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Une leçon de théorie de l’art avec Rahan

Roger Lécureux et André Chéret, Rahan, La bête plate. Avec l'aimable autorisation de Jean-François Lécureux.

Après une longue période pendant laquelle les musées sont restés fermés, le moment semble opportun pour reposer la question de la nécessité de l’art. C’est peut-être le moment de profiter de l’ouverture des librairies et bibliothèques pour nous replonger dans une bande dessinée populaire qui, entre autres grands mérites, a posé pour une génération de lecteurs les jalons d’une théorie de l’art aussi critique que pointue.

Le scénariste et le dessinateur de Rahan, Roger Lécureux et André Chéret, n’ont cependant jamais manifesté un quelconque intérêt pour l’art ou pour les ouvrages d’esthétique. Mais le pragmatisme dont ils dotent leur héros les amène à lui prêter un regard pour le moins sceptique sur les manifestations artistiques des âges farouches, assimilées à des cultes fatalement trompeurs. L’esprit critique de Rahan en matière d’art semble bien sûr moins devoir au paléolithique qu’au positivisme scientifique et à l’anticléricalisme propre à ses auteurs.

Rahan rencontre l’art pour la première fois dans La bête plate (janvier 1970). D’abord subjugué par le mimétisme des silhouettes peintes, il ne peut ensuite adhérer à la démonstration de superstition dont elles font l’objet. Les hommes du clan croient en effet que s’ils arrivent à toucher les bêtes peintes de leurs tirs, alors la chasse sera bonne. Rahan soutient que la seule façon de s’en servir, c’est en tant que cibles d’exercice : il n’y a aucune magie là-dedans, juste du travail, de l’habileté et du bon sens. Rahan ne se prononce pas sur le statut du peintre, qui reste un inconnu dans cet épisode. C’est le statut du spectateur qu’il interroge, celui d’un usager de l’art qui ne doit pas se laisser abuser par les séductions de l’œuvre ni se cantonner dans un rôle trop passif de regardeur.

Roger Lécureux et André Chéret, La bête plate. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Cette démonstration que les images ne servent à rien n’est qu’une étape de la critique radicale de l’art que Rahan mènera dans La caverne des tromperies (juillet 1975). Là, il rencontre un vieil homme qui peint d’admirables animaux au fond d’une grotte.

Roger Lécureux et André Chéret, La caverne des tromperies. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Mais le vieux peintre est aussi le cerveau d’une escroquerie : les chasseurs du clan – autant dire les prolétaires du Paléolithique – se prosternent devant ses images et lui versent un tribut lorsque la chasse est bonne. Ce sont ses fils, en fait, qui déposent du gibier là où il conseille les chasseurs d’aller. La leçon est claire : quand il revendique une part de magie, l’artiste est un voleur, un traître à la société.

Roger Lécureux et André Chéret, La caverne des tromperies. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Le peintre, d’ailleurs, a parfaitement conscience de son imposture, et méprise les chasseurs qui croient en son pouvoir.

Une autre escroquerie à la peinture se révèle encore plus sinistre. Dans L’île des morts-vivants (octobre-novembre 1975), des hommes très primitifs, incapables de parler, et cannibales de surcroît, sont tout de même parvenus à dresser des gorilles à leur amener de la chair humaine fraîche. Ils peignent un squelette humain sur les corps des primates, de manière à ce que les tribus crédules des alentours croient voir apparaître des spectres dans la nuit. Si l’aspect très fruste de ces cannibales peut sembler en contradiction avec leur maîtrise de la technique du trompe-l’œil, faut-il comprendre que les habiletés de la peinture ne constituent pas un marqueur de civilisation ?

Roger Lécureux et André Chéret, L’île des morts-vivants. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Dans ces deux derniers cas, il apparaît clairement que ce qu’on appelle l’art n’est pas une qualité inhérente à une image ou à un objet, mais tout un dispositif social dans lequel l’image ou l’objet se trouve pris. Pour preuve, La mère des mères (octobre 1973) montre un clan de Noirs esclavagisés par des Blancs pour transporter et ériger une gigantesque pierre en forme de déesse de la fécondité. L’important n’est pas la singularité formelle de la pierre, qui fortuitement ressemble à une déesse ce qui compte, ce sont les inégalités sociales que révèle cette singularisation.

Roger Lécureux et André Chéret, La mère des mères. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

L’escroquerie au gibier, les gorilles squelettes, la pierre divinisée : trois situations où l’art est un dispositif social, articulant des artisanats remarquables, un public trompé, et, entre les deux, un régime de relation basé sur le mensonge, la volonté de pouvoir et la capitalisation. Dans ce système de l’art, les objets sont interchangeables. Croire en l’objet est une impasse.

Pour comprendre d’où vient le prétendu pouvoir de l’icône, pour démonter les supercheries qui y sont associées, Rahan se livre à des enquêtes dignes d’un archéologue ou d’un historien de l’art. Ainsi tombe-t-il un jour en arrêt devant une colossale statue de pierre qui se dresse au beau milieu d’un lac. Une tortue géante habite ces eaux, et le clan du rivage a pris l’habitude de lui sacrifier des nouveau-nés. L’aura divine qui entoure le monstre ne vient pas de sa taille ou de sa force, mais bien de la statue, et plus particulièrement du fait que sa présence au milieu d’une eau profonde reste, techniquement, inexplicable.

Roger Lécureux et André Chéret, Le secret de Wandaka. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

S’il veut mettre fin aux sinistres sacrifices, Rahan doit démontrer au clan du rivage que la présence de la statue n’a rien de magique ou de divine, et qu’elle a bien été façonnée par des hommes astucieux. Il plonge pour retrouver des traces d’outils, il émet plusieurs hypothèses… Finalement, une modélisation accidentelle avec son coutelas fiché dans le sable lui apporte la solution : des hommes ont autrefois découvert une immense roche qui affleurait, et l’ont excavée au fur et à mesure qu’ils la sculptaient. Des infiltrations de sources ont ensuite rempli l’immense cuvette ainsi formée, la transformant en lac.

Roger Lécureux et André Chéret, Le secret de Wandaka. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Si les histoires de Roger Lécureux sont astucieuses, il faut aussi rendre hommage au génie du dessinateur André Chéret, et à sa manière de mettre en scène des discussions et des moments de réflexion comme des actions à part entière. Chéret confessait qu’il avait, par facilité, pris ses mains et ses pieds comme modèles de Rahan, et sans doute aussi son visage. Cette projection du corps du dessinateur dans la case donne naissance à un univers narratif où dominent les mains qui désignent, qui manipulent pour comprendre, ainsi que des expressions faciales très variées, de cogitation, de désaccord… C’est toute une rhétorique visuelle de l’investigation, de la persuasion, de l’intelligence que Chéret a construite sous couvert de gros muscles et de bêtes hostiles.

Soumis à de telles manipulations, qu’elles soient physiques ou mentales, les objets mystérieux que croisent Rahan finissent, comme la statue au milieu du lac, par être totalement démystifiés. Rien d’étonnant à ce que Rahan favorise l’approche rationnelle et pragmatique de ce qu’on appelle aujourd’hui les arts appliqués. Son nomadisme l’incitant à la parcimonie (ses possessions matérielles se résument à un slip de peau, un couteau d’ivoire et un collier de griffes), il porte une attention très sélective à tout objet susceptible de combler un besoin.

L’exemple le plus important en est la gaine de son coutelas. Portée à la ceinture, juste sur la cuisse nue, l’arme menace de lui entailler la peau à chaque mouvement. Rahan commence par la protéger d’un étui en bambou ; puis il utilise une longue queue de panthère, dont la frime révèle son peu de fonctionnalité. Il lui faut douze épisodes pour enfin fabriquer la gaine souple en peau de lézard qui ne le quittera plus.

Roger Lécureux et André Chéret, La jeunesse de Rahan. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Une planche tardive de 1989, dans La jeunesse de Rahan, synthétise ce tâtonnement, cette succession d’essais et d’erreurs, qui dans la dramaturgie de Rahan réunit les arts appliqués et la démarche scientifique. L’artiste accompli, selon, Rahan, c’est finalement l’ingénieur, qui met sa créativité et son observation de la nature au service de la société.

Roger Lécureux et André Chéret, Les singes hommes. Avec l’aimable autorisation de Jean‑François Lécureux

Il y a une très belle scène, digne d’un artiste conceptuel, en ouverture des Singes hommes (décembre 1971), où Rahan sculpte, avec son coutelas d’ivoire, un faux coutelas en bois. En sculptant, il médite sur le fait que cette représentation serait inutilisable. Son visage concentré reflète aussi une intense mélancolie : celle de l’individu qui invente en même temps l’art et son dépassement.

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