Environ 3 millions de personnes prennent, en France, du Levothyrox. On a réalisé à quel point ces patients étaient nombreux à l’occasion de la crise déclenchée par le changement de la formule de ce médicament au mois de mars. 2 500 dossiers ont déjà été enregistrés dans une action collective pour « défaut d’information » qui sera engagée au civil contre le fabricant, Merck, tandis que des plaintes ont été déposées au pénal pour « non-assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d’autrui ».
De nombreux patients se plaignent d’effets secondaires avec ce médicament, destiné à remplacer l’hormone produite par la thyroïde en cas d’ablation de cette glande située à la base du cou, ou bien à compenser une baisse de cette hormone – ce qu’on nomme l’hypothyroïdie. En attendant que les enquêtes menées par la justice aboutissent, plusieurs pistes ont été avancées pour tenter de comprendre la survenue, avec la formule modifiée, de troubles du rythme cardiaque, de crampes musculaires, de problèmes intestinaux, de maux de tête ou de vertiges, par exemple une différence dans la biodisponibilité du médicament c’est-à-dire dans la diffusion du principe actif dans l’organisme. Mais à ce jour, ces hypothèses peinent à expliquer l’ampleur du phénomène.
Notre expérience dans le suivi à l’hôpital, sur 22 années, de plus de 5 000 patients touchés par une maladie héréditaire méconnue, le syndrome d’Ehlers-Danlos, nous amène à formuler une nouvelle hypothèse. Des personnes traitées par Levothyrox pour une hypothyroïdie pourraient être porteuses de ce syndrome, sans avoir été diagnostiquées. Cette maladie serait alors à l’origine des effets indésirables observés, du moins pour certains patients.
Le syndrome d’Ehlers-Danlos, maladie méconnue mais fréquente
Le syndrome d’Ehlers-Danlos est fréquent, bien qu’il soit encore rangé par certains chercheurs dans les maladies rares. Il concerne environ 2 % de la population selon l’estimation de notre groupe de médecins, le Groupe d’étude et de recherche du syndrome Ehlers-Danlos, même si cette proportion peut varier en fonction de la classification retenue. La maladie touche l’ensemble des tissus conjonctifs, qui représentent environ 80 % des tissus du corps humain, par exemple la peau ou les os. Ces tissus sont plus fins et plus fragiles, en raison notamment d’une modification du collagène, l’armature de ces tissus. Les symptômes apparaissent habituellement dans les premières années de la vie ; pourtant ces signes ne conduisent jamais au diagnostic, ou alors avec un retard considérable de… 21 ans en moyenne.
Les difficultés à reconnaître le syndrome d’Ehlers-Danlos chez un patient sont liées à la diversité des symptômes et à l’absence de test biologique, à l'exception de certaines formes particulières.
Les descriptions initiales de la maladie ont été réalisées par des dermatologues, d’abord Nicolai Alexandrovich Chernogubow à Moscou (Russie) en 1891, puis Edvard Ehlers à Copenhague (Danemark) en 1900. Elles se concentraient sur l’hypermobilité des articulations – une souplesse articulaire bien supérieure à la moyenne – et l’étirabilité de la peau.
Au cours des vingt dernières années, la conception de la maladie a beaucoup évolué sous l’influence de chercheurs de plusieurs pays, notamment Rodney Grahame à l’université de Londres (Grande-Bretagne), Daniel Manicourt à l’Université catholique de Louvain (Belgique), Antonio Bulbena à l’université autonome de Barcelone (Espagne) et Pradeep Chopra à l’université de Brown, à Rhode Island (États-Unis). Leurs travaux ont permis d’identifier de nombreuses autres manifestations de la maladie, par exemple des difficultés respiratoires qui peuvent être confondues avec l’asthme, ou des manifestations cardiaques comme la tachycardie. Le système endocrinien, dont la thyroïde fait partie, est aussi concerné.
Un diagnostic fondé sur neuf signes caractéristiques
La présence, chez un patient, de 5 au moins des 9 signes caractéristiques du syndrome d’Ehlers-Danlos permet de poser le diagnostic de manière fiable, comme montré dans notre communication à l’Académie de médecine, le 28 février. L’absence de l’un d’entre eux ne peut l’éliminer, étant donnée la variabilité des tableaux cliniques.
Nous reprenons ici la description de ces neuf signes.
Des douleurs des articulations et autour des articulations, avec des localisations multiples (cou, épaules, coudes, poignets, doigts, dos, bassin, hanches, genoux, chevilles, pieds) de type chronique ou, à l’inverse, brèves et très violentes. Elles sont variables en intensité (souvent très fortes) selon la localisation, évoluant habituellement par crises sur un fond continu. Elles sont aggravées par l’activité physique, avec souvent un décalage au lendemain, et peuvent persister longtemps.
Une sensation de fatigue importante, présente dès le réveil, avec l’impression de pesanteur du corps, exagérée lors de crises imprévisibles, avec parfois des accès de somnolence dans la journée.
Des troubles du contrôle des mouvements volontaires, avec des maladresses et des heurts d’obstacles comme le chambranle de la porte, une déviation de la marche et parfois des chutes.
Une instabilité des articulations responsable de pseudo entorses (qui ne durent pas, contrairement aux entorses véritables), de blocages articulaires, de luxations ou de subluxations c’est-à-dire des débuts de luxation (incluant les craquements des articulations).
Une peau amincie, pâle, transparente, laissant voir le réseau veineux sur les avant-bras, au-dessus des seins et dans le dos. La peau est douce au toucher. Elle ne protège pas contre l’électricité statique, ce qui entraîne des sensations de décharge électrique au contact d’objets métalliques comme la portière d’une voiture, un caddy, ou lors du contact physique avec une autre personne.
Une hypermobilité des articulations, au moins dans l’enfance. Elle est plus ou moins diffuse, permettant par exemple de mettre un pied derrière la tête ou de faire le grand écart facial. Cette souplesse extrême a pu disparaître par la suite, ou bien être masquée par les douleurs ou les contractures. Son absence n’exclut pas le diagnostic. Des rétractions des muscles, par exemple des muscles fléchisseurs des genoux, des triceps ou des muscles fléchisseurs plantaires, sont même fréquentes, surtout chez l’enfant.
Des reflux gastro-œsophagiens, ou vomissements, qui peuvent survenir tôt dans la vie, par exemple lors de la prise des biberons.
Des ecchymoses étendues, ce qu’on appelle des « bleus », survenant pour des traumatismes minimes bien souvent passés inaperçus, ou du purpura, un semis de petites taches rouges sur la peau.
Des sens exacerbés, ce qu’on nomme l’hypersensorialité. Cela se traduit notamment par une intolérance aux bruits et une perception très fine des sons, ou hyperacousie. Cela entraîne également des vertiges, survenant aux changements de position de la tête, compromettant l’équilibre postural.
Les pieds et les mains froids, des fièvres inexpliquées, des vergetures
D’autres signes peuvent coexister et contribuent à l’identification du syndrome d’Ehlers-Danlos. Les pieds et les mains froids, signe d’une dysautonomie, souvent confondus avec un syndrome de Raynaud ; des palpitations, des sueurs, de la frilosité, des fièvres inexpliquées ; une grande sensibilité olfactive et au toucher ; une constipation ; des douleurs dans l’abdomen ou dans les côtes ; des troubles du sommeil ; de la dystonie, c’est-à-dire des tremblements ou des secousses musculaires, des contractures ; de la fragilité cutanée avec des troubles de cicatrisation ou des vergetures ; une étirabilité cutanée excessive ; des gencives qui saignent facilement ; des blocages respiratoires, des essoufflements ; des troubles de la vision binoculaire (capacité à utiliser les deux yeux pour voir nettement) ; des dents mal positionnées ou qui bougent ; le besoin d’uriner souvent ; pour les femmes, des douleurs lors des rapports sexuels, des accidents lors des accouchements ; des troubles cognitifs liés à la mémoire, l’attention, la concentration, l’orientation ; des troubles de l’affectivité ou du comportement comme l’anxiété, l’émotivité ; des troubles du spectre autistique.
Si nous avons dressé ici cette longue liste, c’est dans le but de mettre des personnes concernées – ou leurs médecins – sur la piste du syndrome. L'absence de diagnostic peut en effet avoir de lourdes conséquences pour la santé de ces personnes. Quand d’autres membres de la famille présentent des tableaux identiques – plus ou moins expressifs – cela vient renforcer la suspicion.
On le voit, les manifestations cliniques sont multiples et de ce fait, aboutissent à bien des erreurs de diagnostic. Certaines personnes touchées par la maladie ont un diagnostic psychiatrique, comme montré dans notre article publié en mars dans la revue Journal of Depression and Anxiety ou encore un diagnostic, là aussi erroné, d’une autre maladie physique.
Un diagnostic de fibromyalgie peut aussi être posé. Il s'agit en fait d'une appellation impropre donnée par les rhumatologues au syndrome d’Ehlers-Danlos. Cette catégorisation a été réalisée par des chercheurs abusés par une conception ancienne du syndrome d’Ehlers-Danlos, longtemps vu comme une simple curiosité de la nature permettant de faire des numéros de contorsionnisme, et sans douleurs. Et malheureusement, elle perdure.
L’hypothèse d’une confusion diagnostique entre deux maladies
Pour en revenir à la crise du Levothyrox, il convient donc de se poser la question suivante : pourrait-il exister une confusion diagnostique entre l’hypothyroïdie et le syndrome d’Ehlers-Danlos ? Un nombre important des symptômes décrits se retrouvent en effet dans les deux maladies.
L’hypothyroïdie est caractérisée par la fatigue importante dès le réveil, les troubles du sommeil, les ronflements nocturnes, les troubles de la thermorégulation (extrémités froides, frilosité, hypothermie), la sécheresse de la peau et les modifications des phanères (ongles cassants, chute des cheveux), la constipation, la prise de poids, les douleurs articulaires, les crampes musculaires, les difficultés à avoir un enfant et la fréquence des fausses couches, les troubles de la sexualité, l’anémie, les troubles de la mémoire, de la concentration, un état dépressif.
Ces symptômes sont tous retrouvés, plus ou moins groupés, chez des patients avec un syndrome d’Ehlers-Danlos. Leur présence peut être à l’origine d’une erreur d’interprétation donnant lieu à un diagnostic erroné d’insuffisance thyroïdienne.
A l'inverse, on observe dans le syndrome d’Ehlers-Danlos des modifications morphologiques visibles à l’échographie, comme l’atrophie de la thyroïde. Par ailleurs, des nodules sont très banals dans cette maladie du conjonctif, tout comme les kystes. Il est donc possible que des diagnostics d’hypothyroïdie soient posés à tort devant un tableau de syndrome d’Ehlers-Danlos, notamment chez les sujets les plus jeunes.
L’hypothyroïdie, l’une des expressions du syndrome d’Ehlers-Danlos ?
Notre expérience auprès des patients et nos publications scientifiques nous conduisent à proposer, en plus, une autre hypothèse. L’hypothyroïdie pourrait être, en fait, l’une des modalités d’expression du syndrome d’Ehlers-Danlos. Autrement dit, la première relèverait du second, il ne s’agirait pas de deux maladies différentes. Le tissu conjonctif serait peut-être, là aussi, en cause.
En effet, arrêtons-nous un instant sur les principaux symptômes décrits par une partie des patients après la prise du nouveau Levothyrox. Ils ont été rendus publics en octobre par l’Agence nationale de sécurité du médicament sur la base des déclarations de pharmacovigilance envoyées par les patients. Fatigue, insomnie, maux de tête, vertiges, douleurs articulaires et musculaires, chute des cheveux : ces signes se retrouvent dans le syndrome d’Ehlers-Danlos. On observe également parmi les déclarants une nette prédominance des femmes (soit 90,7 %), comme dans le syndrome.
Il convient donc de s’interroger : les effets indésirables observés chez certains avec le nouveau Levothyrox ne sont-ils pas le fait de patients ayant un syndrome d’Ehlers-Danlos méconnu ? Il resterait, encore, à comprendre pourquoi ces réactions n’ont été signalées qu’avec le changement de formule. Étant donnée la population très importante de personnes atteintes non diagnostiquée en France, l’hypothèse mérite en tout cas d’être explorée. Les médecins formés à cette maladie voient en effet venir à eux de nombreux patients qui ont trouvé seuls, avec l’aide d’Internet, l’explication à leurs douleurs et autres problèmes de santé. Les interrogations autour de la nouvelle formule du Levothyrox sont, peut-être, une occasion de mettre certains patients sur la bonne voie.