Appréciez-vous le café pour son goût ou parce qu'il vous réveille ? Pour plaire à toutes et tous, c’est en oscillant entre quête de rentabilité et d’une certaine noblesse que son industrie s’est bâtie.
Au travail, le café compte peut-être parmi vos compagnons privilégiés. Qu’elle soit un prétexte pour socialiser autour de la machine, ou le moyen de se donner un coup de boost et stimuler ses capacités cognitives, peu importe sa qualité, la boisson énergisante est omniprésente. C’est à la fois la substance psychoactive la plus consommée au monde et un objet gastronomique que les gourmets poussent à son plus haut niveau de raffinement.
Ce paradoxe se retrouve dans l’industrie du café elle-même, qui concilie deux dimensions à la fois opposées et complémentaires : pragmatisme et idéalisme, vouloir répondre au besoin du marché de manière rentable mais aussi s’attacher émotionnellement à l’art du café et aux valeurs nobles qui y sont associés, que ce soit sur les plans gustatif ou éthique. Comment une industrie peut-elle perdurer en conciliant des visions qui semblent autant contradictoires ?
Nos travaux montrent que le secteur n’a cessé d’osciller entre ces deux pôles et de se renouveler en passant de l’un vers l’autre. Un excès de pragmatisme peut réduire le café à une simple commodité ou à un stimulant, en mettant l’accent sur le volume et la réduction des coûts, souvent au détriment de la qualité ou des standards sociaux et environnementaux. À l’inverse, un excès d’idéalisme aurait limité la diffusion du café à grande échelle, le réservant à une élite, ou aurait compromis la viabilité économique à long terme de l’industrie.
Nectar divin et stimulant pour soldats
Pour comprendre les évolutions de l’industrie du café aux États-Unis entre les années 1910 et 2020, nous nous sommes plongés dans les archives de la publication de référence du secteur, The Tea and Coffee Trade Journal, conservées à la Baker Library de la Harvard Business School. Ce que l’on observe, c’est que les décisions passées ont souvent laissé une empreinte durable sur les périodes suivantes, en ancrant des idées qui se solidifient avec le temps, pour être ensuite redécouvertes et réutilisées ultérieurement.
Dans les années 1920, l’idée du café comme un produit noble apparaît et on le voit volontiers décrit comme un « nectar divin sans rival ». Cette idée passe néanmoins au second plan pendant la Seconde Guerre mondiale, où les considérations pragmatiques prennent le dessus : en raison de ses propriétés stimulantes pour les troupes, le café devient une ressource stratégique. Cette empreinte historique perdure après la guerre, période durant laquelle les profits sont davantage tirés de la quantité que de la qualité.
Retour de balancier dans les années 1970. Face au déclin des volumes de ventes, un dirigeant propose en janvier 1976 :
« Considérons le café comme une boisson extraordinaire et agréable, peu importe le coût. »
Il recommande de ne pas se focaliser sur l’augmentation des volumes consommés, mais de traiter les graines comme un
« produit élégant, romantique et prestigieux et de voir la consommation de café comme un véritable “rituel”. »
À l’évidence, cette idée du café comme produit gastronomique retrouve aussi un écho dans les cafés de spécialité qui se sont développés depuis.
Une question de culture
Notre étude souligne également l’importance du contexte culturel dans lequel les tensions entre idéalisme et pragmatisme s’expriment. Le déclin des ventes dans les années 1960 s’explique aussi par la contre-culture et les mouvements contestataires qui expriment les idéaux des jeunes générations en opposition à ceux de leurs parents. Ainsi un journaliste écrit-il en octobre 1966 :
« La jeune génération américaine continue de rejeter les choix de boissons de ses parents. Ce n’est peut-être pas le problème le plus crucial de notre société actuelle, mais c’est celui qui impacte le plus directement les industries du thé et du café. Nous sommes convaincus qu’il y a une solution à trouver et que la jeune génération n’est pas entièrement et définitivement attachée aux boissons gazeuses. »
De même, le développement du café équitable et du bio qui marque les dernières décennies ne peuvent être compris qu’en considérant le contexte culturel plus global de l’époque : il concorde avec l’émergence des préoccupations relatives au développement durable et de l’altermondialisme de la fin des années 1990.
Starbucks, noble ?
Notre étude montre que combiner à la fois idéalisme et pragmatisme permet d’atteindre des résultats impressionnants. La montée de Starbucks dans les années 2000 est l’exemple le plus patent d’une telle success story. À l’origine, Starbucks était un détaillant de café en grains, vendant des produits de haute qualité, avec un grand respect des méthodes de torréfaction et une passion pour l’art du café.
Par la suite, cet idéalisme s’est teinté de pragmatisme lorsque l’entreprise est devenue une grande chaîne. Cet édito publié en février 2002 illustre parfaitement comment la noblesse rêvée a été complémentée par une logique managériale plus froide :
« Les employés de Starbucks étaient formés pendant 25 heures avec des cours […] intitulés Connaissance du Café 101, Préparer la tasse parfaite. En parallèle, Starbucks a commencé à recruter des MBA et des cadres d’entreprise expérimentés dans la gestion de franchises en chaîne comme Kentucky Fried Chicken, Wendy’s ou McDonald’s […] apportant ainsi une gestion professionnelle à l’idéalisme préexistant autour du café. »
Quelles leçons pour les autres industries ?
Ces observations offrent plusieurs enseignements qui vont au-delà du seul cas de l’industrie du café. De nombreux autres secteurs sont directement confrontés à la tension entre pragmatisme et idéalisme. Les entreprises sociales doivent par exemple concilier leur mission de réduction de la pauvreté ou d’inclusion avec les exigences pratiques de viabilité économique. De même, les médias doivent trouver leur audience (et donc leurs revenus) tout en restant intègre journalistiquement.
De manière plus générale, l’accent mis sur le développement durable et l’urgence climatique a révélé la nécessité de prendre en compte des idéaux éthiques, au-delà d’une simple logique économique et financière axée sur le pragmatisme. Les employés et jeunes générations étant de plus en plus en quête de sens, les entreprises se doivent désormais d’intégrer plus d’idéalisme dans leurs objectifs, au-delà de la rentabilité financière. Ainsi, dans un contexte de crise écologique et de critique de la surconsommation, une partie de l’industrie de la mode évolue, elle, vers plus de durabilité avec l’essor de la « slow fashion » en réaction à la « fast fashion ».
Si idéalisme et pragmatisme sont en apparence opposés, l’histoire du café montre combien ils restent aussi complémentaires. Les managers auront donc intérêt à toujours garder un œil sur ces deux perspectives, sans tomber dans le piège de privilégier un angle au détriment de l’autre. Une leçon à méditer lors de la prochaine pause-café ?