Menu Close

Union européenne: le peuple n’est plus empereur en son royaume

L’Union européenne, comme la mondialisation, s’est transformée en un phénomène total dont il n’est plus possible de s’imperméabiliser. Emmanuel Dunand/AFP

On a passé trop de temps ces deux dernières années à disséquer l’incapacité de l’Union européenne à gérer la crise des migrants ou contenir les poussées populistes dans les démocraties nationales. On a passé beaucoup trop de temps aussi à chercher les causes et à prédire les conséquences du Brexit sans interroger, dans le même temps, le sens et la portée de l’intégration européenne. Le rejet de l’Union et la désintégration européenne sont aujourd’hui des tendances presque naturelles du discours politique. À tel point qu’on en oublierait presque de se demander ce qui fait l’UE pour les États qui y restent.

L’irrésistible envie de souveraineté

Si l’on écoute les partisans du Brexit, la solution est simple : pour retrouver la souveraineté du Royaume, il faut et il suffit de sortir de l’Union européenne. Les partis d’extrême droite ont vite fait de brandir cette envie de souveraineté en nouvel étendard. S’il est encore trop tôt pour apprécier dans quelle mesure le Brexit constitue une forme de réappropriation de la souveraineté britannique, la réaction négative des marchés et des partenaires politiques au lendemain du référendum ne plaide pour le moment pas dans ce sens.

Le constat est similaire sur la scène française. Les députés Les Républicains viennent de saisir le Conseil constitutionnel sur le projet de loi sur la reconquête de la biodiversité, au motif que le principe de non-régression qui inscrit dans le droit l’intangibilité de la protection environnementale n’est pas concevable. La souveraineté des parlementaires doit pouvoir défaire la loi et décider que la pollution devient cause nationale.

La souveraineté nationale fait naturellement envie : elle semble un instrument efficace de protection des populations des États. Il est facile de penser que sécurité + liberté = souveraineté.

Et pourtant ! La souveraineté nationale n’est plus un concept juridique opératoire. Il n’est pas plus un horizon politique crédible. Défendre aujourd’hui la souveraineté comme on le faisait au XIXe siècle, comme « la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté », est un projet politique facile. Promettre au peuple de redevenir empereur en son pays, de reprendre la maîtrise de la définition de son dessein, quoi de plus populaire ?

Un barrage contre le Pacifique

La souveraineté a, certes, permis de construire juridiquement l’État maître de son territoire. Plus qu’un outil juridique, elle est devenue un instrument incantatoire au service des tentatives de nationalisation de l’Europe. Pourtant, la souveraineté ainsi envisagée, fut-elle celle du peuple, est au fond une entreprise à peu près aussi pertinente que l’installation d’un « barrage contre le pacifique ».

Il est hasardeux, voire même dangereux, d’envisager aujourd’hui pouvoir échapper à un phénomène politique et juridique comme l’Union européenne, qui consiste uniquement à vouloir dépasser la sphère purement nationale pour considérer comme un horizon d’action ce qui se situe en dehors d’un territoire clos.

L’Union européenne, comme la mondialisation, réduit les distances, rapproche les populations et rend inutiles les frontières. Résultat tangible et quotidien : l’UE est un espace qui autorise et incite à étendre le champ de l’autorité politique par-delà les territoires. Cette logique est essentielle : Internet le montre bien. Il fonctionne sans lien véritable avec un territoire et s’en sert encore pour s’affranchir du droit, précisément parce que ce dernier n’a pas été conçu pour gérer la transnationalité des phénomènes techniques, économiques et finalement politiques.

L’Union européenne, comme la mondialisation, s’est transformée en un phénomène total dont il n’est plus possible de s’imperméabiliser. Pour se protéger, il ne faut pas se mettre en dehors, il faut accepter de sauter à pieds joints dans son tourbillon. Si la souveraineté est conçue comme le moyen de refermer l’État sur lui-même, cette stratégie le rend aujourd’hui irrémédiablement vulnérable.

Même la Chine, au récent sommet du G20, a refusé cette stratégie du repli national et demandé plus de coopération internationale. Les Norvégiens tirent aussi la sonnette d’alarme, eux qui, en choisissant une voie de rapprochement vers l’UE sans en être membres à part entière, connaissent un déficit démocratique qui aimante la contestation publique. Ils ont en fait perdu leur souveraineté nationale en essayant de la préserver. En tentant de se mettre hors Union européenne tout en tirant parti des avantages d’un grand marché intégré, ils se sont mis hors-jeu.

Contraintes communes et choix nationaux

Si l’on réfléchit à ce qui fait l’UE, au-delà même de ce qui est le plus évident, à savoir l’ouverture des marchés nationaux et la création de normes communes, on constate que l’appartenance à l’Union européenne a modifié la manière dont fonctionne le politique dans chaque État membre. Il n’existe plus de mainmise nationale, voire parfois politique, sur la législation. Celle-ci est le produit de contraintes communes et de choix nationaux qui peuvent être ceux des experts. Il y a donc une double impuissance de la souveraineté nationale : celle qui tient à l’interconnexion des faits économiques et sociaux, et celle qui tient à la complexité technique des champs à réguler.

La souveraineté réduite au splendide isolement garantit aux peuples des États d’éprouver (aux deux sens du terme) les limites contemporaines de la territorialité des droits. L’appartenance à l’Union européenne est, au contraire, un contrat qui s’appuie sur l’interconnexion des marchés et des systèmes juridiques, et qui produit en définitive une authentique interconnexion des souverainetés.

La souveraineté n’a alors de sens que si elle est exercée dans la coopération ; les États peuvent et doivent faire des choix pour gérer leurs territoires. Mais il faut qu’ils comprennent, lors de l’élaboration de ces choix, l’effet domino de leur législation sur les autres pays. Ils doivent aussi mesurer que leur choix est lui-même la résultante du choix d’autres États, voire d’autres organisations ou même d’entités privées. La politique nationale doit s’inscrire dans cette multitude de « parties prenantes » qui concurrencent la puissance légitimante du droit comme la force souveraine des États.

La souveraineté dans l’UE pourrait gagner d’un alignement sur le modèle de l’entreprise coopérative, telle que l’Organisation internationale du Travail (OIT) la définissait en 1976. Il importe de fonder cette Union sur une association volontaire des États, laissant donc intacte la possibilité de retrait que la Grande-Bretagne mettra en œuvre à l’automne. L’Union européenne doit être faite pour réaliser des buts communs ; elle devrait se refonder par une définition plus précise de ces buts, en incluant des objectifs économiques, mais aussi et peut-être surtout sociaux et culturels. Le vivre en commun européen en sortirait grandi.

Pour un renouveau démocratique

La coopérative revêt deux derniers attributs qui pourraient être opportunément décalqués par l’Union : sa direction est démocratique et suppose la participation active de ses membres, tant budgétaire que par une juste participation aux risques et aux fruits. Réintroduire la justice dans les relations entre l’UE et les États – comme entre ces derniers – et adhérer à une appropriation plus collective des enjeux européens devraient structurer le projet politique européen.

Au lieu de se laisser séduire par la souveraineté, les responsables politiques, préoccupés par l’intérêt général, devraient plaider pour que la démocratie détermine les moyens de réguler l’interdépendance des États, plutôt que de s’évertuer à nier ou à contenir cette mondialisation. Cela suppose de trouver les instruments d’une horizontalité de la démocratie qui ne prenne plus le cadre national comme stricte grille de référence, mais qui tienne compte des États voisins et des appartenances à plusieurs espaces.

Un pays membre de l’UE ne peut plus décider seul des moyens de protéger sa population. Il doit participer à la prise en charge d’un intérêt inter et supranational pour exister comme État. À défaut, il se condamne à être broyé par la mondialisation.

La souveraineté coopérative suppose donc un renouveau démocratique. Il ne s’agit pas de demander au peuple s’il veut rester ou sortir de l’Union, s’il veut – ou non – accueillir des migrants, s’il veut – ou non – sacrifier sa liberté à sa sécurité. Ces questions n’ont pas de sens en elles-mêmes. Ou plutôt, elles n’ont un sens que si la politique met le citoyen en capacité de choisir, propose et discute de solutions alternatives au lieu de s’invectiver sur ce que devrait être LA solution.

L’Union européenne est en ce sens bien plus malade de l’absence de réflexion sur un modèle alternatif que d’un déficit démocratique. Elle doit être l’espace de la disputatio et mettre en concurrence plusieurs modèles de société, en les inscrivant dans le contexte d’un monde multipolaire, multiscalaire et surtout multi-espaces.

Chaque État peut ensuite faire un choix, en associant ses forces institutionnelles et ses citoyens, pour déterminer quel modèle est le plus à même d’atteindre des objectifs communs, définis par la « coopérative » européenne. Ce sont ces règles dé-territorialisées qui seront légitimes – parce que démocratiques – et qui feront des souverainetés nationales les sources d’un modèle collaboratif de régulation de la mondialisation.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 181,000 academics and researchers from 4,921 institutions.

Register now