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Universalité des droits de l’homme : une approche anthropologique

Ouverture de la troisième assemblée des Nations unies le 22 septembre 1948 au Palais de Chaillot, à Paris
Ouverture de la troisième assemblée des Nations unies le 22 septembre 1948 au Palais de Chaillot, à Paris, où sera adoptée à l'unanimité, mais avec l'abstention du bloc soviétique, la Déclaration universelle des droits de l'homme. AFP

La 46ᵉ session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies a été clôturée le 24 mars 2021. Cette instance est régulièrement contestée.

Au-delà de sa crédibilité et de sa légitimité, l’une des questions majeures que posent les polémiques qui l’entourent a trait à la notion même de « droits de l’homme » (ou « droits humains », formule de plus en plus souvent employée dernièrement).

Qu’entend-on précisément par « droits de l’homme », aujourd’hui et hier ? Pour répondre à cette interrogation, il peut être utile de se tourner vers les travaux des historiens et des anthropologues.

Les droits de l’homme : les ignorés de l’histoire

Un bref survol de l’histoire des idées politiques occidentales montre que certains philosophes comme Platon, Aristote et les stoïciens, à partir d’analyses diverses, estimaient qu’il existe des valeurs universelles. Mais ils sont peu nombreux. Dans l’Antiquité, on appartenait avant tout à une Cité. Même dans l’Athènes démocratique – une exception –, les étrangers et les femmes étaient exclus du corps civique, ainsi que bien entendu les esclaves, soit la majorité de la population. Peuple et population ne coïncident pas.

Dans la Rome républicaine – en fait, une oligarchie –, les mécanismes du découpage électoral excluaient les pauvres des décisions politiques. Le véritable maître était l’aristocratie sénatoriale. La République n’est pas toujours synonyme de démocratie.

Par ailleurs, les récits de voyages comme ceux d’Hérodote (480-425), qui a constitué une somme ethnologique et historique en retraçant les relations gréco-perses, insistent au contraire sur la diversité des coutumes et sur le fait qu’un individu préférera toujours ses propres coutumes à celles des autres.

Les droits de l’homme universels n’apparaîtront vraiment qu’avec les Lumières et la Révolution française à la fin du XVIIIe siècle, avec un vague précédent anglais (l’Habeas Corpus, suivant lequel on ne peut être détenu que dans des conditions légales, ne concernait que les Anglais). Le 4 juillet 1776, la Déclaration d’indépendance des colonies américaines est largement inspirée par les philosophes français. Les contre-révolutionnaires français comme Maistre et Rivarol nieront les droits de l’homme, sans parler de l’Église catholique. Rivarol disait de la Déclaration de 1789 qu’elle était la préface criminelle d’un livre impossible. Quant à Joseph de Maistre, il écrivait en 1797 dans ses Considérations sur la France :

« Il n’y a point d’homme dans le monde. Dans ma vie j’ai vu dans le monde des Français, des Italiens, des Russes, etc. […] Une Constitution qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune. »

Ces réflexions montrent qu’il n’est pas facile de définir les droits de l’homme et encore moins de les appliquer. La France a pu le constater, elle qui a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à de multiples reprises, notamment le 31 janvier 2020 pour les conditions inhumaines et dégradantes de ses établissements pénitentiaires ; le 30 avril 2020 pour ses usages en matière de recours à la force policière ; le 2 juillet 2020 pour avoir violé l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant les traitements inhumains et dégradants (elle n’a pas assisté des demandeurs d’asile, contraints de vivre dans la rue et privés de moyens de subsistance) ; ou encore le 25 mars 2021, pour avoir remis un homme à la Roumanie en dépit de possibles mauvaises futures conditions de détention.

Pour une anthropologie réaliste des droits de l’homme

Bon nombre d’anthropologues soutiennent aujourd’hui que la question fondamentale est moins la définition ontologique des droits de l’homme – à la façon des déclarations onusiennes – que la manière de comprendre comment cette idée s’est inscrite dans différents contextes culturels. Les mêmes soulignent que les cultures ne peuvent être jugées dans leur ensemble : certes, des éléments tels que le sacrifice humain, l’excision, l’anthropophagie, l’infanticide des filles, l’esclavage sont aujourd’hui à condamner ; mais cela ne veut pas dire que toutes les valeurs des sociétés concernées doivent être stigmatisées.

La position des anthropologues sur la question de l’universalité des droits de l’homme a évolué dans le temps.

En 1947, dans le contexte de la préparation du texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Comité exécutif de l’Association américaine des anthropologues déclarait :

« Les droits de l’homme au XXe siècle ne peuvent être restreints aux standards de n’importe quelle culture existante, ou dictés par les aspirations d’un seul peuple. »

En 1952, Claude Lévi-Strauss soulignait ce dilemme :

« Les grandes déclarations des droits de l’homme ont cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles. »

Certains anthropologues, comme Lévi-Strauss qui, sur ce point, s’était clairement séparé de ses élèves du Laboratoire d’anthropologie sociale (comme Pierre Clastres), ont refusé d’intervenir dans ces débats en invoquant la rigueur et la neutralité du discours scientifique. Cette abstention était malgré tout une prise de position. À l’inverse, d’autres, qui ont beaucoup investi dans la défense des microsociétés qui constituent leur domaine d’étude, considèrent les discours généraux sur les droits de l’homme comme trop abstraits et distants. Enfin, certains craignaient de perdre l’accès à leurs terrains pour des raisons politiques, les États décolonisés étant susceptibles de ne plus les laisser travailler sur leur territoire s’ils se disaient favorables à une vision universaliste des droits de l’homme. Mais leur faveur pour le relativisme culturel s’est retournée contre eux, dans la mesure où de nombreux dirigeants politiques ont utilisé ces arguments pour justifier ce qui n’était que des violations flagrantes des droits de l’homme.

Il y a en effet un malheur des droits de l’homme. Ils sont un peu partout instrumentalisés, dans des objectifs qui ont plus à voir avec la conquête qu’avec la philosophie. Les expéditions militaires occidentales au Proche-Orient n’ont pas conduit à l’instauration de régimes démocratiques respectant les droits de l’homme. Personne n’aime les missionnaires armés.

En Amérique du Nord, une série de publications intervenues à partir des années 1980 marque un tournant complet par rapport aux positions relativistes prises au milieu du XXe siècle. À partir du milieu des années 1990, des anthropologues spécialisés dans diverses régions du monde ont étudié comment, dans la pratique, ce que nous appelons les droits de l’homme peuvent être identifiés dans diverses sociétés. Leur idée est de créer une grande base de données pouvant être utilisée pour des comparaisons interculturelles.

Un document clé de 1999 est la Déclaration sur l’anthropologie et les droits de l’homme émise par le Comité des droits de l’homme de l’Association américaine des anthropologues. Les anthropologues étudient aujourd’hui les conditions dans lesquelles des pratiques telles que l’infériorisation des femmes se sont produites, de manière à réduire, voire à faire disparaître, ces pratiques. Ils étudient également la meilleure façon de prévenir les conflits interethniques et les nombreuses violations des droits de l’homme que ceux-ci provoquent. Ils interviennent, enfin, dans la définition des droits culturels et essaient de faire en sorte que les peuples autochtones puissent choisir indépendamment leur propre mode de développement.

On peut donc légitimement parler aujourd’hui d’une conversion des anthropologues aux droits de l’homme. Plutôt que de procéder à une bataille de textes, exercice chéri par les juristes et les politiques, il serait donc plus avisé de construire une approche anthropologique des droits de l’homme. Aujourd’hui, les anthropologues dénoncent l’instrumentalisation des droits de l’homme par les États occidentaux ou orientaux. Ils étudient dans quelles conditions sont apparues des pratiques telles que l’infanticide, l’excision, la sujétion des femmes aux hommes, afin, si possible de les faire disparaître. Ils comparent les différentes cultures pour savoir ce en quoi elles diffèrent ou se rapprochent sur le contenu des droits de l’homme.

Que signifie ce concept concrètement ? Est-il possible de s’entendre sur un « noyau dur » de ces droits, comme le pense la juriste française Mireille Delmas-Marty ? Il ne faut pas se contenter de ce que les dirigeants politiques en disent ou des déclarations de l’ONU : l’universalité ne se décrète pas. Répondre à ce questionnement suppose des enquêtes sur le terrain, conduites par des anthropologues, connaissant la langue et la culture des sociétés étudiées, loin des polémiques.

Dans un ouvrage récent qui bouscule beaucoup d’idées reçues (Le jour où la Chine va gagner), l’universitaire et diplomate singapourien Kishore Mahbubani s’interroge notamment sur le fait de savoir si la Chine a réellement intérêt à devenir démocratique (et donc à adopter les droits de l’homme) : la sortie de la pauvreté et la fierté retrouvée après le siècle des humiliations pourraient suffire aux Chinois. Ce ne serait même pas un avantage pour les Occidentaux. Au contraire, la Chine risquerait de devenir encore plus puissante. Affaire à suivre…

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