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Une enquête dévoile les ressentis des personnes victimes de racisme

Voyageurs déchirés, Cité Berryer (rue Royale, Paris) - Sculpteur Bruno Catalano, 28 juillet 2018.
Voyageurs déchirés, cité Berryer (rue Royale, Paris). Sculpteur Bruno Catalano, 28 juillet 2018. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

La ministre déléguée auprès de la première ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, Isabelle Rome déclarait le 30 janvier dernier lors de la présentation du Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine 2023-2026 :

« Les racistes, les antisémites, les antitsiganes, ceux qui distinguent les êtres selon ou en raison d’une couleur de peau, d’une religion, ou d’une nationalité, sont nos ennemis les plus redoutables. Ils sont les ennemis de la République. »

Ce discours s’inscrit en effet dans un climat national tendu en France concernant ces discriminations. Sur la base d’enquêtes qualitatives et quantitatives dans différentes villes de France, il nous a été possible de cumuler des données à partir d’un questionnaire diffusé entre 2015 et 2020, et portant sur le vécu des discriminations dans la ville. Si le sexisme ou les LGBTphobies ressortent dans toutes nos enquêtes territoriales, la question du racisme est celle qui augmente le plus régulièrement dans nos mesures.

Ainsi, lorsque nous demandons aux personnes victimes de racisme quel est leur rapport aux institutions, les trois quarts d’entre elles expriment un sentiment de mépris subi. Cela se concrétise par des tons condescendants, des contrôles au faciès, des changements de place dans les transports…

Puis, quand on leur demande ce qu’ils ont fait pour résister, ils répondent massivement « rien », car ils ne croient pas ou peu au changement « parce que les services publics s’en foutent de nous ! », répondent-ils pour partie.


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Que ressentent les individus ?

Il est important d’analyser ce sentiment de discrimination liée à l’origine réelle ou supposée dans une double analyse géographique : dans et hors des quartiers dits prioritaires, car une immense majorité des personnes relatant des faits de racisme les situent en dehors de ces derniers, ou en provenance de personnes vivant à l’extérieur des dits quartiers alors que plus de la moitié de notre échantillon vit dans les quartiers prioritaires de la ville.

À travers d’autres questions, nous avons cherché à comprendre ce qu’ont ressenti les individus à l’instant des discriminations vécues : de la peur ? De la honte ? Et, de façon générale, comment interprètent-ils ces évènements ?

Tableau : les émotions ressenties par les victimes de discriminations. Fourni par l'auteur

Moins de peur et moins de tristesse, mais plus de colère, voilà ce qui ressort de la compilation de nos données sur plusieurs années. Cette particularité des émotions citoyennes en prise au racisme n’est pas anodine : elle permet de rendre audibles des éléments sensibles propres à cette population victime de discriminations.

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Différentes perceptions des discriminations

Toutes les émotions ne sont pas exprimées de la même manière dans le verbatim de nos enquêtes. Trois perceptions semblent apparaître.

Des émotions totales : pour cette catégorie de personnes, il n’y a pas d’extérieur à la discrimination, car toute procédée de phénomènes globaux (l’histoire, le racisme systémique) et essentiellement discriminatoires.

Immiscées dans tous les interstices de la vie quotidienne, les différentes formes de racisme forment, pour ces personnes, un horizon total.

« La violence de la société est telle que je n’arrive pas à me distancier des remarques que j’entends. Pas d’attaques directes ni d’agressions mais une violence sournoise, relativement discrète omniprésente présente »

« Les discriminations viennent de partout et sont de toutes les natures ». Les victimes de racisme témoignent beaucoup plus de ce type d’émotions.

Des émotions relatives : généralement, on trouve des émotions plus ténues. Autrement dit, peu importe le trauma de la discrimination, les raisons sont ici plus floues, ou plus individuelles :

« tout dépend du type de discrimination que je vis »

« ça dépend fortement de la personne aussi ».

Des retours du refoulé discriminatoire : enfin, de nombreuses discriminations ne sont révélées que lors d’entretiens. Il faudra attendre que les mots de la discrimination résonnent dans les récits des personnes pour qu’elles interprètent leurs vécus de la sorte :

« En vous parlant, je me rends compte que si, c’était de la discrimination… ».

Cette situation, où le refoulé ressurgit, fait basculer les narrations individuelles.

Un éloignement des espaces d’écoute

Nous avons aussi demandé aux répondant·e·s ce qu’elles et ils avaient fait à la suite de ces discriminations. Le tableau ci-après retranscrit les réponses.

Tableau : Que faire face aux discriminations racistes ? Fourni par l'auteur

Moins en parler aux collègues, moins en parler aux proches, mais plus témoigner sur les réseaux : est-ce là une caractéristique des soutiens mobilisés par les personnes victimes de racisme ?

Les répondant·e·s à nos enquêtes se sont-ils/elles senti·e·s écouté·e·s durant leurs épreuves ou après, par les personnes ou les institutions qu’ils et elles ont sollicitées ? Nous avons posé la question aux personnes victimes de racisme et nous avons tenté de comprendre pourquoi certains espaces de l’écoute, de l’entraide, sont décrits de façon parfois paradoxale.

En moyenne, 65 % des personnes déclarent ne pas s’être senties écoutées par les institutions censées les prendre en compte… Mais lorsque nous faisons une extraction statistique sur les victimes de racisme, ce chiffre monte à 83 % !

Le dénigrement et le mépris représentant des références de récurrence dans le verbatim de nos enquêtes, il apparaît central d’interpréter cet éloignement vis-à-vis des supports d’aides formel et informel à la lueur de ces émotions.

Les éléments laissés par les répondant·e·s relatent des phénomènes d’infériorisation, d’absence de prise en compte, de mépris. Le champ lexical de dédain, du mépris (se « faire regarder de haut », « se faire mal répondre ») et des phénomènes de mésestime sont donc excessivement présents, principalement dans le domaine de l’emploi d’ailleurs (« comme si le fait d’être jeune et noir ça faisait forcément de moi un abruti »).

Un sentiment d’oppression

Aux côtés du mépris, un autre sentiment est témoigné : l’oppression. Plus marginal statistiquement que les autres, il représente plus de 12 % des réponses laissées par les victimes de racisme. L’oppression est un terme très fort qui se distingue, dans son emploi, selon plusieurs facteurs :

  • un usage militant,

  • un usage qui renvoie à la répétition des faits, à leur fréquence,

  • un usage qui fait référence à la présence de nombreux témoins.

Dans les témoignages de l’oppression, il se peut que les trois logiques se superposent pour donner lieu à des récits qui disent la lourdeur, la pesanteur, la force de la coercition. On notera que le terme d’oppression, très employé dans les entretiens associatifs, comme le terme de privilège par exemple, n’est pas excessivement utilisé dans le verbatim, mais le champ lexical de l’oppression apparaît avec des termes comme domination, contrainte ou bien encore des expressions comme de force. Sur ce point précis, les témoignages de racisme sont bien plus présents que les autres.

Dans le cadre d’une approche intersectionnelle, être victime de racisme peut se cumuler avec d’autres critères de discriminations, tels le handicap, l’apparence physique, le sexe, l’orientation sexuelle et la précarité sociale. C’est d’ailleurs ce qui ressort massivement dans un autre espace public : celui de la sphère médiatique.

On trouve alors des échos de ces stigmatisations dans l’une et l’autre des sphères, comme le montre par exemple le harcèlement produit par les journalistes de « la ligue du LOL », où des personnes discriminées sur leur apparence physique ont été discréditées, dénigrées, dégradées sur les réseaux sociaux sur la base d’un soi-disant humour.

Par l’humour, d’ailleurs, s’ancrent nombre de dominations et de rabaissements de personnes vues comme inférieures. Lutter contre les discriminations racistes dans l’espace public, c’est penser un nouvel espace de vie vivable en commun, un nouveau chemin de citoyenneté retrouvée pour les personnes blessées, discriminées – et pour rétablir le droit le plus fondamental : celui d’être soi, sans subir les ruptures d’égalité.


Discriminations dans la ville. Double Ponctuation, éditeur

Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin viennent de publier « Discriminations dans la ville : sexismes, racismes et LGBTphobies dans l’espace public » (Double Ponctuation editions, 2023).

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