarruel</a>, se distingue par un <a href="https://www.letrap.com.ar/politica/los-rituales-secretos-victoria-villarruel-una-faccion-catolica-marginal-y-ultraconservadora-n5402960">ultra-conservatisme</a> marqué.</p>
<p>Contrairement à Milei, qui se revendique libertarien et généralement plus progressiste sur les questions de société, Villarruel porte l’héritage d’une famille impliquée dans la dictature militaire argentine (1976-1983). Son père a même pris part, à la fin des années 1980 à une <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carapintadas">rébellion</a> contre le gouvernement démocratiquement élu de Raúl Alfonsín. Elle n’a jamais renié son attachement à cette période sombre de l’histoire argentine. Ses prises de position contre l’avortement et le mariage homosexuel, et en faveur du rétablissement de la conscription en Argentine se reflètent, de manière plus ou moins subtile, dans le discours de Milei. Cependant, Villarruel a dû <a href="https://www.pagina12.com.ar/613505-la-colimba-volveria-con-victoria-villarruel">tempérer</a> ses propos dans le but de séduire un électorat plus modéré.</p>
<p>Les interventions les plus dommageables pour Milei lors du premier tour ont cependant émané de <a href="https://www.courrierinternational.com/article/ultradroite-argentine-lilia-lemoine-alias-lady-lemon-cosplayeuse-antifeministe-et-bientot-deputee">Lilia Lemoine</a> et du duo père-fils <a href="https://www.pagina12.com.ar/579851-quienes-son-y-como-piensan-los-benegas-lynch-los-proceres-de">Alberto Benegas Lynch</a>. Lemoine, cosplayer, influenceuse et styliste personnelle de Milei, s’est illustrée par des prises de position anti-vaccins, terreplatistes et antiféministes, allant jusqu’à déclarer, quelques jours avant le premier tour, qu’en tant que députée potentielle du mouvement <em>La Libertad Avanza</em>, elle envisagerait de présenter un projet de loi autorisant les hommes à <a href="https://elpais.com/argentina/2023-10-18/una-candidata-de-milei-impulsa-un-proyecto-para-renunciar-a-la-paternidad-si-te-pinchan-un-preservativo.html">refuser</a> la reconnaissance de paternité d’enfants nés hors mariage.</p>
<p>Quant aux Benegas Lynch, issus d’une famille de libéraux éminents en Argentine, ils ont suscité la controverse par leurs propositions sur le commerce d’organes humains et la privatisation des mers. Mais c’est <a href="https://pledgetimes.com/the-argentine-far-right-proposes-breaking-relations-with-the-vatican/">leur plaidoyer pour la rupture des relations avec le Vatican</a>, le pape actuel étant trop à gauche pour eux, qui a provoqué le plus de remous, attirant même les critiques de l’archevêque de Buenos Aires, <a href="https://www.pagina12.com.ar/600069-fuerte-rechazo-al-planteo-de-alberto-benegas-lynch-de-romper">Jorge García Cueva</a>.</p>
<p>Suite à l’accueil mitigé des résultats du premier tour, l’équipe de campagne de Javier Milei a exhorté ses porte-parole à <a href="https://www.pagina12.com.ar/612030-las-voceros-que-javier-milei-borro-de-la-campana-para-evitar">adopter une approche plus discrète</a> pour ne pas compromettre les chances de leur candidat dans la course au second tour. Cette stratégie de retenue a été renforcée par l’appui de Patricia Bullrich et des <a href="https://www.pagina12.com.ar/611967-los-halcones-de-macri-se-devoran-a-milei">figures de proue</a> du parti <em>Propuesta Republicana</em> (PRO), qui, après une analyse post-premier tour, ont décidé de soutenir Milei. Mauricio Macri, à la tête du PRO, cherche à apaiser ses électeurs en présentant un Milei assagi comme l’alternative idéale pour déloger le péronisme du pouvoir. Cette situation a conduit à une collaboration quelque peu inconfortable des Macristes à la campagne de Milei.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1717399681356193869"}"></div></p>
<p>Bien que les voix du PRO soient cruciales pour briser le plafond de verre de Milei, les partisans de la première heure craignent que cette alliance n’entraîne une modération excessive de leur candidat et l’infiltration de ce qu’ils considèrent comme la « caste » des politiciens traditionnels – une « caste » que Milei a souvent critiquée avec véhémence. En effet, Milei a été contraint de faire des concessions à cette « caste » du PRO, notamment en présentant des <a href="https://www.lmcipolletti.com/pais/el-pedido-perdon-javier-milei-patricia-bullrich-sumar-su-apoyo-el-balotaje-n1067550">excuses</a> à Bullrich pour les attaques personnelles émises lors des débats présidentiels, en minimisant ses propositions de dollarisation de l’économie et en écartant ses porte-parole les plus controversés. Ces ajustements stratégiques posent le risque de diluer l’essence même de <a href="https://www.infobae.com/politica/2023/11/05/milei-oscila-entre-proteger-su-identidad-y-moderarse-para-seducir-a-los-votantes-de-bullrich-y-schiaretti/">l’image anti-establishment</a>, qui a été jusqu’ici au cœur de son attrait électoral.</p>
<p>Bien que le ralliement de Bullrich et Macri puisse, sur le papier, <a href="https://www.clarin.com/politica/eleccion-dice-primera-encuesta-midio-balotaje-massa-vs-milei_0_fEOFPr2k0s.html">assurer à Milei une majorité absolue</a> des voix au second tour, la réalité politique est nettement plus complexe. La coalition <em>Juntos por el Cambio</em>, qui soutenait Bullrich, est une alliance entre le PRO et l’<em>Unión Cívica Radical</em> (UCR), un parti traditionnel, adversaire de longue date du péronisme.</p>
<p>L’UCR, avec ses racines socio-libérales et socio-démocrates, est porteur d’une idéologie qui contraste avec les critiques acerbes de Milei à l’égard du gouvernement de Raúl Alfonsín, le premier président élu démocratiquement après la dictature, et sous lequel la junte militaire avait été jugée.</p>
<p>Alors que le PRO de Bullrich et Macri a choisi de se ranger derrière Milei, l’UCR reste réticente et envisage même de soutenir Sergio Massa, malgré les liens de ce dernier avec le kirchnérisme. Il est important de noter que le PRO, bien qu’étant le partenaire dominant de <em>Juntos por el Cambio</em>, ne représente pas l’ensemble de l’électorat de la coalition. Avec plus de 20 % d’abstentionnistes au premier tour et un nombre similaire d’indécis, dont beaucoup pourraient se sentir plus proches de l’UCR, le paysage électoral reste ouvert. Ainsi, même si Milei semble mathématiquement en tête, son avance sur Massa est <a href="https://www.pagina12.com.ar/613379-balotaje-el-escenario-que-preven-las-encuestas">ténue et loin d’être assurée</a>.</p>
<h2>Le vainqueur aura la tâche ardue</h2>
<p>Quel que soit le futur président, il devra faire face à la réalité implacable de l’économie argentine, qui nécessite des réformes immédiates, en particulier pour réduire le déficit public, moteur clé de l’inflation. L’Argentine continue d’être marginalisée sur les marchés internationaux de capitaux, ce qui complique encore la situation. Ni Milei ni Massa ne pourront s’appuyer sur une majorité parlementaire autonome au <a href="https://chequeado.com/el-explicador/elecciones-2023-como-quedara-conformado-el-nuevo-congreso/">Congrès argentin</a>. Pour obtenir une majorité absolue, des alliances seront indispensables avec les législateurs de <em>Juntos por el Cambio</em>, qui représente la deuxième force au Congrès après l’<em>Unión por la Patria</em> de Massa.</p>
<p>Dans ce contexte, un président Massa serait contraint de négocier avec l’opposition et d’entreprendre des réformes au sein de la structure gouvernementale actuelle. Un président Milei, quant à lui, se verrait incapable de réaliser ses réformes les plus extrêmes sans le soutien du Congrès. L’option d’un plébiscite, évoquée par Milei, ne relève pas du pouvoir exécutif mais du législatif, et son utilisation est <a href="https://www.lanacion.com.ar/politica/javier-milei-el-aborto-y-los-limites-de-la-consulta-popular-nid28082023/">strictement encadrée par le Congrès</a>. En somme, la gouvernance de l’Argentine post-élections exigera un exercice d’équilibre et de compromis, quel que soit le vainqueur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217210/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gabriel A. Giménez Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ce dimanche, à l’issue d’une campagne tendue, les Argentins départageront deux candidats que tout oppose. Quelle que soit l’issue du scrutin, le vainqueur devra composer avec le camp adverse.Gabriel A. Giménez Roche, Enseignant-chercheur en économie, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2175062023-11-15T21:16:05Z2023-11-15T21:16:05ZLes supporters de clubs de football face à la marchandisation de leur sport<p>Le football professionnel fait aujourd’hui l’objet d’une forte marchandisation. En effet, les clubs de football adoptent des pratiques commerciales toujours plus sophistiquées dans le but de générer des sources de revenus supplémentaires : <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/07/25/qui-possede-les-clubs-de-foot-francais_6136111_4355770.html">ventes de parts de capital</a> à des investisseurs étrangers (en France, les six clubs de foot aux budgets les plus élevés sont désormais tous majoritairement détenus par des investisseurs étrangers) ; <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-decathlon-arena-de-quoi-le-naming-est-il-le-nom-1765430"><em>naming</em></a> des stades (les trois plus grands stades de clubs de Ligue 1 <a href="https://www.transfermarkt.fr/ligue-1/stadien/wettbewerb/FR1">portent le nom d’un sponsor</a>) ; <a href="https://football-observatory.com/L-inflation-sur-le-marche-des-transferts-des">transferts de joueurs</a> fréquents et pour des indemnités parfois colossales ; <a href="https://www.leparisien.fr/sports/football/psg/psg-une-tournee-en-asie-qui-rapporte-plus-de-20-millions-deuros-meme-sans-mbappe-23-07-2023-XWPE44HF25EK5H3ZOIBIZ7LWI4.php">tournées promotionnelles</a> dans les marchés émergents du football tels que l’Asie et les pays du Golfe ; <a href="https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Le-psg-portera-un-maillot-special-nouvel-an-chinois-face-a-reims/1376345">flocage des maillots des joueurs en mandarin</a> lors de matchs disputés pendant le Nouvel An chinois et diffusés en Chine ; mise en place de loges VIP dans les stades ; billetterie aux prix fortement différenciés selon le pouvoir d’achat et la disposition à payer des spectateurs…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-fin-du-foot-retour-sur-un-business-qui-derange-97337">La fin du foot ? Retour sur un business qui dérange</a>
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<p>Difficilement imaginables il y a encore 30 ans, ces pratiques sont aujourd’hui monnaie courante dans les principales ligues de football européennes. Mais l’expérience communautaire recherchée par les supporters de clubs peut-elle survivre à l’avènement du « foot business » ?</p>
<h2>La logique communautaire</h2>
<p>De nombreux supporters ne conçoivent pas leur relation au club qu’ils soutiennent en des termes purement marchands. Autrement dit, ils ne se considèrent pas comme de simples « clients » d’une organisation sportive qui leur fournirait, moyennant finances, un spectacle qu’ils espèrent être à la mesure de la somme d’argent dépensée. Leur rapport au club soutenu est plutôt régi par ce que l’on nomme en sociologie une <a href="https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2011-2-page-33.htm">« logique communautaire »</a>.</p>
<p>Cela signifie que ces supporters se représentent le club auquel ils apportent leur soutien comme une « communauté » (en termes simples, comme un « nous ») dont ils se perçoivent comme des « membres » à part entière. Ce sentiment d’appartenance communautaire se manifeste notamment dans la manière dont ces supporters évoquent le club qu’ils affectionnent et les résultats sportifs qu’il obtient : ils en parlent généralement comme de « leur » club, de « leurs » victoires et de « leurs » défaites. « Nous avons gagné dans la douleur hier soir ! », peuvent-ils s’exclamer au lendemain d’un match remporté au forceps – à la surprise de leurs interlocuteurs non initiés au supportérisme, qui s’étonnent que l’on puisse s’arroger la victoire d’une équipe de football sans avoir foulé soi-même le terrain.</p>
<p>Cela dit, n’est pas pleinement « membre » d’un club qui veut. La logique communautaire exige des supporters qui y adhèrent de se conformer à une valeur cardinale : la <em>loyauté au club</em>. On ne peut légitimement considérer un club comme « le sien » qu’à condition de lui accorder une fidélité à toute épreuve. Faire défection à son club en période d’échec sportif ou, a fortiori, lui préférer un club rival sportivement plus performant, est vu comme une forme de trahison communautaire.</p>
<p>Inversement, rester fidèle à un club de sorte à pouvoir le tenir pour « le sien » offre au supporter animé par un esprit communautaire toute une série de gratifications psychosociales. Un fan loyal peut ainsi se prévaloir de sa fidélité auprès d’autres supporters acquis, comme lui, à la logique communautaire. En langage sociologique, il jouit d’une <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2018-1-page-119.htm">reconnaissance sociale auprès de son groupe de référence</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1520781557266583554"}"></div></p>
<p>De plus, les jours de match au stade, un tel supporter peut éprouver le plaisir de se sentir « en communion » avec les autres membres de son club qui se trouvent réunis dans la même enceinte sportive que lui – à savoir les autres supporters, les joueurs, l’équipe dirigeante et le staff (il est révélateur à cet égard que les termes « communauté » et « communion » soient étymologiquement apparentés).</p>
<p>Ce sentiment d’appartenance commune transcende dans une certaine mesure les différences personnelles et socioculturelles qui peuvent exister entre membres du même club. Un supporter loyal tire également de la fierté des succès sportifs remportés par le club qu’il estime être « le sien » en vertu de la fidélité qu’il lui voue. La fierté de voir son équipe gagner des matchs et remporter des titres est ressentie comme d’autant plus légitime que les compétitions dans lesquelles celle-ci est engagée sont perçues comme <em>équitables</em>. En effet, il est plus aisé d’attribuer un succès sportif au <em>mérite</em> du club gagnant si l’on peut raisonnablement supposer que celui-ci n’a pas bénéficié d’un avantage indu vis-à-vis de ses adversaires.</p>
<h2>La marchandisation du football perçue comme une menace pour la logique communautaire</h2>
<p>Dans des recherches qualitatives en cours, nous étudions la façon dont des supporters de football mus par un tel esprit communautaire perçoivent et réagissent à la commercialisation croissante de leur sport.</p>
<p>Conformément à des enquêtes quantitatives menées auprès de fans de football – en Allemagne par exemple, <a href="https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1280209/umfrage/meinung-zur-kommerzialisierung-im-fussball/">près de 75 % d’entre eux jugent la commercialisation du football « excessive »</a> – nous observons que la marchandisation du football est globalement mal accueillie par ces supporters. Cela s’explique principalement par le fait que ceux-ci y voient une menace pour les valeurs inscrites dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent.</p>
<p>Ainsi, les ventes de parts majoritaires de club à des investisseurs étrangers et le <em>naming</em> des stades sont souvent perçus comme des formes d’expropriation symbolique qui vont à l’encontre de l’esprit communautaire auquel ces fans sont attachés. Ces pratiques font qu’il leur devient plus difficile de considérer l’équipe qu’ils soutiennent et l’enceinte dans laquelle elle évolue comme « les leurs ».</p>
<p>De même, la mise en place de loges VIP et l’augmentation des écarts de prix des billets contribuent à une différenciation sociale au sein des stades qui peut faire obstacle au sentiment de « communion » entre spectateurs.</p>
<p>La multiplication et la banalisation des transferts de joueurs – qui font aujourd’hui généralement peu de cas de la valeur de loyauté au club qui tient tant à cœur à leurs supporters lorsqu’ils reçoivent une offre de contrat lucratif de la part d’un autre club – entrave quant à elle la construction d’un sentiment d’appartenance à un « nous » commun englobant les fans et les joueurs du même club.</p>
<p>Enfin, le libre jeu du marché a fait émerger au fil du temps une poignée de clubs qui se trouvent désormais en situation d’<a href="https://www.lemonde.fr/blog/latta/2023/06/13/en-championnat-les-clubs-riches-sevadent-par-le-haut/">« hyperdomination »</a> dans leurs championnats respectifs. Au-delà du fait qu’elle nuit au suspense des championnats nationaux, la concentration des moyens financiers et sportifs dans les mains de quelques clubs surpuissants écorne l’idée selon laquelle les compétitions nationales seraient encore raisonnablement équitables. L’impression de participer à une compétition équitable est pourtant nécessaire au développement d’un authentique sentiment de fierté chez les supporters des clubs qui en sortent victorieux.</p>
<p>Vu sous cet angle, il n’est guère surprenant que les supporters du PSG – dont les neuf championnats remportés depuis l’entrée au capital du fonds qatarien QSI en 2011 ne sont que logiques au vu des moyens financiers disproportionnés dont le club dispose à présent en comparaison de ses rivaux nationaux – focalisent dorénavant leurs espérances davantage sur la Ligue des Champions, compétition dans laquelle le PSG a l’occasion de se mesurer à des équipes dotées de moyens similaires.</p>
<h2>Dissonance cognitive et résistances à la marchandisation</h2>
<p>Si les supporters animés par un esprit communautaire se montrent globalement critiques de la marchandisation du football, ils sont toutefois comparativement peu nombreux à se détourner de ce leur club de cœur, y compris lorsque ce dernier met en œuvre des pratiques commerciales qu’ils désapprouvent.</p>
<p>Cela s’explique, en premier lieu, par l’idéal de loyauté auquel ces supporters sont attachés et qui leur procure, pour autant qu’ils s’y conforment, les gratifications psychosociales décrites plus haut. Mais le fait de maintenir, au nom de la valeur de loyauté inscrite dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent, leur soutien à leur club de cœur quand bien même celui-ci adopte des pratiques commerciales qu’ils perçoivent comme contraires à cette même logique, les place dans une situation inconfortable de <a href="https://theconversation.com/why-do-we-feel-bad-when-our-beliefs-dont-match-our-actions-blame-cognitive-dissonance-193444">« dissonance cognitive »</a> : ces supporters savent qu’au travers du soutien qu’ils continuent d’accorder à leur club, ils participent, ne serait-ce qu’indirectement, à la corruption de la logique communautaire qui pourtant leur est chère.</p>
<p>Pour réduire cette dissonance cognitive, les supporters peuvent adopter un large éventail de comportements. L’une des stratégies est la désignation d’un bouc émissaire, en l’occurrence d’un club rival encore plus « commercial » que le sien et en comparaison duquel le club que l’on soutient apparaît sous un meilleur jour. En Allemagne, cette fonction d’exutoire est actuellement remplie par le RB Leipzig, un club créé en 2009 par l’entreprise Red Bull dans un but commercial assumé. Le RB Leipzig est aujourd’hui <a href="https://www.theguardian.com/football/2016/sep/08/why-rb-leipzig-has-become-the-most-hated-club-in-german-football">violemment critiqué et chargé de tous les péchés</a> de la part des supporters des autres clubs de Bundesliga.</p>
<p>Une autre stratégie consiste à exercer une résistance à l’encontre de pratiques commerciales mises en place par la direction du club que l’on soutient. Cette résistance peut être active (à titre d’exemple, les supporters du PSG ont déployé en 2019 une <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/scan-sport/actualites/les-supporters-manifestent-contre-le-naming-du-parc-des-princes-983714">banderole</a> pour protester contre un projet de <em>naming</em> du Parc des Princes) ou passive (de nombreux supporters refusent tout simplement de mentionner le nom du sponsor accolé au nom du stade de leur équipe).</p>
<h2>Des résistances persistantes et parfois insoupçonnées</h2>
<p>Malgré cette résistance, il semblerait que les supporters s’accommodent au fil du temps de certaines pratiques commerciales – surtout lorsque celles-ci sont progressivement adoptées par un nombre grandissant de clubs et perçues comme indispensables à la compétitivité de leur club. À titre d’exemple, les réactions suscitées par les rachats de club sont aujourd’hui bien moins virulentes qu’elles ont pu l’être par le passé.</p>
<p>Alors que le rachat de Manchester United par le milliardaire américain Malcolm Glazer dans les années 2000 s’était heurté à de fortes oppositions, la récente reprise de Newcastle United par un fonds d’investissement saoudien fut même <a href="https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/10/07/football-un-fonds-saoudien-rachete-le-club-anglais-de-newcastle_6097525_3242.html">frénétiquement acclamée</a> par bon nombre de supporters du club, qui se réjouissaient de la compétitivité retrouvée de leur équipe.</p>
<p>Pour autant, il serait faux de supposer que les supporters de football se résignent tout bonnement à la commercialisation de leur sport et se muent en de simples consommateurs. Diverses formes de résistance à la marchandisation du football persistent, et de nouvelles oppositions naissent parfois, y compris au sein de clubs que l’on aurait pu croire irrévocablement soumis à la logique marchande. Ainsi, parmi les spectateurs du RB Leipzig, un club pourtant créé de toutes pièces à des fins purement marketing, un <a href="https://www.nytimes.com/2020/08/18/sports/soccer/champions-league-leipzig-psg.html">groupe de supporters</a> s’est formé qui cherche à insuffler un esprit communautaire à leur club et à lui conférer une identité dissociée de la marque Red Bull – au grand dam de la direction du club. Même les clubs qui forment le fer de lance du « foot business » ne sont donc pas à l’abri de mouvements protestataires issus des rangs de leur propre public.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217506/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Moritz Gruban a reçu des financements du Fonds National Suisse (FNS). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Aurélien Feix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les supporters éprouvent à l’égard de « leur » club des sentiments forts qui sont mis à mal par les pratiques toujours plus commerciales en cours.Aurélien Feix, Professeur au département Droit des Affaires et Management de Ressources Humaines, TBS EducationMoritz Gruban, Postdoctoral researcher, Cambridge Judge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2148792023-10-19T20:37:06Z2023-10-19T20:37:06ZRelire Adam Smith aujourd’hui : la « main invisible », une apologie du libéralisme ?<p>Ce doit être l’un des passages les plus connus de <a href="https://editions.flammarion.com/la-richesse-des-nations-1/9782080290472"><em>La Richesse des Nations</em></a> qu’Adam Smith, figure éminente des <a href="https://theconversation.com/topics/lumieres-122555">Lumières</a> écossaises, publie en 1776. Un passage lu et commenté par des générations de lycéens et d’étudiants et dont on convient communément qu’il synthétise, à travers la métaphore de la « main invisible », le libéralisme de Smith en matière économique. Envisageant la manière dont un individu cherche à employer son capital, Smith observe au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_4/2">chapitre 2 du livre IV</a> :</p>
<blockquote>
<p>« En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il n’aspire qu’à son propre gain et, en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n’entrait pas dans ses intentions […]. En poursuivant son intérêt personnel, il contribue souvent plus efficacement à celui de la société, que s’il avait vraiment eu l’intention d’y contribuer. »</p>
</blockquote>
<p>Interpréter ces quelques phrases comme l’expression d’une <a href="https://theconversation.com/topics/liberalisme-22579">position libérale</a> n’est pas sans arguments. Et les lycéens ou étudiants qui se sont aventurés à la mettre en doute n’ont pas toujours convaincu les correcteurs de leurs copies. En discuter pourtant la pertinence fait écho à un débat public à vrai dire jamais interrompu depuis Smith, dans lequel l’idée selon laquelle un marché libéré de contraintes réaliserait les fins les meilleures pour tous vient buter sur la mise en évidence de ses possibles défaillances et insuffisances, qui exigent d’autres moyens d’action.</p>
<h2>La liberté comme agent paradoxal</h2>
<p>Un lecteur déjà convaincu retrouvera dans ces quelques lignes sur la main invisible trois ingrédients qu’on reconnaît habituellement au libéralisme économique : d’abord, la référence à la poursuite exclusive et sans entrave de l’intérêt personnel, qui renvoie à un individu égoïste, étranger à toute considération relative au bien public ou à la simple solidarité avec autrui ; ensuite, l’idée d’un mécanisme, que l’on décrira comme un mécanisme de marché, qui fait se combiner ces multiples égoïsmes pour réaliser le bien de la société ; et enfin, la dissociation entre des intentions explicites (les intérêts personnels) et leurs réalisations inintentionnelles (le bien commun) : personne n’a jamais voulu ce qui se produit et pourtant, le bien de la société émerge comme effet inintentionnel des comportements d’individus qui ne se soucient que d’eux-mêmes.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Portrait d’Adam Smith (1723-1790).</span>
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<p>Un pas de plus et nous retrouverions ce qui nous est familier dans le libéralisme économique contemporain, tel qu’il peut être revendiqué par des hommes ou des femmes politiques, ou par des représentants ou représentantes d’institutions nationales ou internationales. Pour que le mécanisme de marché soit effectif et réalise cet optimum économique dont Adam Smith aurait eu l’intuition, encore faut-il que ceux qui en sont les acteurs soient libres d’agir, que rien ne les entrave, ni l’État, ni les syndicats, ni les groupements d’intérêts, ni les traités internationaux. La liberté, ici, apparaît comme une sorte d’agent paradoxal, qui transformerait les appétits triviaux des individus en un bien commun qui n’entrait même pas dans leurs intentions.</p>
<p>Peut-on néanmoins franchir ce pas sans réserve et considérer que c’est Adam Smith qui nous y a conduits, si bien que ces éléments constitutifs du libéralisme aujourd’hui étaient déjà en germe dans son œuvre ? L’importance de ce qu’il désigne comme la « liberté naturelle » est difficilement contestable. Cependant, alors même que son attachement à la dimension politique de la liberté, ce qu’on appellerait le « libéralisme politique », va de soi, sa déclinaison économique, sous forme de « laissez-faire », est beaucoup plus discutable.</p>
<h2>Desserrer les contraintes, non s’abstraire des règlementations</h2>
<p>Il faut en effet faire preuve de prudence au moment d’aborder la métaphore de la « main invisible » telle qu’Adam Smith l’introduit dans la <em>Richesse des Nations</em>. Elle intervient après deux mentions antérieures dans les deux seules autres œuvres que, parmi tous ses écrits, il jugeait dignes de passer à la postérité.</p>
<p>On la rencontre d’abord dans l’<a href="https://books.google.fr/books?id=9TYNAAAAYAAJ&dq=editions%3AUOM39015088436673&lr"><em>Histoire de l’Astronomie</em></a> en 1758, où la main invisible de Jupiter vient, chez les Anciens, rendre compte des irrégularités supposées de la nature comme la foudre ou tout ce qui évoque la colère des dieux. Dans la <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/theorie_sentiments_moraux/T4C23.pdf"><em>Théorie des Sentiments Moraux</em></a> de 1759, elle renvoie à une répartition qu’engendre le désir, qu’il juge insatiable, des plus riches pour les mets les plus raffinés. L’effet de ce désir serait, en dépit des inégalités, de remplir les estomacs de chacun, pauvre ou riche.</p>
<p>Dans la <em>Richesse des Nations</em>, elle apparaît à l’occasion de la discussion des restrictions imposées à l’importation de marchandises pouvant faire l’objet d’une production domestique. La liberté qui l’accompagne n’est alors pas celle que dénonceront ceux qui y verront, du milieu du XIX<sup>e</sup> siècle au début de la Première Guerre mondiale, selon le mot prêté à Marx ou à Jaurès (parmi d’autres), la liberté du « renard libre dans un poulailler libre ». Elle renvoie chez Smith à la fin de prérogatives garanties par la législation qui régit les transactions économiques et les rapports sociaux. Face aux privilèges et aux corporations, face à la persistance du travail asservi, face au repli domestique, il suggère que le démantèlement du système économique qui les autorise n’ouvre la voie à aucune catastrophe, bien au contraire. Ce système, dont on lui doit précisément d’avoir compris la spécificité, sera désigné après lui comme « mercantiliste ».</p>
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<p>Il en résulte une compréhension de la liberté en matière économique assez étrangère à sa systématisation libérale. Si elle partage avec son acception contemporaine la reconnaissance de forces puissantes engendrées par la recherche de l’intérêt individuel, elle ne les fétichise pas. La liberté, chez Smith, permet de desserrer certaines contraintes, non de s’abstraire de toute règlementation. Il le montre sur des questions de politique fiscale, de politique monétaire, ou en matière d’éducation. Mais là où c’est le plus visible, c’est lorsqu’il envisage la question des salaires.</p>
<h2>Des mécanismes inefficaces avec des individus libres d’agir</h2>
<p>L’attention que l’auteur de la <em>Richesse des Nations</em> porte aux inégalités de revenus et aux politiques qui permettraient de les réduire est éloquente. Après avoir examiné les conséquences d’une amélioration de la situation des « plus basses classes » de la société, il conclut au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_1/8">chapitre 8 du livre I</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Aucune société ne peut être assurément florissante et heureuse lorsque la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. Ce n’est que justice, d’ailleurs, que ceux qui nourrissent, habillent et logent l’ensemble du peuple, aient une part du produit de leur propre travail telle qu’ils puissent être eux-mêmes décemment nourris, habillés et logés. »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1396031373828296705"}"></div></p>
<p>Et lorsqu’il se demande comment ces salaires sont fixés, il ne dissimule pas le peu de confiance qu’il porte aux effets d’un mécanisme de marché non régulé. Non parce que celui-ci serait par nature inefficace, mais parce qu’il peut être entravé par certains de ses acteurs si on les laisse libres d’agir. Aux yeux de Smith, ce ne sont pas les coalitions ouvrières qui sont en cause, mais « les maîtres qui font entre eux des complots particuliers » pour réduire les salaires. Lorsqu’il décrit la réaction, parfois extrême, des salariés, il est là encore difficile de voir dans ses propos l’expression d’un libéralisme sans entrave :</p>
<blockquote>
<p>« Ils sont désespérés, et agissent avec la fureur et l’extravagance d’hommes désespérés, réduits soit à mourir de faim, soit à arracher à leurs maîtres, par la terreur, une satisfaction immédiate de leurs exigences. »</p>
</blockquote>
<h2>Faire plus et mieux</h2>
<p>On comprend alors que lire dans la main invisible une apologie du libéralisme n’est pas aussi évident qu’il y paraissait. La liberté qu’elle entend promouvoir est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges. Elle n’empêche pas de légiférer, d’administrer, de mettre en place des mécanismes incitatifs ou de prélever un impôt. Et ceci pour assurer des fonctions régaliennes qui incombent à l’État, corriger des injustices, compenser des handicaps, réduire des distorsions, se garantir contre les positions dominantes, pallier les défaillances du marché ou répondre aux asymétries d’informations. Il ne s’agit pas de dire que les forces engendrées par la poursuite de l’intérêt privé sont systématiquement inefficaces ou perverses – bien qu’elles puissent l’être – mais plutôt qu’il peut être opportun de les réguler ou d’en orienter l’usage, de ne pas en être les serviteurs impuissants et aveugles.</p>
<p>Relire, aujourd’hui, ce que Smith écrivait hier sur la main invisible et sur ce qui l’entoure, ce n’est pas seulement rendre justice à un propos ancien en montrant que la signification de cette métaphore est moins convenue que ce qu’il y paraissait. Depuis le renouveau qui a accompagné il y a une cinquantaine d’années, la première édition scientifique des œuvres complètes d’Adam Smith, dite <a href="https://global.oup.com/academic/content/series/g/glasgow-edition-of-the-works-of-adam-smith-gles/?cc=fr&lang=en&">« Édition de Glasgow »</a>, à l’occasion du bicentenaire de la publication de la <em>Richesse des Nations</em>, des générations d’historiennes et historiens de la pensée économique s’y sont employés – comme en témoignent, aujourd’hui encore, les travaux de nombreux chercheurs et chercheuses que j’ai pu rencontrer à <a href="https://phare.pantheonsorbonne.fr/">PHARE</a>, au sein de l’<a href="https://www.pantheonsorbonne.fr/">Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne</a>. Au-delà des caricatures, ils montrent à quel point elle se distingue, par exemple, de cette sacralisation du laissez-faire que l’on rencontre, au siècle suivant, chez les libéraux français comme <a href="http://bastiat.org/">Frédéric Bastiat</a>.</p>
<p>Relire Smith, c’est aussi reconnaître que le message qu’on a voulu lui faire transmettre sur notre monde, aujourd’hui, doit être nuancé : la liberté de choisir, d’échanger et d’entreprendre, pourquoi pas ? Sauf lorsqu’elle se fourvoie et que l’on a de bonnes raisons de penser que, pour le bien commun, on peut décidément faire plus et mieux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>André Lapidus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sans doute que la liberté promue par Adam Smith et la « main invisible » est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges, pas celle qui empêche de légiférer et de prélever un impôt.André Lapidus, Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2093472023-07-09T15:31:42Z2023-07-09T15:31:42ZAux États-Unis, de moins en moins de restrictions au travail des mineurs<p>Un mouvement visant à affaiblir les <a href="https://theconversation.com/topics/protection-de-lenfance-87265">protections en matière de travail des mineurs</a> émerge depuis l’an passé aux <a href="https://theconversation.com/topics/etats-unis-20443">États-Unis</a> à l’échelle des États. En juin 2023, <a href="https://www.pbs.org/newshour/politics/some-lawmakers-propose-loosening-child-labor-laws-to-fill-worker-shortage">l’Arkansas, l’Iowa, le New Jersey et le New Hampshire</a> ont déjà <a href="https://theconversation.com/topics/droit-du-travail-20394">légiféré</a> en ce sens. Au moins huit autres États avaient introduit des mesures similaires. Ces lois permettent généralement aux jeunes de 14 à 17 ans de <a href="https://theconversation.com/topics/travail-20134">travailler</a> plus longtemps et plus tard, et dans des professions qui étaient auparavant interdites aux mineurs.</p>
<p>Lorsque Kim Reynolds, gouverneure de l’Iowa, a <a href="https://www.cnn.com/2023/05/26/politics/iowa-child-labor-law-kim-reynolds/index.html">signé la nouvelle loi</a> de son État sur le travail des enfants, plus permissive, le 26 mai 2023, la dirigeante, membre du Parti républicain a déclaré que la mesure « permettrait aux jeunes adultes de développer leurs compétences sur le marché du travail ».</p>
<p><a href="https://www.k-state.edu/polsci/about/faculty-staff/fliter-john.html">Spécialistes</a> du <a href="https://scholar.google.com/citations?user=q7nIrq8AAAAJ&hl=en&oi=ao">travail des enfants</a>, nous remarquons que les arguments utilisés par M. Reynolds et d’autres leaders politiques pour justifier la suppression des protections du travail des enfants renvoient à des justifications plus anciennes, datant de plusieurs dizaines d’années.</p>
<p>Au cours de l’histoire, de nombreux chefs d’entreprise ont longtemps soutenu, sur la base d’une combinaison de motifs idéologiques et économiques, que les règles fédérales en matière de travail des enfants n’étaient pas nécessaires. Certains <a href="https://www.vox.com/policy/2023/5/3/23702464/child-labor-laws-youth-migrants-work-shortage">s’opposent</a> même à ce que le gouvernement détermine qui ne peut pas travailler. </p>
<p>Les plus conservateurs affirment que le travail a une <a href="https://www.press.uillinois.edu/books/?id=p085345">valeur morale</a> pour les jeunes et que c’est <a href="https://www.vox.com/policy-and-politics/2022/11/4/23436470/education-crt-parents-schools-midterms-desantis">aux parents de prendre des décisions</a> pour leurs enfants. De nombreux conservateurs affirment également que les adolescents, <a href="https://www.pewresearch.org/short-reads/2022/06/21/after-dropping-in-2020-teen-summer-employment-may-be-poised-to-continue-its-slow-comeback/">moins nombreux</a> sur le marché du travail aujourd’hui qu’au cours des dernières décennies, pourraient aider à pourvoir les emplois vacants dans des secteurs en tension.</p>
<h2>Un combat de longue haleine</h2>
<p>Les protections du travail des enfants, telles que l’interdiction de nombreux types d’emploi pour les enfants de moins de 14 ans et la limitation du nombre d’heures de travail pour les adolescents de moins de 18 ans, sont garanties par la loi de 1938 sur les normes de travail équitables, le <a href="https://www.dol.gov/agencies/whd/flsa"><em>Fair Labor Standards Act</em></a>. </p>
<p>Jusqu’alors, l’absence de lois <a href="https://theconversation.com/abolishing-child-labor-took-the-specter-of-white-slavery-and-the-job-markets-near-collapse-during-the-great-depression-144454">entravait les progrès</a> réalisés dans les États pour maintenir les enfants à l’école et les éloigner des mines, des usines et d’autres lieux de travail parfois dangereux. Trois ans après que le président Franklin D. Roosevelt a promulgué le texte, la Cour suprême l’a confirmé à l’unanimité dans l’arrêt <a href="https://www.oyez.org/cases/1940-1955/312us100"><em>U.S. v Darby Lumber</em></a>, qui a marqué un <a href="https://www.oyez.org/cases/1900-1940/247us251">renversement de jurisprudence</a>.</p>
<p>Pendant les quatre décennies qui ont suivi, <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctv7h0t22">aucune contestation notable</a> ne s’est fait entendre. C’est en 1982 que le président Ronald Reagan a commencé à chercher à assouplir les protections fédérales pour permettre aux jeunes de 14 et 15 ans de travailler plus longtemps dans les établissements de restauration rapide et de vente au détail, le tout rémunéré moins que le salaire minimum. Une coalition de démocrates, de syndicats, d’enseignants, de parents et de groupes de développement de l’enfant a <a href="https://www.washingtonpost.com/archive/politics/1982/08/04/white-house-retreats-on-teen-hours/cd4cd765-a416-41ac-96c4-3edb51b0f296/">bloqué les changements proposés</a>. </p>
<p>À la fin des années 1980, les <a href="https://kansaspress.ku.edu/9780700626311/">violations de la loi se sont malgré tout multipliées</a>. Certains groupes industriels ont tenté d’assouplir les restrictions dans les années 1990, mais les <a href="https://kansaspress.ku.edu/9780700626311/">changements juridiques ont été minimes</a>. Au début des années 2000, une tentative plus ambitieuse de faire reculer les lois sur le travail des enfants, menée par un groupe militant pour la scolarisation à domicile, a finalement <a href="https://kansaspress.ku.edu/9780700626311/">échoué</a>, mais les conservateurs ont continué à réclamer des changements en la matière.</p>
<p>En 2012, Newt Gingrich, ancien président de la Chambre des représentants, alors en lice pour devenir candidat républicain à la présidence, a fait la une des journaux en qualifiant les lois sur le travail des enfants de <a href="https://www.washingtonpost.com/blogs/election-2012/post/gingrich-calls-child-labor-laws-truly-stupid/2011/11/21/gIQAFYKHiN_blog.html">« vraiment stupides »</a>. Il a par exemple suggéré que les enfants puissent travailler comme concierges dans les écoles.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1676376071501934593"}"></div></p>
<p>Aujourd’hui, le <a href="https://www.washingtonpost.com/business/2023/04/23/child-labor-lobbying-fga/"><em>Washington Post</em></a> rapporte que la <em>Foundation for Government Accountability</em>, un groupe de réflexion basé en Floride, est en train de rédiger une législation d’État visant à supprimer les protections relatives au travail des enfants. Son organe de lobbying, l’<em>Opportunity Solutions Project</em>, a contribué à faire passer ces projets de loi dans les assemblées législatives des États, notamment dans l’Arkansas et le Missouri.</p>
<h2>Machine arrière dans l’Iowa et l’Arkansas</h2>
<p>À nos yeux, c’est l’Iowa qui a mis en place la <a href="https://www.nbcnews.com/news/us-news/new-child-labor-bill-iowa-may-violate-federal-law-rcna85321">loi la plus radicale</a> pour faire reculer les protections du travail des enfants. Elle permet à des enfants de 14 ans de travailler dans des refroidisseurs de viande et des blanchisseries industrielles, et à des adolescents de 15 ans de travailler sur des chaînes de montage à proximité de machines dangereuses. Des adolescents de 16 ans peuvent désormais servir de l’alcool dans les restaurants de l’État, à condition que deux adultes soient présents. </p>
<p>Certes, les fonctionnaires du ministère américain du Travail affirment que plusieurs dispositions de ce nouveau texte sont <a href="https://cbs2iowa.com/news/local/us-dept-of-labor-review-finds-iowas-child-labor-bill-violates-federal-law">contraires aux normes nationales</a>. L’administration centrale n’a toutefois <a href="https://news.bloomberglaw.com/daily-labor-report/dol-hamstrung-in-response-to-state-child-labor-law-rollbacks">pas dévoilé de stratégie claire</a> pour lutter contre ces violations.</p>
<p>Dans l’Arkansas, les permis de travail pour les jeunes de 14 et 15 ans ont été supprimés avec la signature au mois de mars par la gouverneure Sarah Huckabee Sanders du <a href="https://www.arkleg.state.ar.us/Bills/Detail?id=HB1410&ddBienniumSession=2023%2F2023R"><em>Youth Hiring Act</em></a>. Auparavant, les employeurs devaient conserver dans leurs dossiers un certificat de travail exigeant une preuve de l’âge, une description du travail et des horaires, ainsi que le consentement écrit d’un parent ou d’un tuteur. Il peut ici sembler curieux que les partisans du projet de loi le présentent comme un <a href="https://www.npr.org/2023/03/10/1162531885/arkansas-child-labor-law-under-16-years-old-sarah-huckabee-sanders">renforcement des droits parentaux</a> dans la mesure où la loi supprime tout rôle formel des parents dans l’équilibre entre l’éducation et l’emploi de leurs enfants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1638641485179502592"}"></div></p>
<p>Pourquoi dans ces cas la loi fédérale ne l’emporte-t-elle pas sur les lois des États ? Les lois fédérales fixent un plancher de réglementation en matière d’emploi des jeunes, qui couvre les heures maximales, l’âge minimum, les salaires et la protection contre les emplois dangereux. Si les États adoptent des lois plus strictes, comme beaucoup l’ont fait, les normes les plus strictes régissent les pratiques sur le lieu de travail. La loi fédérale, par exemple, n’exige pas que les mineurs obtiennent des <a href="https://www.nolo.com/legal-encyclopedia/work-permits-for-minors-what-you-need-to-know.html">permis de travail</a> ou des certificats d’emploi, mais la plupart des États rendent ces documents obligatoires.</p>
<h2>Faire fi des normes fédérales ?</h2>
<p>Cela n’empêche pas certains États de vouloir adopter des lois qui <a href="https://www.epi.org/publication/child-labor-laws-under-attack/">entrent directement en conflit</a> avec les normes fédérales. Les <a href="https://www.cleveland.com/open/2023/05/ohio-could-soon-loosen-its-child-labor-laws.html">législateurs de l’Ohio</a> veulent permettre aux jeunes de 14 et 15 ans de travailler jusqu’à 21 heures pendant l’année scolaire avec l’autorisation de leurs parents, alors que la réglementation fédérale interdit aux adolescents de cet âge de travailler au-delà de 19 heures. Un <a href="https://www.revisor.mn.gov/bills/text.php?number=SF0375&session=ls93&version=latest&session_number=0&session_year=2023&keyword_type=all&keyword=construction">projet de loi</a> présenté par le sénateur républicain de l’État du Minnesota, Rich Draheim, autoriserait les jeunes de 16 et 17 ans à travailler sur des chantiers de construction ou à proximité.</p>
<p>La <a href="https://www.yesmagazine.org/economy/2023/04/27/child-labor-laws-protections">forte opposition</a> des politiciens, des groupes de défense des enfants, des associations éducatives, des syndicats et du public a fait échouer certains de ces projets. Les opposants soulignent que lorsque des enfants de moins de 18 ans travaillent de longues heures ou effectuent des tâches pénibles, cela peut perturber leur développement, <a href="https://www.dol.gov/newsroom/releases/whd/whd20220729">mettre leur santé en péril</a>, interférer avec leur scolarité et les <a href="https://theconversation.com/how-much-sleep-do-you-really-need-156819">priver du sommeil</a> dont ils ont besoin.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1489681905465319424"}"></div></p>
<p>Les républicains de Géorgie ont présenté un <a href="https://www.legis.ga.gov/legislation/64613">projet de loi</a> qui aurait supprimé les permis de travail pour les mineurs, mais ils l’ont retiré sans vote. Les législateurs républicains du Dakota du Sud ont parrainé un <a href="https://legiscan.com/SD/drafts/HB1180/2023">projet de loi</a> visant à étendre les heures de travail des enfants de 14 ans et moins de 19 heures à 21 heures. Ce projet a également été retiré. </p>
<p>Dans le Wisconsin, le <a href="https://apnews.com/article/business-wisconsin-labor-unions-afl-cio-33980985bd1dc13d2fb132026c743d23">gouverneur Tony Evers</a> a opposé son veto en 2022 à un projet de loi qui aurait permis aux adolescents de travailler plus longtemps et plus tard. En 2023, certains législateurs du Wisconsin tentent à nouveau leur chance pour autoriser les jeunes de 14 ans à <a href="https://www.wisn.com/article/proposed-bill-would-allow-14-years-olds-wisconsin-serve-alcohol/43762440">servir de l’alcool</a>.</p>
<h2>Des initiatives protectrices au Congrès</h2>
<p>À l’exception du New Jersey, ces efforts visant à affaiblir les lois sur le travail des enfants sont menés par les républicains. Des gouverneurs démocrates tentent, eux, en parallèle, de renforcer les protections contre le travail des enfants. Dans le Colorado, Jared Polis a introduit une loi qui permettrait aux enfants blessés de poursuivre les employeurs pour violation de la législation sur le travail des enfants le 7 juin 2023.</p>
<p>Il existe également des initiatives nationales visant à affaiblir – ou à renforcer – les règles relatives au travail des enfants. Le représentant <a href="https://dustyjohnson.house.gov/media/press-releases/johnson-introduces-teens-act-increase-youth-workforce-participation">Dusty Johnson</a>, un républicain du Dakota du Sud, pousse ainsi pour permettre aux jeunes de 14 et 15 ans de travailler jusqu’à 21 heures les soirs d’école et jusqu’à 24 heures par semaine pendant l’année scolaire. Il semble peu probable que son projet de loi soit adopté par un Congrès, aujourd’hui divisé. </p>
<p>À la Chambre des représentants et au Sénat, on retrouve également des <a href="https://www.nhpr.org/business-and-economy/2023-04-11/kids-at-work-in-new-hampshire-and-other-states-officials-try-to-ease-child-labor-laws-at-behest-of-industry">pressions</a> pour que les jeunes de 16 et 17 ans puissent travailler dans les <a href="https://www.congress.gov/bill/118th-congress/senate-bill/671/text?s=1&r=1&q=%7B%22search%22%3A%5B%22future+logging+careers+act%22%5D%7D">exploitations forestières</a> sous la surveillance de leurs parents.</p>
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<p>Le Congrès semble néanmoins également favorable à l’<a href="https://www.congress.gov/bill/118th-congress/house-bill/2388/cosponsors?s=10&r=1&q=%7B%22search%22%3A%5B%22Justice%22%2C%22for%22%2C%22Exploited%22%2C%22Children%22%5D%7D">augmentation des sanctions</a> en cas de <a href="https://www.congress.gov/bill/118th-congress/senate-bill/637/text?s=1&r=52">violation</a> du droit du travail des enfants. L’adoption de lois sur le travail des enfants ne représente, en effet, qu’une moitié de la bataille. L’<a href="https://www.foxrothschild.com/publications/conflicting-trends-in-child-labor-laws-send-mixed-messages-to-employers">application de ces textes</a> est une autre affaire. </p>
<p>Ces dernières années, de nombreuses infractions ont été commises, mettant en jeu des <a href="https://www.nbcnews.com/politics/immigration/advocates-hhs-questions-unaccompanied-migrants-child-labor-rcna87326">enfants qui ont immigré aux États-Unis sans leurs parents</a> et qui se sont retrouvés à travailler de longues heures, parfois dans des emplois dangereux, alors qu’ils étaient encore très jeunes. Actuellement, l’amende maximale est de 15 138 dollars par enfant. Les projets de loi en cours de discussion porteraient la sanction à près de dix fois ce montant s’ils étaient adoptés. </p>
<p>Par ailleurs, <a href="https://dankildee.house.gov/media/press-releases/kildee-leads-new-bill-crack-down-child-labor-america">plusieurs démocrates</a> ont introduit des mesures visant à <a href="https://www.durbin.senate.gov/newsroom/press-releases/on-world-day-against-child-labor-durbin-delauro-introduce-bill-to-ban-child-labor-on-tobacco-farms">renforcer les restrictions fédérales</a> en matière de travail des enfants, en <a href="https://ruiz.house.gov/media-center/press-releases/dr-ruiz-introduces-legislation-raise-labor-standards-and-protections">particulier dans l’agriculture</a>.</p>
<p>Une épreuve de force entre l’État fédéral et les États fédéraux légiférant en sens inverse sur la question de savoir si les jeunes Américains ont leur place sur le marché du travail paraît ainsi inévitable.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209347/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Betsy Wood a reçu des financements de la Andrew Mellon Foundation.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>John A. Fliter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Aux États-Unis, certains gouverneurs assouplissent depuis quelques mois les textes encadrant le travail des mineurs, allant parfois même à l'encontre des normes fédérales.John A. Fliter, Associate Professor of Political Science, Kansas State UniversityBetsy Wood, Assistant Professor of American History, Bard CollegeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2078482023-06-15T16:42:56Z2023-06-15T16:42:56ZItalie : Silvio Berlusconi, ou la « révolution libérale » qui n’a jamais eu lieu<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/532184/original/file-20230615-21-8aid7d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C1%2C1174%2C799&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une journée de «&nbsp;deuil national&nbsp;» a été décrétée le 14&nbsp;juin 2023, deux jours après le décès de l’ex-premier ministre Silvio Berlusconi (ici en 2008 lors d’un sommet au Japon).
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Silvio_Berlusconi_09072008.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>C’est une première. Le mercredi 14 juin, une <a href="https://www.ilfattoquotidiano.it/2023/06/12/morto-berlusconi-non-solo-i-funerali-di-stato-previsti-per-legge-il-governo-dichiara-anche-il-lutto-nazionale/7191973/">journée de « deuil national »</a> était décrétée en <a href="https://theconversation.com/topics/italie-22616">Italie</a> à l’occasion des funérailles de <a href="https://theconversation.com/topics/silvio-berlusconi-39818">Silvio Berlusconi</a>, décédé deux jours plus tôt à l’âge de 86 ans. Jamais une telle journée n’avait été organisée pour un ancien premier ministre qui n’avait pas été président de la République.</p>
<p>« Il cavaliere » conserve une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/berlusconi/mort-de-silvio-berlusconi-malgre-son-bilan-et-ses-scandales-le-cavaliere-reste-aime-des-italiens_5885612.html">image positive auprès d’une partie de la population italienne</a>, qui admire notamment son parcours d’hommes d’affaires dans les médias ou dans le football à la tête du Milan AC avec lequel il a remporté de nombreux titres. Ces honneurs ont cependant été dénoncés par l’opposition au gouvernement de Giorgia Meloni, la dirigeante actuelle d’extrême droite. Le sénateur démocrate, Andrea Crisanti, a par exemple estimé que Berlusconi n’avait pas « respecté l’État lorsqu’il a fraudé le fisc ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/F49b3EqOrQQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Funérailles d’État de Silvio Berlusconi : les adieux de l’Italie à la cathédrale de Milan (France 24, 14 juin 2023).</span></figcaption>
</figure>
<p>Le bilan de l’ancien dirigeant italien reste en effet marqué par ses déboires judiciaires. Jugé définitivement coupable en août 2013 d’une fraude à l’impôt de 7,3 millions de dollars dans le procès Mediaset, il a par ailleurs été condamné de manière non définitive dans de nombreux autres procès, dont il a été épargné grâce à des échappatoires, des prescriptions et des lois <em>ad personam</em>.</p>
<p>Son bilan à la tête de l’Italie n’est guère plus reluisant, notamment en ce qui concerne l’économie. La <a href="https://open.luiss.it/2018/03/02/dietro-la-sorprendente-tenuta-di-berlusconi-ci-sono-la-struttura-economica-italiana-e-un-interesse-diffuso-per-lo-status-quo/">« révolution libérale »</a> du pays, dont il voulait faire un marqueur politique au cours de ses trois mandats de premier ministre (1994-1995, 2001-2006 et 2008-2011), ne s’est jamais concrétisée dans les faits et les chiffres. Les discours ne se sont ni concrétisés, comme promis, par des baisses d’impôts ni par des dépenses publiques maîtrisées.</p>
<h2>Des impôts qui n’ont pas diminué</h2>
<p>En 1994, son gouvernement avait énoncé clairement une <a href="https://www.federalismi.it/nv14/articolo-documento.cfm?artid=23062">série d’objectifs pour les 100 premiers jours</a> : réduction des charges des entreprises, des impôts, libéralisation de l’embauche, introduction de mesures pour la « flexibilité du travail »… Le chantier n’a pas abouti car le gouvernement a dû rapidement présenter sa démission en raison de la <a href="https://www.corriere.it/foto-gallery/politica/16_maggio_10/discesa-campo-berlusconi-22-anni-fa-primo-governo-c5af2af4-0e1b-11e6-91a4-bd67d1315537.shtml">rupture survenue avec son allié Umberto Bossi</a> de la ligue du Nord (<em>Lega Nord</em>), le parti italien d’extrême droite. Ce dernier jugeait notamment les avancées trop peu nombreuses en matière de fédéralisme.</p>
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<p>En 2001, le programme de Berlusconi prend la forme d’un « contrat avec les Italiens ». Son premier point était intitulé « la baisse de la pression fiscale », promettant une réduction de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (Irpef) et des droits de succession. Seule la réforme de l’héritage a été mise en place. Néanmoins, selon les <a href="https://www.oecd.org/fr/economie/etudes/ITALIE-2017-OECD-%C3%A9tude-economique-synthese.pdf">données de l’OCDE</a>, la part des revenus tirés de l’Irpef dans le PIB s’élevait à 10,25 % en 2001 ; en 2011, lorsqu’il a quitté la fonction de premier ministre, elle est était autour de 11 %.</p>
<p><iframe id="2hSNf" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/2hSNf/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Les principaux bénéficiaires de la politique fiscale de Berlusconi ont ainsi peut-être été les fraudeurs et les évadés fiscaux, qui ont bénéficié <a href="https://www.ilfattoquotidiano.it/in-edicola/articoli/2018/02/23/sanita-tasse-migranti-lavoro-il-decennio-nero-dellitalia-tutti-i-disastri-di-b/4182012/">d’amnisties et de « boucliers fiscaux » permanents</a>. Les conflits d’intérêts ont d’ailleurs, en la matière, dominé une grande partie de sa vie politique.</p>
<p>Dans ce contrat, Silvio Berlusconi avait également promis de « réduire de moitié le taux de chômage en créant au moins un million et demi d’emplois ». L’objectif a été <a href="https://lavoce.info/archives/5638/berlusconi-contratto-con-gli-italiani/">partiellement atteint</a> avant la crise de 2008 (baisse de 30 % environ), mais avant tout pour des raisons démographiques dans un contexte de vieillissement de la population. Les jeunes semblent ainsi avoir peu profité de sa politique économique.</p>
<p><iframe id="4aPH3" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/4aPH3/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<h2>Des dépenses publiques loin d’être maîtrisées</h2>
<p>Les gouvernements de Berlusconi étaient complètement insérés dans le dogme de l’austérité depuis le traité de Maastricht dont « il cavaliere » <a href="https://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20110815trib000642436/silvio-berlusconi-se-resigne-a-l-austerite.html">avait vanté la qualité</a>. Comme dans les autres pays d’Europe, ses réformes visaient à faciliter l’embauche et le licenciement des employés par les entreprises, à réduire la réglementation du marché du travail et à promouvoir une plus grande flexibilité des contrats de travail.</p>
<p>Or, l’héritage Berlusconi, c’est aussi 20 milliards de mesures non financées laissées aux gouvernements qui ont succédé et une <a href="https://fr.countryeconomy.com/gouvernement/dette/italie">dette publique qui s’est creusée</a>. En 2001, les dépenses publiques s’élevaient à un peu plus de 600 milliards, alors qu’à la fin de 2011, elles étaient proches de 800 milliards, soit une augmentation de 32,8 %. Et ce malgré des dépenses d’éducation, que d’aucuns auraient jugé prioritaire, qui ont diminué de 10,2 %. De 2008 à 2011, le fonds pour les politiques familiales est en outre passé de 346,5 millions (2008) à 52,5 (2011), celui pour les politiques de la jeunesse de 137,4 millions à 32,9, celui pour la non-suffisance, qui finance l’assistance aux plus gravement malades, de 300 millions à zéro.</p>
<p><iframe id="I23yd" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/I23yd/3/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Censée accélérer la réalisation d’infrastructures en garantissant certains prix, la <a href="http://2001-2006.governiberlusconi.it/trasporti.htm"><em>Legge obiettivo</em></a> s’est révélée une véritable catastrophe pour le budget public. Les objectifs politiques n’ont par ailleurs pas été atteints puisque, fin 2011, seuls 10 % des travaux prévus avaient été réalisés, avec des <a href="https://www.ilfattoquotidiano.it/in-edicola/articoli/2018/02/23/sanita-tasse-migranti-lavoro-il-decennio-nero-dellitalia-tutti-i-disastri-di-b/4182012/">coûts qui explosaient partout</a>.</p>
<h2>Pauvreté record</h2>
<p>Les <a href="https://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2012/cr12167.pdf">données du Fonds monétaire international (FMI)</a> montrent qu’entre 2001 et 2011, le PIB réel par habitant, c’est-à-dire la richesse produite par chaque Italien en tenant compte de l’inflation, a diminué. L’économie de la botte affiche la pire performance de toute la zone euro, tous les autres pays ayant progressé. La différence avec l’Allemagne était de 1 610 euros en 2001, elle a quadruplé en 2011 pour atteindre 6 280 euros.</p>
<p>Les données de l’OCDE le donnent également à voir.</p>
<p><iframe id="fcfLG" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/fcfLG/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Les Italiens en situation de pauvreté absolue ont atteint le chiffre record de 3,5 millions. Avec la durée et la profondeur de la récession après 2008, le pays a connu le taux de croissance le <a href="https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2017/07/27/Italy-2017-Article-IV-Consultation-Press-Release-Staff-Report-and-Statement-by-the-Executive-45139">plus faible de la zone euro</a>. La pauvreté et la vulnérabilité ont augmenté de manière inquiétante et le revenu moyen réel est resté à peu près au même niveau qu’en 1995 : par comparaison, en France, en Allemagne et en Espagne, il a augmenté d’environ 25 %.</p>
<h2>Temps perdu</h2>
<p>Comment expliquer, dès lors, la résilience de Berlusconi, revenu deux fois au pouvoir dans les années 2000 ? « Il cavaliere » semble symboliser un intérêt généralisé pour le statu quo. Le message de Berlusconi a été couronné de succès parce qu’il était conforme aux intérêts des élites italiennes en quête de rente.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/leconomie-italienne-est-aussi-malade-de-ses-elites-185520">L’économie italienne est aussi malade de ses élites</a>
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<p>Au bilan, reste ainsi le sentiment général d’un temps perdu, d’un pays paralysé par les intérêts et les ennuis personnels d’un homme politique-entrepreneur qui avait assez d’argent et de pouvoir médiatique pour entraîner dans son sillage parlementaires, journalistes et commentateurs, prêts à maintenir sa fortune au plus haut malgré les scandales et les défaites.</p>
<p>À l’annonce du décès de l’ex-premier ministre, le quotidien <a href="https://www.ilfattoquotidiano.it/in-edicola/edizione/lunedi-12-giugno-2023/"><em>Il Fatto quotidiano</em></a> publiait un éditorial sans concession à ce sujet :</p>
<blockquote>
<p>« En fin de compte, Silvio Berlusconi a contribué à ce que ce pays reste vieux… Aussi vieux que les blagues qu’il racontait, que les chansons qu’il chantait, la galanterie vulgaire dont il faisait preuve, que l’Italie qu’il mettait en scène – à quelques louables exceptions près – sur ses chaînes de télévision… ».</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/207848/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>André Tiran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dette publique, pauvreté, infrastructures… Le bilan économique des mandats de premier ministre de l’homme d’affaires, décédé le 12 juin, reste largement négatif malgré la modernisation promise.André Tiran, Professeur émérite de sciences économiques, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2068792023-06-12T10:28:40Z2023-06-12T10:28:40ZMener une politique RSE, ne serait-ce pas avant tout se comporter en « bon voisin » ?<p>La RSE, <a href="https://theconversation.com/fr/topics/responsabilite-societale-des-entreprises-rse-21111">Responsabilité sociale/sociétale des entreprises</a>, tout le monde en parle. Pourtant, ce que l’on entend par là ne semble pas si clair à y regarder de plus près. Un bilan RSE d’une grande multinationale peut en effet autant contenir des références aux politiques de recyclage que des indications sur la lutte contre les <a href="https://theconversation.com/topics/discrimination-21598">discriminations</a> ou des détails sur la gestion d’une <a href="https://theconversation.com/topics/philanthropie-55305">fondation philanthropique</a>. Un <a href="https://www.senat.fr/rap/r19-572/r19-572_mono.html">rapport sénatorial</a> de juin 2020 écrivait ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« La situation actuelle conduit à produire des rapports RSE très normatifs, souvent abscons, fouillis ou indigestes »</p>
</blockquote>
<p>Il semble que les choses n’aient pas beaucoup évolué depuis. On peine parfois à comprendre la logique à l’œuvre faisant fuser les <a href="https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/marques-engagees/rse-concept-formidable-actions-deplorables/">critiques</a> des chercheurs, des praticiens, des politiques ou même des consommateurs qui n’y verront qu’une étiquette qui « fait bien » mais sans véritables implications au-delà. Le danger ici est triple : déboucher sur des politiques RSE sans cohérence et donc illisibles, favoriser les démarches opportunistes comme le <a href="https://www.lemonde.fr/emploi/article/2021/10/19/la-rse-ce-n-est-pas-que-du-greenwashing_6098928_1698637.html"><em>greenwashing</em></a> et légitimer un cynisme déjà très présent dans des sociétés.</p>
<p>Comment permettre aux dirigeants, managers et employés impliqués de donner du sens à leurs actions en matière de RSE ? C’est à penser un outil conceptuel que nous nous sommes attelés dans un <a href="https://journals-sagepub.com/doi/abs/10.1177/00081256231164136">travail de recherche</a> publié récemment dans la <em>California Management Review</em>.</p>
<h2>A l’origine une réponse intellectuelle critique du libéralisme</h2>
<p>Nous sommes pour cela repartis de l’histoire du sujet : d’où vient cette idée de responsabilité sociale des entreprises ? Un mouvement en ce sens émerge à la sortie de la la Seconde Guerre mondiale. Les chercheurs et praticiens étasuniens parlaient alors souvent de <em>neighborliness</em> – de bon <a href="https://theconversation.com/topics/voisins-71332">voisinage</a> – pour expliquer ce que la RSE veut dire.</p>
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<p>Howard Bowen en particulier, économiste américain (1908-1989), parle ainsi, dans un texte fondateur de 1953 intitulé <a href="https://www-cairn-info.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/la-responsabilite-sociale-de-l-entreprise--9782130626640-page-7.htm?contenu=resume"><em>Social responsabilities of the businessman</em></a>, de l’entreprise « comme citoyen et comme voisin de la communauté locale ». Ses travaux alimenteront notamment dans les années 1970 la théorie du « managérialisme éthique ». Ce genre de réflexion s’inscrit notamment contre la vision néoclassique de l’entrepreneur dont l’objectif ne saurait être autre que de maximiser son profit et dont le rôle social se limiterait à payer des impôts.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/529547/original/file-20230601-17-693hog.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Howard R Bowen, précurseur de la pensée sur la RSE.</span>
<span class="attribution"><span class="source">University of Illinois</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme l’explique notamment le philosophe Grégoire Chamayou, professeur à l’ENS de Lyon dans son ouvrage <a href="https://lafabrique.fr/la-societe-ingouvernable/"><em>La Société ingouvernable</em></a>, Bowen portait une critique intellectuelle dans un contexte de fortes contestations ouvrières. Son raisonnement part d’une <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bibliotheque-ideale-de-l-eco/the-modern-corporation-and-private-property-de-berle-et-means-2111140">faille</a> que deux chercheurs Adolf Bearle, juriste et Gardiner Means, économiste, avaient repéré dès 1932 dans le paradigme dominant : tout s’y passe en effet comme si le propriétaire de l’entreprise et les managers ne formaient qu’un, ce qui rend le système optimal. Or dans les faits, avec le système actionnarial, ce ne sont plus uniquement les propriétaires mais également les managers qui imposent les règles et ceux-ci ont des intérêts différents.</p>
<p>Qu’à cela ne tienne, répond Bowen, c’est bien dans la mesure où le manager ne gère pas l’entreprise pour lui-même qu’il est fondé à le faire. Il doit bien évidemment rendre des comptes aux actionnaires de l’entreprise, mais il a également une responsabilité sociale plus large. Qu’est-ce que cela veut dire <em>concrètement</em> ? Réfléchissant à cette question, <a href="https://econpapers.repec.org/article/eeebushor/v_3a16_3ay_3a1973_3ai_3a4_3ap_3a5-14.htm">Henry Eilbirt et Robert Parket</a> écrivent 20 ans après Bowen dans la revue <em>Business Horizons</em>.</p>
<blockquote>
<p>« Peut-être que la meilleure manière de comprendre la responsabilité sociale est de la penser comme un “bon voisinage” ».</p>
</blockquote>
<p>A cette même époque, General Electric, Ford et d’autres grandes entreprises étasuniennes emploient le même terme pour qualifier leurs politiques d’engagement local. Ford établit par exemple des <a href="https://www.fordfoundation.org/about/about-ford/good-neighbor-committee/">comités de relations locales</a> dans chacune de ses 35 usines. </p>
<h2>S’ancrer dans son territoire</h2>
<p>Nous proposons la définition suivante pour aujourd’hui :</p>
<blockquote>
<p>« La RSE désigne un mode ouvert et collaboratif d’engagement vis-à-vis des problématiques économiques, sociales et environnementales qui soit ancré dans le territoire, piloté par la communauté, orienté vers l’action et respectueux des voisins et des réalités locales ».</p>
</blockquote>
<p>Cela impose 4 déplacements principaux : passer de la responsabilité restreinte à l’acceptation des contraintes des territoires dans lesquels l’entreprise est présente ; passer d’un détachement distant à une expérience partagée des conséquences locales ; passer de rapports et reporting globaux à des actions faisant sens localement ; et passer d’une logique autocentrée et égoïste à des partenariats durables entre égaux.</p>
<figure>
<iframe src="https://player.vimeo.com/video/833267627" width="500" height="281" frameborder="0" webkitallowfullscreen="" mozallowfullscreen="" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Nous nous appuyons pour cela sur des exemples concrets d’entreprises s’engageant dans des logiques de bon voisinage : Prêt-A-Manger collaborant avec des ONGs londoniennes pour <a href="https://www.pret.co.uk/en-GB/pr-media-release-pret-foundation-opens-home">aider les SDF</a>, LVMH offrant de modifier ses chaînes de montage pour <a href="https://authentication.leparisien.fr/connexion/?redirect_url=https://www.leparisien.fr/economie/coronavirus-lvmh-livre-du-gel-hydroalcoolique-aux-hopitaux-de-paris-19-03-2020-8283834.php">produire du gel hydroalcoolique</a> pendant la pandémie, ou encore la Royal Bank of Scotland qui met son <a href="https://www.scottishhousingnews.com/articles/rbs-converts-edinburgh-hq-into-Covid-19-food-supply-centre">centre de conférence</a> inutilisé pendant le confinement à disposition d’associations caritatives.</p>
<p>Il ne s’agit de distribuer des bons points ou d’être naïfs sur les motifs, mais plutôt de montrer comment cette idée de bon voisinage peut permettre de donner du sens aux stratégies et politiques de RSE sur la base de 4 questions simples : De quoi le voisinage a-t-il besoin, ici et maintenant ? Que pouvons-nous offrir spécifiquement ? Quelles sont nos contraintes institutionnelles et locales ? Sur quelle base devons-nous donner la priorité à certaines demandes ?</p>
<p>Point essentiel, les réponses à ces questions ne doivent pas venir uniquement des dirigeants et managers de l’entreprise. Il appartient à l’ensemble des acteurs de les construire, en échange constant avec les communautés et territoires dans lesquels l’entreprise est implantée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>« Bon voisin », tel est la formule qui était employée lorsque les premières réflexions ont émergé sur la responsabilité sociale des entreprises, concept que l’on peine aujourd’hui à cerner.Yoann Bazin, Professeur en Ethique des affaires, EM NormandieMaja Korica, Reader in Management and Organisation, Warwick Business School, University of WarwickLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2066452023-06-01T16:18:18Z2023-06-01T16:18:18ZPrésidentielle en Argentine : le programme économique libertarien du candidat Javier Milei fait recette<p>Supprimer la <a href="https://theconversation.com/topics/banque-centrale-45337">banque centrale</a>, <a href="https://theconversation.com/topics/dollar-85009">dollariser</a> l’économie, réduire drastiquement les dépenses publiques suivant un « plan tronçonneuse » qui verra notamment disparaître le ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité, mais aussi faire machine arrière, sauf urgence, sur le droit à l’avortement obtenu en octobre 2020… Tel est le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/19/en-argentine-un-candidat-ultraliberal-bouscule-la-campagne-presidentielle_6170092_3210.html">programme</a> de Javier Milei, candidat à la présidence de l’<a href="https://theconversation.com/topics/argentine-45194">Argentine</a> le 22 octobre prochain. Des idées qui semblent trouver un écho certain dans la population : à cinq mois de l’échéance, plusieurs sondages, et notamment celui du Celag (centre stratégique latino-américain de géopolitique), le donnent premier au soir du premier tour avec <a href="https://www.celag.org/encuesta-argentina-mayo-2023/">29 % des suffrages</a>.</p>
<p>Les différentes forces sont pour l’heure tournées vers le 13 août, date à laquelle se tiendront les primaires ouvertes, simultanées et obligatoires : les candidats de chaque camp s’y affrontent pour être investis, et ce même si un parti n’a qu’un candidat. Le vote sert en effet également de parrainages puisque seuls les partis ayant réuni 1,5 % des votants peuvent inscrire leur champion à l’élection.</p>
<h2>Des partis traditionnels en difficulté</h2>
<p>Le pays est déjà témoin de divisions intenses au sein des deux principales coalitions, à savoir le <em>Frente de Todos</em>, celle du président actuel Alberto Fernandez et de l’ancienne cheffe d’État Cristina Fernandez de Kirchner, issue du péronisme, et <em>Juntos por el Cambio</em>, groupe d’opposition. Ces divisions reflètent les différentes idéologies et visions politiques qui animent le pays. Même si toutes les deux ratissent large dans le spectre politique, la première reste plus marquée par l’interventionnisme, tandis que la deuxième est plus orientée vers une certaine libéralisation de l’économie argentine.</p>
<p>Chacune part avec un handicap au départ de la campagne, notamment en raison de leur bilan économique. La présidence de gauche s’achève avec une inflation sans précédent depuis 1991, <a href="https://www.courrierinternational.com/article/record-plus-de-100-d-inflation-l-infame-medaille-argentine">102,5 % sur un an en février 2023</a> (dit autrement, les prix ont doublé) ; la droite, au pouvoir avec Mauricio Macri entre 2015 et 2019, avait, elle, reconduit le pays au bord du <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/argentine-fmi-accord-sur-une-reduction-du-deficit-public-a-0-9-du-pib-en-2024-20220128">défaut de paiement</a> sur sa dette. M. <a href="https://elpais.com/argentina/2023-03-26/mauricio-macri-anuncia-que-no-sera-candidato-a-presidente-de-argentina.html">Macri</a> comme M. <a href="https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20230422-pr%C3%A9sidentielle-en-argentine-alberto-fernandez-ne-se-repr%C3%A9sentera-pas">Fernandez</a> ont annoncé qu’ils ne brigueraient pas de nouveau mandat.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1658253369490669570"}"></div></p>
<p>C’est dans ce panorama politique mouvementé qu’émerge Javier Milei, qui aura 53 ans le jour du premier tour. Cet acteur provocateur, aux prises de parole incendiaires et aux idées pour le moins tranchées, est aujourd’hui soutenu par la coalition <em>Libertad Avanza</em>. Scandant en meeting et sur les plateaux télé « la liberté, bordel ! », son approche populiste et anti-establishment semble attirer les électeurs, notamment la <a href="https://www.iprofesional.com/politica/378903-a-quien-votan-los-jovenes-esta-encuesta-sorprende-a-milei-y-cfk">jeunesse</a> et les <a href="https://www.cronista.com/economia-politica/elecciones-2023-el-inesperado-choque-entre-milei-y-patricia-bullrich/">quartiers pauvres</a>. Bien qu’il soit parfois considéré comme un simple <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/10/13/javier-milei-l-ultraliberal-qui-joue-les-trublions-de-la-politique-argentine_6098156_3210.html">« trublion politique »</a>, sa présence semble bouleverser le paysage traditionnel et stimuler les débats sur les politiques économiques et sociales en Argentine.</p>
<h2>Un « académique » libertarien</h2>
<p>La percée politique de Javier Milei a commencé avec son élection comme député de la ville autonome de Buenos Aires au Congrès national argentin en 2021. Avec 17,06 % des voix, il a été le député le mieux élu de la capitale.</p>
<p>Il est à l’origine économiste, diplômé de deux masters de l’Universidad Torcuato di Tella et de l’Instituto de Desarrollo Económico y Social, des établissements privés et réputés de la capitale argentine. Sa carrière académique demeure néanmoins relativement obscure. Les <em>curriculums vitae</em> que le candidat a postés sur ses réseaux sociaux font mention de professorats en Argentine et à l’étranger, mais <a href="https://archivo.consejo.org.ar/Cvs/milei_javier.html">aucun poste titulaire n’a pu être confirmé</a>.</p>
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<p>En outre, son CV liste une cinquantaine d’articles académiques, mais le candidat semble considérer de simples communications lors de conférences ou de réunions comme des articles. Il n’y en aurait <em>in fine</em> qu’une quinzaine, tous parus dans deux revues académiques hispanophones publiées par l’Universidad Nacional de Córdoba et à la portée relativement limitée. Les affiliations internationales affichées par Javier Milei ne semblent en outre que des abonnements payants à la portée de n’importe qui en ayant les moyens.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=756&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=950&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=950&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/528896/original/file-20230529-24-rvh7h2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=950&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Murray Rothbard (1926-1995), source d’inspiration pour Javier Milei.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Murray_Rothbard.jpg">Mises Institute</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>En tant que champion du libertarianisme en Argentine, Javier Milei se déclare disciple de <a href="https://books.openedition.org/enseditions/28173?lang=fr">Murray N. Rothbard</a> (1926-1995), économiste américain représentant, à l’instar de Friedrich Hayek, de l’École autrichienne d’économie, qui défend une <a href="https://lafabrique.fr/la-societe-ingouvernable/">vision ultralibérale de la société</a>. M. Milei <a href="https://elpais.com/argentina/2023-05-18/libre-uso-de-armas-privatizaciones-y-el-fin-del-aborto-legal-el-programa-de-javier-milei-para-gobernar-argentina.html">prend donc position</a> pour des baisses drastiques des impôts ainsi que la privatisation et la libéralisation totale de l’économie, ce qui passe, par exemple, par la mise en pratique d’un marché d’organes, le libre port d’armes ou l’abolition de la banque centrale. Libertarien, il affirme la primauté des droits de propriété individuels, et se dit « pro-choice » concernant les unions matrimoniales entre individus (voire entre plusieurs individus) et l’euthanasie.</p>
<h2>Un élu difficilement classable</h2>
<p>Javier Milei a été expert pour des fondations d’analyse économique et des organes de prévoyance privée, mais surtout assesseur financier pour la Corporación América Internacional, holding possédant des moyens de communication où il a pu commencer sa carrière médiatique.</p>
<p>Il surgit ainsi dans le paysage audiovisuel argentin en 2014, mais c’est en 2017 que sa présence médiatique se généralise : il intervient sur plusieurs plateaux télé et radio, inaugure sa propre chaîne YouTube et joue même dans une pièce de théâtre. Sa rhétorique vulgaire sur les plateaux et ses positions parfois choquantes sur certains sujets lui ont valu d’être étiqueté de candidat d’extrême droite aussi bien par des proches du gouvernement que par des représentants de l’opposition. Il manie également volontiers l’insulte, taxant le maire de centre droit de Buenos Aires de « gauchiste de merde » ou de « ver de terre misérable » qu’il pourrait « écraser même en fauteuil roulant ».</p>
<p>Comme député et président honoraire du Parti libertarien d’Argentine, Milei a logiquement continué à défendre ses idées économiques radicales. Il s’est ainsi engagé à donner ses indemnités d’élu lors de tirages au sort mensuels, car il trouve incompatible d’être libertarien et de se faire financer par l’État. Il a également à cœur de ne voter aucune loi visant à renforcer la fiscalité ou la bureaucratie en Argentine.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Ur08uYk9APU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Néanmoins, Javier Milei a pris récemment des positions assez conservatrices sur la question de l’avortement, qu’il qualifie d’<a href="https://www.a24.com/politica/la-extrana-explicacion-javier-milei-rechazar-el-aborto-n869551">atteinte aux droits de propriété du fœtus</a>. Ce positionnement va à l’encontre de Rothbard, pour qui le fœtus n’a pas de droits, puisqu’incapable de les réclamer.</p>
<p>Les positionnements de M. Milei le placent plutôt dans une zone grise. Sa catégorisation en tant que populiste d’extrême droite paraît trompeuse. Certes, le candidat s’est dit proche de Donald Trump et Jair Bolsonaro (il a même refusé de féliciter Lula après son élection contre ce dernier). Néanmoins, à la différence du premier, il n’est ni protectionniste – au contraire, il est pour l’abolition totale des droits de douane – ni xénophobe – il ne s’oppose pas à l’immigration tant qu’elle demeure économique et non subventionnée. Par rapport à l’ancien président brésilien, Milei ne s’oppose pas aux droits individuels des LGBTQ+ et n’adopte pas de positionnement pro-religion. En fait, Javier Milei, en tant que bon libertarien, s’oppose surtout à tout financement public, qu’il se dirige vers des politiques favorisées par la droite comme la gauche.</p>
<h2>Un programme totalement saugrenu ?</h2>
<p>Son programme électoral se concentre donc principalement sur des propositions économiques. On y retrouve, pêle-mêle, la suppression des subventions aux services publics, la fin des contrôles de capitaux et sur le taux de change (depuis la présidence Macri, les Argentins doivent avoir l’accord de la banque centrale pour effectuer un virement à l’étranger ou acquérir des devises pour des montants de plus de 10 000 dollars), l’abolition de la banque centrale et la dollarisation de l’économie.</p>
<p>La première mesure peut paraître nécessaire étant donné que les subventions constituent une des principales causes du déficit budgétaire argentin. Leur baisse a d’ailleurs été entérinée avec le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de la <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/05/17/l-argentine-annonce-la-fin-des-subventions-energetiques-aux-foyers-les-plus-riches_6126458_3234.html">restructuration de la dette</a>. Mises en place par les gouvernements de Nestor et Cristina Kirchner, et réduisant par exemple les factures de gaz et d’électricité des ménages, elles étaient auparavant financées par les recettes de la <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/argentine-le-nouveau-president-durcit-les-taxes-a-l-exportation-de-produits-agricoles-20191214">fiscalisation des exportations</a> (l’Argentine étant l’un des <a href="https://donnees.banquemondiale.org/indicator/GC.TAX.EXPT.ZS">rares pays</a> à taxer directement ses exportations). Or, ces recettes ont énormément décru depuis la fin du <a href="https://www.capital.fr/entreprises-marches/or-argent-cafe-petrole-les-prix-des-matieres-premieres-bientot-partis-pour-un-nouveau-super-cycle-de-hausse-1468522">supercycle de matières premières</a>, avant même l’épidémie de Covid-19.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1388359917074096130"}"></div></p>
<p>Comme par ailleurs l’Argentine, encore <a href="https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20230326-argentine-le-cercle-vicieux-du-d%C3%A9faut-de-paiement-de-nouveau-en-vue">au bord du défaut de paiement</a>, ne peut toujours pas se financer à l’étranger, elle a souvent recours à la planche à billets, dont le corollaire est une inflation vertigineuse. C’est, en Argentine, un <a href="https://theconversation.com/argentine-inflation-incontrolee-et-incertitude-economique-198451">fléau chronique depuis la fin de la dictature</a> en 1982. Javier Milei propose d’éliminer le problème à la source en supprimant la banque centrale. Il faudrait alors une monnaie de remplacement au peso argentin, d’où le projet de dollarisation.</p>
<p>Tout gouvernement serait alors contraint de se discipliner pour ne pas épuiser ses réserves de devises en dehors de périodes d’urgence. Le souci aujourd’hui pour la mise en place d’une telle réforme est cependant justement le <a href="https://www.courrierinternational.com/article/monnaie-contre-la-crise-economique-l-argentine-invente-le-dollar-soja">manque de réserves de devises</a>.</p>
<p>En pratique, la candidat reste donc cohérent avec ses idées libertariennes à l’encontre de l’État. Pour le moment, les seuls facteurs pouvant mettre en doute son engagement libéral est l’ambiguïté de son CV académique, sa proximité déclarée avec Donald Trump et Jair Bolsonaro, ainsi que son activité passée comme ancien assesseur d’<a href="https://www.latimes.com/archives/la-xpm-2008-aug-29-fg-bussi29-story.html">Antonio Domingo Bussi</a>, général de la dictature, accusé et condamné pour crimes contre l’humanité (il est mort en prison en 2011), malgré ses différents postes élus en période démocratique. Reste donc à savoir si ses prises de position conservatrices à l’encontre de l’avortement, du wokisme ou des peuples natifs ne sont qu’un leurre visant à attirer des voix conservatrices ou le signe d’une vraie proximité auprès de cet électorat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206645/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gabriel A. Giménez Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Difficilement classable sur la scène politique argentine, l’économiste Javier Milei, en tête des sondages pour la présidentielle, propose notamment de supprimer la banque centrale.Gabriel A. Giménez Roche, Enseignant-chercheur en économie, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1999202023-02-28T18:14:33Z2023-02-28T18:14:33ZConcilier ubérisation et souveraineté numérique, un défi de taille<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/512689/original/file-20230228-24-s410ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C4256%2C2816&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La protection des données personnelles est une question essentielle pour les travailleurs ubérisés. </span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels</span></span></figcaption></figure><p>Alors que le conflit entre les chauffeurs VTC et les plates-formes semble tourner en faveur des travailleurs, après de nombreuses années de combat social et juridique (succession des <a href="https://www.liberation.fr/economie/transports/a-lyon-uber-condamne-aux-prudhommes-a-requalifier-les-contrats-de-139-chauffeurs-20230120_FA7LIO62FBBCDNZ3IBS65FQVKU/">requalifications en contrat de travail</a>, vote de la <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/020223/au-parlement-europeen-uber-et-deliveroo-perdent-une-bataille">présomption de salariat par le Parlement européen</a>), un nouveau combat relatif à la protection des données émerge, autour de la sécurisation des données personnelles et de la protection des droits numériques.</p>
<p>Pour les travailleurs « ubérisés », ces questions sont peu abordées car les débats autour de la présomption de salariat et la requalification en contrat de travail dominent. Cependant, le travail sur les plates-formes impose de traiter cette matière qui relève aujourd’hui du code du travail et fait partie intégrante du combat juridique de ces travailleurs face à des plates-formes qui triomphent aux dépens du droit du travail. Car si ces entreprises imposent un statut indépendant à des travailleurs subordonnés, elles ne sauraient faire exception à la violation des droits sociaux en ce qui concerne la protection de la vie privée et des libertés individuelles.</p>
<h2>Un travail de régulation indispensable</h2>
<p>Le 20 décembre 2018, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) condamne Uber à <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/piratage-de-donnees-uber-mis-a-lamende-en-france-par-la-cnil-240511">400 000 euros d’amende</a> pour atteinte à la sécurisation des comptes des utilisateurs (clients et chauffeurs) en 2016, dont les données personnelles (nom, adresses mail, numéros de téléphone) avaient été piratées.</p>
<p>Cette sanction <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/cnil/id/CNILTEXT000037830841/">se justifie</a> par un « manque de précautions généralisé » étant donné que « le succès de l’attaque menée par les pirates a résulté d’un enchaînement de négligences ».</p>
<p>L’affaire <a href="https://www.clemi.fr/fr/ressources/nos-ressources-pedagogiques/ressources-pedagogiques/quand-les-donnees-personnelles-sechappent-laffaire-cambridge-analytica.html">Cambridge Analytica</a> a été, parmi d’autres facteurs, un accélérateur du travail de régulation effectué par l’UE, notamment à travers le <a href="https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees">Règlement général sur la protection des données</a> (RGPD) – un texte qui encadre le traitement des données personnelles dans l’UE – qui <a href="https://www.channelnews.fr/considere-comme-insuffisamment-efficace-le-rgpd-va-etre-corrige-122531#.Y_uTJ65hiWs.twitter">sera peut-être corrigé prochainement</a>. </p>
<p>La souveraineté numérique est intimement liée à la capacité des États à protéger les droits sociaux par la régulation politique. Or, le gouvernement actuel fait preuve d’une <a href="https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/852561494810251264">vision de la souveraineté numérique</a> conforme à celle des GAFAM, sans investissements et accompagnements suffisants pour les entreprises. Or, un contexte politique favorable à l’ubérisation est sans doute moins résistant face aux géants du web et des dangers qu’ils représentent pour la démocratie.</p>
<p>Cette vision n’est ni avantageuse pour la French tech, qui dépend toujours des GAFAM, ni protectrice pour les travailleurs de plates-formes qui, du fait de la dérégulation autorisée au nom de la croissance et du travail, mènent leurs activités dans des conditions précaires. A contrario, une politique de souveraineté numérique forte peut prendre la forme, par exemple, du <a href="https://hal.science/hal-03418333">coopérativisme de plates-formes</a>, mouvement alternatif a l’ubérisation. Ce modèle démocratique de la propriété partagée et de la gouvernance participative permet aux travailleurs de devenir actionnaires et de prendre contrôle de leurs conditions de travail et toute autre décision liée à leurs droits du travail.</p>
<p>Les plaintes déposées par la <a href="https://www.bfmtv.com/economie/nouvelle-plainte-contre-uber-concernant-son-utilisation-des-donnees-personnelles_AD-202009290248.html">Ligue des droits de l’Homme</a> et <a href="https://www.tf1info.fr/justice-faits-divers/deconnexions-de-chauffeurs-une-plainte-visant-uber-deposee-devant-la-cnil-2189032.html">par des chauffeurs VTC</a>) contre Uber pour non-respect du RGPD se sont multipliées ces dernières années.</p>
<p>Entre attaques pour refus de transfert des <a href="https://www.liberation.fr/france/2020/06/12/la-ligue-des-droits-de-l-homme-depose-plainte-contre-uber-devant-la-cnil_1791034/?redirected=1">données aux chauffeurs</a>, <a href="https://www.leparisien.fr/economie/les-chauffeurs-uber-ne-veulent-pas-que-leurs-donnees-partent-aux-etats-unis-20-02-2021-8425680.php">exportation et commercialisation des données</a>, et <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/06/17/des-chauffeurs-bannis-d-uber-portent-plainte-contre-l-application_6084549_4408996.html">suspension automatisée</a>, Uber est confronté depuis plusieurs années à un contre-mouvement international organisé par plusieurs acteurs de la société civile (juristes, syndicats, députés, chercheurs, journalistes).</p>
<p>En réponse, la plate-forme semble céder à certaines de ces réclamations en autorisant, par exemple, l’accès aux données d’utilisation des VTC qui en font la demande. Cependant, en ce qui relève de l’article 49 (transfert des données hors UE sans consentement des intéressés), et de l’article 22 (décision fondée sur un traitement automatisé) du RGPD, la plate-forme résiste encore pour deux raisons : d’une part, le transfert des données des chauffeurs est crucial pour le développement de la voiture autonome et d’autres projets de la plate-forme, et d’autre part, son modèle organisationnel est incompatible avec le RGPD puisqu’il est totalement automatisé et recourt très peu à des interventions humaines, alors que l’article 22 du RGPD interdit précisément cette forme de management algorithmique.</p>
<h2>La régulation : combat social et choix politiques</h2>
<p>Le sol européen est confronté à deux visions contradictoires. D’une part, la vision libérale attire les investissements étrangers grâce aux pressions politiques comme en témoignent les <em>Uberfiles</em> sur <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/07/10/uber-files-revelations-sur-le-deal-secret-entre-uber-et-macron-a-bercy_6134202_4408996.html">l’implication d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber</a> et aux avantages fiscaux dans le cadre de l’accord entre l’administration fiscale néerlandaise et Uber, permettant à cette dernière de <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/07/13/uber-files-quand-les-pays-bas-aidaient-uber-a-freiner-un-controle-fiscal_6134619_4408996.html">payer moins d’impôts</a>.</p>
<p>D’autre part, la vision réglementaire traduit une longue tradition régulatrice du continent concrétisée par des textes comme le RGPD et la <a href="https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_6605">Directive européenne sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plates-formes</a> qui a contribué à l’adoption de la présomption de salariat par le parlement européen.</p>
<p>Si les deux visions adressent la question de la souveraineté numérique de l’Europe, les stratégies déployées pour y parvenir sont paradoxales. Tout en prônant la souveraineté numérique (par l’investissement dans la Frenchtech, le développement d’infrastructures nationales, etc.) Emmanuel Macron soutient le développement d’Uber, ou décerne la Légion d’honneur à Jeff Bezos.</p>
<p>La régulation politique représente un véritable travail de terrain, sans cesse menacé par le lobbying des plates-formes et par des politiques libérales sur fond de culte entrepreneurial, défendant volontiers l’hypothèse selon laquelle l’IA serait le vecteur de solutions à des problèmes sociaux profonds. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=OPNx6sPqkkE">Selon Emmanuel Macron</a>, « Notre défaite collective, c’est que les quartiers aujourd’hui où Uber embauche (Uber comme d’autres), ce sont des quartiers où nous on ne sait rien leur offrir ».</p>
<p>Le combat des chauffeurs VTC prouve qu’une instance de régulation telle que la CNIL et qu’un texte de référence tel que le RGPD, ne peuvent être pleinement efficaces sans des initiatives citoyennes ambitieuses, informées et transnationales, et un positionnement politique et institutionnel plaçant le droit du travail au centre de la question de la souveraineté numérique.</p>
<p>La coopération transnationale entre les autorités de régulation est importante à ce titre, comme l’a illustré le travail des CNIL européennes pour le traitement de <a href="https://twitter.com/CNIL_en/status/935918586304040962">l’affaire du piratage des comptes chez Uber</a>. Mais elle reste insuffisante dans un paysage politique qui continue à défendre le modèle d’affaires des plates-formes sous de nouvelles formes, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/04/uber-considere-les-travailleurs-comme-un-bricolage-temporaire-en-attendant-l-arrivee-des-voitures-autonomes_6152892_3232.html">comme le dispositif du dialogue social</a>, pour s’adapter aux pressions juridiques actuelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/199920/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Salma El Bourkadi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour les travailleurs ubérisés, un nouveau combat relatif à la protection des données émerge, qui se heurte à de nombreux obstacles sociaux et politiques.Salma El Bourkadi, Docteure en Sciences de l'information et de la communication, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1961562022-12-12T18:35:37Z2022-12-12T18:35:37ZLa parenthèse du néolibéralisme financier est-elle en train de se fermer ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499515/original/file-20221207-4043-frkdm0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C88%2C1169%2C873&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Depuis la crise de 2007-08, les banques centrales, comme la Réserve fédérale (Fed) aux États-Unis (photo), endossent un rôle de plus en plus politique.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/87913776@N00/6928222486">Futureatlas.com/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>La longue séquence de libre circulation des capitaux et de déréglementation des systèmes financiers, ouverte au début des années 1970-80 sous l’impulsion nord-américaine, britannique puis européenne, va-t-elle prochainement toucher à sa fin ?</p>
<p>Ce processus de libéralisation et de financiarisation de l’économie, qui s’est considérablement étendu durant les décennies suivantes, avait déjà failli marquer un coup d’arrêt après la grande crise immobilière et bancaire de 2007-08. Beaucoup ont alors cru alors qu’en raison des dégâts économiques (la grande récession) et de l’immense gâchis de capital provoqué par le séisme financier, la parenthèse néolibérale allait se refermer, tant il était devenu vital d’en finir avec ce que le président Nicolas Sarkozy qualifiait à l’époque de « <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2010/01/27/04016-20100127ARTFIG00769-a-davos-sarkozy-fustige-les-derives-du-capitalisme-.php">dérives du capitalisme financier</a> ».</p>
<p>Quinze ans plus tard, rien ne de tel n’est arrivé, évidemment…</p>
<h2>Croyance persistante…</h2>
<p>Lors de cet épisode, le pragmatisme des banques centrales et des États avait permis d’endiguer, à coup de milliers de milliards, les risques d’illiquidité et/ou d’insolvabilité des systèmes financiers. Il fallait, à juste titre, assainir les bilans bancaires en les délestant de leurs actifs sans valeur pour éviter le chaos de l’activation d’un risque systémique.</p>
<p>Le G20, notamment celui du sommet de Washington du 15 novembre 2008, avait certes pointé du doigt la responsabilité des insuffisances comptables, de l’opacité de certains produits de titrisation, des malversations diverses, de la défaillance des agences de notation ou encore des politiques monétaires permissives dans l’éclatement de la crise. <a href="https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/10-ans-apres-bilan-des-reformes-bancaires-et-financieres-depuis-2008-avancees-limites-propositions/">Quelques processus de (re)réglementation</a> avaient ensuite été initiés… Mais globalement, la croyance en l’efficacité des mécanismes de marché dans l’allocation du capital n’a jamais été ébranlée, ni même véritablement remise en question.</p>
<p>Or, cette croyance constitue le fondement même du système néolibéral de régulation par le marché qui s’est déployé depuis plus de 40 ans. Elle repose sur l’idée hayékienne selon laquelle toute l’information nécessaire à la prise de décision économique est <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2002-2-page-47.htm">contenue dans les prix</a>.</p>
<p>Ainsi que le rappelle l’économiste <a href="https://www.lemonde.fr/crise-financiere/article/2011/12/05/il-faut-definanciariser-l-economie_1613552_1581613.html">André Orléan</a>, dans ce cadre conceptuel :</p>
<blockquote>
<p>« Chaque agent n’a qu’une connaissance locale, limitée à son environnement, et il revient aux prix d’agréger toutes ces informations locales pour produire une vision globale cohérente. »</p>
</blockquote>
<p>La version moderne de cette théorie des prix a été développée dans les années 1970 et est connue sous le nom <a href="http://efinance.org.cn/cn/fm/Efficient%20Capital%20Markets%20A%20Review%20of%20Theory%20and%20Empirical%20Work.pdf">d’hypothèse d’efficience des marchés financiers</a>. La concurrence qui y règne et les vertus autorégulatrices dont les marchés seraient dotés y produiraient de « justes prix », constituant des signaux fiables pour les investisseurs.</p>
<p>Mis en compétition, ces derniers seraient capables d’évaluer objectivement les risques et de faire converger les prix de marché vers leur valeur fondamentale (efficience informationnelle) et ainsi de garantir une allocation optimale de l’épargne (efficience allocative). Cette conception néo-hayékienne a offert un fondement idéologique et une puissante légitimation au processus de déréglementation financière.</p>
<h2>… mais fausse</h2>
<p>Or, l’histoire économique de ces quarante dernières années montre que les marchés financiers ne sont pas autorégulateurs. En situation <a href="https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1987_num_13_1_1047">d’incertitude radicale sur le futur</a>, le principe selon lequel les actifs financiers seraient dotés d’une valeur fondamentale, identifiable <em>ex-ante</em>, et dont le prix serait un bon estimateur, n’est plus tenable.</p>
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<p>Même si tous les investisseurs disposent, à un moment donné, d’un même ensemble d’informations, rien n’assure qu’ils partagent pour autant le même modèle d’interprétation des fondamentaux. Chacun se détermine alors, non pas à partir de son estimation de la valeur fondamentale, mais <a href="https://www.cairn.info/revue-reflets-et-perspectives-de-la-vie-economique-2004-2-page-35.htm">à partir de ce qu’il pense que les autres vont faire</a>.</p>
<p>Les prix de marché ne font alors que traduire des conjectures sur l’avenir, des scénarios parmi d’autres, par nature instables car reposant sur des <a href="https://www.researchgate.net/publication/254454075_Croyances_representations_collectives_et_conventions_en_finance">croyances collectives</a> versatiles. En l’absence de valeur d’ancrage, les investisseurs s’accrochent à des opinions instables et des croyances autoréférentielles. Selon l’ingénieur et philosophe <a href="https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1989_num_40_2_409143">Jean-Pierre Dupuy</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les rumeurs les plus absurdes peuvent polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres ».</p>
</blockquote>
<p>Dans ce contexte, les bulles spéculatives (ces dynamiques mimétiques soutenues par telle ou telle opinion sur un futur hypothétique) se succèdent et explosent à chaque retournement de la croyance dominante (bulle Internet, bulles immobilières, des matières premières et marchés énergétiques, bulles obligataires, des <a href="https://theconversation.com/le-cours-du-bitcoin-condamne-a-toujours-plus-de-volatilite-163997">cryptoactifs</a>, etc.). L’identification d’un nouveau point d’équilibre (un prix plancher) peut donc s’avérer durablement hors de portée de marchés qui échouent à produire la moindre évaluation. Le système des prix peut disparaître et l’intervention d’un acteur extérieur (<a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-centrale-45337">banque centrale</a> et/ou autorités publiques) est dans ce cas seule à même de fournir un cadre exogène de valorisation susceptible de stabiliser les projections.</p>
<p>La volatilité financière trouve ici une explication rationnelle. Elle ne peut plus être perçue comme une anomalie, fruit de l’irrationalité de collective. Elle doit au contraire être comprise comme la résultante de l’instabilité intrinsèque du processus d’évaluation en vigueur sur les marchés, instabilité que quatre décennies de financiarisation ont déployée à grande échelle, y compris sur l’immobilier ou les matières premières alimentaires, minérales et énergétiques.</p>
<h2>Le retour des prix administrés ?</h2>
<p>Alors, pour faire face à ces multiples troubles financiers, sanitaires, énergétiques et environnementaux, et comme elle l’avait fait durant de nombreuses années précédant la déréglementation, la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/finance-20382">finance</a> s’est mise à nouveau à fonctionner en grande partie à partir de prix administrés.</p>
<p>C’est le cas en particulier pour ce qui est du coût de l’argent, les taux d’intérêt. Ainsi que l’indique l’économiste <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-declin-et-chute-du-neoliberalisme-192691">David Cayla</a> dans son récent livre <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807338616-declin-et-chute-du-neoliberalisme"><em>Déclin et chute du néolibéralisme</em></a> (De Boeck Supérieur, 2022) :</p>
<blockquote>
<p>« Les politiques de taux zéro adoptées dans les pays développés à la suite de la crise financière de 2008, mais surtout les pratiques non conventionnelles dites d’assouplissement quantitatif ont permis aux banquiers centraux d’intervenir directement au sein des marchés financiers et les ont transformés en véritables acteurs politiques[…] »</p>
</blockquote>
<p>La <a href="https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-l-inflation-922244.html">hausse récente de leurs taux directeurs</a> et l’arrêt des programmes structurels de rachats d’actifs pourraient laisser croire que les banques centrales tendent à sortir du jeu (en laissant à nouveau le champ libre aux marchés).</p>
<hr>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-declin-et-chute-du-neoliberalisme-192691">Bonnes feuilles : « Déclin et chute du néolibéralisme »</a>
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<p>Cependant, elles ne prendront pas pour autant le risque d’une « volckerisation » de la politique monétaire (en référence à la politique de forte hausse des taux directeurs du président de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker, qui avait <a href="https://theconversation.com/inflation-ou-hausse-des-taux-le-dilemme-des-banques-centrales-na-rien-dineluctable-194859">réduit l’inflation mais cassé la croissance</a>). Les autorités monétaires s’accommoderont sans doute, de ce fait, d’une certaine dose d’inflation. Elles n’hésiteront pas non plus à faire preuve d’interventionnisme en cas de <a href="https://www.agefi.fr/financements-marches/actualites/quotidien/20220928/banque-d-angleterre-intervient-en-urgence-contrer-350317">tensions sur le financement</a> de l’économie notamment, continuant ainsi, sans doute longtemps, à soustraire les taux d’intérêt à l’arbitrage des marchés financiers.</p>
<h2>Choix politique</h2>
<p>Mais il nous faut maintenant aller au-delà. Face aux crises sanitaires, environnementales et sociales, il devient indispensable de sortir également l’énergie, les matières premières, métaux, minerais, l’immobilier, les liquidités, les épargnes retraites et les financements des entreprises de la sphère d’influence des marchés financiers (et donc de les soustraire aux logiques d’optimisation des couples rendement/risque inhérentes au paradigme de la valeur actionnariale).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-finance-na-jamais-pu-etre-verte-et-comment-la-verdir-enfin-124020">Pourquoi la finance n’a jamais pu être verte (et comment la verdir enfin)</a>
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<p>Sans pour autant revenir forcément à un système de prix entièrement contrôlé par les puissances publiques, tel qu’elles le pratiquaient avant la déréglementation (système nationalisé de crédit, taux de change fixes, secteurs publics des transports, de l’eau et de l’énergie, régulation collective des salaires, prix régulés des matières premières agricoles…), cela suppose d’avoir recours à des logiques d’évaluation alternatives à celles des marchés (promues par les États, collectivités publiques, structures de l’Économie sociale et solidaire, secteur associatif, ONG, assemblées citoyennes locales), et donc de promouvoir, sous une forme ou sous une autre, une socialisation du système de régulation des prix.</p>
<p>Cela passera également par une extension des prérogatives des banques centrales en matière de <a href="https://theconversation.com/politique-monetaire-verte-un-grand-pas-pour-la-bce-un-petit-pas-pour-le-climat-186686">financements de projets verts</a>, le verdissement de la <a href="https://institut-rousseau.fr/repenser-le-financement-des-entreprises-vertueuses-et-les-politiques-prudentielles-en-integrant-la-solvabilite-socio-environnementale/">réglementation prudentielle</a>, la refonte les <a href="http://tankona.free.fr/theretlemoine20.pdf">circuits de financement de l’économie et des États</a>, voire la <a href="https://blog.mondediplo.net/2009-01-05-Pour-un-systeme-socialise-du-credit">socialisation de l’investissement et du crédit</a>.</p>
<p>Ce choix politique est vital si nous voulons faire face aux crises énergétiques et sanitaires à venir et nous engager clairement dans le financement de la rupture écologique et sociale dont nous avons cruellement besoin. Ce faisant, nous en profiterions alors pour refermer définitivement la parenthèse du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/neoliberalisme-64628">néolibéralisme</a> financier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196156/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>David Bourghelle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les marchés financiers se déterminent aujourd'hui en grande partie en fonction des politiques des banques centrales – comme avant le mouvement de libéralisation de l'économie débuté il y a 40 ans.David Bourghelle, Maître de conférences en finance, laboratoire LUMEN, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1930292022-10-21T09:40:39Z2022-10-21T09:40:39ZLiz Truss : les cinq raisons qui ont mené à sa démission<p>Lorsque Liz Truss s’est éloignée du pupitre installé devant le 10, Downing Street après avoir <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/royaume-uni/royaume-uni-liz-truss-annonce-sa-demission-45-jours-seulement-apres-sa-nomination-83e88d40-5072-11ed-a150-b59977897a18">annoncé sa démission</a>, elle s’est probablement rendu compte que son mandat de premier ministre aura <a href="https://www.theguardian.com/politics/2022/oct/20/liz-truss-joins-ranks-of-shortest-serving-world-leaders">duré moins longtemps</a> que la campagne interne au parti conservateur qui lui avait permis d’accéder à ce poste.</p>
<p>Après le départ de Boris Johnson, beaucoup au Royaume-Uni ont eu le sentiment que l’heure était venue de la stabilité et de la compétence : l’avantage d’avoir à la barre une dirigeante plutôt ennuyeuse comme Truss, c’est qu’elle saurait imprimer au navire britannique un cap clair. Mais on a vite découvert qu’elle n’avait pas le pied marin. Et son court mandat aura finalement été <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/royaume-uni/demission-de-liz-truss-les-45-jours-tumultueux-de-la-premiere-ministre-britannique_5429635.html">encore plus agité que celui de son prédécesseur</a>.</p>
<p>Liz Truss était entrée en fonctions début septembre, porteuse d’un <a href="https://theconversation.com/liz-truss-au-10-downing-street-un-nouveau-cap-a-droite-190188">programme radical</a> dont la mise en œuvre, affirmait-elle, allait relancer la croissance économique au Royaume-Uni. Mais elle a dû très vite sortir les rames puisque c’est l’exact contraire qui s’est produit : ses propositions ont déclenché un effondrement économique immédiat dont elle ne s’est jamais remise.</p>
<p>La brièveté de son mandat permet de résumer assez facilement cinq éléments clés qui expliquent sa chute.</p>
<h2>1. Un mauvais départ</h2>
<p>Truss a adopté une ligne politique pour le moins discutable dès le début de son mandat. Elle a, en effet, refusé de nommer au gouvernement toute personne qui ne l’avait pas soutenue pendant la campagne, ce qui n’a laissé à sa disposition qu’un vivier de talents limité.</p>
<p>Selon elle, vous étiez soit un ami, soit un ennemi (et les ennemis étaient exclus). Ce qui lui a valu une réputation de revancharde et d’extrémiste.</p>
<p>Ce n’était pas un bon début. Il y avait un manque évident de compétences dans son cabinet et, après moins de deux mois de mandat, elle a dû <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20221014-royaume-uni-dans-la-tourmente-liz-truss-limoge-le-ministre-des-finances-kwasi-kwarteng">limoger son chancelier de l’Échiquier</a> et sa <a href="https://www.lepoint.fr/politique/la-ministre-de-l-interieur-demissionne-nouveau-revers-pour-liz-truss-19-10-2022-2494539_20.php">ministre de l’Intérieur</a> – les deux postes les plus en vue du gouvernement après celui de premier ministre.</p>
<h2>2. Un mauvais processus de sélection au sein du parti conservateur</h2>
<p>Mais les fissures étaient apparues avant même l’entrée en fonctions de Truss, en raison de la manière dont le parti conservateur élit ses dirigeants.</p>
<p>Rappelons que Truss s’est retrouvée au dernier tour de la primaire visant à désigner la personnalité qui succéderait à Boris Johnson <a href="https://www.bbc.com/news/uk-politics-60037657">par défaut</a> et n’a jamais bénéficié du soutien enthousiaste de son parti.</p>
<p>Afin de remporter l’élection, elle a du attirer la base du parti la plus conservatrice en lui promettant des politiques fiscales entièrement adaptées à ses besoins plutôt que de refléter les besoins ou les priorités du pays dans son ensemble. Elle a adopté une <a href="https://www.rtl.fr/actu/international/royaume-uni-pourquoi-liz-truss-se-revendique-t-elle-comme-l-heritiere-de-margaret-thatcher-7900182129">personnalité modelée sur Margaret Thatcher</a>, ce qui s’est révélé maladroit en termes d’image et bien trop radical en termes de politique.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1492033040826175488"}"></div></p>
<h2>3. Une mauvaise politique</h2>
<p>L’impression générale était que la nouvelle locataire du 10, Downing Street n’était pas du tout en phase avec l’opinion publique et même avec la majorité des membres de son parti.</p>
<p>Cette impression se mua en constat à la minute où son <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/royaume-uni-liz-truss-et-son-mini-budget-un-maxi-ratage_2181254.html">budget minimaliste</a> a été annoncé : des mesures comme la suppression de toute limite financière aux bonus des banquiers et la réduction des taxes sur les entreprises n’étaient pas les mieux indiquées alors que le pays se trouvait plongé dans une crise économique qui se traduit principalement par une hausse du coût de la vie.</p>
<h2>4. Une mauvaise présentation</h2>
<p>La politique est, en fin de compte, une <a href="https://jspp.psychopen.eu/index.php/jspp/article/view/5287/5287.html">affaire de personnes</a>. Vous devez être capable de communiquer, de réfléchir, d’échanger avec les gens et de faire preuve d’empathie.</p>
<p>La forme d’intelligence la plus importante pour un premier ministre n’est donc pas intellectuelle (nous avons des experts pour cela) ou financière (ils ont des conseillers) mais <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8242631/">émotionnelle</a>.</p>
<p>Or le fait est que Truss n’a jamais semblé capable d’établir un lien avec les citoyens britanniques ou même d’apparaître à l’aise dans ses fonctions. Ses réponses aux interviews étaient toujours trop mécaniques, son langage corporel trop rigide.</p>
<h2>5. Un mauvais positionnement</h2>
<p>Si les problèmes qu’a connus Truss révèlent une chose, c’est très probablement les <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/la-constitution-du-royaume-uni">dangers de la Constitution britannique</a>. Celle-ci reste centrée sur la prise du pouvoir politique : un nombre incroyablement restreint de personnes peuvent prendre des décisions importantes avec très peu, voire aucun, contrôle.</p>
<p>« De mauvaises décisions à tous les étages » pourrait bien être une épitaphe appropriée pour le mandat de Truss, mais on ne peut s’empêcher de se demander si son expérience n’est pas symptomatique d’un problème bien plus important.</p>
<p>Est-il trop facile de blâmer la seule Liz Truss ? Ce qui s’est passé au cours de ce dernier mois a révélé un <a href="https://theconversation.com/liz-truss-what-i-told-european-colleagues-when-they-asked-me-what-on-earth-is-going-on-in-british-politics-192650">vide</a> au centre de la politique britannique en matière d’ambition, d’imagination et de vision.</p>
<p>Dans le contexte de l’après-Brexit, combler ce vide doit être la préoccupation centrale de la prochaine personne qui décidera de prendre les clés du « No. 10 ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193029/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Matthew Flinders ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Son mandat de premier ministre a été le plus court de l’histoire britannique. Mais en réalité, les problèmes de Liz Truss avaient commencé avant même son entrée en fonctions.Matthew Flinders, Founding Director of the Sir Bernard Crick Centre for the Public Understanding of Politics, University of SheffieldLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1916302022-10-06T18:32:12Z2022-10-06T18:32:12ZLes faiblesses de la gouvernance libérale face aux menaces globales<p>Le 14 septembre 2022, la Commission du journal <em>The Lancet</em>, composée de 28 experts, a publié son <a href="https://www.thelancet.com/commissions/covid19">rapport final</a> sur la gestion de la pandémie de Covid-19. L’une de ses principales conclusions est que seul un très petit nombre de pays a réussi à contenir efficacement la dissémination du SARS-CoV-2 et à éviter une importante surmortalité durant la première année. Le rapport souligne notamment que :</p>
<blockquote>
<p>« trop de gouvernements n’ont pas respecté les normes fondamentales de rationalité et de transparence institutionnelles, trop de personnes – souvent influencées par la désinformation – ont manqué de respect et protesté contre les précautions de santé publique de base, et les grandes puissances mondiales n’ont pas collaboré pour contrôler la pandémie. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=328&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/487345/original/file-20220929-5657-x7jhw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=413&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Comparaison de la surmortalité (décès toutes causes confondues par rapport à la projection basée sur les années précédentes) pour différents pays entre le 5 janvier 2020 et 10 janvier 2021. Les données proviennent de https://ourworldindata.org/.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpubh.2022.902724/full#B103">Auteurs</a>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un problème de gouvernance</h2>
<p>Trois observations liminaires sont à émettre.</p>
<ul>
<li><p>On ne peut imputer les défaillances mentionnées dans le rapport à un quelconque manque d’information. Les découvertes scientifiques ont été activement diffusées à tous les gouvernements, en temps réel.</p></li>
<li><p>Les pays riches et/ou les plus avancés sur le plan scientifique n’ont pas mieux géré la crise. En témoigne, par exemple, l’importante surmortalité qui a frappé les États-Unis, pourtant classé en tête de <a href="https://www.ghsindex.org/wp-content/uploads/2020/12/NTI_GHSIndex_French.pdf">l’indice de sécurité sanitaire</a> mondiale 2019.</p></li>
<li><p>À l’inverse, <a href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpubh.2021.627559/full">plusieurs études</a> ont montré que la population des pays adhérant à une culture collectiviste a appliqué avec plus de succès les mesures sanitaires que la population des pays occidentaux de culture plus individualistes.</p></li>
</ul>
<p>En définitive, c’est l’acceptation et surtout la mise en œuvre des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui aura déterminé le succès des États à contrôler la pandémie. Des recommandations fort simples (tester, tracer, isoler) et qui ne nécessitaient qu’une bonne organisation ainsi que la capacité des gouvernements à convaincre la population d’adhérer aux mesures sanitaires. Au plus fort de la crise, les éditeurs de nombreux journaux scientifiques de premier plan, dont <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8544975/pdf/21-1257.pdf"><em>The Lancet</em></a>, <a href="https://www.scientificamerican.com/article/scientific-american-endorses-joe-biden1/"><em>Scientific American</em></a> et le <a href="https://www.nejm.org/doi/10.1056/NEJMe2029812"><em>New England Journal of Medicine</em></a>, ont d’ailleurs blâmé les dirigeants politiques pour leur incapacité à contrôler l’épidémie.</p>
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<p>Plus qu’à chercher dans son leadership, le problème de la gouvernance libérale à prévenir et gérer les « menaces globales » (c’est-à-dire capables d’affecter négativement l’ensemble de l’espèce humaine) ne serait-il pas plutôt systémique ? Sinon, comment expliquer notre incapacité, malgré la surabondance d’informations scientifiques, à contenir le réchauffement climatique, la pollution atmosphérique et plastique, ou encore la disparition de la biodiversité ?</p>
<p>Dans une <a href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpubh.2022.902724/full">analyse</a> publiée dans <em>Frontiers in Public Health</em>, nous soutenons que certaines caractéristiques structurelles de la gouvernance démocratique libérale sont à la racine de nos échecs récurrents à gérer les menaces globales ; et émettons quelques propositions pour surmonter ce problème.</p>
<h2>Le précédent des CFC</h2>
<p>Les menaces globales diffèrent fondamentalement des menaces classiques. D’une part, vu la gravité et l’irréversibilité de leurs conséquences, il est préférable de les prévenir, ce qui nécessite de pouvoir en prédire les effets. D’autre part, ces menaces ne peuvent être traitées efficacement sans une réponse internationale coordonnée, ce qui exige un large consensus entre les États à la fois sur leurs gravités, leurs causes et sur les priorités de la réponse.</p>
<p>Or, en matière de menace globale, la gestion de la menace des chlorofluorocarbures (CFC) nous offre un précédent. C’est sur la base de découvertes scientifiques établissant, d’une part <a href="https://www.nature.com/articles/249810a0">l’impact de ces gaz sur la couche d’ozone</a>, et d’autre part l’apparition d’un trou d’ozone en Antarctique et la <a href="https://www.nature.com/articles/315207a0">diminution progressive des niveaux d’ozone sur le long terme</a>, que le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Protocole_de_Montr%C3%A9al">Protocole de Montréal</a> actant de leur interdiction planétaire fut signé en 1987.</p>
<p>Cet exemple illustre le rôle irremplaçable de la science dans la détection, la prévention et la réponse aux menaces globales. C’est sur une base scientifique, vérifiable et donc universellement acceptable, qu’un consensus international fut possible, et que les pays producteurs de CFC ont consenti à en stopper la production. Un tel consensus reposait également sur une définition claire et partagée de ce qui constitue le « bien commun ».</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=372&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=468&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=468&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/487346/original/file-20220929-26-u2nzfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=468&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Vue schématique du processus décisionnel face aux menaces globales.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpubh.2022.902724/full#B103">Auteurs</a>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>En nous basant sur cet exemple, il apparaît que la gestion des menaces globales dépend de la valeur attribuée aux connaissances scientifiques et du sens donné au bien commun. Il nous paraît donc opportun de nous interroger sur la conception très particulière du bien commun adoptée par le libéralisme ainsi que sur la place accordée à la science dans la gouvernance libérale.</p>
<h2>« Conceptions controversées de la bonne vie »</h2>
<p>Le libéralisme a émergé au XVII<sup>e</sup> siècle et s’est progressivement imposé dans les Nations occidentales au XVIII<sup>e</sup> siècle, dans un monde d’interdépendance et d’échanges internationaux croissants grâce au progrès scientifique, mais qui restait profondément divisé et ravagé par les guerres de religion.</p>
<p>La principale préoccupation des pionniers de la pensée libérale fut la pacification de la société. À cette fin, ils proposèrent une rupture majeure avec tous les systèmes socio-économiques antérieurs. Alors que la légitimité de la gouvernance durant l’Antiquité et le Moyen Âge découlait de la morale religieuse et donc d’une représentation codifiée du bien, le libéralisme propose de dissocier clairement gouvernance politique et morale et rejette tout système normatif religieux ou philosophique.</p>
<p>Ainsi, selon le philosophe américain <a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9780203495667-33/theory-justice-john-rawls">John Rawls</a>, un État démocratique libéral doit faire preuve de neutralité, en ce sens que les institutions et les politiques publiques ne doivent pas être conçues pour soutenir ou favoriser une conception philosophique ou religieuse du bien commun par rapport à une autre. On y retrouve la pensée du philosophe américain <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0090591790018003001">Charles Larmore</a> qui écrivait que :</p>
<blockquote>
<p>« dans un ordre politique libéral, les principes politiques doivent être neutres vis-à-vis des conceptions controversées de la bonne vie ».</p>
</blockquote>
<p>En conséquence, la société libérale se caractérise par un « pluralisme de valeurs », valeurs qui sont souvent incommensurables et mutuellement exclusives. Et parce qu’il n’y a aucun moyen consensuel de hiérarchiser les valeurs, « ce pluralisme des valeurs conduit fréquemment à une version du <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1065912908320666">relativisme moral</a> » Or, s’il n’existe pas de normes définissant le bien commun, comment gouverner en faveur de celui-ci ?</p>
<h2>La légitimation du « laissez-faire »</h2>
<p>Héritiers des Lumières et inspirés par les succès des sciences physiques, les pionniers du libéralisme ont tenté de remplacer les lois divines par des lois naturelles et d’introduire une vision mécaniste de la nature humaine afin de légitimer les décisions politiques.</p>
<p>En 1758, dans <em>De l’esprit</em>, le philosophe français Claude-Adrien Helvétius avança que :</p>
<blockquote>
<p>« Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral n’est pas moins soumis à celles de l’intérêt. »</p>
</blockquote>
<p>Ces idées influenceront grandement les pionniers du libéralisme philosophique et économique tels que Jeremy Bentham, John Stuart Mill ou Adam Smith. Dans son ouvrage fondateur de 1776, <em>La Richesse des Nations</em>, ce dernier ne théorisait-il pas que la libre poursuite de l’intérêt privé par le commerce est le moteur naturel de l’économie et doit par conséquent constituer le principe autoorganisateur de la gouvernance ?</p>
<p>Plus récemment, en 1942, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Capitalism,_Socialism_and_Democracy">Joseph Schumpeter</a> définissait ainsi la démocratie libérale :</p>
<blockquote>
<p>« Un système institutionnel conduisant à des décisions politiques, dans lequel les individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions au terme d’une lutte concurrentielle pour les votes du peuple. »</p>
</blockquote>
<p>Ainsi, bien que souvent considéré comme tel, le libéralisme n’est pas axiomatiquement neutre. L’un de ses traits fondamentaux est la croyance en la capacité de la concurrence à autoorganiser et à optimiser les processus économiques, sociaux et décisionnels. Cette foi légitime le « laissez-faire » des marchés ainsi que le processus de démocratie délibérative qui soumet différents projets de société à l’évaluation du public ou d’une assemblée représentative.</p>
<h2>La place ambiguë de la science</h2>
<p>Dans un contexte purement libéral, ce qui est bon pour tous et ce qui doit être tenu comme vrai tend à être déterminé par un processus démocratique, c’est-à-dire directement via des sondages ou des référendums ou indirectement via l’élection de représentants qui légifèreront sur ces sujets.</p>
<p>Inévitablement, ces « compétitions d’opinions » mènent souvent à considérer comme bon et vrai <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13669877.2010.511246">ce qui est conforme aux normes morales</a> ou ce qui est désirable par le plus grand nombre. Ainsi, on constate que les avis scientifiques tendent fréquemment à être considérés comme des opinions parmi tant d’autres. Ils sont utilisés par les décideurs politiques d’une manière purement symbolique, en support de leurs décisions <a href="https://www.jstor.org/stable/3109916">mais sans participer à l’élaboration de celles-ci</a>.</p>
<p>De plus, comme cela a été bien documenté dans les <a href="https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(05)66474-4/fulltext">domaines de la santé</a> et de <a href="https://link.springer.com/book/10.1057/9780230277892">l’environnement</a>, des groupes de pression peuvent fausser le processus délibératif via la désinformation du public ou des décideurs politiques. De tels phénomènes sont fréquents <a href="https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/195843">lorsque la science entre en conflit avec des intérêts commerciaux privés</a>. Cependant, ils ont pris une nouvelle dimension pendant la crise du Covid-19.</p>
<p>De nombreux dirigeants politiques libéraux de premier plan, comme les présidents Donald <a href="https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3046.long">Trump</a> aux États-Unis et Jaïr <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0020731420968446">Bolsonaro</a> au Brésil ont publiquement soutenu des théories du complot et rejeté l’avis des agences scientifiques officielles.</p>
<p>Ce déni de la science est devenu trop fréquent pour être interprété comme accidentel. Il nous semble plutôt le signe d’un problème structurel profond et très inquiétant lié à la gouvernance libérale.</p>
<h2>Améliorer le processus décisionnel</h2>
<p>De ce qui précède, nous pouvons conclure que certaines caractéristiques du libéralisme, en particulier l’absence de normes définissant le bien commun ainsi que la place des arguments scientifiques dans le processus démocratique, le rendent mal adapté pour faire face aux menaces mondiales.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=283&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=283&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=283&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=356&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=356&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/487347/original/file-20220929-24-meg4yx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=356&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les faiblesses structurelles du libéralisme face aux menaces mondiales.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpubh.2022.902724/full#B103">Auteurs</a>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Par conséquent, nous ne pouvons pas simplement espérer qu’un changement dans la composition des gouvernements résoudrait le problème. Nous devons améliorer notre processus décisionnel.</p>
<p>Cette conclusion fait écho à un rapport de la Rockefeller Foundation-Lancet Commission <a href="https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(15)60901-1/fulltext">qui souligne que</a> :</p>
<blockquote>
<p>« les systèmes actuels de gouvernance et d’organisation des connaissances humaines sont inadéquats pour faire face aux menaces qui pèsent sur la santé planétaire. »</p>
</blockquote>
<p>En nous référant au <em>modus vivendi</em> de Hobbes, qui visait à <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0090591793021004004">assurer des arrangements</a> entre les membres malgré leurs différences d’intérêts, de croyances et de valeurs, nous proposons de travailler à une définition minimale de ce qu’est le bien commun et de comment y parvenir. Ce <em>modus vivendi</em> devrait reposer sur au moins deux arguments.</p>
<p>Premièrement, répondre efficacement aux menaces mondiales implique de convaincre et de fédérer le plus grand nombre, quelles que soient leurs orientations ou préférences religieuses, politiques ou sociales. Ainsi, nous proposons que la survie de l’espèce humaine ainsi que la préservation de sa santé soient considérées comme des priorités éthiques consensuelles de gouvernance et incarnent le bien commun.</p>
<p>La survie et la santé humaines sont des objectifs dignes et justes, capables de convaincre le plus grand nombre puisqu’ils sont des préalables à tout autre besoin ou désir. De plus, les concepts <a href="https://theconversation.com/le-concept-one-health-doit-simposer-pour-permettre-lanticipation-des-pandemies-139549"><em>One Health</em>, <em>Planetary Health</em> et <em>EcoHealth</em></a>, qui constituent le socle conceptuel des agences internationales de santé publique, reconnaissent que la santé humaine est étroitement dépendante de la santé animale et de celle des écosystèmes.</p>
<p>Deuxièmement, et en lien avec le premier argument, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/12/coronavirus-la-science-ne-semble-pas-avoir-toujours-ete-au-c-ur-du-processus-decisionnel_6039383_3232.html">l’avis scientifique ne doit plus être considéré comme une opinion parmi d’autres</a>. La science est faillible et ne produit pas de vérités absolues, mais c’est notre méthode la plus fiable pour comprendre les phénomènes naturels et produire des connaissances universelles comme base consensuelle pour les décisions mondiales.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191630/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eric Muraille a reçu des financements de Fonds de la Recherche Scientifique (FRS-FNRS), Belgique.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Julien Pillot et Philippe Naccache ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>L’absence de normes définissant le bien commun et la place insuffisante des arguments scientifiques dans le débat démocratique fragilisent la capacité du libéralisme à faire face aux menaces globales.Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande ÉcolePhilippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande ÉcoleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1905992022-09-15T18:12:21Z2022-09-15T18:12:21ZLa « fin de l’abondance », une chance pour renouer avec notre humanité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/484492/original/file-20220914-15-iojezt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C7%2C1192%2C833&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde a vécu dans la conviction qu’il n’y avait pas d’alternative au «&nbsp;technologisme&nbsp;» de notre temps.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/christopherdombres/23265152514">Flickr/Christopher Dombres</a></span></figcaption></figure><p>Lors du conseil des ministres du 24 août dernier, le président de la République Emanuel Macron a évoqué « la fin de l’abondance », « la fin de l’évidence » et <a href="https://www.latribune.fr/economie/france/macron-prepare-les-esprits-a-la-fin-de-l-abondance-et-de-l-insouciance-928491.html">« la fin de l’insouciance »</a>. Ces propos ont suscité de <a href="https://www.francetvinfo.fr/politique/emmanuel-macron/la-fin-de-l-abondance-la-formule-du-president-macron-ne-passe-pas-pour-l-opposition_5325610.html">vives indignations</a>, bien évidemment en particulier de la part de ceux qui représentent les parties de la population les plus démunies.</p>
<p>Il y a en effet de quoi éprouver un sentiment de scandale voire de naïveté à une telle annonce : qui vit de nos jours dans l’abondance, dans l’insouciance, dans l’évidence, à part les classes sociales les plus riches, de <a href="https://theconversation.com/portrait-s-de-france-s-alerte-sur-laggravation-des-inegalites-francaises-175539">plus en plus riches</a>, et de moins en moins nombreuses (dans un contexte où disparaissent les classes moyennes) ?</p>
<p>Le propos du chef de l’État n’est cependant pas dénué de sens. Mais c’est au terme d’« évidence » plutôt qu’à ceux d’« abondance » et d’« insouciance » qu’il faut s’arrêter pour y réfléchir à deux fois.</p>
<h2>« There is no alternative »</h2>
<p>Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde a en effet vécu dans la conviction de plus en plus dominante qu’il n’y avait pas d’alternative au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/liberalisme-22579">libéralisme</a>, au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/capitalisme-23342">capitalisme</a>, au « technologisme » de notre temps. Et l’arrière-plan fondamental de cette présupposition est que nous – les humains – allions mettre sous contrôle la nature – humaine et non humaine. Et la mise sous contrôle, disons du monde entier, allait garantir notre sécurité et notre paix civiles.</p>
<p>Nous pourrions enfin jouir de tout dans l’insouciance et une abondance généralisée. Cela avait été annoncé par l’usage incantatoire qu’avait fait en son temps la première ministre britannique Margaret Thatcher de l’acronyme « TINA » : « il n’y a pas d’alternative » (« There Is No Alternative »). Un seul monde est viable, le monde libre du capitalisme libéral adossé aux sciences et aux technologies.</p>
<p>Or, nous n’avons pas fini de croire à ce monde-là. Malgré la crise du Covid-19, l’on ne cesse d’entendre que nous allons revenir à la « normale » – c’est-à-dire au monde d’« avant ». Au monde d’avant le Covid. Laquelle pandémie a été la seule à même de nous faire un peu lever le nez du guidon ou sortir la tête de dessous la terre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-retour-a-la-normale-une-notion-denuee-de-sens-138309">Le retour « à la normale », une notion dénuée de sens</a>
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<p>Jusque-là, depuis 1989, le monde entier faisait l’autruche, malgré les crises gravissimes dont il était affecté. Les attentats du 11-Septembre et leurs suites, la crise financière de 2008, la catastrophe de Fukushima, et j’en passe. Non pas qu’une partie toujours insupportablement importante de la population mondiale ne souffrît pas de faim, de précarité, d’exil et de violences. Mais l’on continuait de faire « comme si » on allait mettre un terme à tout cela, en mettant tout sous contrôle et maîtriser.</p>
<p>Il a fallu les confinements pour que l’on se réveille de la torpeur post-guerre froide, mais nous persistons à rêver que le monde d’« avant » revienne sur scène, comme si de rien n’avait été.</p>
<p>Confronté à un <a href="https://theconversation.com/fr/environnement">été catastrophique sur le plan climatique</a>, sur le fond de la guerre plus du tout froide imposée par la Russie à l’Ukraine, avec en arrière-plan la crise du Covid qui menace et menacera de reprendre à chaque changement de saison, le président <a href="https://theconversation.com/fr/topics/emmanuel-macron-30514">Emmanuel Macron</a> a sans doute raison d’attirer notre attention sur la fin peut-être pas de l’abondance, mais en tout cas de l’insouciance et des évidences.</p>
<p>Le monde n’est plus « évident ». Il ne se « dévide » plus comme si de rien n’était. Nous ne le tenons pas sous contrôle. Quoi qu’on en ait, notre paix et notre sécurité civiles ne sont pas garanties. On ne peut plus, on ne peut en rien les tenir pour acquises.</p>
<h2>Pourquoi vouloir la 5G ?</h2>
<p>Cela a-t-il cependant jamais été le cas ? Les guerres et les crises se sont-elles vraiment arrêtées depuis l’effondrement du mur de Berlin ? Avons-nous lucidement vécu les quelques décennies passées ? Fascinés par les nouvelles technologies et les potentiels gigantesques qu’elles laissent imaginer, obnubilés par les start-up, frénétiquement accrochés au profit et à la surconsommation, souhaitant oublier que la mort est toujours le lot de notre <a href="https://theconversation.com/fr/topics/humanite-46876">humanité</a> mortelle et potentiellement malade, avons-nous vraiment cultivé notre conscience du monde où nous vivons ? Il faut sans doute reconnaître que non.</p>
<p>Nous avons voulu faire comme si nous pouvions vivre dans l’insouciance, dans l’abondance, dans les évidences de notre monde. Y compris les classes sociales les plus démunies, dont le but principal est toujours, si l’on en croit les analyses les plus averties de la vie sociale et politique comme le sont celle d’un Alexis de Tocqueville, de se hausser au niveau de possessions, de richesse, d’abondance, des classes sociales les plus nanties. La pauvreté est toujours relative, au sens où manquer de ce dont les autres jouissent augmente significativement le sentiment de dénuement.</p>
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<p>Les affirmations de notre président ont quelque chose d’indéniable : l’évidence, ou les évidences, sur le fond desquelles nous vivions ou voulions vivre ne sont plus de mise. Il nous faut tout remettre sur le métier. Il nous faut interroger ce que nous voulons, pourquoi nous le voulons, comment nous le voulons.</p>
<p>Par exemple – et c’est symptomatique – faut-il vraiment vouloir un nouvel iPhone, la 5G, de nouveaux logiciels, qui ont pour condition de leur mise en œuvre la fabrication de nouveaux ordinateurs, téléphones, tablettes, etc, rendant les précédents caducs, et conduisant à l’épuisement des ressources comme les métaux rares ? Nous devons bien évidemment nous demander de manière générale vers quoi et pourquoi nous courons. C’est ça la mise en question des évidences, de l’insouciance, de l’abondance.</p>
<p>Pour bien l’entendre, il faut interpréter le propos d’Emmanuel Macron sur le plan fondamentalement humain de notre capacité à interroger le réel et à nous mettre en question. Or, nous savons toutes et tous interroger le réel et nous-mêmes. Nous savons toutes et tous faire un pas de côté. On pourrait dire que c’est même le propre de ce qui fait notre commune humanité. Voyons en quoi et à quoi cela nous engage au quotidien.</p>
<h2>Mis en demeure</h2>
<p>Depuis que nous nous sommes mis debout, nous humains, sommes faits à la fois d’une capacité et d’un désir de contrôle de notre monde à proportion de ce que la verticalisation a rendu possible : une vue au loin, une maîtrise de notre environnement, la prévention contre les prédateurs, l’identification de nos proies, etc. De l’autre côté, la position debout nous rend significativement plus vulnérables à la chute que lorsque nous vivions à quatre pattes.</p>
<p>La dynamique de la marche le signale clairement : marcher c’est commencer par tomber en avançant le pied, et rattraper le déséquilibre en reposant le pied au sol. La marche n’est pas seulement une image utile. Elle est à la fois une métaphore et la réalité de nos vies lorsque nous vivons des vies véritablement humaines. Se tenir debout sur un sol stable symbolise parfaitement le fait d’être posé sur des évidences que nous n’interrogeons pas.</p>
<p>Insouciance et abondance.</p>
<p>Elles sont ce que l’on tient pour acquis, à partir de quoi nous pouvons nous élancer vers des tas d’autres choses – à partir de quoi nous levons le pied pour aller « ailleurs ». Le problème est que nous avons une sérieuse tendance à rester immobiles sur le sol stable sur lequel nous sommes posés, dans nos « zones de confort ». Tous les humains, président ou pas.</p>
<p>Depuis 1989, notre sol stable était symbolisable par l’acronyme « TINA ». Aucun autre monde n’était possible ni même imaginable. Voilà qu’au travers de crises aussi radicales et graves que celle du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/Covid-19-82467">Covid-19</a>, du climat, et des guerres, nous sommes mis en demeure de nous mettre à marcher. À lever le pied de nos évidences.</p>
<h2>Du monde à l’« immonde »</h2>
<p>Nous l’avons suggéré plus haut : l’abondance (relative), l’insouciance et les évidences tiennent du même registre. Être posé sur des évidences que l’on n’interroge jamais, c’est à proprement parler de l’insouciance. C’est n’avoir en vue que de jouir de l’abondance qui nous est accessible, quelle que soit la classe sociale à laquelle on appartient. Alors que notre humanité est faite d’une tension constitutive entre évidence – se tenir debout immobile sur un sol solide et stable – et mise en question – ou élan vers autre chose toujours d’abord inconnu. Marcher, c’est d’abord prendre le risque de tomber dans l’inconnu.</p>
<p>Si elle est entière, notre humanité est faite à la fois d’évidences, de désirs d’abondance et d’insouciance, et de mises en question du réel, de pauvreté, de « souci ». Et vouloir n’être que l’un – qu’évidences, abondance (encore une fois, toujours strictement relative) insouciance – ou n’être que dans l’autre – n’être que dans le doute, la pauvreté, le souci – nous déshumanise ou nous rend fou.</p>
<p>Nous étions en train de nous déshumaniser depuis « TINA ». Il ne s’agit en aucun cas de se réjouir de la situation dramatique actuelle. Mais si cette situation est propre à nous faire sortir nos têtes de sous la terre, c’est une chance pour notre humanité. Se tenir immobile debout sur un sol solide dont on ne démord jamais tient de la plus grande bêtise voire de la plus profonde brutalité.</p>
<p>Comme le dit le dicton, « il n’y a que les c… qui ne changent jamais d’avis ». Gardons cependant clairement à l’esprit que si le monde n’est que mise en doute, qu’interrogations, que soucis, que pauvreté ou manque, ce n’est plus un « monde ». Cela devient, comme le dit si clairement le mot, « immonde ». C’est le chaos et c’est invivable.</p>
<h2>Courage</h2>
<p>Comment faire alors ? Comment vivre dans une crise permanente ? Cela revient à ne faire que tomber, à ne plus avoir de sol. C’est à proprement parler invivable.</p>
<p>La bonne nouvelle est que tant qu’on n’est pas mort, on a toujours un sol. Le sol minimum que nous ne voyons pas parce que nous sommes posés dessus, le plus souvent exclusivement poussés par nos envies et nos désirs, est la vie même. Infinie richesse si l’on y prend garde. Car la vie est toujours faite d’un minimum d’évidences, de choses que l’on tient pour acquises, et qui restent possibles.</p>
<p>Ces choses que nous tenons pour acquises et qui restent possibles tiennent des apprentissages les plus archaïques que nous faisons dès l’enfance : celui d’une langue que l’on parle, celui de la manière de se vêtir, de parler, d’échanger avec les autres, de faire communauté. Notre appui fondamental, c’est tout ce que l’on a appris à faire depuis l’enfance.</p>
<p>Ce que nous avons appris à faire depuis l’enfance, qu’il faut sur certains plans, à certains moments, remettre en question, constitue tout autant le sol solide sur lequel nous sommes posés. Encore faut-il, pour vivre de manière pleinement humaine, sans cesse trier entre ce que nous pouvons – voire que nous devons – garder et qui restera sol solide – et ce qu’il faut quitter, abandonner, changer.</p>
<p>À ce compte, vivre en acceptant l’idée que c’est la fin de la (seule) évidence, de la (seule) abondance, de la (seule) insouciance, c’est sans cesse remettre sur le métier de séparer le grain de l’ivraie. L’ivraie est faite de ce qu’il faut quitter. Le grain, de ce qu’il faut garder. Plus, qu’il faut aider à germer.</p>
<p>Cela demande du courage, de la détermination, de la lucidité, d’une aide qui s’appelle éducation. Nous avions simplement oublié de le faire. Depuis trente ans. Il est temps de s’y remettre tous ensemble, dûment aidés par celles et ceux qui ont déjà appris à le faire, ou qui l’ont jamais oublié de le faire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190599/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Bibard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au-delà des polémiques, les propos d’Emmanuel Macron laissent entrevoir dans la crise climatique une opportunité de rompre avec les errances des systèmes qui prévalent depuis 30 ans.Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1814082022-04-22T13:59:21Z2022-04-22T13:59:21ZL’invasion de l’Ukraine annonce-t-elle un nouvel ordre mondial ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/459180/original/file-20220421-14-qzk1wn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C0%2C4977%2C3330&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des femmes attendent d'être évacués, après la destruction par l'artillerie de leur habitation, le 21 avril 2022. L’invasion russe de l’Ukraine par la Russie a été un réveil brutal pour les défenseurs du libéralisme.
</span> <span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Emilio Morenatti)</span></span></figcaption></figure><p><a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Invasion_de_l%27Ukraine_par_la_Russie_en_2022">L’invasion russe de l’Ukraine par la Russie</a> a été un réveil brutal pour les défenseurs du libéralisme.</p>
<p>Elle a remis en cause certaines idées reçues et a révélé la fragilité de l’ordre international libéral. Depuis la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rideau_de_fer">chute du rideau de fer</a>, en 1989, on pouvait avoir l’illusion d’un ordre mondial guidé par les simples motivations économiques, libéré des guerres et des rivalités militaires entre grandes puissances.</p>
<p>Un ordre au sein duquel les gains économiques et la protection mutuelle étaient garantis par le droit, l’autodétermination des peuples et la résolution pacifique des conflits. Le commerce international, l’investissement transfrontalier, l’établissement des <a href="https://www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/chaine-de-valeur-mondiale.html">« chaînes de valeur globales »</a>, les traités de libre-échange de plus en plus larges, étaient certes motivés par une quête de prospérité individuelle et collective. Ils devaient cependant aussi avoir pour effet de créer des dépendances mutuelles et ainsi empêcher ou atténuer les conflits, et favoriser la diffusion des valeurs occidentales.</p>
<p>Cette interdépendance complexe devait agir comme une force stabilisatrice dans les rapports internationaux puisque la croissance économique et la sécurité des États étaient inextricablement liées. Dans un tel ordre international, pouvait-on croire, la violence est maîtrisée, les guerres interétatiques sont rares et l’invasion, en particulier, d’un État par un autre, a peu de sens.</p>
<p>Or, l’invasion de l’Ukraine par la Russie révèle au grand jour, comme par un glissement tectonique, la nouvelle donne des relations internationales. C’est la plus grande attaque militaire conventionnelle depuis la Seconde Guerre mondiale, et c’est la plus importante remise en cause de l’ordre libéral qui régit les relations internationales depuis l’effondrement de l’Union soviétique.</p>
<p>Professeurs à la Faculté de Sciences sociales de l’Université Laval, et tous deux membres de l’École Supérieure d’Études internationales, nos recherches portent sur la dimension stratégique des relations internationales et sur les aspects politiques du développement économique.</p>
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<img alt="Un soldat est assis à côté de missiles, dans une forêt" src="https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459187/original/file-20220421-20-2f5ihe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un soldat ukrainien examine des missiles multiples russes abandonnés par les troupes russes dans le village de Berezivka, en Ukraine, le 21 avril 2022. L’invasion du pays est un réveil brutal pour les défenseurs du libéralisme.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Efrem Lukatsky)</span></span>
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<h2>Les fausses promesses du libéralisme</h2>
<p>Cette invasion, toutefois, n’est pas le premier signe des difficultés rencontrées par l’ordre international libéral.</p>
<p>La <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_commerciale_entre_les_%C3%89tats-Unis_et_la_Chine">guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis</a>, la paralysie croissance des organisations internationales, comme l’OMC, le populisme qui gangrène le bon fonctionnement des institutions internationales, et la croissance significative des budgets de la défense dans de très nombreux pays, nous rappellent que la méfiance, voire la violence, des rapports interétatiques ne sont pas soudainement réapparus avec la guerre en Ukraine.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-tensions-sino-americaines-a-lombre-de-la-guerre-en-ukraine-179545">Les tensions sino-américaines à l’ombre de la guerre en Ukraine</a>
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<p>Ces tendances malheureuses nous rappellent que l’impact de la mondialisation du libéralisme n’a pas fait que des heureux.</p>
<p>Cet ordre était pourtant accompagné d’une narration venue de l’Occident, fondée sur les bienfaits du libéralisme dans les domaines économiques, sociaux, politiques, et culturels. De fait, notre génération, éduquée après la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Chute_du_mur_de_Berlin">chute du mur de Berlin</a> et du rideau de fer, a du mal à raisonner hors du cadre libéral, à imaginer à quoi ressemble une société fondée sur d’autres principes organisateurs.</p>
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<img alt="Des manifestants portant un gilet jaune tiennent une banderole" src="https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459192/original/file-20220421-13-4srxul.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une des nombreuses manifestations de Gilets jaunes, en France, celle-là à Paris, le 16 mars 2019. L’impact de la mondialisation du libéralisme n’a pas fait que des heureux, tant dans les pays occidentaux qu’en développement..</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Christophe Ena)</span></span>
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<p>Le libéralisme économique, qui repose sur l’idée que la demande doit être l’arbitre ultime des innovations utiles, est probablement le système d’organisation de la production qui a le mieux permis de faire progresser la santé humaine, l’éducation, et la satisfaction de nos besoins matériels. Le libéralisme politique, pour sa part, en soumettant nos dirigeants à la sanction régulière du vote et de l’alternance au pouvoir, était censé les obliger à prendre des décisions dans l’intérêt du plus grand nombre, les empêcher de se laisser capturer par de grands intérêts économiques. Enfin, le libéralisme culturel comptait sur une sélection naturelle sur le grand marché des idées, considérablement élargi avec l’arrivée des réseaux sociaux.</p>
<p>La multiplication des crises financières dans les pays en développement dans les années 1990 témoigne des dangers d’une libéralisation trop rapide. La démocratie sacrifie trop souvent aux intérêts économiques des plus riches, peut-être à cause de la socialisation de nos élites politiques et économiques dans les mêmes écoles, peut-être parce que ce sont les mêmes individus qui prennent des postes de décision successivement dans les secteurs publics et privés, peut-être à cause du financement privé des campagnes électorales.</p>
<p>De même, nous nous sommes progressivement rendu compte que le débat d’idées n’était jamais totalement dénué de biais. Par exemple, nous savions que les règles de fonctionnement des médias sociaux étaient propices à être manipulées, par les grandes marques, par les « influenceurs », par les « usines à trolls », et même par certains candidats politiques dans les démocraties occidentales.</p>
<p>Les critiques de l’ordre libéral viennent aussi de l’extérieur. Certaines idéologies radicales, menacées par le succès de l’idéologie libérale, se sont ainsi mobilisées, utilisant les méthodes du terrorisme et de la répression politique pour la combattre. Il est tristement ironique de constater que les sources de cette critique n’admettraient, elles, aucune remise en question, et ne sont capables d’aucune autocritique.</p>
<h2>La fin de l’ordre libéral n’est pas une fatalité</h2>
<p>Au-delà de ces critiques et de l’invasion de l’Ukraine, les difficultés que rencontre l’ordre libéral se rapportent à une même cause : les changements dans la distribution de la puissance dans le système international.</p>
<p>D’un côté, la puissance américaine a permis une diminution du nombre de guerres interétatiques depuis 30 ans. De l’autre, difficile de ne pas voir dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Invasion_de_l%27Irak_par_les_%C3%89tats-Unis_en_2003">l’invasion de l’Irak en 2003</a> une démonstration que cette puissance américaine restait avant tout au service de la poursuite de ses intérêts matériels.</p>
<p>Or, depuis la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_financi%C3%A8re_mondiale_de_2007-2008">crise économique et financière de 2008</a>, de nombreux ouvrages alimentent le débat sur le déclin présumé de la puissance américaine. Premier constat, cette crise a affaibli l’économie américaine. Les déficits fiscaux ont forcé Washington à réduire ses dépenses et à amorcer un retrait relatif dans le domaine de la gestion des crises internationales, une situation qui tranche avec les interventions passées au Kosovo, en Afghanistan et en Irak.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459195/original/file-20220421-23-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Cette photo, tirée d’une vidéo prise le 16 août 2021, symbolise le départ en catastrophe des forces américaines d’Afghanistan. Alors que les talibans reprennent le pouvoir, des centaines de personnes tentent de fuir le pays en s’agrippant au U.S. Air Force C-17 qui quitte l’aéroport de Kaboul.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Verified UGC via AP)</span></span>
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<p>Deuxième constat, la multiplication des pôles de puissance économiques et politiques a rendu les courants d’influence plus diffus dans le système international. Des pays du <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/bric">BRICS</a> (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) font valoir leurs intérêts avec plus d’insistance dans leurs relations bilatérales et au sein les forums internationaux.</p>
<p>Troisième constat, les bouleversements observés sont causés par la croissance fulgurante de l’économie chinoise et son affirmation militaire dans la région Asie-Pacifique.</p>
<p>Ces multiples tensions géopolitiques se traduisent par une opposition de plus en plus assumée par certains dirigeants autoritaires à l’ordre libéral. Même si, au fond, la crise ukrainienne a démontré que le leadership américain est encore bel et bien efficace, clairement, sa légitimité morale est de plus en plus contestée.</p>
<p>Et de fait, nombreux sont ceux qui aujourd’hui annoncent un nouvel ordre mondial « réaliste », défini par les rapports de puissance et le jeu à somme nulle.</p>
<p>L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un tournant vers un monde de concurrence entre les grandes puissances du monde. L’idée d’intérêt national défini en termes de sécurité et de puissance, plutôt qu’en termes de coopération et de croissance, regagnerait l’importance qu’elle avait au XIX<sup>e</sup> siècle pour justifier les grandes guerres entre les nations européennes ainsi que la colonisation.</p>
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<img alt="Un homme marche dans un paysage de dévastation" src="https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459189/original/file-20220421-20-eydtq9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un homme transporte ses biens alors qu’il fuit son appartement, dévasté par les tir d’artillerie, à Chernihiv, le 21 avril 2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un tournant vers un monde de concurrence entre les grandes puissances du monde..</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Emilio Morenatti)</span></span>
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<p>Ce nouvel ordre mondial n’est toutefois pas une fatalité. Les prochaines décennies ne sont pas forcément vouées à opposer l’Occident et la Chine (le prestige international de la Russie semblant à ce stade irrémédiablement diminué).</p>
<p>Les conflits, froids ou chauds, coûtent très cher. Chacun a intérêt à éviter les destructions massives qu’un conflit armé occasionne, tant en vies humaines qu’en équipement. La décision prise par Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine nous donne quelques pistes de réflexion pour tenter de prévenir de telles guerres à l’avenir.</p>
<h2>Les leçons de la guerre en Ukraine</h2>
<p>1) Les grandes puissances doivent apprendre à mieux communiquer entre elles sur leurs capacités et sur leurs ambitions respectives.</p>
<p>Plus facile à dire qu’à faire, dans un monde où l’information et les déclarations politiques peuvent être manipulées à des fins stratégiques. Il reste que deux dirigeants de pays ennemis qui disposent d’informations différentes, ou bien qui lisent ces informations selon deux grilles de lecture incompatibles, mènent presque inévitablement à un désastre.</p>
<p>Il n’y a pas de meilleure démonstration de la difficulté de communiquer clairement que le piètre usage des fameuses « lignes rouges » : entre la ligne rouge établie par Barack Obama quant à l’utilisation des armes chimiques, franchie sans vergogne et sans conséquences par Bachar Al-Assad en Syrie à partir de 2013, et le refus de Joe Biden d’établir la moindre ligne rouge lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Dans les deux cas, les conséquences d’une si mauvaise communication sont désastreuses.</p>
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<img alt="Vladimir Poutine et Barack Obama" src="https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459193/original/file-20220421-21-zjr6s0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le président Barack Obama et le président russe Vladimir Poutine lors de leur rencontre bilatérale au sommet du G20 à Los Cabos, au Mexique, le 18 juin 2012. La question des armes chimiques utilisées en Syrie fait alors partie de leurs discussions. Obama avait invoqué une ligne rouge à ne pas franchir en Syrie, mais elle n’a jamais été respectée. L’utilisation d’armes chimiques par Bachar Al-Assad est restée sans conséquences.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Carolyn Kaster, File)</span></span>
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</figure>
<p>2) Les États menacés d’un déclassement rapide sont les plus susceptibles de déclencher un conflit armé</p>
<p>Cette constatation a été faite à l’époque par les tenants de la théorie de la transition de puissance et demeure manifestement d’actualité avec l’invasion russe de l’Ukraine. Cette réalité pose la question plus générale de l’évolution rapide des rapports de force, et des guerres qui visent à empêcher aujourd’hui que demain un adversaire ne soit le plus puissant. C’est ce que l’on appelle parfois le « dilemme de sécurité » : un État qui s’arme pour se sécuriser lui-même devient un facteur d’instabilité globale. Dans une course à l’armement, il n’y a que des perdants. Une fois ceci établi, la grande inconnue devient celle de la réaction des États-Unis face à l’émergence de la Chine comme rivale dans les relations internationales.</p>
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<img alt="Joe Biden, assis, et Xi Jinping, sur un écran de télévision" src="https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459179/original/file-20220421-20-66mut5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le président Joe Biden a un entretien virtuel avec le président chinois Xi Jinping depuis la salle Roosevelt de la Maison-Blanche à Washington, le 15 novembre 2021. La réaction des États-Unis face à l’émergence de la Chine comme rivale dans les relations internationales demeure une grande inconnue.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Susan Walsh)</span></span>
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<p>3) Les pays de l’OTAN ne pourront plus faire l’économie d’investir 2 % de leur PIB dans leurs forces armées.</p>
<p>Au cours de ces trente dernières années, peu de pays occidentaux ont assumé le coût de leur propre sécurité et ont accepté de jouer un rôle dans le maintien de l’ordre international. Dans le contexte actuel, il devient de plus en plus difficile de justifier que certains membres de l’alliance, dont le Canada, ne contribuent pas au moins à hauteur de leur poids économique. À cet égard, l’annonce faite en février dernier par le chancelier Olaf Scholz d’une croissance fulgurante du budget de la défense de l’Allemagne est un pas dans la bonne direction.</p>
<p>L’affaiblissement de l’ordre international libéral ne signifie pas forcément que l’Occident devra renoncer à ses bienfaits. Pour ceux d’entre nous qui espèrent encore bénéficier de la prospérité et de la liberté qu’il apporte, les trois leçons de modération ci-dessus sont cruciales. Elles peuvent faire en sorte que le XXI<sup>e</sup> siècle ne ressemble pas au 20<sup>e</sup> – ou pire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181408/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Arthur Silve est Conseiller des Français de l'étranger, et Président du Conseil consulaire à Québec (3e circonscription du Canada). Il a reçu des financements du Conseil de Recherche en Sciences Humaines. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Jonathan Paquin a reçu des financements du Conseil canadien en sciences humaines du Canada (CRSH).</span></em></p>L’invasion de l’Ukraine par la Russie révèle au grand jour la nouvelle donne des relations internationales. Elle met à mal le libéralisme, vu comme une panacée depuis la chute du rideau de fer.Arthur Silve, Professeur agrégé d'économie, Université LavalJonathan Paquin, Professeur titulaire au département de science politique de l'Université Laval, Université LavalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1798792022-03-28T18:30:42Z2022-03-28T18:30:42ZLe phénomène des réfugiés contraint les entreprises à étendre leurs responsabilités<p>Depuis plus de trois semaines, nous assistons au plus grand mouvement de population depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, le conflit russo-ukrainien se solde déjà, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, par environ <a href="https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/update_on_idp_figures_in_ukraine_18_march_eng.pdf">6,5 millions d’Ukrainiens</a> « déplacés internes », et <a href="https://data2.unhcr.org/en/situations/ukraine">3,8 millions ayant dû fuir leur pays</a>. Un chiffre vertigineux auquel il faut ajouter un <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-des-milliers-de-russes-fuient-vers-la-finlande_4997001.html">nombre indéterminé de Russes</a> ayant d’ores et déjà fui le régime autoritaire de Moscou.</p>
<p>Il nous semble que ce bouleversement de l’ordre international doit nous amener à repenser à la fois la politique d’accueil et d’intégration mais aussi, comme nous le mettions en évidence dans un <a href="https://scholar.google.com/citations?view_op=view_citation&hl=en&user=Rl8a2IQAAAAJ&citation_for_view=Rl8a2IQAAAAJ:UebtZRa9Y70C">article</a> publié en 2017 dans le <em>European Management Review</em>, le rôle de l’entreprise face au phénomène de <em>migration forcée</em> qui ne fera que prendre plus d’ampleur dans les prochaines décennies.</p>
<p>Déjà massives, ces migrations forcées vont encore s’amplifier et mettre nos sociétés à l’épreuve. Les études scientifiques, telles que celles recensées dans le <a href="https://ambafrance.org/IMG/pdf/resume_pour_decideurs_du_volume_2_du_6e_rapport_d_evaluation_du_giec.pdf">rapport du GIEC en date du 28 février 2022</a>, permettent effectivement d’esquisser un schéma implacable qui prend ses racines dans le dérèglement climatique, l’artificialisation et la pollution des sols en lien avec l’urbanisation et les monocultures intensives, et la <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-la-biodiversite-participe-aussi-a-notre-autonomie-strategique-1357203">perte de biodiversité associée</a>. Plus encore que les conflits armés pour le contrôle des ressources, ce sera d’abord la montée des eaux et l’effondrement de la productivité agricole qui alimenteront de façon structurelle les déplacements de population dans les années à venir.</p>
<p><iframe id="QnvGL" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/QnvGL/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Songeons d’ailleurs que l’indice FAO (l’Organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation) des prix alimentaires à son plus haut niveau historique (et qui a depuis été dépassé) <a href="https://necsi.edu/s/food_crises.pdf">a certainement joué comme un déclencheur des printemps arabes</a>. Tout sauf le fruit du hasard, tant agriculture (et prix des biens agricoles) et phénomènes migratoires sont intimement liés. Or, dès lors que l’hypothèse d’accélération des phénomènes de migrations forcées dans les prochaines décennies est acceptée, alors ne pas mettre en œuvre une politique adaptée visant la gestion efficiente de ces flux massifs aurait tous les atours d’une impréparation coupable.</p>
<h2>Tentations opportunistes</h2>
<p>Bien naturellement, la politique migratoire restera une décision régalienne qui, dans nos régimes démocratiques, ne pourra se faire sans acceptation sociale, que ce soit au niveau de l’Union européenne ou de ses États membres. Elle se révèle d’autant plus nécessaire qu’elle permet de se prémunir de certaines hésitations et tractations, comme nous en avions été témoins <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/migrants-apres-le-refus-de-l-italie-la-corse-propose-d-accueillir-les-600-refugies-de-l-aquarius-781494.html">dans le cas de l’Aquarius</a>, susceptibles d’aggraver des situations humanitaires dramatiques. Son autre vertu est de couper court à certaines tentations aussi malvenues qu’opportunistes en provenance, cette fois, des entreprises. Rappelons-nous, par exemple, des propos de Thomas Enders, l’ancien PDG d’Airbus, <a href="https://www.reuters.com/article/uk-europe-migrants-germany-employment-idUKKCN0SJ0PN20151025">lors de la crise des réfugiés de 2015</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Nous devons avoir le courage d’une dérégulation comme celle que nous connaissons jusqu’à présent aux États-Unis […] Si le seuil d’entrée sur le marché du travail est trop élevé, l’intégration des immigrés dans la société échouera […] Il vaut mieux entrer sur le marché du travail avec des mini-jobs ou des emplois mal payés que rien et être condamné à la sécurité sociale, à ne rien faire et à la frustration. »</p>
</blockquote>
<p>Si, à première vue, la position de Thomas Enders est louable en cela qu’elle pense l’intégration des migrants par le travail, elle semble néanmoins frappée du sceau d’un certain opportunisme financier. En effet, la proposition de Thomas Enders reviendrait à œuvrer à la constitution d’une <a href="https://www.revue-ballast.fr/marx-et-limmigration-mise-au-point/">« armée de réserve industrielle » au sens de Marx</a>, c’est-à-dire à favoriser un surnuméraire de travailleurs potentiels, notamment au niveau des emplois peu qualifiés. Un tel déséquilibre se traduirait par une pression accrue sur les salaires et les salariés, dans un contexte où les syndicats allemands venaient tout juste d’obtenir un accord historique sur le <a href="https://www.captaineconomics.fr/-salaire-minimum-allemagne-merkel">salaire minimum</a>.</p>
<p>Dans le cas de l’Allemagne, cette pression salariale a depuis été <a href="https://www.bundesbank.de/resource/blob/885576/f7a2d4dbe302d666b50e0c452d0290cd/mL/2022-02-21-dkp-02-data.pdf">démontrée empiriquement</a>. En effet, <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/comment-lallemagne-a-integre-ses-refugies-1347849">cinq ans après la vague migratoire de 2015</a>) et le <a href="https://www.lecho.be/economie-politique/europe/general/wir-schaffen-das-trois-mots-qui-ont-bouleverse-l-allemagne/10248443.html">« wir schaffen das »</a> (« nous y parviendrons ») de la chancelière Angela Merkel pour exprimer le volontarisme allemand en termes d’intégration, la moitié des nouveaux arrivants avait trouvé un travail, mais la plupart du temps dans des services à faible qualification (hôtellerie, livraison, restauration…), et pour un salaire moyen inférieur de 45 % à la moyenne allemande. Difficile de ne pas y voir l’expression concrète de la position exprimée par Thomas Enders.</p>
<p>Or, si l’opportunisme des entrepreneurs peut se concevoir sur le plan de l’efficacité productive de court terme, notamment dans un contexte concurrentiel, il n’est pas garanti que ce soit le mode d’intégration le plus efficient sur le long terme. L’économiste allemand Herbert Brücker et ses coauteurs, par exemple, ont récemment mis en exergue de nombreux <a href="https://fis.uni-bamberg.de/handle/uniba/51202">leviers d’amélioration</a> qui auraient permis de mieux gérer l’intégration des migrants. Certains de ces leviers impliquent d’ailleurs directement les entreprises : développement de programmes linguistiques, renforcement de l’apprentissage, et création d’emplois non pas de subsistance, mais proposant au contraire de réelles perspectives d’existence à long terme.</p>
<p>Au-delà du cas allemand, une réflexion plus générale quant au rôle et les responsabilités nouvelles des entreprises nous est imposée par un début de XXI<sup>e</sup> siècle qui semble consacrer la fin de la <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/aujourd-hui-l-%C3%A9conomie/20220317-la-guerre-en-ukraine-pr%C3%A9cipite-la-fin-de-la-mondialisation-heureuse">« mondialisation heureuse »</a> et l’émergence d’un monde « en silos ».</p>
<h2>La démographie, une préoccupation stratégique</h2>
<p>Le <a href="https://www.dni.gov/index.php/gt2040-home/gt2040-media-and-downloads">dernier rapport</a> du National Intelligence Council, le renseignement national américain, souligne la possibilité de voir le monde se constituer « en silos », autour de blocs régionaux mus par des intérêts économiques partagés, mais aussi des gouvernances et valeurs sociétales communes, ou du moins, compatibles. Les ambitions chinoises (sur le plan économique comme systémique), le bellicisme russe, et même les velléités souverainistes occidentales, sont autant de signaux qui accréditent cette thèse.</p>
<p>Dans un tel monde, les États seront nécessairement amenés à réduire leurs interactions économiques. Et donc, à revoir le périmètre de leur indépendance stratégique, sans pour autant perdre de vue les objectifs impérieux en matière de transition écologique et énergétique. Il faut donc s’attendre à une redéfinition des chaînes d’approvisionnement, une dynamique de <a href="https://theconversation.com/relocalisations-en-europe-les-peco-seront-ils-les-grands-gagnants-155919">relocalisation</a> et de <a href="https://theconversation.com/reindustrialiser-mais-pour-quoi-faire-176810">réindustrialisation</a>, de même que la montée en puissance d’une agriculture raisonnée et de modes de production moins intensifs en hydrocarbures, et davantage en main-d’œuvre.</p>
<hr>
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<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reindustrialiser-mais-pour-quoi-faire-176810">Réindustrialiser, mais pour quoi faire ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>À cet égard, l’émergence d’un monde « en silos » repositionne naturellement la question de la démographie au rang des préoccupations stratégiques majeures. Le <a href="https://ecfr.eu/wp-content/uploads/power-atlas.pdf">dernier rapport</a> du European Council on Foreign Relations ne dit d’ailleurs pas autre chose :</p>
<blockquote>
<p>« Une population importante ne fait pas, en soi, d’un État une grande puissance – en fait, la surpopulation peut être une profonde vulnérabilité –, mais il est probablement impossible dans le monde moderne d’atteindre et de maintenir le statut de grande puissance sans cela. »</p>
</blockquote>
<p>Par extension, l’émergence d’un monde « en silos » doit nous amener à repenser nos modes de développement hérités d’une époque de mondialisation et de financiarisation accélérées. Une époque où, comme le souligne la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen dans son livre de 2014 <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Expulsions"><em>Expulsions</em></a>, les facteurs de production – notamment le facteur humain – étaient disponibles en abondance, mais pouvaient surtout faire l’objet d’une exploitation rentable à l’autre bout du monde par le jeu de la sous-traitance en cascade et d’un dumping social érigé au rang de facteur de compétitivité.</p>
<p>À l’inverse de cette grande tectonique des plaques, mais aussi des comportements opportunistes dépeints en amont, la migration forcée, mais aussi la réelle intégration économique de l’ensemble des populations européennes, permettra de se doter des compétences et de la solidarité nécessaires à notre croissance tout en permettant de poser les premiers jalons d’une autonomie stratégique.</p>
<p>Il s’agit là non seulement d’un impératif de stabilité sociale mais aussi, de façon peut-être encore plus pragmatique, de créer une demande intérieure solvable. Ce changement d’attitude ne relève pas simplement d’une attitude désintéressée, altruiste ou d’une supposée responsabilité sociale, mais plutôt d’une forme de responsabilité politique nouvelle à laquelle les entreprises doivent s’astreindre… dans leur propre intérêt et celui de toutes les nations européennes.</p>
<p>D’aucuns pourraient y voir un lien avec les travaux de l’économiste britannique John Hobson, ou plus proche de nous des Américains <a href="https://www.dunod.com/entreprise-et-economie/guerres-commerciales-sont-guerres-classes-comment-montee-inegalites-fausse">Matthew Klein et Michael Pettis</a>, qui soulignent que les marchés nationaux – en l’espèce européen – « sont capables d’une extension indéfinie pour autant que le revenu ou pouvoir de s’approprier des marchandises est réparti de manière équitable ».</p>
<h2>Retour au libéralisme intégré</h2>
<p>Nous l’avons vu, le contexte géopolitique et environnemental, source de chocs migratoires, devrait se traduire par un « retour au libéralisme intégré » tel que décrit par le géographe et économiste britannique <a href="https://oxford.universitypressscholarship.com/view/10.1093/oso/9780199283262.001.0001/isbn-9780199283262">David Harvey</a>. Ainsi, adopter une perspective plus planificatrice et « social-démocrate » apparaît probablement comme la voie la moins risquée si la priorité politique est donnée au maintien d’une certaine stabilité économique et industrielle, ainsi qu’à la préservation de la cohésion sociale.</p>
<p>Dès lors, le travail ne doit pas être vu que sous l’angle de son coût rapporté à son utilité, ou comme une consommation différée. Il doit, au contraire, s’envisager comme un facteur d’intégration qui, dans toute sa complémentarité, participe à l’autonomie stratégique autant que militaire ou économique.</p>
<p>À cette aune, les entreprises ne sont plus uniquement des lieux de transformation et des centres de profits, mais des maillons essentiels de construction de l’indépendance stratégique. Dans ces entreprises repensées, il s’agit autant d’investir dans une production responsable et durable que dans la formation professionnelle et citoyenne, notamment des nouveaux arrivants. Ainsi, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises s’enrichira d’une responsabilité politique sans laquelle, dans un monde dont les référents hérités de la fin de la Seconde Guerre mondiale vacillent déjà, nulle cohésion sociale ni autonomie stratégique ne sera possible.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’expérience de l’Allemagne après 2015 montre que de nombreux décideurs voient dans les migrants une « armée de réserve industrielle » qui permet de compresser les salaires.Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande ÉcoleJulien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande ÉcoleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1743572022-01-10T19:53:52Z2022-01-10T19:53:52ZComment les remèdes européens ont affaibli l’économie italienne<p>Pour bon nombre d’observateurs, et en particulier ceux de la Commission européenne, si l’Italie connaît une <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/italie-economie/5-l-economie-italienne-dans-la-zone-euro-un-inexorable-decrochage/">stagnation économique depuis le lancement de l’euro en 1999</a>, c’est en raison d’une insuffisante mise en œuvre des réformes structurelles préconisées par l’UE : oui c’est cela libéralisation du marché du travail, ouverture à la concurrence de secteurs traditionnellement réservés à l’État, modernisation de la bureaucratie. Bref, l’Italie serait responsable des difficultés de son économie, lesquelles ne sauraient être imputées à aucun facteur extérieur. Tel est le discours dominant des institutions européennes à l’égard de nombreux pays dont l’incapacité à se réformer est <a href="https://www.challenges.fr/economie/l-incroyable-diktat-de-trichet-a-berlusconi_301344">régulièrement soulignée</a>.</p>
<p>C’est pourquoi, dans l’histoire récente de l’Italie, des gouvernements dits techniques ont vu le jour pour administrer de manière rapide, et parfois brutale, la thérapie recommandée. On peut songer au <a href="https://www.lesechos.fr/1992/09/italie-amato-brandit-un-plan-draconien-932776">plan d’austérité</a> du gouvernement Amato pour préparer l’Italie à l’euro en 1993, ou encore à la politique <a href="https://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20121010trib000724004/austerite-a-l-italienne-le-nouveau-plan-monti-en-cinq-points.html">rigoureuse</a> conduite par Mario Monti de 2011 à 2013.</p>
<p>Le présent <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/en-italie-mario-draghi-forme-un-gouvernement-dunion-nationale-20210212_EPOLFE24XVC4VOMRKP5UWGFXVY/">gouvernement Draghi</a>, en place depuis un an, participe de la même logique au nom du même impératif européen : celui d’imposer des remèdes censés apporter la <a href="https://www.repubblica.it/politica/2021/02/12/news/governo_draghi_rec">croissance manquante</a>.</p>
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<h2>Le remède européen est-il efficace ?</h2>
<p>L’Italie est-elle vraiment victime d’elle-même de son système économique sclérosé ? A-t-elle refusé avec force les réformes depuis plusieurs décennies ? En somme, devons-nous valider le récit européen, celui d’un pays immobile, incapable de se mettre à l’heure européenne ?</p>
<p>Une autre lecture peut être privilégiée : celle qui défend l’idée que l’Italie a volontairement fait le choix de se soumettre à une contrainte extérieure dite du <a href="https://asimmetrie.org/en/interventi/opinions/repubblica-italiana-e-ideologia-del-vincolo-esterno/">« vincolo esterno »</a> au nom de son adhésion européenne. De ce fait, elle s’est engagée dans un <a href="https://www.micromega.net/capitalismo-italiano-euro-baccaro-zingales/">vaste programme de réformes</a> qui, loin de se traduire par un surcroît de croissance, a plongé l’économie du pays dans une certaine atonie. Dans cette lecture, l’euro a été un instrument qui a largement joué contre l’Italie et dont l’introduction a surtout profité à l’Allemagne.</p>
<p><a href="https://www.corriere.it/economia/finanza/19_settembre_21/pil-20-anni-crescita-dell-italia-ferma-zero-l-allarme-cgia-c9d06bb2-dc48-11e9-95a3-10409ad8b828.shtml">Ces vingt dernières années</a>, les Italiens ont connu un <a href="https://www.corriere.it/economia/finanza/19_settembre_21/pil-20-anni-crescita-dell-italia-ferma-zero-l-allarme-cgia-c9d06bb2-dc48-11e9-95a3-10409ad8b828.shtml">tassement de leur niveau de vie</a>, sans compter l’inquiétude liée à la <a href="https://www.franceinter.fr/monde/l-italie-en-plein-hiver-demographique">situation démographique</a>. La productivité recule de 1,5 % en rythme annuel depuis 2000. Depuis le début de la crise économique en 2008, l’Italie a perdu 600 000 emplois industriels et un quart de sa production industrielle.</p>
<p>Néanmoins, le pays conserve de réelles capacités industrielles, demeure le <a href="https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/IT/des-echanges-exterieurs-excedentaires">9e exportateur</a> mondial, et nombre de ses entreprises restent des leaders : citons le groupe de construction navale <a href="https://www.fincantieri.com/en/">Fincantieri</a>, le fabricant de chaussures <a href="https://www.geox.com/fr-FR/">Geox</a> ou encore le producteur de montures de lunettes <a href="https://www.essilorluxottica.com/fr/luxottica-reinvente-le-e-commerce-une-experience-dachat-qui-guide-les-consommateurs-la-rencontre">Luxottica</a>.</p>
<h2>L’idéologie du <em>vincolo esterno</em> : une camisole de force à l’italienne</h2>
<p>Au début de la décennie 1980, l’Italie dispose de trois atouts clés qui ont largement contribué à son succès : un État très largement dirigiste, une main-d’œuvre bon marché dans le sud, et une monnaie faible lui donnant une certaine compétitivité-prix.</p>
<p>À partir de ce moment, une série de réformes va transformer l’économie italienne, au nom de l’intégration européenne. L’Italie est largement victime de ce que l’on nomme l’idéologie du « vincolo esterno ». Ce terme peut être traduit comme la contrainte extérieure. Il est intimement lié à l’histoire des rapports entre l’Italie et la construction européenne.</p>
<p>Conformément aux orientations de l’UE, les élites italiennes ont imposé un ensemble de réformes jugées nécessaires en matière de marché du travail, de protection sociale et de concurrence. L’Union européenne remplit alors une fonction disciplinaire, autorisant des transformations majeures aussi bien en termes de relations sociales et de financement de l’économie que de protection sociale et d’organisation du marché du travail.</p>
<p>Quelques jalons de cette histoire peuvent être rappelés. En 1981, le Trésor italien se sépare de la Banque centrale d’Italie. Désormais, l’État ne pourra plus obtenir les encours nécessaires pour financer ses besoins. Une précieuse source de financement se perd alors. Une autre ère budgétaire et monétaire s’ouvre. C’est un pas vers l’austérité.</p>
<p>La contrainte sera aussi monétaire. L’Italie s’engage dans le <a href="https://www.erudit.org/en/journals/ae/1979-v55-n4-ae3148/800852ar.pdf">Système monétaire européen</a>, dont le fonctionnement est asymétrique. Il oblige les États dits à monnaie faible de faire les efforts d’ajustement, sous forme de modération salariale par exemple.</p>
<p>C’est pourquoi la <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/litalie-dopee-devaluation/00016228#:%7E:text=Contrainte%20de%20quitter%20le%20Syst%C3%A8me,s%E2%80%99enfoncer%20dans%20la%20r%C3%A9cession%20.">dévaluation de 1992-1993</a> décidée à la suite des attaques spéculatives contre le SME a été salvatrice. L’Italie subissait alors une politique d’austérité conduite sous la direction de Giulio Amato pour qualifier le pays à la monnaie unique. Sans cette dévaluation, l’Italie n’aurait pu supporter cette austérité.</p>
<p>L’euro ne fera que renforcer cette contrainte, même si l’on peut admettre que la monnaie unique a autorisé une détente en matière de taux d’intérêt. L’euro apparaîtra peu profitable à l’économie italienne, car depuis la fin des années 1990, l’Italie dégage un <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/litalie-plus-fourmi-lallemagne/00092671">excédent primaire</a> et une croissance atone.</p>
<p>Bien souvent, les commentateurs oublient de dire qu’en dehors de taux d’intérêt qui ont été particulièrement élevés sur la période, l’Italie s’est imposé une cure budgétaire largement payée par les Italiens en termes de services publics. Les <a href="http://www.ampcr.ma/actes/10eme_congres_national_de_la_route/CONGRE/Communications/AT1/AT102.pdf">privatisations du réseau autoroutier</a> engagées par le gouvernement Prodi ont été profitables aux sociétés qui en ont assuré la gestion, mais pas aux citoyens. <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/italie/effondrement-d-un-pont-a-genes/">L’écroulement d’un pont à Gênes</a> a révélé la gabegie en la matière.</p>
<p>L’Italie a été un véritable laboratoire d’un néolibéralisme que les gouvernements de gauche n’ont pas interrompu malgré la fin apparente du berlusconisme qui en a été un terrible vecteur. Le berlusconisme a engagé un ensemble de réformes qui ont conduit à la précarisation de nombreux services publics et à une austérité budgétaire importante. On peut penser à la malheureuse <a href="https://www.campus.rieti.it/notizie/attualita/3049-linchiesta-cosi-la-riforma-gelmini-ha-fermato-le-universita">réforme Maria Stella Gelmini de l’Université</a> qui a proposé une loi d’autonomie des universités aux conséquences néfastes, sans compter les privatisations à répétition, ou les ouvertures répétées à la concurrence.</p>
<p>La gauche italienne, transformée en partie centriste avec la naissance du <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/parti_d%C3%A9mocrate/116080">Parti démocrate</a>, n’a fait qu’entériner la logique du <em>vincolo esterno</em>, et allant plus loin dans l’agenda d’inspiration néolibérale. N’oublions pas que l’Italie de <a href="https://www.lesechos.fr/1994/06/le-president-de-liri-a-demissionne-883249">Romano Prodi</a> (gouvernements Prodi I 1996-1998 et Prodi II 2006-2008) a procédé à des <a href="https://www.ilfattoquotidiano.it/2021/11/26/telecom-italia-e-la-sua-privatizzazione-rovinosa-da-prodi-a-draghi/6403818/">privatisations massives</a>.</p>
<h2>Des gouvernements successifs tous désireux de mettre en œuvre les réformes européennes</h2>
<p>Rappelons ce qui constitue l’essence des réformes européennes : des politiques budgétaires contenues ; une politique monétaire dont le but est d’assurer une stabilité des prix ; et des variations de change avec l’extérieur relativement contenues.</p>
<p>À ce cocktail de politiques économiques peu actives, s’ajoutent des réformes structurelles concernant le marché du travail, l’organisation des marchés de biens et de services, et la libre circulation des capitaux et une protection sociale qu’il s’agirait de rendre plus active. En somme, des politiques économiques sous tutelle du marché.</p>
<p>L’espace de cet article ne permet pas de livrer un bilan exhaustif de ces choix de politique économique depuis plus de trente ans, mais un bilan s’impose. Le cas italien nous permettra de mesurer l’échec de cette orientation.</p>
<h2>Un constat d’échec</h2>
<p>L’Italie a procédé à une <a href="https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/note-reactive-italie-2015-10">profonde réforme de ses administrations</a> et a fait disparaître sa fonction publique ou, du moins l’a <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2009-4-page-817.htm">considérablement réduite</a> – sans compter les coupes claires dans ses administrations dont elle mesure aujourd’hui l’ampleur, car ses administrations dépeuplées ne peuvent plus faire face aux enjeux de la répartition des fonds européens.</p>
<p>Les travailleurs italiens avaient arraché de haute lutte le statut des travailleurs de 1970, dont <a href="https://blogs.parisnanterre.fr/article/larticle-18-du-statut-des-travailleurs-en-italie-relatif-au-licenciement-par-elodie-magnacca">l’article 18</a> allait défrayer la chronique bien des années plus tard. Cet article était largement protecteur des travailleurs, qui en cas de licenciement abusif pouvaient l’objet d’une réintégration dans leur entreprise.</p>
<p>C’est la gauche, et particulièrement celle de Matteo Renzi (2014-2016) qui s’est employée à le démanteler. Le <a href="http://www.ires.fr/publications/chronique-internationale-de-l-ires/item/5185-italie-le-jobs-act-un-nouveau-pas-vers-la-flexibilite-pour-les-travailleurs-et-vers-la-securite-pour-les-employeurs"><em>Jobs act</em></a> du même Renzi porta un coup fatal à cet article.</p>
<p>On retrouve ici une approche orthodoxe largement partagée au niveau européen : en accordant des facilités aux entrepreneurs en matière de licenciement ou d’embauche, le nombre d’emplois viendra à croître. Il n’en fut rien : le surcroît d’emplois est dû à une croissance supérieure.</p>
<p>On peut dire que des années 1980 à nos jours, on a assisté à un démantèlement systématique d’un ensemble de protections. La gauche a été le porte-drapeau de ces évolutions. Cette dernière a porté un projet régressif le <em>Jobs act</em> dont les effets escomptés sur le marché du travail n’ont pas été observés.</p>
<p>Le capitalisme italien a vu des industries clés passer <a href="https://www.panorama.it/economia/le-48-aziende-italiane-vendute-allestero?rebelltitem=1">sous contrôle étranger</a> – que l’on pense à Telecom Italia, devenue la TIM, qui est aujourd’hui <a href="https://www.reuters.com/business/media-telecom/italys-main-telecom-unions-call-greater-presence-state-telecom-italia-2021-11-24/">convoitée par un géant américain</a>, ou à la fin de la Parmalat, leader agroalimentaire ayant <a href="https://www.lepoint.fr/monde/faillite-du-groupe-italien-parmalat-les-ex-dirigeants-lourdement-condamnes-09-12-2010-1273336_24.php">fait faillite</a> sous l’effet de pratiques de corruption et ayant été racheté par une entreprise française, Lactalis.</p>
<p>Les élites italiennes ont fait de l’Italie le bon élève de la classe européenne en implantant à marche forcée, et parfois sans légitimité électorale, des réformes qui ont modifié l’organisation de l’économie du pays. Aujourd’hui, c’est le tissu même du capitalisme italien, son réseau de petites entreprises organisées en clusters, qui est jugé inadapté aux mutations économiques modernes, et qui est l’objet de changements en cours et à venir.</p>
<p>Il ne s’agit pas de dire que des facteurs internes n’ont pas joué dans les faiblesses de l’économie italienne, mais de reconnaître que l’implantation de réformes libérales, la perte de la souveraineté monétaire, le redimensionnement de l’État et de ses interventions ont été des facteurs de déstabilisation, d’appauvrissement de l’Italie, de fuite de la main-d’œuvre surtout jeune, d’un égoïsme territorial.</p>
<p>En somme, l’Italie ne s’appauvrit pas, ou ne se fragilise pas par manque de réformes, mais bien par un excès et par une mise aux normes d’un capitalisme européen qui lui est devenu peu favorable.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174357/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Farah travaille pour/conseille la fondation Respublica, reconnue d'utilité publique, pour le média en ligne Elucid, collabore en tant que pigiste à l'hebdomadaire Marianne.</span></em></p>Les difficultés économiques de l’Italie sont-elles dues à l’insuffisante application des préconisations européennes ou, au contraire, à leur excessive mise en œuvre ?Frédéric Farah, Professeur de sciences économiques et sociales, chercheur affilié au laboratoire PHARE, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1673422021-09-22T22:24:21Z2021-09-22T22:24:21ZArt contemporain : Damien Hirst, un pas de deux avec le capitalisme<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/422627/original/file-20210922-13-1cxq4d2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C3%2C1017%2C677&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Damien Hirst en juillet 2021, à la Fondation Cartier. </span> </figcaption></figure><p>Mauvais garçon, provocateur, vaniteux, égocentrique, arrogant, vulgaire, cynique, excessif, showman… tout a été écrit au sujet de cet artiste. À Paris, la Fondation Cartier pour l’art contemporain lui offre sa première exposition institutionnelle en France ; on y voit pas moins de trente tableaux sur les 107 toiles que comprend une série réalisée dans son atelier londonien.</p>
<p>Sur des toiles grand format préalablement peintes d’un bleu sans nuage, l’artiste s’est déchaîné pendant trois ans, avant et pendant la période de confinement ; monté toute la journée sur une échelle, il a tamponné de la matière picturale au bout d’un grand bâton. Bombardement intense, violent mais joyeux. Usage débridé de la couleur. Giclées de peinture à la verticale. Sur fond bleu, des milliers de tâches verdâtres, marrons caca d’oie, blancs sales, bleus lavés, rouges sang noir. De près, on y voit des ronds plus ou moins ronds et plus ou moins épais, encore frais, en voie de séchage – référence, peut-être, aux <a href="https://www.damienhirst.com/texts1/series/spots">« spot paintings »</a> qui ont rendu Hirst célèbre à la fin des années 80 et clin d’œil à l’« action painting » ; en prenant du recul ce sont des cerisiers en fleurs. Le visiteur est clairement invité à se perdre dans la peinture en écho aux émotions fulgurantes de l’artiste, qui annonce :</p>
<blockquote>
<p>« Les cerisiers en fleurs sont tape-à-l’œil, désordonnés et fragiles, et grâce à eux je me suis éloigné du minimalisme pour revenir avec enthousiasme à la spontanéité du geste pictural ».</p>
</blockquote>
<h2>A quoi joue Damien Hirst ?</h2>
<p>Le travail de Damien Hirst suscite la controverse, inutile donc d’en rajouter au sujet du « plus riche de tous les artistes vivants » ; je souhaite plutôt me demander : à quoi joue Damien Hirst et à quoi jouons-nous en allant voir ses expositions ?</p>
<p>Hirst connaît les règles du jeu du capitalisme et sait parfaitement en jouer. Quand, tout jeune, on lui demande ce qui le pousse à devenir artiste, il répond sans hésiter « pour gagner de l’argent », réponse assez inattendue de la part d’un jeune diplômé du prestigieux Goldsmiths College of Art, comme si le nom même de son collège, renvoyant aux montres de luxe et au métier de joailler, lui avait indiqué la voie à suivre. D’ailleurs, il achètera à Londres un crâne du XVIII<sup>e</sup> siècle, crâne sur lequel il fera sertir pas moins de 6 601 diamants avec à l’avant du crâne un diamant rose de 52 carats ; cette vanité moderne, <em>For the love of God</em>, sera vendue à un mystérieux consortium pour la modeste somme de 50 millions de livres. Pour Hirst, l’argent a une vertu, celle d’assurer son autonomie.</p>
<p>Ayant vécu une jeunesse difficile et tourmentée dans un milieu assez pauvre, gagner de l’argent pour réaliser ses idées les plus folles relevait de l’urgence. Très vite, l’artiste comprend <a href="https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2003-1-page-162.htm">ce que le sociologue Mark Granovetter veut dire</a> lorsqu’il découvre, il y a cinquante ans, la force des liens faibles ;le sociologue oppose en effet les liens forts noués au sein de la famille et des amis proches aux liens faibles qui se nouent lors de réunions entre connaissances comme les vernissages, la force de ces liens faibles étant de pouvoir rentrer dans des cercles sociaux et d’opérer des recoupements.</p>
<p>Hirst ne se vit pas comme un artiste maudit sûr de son génie qui, un jour, finirait par être découvert par les vrais amateurs d’art. Encore étudiant et avec quelques camarades d’atelier, il peint sur un mur d’un hangar désaffecté du port de Londres des ronds de couleur qui attireront l’attention du monde de l’art contemporain à la recherche d’artistes rebelles qui déclarent vouloir changer le monde.</p>
<h2>Consommation ostentatoire</h2>
<p>L’artiste est à l’aise avec les acteurs qui font le monde de l’art et des médias ; avec l’aide d’assistants, il entreprend des projets d’envergure qui peuvent durer plusieurs années, ce qui permet ensuite de raconter une histoire. Hirst est autant artiste que chef d’une entreprise <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/08/20/malgre-les-aides-et-sa-fortune-damien-hirst-licencie-le-petit-personnel_6091938_4500055.html">qu’il gère dans le plus pur style ultralibéral</a>. Il comprend parfaitement la loi du marché, celle de l’offre et de la demande, et plus particulièrement un mécanisme étonnant mis en lumière par l’économiste et sociologue Thorstein Veblen à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle dans <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Theorie-de-la-classe-de-loisir"><em>Theory of the Leisure Class</em></a> (1899).</p>
<p>Hirst n’a peut-être pas lu Veblen mais l’a compris par expérience. Veblen s’intéressait en effet à ce qu’il nomme la consommation ostentatoire (« conspicuous consumption ») et démontre que plus les prix des produits ostentatoires sont élevés et plus leur demande augmente. Une contre – intuition bien assimilée par l’artiste qui comprend parfaitement que ce mécanisme est au cœur du fonctionnement de l’industrie du luxe. L’acquisition d’une toile à un prix élevé est un indicateur de prestige social, tout comme un sac plastifié mais griffé d’une marque reconnue mondialement ; le prix élevé de la toile devient une barrière à franchir qui procure un niveau de jouissance, la jouissance d’exposer une position sociale privilégiée.</p>
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<p>Lors du vernissage à Venise – événement mondain mondialisé – de son exposition « Treasures from the wreck of the unbelievable » au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana (2017), Damien Hirst est au sommet de son art et de son empire ; l’art a besoin du luxe, et le luxe a besoin de l’art. Quelques années auparavant, l’artiste-entrepreneur avait fait une autre découverte, celle de la chaîne de valeur en économie, <a href="https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-damien-hirsts-200-million-auction-symbol-pre-recession-decadence">et déposé ses propres œuvres en salles de ventes</a> au risque de se mettre à dos les galeries qui vivent du fait de la longueur de la chaîne. Les intermédiaires n’aiment pas les circuits courts. Damien Hirst, enfin, a ouvert son propre musée à Londres, la <a href="https://www.newportstreetgallery.com/">Newport Street Gallery</a>. Toujours cette soif d’autonomie.</p>
<h2>A quoi jouent les visiteurs ?</h2>
<p>Vient maintenant la question du regardeur, celui qui finalement fait le tableau pour reprendre Marcel Duchamp. À quoi jouons-nous en allant voir Damien Hirst ? Au second degré, il y a le regard de qui s’émerveille du talent de l’artiste quant à sa capacité de provoquer un système. La force du capitalisme est en effet de <a href="https://journals.openedition.org/lectures/1699">métaboliser les contradictions sous des formes subtiles d’appropriation</a>. Oui, voir les liens entre l’artiste et le capitalisme et la façon dont les institutions muséales digèrent ses provocations, c’est un spectacle en soi.</p>
<p>Mais s’extasier devant la capacité de l’artiste à nous berner finit par lasser, et le risque de blaser le visiteur menace aussi l’artiste. En <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-L%E2%80%99Homme_unidimensionnel-2186-1-1-0-1.html">suivant Marcuse</a> dans son analyse de la société unidimensionnelle, on pourrait dire que Hirst illustre la perte de la fonction critique de l’art, celle de rendre visible les contradictions d’une société et que son travail a une fonction d’aveuglement. Or, ce que nous recherchons finalement lorsque nous allons au musée, c’est de ressentir une expérience esthétique. C’est Adorno <a href="https://www.philomag.com/articles/esthetique-195859-de-theodor-adorno">qui nous met sur la voie</a> :</p>
<blockquote>
<p>« On devrait définir le comportement esthétique comme la faculté de ressentir quelque effroi comme si la chair de poule était la première image esthétique Ce qu’on appelle plus tard subjectivité, qui se libère de la peur aveugle de l’effroi, en est en même temps le déploiement […] Mais cet effroi, où se meut une subjectivité qui n’en est pas encore une, est le fait d’être touché par l’autre. »</p>
</blockquote>
<p>Hirst nous effrayait lorsqu’il nous donnait à voir la vache et son veau (<em>Mother and Child Divided</em>) <a href="https://www.tate.org.uk/art/artworks/hirst-mother-and-child-divided-t12751">découpés en tranche et plongés dans des bains de formol</a>, aujourd’hui ses milliers de taches rondes encore fraîches projetées sur des toiles grand format nous en mettent plein la vue mais ne nous effraient plus, et ne nous touchent pas vraiment – même si le culot de l’artiste fascine toujours.</p>
<p>Mais alors, pourquoi allons – nous voir Damien Hirst ? Est-ce un simple marqueur social valorisant lors de conversations entre ami.es et destiné à alimenter nos réseaux sociaux ? Il s’agit plutôt de suivre le travail d’un artiste qui a tout essayé, et qui au bout de longues années revient sur ses extravagances et ses provocations pour nous dire qu’il est temps pour lui de retourner à la peinture et aussi qu’à l’âge de 56 ans, il peut s’accorder une pause. Pause pour retrouver l’inspiration des pointillistes mais aussi pause pour s’interroger sur le sens de tout cet argent accumulé, produit de la vente de ses tableaux et de ses sculptures dont, dixit l’artiste, « les prix sont devenus complètement dingues ».</p>
<h2>Rapports entre l’art et l’argent</h2>
<p>Se coiffant d’un chapeau d’économiste, l’artiste infatigable ouvre un nouveau champ d’investigation, il s’interroge aujourd’hui sur la signification d’un billet de banque, vulgaire bout de papier qui repose sur la confiance (<em>fides</em>), les économistes parlent d’ailleurs de monnaie fiduciaire. Hirst observe que la confiance du détenteur d’un billet de banque résonne avec la confiance du collectionneur qui achète ses tableaux. Son nouveau projet, « The Currency », est une véritable expérimentation sociale à grande échelle.</p>
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<p>Il aborde le rapport entre l’art et l’argent d’une tout autre manière qu’Andy Warhol et ses « dollar signs » ou que Salvador Dali, si obsédé par l’argent qu’il était surnommé Avida Dollars (une anagramme trouvée par André Breton). Il s’agit de se questionner sur la valeur de la monnaie, en n’hésitant pas à dialoguer <a href="https://www.courrierinternational.com/article/art-contemporain-currency-et-damien-hirst-entre-dans-la-danse-des-nft">avec l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre</a> : sortant en quelque sorte de son domaine de compétence, il se lance dans la création… monétaire.</p>
<p>À cette fin, avec l’aide de ses assistants, Damien Hirst a peint non pas des cerises mais des ronds de couleur, reprenant ses célèbres « spot paintings » ou « dot paintings » sur pas moins de 10 000 feuilles papier A4 ; chaque feuille, datée et griffée par l’artiste, est vendue 2 000 euros. Son idée est de proposer ensuite à chaque acheteur le « deal » suivant et cela seulement au bout de six mois : soit vous gardez votre original, soit vous le transformez en jeton non fongible qui sera alors gardé dans un coffre numérique, votre original étant alors détruit. Le but du jeu est de savoir qui de la propriété physique d’un bien l’emportera sur la propriété digitale, pari qui semble fasciner Damien Hirst. Ce n’est plus l’argent qui corrompt l’art mais l’art qui vient corrompre l’argent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167342/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Michel Saussois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’exposition présentée à la fondation Cartier représente-t-elle une exception dans une carrière marquée par des liens étroits avec le monde de la finance et du luxe ?Jean-Michel Saussois, Professeur émérite HDR en sociologie, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1624462021-06-13T16:35:33Z2021-06-13T16:35:33ZAssurance-chômage : faut-il renforcer le contrôle des chômeurs ?<p>Si la réforme de l’assurance-chômage doit entrer en vigueur au 1<sup>er</sup> juillet, l’opposition ne désespère pas d’obtenir son retrait. Rassemblés devant l’agence Pôle emploi d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) le mardi 8 juin, les députés socialistes ont par exemple dénoncé une <a href="https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/assurance-chomage-les-socialistes-repartent-a-la-charge-contre-une-reforme-infernale-1321814">réforme « brutale » et « injuste »</a>, invoquant notamment les résultats d’une <a href="https://www.unedic.org/sites/default/files/2021-04/Impact%20evolution%20regles%20assurance%20chomage%201er%20juillet%202021_3.pdf">étude d’impact de l’Unédic</a>.</p>
<p>D’après celle-ci, la nouvelle réforme de l’assurance-chômage conduira à une baisse de l’allocation journalière pour 1,15 million de chômeurs, tout en augmentant la durée moyenne de versement de 3 mois. L’objectif reste une baisse des dépenses de 2,3 milliards d’euros.</p>
<p>Contrairement à la tendance actuelle en Europe, cette <a href="https://travail-emploi.gouv.fr/le-ministere-en-action/nouvelles-regles-d-assurance-chomage/">réforme</a> semble s’écarter du modèle de flexisécurité, construit notamment au Danemark. Celui-ci, souvent représenté sous la forme d’un triangle, associe flexibilité des règles d’embauches et de licenciements, générosité des indemnités de chômage et une politique active dans le suivi des chômeurs.</p>
<h2>Éviter les contresens</h2>
<p>Ce dernier sommet du triangle s’invite régulièrement dans le débat public. À en croire certains chiffres, le stock d’emplois inexploités de l’économie française serait considérable et une meilleure orientation des chômeurs pourrait alors constituer un levier efficace dans la lutte contre le chômage de masse.</p>
<p>À bien y regarder, les chiffres ne semblent cependant pas si explicites. La réduction et la quantité d’emplois vacants ne paraissent pas constituer l’enjeu prioritaire du contrôle des chômeurs.</p>
<p>Les concepts d’« emplois vacants » et d’« emplois non pourvus » s’avèrent souvent utilisés de manière interchangeable. Il s’agit pourtant de deux notions différentes. Eurostat, l’agence statistique de l’Union européenne, <a href="https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:009:0003:0006:FR:PDF">définit</a> un emploi vacant comme « un poste nouvellement créé et non pourvu, ou qui deviendra vacant sous peu et que l’employeur souhaite pourvoir immédiatement ou dans un délai déterminé ».</p>
<p>Ainsi, tous les emplois de l’économie française sont-ils restés vacants au moins quelques jours avant d’être pourvus. Le concept d’emploi vacant ne fournit par conséquent aucune information sur la durée de vacance d’un emploi ou la propension des chômeurs à refuser des propositions d’embauche.</p>
<p>La mauvaise compréhension de cet indicateur conduit de nombreux commentateurs à un contresens. La présence d’emplois vacants signale en effet avant tout un marché du travail en bonne santé : plus l’économie crée de nouveaux emplois, plus le nombre de postes vacants est élevé.</p>
<h2>Pas faute de candidats</h2>
<p>À ce titre, les résultats de l’économie française demeurent inquiétants. Contrairement à une idée répandue, la France présente un des <a href="https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/10568698/3-15092020-BP-FR.pdf/1beab4d5-b3bb-9b91-f0c5-87480ddcad9e">taux de vacance les plus faibles</a> du continent européen. Celui-ci est de 1,4 % contre 2,4 % pour les Pays-Bas, 2,1 % pour l’Allemagne et 1,8 % pour la Suède. Derrière la France, on retrouve l’Italie (0,9 %), l’Espagne (0,7 %) et la Grèce (0,3 %). Cela peut s’interpréter comme le signe d’un marché du travail français sclérosé avec peu de séparations et peu de créations de postes.</p>
<p>Le concept d’emploi non pourvu renvoie, lui, à une autre réalité aux contours incertains. Dans les faits, il n’existe d’ailleurs pas de mesure précise des offres d’emplois non pourvues. En 2018, sur 3,2 millions d’offres d’emploi déposées à Pôle emploi, 343 000 n’ont pas trouvé preneur.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=490&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/405320/original/file-20210609-14857-1u24y6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=616&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://statistiques.pole-emploi.org/offres/offrespub/199729">Pôle emploi</a></span>
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<p>L’ensemble de ces échecs de recrutement ne semble <a href="https://statistiques.pole-emploi.org/offres/offrespub/199729">pas attribuable à l’absence de candidat</a>. Loin de là, comme le montrent les chiffres de Pôle emploi qui, depuis 2011, indique les raisons pour lesquelles une offre n’a pas abouti à un recrutement : 112 000 d’entre elles, en 2018, ont fait l’objet d’un retrait suite à la disparition du besoin de recrutement, 157 000 faute d’avoir trouvé un candidat adéquat et 74 000 restent disponibles. Sont généralement concernés des postes aux qualifications très spécifiques et de temps partiel.</p>
<p>Il convient de rapporter ces données aux 3,2 millions de propositions d’emplois déposées auprès de Pôle emploi. Les projets de recrutement abandonnés faute de candidat représenteraient ainsi moins de 4,9 % des créations d’emplois potentielles. On comprend alors aisément que le refus de propositions d’emplois n’explique que quelques dixièmes de points du taux de chômage.</p>
<p>Faut-il pour autant en déduire que le renforcement du suivi des chômeurs, pour qu’ils s’orientent au mieux vers les postes à pourvoir, est inutile ? La réponse à cette question ne semble pas aussi triviale qu’il n’y paraît.</p>
<h2>Générosité et contrôle</h2>
<p>La focalisation du débat autour des problématiques de la fraude et du coût des indemnités tend à faire oublier un élément essentiel : la vocation première de l’assurance-chômage reste la protection des travailleurs contre les risques de perte de revenus. Dans des économies où la souplesse du marché du travail compte de plus en plus parmi les facteurs de compétitivité, un système d’assurance-chômage généreux facilite la mobilité professionnelle.</p>
<p>À l’image des économies d’Europe du Nord, l’évaluation de l’architecture de l’indemnisation du chômage doit se faire en fonction de plusieurs critères : sa capacité à couvrir efficacement les travailleurs contre les risques induits par la flexibilité et les incitations à la reprise d’emploi.</p>
<p>À partir de données danoises, les économistes Michael Rosholm et Michael Svarer ont démontré dans un <a href="http://www.jstor.org/stable/25195348">article publié en 2008</a> que l’obligation de participer à un programme de formation augmentait de manière significative la probabilité de sortir du chômage. Cet effet apparaît même avant le début de la formation. Une autre étude sur données néerlandaises calcule un taux de sortie du chômage aux Pays-Bas <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/380408">multiplié par deux</a> pour les chômeurs dont les prestations ont été suspendues temporairement.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=281&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=281&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=281&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=353&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=353&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/405342/original/file-20210609-14813-y0wl1b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=353&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le Danemark fait partie des économies qui ont le contrôle le plus étroit des demandeurs d’emploi – Les scores varient de 1 (contrôle le moins strict) à 5 (contrôle le plus strict).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/how-demanding-are-eligibility-criteria-for-unemployment-benefits-quantitative-indicators-for-oecd-and-eu-countries_5jrxtk1zw8f2-en">Kristine Langenbucher (2015)</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces systèmes d’indemnisation présentent deux points communs : ils sont particulièrement généreux et font le pari de l’individualisation en renforçant le suivi et le contrôle des demandeurs d’emploi.</p>
<p>Au Danemark, les indemnités chômage peuvent représenter jusqu’à 90 % du salaire de référence et être perçues pendant 2 ans. Selon une étude de l’OCDE publiée en 2015, ce pays compte aussi <a href="https://doi.org/10.1787/5jrxtk1zw8f2-en">parmi les plus rigoureux d’Europe</a> en matière de contrôle des chômeurs avec les Pays-Bas, la Suède et la Suisse.</p>
<h2>Loin d’une logique punitive</h2>
<p>Les travailleurs danois se voient ainsi proposer le contrat suivant : une sécurisation des revenus et des parcours professionnels en contrepartie de nouvelles obligations assurant leur insertion sur le marché du travail. Les économies d’Europe du Nord apportent la preuve qu’il est possible d’améliorer la protection financière contre le risque de chômage en contrepartie d’un renforcement du suivi des chômeurs.</p>
<p>Dans la lignée de travaux portant sur <a href="https://doi.org/10.1086/262078">l’architecture optimale de l’indemnisation du chômage</a>, nous avons évalué les <a href="https://www.cairn.info/revue-economique-2018-5-page-745.htm">conséquences de l’introduction d’un système de flexisécurité</a> en France. Il apparaît clairement qu’un renforcement du suivi des travailleurs dès leur entrée au chômage devient un substitut efficace à la réduction des indemnités.</p>
<p>Pareille réforme permet d’alléger le coût pour le contribuable sans pour autant réduire le niveau de protection des chômeurs. Bien au contraire, les gains obtenus par un meilleur accompagnement permettent d’augmenter le montant des indemnités sous réserve d’une recherche active d’emploi. Cette hausse sous condition des allocations avec la durée du chômage semble même fortement inciter à rechercher un emploi et à participer aux programmes de formation.</p>
<p>Loin d’une logique punitive, le contrôle des chômeurs devient alors un moyen de concilier maîtrise des coûts et couverture efficace du risque de chômage grâce à une individualisation de l’accompagnement et des indemnités. À cet égard, le big data et le développement de la science des données restent d’ailleurs des outils encore sous-exploités pour le suivi des chômeurs.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/162446/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Le modèle scandinave montre qu’un suivi étroit dès la perte d’emploi augmente la probabilité de sortir du chômage. Une efficacité liée toutefois à une indemnisation généreuse.Solenne Tanguy, Maître de conférences en économie, Le Mans UniversitéSébastien Ménard, Maître de conférences en sciences économiques, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1534932021-04-15T20:31:00Z2021-04-15T20:31:00ZLe néolibéralisme est-il mauvais pour la santé ?<p>La nature des débats publics est parfois surprenante pour qui explore les sciences économiques ; s’il est bon de discuter des croyances et des dogmes, certaines idéologies semblent rarement faire l’objet de grands débats : c’est le cas du néolibéralisme.</p>
<p>Alors que la mentalité dite « libérale », <a href="https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2017-03-01-14h00.htm">caractéristique de la tradition rationaliste des Lumières</a>, place au cœur des textes de notre Constitution les principes de liberté, d’égalité, de solidarité ou encore de démocratie, une idéologie semble avoir « furtivement » (selon les termes de la politologue Wendy Brown) mené sa révolution. Cette idéologie néolibérale, reposant sur une forme de rationalité marchande généralisée, est bien connue des chercheur·e·s en gestion.</p>
<p>Tout d’abord, pour comprendre le « néolibéralisme », Alain Supiot propose de débuter l’analyse par la lecture de la <em>Déclaration de Philadelphie</em> adoptée le 10 mai 1944 par la Conférence générale de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). <a href="https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/normativeinstrument/wcms_698995.pdf">Ce texte</a> d’inspiration libérale, visant à tirer profit des acquis du New Deal mis en œuvre par Roosevelt aux États-Unis, cherche à offrir un contre-modèle à l’idéologie de l’humain pensé comme ressource. Ainsi, cette déclaration promeut la justice sociale et repose sur la défense de quatre libertés fondamentales proclamées par Roosevelt : liberté d’expression, liberté de religion, libération du besoin et de la peur. Plus encore, l’OIT se donne pour objectif d’accompagner les programmes publics afin de permettre aux travailleurs d’accéder « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».</p>
<h2>L’avènement de la compétition</h2>
<p>Cependant, comme le constate Supiot, si l’esprit de cette déclaration permet de placer la justice sociale au centre des réflexions sur le travail, un « grand retournement » a conduit à l’installation de l’idéologie néo-libérale. Sa première caractéristique est d’envisager l’humain comme une ressource que les lois de la science permettent d’organiser et de gérer. Ainsi, le travail est pensé comme une marchandise et la démocratie est abandonnée au profit des lois du marché, la justice sociale au profit de la compétition. <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609">Selon le sociologue Pierre Bourdieu</a>, au niveau des institutions, s’instaure alors « un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress ».</p>
<h2>Souffrons-nous personnellement de l’idéologie néolibérale ?</h2>
<p>Cette dernière affirmation du célèbre sociologue fait écho à une <a href="https://bpspsychub.onlinelibrary.wiley.com/toc/20448309/0/0">récente étude</a> menée par une équipe de chercheur·e·s en psychologie sociale et publiée dans <em>The British Journal of Social Psychology</em>. Si le néolibéralisme est devenu l’idéologie dominante par excellence sur la planète, elle n’a pourtant fait l’objet que de peu de recherches empiriques sur ses impacts sur la psyché. Les chercheurs ont pu démontrer que le néolibéralisme, en adoubant et cherchant à accroître l’esprit de compétition, tout en réduisant la sensation d’être connecté aux autres, augmente de ce fait le sentiment de solitude qui conduit au mal-être… et impacte donc la santé.</p>
<p>Des <a href="https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.1000316&mod=article_inline">recherches précédentes</a> avaient déjà montré que l’isolement social, la solitude (subie et non pas choisie) et le fait de vivre seul font partie des déterminants les plus puissants de la mortalité. <a href="https://psycnet.apa.org/record/2008-07755-000">D’autres travaux</a> ont montré que la solitude est liée aux hormones du stress, et impacte le bon fonctionnement immunitaire et cardiovasculaire. La solitude – quand elle est subie et non choisie – a donc un impact majeur sur la santé. En la favorisant, le néolibéralisme impacte la santé humaine. Bien entendu, la qualité subjective des liens sociaux importe aussi, au-delà de leur quantité.</p>
<p>Le néolibéralisme favorise et valorise l’individualisme et impacte donc la santé à travers deux mécanismes connexes, nous expliquent les auteurs. Le premier est le fait de considérer l’individu comme un entrepreneur en compétition avec les autres, qui doit assurer <em>seul</em> son développement personnel. La responsabilité du succès repose sur les seules épaules de l’individu isolé ; cela rompt les chaînes de solidarité, réduit le bien-être, accroît les sentiments d’insécurité, d’anxiété, de stress et de dépression.</p>
<p>En outre, le néolibéralisme éloigne les individus de la vie du groupe et de ses effets curatifs potentiels. En effet, le fait d’appartenir à un ou plusieurs groupes, d’être soutenu par eux, et le fait de posséder un sens aigu de l’identité sociale sont la base de ressources sociales et psychologiques aidant à améliorer la santé.</p>
<h2>Les fondements démocratiques de notre vie collective sont-ils menacés ?</h2>
<p>Toutefois, une telle approche semble insuffisante pour la théoricienne politique Wendy Brown de l’Université de Berkeley qui pense le néolibéralisme comme une « révolution furtive ». Dans son ouvrage <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/defaire-le-demos/"><em>Défaire le dèmos</em></a>, elle montre comment l’idéologie néolibérale s’est construite à travers la synthèse de pensées économiques (issues de l’<a href="https://www.cairn.info/la-nouvelle-raison-du-monde--9782707165022-page-187.htm">ordolibéralisme</a> austro-allemand et de l’École monétariste de Chicago) et sa mise en œuvre « furtive ». Pour Brown, la caractéristique principale du néolibéralisme est, non pas l’idéal concurrentiel comme logique supérieure de régulation du monde social mais, plus encore, l’idée que cette concurrence doit être produite par l’État. Dès lors, « la croissance est la raison d’État de l’État ».</p>
<p>Cela conduit alors à la diffusion progressive de la logique concurrentielle jusqu’à la gestion des affaires publiques ainsi qu’à un renforcement des autoritarismes. Ainsi, « la vie publique est réduite à la résolution de problèmes et à la mise en application de programmes – conception qui met entre parenthèse ou élimine la politique, le conflit et la délibération concernant les valeurs et les fins communes ». Plus encore, pour Wendy Brown comme pour Alain Supiot, l’idéologie néolibérale participe à un affaiblissement du droit qui se trouve lui-même soumis à des logiques économiques. <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/SUPIOT/58009">Pour Supiot</a> :</p>
<blockquote>
<p>« À l’État de droit (<em>rule of law</em>) est ainsi substitué le marché du droit (<em>law shopping</em>), en sorte que le droit se trouve placé sous l’égide d’un calcul d’utilité, au lieu que le calcul économique soit placé sous l’égide du droit. »</p>
</blockquote>
<h2>Une loi contre le « séparatisme » néolibéral ?</h2>
<p>Les différents travaux scientifiques cités dans cet article confortent bien la <a href="https://www.lesechos.fr/2008/07/la-fin-du-neoliberalisme-494055">conclusion de l’économiste Joseph Stiglitz</a> : « Le fondamentalisme néolibéral est une doctrine politique au service d’intérêts privés, il ne repose pas sur une théorie économique. Il est maintenant évident qu’il ne repose pas non plus sur une expérience historique. Cette leçon est le seul bénéfice à tirer de la menace qui pèse sur l’économie mondiale ». Que faire de cette leçon ? Une loi de lutte contre le « séparatisme néolibéral » ? En effet, les chercheur·e·s qui ont travaillé sur ce sujet ne manquent pas. Les quelques travaux d’éminent·e·s scientifiques, issus de disciplines diverses, nous montrent bien les risques que le néolibéralisme fait peser sur nos santés individuelles et sociales.</p>
<p>Pour le juriste, philosophe et professeur au Collège de France Alain Supiot, une voie de résolution possible se trouve dans la <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/SUPIOT/58009">réforme du droit du travail</a>. Face à la révolution informatique, le néolibéralisme a révélé son impuissance à offrir des normes d’organisation de la vie collective aptes à répondre aux enjeux de justice sociale et d’égalité. Le défi est alors « d’instaurer une certaine démocratie économique, sans laquelle la démocratie politique ne pourra que continuer à dépérir. » Pour cela, il invite à chercher à « conférer à chacun plus d’autonomie et de responsabilité dans la conduite de sa vie de travail, moyennant de nouvelles sécurités ».</p>
<p>Enfin, <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609">selon le sociologue Pierre Bourdieu</a>, « c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée ». Ainsi, la résistance face à l’idéologie néolibérale pourrait passer par la constitution de « collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées ».</p>
<p>Bref, comme le propose Wendy Brown et bien d’autres avant elle comme le philosophe Bertrand Russell ou le romancier Georges Orwell : un retour radical à la démocratie qui soumettrait nécessairement la rationalité marchande à une rationalité démocratique qui subordonnerait à la gouvernance par les nombres, la gouvernance par la délibération ; à la concurrence pour le profit, la confrontation des raisons pour la vérité et le bien commun.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153493/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ousama Bouiss est membre du groupe "Reliance en complexité" et consultant au sein du cabinet Hector Advisory. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Florence Rodhain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le néolibéralisme, en cherchant à accroître l’esprit de compétition tout en réduisant la sensation d’être connecté aux autres, augmente le sentiment de solitude qui peut conduire au mal-être.Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université Paris Dauphine – PSLFlorence Rodhain, Maître de Conférences HDR en Systèmes d'Information, Université de MontpellierLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1585772021-04-08T18:34:24Z2021-04-08T18:34:24Z« Quel nouveau monde ? » : Le juste, le bien et la crise mondiale (1 / 4)<p><em><strong>In extenso</strong>, des podcasts en séries pour faire le tour d’un sujet.</em></p>
<hr>
<p>En un an, un virus inconnu a mis la planète sens dessus dessous, bousculant tous nos repères. Il a fallu apprendre à vivre dans l'incertitude. </p>
<p>Mais il nous faut aussi réfléchir à la nature de cette crise, aux outils dont nous disposons pour l'affronter, et, surtout, à ceux qu'il nous faudra inventer pour créer le monde de demain.</p>
<p>C'est pour aborder toutes ces questions, que The Conversation vous propose une série de quatre podcasts, intitulée « Quel nouveau monde ? », et réalisée avec le Collège des Bernardins.</p>
<p>Antoine Arjakovsky, historien et directeur de recherche au Collège des Bernardins, nous accompagne tout au long de cette réflexion. </p>
<p>Dans ce premier épisode, « Un choc global », nous allons tenter de mieux comprendre la crise internationale et explorer l'angle géopolitique : que nous dit le malaise actuel de l'ordre mondial et de ses défaillances ? Quelles pistes pour construire des alternatives ? </p>
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<p><iframe id="tc-infographic-569" class="tc-infographic" height="100" src="https://cdn.theconversation.com/infographics/569/0f88b06bf9c1e083bfc1a58400b33805aa379105/site/index.html" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<hr>
<p><em>Conception, Fabrice Rousselot et Françoise Marmouyet. Production, Romain Pollet.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158577/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La crise actuelle nous éclaire sur l'ordre mondial et ses défaillances mais permet aussi de tracer des pistes d'avenir.Antoine Arjakovsky, Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des BernardinsFabrice Rousselot, Directeur de la rédaction, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1551562021-04-07T18:30:02Z2021-04-07T18:30:02ZLa violence à l’origine de l’engrenage vers la pauvreté<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/387537/original/file-20210303-21-1v5ujs7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=53%2C0%2C5903%2C3932&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels/Andrea Piacquadio</span></span></figcaption></figure><p>Très récemment, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/26/joe-biden-echoue-a-imposer-la-hausse-du-salaire-minimum-dans-son-plan-de-relance_6071249_3210.html">Joe Biden a renoncé à doubler le salaire minimum aux États-Unis</a>. Pour un économiste libéral, une telle mesure aurait représenté une forme de violence car elle aurait eu pour <a href="https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018/12/21/rapport-annuel-du-groupe-d-experts-smic">conséquence une augmentation du chômage des personnes les moins qualifiées et donc les plus vulnérables</a>.</p>
<p>Une élévation du salaire minimum se traduit en effet par un renchérissement du coût du travail qui décourage l’embauche. Pour d’autres économistes, c’est l’inverse : c’est l’absence de salaire minimum légal qui est une forme de violence. Pour eux, elle autorise tous les abus de la part des employeurs. Dans un cas, on estime que les pouvoirs publics exercent une violence sur les individus. Dans l’autre, on estime que c’est le marché. Qui a raison ?</p>
<h2>Le cas de Maria Fernandes</h2>
<p>J’invite souvent les étudiants à réfléchir à cela en leur exposant le cas de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/etats-unis-une-femme-cumulant-quatre-emplois-decede-dans-sa-voiture-31-08-2014-1858680_24.php">Maria Fernandes, 32 ans, morte dans sa voiture aux États-Unis alors qu’elle s’était endormie</a>. Cette travailleuse pauvre cumulait quatre emplois et, si elle n’est officiellement pas morte d’épuisement, elle semble en tout cas avoir souffert de surmenage. Dans les commentaires en ligne laissés par les internautes, deux grands discours apparaissent clairement :</p>
<ul>
<li><p>un qu’on pourrait résumer par « le libéralisme tue », formule d’ailleurs employée par un internaute.</p></li>
<li><p>un autre qui met en avant le fait que le système social français, tout généreux qu’il est, n’est pour autant pas toujours efficace dans la lutte contre la pauvreté. On pensera au « pognon de dingue » <a href="https://www.lemonde.fr/emmanuel-macron/article/2018/06/13/pour-macron-les-aides-sociales-coutent-un-pognon-de-dingue-sans-resoudre-la-pauvrete_5313870_5008430.html">dénoncé naguère par le Président Macron</a>.</p></li>
</ul>
<p>Chacune de ces opinions identifie implicitement une source de violence à l’origine du problème. Si on s’en réfère à la première, la mort de cette jeune femme est imputée à un marché qui broie l’individu et à l’absence d’un État protecteur. Pour la seconde, c’est l’inverse : le marché est perçu comme entravé par des pouvoirs publics trop présents empêchant l’individu de réaliser son potentiel.</p>
<p>Le décès de Maria Fernandes, quoique tragique, ne saurait alors servir de prétexte à des politiques inefficaces aux effets pervers plus graves que ceux qu’on souhaite éviter.</p>
<h2>Quelle violence est la plus grande ?</h2>
<p>On ne réconciliera pas ces deux partis. Mais on peut tout de même se demander quelle violence est la plus grande. Le fait de devoir se contenter d’un emploi mal payé ? Ou celui de ne pas avoir accès à un emploi, même mal payé ? <a href="https://www.lepoint.fr/invites-du-point/patrick-artus/ce-qui-differencie-vraiment-l-allemagne-de-la-france-25-03-2013-1645478_1448.php">Quel modèle est le plus destructeur ? Celui qui produit des travailleurs pauvres ou celui qui produit des chômeurs de longue durée ?</a> En formulant le problème en ces termes, on donne plus de clarté aux débats sur le degré de flexibilité du marché du travail.</p>
<p>Le politologue Johan Galtung (né en 1930) donne de la violence une <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/002234336900600301">définition</a> générique :</p>
<blockquote>
<p>« La violence est présente lorsque les êtres humains sont influencés de telle sorte que leurs réalisations somatiques et mentales effectives sont inférieures à leurs réalisations potentielles.“ (p. 168)</p>
</blockquote>
<p>Elle est ainsi ce qui génère un écart entre ce qui est potentiel et ce qui est effectif. Certes, Galtung ne cite pas Aristote ou Amartya Sen. Cela étant, on peut tout de même noter une certaine parenté entre sa définition et le concept de puissance ou potentialité du premier et celui de <a href="http://tannerlectures.utah.edu/_documents/a-to-z/s/sen80.pdf">capabilités</a> du second. Pour le dire dans le langage de Sen, la violence est ce qui limite les capabilités de l’individu.</p>
<p>Galtung met en évidence plusieurs dimensions de cette violence, dont celle du sujet. La violence peut en effet impliquer un sujet (elle est alors « personnelle » ou « directe ») ou n’en impliquer aucun (elle sera alors « structurelle » ou « indirecte »). Dans le premier cas, on peut la relier à une personne réelle, concrète ; c’est moins évident pour le second. La violence est alors structurelle en ceci qu’elle dérive des règles sociales et ne résulte pas de la malveillance d’un individu particulier. Elle révèle une distribution asymétrique du pouvoir et des opportunités.</p>
<p>L’approche de Galtung permet d’appréhender des comportements tels que les violences conjugales, les violences verbales, le harcèlement, l’analphabétisme, la <a href="https://theconversation.com/debat-comprendre-la-culture-de-la-pauvrete-pour-remedier-aux-inegalites-122411">culture de pauvreté</a>, le chômage, l’échec scolaire, le racisme, les discriminations ou encore le terrorisme.</p>
<h2>La discrimination</h2>
<p>Toujours concernant le marché du travail, on peut se pencher sur la <a href="https://www.e-elgar.com/shop/gbp/economics-and-discrimination-9781852787905.html">question des discriminations abondamment traitée par les économistes</a>. Pour <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/E/bo22415931.html">Gary Becker (1957)</a>, sur des marchés concurrentiels, les discriminations ne peuvent être que temporaires car les entreprises se priveraient alors de salariés leur permettant d’atteindre leur objectif, à savoir maximiser leurs profits. De telles pratiques discriminatoires pourraient même les amener à disparaître.</p>
<p>Elles ne perdureraient donc que sur des marchés non concurrentiels (ou alors si les préférences discriminatoires émanent des salariés ou des clients). Ainsi, les distorsions de marché constituent une violence menant à la marginalisation de certains groupes.</p>
<p>Cet avis est toutefois tempéré par des auteurs tels que <a href="https://www.rand.org/pubs/research_memoranda/RM6253.html">Kenneth Arrow (1972)</a> et <a href="https://www.jstor.org/stable/1806107">Edmund Phelps (1972)</a>. Pour eux, c’est parce que l’information est imparfaite qu’advient une « discrimination statistique », les employeurs choisissant de recruter ou pas telle personne selon leurs croyances ou les informations disponibles sur les individus du même groupe (ethnique, social, religieux). Là aussi, la cause de la violence subie par les personnes discriminées est sans visage et donc difficile à contrer. Il en va de même pour les <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00346767600000003">approches génétiques-racialistes</a>, les <a href="https://archive.org/details/AmericanDilemmaTheNegroProblemAndModernDemocracy">approches en termes de culture de pauvreté</a> ou encore les <a href="https://www.jstor.org/stable/3003360">approches marxistes</a>.</p>
<p>Dans tous ces cas, les économistes ont cherché à identifier ce qui générait la privation de capabilités subies par les personnes discriminées. Indirectement, ils se sont donc interrogés sur la nature et les causes de la violence à l’origine des discriminations.</p>
<h2>Le mal-logement</h2>
<p>Mais la violence n’est pas présente que sur le marché du travail. La question du logement peut aussi engendrer une privation de capabilités. Celui-ci est un bien essentiel dont la fourniture est parfois problématique. Ainsi, en 2021, <a href="https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/26e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2021">on trouverait en France 4,1 millions de personnes mal logées et, plus généralement, 12,1 millions de personnes fragilisées par rapport au logement</a> (sur une population totale d’un peu moins de 67 millions d’habitants). A quoi cela est-il dû ? A des loyers prohibitifs ? Ou au contraire, à un contrôle des loyers aux effets pervers ?</p>
<p>Le contrôle des loyers est un exemple typique de prix-plafond, soit un prix maximum pour un bien. En France, il a été instauré par la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000028772256?init=true&page=1&query=acc%C3%A8s+au+logement+et+un+urbanisme+&searchField=ALL&tab_selection=all">loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové</a>, plus communément appelée loi ALUR ou loi Duflot.</p>
<p>Comme pour le salaire minimum, l’intention est louable. Il s’agit de permettre aux personnes ayant de faibles revenus de se loger sans que cela ne pèse trop sur leur budget. Mais là aussi, la volonté de contrôler les prix est critiquée. Non seulement elle n’améliorerait pas les conditions de logement, mais au contraire, elle les aggraverait vu qu’entre autres maux, <a href="https://www.editions-ems.fr/livres-2/collections/hors-collection/ouvrage/599-r%C3%A9ussir-ma-1re-ann%C3%A9e-d-ecole-de-commerce.html">elle découragerait les mises en chantier, pousserait à l’illégalité et contribuerait à une dégradation de la qualité des logements disponibles</a>.</p>
<p>À ce titre, elle constitue une violence car elle vient aggraver la difficulté de se loger et pèse sur la croissance économique. C’est la raison pour laquelle <a href="https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/08/20/25002-20140820ARTFIG00060-pour-manuel-valls-cecile-duflot-est-responsable-de-la-faible-croissance.php">sa portée a été limitée par le gouvernement Valls 2</a>.</p>
<p>Pour les partisans d’une telle régulation, c’est au contraire l’absence de contrôle des loyers qui est une violence. En effet, le marché de l’immobilier locatif est un marché d’offreurs avec un rapport de force en faveur des propriétaires. En l’absence d’intervention étatique, ces derniers auraient donc toute latitude pour augmenter les loyers. Ce faisant, ils fragiliseraient une population qui l’est déjà et empêcheraient en outre toute mixité sociale.</p>
<p>Ainsi, le chômage, les discriminations sur le marché du travail ou encore le mal-logement résultent d’une violence structurelle et pas d’une violence interpersonnelle. En ceci, elle est difficile à combattre car on ne peut pas mettre un visage dessus.</p>
<p>On peut certes appréhender, juger et punir le responsable d’un homicide. Mais comment appréhender, juger et punir un système social qui limite les capabilités individuelles et collectives ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/155156/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ilyess El Karouni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Quelle violence est la plus grande. Le fait de devoir se contenter d’un emploi mal payé ? Ou celui de ne pas avoir accès à un emploi, même mal payé ?Ilyess El Karouni, Economiste, enseignant et chercheur associé au Laboratoire d'Economie Dionysien (EA 3391), Université Paris 8, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1577302021-03-29T17:32:37Z2021-03-29T17:32:37ZLes limites du politicien « manager » et de la rhétorique antisystème<p><a href="https://theconversation.com/la-victoire-des-candidats-anti-systeme-vue-de-letranger-76618">Marine Le Pen ou Jean‑Luc Mélenchon en France</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/08/ousmane-sonko-l-opposant-antisysteme-qui-souleve-la-rue-senegalaise_6072384_3212.html">Ousmane Sonko au Sénégal</a>, <a href="https://www.ft.com/content/5c2fdd5e-6501-11e9-9adc-98bf1d35a056">Volodymyr Zelensky en Ukraine</a>…</p>
<p>La rhétorique antisystème a envahi l’espace médiatique et politique et n’a jamais été aussi présente en France et dans le monde. Comment expliquer une telle progression et quelles formes prennent aujourd’hui le positionnement antisystème ?</p>
<p>Le concept apparait au début des années 60 et c’est le chercheur italien Giovanni Sartori qui, le premier, l’utilise dans un <a href="https://scholar.google.com/scholar_lookup?title=Political+Parties+and+Political+Development&author=Sartori+G.&publication+year=1966&pages=136-176">ouvrage de sciences politiques en 1966</a>.</p>
<p>Le positionnement antisystème remet en cause les valeurs de l’ordre établi et souhaite changer le système politique. Dans une acceptation plus large, il fait référence à tout mouvement ou personnalité qui exerce une <a href="https://scholar.google.com/scholar_lookup?title=Parties+and+Party+Systems%3A+A+Framework+for+Analysis&author=Sartori+G.&publication+year=1976">forme radicale d’opposition</a>. Dans la pratique, il a couramment été utilisé pour désigner les <a href="https://www.researchgate.net/profile/Giovanni-Capoccia-3/publication/249676345_Anti-System_Parties_A_Conceptual_Reassessment/links/5f7a496892851c14bcaecac7/Anti-System-Parties-A-Conceptual-Reassessment.pdf">mouvements anti-démocratiques</a>.</p>
<p>Au regard de ces définitions, il apparait logique de retrouver des mouvements antisystèmes de droite et de gauche <a href="https://global.oup.com/academic/product/anti-system-politics-9780190699765?cc=us&lang=en&">partout dans le monde</a>.</p>
<h2>Pierre Poujade le pionnier</h2>
<p>En France, c’est <a href="https://www.cairn.info/le-mouvement-poujade--9782724610062.htm">Pierre Poujade et le mouvement qu’il a inspiré, le poujadisme</a>, qui incarnent originellement, aux yeux de la majorité des observateurs de l’histoire politique française, ce positionnement.</p>
<p>Mouvement antifiscal de défense du petit commerce et de l’artisanat à son apparition en 1953, soutenu justement jusqu’en 1955 par le Parti communiste français, il va progressivement se transformer en un parti politique nationaliste et populiste d’extrême droite.</p>
<p>Porté par un discours antisystème et antiparlementaire virulent, le mouvement de Poujade connait son apogée lors des élections législatives de 1956, avec l’entrée au Palais Bourbon de 52 députés, et son crépuscule dans les combats pour l’Algérie française du début de la V<sup>e</sup> République.</p>
<p>La quantité d’articles, d’études et d’ouvrages, en français et en anglais, consacrée au poujadisme, terme devenu courant pour désigner les mouvements corporatistes extrêmes et réactionnaires, et la renommée de certains de ses auteurs (comme les politologues <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1957_num_7_3_392435_t1_0690_0000_001">Stanley Hoffman</a> et <a href="https://www.jstor.org/stable/3770599?seq=1">Michel Winock</a> ou le philosophe <a href="https://books.google.fr/books?hl=en&lr=&id=MxV4CAAAQBAJ">Roland Barthes</a> pour n’en citer que quelques-uns) témoignent de son importance dans l’histoire des mouvements antisystème, <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00090096/">particulièrement d’extrême droite</a>.</p>
<h2>L’antisystème, phénomène multidimensionnel</h2>
<p>Depuis une dizaine d’années, le phénomène a dépassé le cadre des idéologies traditionnellement situées aux extrémités du spectre de l’échiquier politique. De plus en plus de candidats et de mouvements politiques se sont positionnés comme les représentants d’une idéologie antisystème.</p>
<p>Cette évolution a marqué le dépassement du cadre théorique et explicatif élaboré dans les années 60 et a révélé <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/government-and-opposition/article/antisystem-parties-revisited-concept-formation-and-guidelines-for-empirical-research/0B31B5D7E6F5535E6481E748E45007BC">l’aspect multidimensionnel de ce phénomène</a>.</p>
<p>Dans certains cas, ce positionnement antisystème a concerné des partis et des hommes politiques issus des systèmes en place qui se sont inscrits dans un mouvement de rejet des élites auxquelles ils appartenaient pourtant. Ce fut par exemple le cas lors des <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01697559v1">élections présidentielles françaises de 2017</a>.</p>
<p>Mais l’étendard de l’antisystème a aussi été porté par des personnalités venues originellement d’horizons éloignés de la politique comme Beppe Grillo en Italie ou plus récemment Volodymyr Zelensky en Ukraine.</p>
<h2>Faire de la politique comme on gère une entreprise</h2>
<p>Une des formes que prend aujourd’hui cet antisystème multidimensionnel concerne la gestion des affaires publiques et fait le lien avec les méthodes, les pratiques et les codes venus du monde des affaires.</p>
<p>Les relations entre action politique et pratiques issues du monde de l’entreprise ne sont pas nouvelles. Le « marketing politique », qui prend son essor aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, en particulier avec l’avènement de la <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2003-4-page-89.htm">télévision</a>, en est une des formes les plus visibles.</p>
<p>En France, c’est Jean Lecanuet, le candidat centriste de la première élection présidentielle au suffrage universel direct de la V<sup>e</sup> République de 1965, <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/5669?lang=fr">qui est majoritairement présenté comme le précurseur de cette approche</a>.</p>
<p>Si Charles de Gaulle est élu au second tour avec 55,2 % des votes face à François Mitterrand, Lecanuet, au départ inconnu du grand public parvient, au 1<sup>er</sup> tour, à rassembler 15,57 % des suffrages et arrive en 3<sup>e</sup> position. Sa campagne, organisée par l’agence de communication, Service et Méthodes de <a href="https://books.google.fr/books?hl=en&lr=&id=8biBDwAAQBAJ">Michel Bongrand</a>, exploite efficacement une aisance et une prestance qui lui valent alors le surnom de « Kennedy français ».</p>
<p>Mais le phénomène que l’on observe aujourd’hui va au-delà des pratiques venues du monde de la communication et du développement commercial et qui se sont adaptées à Internet et aux réseaux sociaux <a href="https://jaaker.people.stanford.edu/sites/g/files/sbiybj2966/f/obamaandthepowerofsocialmediafinal2009.pdf">à partir de la campagne présidentielle de 2008 de Barack Obama</a>.</p>
<h2>Une approche incarnée par Emmanuel Macron et Donald Trump</h2>
<p>Au-delà de fortes différences de conviction, de positionnement politique, d’histoire personnelle, de parcours, de discours et de style, Emmanuel Macron en France et Donald Trump aux États-Unis, incarnent aujourd’hui une philosophie et une approche de la politique ouvertement inspirées du monde des affaires et qui fait écho à la <a href="https://citations.ouest-france.fr/citation-francois-mitterrand/suis-dernier-grands-presidents-apres-127810.html">célèbre phrase</a> de François Mitterrand, « … après moi, il n’y aura que des comptables ».</p>
<p>Leurs parcours professionnels respectifs, dans la banque d’affaires Rothschild & Co pour le premier, et dans le secteur de l’immobilier pour le second, ont vraisemblablement contribué à cette approche entrepreneuriale de l’action publique.</p>
<p><a href="https://quebec.huffingtonpost.ca/francois-larochelle/quand-les-hommes-daffaires-se-lancent-en-politique_a_23457177/">Loin d’être aujourd’hui des cas isolés</a>, on note que <a href="https://trends.levif.be/economie/politique-economique/ces-hommes-d-affaires-qui-ont-conquis-le-pouvoir-politique/article-normal-571199.html">d’autres hommes d’affaires s’étaient aussi, avant eux, lancés avec succès en politique</a>.</p>
<p>Mais l’analyse des discours de Macron et de Trump par les chercheuses Carla Ibled et Rachel D. Beeman éclaire un positionnement à la fois plus assumé et plus en rupture que celui de leurs prédécesseurs. Dans le cas d’Emmanuel Macron, Carla Ibled constate que sa vision pour le pays est nourrie par <a href="https://www.perc.org.uk/project_posts/macron-and-the-imaginary-of-a-start-up-nation/">l’imaginaire des start-up</a> alors que Rachel D. Beeman met en avant la « business-like approach to politics » de Donald Trump qui constitue selon elle <a href="https://core.ac.uk/download/pdf/159479177.pdf">l’une des trois principales caractéristiques du « Trumpism »</a>.</p>
<h2>La culture managériale au premier plan</h2>
<p><a href="https://www.cairn.info/journal-esprit-2017-9-page-52.htm">Les séminaires de team-building</a>, l’utilisation de <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/02/05/de-la-creation-d-en-marche-a-la-campagne-de-vaccination-mckinsey-un-cabinet-dans-les-pas-de-macron_6068833_4500055.html">consultants de cabinets privés</a> ou les <a href="https://www.bbc.com/news/world-us-canada-39826934">changements de personnes justifiées officiellement par la non-atteinte d’objectifs de performance</a> représentent les marqueurs forts d’un système où la culture managériale fait passer au second plan les logiques idéologiques et les alliances politiques.</p>
<p>Cette approche a séduit une partie de l’électorat qui dénonce une professionnalisation de l’action politique dégagée de toute contrainte de résultat et centrée sur les jeux d’influence.</p>
<p>Ces aspirations expliquent sans doute en partie le soutien qu’ont connu la méthode entrepreneuriale et managériale et le discours « anti-système » d’Emmanuel Macron et de Donald Trump.</p>
<h2>Les défis de l’antisystème managérial en période de Covid</h2>
<p>La promesse et la mise en place d’une telle approche ne sont pourtant pas une garantie de succès.</p>
<p>D’abord parce que tout positionnement antisystème <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/government-and-opposition/article/antisystem-parties-revisited-concept-formation-and-guidelines-for-empirical-research/0B31B5D7E6F5535E6481E748E45007BC">perd fortement de son pouvoir d’attraction auprès des électeurs à partir du moment où il a été mis en œuvre</a> et où il est donc devenu partie et symbole du système désormais en place. Dans les sociétés démocratiques, c’est le principal défi des personnalités qui accèdent au pouvoir en s’appuyant sur cette rhétorique.</p>
<p>Ensuite parce que la perception de toute stratégie est aussi liée aux circonstances : l’efficacité de la méthode managériale de Trump et de Macron, sera forcément jugée à la lumière de la gestion de la crise inédite et imprévisible du Covid-19.</p>
<p>On sait déjà que la persistance du discours antisystème et pro-business de Donald Trump n’a pas permis de faire oublier sa stratégie face à la montée de la pandémie lors d’une campagne de réélection finalement perdue.</p>
<p>Dans le cas d’Emmanuel Macron, les ratés du gouvernement français dans la gestion de la situation sanitaire seront certainement mis en avant par ses adversaires pour illustrer l’échec de sa « start up nation ». Un argument qui pèsera forcément dans le débat de l’élection présidentielle de 2022 si Emmanuel Macron se représente et se positionne à nouveau comme un homme politique/manager en rupture avec le clivage droite/gauche traditionnel et garant des résultats de son action politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/157730/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Olivier Guyottot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La rhétorique antisystème a envahi l’espace médiatique et politique et n’a jamais été aussi présente en France et dans le monde. Les candidats issus de l’entreprise l’ont bien compris.Olivier Guyottot, Enseignant-chercheur en stratégie et en sciences politiques, INSEEC Grande ÉcoleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1532952021-01-17T17:31:52Z2021-01-17T17:31:52ZBonnes feuilles : « Une histoire visuelle de Solidarnosc »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/379132/original/file-20210117-21-sp5q8k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=93%2C215%2C1070%2C670&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><span class="source">Malgorzata Brucka </span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Ania Szczepańska, chercheuse à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, membre du laboratoire Hicsa, s’intéresse à l’histoire du cinéma. Ses travaux portent principalement sur le cinéma polonais et les archives audiovisuelles. Elle nous propose dans son ouvrage intitulé : « Une histoire visuelle de Solidarnosc », qui <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">vient de paraître aux éditions de la Fondation des Sciences de l’Homme</a>, un regard original sur le premier syndicat libre et autonome créé en Pologne communiste. En explorant des sources visuelles variées – photographies, films, images amateur ou tournées par la milice mais aussi images médiatiques diffusées à l’Ouest –, elle revient sur ce mythe révolutionnaire, interroge la notion de solidarité – un terme qui fait fortement écho à la crise sanitaire que nous vivons et à ses conséquences sociales et économiques – et retrace l’histoire de ce mouvement social et ouvrier.</em></p>
<hr>
<p>C’est aux premiers temps de « Solidarność » que propose de s’intéresser <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">ce travail</a> : à la naissance de la contestation collective et à sa transformation en un mouvement international, à l’époque des deux Europe. Car si l’histoire politique du mouvement a déjà été écrite, celle de « l’union fraternelle » selon l’expression de Karol Modzelewski, historien médiéviste, homme de gauche et figure majeure de l’opposition politique au régime communiste et de la mobilisation collective reste lacunaire. Or ce sont précisément ces facettes de Solidarność qui intéressent notre présent en crise. Elles ont été révolutionnaires, à l’échelle de l’individu et du collectif, et ont été oubliées, car recouvertes par le tournant libéral et les discordes de l’après-1989.</p>
<p>Solidarność s’inscrit dans l’histoire des luttes ouvrières et syndicales du XX<sup>e</sup> siècle ainsi que dans celle des combats d’indépendance nationale au sein du bloc soviétique. L’événement prend donc place dans une histoire européenne et interroge les multiples processus de sortie du communisme. Son nom a d’abord désigné un mouvement de protestation sociale qui aspirait à créer un syndicat professionnel libre, autonome vis-à-vis du Parti et de l’État. Cette revendication se formula le plus clairement à Gdańsk, lors des grandes grèves d’occupation d’août 1980. Au droit de grève et aux libertés syndicales s’ajoutèrent 21 postulats qui devaient cristalliser les aspirations de la population, au-delà du chantier naval de la côte Baltique et de la classe ouvrière, ralliant à elle intellectuels, étudiants et paysans, et obligeant le pouvoir à négocier. Légalisé le 10 novembre 1980, le nouveau syndicat Solidarność compta 10 millions de membres et des millions de sympathisants, en Pologne et à l’Ouest. Même s’il ne pouvait être officiellement un mouvement politique, puisqu’il n’en avait pas les structures, il en partageait les aspirations et les actions, regroupant l’ensemble des forces d’opposition au pouvoir communiste, menaçant le régime par la puissance de son contre-pouvoir, sans pour autant pouvoir agir sur une situation économique désastreuse.</p>
<p>Après dix-huit mois de fonctionnement légal, la loi martiale du 13 décembre 1981 mise en place par le général Jaruzelski obligea ses militants les plus actifs, ceux qui ne furent pas arrêtés, à choisir la voie de la clandestinité. Interdit d’existence, Solidarność devint alors une société parallèle, qui publiait, informait, et continuait à essayer de mobiliser les esprits, à défendre les militants internés et à soutenir leurs familles. En 1985, son histoire croisa celle de la politique de libéralisation et de transparence menée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev, qui aboutit, après les concertations polonaises de la Table ronde, aux premières élections libres du bloc de l’Est en juin 1989 et à la victoire politique de Solidarność.</p>
<p>Quarante ans plus tard, <a href="https://www.fmsh.fr/fr/diffusion-des-savoirs/31024">ce livre</a> propose donc de revenir par la richesse des images à la face digne et inspirante d’un mouvement oublié qui bouleversa la gauche occidentale et bien au-delà, ranima l’idéal socialiste et humaniste, remettant en cause les cloisonnements et les croyances. L’histoire de Solidarność est aussi celle d’une solidarité européenne qui a pris forme malgré le Rideau de fer qui divisait l’Est et l’Ouest. Elle est au fondement de liens humains et institutionnels issus de la société civile, qui se sont tissés au début des années 1980 par-delà les frontières, façonnant des vies jusqu’à aujourd’hui.</p>
<p>Le livre commence ainsi en 1977, au moment de la première grève de la faim à Varsovie, menée par « solidarité » et des ouvriers emprisonnés, et s’achève vers 1986, lorsque le soutien international à Solidarność s’effrite et que la scène internationale prend le relais des aspirations réformistes. Les images serviront de guides pour penser l’éveil des consciences et les conditions de possibilité d’un engagement massif pour imaginer et réaliser l’inimaginable.</p>
<h2>Parmi des milliers d’autres</h2>
<p>Dans ce cheminement en Pologne populaire, le choix opéré ici s’est d’abord porté sur des <a href="https://www.decitre.fr/livres/reveiller-l-archive-d-une-guerre-coloniale-9782354281410.html">images oubliées</a>, « assoupies » dans des archives ou des albums privés. Des images d’observation, de contemplation, laissant dans l’esprit des empreintes profondes, peut-être prises sans la grandeur du geste artistique, et pourtant y aspirant parfois. <a href="https://editions-verdier.fr/livre/la-voie-des-images/">Des images</a> qui étaient « en attente du regard qui se jugera désireux de les interpréter et de leur donner l’initiative », car le choix est une affaire de raison autant que de désir. Certaines voix s’élèveront pour reprocher l’arbitraire ou l’incomplétude de la modeste sélection que le lecteur va découvrir dans ces pages, et elles n’auront pas tort : le choix et la finitude sont la tragédie de celles et ceux qui cherchent. Viser sans relâche les astres infinis, voilà le malheur mortifère de Faust. L’historien <a href="https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2003-1-page-155.htm">Lucien Febvre</a> tenta de nous en libérer et osa le formuler clairement : « Le savant, quel qu’il soit, choisit toujours […], toute l’histoire est déjà choix ». Choisir exige de renoncer – et c’est une douleur – à l’illusion de la totalité qui souvent entrave l’intelligibilité du passé et le rend confus, lui qui est déjà désordre. Élire son objet conduit à le construire et à naviguer sur des voies nouvelles, sur ces « mers trop frayées » où il n’y avait, semble-t-il, plus rien à découvrir, et pourtant.</p>
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<figcaption><span class="caption">Simone Signoret et Michel Foucault « Solidarność et la Pologne » | Archive INA.</span></figcaption>
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<p>L’arbitraire du choix n’implique donc pas le caprice, c’est la condition possible d’un point de vue. Tel un filet de pêche aux mailles solides, l’image, une fois retenue, ramène à elle d’autres traces, d’autres sources avec lesquelles elle entre en dialogue, qu’elle éclaire et perturbe. Elle éveille la raison et bouscule l’imaginaire. Les images de ce livre entrent ainsi en résonance avec le précieux <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">travail de terrain</a> des <a href="http://excerpts.numilog.com/books/9782867380150.pdf">sociologues français</a> mené au début des années 1980, sous l’impulsion notamment d’Alain Touraine, éblouis par « la lumière de Solidarność ». Dans la grande tradition de l’intervention sociologique et à l’aide de traducteurs et traductrices, ces groupes de chercheurs et de chercheuses ont réalisé dans plusieurs villes de Pologne d’importants entretiens, l’été qui suivit les grèves de Gdańsk. Ils ont justifié leur démarche par la présence, « à la base » du mouvement syndical, d’un sens plus vif de la contestation qu’au sommet.</p>
<p>C’est dans ces bribes de parole reconstituées, qui gardent la spontanéité des échanges, que l’on apprend par exemple qu’une ouvrière polonaise doit travailler une heure pour pouvoir acheter deux œufs, et qu’il lui faut neuf mois de salaire pour s’offrir une télévision couleur. On apprend aussi que sa blouse a été brûlée par des produits chimiques sans être remplacée et que, dans son atelier, le robinet d’eau chaude de la douche ne marche pas, été comme hiver. Et même si notre seuil de confort a bien changé, que nos estomacs et nos peaux ne sont plus les mêmes, ces bribes de réalité quotidienne changent assurément notre compréhension de la classe ouvrière polonaise. Bien sûr, les chiffres de l’économie pourraient nous le dire, mais ils ne le diraient pas <em>de cette manière</em>. Les transcriptions de ces voix nous laissent en effet entrapercevoir la vie quotidienne de ces « individus absorbés par une inhumaine besogne humaine ». En retour, les <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">voix</a> de ces « militants de base » nous font voir autrement les <a href="https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1982_num_24_3_1888">traces</a> photographiques et cinématographiques de cette époque. Elles éclairent avec plus d’acuité les corps usés des Polonais regroupés devant le portail du chantier naval Lénine, et de tous ces individus qui formèrent ensemble ce « mouvement social total ».</p>
<p>Aux témoignages recueillis à cette époque s’ajoutent ceux enregistrés lors du tournage d’un film documentaire sur Solidarność en 2019 et à l’occasion de recherches menées en amont et en aval dans les archives, essentiellement en Pologne et en France. <a href="http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/57855_1">Ce film</a> fut une commande de NDR/Arte à la société de production allemande Looksfilm, dans le cadre du 40<sup>e</sup> anniversaire de la chute du mur de Berlin :</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378709/original/file-20210114-14-1e1wvip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de « Une histoire visuelle de Solidarnosc » d’Ania Szczepańska, qui vient de paraître aux éditions de la Fondation Maison des sciences de l’homme.</span>
<span class="attribution"><span class="source">FMSH</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Solidarność, La chute du mur commence en Pologne [Solidarność, Der Mauerfall begann in Polen]. Quarante ans, c’est un temps lointain mais c’est presque encore hier. Les témoins étaient jeunes en 1980 et ne le sont donc plus en 2020. Leurs souvenirs sont néanmoins brûlants, bien qu’ils apprivoisent déjà les horizons inéluctables de la disparition. Ils résonnent dans cette mince couche de temps où la vie côtoie la mort avec une même intensité, où les amis de combat disparaissent année après année sans que l’on puisse les retenir, si ce n’est en évoquant des fragments de souvenirs, au-dessus de leur tombe que l’on regarde comme la sienne. La génération qui m’a raconté Solidarność perçoit l’écart entre son expérience et les récits qu’en feront ses héritiers. Lucide, elle éprouve, peut-être plus qu’une autre, l’inadéquation douloureuse entre l’événement vécu, la mémoire qui a pétri son souvenir et l’a aménagé au gré des épreuves de la vie, et cette troisième dimension qui lui échappe déjà en grande partie, celle de l’histoire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153295/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ania Szczepanska ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>C’est au travers d’images et de témoignages saisissants que nous redécouvrons Solidarność, cette contestation polonaise ouvrière contre le régime communiste, devenue un mouvement international.Ania Szczepanska, Maître de conférences en histoire du cinéma, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1486762020-12-07T19:09:10Z2020-12-07T19:09:10ZComment l’autoritarisme a gagné du terrain en Europe centrale<p>Dans son livre <em>Le continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au XX<sup>e</sup> siècle</em>, Marc Mazower présentait l’histoire du siècle passé comme celle des valeurs en conflit. Les trois idéologies dominantes – la démocratie libérale, le communisme et le fascisme – ont transformé les États, les institutions, les communautés, les gens.</p>
<p>1989 annonçait le triomphe de la démocratie libérale et de ses valeurs. <a href="https://www.lgdj.fr/l-etat-de-droit-9782275054636.html">L’État de droit</a> émergeait comme principe phare de la nouvelle <em>lingua franca</em> des organisations internationales, en quête d’une nouvelle identité et d’un nouveau paradigme. Impatientes de mettre fin à cinq décennies de communisme, les nouvelles élites politiques des pays <a href="http://www.editions-ulb.be/fr/book/?gcoi=74530100869190">d’Europe centrale et orientale</a> ont érigé le retour à l’Europe, l’intégration dans l’économie mondiale et <a href="http://www.editions-ulb.be/fr/book/?gcoi=74530100893660">l’adhésion à l’UE</a> comme projet national, bénéficiant d’un soutien politique et social sans faille.</p>
<p>Trois décennies plus tard, les idées anti-libérales resurgissent pour légitimer la construction d’un nouvel ordre politique. Qu’en est-il aujourd’hui ?</p>
<h2>L’Europe centrale et la démocratie libérale : un paradoxe</h2>
<p>Le triomphe de la démocratie a été célébré à l’Est comme à l’Ouest, le paradigme néolibéral suivi avec rigueur sans contestation majeure, malgré les effets dramatiques des <a href="https://books.openedition.org/iheid/2505?lang=fr">réformes</a> socio-économiques et de leur transition de l’économie planifiée à l’économie de marché. Malgré la sévérité des réformes, l’espoir d’une vie meilleure après des décennies de privations de toutes sortes – variables d’un pays à l’autre étant donné l’hétérogénéité des régimes communistes – a assuré une grande légitimité et paix sociale, en tout cas au début des années 1990.</p>
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<figcaption><span class="caption">Actu plus – Les pays d’Europe de l’Est.</span></figcaption>
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<p>Alors qu’à l’Ouest de l’Europe, le néolibéralisme n’était pas épargné par des critiques variées, à l’Est, la résilience des sociétés contrastait avec les effets d’un processus de transformation complexe, peu expliqué, mal mené et incohérent, allant parfois au-delà de ce que les organisations internationales ou l’Union européenne exigeaient en contrepartie pour l’adhésion en leurs rangs.</p>
<p>L’Europe centrale et orientale, comme l’Amérique latine ou l’Afrique auparavant, <a href="https://library.oapen.org/handle/20.500.12657/24508">devenaient un laboratoire</a>, tant pour les acteurs promouvant cette nouvelle <em>lingua franca</em> que pour les chercheurs l’étudiant dans toute sa complexité.</p>
<p>Trois décennies plus tard, l’Europe centrale et orientale dévoile une série de paradoxes. Toujours caractérisée par une grande diversité politique, économique et sociale, la région attire l’attention en raison de la propagation des <a href="https://www.cairn.info/revue-esprit-2017-6-page-69.htm?contenu=resume">idées anti-libérales</a>, présentées comme le noyau d’un nouveau paradigme de nature à légitimer un processus radical de transformation politique, économique et sociale : une « contre-révolution », comme annoncé par <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/orban-et-kaczynski-comment-la-democratie-devient-illiberale">Jaroslaw Kaczynski</a> en Pologne ou l’avènement d’une démocratie « illibérale », que <a href="https://theconversation.com/vers-lorbanisation-de-leurope-94993">Viktor Orban</a> met en avant comme vision politique en Hongrie en réaction aux décennies de <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2006-6-page-999.htm">démocratisation et d’européanisation</a> dans la région.</p>
<h2>Un récit en apparence commun comme source de légitimation</h2>
<p>Les transformations à l’œuvre en Europe centrale et orientale montrent non seulement que la démocratisation n’est pas un processus incertain mais qu’il n’est pas non plus irréversible.</p>
<p>Depuis plus de dix ans, une série de partis remportent des élections avec des programmes qui mettent en avant une nouvelle conception du pouvoir, une nouvelle vision de la société, rejetant le multiculturalisme et le pluralisme, promouvant des formes de nationalisme économique sans pour autant rompre avec le néo-libéralisme et contestant la légitimité des organisations internationales et de l’UE au nom de la souveraineté et d’une conception majoritaire de la démocratie, qui serait l’expression de la volonté populaire.</p>
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<figcaption><span class="caption">Viktor Orban compare l’UE à l’URSS.</span></figcaption>
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<p>Les idées anti-libérales gagnent du terrain et transforment, dans des proportions variables, la politique, l’économie et la société. C’est le cas en Hongrie, où Viktor Orban en est à son troisième mandat depuis 2010 ; en Pologne, où le Parti Droit et Justice vise une transformation profonde de la République ; ou en <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/republique-tcheque/republique-tcheque-les-sociaux-democrates-ne-gouverneront-pas-avec-babis-5677912">République tchèque</a>, où tant les sociaux-démocrates de Milos Zeman que les promoteurs du parti d’Andrej Babis, ANO, se font les porte-paroles d’un discours populiste technocratique qui dissimule une conception du pouvoir centralisé afin d’atteindre une efficacité managériale.</p>
<p>En Roumanie, les <a href="https://plus.lesoir.be/262526/article/2019-11-24/presidentielle-en-roumanie-les-sociaux-democrates-en-bout-de-course">Sociaux-Démocrates</a> ont fait l’objet de critiques acerbes face à leur ambition de décriminaliser certains faits de corruption et blanchir le casier judiciaire de certains de leurs membres. La pression de la société et les nombreuses manifestations à Bucarest et ailleurs dans le pays ont mis un coup d’arrêt à ces projets, mais la justice est toujours affaiblie par des intérêts politiques variés. Si les Sociaux-Démocrates roumains ont souvent été pointés du doigt pour la diffusion d’un <a href="https://theconversation.com/la-roumanie-le-pays-ou-le-peuple-est-plus-pro-europeen-que-ses-elites-113232">discours eurosceptique</a> et anti-libéral, force est de constater que ce discours ne leur est pas propre. Il est plus largement promu par d’autres partis roumains.</p>
<p>Ces partis appartiennent, au niveau européen, à des familles politiques différentes mais partagent un récit commun qui vise à expliquer les problèmes auxquels les sociétés est-européennes se confrontent en attribuant la responsabilité soit aux anciens communistes corrompus et aux libéraux, « agents du capitalisme mondial », soit aux organisations internationales et à l’UE, qui ont miné l’indépendance des États. L’Ouest, qui a longtemps exercé un pouvoir d’attraction, devient la cible des critiques car présenté comme source de dégradation des « vraies valeurs ». Ce récit n’est pas nouveau. C’est sa transformation en programme d’action qui soulève de nombreuses questions.</p>
<h2>Transformations rapides ou lentes avec des effets variables</h2>
<p>Ce processus de transformation n’est pas uniforme. Il est graduel ou accéléré, en fonction du pouvoir dont les promoteurs d’une transformation radicale de la société disposent. Il est manifeste ou latent. Il est médiatisé en Pologne, en Hongrie et en Roumanie, beaucoup moins en Bulgarie, en République tchèque ou en Slovaquie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Coronavirus : En Hongrie, Viktor Orban s’assure des pouvoirs quasi illimités.</span></figcaption>
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<p>Dans certains pays, les transformations institutionnelles sont majeures. En Hongrie, une <a href="https://www.liberation.fr/planete/2013/03/17/hongrie-le-nouveau-coup-d-etat-constitutionnel-de-viktor-orban_889231">nouvelle Constitution</a> a été adoptée, ainsi que de nombreuses lois qui ont altéré le fonctionnement des institutions judiciaires ou changé les règles du jeu politique, comme les lois électorales. Le pouvoir de l’exécutif est consolidé au détriment du Parlement et de la justice. En Pologne, le parti Droit et Justice ne bénéficie pas d’une majorité aussi solide comme Viktor Orban en Hongrie, ce qui explique pourquoi certaines réformes ont été adoptées en transgressant la Constitution.</p>
<p>L’économie fait partie de ce programme compréhensif de transformation au nom de la souveraineté. Après son élection, Viktor Orban a annoncé son ambition de voir la Hongrie débarrassée des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2012/04/09/01003-20120409ARTFIG00357-la-reaction-nationaliste-des-hongrois.php">banques étrangères et des bureaucrates</a>. Le gouvernement polonais a aussi exprimé son ambition de « <a href="https://www.letemps.ch/monde/repoloniser-laffront-varsovie-leurope">re-poloniser</a> » l’économie et le secteur bancaire.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"927987310901084160"}"></div></p>
<p>De nouvelles politiques – très différentes – ont été adoptées dans le domaine social. Alors que la Pologne a mis en place un programme social favorisant les familles, en Hongrie Viktor Orban a limité les droits sociaux et l’investissement social. Si les politiques menées en Pologne s’apparentent à des programmes inclusifs qui soutiennent les « perdants » de la lourde transition économique post-1989, en réalité elles reposent sur des idées conservatrices. Si après son élection le Parti de Jarosław Kaczyński a réalisé l’une des grandes promesses de la campagne électorale – à savoir la mise en place du <a href="https://esprit.presse.fr/article/michal-sutowski/trois-visions-du-bon-changement-41966">programme « 500 + »</a>, soit 116 € d’allocation octroyée à chaque famille –, d’autres mesures visent à sévèrement limiter des droits, comme la délégalisation de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/31/pologne-manifestation-massive-pour-le-droit-a-l-avortement-a-varsovie_6058004_3210.html">l’interruption volontaire de grossesse</a>.</p>
<p>La société dans son ensemble est au centre de ce processus. Une conception plus restrictive de la nation émerge. Les liens entre partis et société sont renforcés soit à travers la cooptation par ces partis des organisations et des intellectuels conservateurs, soit à travers la cooptation et la création de réseaux d’acteurs économiques.</p>
<p>Ces transformations ne restent pas sans conséquences pour l’Union européenne, traversée par de nombreuses crises et de conflits variés, générés par des divisions socio-économiques de plus en plus creusées et par des tensions autour d’enjeux sociétaux comme la religion, la famille, le multiculturalisme, le genre et, de manière plus générale, la démocratie et l’État de droit. Ces transformations donnent certes lieu à une plus grande visibilité et à une politisation accrue des enjeux européens et nationaux. Le risque est néanmoins de voir se creuser un vide entre des sociétés de plus en plus polarisées, gouvernées par des élites qui mettent au centre de leur conception de la politique l’ancien adage « diviser pour régner ».</p>
<hr>
<p><em>Cet article s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective de synthèse et prospective <a href="https://cevipol.centresphisoc.ulb.be/fr/accueil-0">« 20 ans déjà, 20 ans demain. 2000-2020-2040 »</a> sur quelques évolutions politiques majeures à l’occasion des 20 ans du <a href="https://cevipol.centresphisoc.ulb.be/fr/accueil-0">Cevipol</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/148676/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ramona Coman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’autoritarisme polonais ou hongrois fait des émules en Europe de l’Est. Les questions sociétales sont au cœur de ce phénomène.Ramona Coman, Professeure de science politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1490852020-11-08T17:30:26Z2020-11-08T17:30:26ZDe Gaulle, un libéral méconnu ?<p>À l’heure de la relance de la planification en France, l’héritage de Charles de Gaulle est aujourd’hui revendiqué par toutes et tous, jusqu’à <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/06/03/dans-un-long-texte-marine-le-pen-revendique-l-heritage-du-general-de-gaulle_6041626_823448.html">Marine Le Pen</a> affirmant, à propos des principes de la politique économique gaullienne :</p>
<blockquote>
<p>« sur l’échiquier politique, aujourd’hui, seul le Rassemblement national défend cette ligne. »</p>
</blockquote>
<p>L’assertion est pour le moins paradoxale venant de l’ancienne présidente du Front national, parti d’extrême droite <a href="https://www.liberation.fr/france/2020/06/04/les-le-pen-et-de-gaulle-de-la-haine-a-la-recup_1790312">très hostile</a> au leader de la France libre puis au Président décolonisateur, car formé autour d’anciens vichystes et d’opposants à l’indépendance algérienne.</p>
<p><a href="http://www.gaullisme.fr/2020/06/06/jean-luc-melenchon-de-gaulle-na-jamais-adhere-a-la-main-invisible-du-marche/">Jean‑Luc Mélenchon</a> assurait quant à lui que :</p>
<blockquote>
<p>« de Gaulle n’a jamais adhéré à l’idée de la main invisible du marché. Le libéralisme est un produit d’importation en France. »</p>
</blockquote>
<p>Personne ne présentait de Gaulle comme un libéral, position logique car la mémoire collective associe volontiers le grand personnage à la planification et au volontarisme industriel <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/haf/1964-v18-n1-haf2047/302342ar.pdf">colbertiste</a>, instruments indispensables à l’expression de la « Grandeur » de la France, <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1955_num_5_1_402602_t1_0182_0000_001">l’objectif</a> ultime du Général, mais aussi à l’expansion de <a href="https://www.cairn.info/l-etat-providence--9782130539353-page-3.htm">l’État-providence</a>.</p>
<p>Pourtant, l’étude des décisions et des écrits de la main du Général de Gaulle portant sur la seconde période où il dirigeait la France, de 1958 à 1969, témoigne de son orientation libérale.</p>
<h2>De Gaulle, libéral ?</h2>
<p>Entendons-nous sur les mots : être « libéral », au sens économique, signifie défendre l’économie de marché et croire dans sa dynamique de création de richesse, sans se priver de considérer comme nécessaires des mécanismes pour l’orienter et compenser ses faiblesses. Keynes lui-même était un libéral.</p>
<p>Cette inclination ne saurait être confondue avec un ultralibéralisme matérialiste, érigeant le marché comme un nouveau veau d’or. Une approche historique, reposant sur la comparaison avec les pratiques de l’époque et sur l’analyse des sources primaires (réalisée en détail dans l’ouvrage <a href="https://books.openedition.org/igpde/102?lang=fr">suivant</a>), permet de restituer le personnage dans toute sa complexité, tout en affirmant la dimension libérale de sa politique économique.</p>
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<figcaption><span class="caption">#INA #Politique Charles de GAULLE : Petite phrase (« L’intendance suit »).</span></figcaption>
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<p>Caractériser la pensée économique du Général de Gaulle suppose au préalable de jeter à bas un poncif : non, le dirigeant français ne « méprisait pas l’intendance », selon l’expression apocryphe qui lui a été attribuée, et qu’il a publiquement démentie lors d’un entretien avec <a href="http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/michel-droit">Michel Droit</a>, l’interlocuteur du Général de Gaulle lors d’entretiens télévisés en direct du palais de l’Élysée, le <a href="https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00110/entretien-avec-michel-droit-premiere-partie.html">13 décembre 1965</a>.</p>
<p>Arrivé au pouvoir au <a href="http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/de_gaulle.asp">printemps 1958</a>, il ne peut que constater l’extrême dépendance de la France envers les capitaux étrangers car les déficits des finances publiques ont obligé les dirigeants français à quémander des crédits internationaux à l’hiver 1957-1958. Treize années après la fin de la guerre, la France, seule parmi les pays occidentaux les plus riches, a besoin d’une perfusion de crédits étrangers. Une telle vexation ne pouvait passer inaperçue aux yeux de Gaulle, qui s’employa dès lors à restaurer le crédit financier de la France.</p>
<h2>De Gaulle pour une économie libérale</h2>
<p>Pour ce faire, de Gaulle développe une politique certes interventionniste, mais aussi classiquement libérale. Déjà, dans le <a href="https://www.cairn.info/l-annee-1947%E2%80%939782724607864-page-327.htm">discours</a> de Strasbourg du 7 avril 1947, de Gaulle affirmait :</p>
<blockquote>
<p>« L’effort à accomplir ? D’abord, nous établir sur une base de départ solide en stabilisant la monnaie, ce qui implique en premier lieu une réduction considérable des dépenses et, par conséquent, des activités de l’État. »</p>
</blockquote>
<p>Une fois au pouvoir, il se concentre d’abord sur l’assainissement des finances, d’abord avec un emprunt lancé avec succès par son ministre Antoine Pinay à l’été 1958, et ensuite avec le <a href="https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2001-4-page-102.htm">Plan Rueff</a>, qui combine austérité, augmentation d’impôts et surtout libération des échanges. Comme le souligne de Gaulle dans ses mémoires :</p>
<blockquote>
<p>« C’est là une révolution ! Le plan nous conseille, en effet, de faire sortir la France de l’ancien protectionnisme qu’elle pratique depuis un siècle ».</p>
</blockquote>
<p>De fait, <a href="https://books.openedition.org/igpde/102?lang=fr">l’étude</a> des archives confirme cette impression : la grande majorité des élites administratives, politiques et patronales était opposée au retour brutal à la libération des échanges internationaux qu’imposait le Plan Rueff, après plusieurs décennies de protectionnisme depuis les lendemains de la crise de 1929, voire le <a href="https://www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2012-3-page-1.htm">tarif Méline de 1892</a>. Les ministres Pinay et Mollet menacent de démissionner.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le Général de Gaulle était patriote et européen, libéral et social I Maël de Calan.</span></figcaption>
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<p>Par la suite, le choix de confier l’économie à des libéraux comme Georges Pompidou, Wilfried Baumgartner et <a href="https://nouveautes-editeurs.bnf.fr/annonces.html">Valéry Giscard d’Estaing</a>, puis son rôle direct dans le plan de stabilisation de 1963, dans la promotion de <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2013-1-page-83.htm">l’étalon-or</a> à partir de 1965, et enfin dans le refus de dévaluer le <a href="https://journals.openedition.org/ress/236">franc</a> en 1968 traduisent un attachement à une gestion prudente et orthodoxe de l’économie, des finances et de la monnaie. Les déficits de l’État sont d’ailleurs inférieurs à ceux de la période précédente.</p>
<h2>Rompre avec le protectionnisme</h2>
<p>De Gaulle assimile le protectionnisme à un repli sur soi mortifère et défaitiste. Dans un <a href="https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00112/entretien-avec-michel-droit-troisieme-partie.html">entretien</a> avec Michel Droit du 15 décembre 1965 il lie encore les dynamiques <a href="https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00112/entretien-avec-michel-droit-troisieme-partie.html">politiques et économiques</a> en évoquant l’avant-1914 :</p>
<blockquote>
<p>« On restait là, sous la protection des douanes, et on vivait comme ça, à l’intérieur, confortablement. Et il y en a qui disaient que c’était la belle époque. Bien sûr, on ne se transformait pas, on n’évoluait pas. D’autres devenaient de grands pays industriels comme l’Allemagne, l’Angleterre qui avait commencé avant tout le monde, les États-Unis qui avaient entrepris leur essor. »</p>
</blockquote>
<p>Le protectionnisme est alors directement associé au déclin géopolitique.</p>
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<figcaption><span class="caption">Gérard Minart, Jacques Rueff l’ordo libéralisme à la française.</span></figcaption>
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<p>Au-delà du discours, la politique gaullienne menée de 1958 à 1969 rompt avec la tentation protectionniste des gouvernements précédents. Lorsqu’il revient au pouvoir, de Gaulle impose avec le <a href="https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1987_num_16_1_1944_t1_0134_0000_4">Plan Rueff</a> de 1958 une ouverture de l’économie française à la concurrence internationale sans précédent. Au cours des années 1960, de Gaulle soutient la réalisation du <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1969/06/SIDJANSKI/29035">Marché commun à Six</a>. Il accélère même le processus, en supprimant les droits de douane entre les six intervenants dès le premier juillet 1968, soit dix-huit mois avant le calendrier prévu par le Traité de Rome.</p>
<p>Dans le monde, le gouvernement français accepte les négociations de libéralisation internationale du commerce, où, sans faire partie des plus libéraux, il accepte une concurrence internationale stimulante, pour autant qu’elle préserve l’agriculture.</p>
<h2>La rigueur budgétaire</h2>
<p>De Gaulle pratique aussi la rigueur budgétaire, indispensable pour éviter de se retrouver en position de débiteur, comme les gouvernements de la Quatrième République résignés à solliciter régulièrement des aides de leurs alliés. Sur le plan des finances publiques, là aussi, la rupture est nette comme une étude récente sur l’histoire de la Banque de France vient le confirmer : les déficits publics et le recours à la dette se réduisent nettement sous de Gaulle par rapport à la période précédente, alors même que les <a href="https://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/actualites/controlling-credit-central-banking-and-the-planned-economy-in-postwar-france-1948-1973-eric-monnet-oct-2018/">fondamentaux économiques</a> -le fort taux de croissance et le faible taux de chômage – n’ont pas changé.</p>
<p>Certes, en économie de Gaulle n’est pas que libéral. Né en 1890 et élevé dans un milieu catholique, il a toujours été sensible à l’influence du <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/2490/charles-de-gaulle-chretien-homme-d-etat">catholicisme social</a> et à sa critique de l’individualisme exacerbée comme du socialisme. On retrouve cette ambition dans son projet de participation, mais il faut noter qu’il ne remet en cause ni la propriété privée ni le caractère central du travail dans l’émancipation de l’individu, et qu’il n’a été que très modestement appliqué.</p>
<h2>Planification et compétitivité</h2>
<p>De Gaulle fut un grand planificateur et l’instigateur d’un colbertisme modernisateur ambitieux. Pourtant aussi paradoxal que cela puisse paraître, cela ne contredit pas son libéralisme. La priorité du <a href="https://www.strategie.gouv.fr/actualites/cinquieme-plan-de-developpement-economique-social">Vᵉ Plan</a> (1966-1970) est explicitement celle de la compétitivité internationale. La planification s’inscrit donc dans la libération des échanges. De même, le soutien au développement industriel par l’encouragement à la concentration et par des aides massives à des programmes de haute technologie s’insère dans cette priorité. <a href="https://www.gouvernement.fr/partage/8705-juillet-1966-lancement-du-plan-calcul-informatique-par-le-general-de-gaulle-et-le-gouvernement">Le Plan Calcul</a>, Concorde ou Airbus ont tous été lancés sous de Gaulle pour transformer la France en pays exportateur dans ces nouveaux secteurs.</p>
<p>Ajoutons que, dans les années 1960, de nombreux <a href="https://www.researchgate.net/publication/291574704_Des_chiffres_pour_la_planification_economique_europeenne_un_projet_francais_pour_la_CEE_1956-1967">pays européens</a> avaient développé des organes de coordination de leur économie, voire de planification, ainsi que des politiques industrielles ambitieuses. Projeter sur la période gaullienne une vision de la planification appartenant à l’espace soviétique, ou aux périodes antérieures ou postérieures, demeure un anachronisme.</p>
<p>Ainsi, libéral, de Gaulle l’est car il impose avec le Plan Rueff une rupture avec plusieurs décennies de protectionnisme. Il relance la planification indicative mais en la liant à l’exigence de la compétitivité internationale. Point de fétichisme du marché, mais simplement la conscience aiguë de l’interdépendance des nations, et de l’impératif de disposer de finances saines pour être crédible à l’international. Point de « Grandeur » sans rigueur.</p>
<p>Que reste-t-il de ce « libéralisme » à la de Gaulle aujourd’hui ? Sans doute la conscience que la France ne peut se replier sur elle-même si elle veut demeurer un acteur mondial.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149085/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent WARLOUZET a reçu des financements d'organismes de recherche français, allemands, espagnol et européens. </span></em></p>La crise de la Covid-19 sonne le retour de l’intervention publique et nous donne l’occasion de revenir sur la politique de Gaulle, plus libérale qu’elle n’y paraît.Laurent Warlouzet, Chair professor, Histoire contemporaine de la France et de l'Europe, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.