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Nature morte aux poissons, Giuseppe Recco, 1650 / 1700 (2e moitié du XVIIe siècle). Wikimedia

Une brève histoire de la vie aquatique à travers la peinture

La plupart du temps, les représentations artistiques passées témoignent d’une représentation des milieux aquatiques comme recelant une ressource inépuisable. À l’heure où la réduction de l’impact de l’humain sur les environnements se révèle déterminante, comprendre l’évolution de nos relations aux milieux aquatiques et aux espèces qui les peuplent est un enjeu majeur pour leur conservation. Pour y parvenir, l’histoire de l’art nous fournit des clés.


Essentiellement lié au milieu terrestre, l’être humain est cependant familier des milieux aquatiques depuis des centaines de milliers d’années. L’Homme de Néanderthal a ainsi laissé derrière lui des coquilles d’huîtres et des restes de repas de poissons. Exception faite de quelques exemples emblématiques comme le saumon de l’abri du Poisson sur la Vézère (-25 0000 ans, Dordogne), des phoques et pingouins de la grotte Cosquer (-19 000 ans, Marseille) et les dauphins de la grotte genoise sur l’île de Levanzo (-10 000 ans, Sicile), les premières expressions artistiques de l’Homme occidental laissent pourtant peu de place à la biodiversité aquatique.

La plupart des indices sur la manière dont ces humains voyaient et interagissaient avec le milieu aquatique et ses habitants ont été vraisemblablement submergés par la montée post-glaciaire des eaux. Heureusement certaines périodes historiques nous ont légué des œuvres particulièrement abondantes. Par exemple, durant l’Antiquité grecque et romaine, les artistes ont été très tôt inspirés par la biodiversité aquatique. Les cités minoennes puis grecques, proches de la mer, ont créé une mythologie riche et diversifiée en créatures marines originales qui s’illustre par exemple par ce vase minoen typique orné d’argonautes, anémones et coraux (-3 500 ans) ou bien par les habitant d’Eretrie qui prirent la pieuvre comme emblème.

En Italie, on trouvait avant les Étrusques en Campanie, de nombreux plats de poissons – puis à l’époque romaine des mosaïques- représentant très fidèlement la diversité des poissons pêchés en Méditerranée. Le Moyen Âge qui suit apparaît comme une période d’éclipse artistique. Malgré l’influence du symbolisme chrétien qui associe l’eau au baptême et retient le poisson comme acrostiche du Christ, les artistes sont peu soucieux de réalisme et les images de la mer ne reviennent pas en force avant la Renaissance. Elles atteignent leur apogée au XVIIe siècle dans les natures mortes des Pays-Bas, d’Espagne et d’Italie. Les tableaux de maîtres flamands, espagnols et italiens montraient alors des poissons et des créatures marines dans des œuvres éclatantes de couleur, mêlant réflexions sur la vie et la pêche de l’époque.

Willem Kalf (1619-1693), Nature morte à la corne à boire, 1653, National Gallery, Londres. Cette nature morte offre une description du mode de vie néerlandais au XVIIᵉ siècle. Le homard, d’un rouge éclatant, y occupe une place centrale, célébration du luxe et des préoccupations terrestres. La présence de produits de la mer, et en particulier du homard, étaient courantes dans les natures mortes néerlandaises de cette période, attestant de la proximité de la mer et de l’importance d’une économie de la pêche florissante. En y ajoutant des symboles moraux et religieux, comme l’écorce de citron pelée en spirale qui représente le déroulement de la vie terrestre, ou l’assiette en équilibre au bord de la table, le peintre évoque la futilité des possessions matérielles et rappelle au spectateur la brièveté de l’existence. Wikipédia

Avec l’arrivée des machines et de l’industrie au XIXe siècle, dans une société de plus en plus matérialiste, l’art change de fonction et prend une nouvelle forme. Le dessin scientifique assure la représentation des animaux marins avec toute la précision requise pour l’étude, tandis que la peinture artistique s’oriente vers plus d’expression et d’abstraction. Les représentations de poissons et autres créatures aquatiques sont devenus moins réalistes et plus stylisées, ce qui rend plus difficile leur identification dans les œuvres à partir du XIXe siècle.

William Turner (1775-1851) Baleiniers, Metropolitan Museum of Art, New-York.Avec cette peinture de chasse à la baleine, William Turner, considéré comme un précurseur des impressionnistes, illustre de manière très précoce le basculement vers l’abstraction. Turner à choisi ici délibérément la dissolution de la forme dans la couleur pour rendre encore plus poignante la violence de la scène représentant une des premières pêches industrielles. Wikimedia, CC BY

L’art contemporain s’attache moins à montrer exactement à quoi ressemblent les animaux marins et plus à explorer comment les humains perçoivent et imaginent l’océan. Cette approche aide à mieux comprendre comment les sociétés d’aujourd’hui, qui oscillent entre la peur de la dégradation de l’environnement et l’espoir de renouer avec la nature, voient le monde aquatique.

L’histoire environnementale, un atout pour la conservation de la biodiversité

La plupart du temps, les représentations artistiques passées témoignent d’une représentation des milieux aquatiques comme recelant une ressource inépuisable. À l’heure où la réduction de l’impact de l’humain sur les environnements se révèle déterminante, comprendre l’évolution de nos relations aux milieux aquatiques et aux espèces qui les peuplent est un enjeu majeur pour leur conservation. En effet, mieux cerner l’histoire des environnements et la façon dont ont ils été façonnés par les humains est essentiel pour développer des projets de conservation contemporains durables.

C’est l’objectif de l’histoire environnementale, qui étudie l’évolution des rapports entre les sociétés et leurs environnements au cours du temps. Pour cela, les œuvres d’art sont de plus en plus considérées comme des sources de données historiques pertinentes et encore peu étudiées. Il est pourtant possible d’interpréter les représentations passées de la nature afin d’en tirer des informations environnementales, principal objectif de l’écologie historique. En s’adressant à des œuvres d’art, on enrichit notre approche en lui ajoutant une une valeur sociale et culturelle.

Peter Brueghel l’Ancien (1525-1569), Les grands poissons mangent les petits, 1556, Metropolitan Museum of Art, New York. Cette gravure illustre non seulement le proverbe « Les grands poissons mangent les petits » mais aussi une vision de la nature comme inépuisable tant les poissons sont omniprésent, émergeant partout de l’eau, débordant en excès de la bouche et des entrailles du gros spécimen, pendus aux arbres, et même dans le ciel. Wikimedia

Pour contribuer à cette démarche, notre équipe de recherche a étudié la biodiversité aquatique représentée dans la peinture de l’époque moderne (XVI-XVIIIe siècle) en Europe. Les analyses réalisées ont permis de montrer un déclin général des poissons d’eau douce et de certaines espèces rares comme l’esturgeon ou le saumon à partir du XVIIe siècle, et surtout une forte corrélation entre les régions d’origine des peintres et la biogéographie des espèces représentées. Autrement dit, les artistes représentent ce qu’ils voient là où ils se trouvent. Cela peut paraître anodin, mais c’est une indication de la fiabilité des œuvres d’art en tant que témoignages d’environnements passés. C’est un message important car ces sources de données sont encore sous-estimées en écologie historique.

Franz Snyders (1579-1657) Marchands de poissons à leur étal, 1600–1625, Musée de l’Hermitage. Cette imposante peinture flamande représente grandeur nature une faune aquatique très diversifiée, qui mélange eau douce et marine, poissons, coquillages, crustacés, et même réptiles et mammifères. Toute cette faune rentrait dans l’alimentation de l’époque. Certaines espèces, bien reconnaissables, sont typiques de la région, comme la morue, le saumon ou le lompe. L’esturgeon, quant à lui, a disparu du Rhin depuis les années 1950. Wikimedia

Mais l’application de méthodes scientifiques aux œuvres d’art a une portée bien plus large. En s’appuyant sur la façon dont une œuvre d’art ancienne peut toucher nos sens d’habitants d’Europe occidentale du XXIe siècle. Ainsi, des manifestations comme la fête de la Science nous ont permis d’observer que les émotions provoquées par ces œuvres auprès du public sont contradictoires. Une même peinture peut éveiller émerveillement ou dégoût en touchant à notre mémoire visuelle, tactile, auditive, olfactive et gustative. Elle peut nous transporter de nos souvenirs d’enfance les plus ludiques à nos pires cauchemars. Cette dimension esthétique et sensorielle est souvent négligée dans les discours scientifiques actuels sur la protection de la vie marine. Pourtant, la comprendre est crucial pour établir des relations respectueuses entre humains et nature.

Lors d’une récente étude, nous avons mis en évidence le fait que notre perception des œuvres d’art – ici en particulier des natures mortes montrant la biodiversité marine – était dépendante de nos expériences passées et de notre rapport à l’environnement marin. Par exemple, la nature morte ci-dessous, peinte par Giuseppe Recco en 1683, était significativement plus attractive pour les personnes qui préparent et mangent souvent du poisson, ou qui pratiquent la pêche. Ces résultats soulignent le lien fondamental entre l’expérience esthétique et les expériences de la nature, et suggèrent la nécessité d’élargir la portée de nos expériences de nature, par exemple en ne négligeant pas notre rapport alimentaire avec celle-ci.

Giuseppe Recco (1634-1695), Nature morte aux poissons (détail), 1671, Musée de Capodimonte, Naples. Les œuvres de Giuseppe Recco peuvent susciter des réactions contrastées : certains peuvent prendre plaisir à observer et reconnaître la diversité des espèces représentées avec beaucoup de détail et de réalisme, tandis qu’elles provoquent chez d’autres un sentiment de dégoût ou d’empathie pour les espèces pêchées. Wikimedia
Merveilles aquatiques, l’art de représenter le vivant est paru aux éditions MKF.

Cette dimension esthétique et historique de l’art est souvent négligée dans les discours scientifiques actuels sur la protection de la vie aquatique. Pourtant, la comprendre est crucial pour établir des relations respectueuses entre humains et nature. Cette approche intéresse toutefois de nombreux scientifiques, chercheurs et artistes désireux de franchir les barrières de leurs propres disciplines afin d’œuvrer pour un changement des consciences environnementales. Parmi eux, certains se sont réunis autour d’un ouvrage collectif intitulé Merveilles aquatiques, l’art de représenter le vivant (Edition MkF). Dans ce livre richement illustré, nous avons cherché à partager nos connaissances scientifiques autour d’une passion commune : l’analyse des représentations artistiques de la biodiversité aquatique. En rendant visible l’insignifiant, en sublimant le banal ou l’étrange, faisant d’un simple coquillage un être égal en intérêt au plus grand des organismes marins, les auteurs de ce livre ont souhaité œuvrer à l’émergence de nouvelles relations entre les sociétés humaines et la mer.

Avec les défis du changement global qui marquent notre époque, l’art a un rôle à jouer pour créer de nouvelles relations entre les humains et la mer. Celles-ci passeront inévitablement par la multiplication d’expériences directes ou imaginaires de la nature, l’œuvre d’art devenant le vecteur d’un travail essentiel de conscientisation environnementale.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

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