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Une pathologie contemporaine : « on l’a bien cherché » !

Culpabilité : Caïn venant de tuer son frère Abel (1896), oeuvre d'Henri Vidal placé au jardin des Tuileries en 1982. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Dans Histoire et trauma, remarquable ouvrage sur le trauma en héritage, Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière dressent une typologie des réactions sociales et individuelles qui suivent une catastrophe collective.

C’est dans un avertissement ajouté après coup, alors que le 11 septembre 2001 vient d’avoir lieu, qu’ils résument en plusieurs points les invariants rencontrés dans leur pratique analytique, que ce soit à l’asile ou en cabinet.

Le déni

Première réaction (nous citons dans le désordre, la liste elle-même ne comporte pas d’ordre, mais juste une suite de réactions observées et récurrentes) : « le déni : ce qui est arrivé n’est pas arrivé. »

On songe ici à certaines élucubrations conspirationnistes qui cherchent des explications se réduisant invariablement au fameux credo populiste « on nous ment » ; explications complexes dans leur effort bien que simples dans leur principe, qui tendent à nier l’évidence, au profit d’une évidence supérieure, celle paranoïaque qui consiste à croire que nous sommes victimes d’une manipulation.

La culpabilité

Deuxième réaction : « la culpabilité du survivant : pourquoi eux et pas nous ? » Qui n’a pas éprouvé cette culpabilité après les attentats du 13 novembre notamment, parce qu’ils visaient la jeunesse de l’Est parisien, autrement dit n’importe qui, ce qui aide à l’identification ? Et d’autant plus ceux qui étaient familiers des lieux où ont été perpétrés les meurtres. Il en va de même pour Nice, et tous ces lieux à la fois symboliques de liberté, de culture, de vie.

Le soulagement de ne pas avoir été là se mêle à cette espèce de honte de ne pas avoir été là. Le hasard est ici insupportable, raison pour laquelle on comprend l’attirance pour les thèses complotistes ou conspirationnistes, qui ont le mérite d’évacuer l’arbitraire au profit d’une rationalité certes perverse mais rassurante. C’est le bénéfice secondaire de la paranoïa, créer du sens là où le scandale de la gratuité ajoute à la peine.

La fascination

Troisième réaction : « La fascination pour les criminels et la destruction de masse, repérée par Hannah Arendt […] » Fascination très manifeste dans certains « quartiers », où les pics d’engagement djihadiste ne sont jamais aussi forts qu’après un attentat. La valeur fascisante qu’est l’héroïsme associé à la violence et à la destruction ainsi qu’à la virilité, est portée par un discours collectif « de résistance » par rapport aux valeurs républicaines et démocratiques, et un conflit militaire pourtant à des milliers de kilomètres de la France.

Autrement dit le mal-être d’une jeunesse rencontre la réalité d’un combat, ainsi qu’une forme d’idéologie certes rudimentaire, mais d’apparence « contestataire ». Ainsi la destruction, la mort, peuvent devenir attrayantes lorsque se rencontrent par des conjonctions historiques et sociologiques, le désœuvrement identitaire et économique d’une jeunesse, et la proposition politique d’une révolte collective.

Certes, le romantisme souvent associé à ces révoltes, du Che aux voyages psychédéliques à Goa, en passant par les mots d’ordre de 68 – « faites l’amour pas la guerre » –, n’est ici plus de mise. Les nouveaux gourous sont barbus et portent des bermudas, leurs femmes sont invisibles et tout à la fois très visibles, engoncées dans des draps noirs même sous fortes chaleurs.

L’esthétique qui toujours accompagne les mouvements politiques en rupture, connaît-elle aussi la crise. Si elle a son code vestimentaire, elle se concentre essentiellement dans la mise en scène du meurtre. À d’autres époques, on aurait ri des burkinis, dont le ridicule le dispute à l’absurde ; aujourd’hui, ils suscitent des débats très sérieux. Mais notre époque est marquée par l’esprit de sérieux.

La reviviscence

Quatrième réaction : « La reviviscence traumatique des catastrophes […]. » Bien que notre génération et celle de nos enfants n’aient pas connu la guerre, celle-ci demeure dans la mémoire collective, qu’elle ait été racontée, symbolisée, ou passée sous silence, sa trace est aujourd’hui réactivée.

Mais voici trois phénomènes qui semblent avoir pris une ampleur supplémentaire ces derniers temps.

  • « L’identification à l’agresseur : nous l’avons bien cherché. »
  • « La perversion du jugement : les victimes sont les coupables et réciproquement. »
  • « Enfin, la banalisation : la sophistication des commentaires allant de pair avec l’anesthésie des sensations. »

Une pathologie

Ces deux chercheurs, bien avant la vague d’attentats qui a frappé la France, avaient identifié une pathologie qui pourtant aujourd’hui passe pour la normalité même : il a suffi d’ouvrir la radio ou la télévision à la suite de la tuerie de Nice pour s’en convaincre. Si l’on devait compter les points – outre les polémiques politiques qu’a agitées la droite avec une indécence écœurante – si l’on s’en tenait aux commentaires et aux sondages, et si enfin l’on venait d’une autre planète, sans connaissance des médias français, on croirait dans un premier temps que l’attentat a été perpétré par… le gouvernement. Puis on écouterait plus attentivement, prêtant l’oreille à un certain type de discours, pour se rendre compte, qu’en plus du gouvernement, c’est un peu la faute de la France, qui n’a pas su éduquer ses enfants, ou à l’assistance publique qui a fabriqué des délinquants, puis à la justice, surchargée, puis au système pénitentiaire, etc.

Si toutes ces réponses ont une part de vrai – personne ne niera que les prisons sont surchargées, que la politique pénitentiaire est en soi problématique, que l’éducation nationale en certaines de ses tâches a failli, et si ce n’est elle, c’est la politique urbaine, etc. le problème n’est pas là.

Il est dans l’inversion de la causalité.

À moins de nier toute responsabilité aux tueurs, à moins de nier toute responsabilité à une idéologie meurtrière, à moins de nier toute responsabilité à la radicalisation religieuse. Ce qui contribue à reconduire une forme de pensée coloniale et pseudo charitable : les meurtriers, ces pauvres enfants, les tueurs, ces maltraités de notre démocratie, les djihadistes, ces gamins fragiles… autant dire ces pauvres petits Arabes, ça irait plus vite.

« Nous l’avons bien cherché »

Ainsi, le discours ambiant véhicule de manière sous-jacente une forme insidieuse et dangereuse de racisme, en même temps qu’un masochisme délirant. « Nous l’avons bien cherché », disent les politiques en campagne, à force de ne pas garder les délinquants en prison, nous l’avons bien cherché disent les challengers de Marine Le Pen, à force de ne pas bouter les ennemis de la France hors de France, en nous gardant bien de définir juridiquement les ennemis, mais en les désignant tout de même, nous l’avons bien cherché disent les médias en interrogeant lors d’un micro trottoir ou d’un sondage, le brave peuple, qui répond impulsivement « nous ne sommes pas protégés », « évidemment, si on fait la guerre en Syrie », « il aurait fallu interdire le voile », « il n’aurait pas fallu interdire le voile », « on ne respecte pas assez la religion, c’est normal qu’ils se sentent humiliés », « aussi, à faire des caricatures du prophète… », bref, nous l’avons bien cherché.

Et l’on peut remonter plus loin, jusqu’à la colonisation bien sûr. Nous avons péché, nous devons payer, le sang de nos enfants sera un tribut à notre vilenie. Autant d’explications qui ont une utilité sociologique et historique incontestable, mais qui sont réifiées en Causes productrices, et non maintenues comme éléments d’éclairage.

Elle est là la pathologie. Dans un rapport de cause à effet inversé. Dans une confusion entre la cause efficiente et la cause adjuvante, ou pour employer un vocabulaire aristotélicien, la « cause instrumentale ». Et on use ici du terme de « cause » au sens faible, dans une simple logique élémentaire, qui n’engage pas une théorie sur le déterminisme de ce genre d’actes.

Encore une fois, c’est l’affect qui décide de la raison, celle-ci l’habillant de son masque.

Sur-commentaires banalisant

À ceci s’ajoute la dernière réaction mentionnée par la liste des deux psychanalystes : la banalisation du fait de la sophistication des commentaires. Les chaînes d’info continue qui gangrènent les écrans (on en trouve désormais dans presque tous les cafés des villes et des villages), charrient du commentaire au mètre, pour noyer de bruit la peine et le deuil. Peine et deuil qui ont besoin de silence.

C’est la boucle qui se boucle. On banalise le fait en le sur-commentant, effaçant ou contribuant à effacer l’affect, et dans ce commentaire incessant, on interrompt le temps, on le saucissonne, on l’empêche, ce temps long de l’explication et de la causalité : il n’est pas de causalité sans temporalité, il n’est pas de quête de compréhension sans l’acceptation de la durée – non seulement la durée de la pensée, mais la durée de l’histoire.

L’abolition du temps par le commentaire banalise l’acte qui de toute façon suscite la recherche d’un faisceau de raisons, comme chez les complotistes ou les conspirationnistes, sauf qu’on peut aujourd’hui quasiment rayer le « comme ». Le type d’explication prépondérant sur nos antennes est bien conspirationniste, puisque nos gouvernants sont tenus pour responsables des attentats qui nous meurtrissent.

Et puisqu’ils sont responsables, ils peuvent remédier au problème. Comment ? Par une politique encore plus sécuritaire pardi. CQFD. La façon dont les attentats sont couverts par la presse, la façon dont l’opposition s’en saisit, la façon dont les Français semblent réagir si l’on en croit les sondages, cette pathologie identifiée et pourtant invisible de « nous l’avons bien cherché », dressent une haie d’honneur au front national. On pourra toujours se dire après, mais trop tard, « nous l’avons bien cherché ».

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