tag:theconversation.com,2011:/us/topics/charles-baudelaire-96456/articlesCharles Baudelaire – The Conversation2023-03-19T16:12:59Ztag:theconversation.com,2011:article/2017942023-03-19T16:12:59Z2023-03-19T16:12:59ZLes femmes censurées des « Fleurs du mal »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/515133/original/file-20230314-3596-alnyqj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C9%2C1250%2C808&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dessin de Jan Frans De Boever, "Epigraphe pour un livre maudit", 1924, illustrant le vers introductif de l'édition définitive des "Fleurs du mal" de Baudelaire.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jan_Frans_De_Boever_-_Epigraph_for_a_condemned_book.jpg">Arts & Antiques St. John/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Au XIX<sup>e</sup> siècle, la poésie française connaît une période de renouveau. C’est une époque de divergences, de contrastes : de nombreux auteurs et écoles artistiques développent à travers leurs écrits une manière très personnelle de voir le monde.</p>
<p>Il en résulte une grande variété de courants littéraires : romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme et décadentisme, entre autres.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’un homme lisant assis à une table" src="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=498&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512049/original/file-20230223-4266-7qud13.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=625&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Portrait de Charles Baudelaire par Gustave Courbet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gustave_Courbet_033.jpg">Musée Fabre/Wikimedia</a></span>
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<p>C’est dans ce contexte de diversité artistique qu’émergent des auteurs comme Charles Baudelaire. Classé plus tard parmi les « poètes maudits », Baudelaire a vécu le XIX<sup>e</sup> siècle à l’image de la jeunesse bohème qui l’entourait. De l’alcoolisme à la consommation d’opium, en passant par la prostitution et les maladies vénériennes, la vie de Baudelaire est très éloignée de la morale catholique qui prévaut dans la société de l’époque.</p>
<p>À une époque où la vie personnelle infuse la littérature, il n’est pas surprenant que ces thèmes aient fini par imprégner la production artistique de l’auteur.</p>
<h2>Les Fleurs du mal</h2>
<p>L’œuvre la plus connue de Baudelaire est sans aucun doute <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/litterature-les-fleurs-du-mal-de-charles-baudelaire-9156950"><em>Les Fleurs du mal</em></a>. Ce recueil de poèmes, qui a tant influencé la poésie, a été réécrit et modifié plusieurs fois avant d’être finalement publié.</p>
<p>Deux éditions ont vu le jour du vivant de l’auteur, avec des modifications substantielles dans leur structure : l’édition de 1861 ne reprend pas les six poèmes censurés, mais en ajoute 32 autres, tandis qu’une publication partielle d’Auguste Poulet-Malassis en 1866 ose inclure les poèmes « interdits ». La première édition considérée comme définitive est l’édition posthume de 1868. Cependant, les 151 poèmes de cette version ne comprennent pas non plus les textes censurés.</p>
<h2>Pourquoi ces poèmes ont-ils été « éliminés » de l’œuvre ?</h2>
<p>Dès la première publication des <em>Fleurs du mal</em>, le 25 juin 1857, la vie immorale de Baudelaire (et donc sa littérature) suscitent une vive controverse : six poèmes sont censurés, pour cause de blasphème.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Première page d’un journal du milieu du XIXᵉ siècle" src="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=888&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512046/original/file-20230223-24-bb93qz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1116&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Première page du <em>Figaro</em> du 5 juillet 1857 critiquant les <em>Fleurs du mal</em>.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k269590z/f1.image.r=fleur#">Gallica/Bibliothèque nationale de France</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Quelques jours plus tard, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k269590z/f1.image.r=fleur#">dans son édition du 5 juillet</a>, le célèbre journal <em>Le Figaro</em> publiait la critique suivante des <em>Fleurs du mal</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les folies de l’âme, à toutes les putréfactions du cœur ; quand même il les guérirait, mais elles sont incurables. »</p>
</blockquote>
<p>Après plusieurs articles de presse qualifiant l’ouvrage d’immoral, l’affaire est portée devant les tribunaux : le 21 août de la même année, Baudelaire est condamné pour outrage aux bonnes mœurs. Outre l’amende de trois cents francs, le tribunal décide d’interdire les poèmes « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les Femmes maudites » et « Les Métamorphoses du vampire ».</p>
<p>Ce n’est qu’en 1949 qu’un tribunal français lève l’interdiction de publication de ces textes, estimant près d’un siècle plus tard que « les poèmes visés par la prévention ne contiennent pas de termes obscènes ou même grossiers et n’excèdent pas, dans leur forme expressive, les libertés laissées à l’artiste ».</p>
<h2>En finir avec la femme idéalisée</h2>
<p>L’un des arguments phares de ces dénonciations repose sur l’image de la femme dans <em>Les Fleurs du mal</em>. Baudelaire explore la figure féminine sous un angle profondément contraire aux normes morales de la France du XIX<sup>e</sup> siècle : lesbianisme, sadisme, prostitution et érotisme explicite n’ont pas leur place aux yeux des censeurs catholiques de l’époque.</p>
<p>Il faut rappeler que la France, malgré la Révolution française, ne devient un État non confessionnel qu’à partir de 1905. Les délits d’« atteinte à la morale publique » ou d’« atteinte à la morale religieuse » étaient encore pleinement en vigueur au XIX<sup>e</sup> siècle, ce qui peut nous donner une indication du poids que l’idéologie de l’Église possédait encore en France. Pour prendre un autre exemple, le célèbre ouvrage <em>Madame Bovary</em> a été fortement attaqué cinq mois avant <em>Les Fleurs du mal</em> pour les mêmes raisons.</p>
<p>À la femme idéalisée et divinisée du romantisme, Baudelaire juxtapose l’envers du décor : la prostitution et la <em>femme fatale</em> sont des concepts aussi réels pour l’auteur que la femme-objet de culte.</p>
<p>Si les <a href="https://www.geo.fr/histoire/les-femmes-qui-ont-inspire-baudelaire-178299">sources d’inspiration féminines</a> de Baudelaire (Marie Daubrun, Madame Sabatier, Jeanne Duval ou la propre mère de l’écrivain) sont des figures vénérées pour leur sainteté et leur bonté, Baudelaire analyse en profondeur les aspects sombres de sa relation avec certaines d’entre elles.</p>
<p>Dans <em>Lesbos</em>, par exemple, l’auteur explore, à travers diverses images, un sadisme inhérent à la condition féminine :</p>
<blockquote>
<p>Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,<br>
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,<br>
Qu’attire loin de nous le radieux sourire<br>
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !<br>
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !</p>
</blockquote>
<p>De même, dans « Les Métamorphoses du vampire », Baudelaire ajoute à cette volonté explicitement néfaste des images qui, dans le contexte de l’époque, représentent un érotisme qui ne peut que choquer le lecteur :</p>
<blockquote>
<p>La femme cependant, de sa bouche de fraise,<br>
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,<br>
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,<br>
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :<br>
“Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science<br>
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.<br>
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,<br>
Et fais rire les vieux du rire des enfants”.</p>
</blockquote>
<p>Enfin, dans le poème « Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) », Baudelaire expose sans ambiguïté une relation homosexuelle entre les deux femmes. Tout au long du poème, érotisme et réflexion sur le lesbianisme se succèdent à parts égales :</p>
<blockquote>
<p>Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !<br>
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,<br>
Quand même tu serais une embûche dressée<br>
Et le commencement de ma perdition !</p>
</blockquote>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture d’une femme en robe blanche assise sur un canapé" src="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=495&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/512047/original/file-20230223-805-shiinb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=622&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Portrait de Jeanne Duval, maîtresse de Charles Baudelaire, par Édouard Manet.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeanne_Duval.JPG">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un provocateur né</h2>
<p>Bien que, pour les lecteurs modernes, il puisse sembler que ces thèmes aient déjà été largement traités à travers toutes les formes d’art, pour le public de son époque, Baudelaire était un véritable provocateur.</p>
<p>La femme, jusqu’alors idéalisée, incarne désormais une dualité ange-démon qui inclut les aspects les plus sordides du vécu de l’auteur. De plus, Baudelaire explicite certains conflits idéologiques et moraux dont les fondements ne sont autres que le choc entre l’image irréelle de la « femme bonne », catholique et pure, et la réalité crue qui entoure le poète. En elle coexistent la bonté et la délinquance, la sexualité explicite et la pudeur, la prostitution et la censure moralisatrice.</p>
<p>Des raisons suffisantes pour envisager de censurer le poète à l’époque, mais pas assez pour arrêter l’irrésistible ascension des <em>Fleurs du mal</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201794/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pedro Baños Gallego ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Lorsque Charles Baudelaire publie son recueil de poèmes « Les Fleurs du mal », six poèmes sont censurés : lesquels et pourquoi ?Pedro Baños Gallego, Profesor de Filología Francesa, Universidad de MurciaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1501492020-11-23T20:31:15Z2020-11-23T20:31:15ZBalance ton auteur ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/370349/original/file-20201119-13-n35bqd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=32%2C117%2C846%2C697&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Autoportrait, Gerhard Richter, 1996. </span> </figcaption></figure><p>Question vieille comme le monde que celle des rapports qu’entretiennent œuvres et auteurs, mais dont on privilégiera, ici, quelques développements récents. </p>
<p>Question qui n’a rien d’académique ni de théorique, vu qu’elle se pose à chaque fois différemment. </p>
<p>Question à l’origine, enfin, de maints tapages médiatiques – mais le rapport œuvre/auteur vaut mieux que des polémiques souvent subalternes, croyons-nous, puisqu’il arrive qu’il se pose, pour les auteurs en question, en termes de vie ou de mort.</p>
<h2>Procès singuliers</h2>
<p>Dans son dernier ouvrage, <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/peut-on-dissocier-l-oeuvre-de-l-auteur-gisele-sapiro/9782021461916"><em>Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?</em></a>, la sociologue Gisèle Sapiro passe en revue quelques « affaires » ayant défrayé la chronique : affaires Polanski, Matzneff, Peter Handke (le prix Nobel autrichien), Michel Houellebecq, Renaud Camus, Richard Millet, pour les plus récentes, affaires Céline ou Heidegger, mais encore Blanchot, Paul de Man ou Maurras, en remontant plus loin dans le temps. Sapiro instruit ces procès qui, s’ils se ressemblent quant au bruit et à la fureur qui les accompagne ou les précède, n’en sont pas moins singuliers, et ce, à chaque fois. Elle le fait dans les règles de l’art, instruisant à charge (rarement) et à décharge (idéalement), faisant preuve, en une matière inflammable et embrouillée, de clarté et de retenue.</p>
<p>Au fondement de sa démarche : un zeste de politiquement correct, auquel elle sacrifie juste ce qu’il faut, et une grosse dose de tradition, bien française celle-là, remontant au temps de Charles Baudelaire, et reposant sur un positionnement esthétique, bien davantage qu’éthique ou moral (comme c’est plutôt le cas dans les pays anglo-saxons). Position qui tend à privilégier l’impersonnalité de l’auteur, à rebours de la subjectivité romantique, à considérer, sans pour autant les consacrer, sa séparation hautaine d’avec la foule, ainsi que son mépris habituel pour la morale dite « bourgeoise ». Le tout induisant une certaine compréhension, voire une affinité élective, là où d’autres parleraient de complaisance, envers la transgression, la déviance, la marginalité – singularité et exceptionnalité obligent.</p>
<p>À l’origine d’une séparation entre l’œuvre et l’auteur, que certains jugent salutaire, là où d’autres crient au scandale, cette attitude a longtemps prévalu, faisant taire certains débats, étouffant plus d’une voix (celle des victimes éventuelles, en l’occurrence). Mais assurant, contre vents et marées, une protection à l’endroit des auteurs, de leur droit à faire « œuvre », comme de celui d’aller et venir librement et sans être inquiétés pour ce qu’ils sont. Ce temps n’est plus, il faut se rendre à l’évidence. Est venue l’ère du juste soupçon, mais aussi des jugements à l’emporte-pièce. À quand le hashtag « Balance ton auteur » ?</p>
<p>Prenant acte de la judiciarisation croissante de la vie publique, pour le meilleur et pour le pire, ajoutera-t-on à titre personnel, Gisèle Sapiro se penche sur la « responsabilité » prêtée aux auteurs. Responsabilité diverse, qu’elle soit avérée ou fantasmatique, assumée ou honteusement tue. Sur un sujet qu’elle connaît bien, son expertise la fonde à distinguer – le maître-mot de l’histoire –, entre ce qui s’apparente à l’apologie, par exemple du racisme, de l’antisémitisme ou de la pédocriminalité, passibles de poursuites judiciaires, et la représentation qui en est faite, laquelle relève du droit inaliénable à la création. Autre distinction, capitale car structurante, entre auteur et narrateur, auteur et personnages, de manière à réserver à l’auteur le droit, inaliénable, d’en juger, mais aussi d’agir, tout autrement.</p>
<p>Au final, c’est Peter Handke qui s’en sort le mieux. Outre qu’il bénéficie d’un chapitre « à part » (dixit Sapiro), l’écrivain nobélisé se voit blanchi d’un certain nombre d’accusations frontales – celles que lui a notamment valu sa présence controversée lors des funérailles de Slobodan Milosevic, en lien avec ses sympathies proserbes. À défaut, toutefois, de l’absoudre totalement, le chapitre se clôt sur un glissement, qu’on n’avait pas vu venir, mais que viendra confirmer la conclusion de l’ouvrage. En cette affaire comme en d’autres, ainsi le Prix Renaudot qui aura couronné Gabriel Matzneff, il importerait de ne pas exonérer les membres de jurys, « complices » en la circonstance, à partir du moment où ils ont choisi de fermer les yeux, alors qu’on attendait justement d’eux qu’ils se montrent autrement critiques. Ainsi donc, le film <em>J’accuse</em>, qui ne parle ni ne fait l’éloge de la pédocriminalité, n’aurait jamais dû être récompensé lors de la Cérémonie des Césars, eu égard au casier judiciaire de son réalisateur.</p>
<p>En effet, c’est de moins en moins sur la base de l’œuvre, qu’elle soit écrite, filmique, musicale ou autre, que les anathèmes pleuvent et que les arrêts tombent. Une exception, peut-être : c’est en se faisant elle-même auteure, en rédigeant <em>Le Consentement</em>, que Vanessa Springora a exposé au grand jour ce que le (tout petit) milieu littéraire savait des mœurs de « G. M. ». En temps ordinaire, c’est bien davantage sur la foi – bonne ou mauvaise – de déclarations, d’interventions dans le champ public, mais encore et surtout d’agissements, reconnus comme attentatoires à la liberté, à la dignité, voire à la vie d’autrui, que se fait la mise en cause. Autant d’éléments amenés à se constituer en arrière-pays de l’œuvre, situé loin en amont, parfois, plutôt que dans son immédiate périphérie. À ce titre, il n’est pas inhabituel d’assister au (peu reluisant) spectacle d’un auteur « rattrapé » par son passé, plus ou moins sulfureux. Ainsi Yann Moix, aux prises avec une double « affaire » : aux accusations portées contre lui par sa famille, à l’occasion de la parution d’Orléans, récit largement autobiographique, se sont ajoutées les révélations faites par L’Express, relatives à des écrits de jeunesse de l’écrivain, de nature antisémite, négationniste et négrophobe ; exhumés fort à propos, ils donneront finalement <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/centre-val-de-loire/loiret/orleans/antisemisitme-attaques-justice-ventes-du-roman-est-affaire-yann-moix-1720611.html">lieu à des excuses publiques de la part de l’écrivain</a>.</p>
<p>La tendance est forte, et la pente assurément glissante. À force d’élargir de plus en plus conséquemment le périmètre de ce qui rentre désormais dans l’acception de ce qui fait une œuvre, on peut se demander, à moyen, voire à court terme, ce qu’il restera, ce qu’il reviendra en propre, à l’auteur, ès qualités. La réponse tient en quelques fondamentaux, toujours utiles à garder en mémoire, afin, d’une part, de relativiser l’importance de certaines évolutions récentes, et, d’autre part, de se doter d’un instrument d’évaluation qu’on souhaiterait, sinon universel, du moins aussi « commun » que possible.</p>
<h2>La littérature objet de scandale</h2>
<p>Régime d’accusation. Il vient en premier, car la littérature a toujours été en butte à la vindicte. William Marx l’a rappelé dans <em>La Haine de la littérature</em> : depuis que Platon a chassé les poètes de la cité, ces derniers font face à un triple procès : en fausseté, en morale, en autorité. Accusé de corrompre la jeunesse, d’induire en erreur en cultivant le mensonge fictionnel, l’auteur est haï, poursuivi comme tel et parfois même assassiné pour cette « simple » et unique raison. La littérature est objet de scandale, elle l’a toujours été, et c’est ce qui la définit, souligne encore Marx.</p>
<p>L’affaire des <em>Versets sataniques</em> offre de cette détestation chronique une illustration chimiquement pure : une fois tombé sous le coup d’une fatwa (assortie d’une prime de plusieurs millions de dollars), le livre fut livré sans défense aux flammes de l’autodafé, au Pakistan comme à Bradford. Et tant pis si les propos sacrilèges incriminés émanaient de personnages de fiction. Le Coran n’est pas un roman – voilà ce que Salman Rushdie allait apprendre à ses dépens. Et faute de pouvoir s’en prendre directement à lui, du fait de la protection policière dont il a bénéficié, pendant dix longues années, on a poignardé, au moins une fois à mort, ses traducteurs, on s’en est pris, physiquement, à ses éditeurs.</p>
<p>Ajoutons, pour clore ce chapitre, avec George Bataille cette fois, que la littérature, cet ennemi public numéro un, a toujours partie liée avec le Mal. Bataille le confiait en 1957 : l’écrivain authentique (Sade, Emily Brontë, Kafka…) ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active. Il est l’enfant qui désobéit, face à ses parents ; c’est plus fort que lui, il enfreindra positivement – tout dépend de ce qu’on entend par cet adverbe – certains interdits fondamentaux. L’habite, de surcroît, une aspiration qualifiée de « dangereuse, mais humainement décisive », à « une liberté coupable ». D’un mot, l’auteur dérange, quand il ne provoque pas, et la montée en puissance de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/cancel-culture-le-debat-est-il-possible">la <em>Cancel culture</em></a> ne risque pas changer la donne. Aucune chance, donc, pour que cessent les sempiternels procès, les mises à mort symboliques ou réelles.</p>
<h2>La question de l’identification</h2>
<p>Régime d’identification. Littéralement, l’auteur a « autorité » sur son œuvre, il est celui qui « augmente » l’univers des formes, de fiction ou autres, en y ajoutant sa contribution personnelle. Il (elle) est celui (celle) qui appose sa signature, indissociable d’un nom, qu’il soit nom propre, nom d’emprunt, pseudonyme, etc. Absence de nom, même, car l’anonymat est toujours un positionnement par rapport à ce dont le nom, par exemple d’essence patriarcale, est porteur.</p>
<p>C’est dire si, de prime abord, l’idée d’une « dissociation » – le terme n’est sûrement pas neutre, avec ses connotations psychologiques, voire psychiatriques –, ou disons, a minima, d’une séparation entre l’auteur et sa création peut légitimement surprendre. A priori, s’il arrive que des auteurs en puissance n’accouchent jamais de l’œuvre qu’ils portaient en eux ou en elles, il n’est pas d’œuvre sans auteur. Objectivement, cette dernière « tient » à son auteur par toutes sortes de liens, de nature consciente et inconsciente. Dissocier, dans ces conditions, reviendrait à couper le cordon ombilical, à procéder à un acte de type chirurgical, qui n’augure, a priori du moins, rien de bon.</p>
<p>Mais, une fois le premier étonnement passé, on voit bien que mille et un précédents existent. Shakespeare, ou Molière, étaient-ils bien les auteurs des œuvres qu’on leur prête ? D’aucuns n’ont pas manqué de les dépouiller de leurs noms d’auteur, ces « désignateurs » pourtant « rigides » (Saul Kripke). Pour en mettre d’autres, plus incertains, à la place : John Florio, Pierre Corneille. Nonobstant le caractère immanquablement oiseux de telles polémiques, la longévité de ces querelles en paternité en dit long sur cette tentation de faire comme si, par principe, le fils d’un gantier de province n’ayant jamais usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’Université, était incapable d’écrire <em>Le Roi Lear</em> ou <em>La Nuit des Rois</em>. Identifier, faut-il le rappeler, ne se fait pas à la tête du client…</p>
<h2>Œuvre et auteur inextricablement mêlés</h2>
<p>Régime de séparation-inséparation, enfin. Parvenue au terme de son parcours, Gisèle Sapiro se risque à répondre à la délicate question posée au départ de l’enquête. Oui, il importe de distinguer l’œuvre, porteuse de sa vérité propre, de l’auteur. Est-il besoin, ici, de rappeler la précieuse mise au point apportée par Marcel Proust, dans son <em>Contre Sainte Beuve</em> ? : « Le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres » ; « l’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas le même homme ».</p>
<p>Un livre est le produit d’un « autre moi » que celui « que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Ce n’est pas dédouaner l’auteur à peu de frais que de le réaffirmer avec force. Souscrire aux propos proustiens, répétons-le, ne conduit pas à exonérer, par exemple Céline, tout Céline, pamphlets et romans confondus, de l’ignominie antisémite. Ajoutons que, oui, l’œuvre vit d’une vie qui est la sienne, largement tributaire de la réception, souvent changeante, qui en est faite au fil du temps, et que oui, encore, l’auteur s’en détache, inévitablement, dès l’instant où il la remet entre les mains du public. À ce titre, il convient, c’est du reste la règle en matière de critique littéraire digne de ce nom, de ne pas se fier, en tout cas pas aveuglément, à ce qu’en dit son auteur.</p>
<p>William Faulkner, dans son discours de réception du prix Nobel, dit une chose, sur son humanisme, alors même que son œuvre romanesque en dit une autre, plus ténébreuse et moins glorieuse. Telle est la « règle du jeu », fait valoir Sapiro, « y compris dans ses effets qui lui échappent ». Et non, il est impossible, pour l’œuvre, de se tenir à l’écart de la « trace » – pas toujours très nette, il faut bien le dire – laissée dans le monde par l’auteur, les « passions éthico-politiques » dont il est fait ou les forfaitures dont il se serait rendu coupable. Ainsi donc, seul un régime mixte, fait de séparation et d’inséparation, rendra compte de la nature inextricablement mêlée de ce qui unit, à la manière des jumeaux siamois, auteur et œuvre, œuvre et auteur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150149/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans son dernier ouvrage, « Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? », la sociologue Gisèle Sapiro passe en revue quelques « affaires » ayant défrayé la chronique.Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1480432020-11-12T21:54:25Z2020-11-12T21:54:25ZDu rap à Rimbaud ou de Baudelaire au slam : les lycéens, des poètes contemporains ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/368321/original/file-20201109-19-m77v6m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C5%2C995%2C723&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans la presse lycéenne, la poésie apparaît avant tout comme une expression et se fait tour à tour chanson, confession, déclaration d’amour, tribune politique ou éditorial. </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>À constater son absence dans des listes de best-sellers monopolisées par romans ou essais, à voir la place très discrète qu’elle tient dans les rayons des librairies, on pourrait se dire que la poésie est aujourd’hui en perte de vitesse. Le genre n’a certes plus dans l’espace public l’aura qu’il avait par le passé, et la crise de la poésie est devenue l’un des motifs obligés du discours sur cette même poésie contemporaine, comme l’a montré <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/1991-v27-n1-etudfr1067/035839ar/">Jean‑Marie Gleize</a>.</p>
<p>Il existe pourtant un média singulier, participatif et artisanal où la pratique de ce genre mène une existence certes souterraine, mais significative : la <a href="https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=PUV_BLANC_2016_01_0379">presse lycéenne</a>. Alors que se déroule en ce mois de mars 2021 la <a href="https://www.printempsdespoetes.com/Edition-2021">23ᵉ édition</a> du Printemps des poètes, penchons-nous sur cet espace d'expression singulier.</p>
<p>Explorer les journaux lycéens, c’est en effet découvrir un envers insoupçonné de la poésie contemporaine, une bigarrure de formes où les lieux communs servent à construire une identité singulière, et une pratique d’écriture bien vivante chez des adolescents qu’on n’attendrait pas forcément sur le terrain poétique.</p>
<p>Cette exploration, nous l’avons entreprise dans une <a href="https://www.pippa.fr/LE-COIN-DES-POETES-L-expression">étude publiée en 2014</a>, qui s’est appuyée sur le fonds de journaux scolaires déposés au Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (<a href="https://www.clemi.fr/">Clemi</a>). Grâce au dépouillement d’environ 750 titres publiés entre 2008 et 2011, et issus de lycées généraux, technologiques ou professionnels, nous avons pu recenser près de 700 poèmes signés par les élèves, et assez variés pour aller du sonnet au slam en passant par la fable, le haïku ou le poème en prose.</p>
<h2>La rage de l’expression</h2>
<p>La fréquence de la poésie dans ce corpus s’explique, au moins en partie, par le cadre et l’influence de l’institution scolaire. De l’école primaire au lycée, l’école entretient en effet le prestige symbolique de la poésie, en l’intégrant à la pratique de la lecture et à la maîtrise de l’expression écrite ou orale.</p>
<p>Plus largement, l’incitation à l’écriture poétique se traduit aussi par des actions d’éducation culturelle qui peuvent laisser leur trace dans les journaux scolaires, comme les ateliers d’écriture ou les concours littéraires, souvent organisés à l’occasion du <a href="https://www.printempsdespoetes.com/Le-Printemps-des-Poetes">Printemps des poètes</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guyancourt : des poètes en herbe (TV78, 2018).</span></figcaption>
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<p>Ce qui est plus paradoxal, c’est la présence de ces textes, à la tonalité fortement lyrique et intime, dans des journaux qui se présentent plutôt comme des laboratoires de l’expression publique et citoyenne. Tout se passe alors comme si, entre l’énonciation journalistique et l’énonciation poétique, il n’y avait pas de solution de continuité.</p>
<p>Le paradoxe s’atténue sans doute si l’on considère qu’aux yeux des lycéens, la poésie apparaît avant tout comme une expression : nombre de poèmes sont publiés dans des rubriques intitulées ainsi. Cette valorisation de l’expression fait de la poésie lycéenne une écriture transitive, un moyen au service d’une fin : c’est pourquoi elle peut se faire tour à tour chanson, confession, déclaration d’amour, tribune politique ou éditorial.</p>
<p>L’expression peut être politique, humanitaire, écologique, lorsque le poème s’empare de sujets d’actualité. Mais elle est le plus souvent de l’ordre de la confidence personnelle. Loin en effet de la dépersonnalisation dont <a href="https://www.editionsunes.fr/catalogue/hugo-friedrich/">Hugo Friedrich</a> faisait l’un des marqueurs de la poésie moderne, la poésie de ces lycéens se veut une émanation directe et sincère de la subjectivité. Et cette expression du moi est souvent vécue comme un engagement de tout l’être, avec une portée libératrice ou même thérapeutique, l’écriture devenant souvent catharsis, confession ou verbalisation d’une émotion.</p>
<h2>Choix de pseudonymes</h2>
<p>Ce moi qui s’exprime, et précisément parce qu’il dévoile une intériorité, prend des identités parfois fuyantes. À ce titre, les signatures et les noms d’auteurs sont révélateurs. L’usage du nom complet tout comme celui de l’anonymat sont finalement peu répandus. Les lycéens préfèrent signer par un prénom seul, ce qui confirme le lien du poème à la sphère intime et familière, ou bien employer des initiales, ce qui réserve l’identification aux happy few.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lanonymat-litteraire-dans-les-coulisses-de-lauteur-66998">L’anonymat littéraire : dans les coulisses de l’auteur…</a>
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<p>Mais l’un des choix les plus fréquents est celui du pseudonyme : Mr Drack, Ataraxie, Plume, Feather, Chakal, Penny Lane, Pelléas, L’ermite lumineux… Par-delà la diversité des identités et des avatars, on observe au fil de certains titres l’émergence de quelques figures d’auteur qui publient avec régularité, et sont parfois les seules à assurer la continuité d’une rubrique poétique sur une ou plusieurs années scolaires.</p>
<p>L’engouement des lycéens pour l’écriture poétique s’explique ainsi par plusieurs facteurs : l’incitation scolaire, le désir de s’exprimer, de faire reconnaître sa parole et de se construire une identité singulière, et plus largement la relative accessibilité d’un genre perçu comme un répertoire de formes brèves, proches de la chanson et propices à l’expression de soi.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/litterature-sapproprier-les-classiques-un-defi-pour-les-lyceens-118308">Littérature : s’approprier les classiques, un défi pour les lycéens</a>
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<p>Sur ce point, la pratique des poètes lycéens rejoint exemplairement celle des écrivains amateurs étudiés par la sociologie des pratiques culturelles, avec les travaux d’<a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2003-1-page-195.htm">Aude Mouaci</a> ou de <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2007-2-page-179.htm">Claude Poliak</a>.</p>
<h2>Entre l’école et la chanson</h2>
<p>Bien que la poésie des journaux lycéens ne possède pas d’unité formelle, elle se caractérise par un rapport particulier aux formes poétiques. Le vers y domine presque sans partage, et l’alexandrin reste le mètre de référence, même s’il est plus ou moins maîtrisé : c’est là que se traduit surtout l’influence scolaire. Celle-ci favorise également la reprise de formes littéraires ou de structures discursives découvertes tout au long de la scolarisation, comme le sonnet, le haïku, l’acrostiche, la litanie ou la fable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368314/original/file-20201109-13-44aree.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Portrait de Charles Baudelaire par Nadar.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Portrait_of_Charles_Baudelaire_by_Nadar.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>L’héritage scolaire transparaît enfin dans la référence à des noms récurrents, inspirés par les programmes ou érigés en canon par le passage obligé du bac de français : La Fontaine et Baudelaire en tête, mais aussi la poésie du XX<sup>e</sup> siècle avec Éluard, Desnos, Prévert, Queneau, Vian ou l’Oulipo.</p>
<p>Si les modèles scolaires façonnent une part de la poésie lycéenne, son autre grande référence est la chanson. L’identification entre poésie et chanson, ou du moins la porosité entre les deux domaines, est l’un des traits les plus constants des pratiques et des représentations populaires ou ordinaires de la poésie : les lycéens ne dérogent pas à la règle.</p>
<p>Leur tropisme musical les conduit volontiers vers le <a href="https://www.cairn.info/revue-poetique-2011-2-page-185.htm">rap</a>, souvent invoqué comme modèle ou associé à la poésie dans une même rubrique. On voit également poindre dans le corpus un autre modèle de culture populaire : le <a href="http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/slam/">slam</a>, dont le dispositif est parfois évoqué dans la production des textes.</p>
<h2>Règne de la rime</h2>
<p>Ce qui relie toutes ces formes à l’horizon commun de la poésie, c’est l’usage de la rime ou de l’assonance. La rime est reine dans la poésie lycéenne, au point de constituer presque à elle seule le critère distinctif de la poésie. À l’inverse, le poème en prose reste marginal dans le corpus, comme si la poésie commençait là où s’arrête la prose, ou comme si l’usage du vers était nécessaire pour distinguer le poème des autres discours qui composent le journal lycéen.</p>
<p>En tant que discours, précisément, les poèmes lycéens se caractérisent par un rapport ambivalent à la langue. Certains, d’un côté, multiplient les signes d’appartenance à la langue littéraire étudiée à l’école : usage du passé simple et de tournures soutenues, multiplication des métaphores, références à la mythologie…</p>
<p>D’autres, au contraire, font entrer la poésie dans le grand bain du registre familier, des tournures orales, du verlan, du parler des banlieues, du langage SMS, dans un jeu décomplexé qui ne doit pas cacher, de la part de certains poètes, la revendication d’un droit à la parole pour la jeunesse. Le corpus se caractérise ainsi par la diversité des sociolectes rencontrés, et offre un aperçu du plurilinguisme de la société française actuelle.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1216249590296588288"}"></div></p>
<p>À la fois bonne élève et mauvais genre, la poésie lycéenne s’attache à des modèles – la fable, le sonnet, la rime, la chanson – souvent délaissés par les courants contemporains. Expressive, transitive, communicative, elle ne réduit pas la littérature à la littérarité. En ce sens, elle nous rappelle, comme le disait André Breton en 1920, que « la poésie doit mener quelque part ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/148043/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Olivier Belin a reçu des financements de la Fondation des Sciences du Patrimoine. </span></em></p>Regard sur la presse lycéenne où la pratique de l'écriture poétique reste très vivante, beaucoup plus qu'on ne l'imagine.Olivier Belin, Maître de conférences en littérature française, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/908332018-02-19T22:09:51Z2018-02-19T22:09:51Z« Front rouge » : quand Aragon était accusé de propagande anarchiste<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/204904/original/file-20180205-14093-1333n78.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Louis Aragon et André Breton.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://revesurrealiste.wordpress.com/2012/10/01/aragon-breton-1924-t/">Revue surréaliste</a></span></figcaption></figure><p>Il y a d’ores et déjà un paradoxe dans ce titre : Aragon et l’anarchie. Comment Louis Aragon, le grand soutien du Parti communiste français, put-il être accusé de soutenir ce mouvement politique ? Inculpé en janvier 1932, suite à son poème « Front rouge », pour « excitation de militaires » et « provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste », les charges contre le poète ne seront finalement pas retenues.</p>
<p>On se souvient des procès, en 1857, de Baudelaire et Flaubert, de l’intervention célèbre de Zola dans l’affaire Dreyfus ou de la condamnation à mort de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach en 1945. Tout procès littéraire est en même temps procès de la littérature : par la confrontation au champ judiciaire, le texte est alors envisagé comme un acte.</p>
<iframe width="100%" height="315" src="https://www.retronews.fr/embed-journal/comdia/06-fevrier-1932/775/2491393/3" frameborder="0"></iframe>
<h2>Intention et production du poème</h2>
<p>Quelle était l’intention de Louis Aragon en écrivant « Front rouge » ? La question est complexe : si l’on peut plus facilement en mesurer les conséquences sur le plan judiciaire, esthétique et politique, les causes de sa création restent plus obscures, et ce d’autant plus que l’auteur en question s’est peu exprimé sur la question. Les conséquences de cet écrit sont mieux connues : rupture avec le surréalisme, inculpation, réaction du monde littéraire et intellectuel de l’entre-deux-guerres. C’est dans cet écart entre intention et réception que se dessine, en creux, la complexité de « Front rouge ».</p>
<p>De manière purement événementielle, l’affaire marque une rupture entre Aragon et le surréalisme. Néanmoins, ce divorce a lieu, par étapes successives, sur environ deux ans. À partir de 1930, la revue <em>La révolution surréaliste</em> devient <em>Le surréalisme au service de la révolution</em> et partant, cette avant-garde soumet son programme à la cause plus générale du communisme. En 1930, Aragon et Sadoul sont envoyés au congrès de Kharkov pour représenter le surréalisme. A leur retour, les rumeurs quant à leur « trahison » circulent : il semblerait que les deux surréalistes aient fait leur propre autocritique et condamné l’avant-garde à laquelle ils appartiennent.</p>
<p>Durant l’année 1931, Aragon navigue entre deux eaux : sommé de s’expliquer auprès de Breton et ses amis, il écrit notamment « Le surréalisme et le devenir révolutionnaire » en même temps qu’il publie, en juillet 1931, dans la revue <em>Littérature de la révolution mondiale</em>, le poème « Front rouge ». La revue est saisie en novembre de la même année, Aragon est inculpé en janvier 1932.</p>
<p>Le contexte de production de « Front rouge » est certes complexe, mais l’on peut deviner certaines influences et visées de Louis Aragon. Le poète est principalement inculpé pour ces quelques vers :</p>
<blockquote>
<p>Descendez les flics<br>
Camarades<br>
Descendez les flics<br>
[…]<br>
Feu sur Léon Blum<br>
Feu sur Boncour Frossard Déat</p>
</blockquote>
<p>Poétiquement, Aragon semble plus proche du vers-librisme agonique et violent d’un Maïakovski que de l’écriture automatique du surréalisme. Néanmoins, le poème conserve le caractère provocateur et destructeur propre à l’avant-garde. Au sein de son groupe parisien, Aragon est sans doute le plus virulent, au moins du point de vue rhétorique. Il est clair que son voyage en URSS l’aura convaincu de se rallier totalement à une vocation d’écrivain révolutionnaire. Mais le contexte est plus large : comme le montrait déjà, à son retour de Kharkov et Moscou, le tract rédigé avec Sadoul, <a href="http://www.andrebreton.fr/work/56600100249450">« Aux intellectuels révolutionnaires »</a>, Aragon se situe dans une perspective imminente de guerre entre le bloc soviétique et les impérialistes.</p>
<p>Néanmoins, là où « Front rouge » passe pour un poème paradoxal c’est en ce qu’il convoque une autre réalité révolutionnaire que celle de février et d’octobre 1917. La référence, dans le poème, aux manifestations contre l’exécution de <a href="http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/08/18/sacco-et-vanzetti-et-l-amerique-s-en-prit-a-ses-migrants_5173870_4497186.html">Sacco et Vanzetti</a> renvoie directement au mouvement anarchiste. De même que les images de guerre civile, transférées sur la scène parisienne, se réfèrent aux manifestations anarcho-syndicalistes du début du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>« Front rouge », peut-on supposer, mêle deux discours révolutionnaires souvent antagonistes, l’anarchie et le communisme, dont le point commun, au moins dans ce poème, serait le soulèvement révolutionnaire. Plus généralement, Aragon, en conservant le caractère provocateur de l’avant-garde, s’ouvre à une politisation radicale de son statut d’écrivain. Mais qui de la réception du poème ? La parution de « Front rouge » entraîne trois réactions judiciaire, esthétique, intellectuel. Chaque réception est sous-tendue par la même question : à quel point le texte littéraire peut-il être un acte, voire une arme ?</p>
<h2>La réception problématique de « Front rouge »</h2>
<p>L’inculpation par le juge d’instruction Benon n’a rien d’innocent. Non seulement il montre qu’une peur de l’anarchie, et de sa figure fin de siècle classique, celle du terroriste poseur de bombes, reste prégnante, mais surtout que les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_sc%C3%A9l%C3%A9rates">lois dites scélérates</a>, votées 40 ans plus tôt, lois qui permirent un contrôle sans précédent des activités libertaires, fonctionnaient encore dans la législation française. Elles ne seront abrogées qu’en 1992. Mais l’inculpation montre à quel point le champ judiciaire peut établir une certaine lecture du texte. Selon Benon, le poème perd son statut véritable en devenant « excitation de militaires », « provocation au meurtre » et « propagande anarchiste ». Un troisième point semble capital : c’est la décision de justice qui met en marche toute l’affaire Aragon, et donc la rupture avec le surréalisme.</p>
<p>On aurait tort de considérer comme anecdotique la querelle entre Breton et Aragon. Ce sont deux conceptions antagonistes de la littérature qui s’affrontent cette année-là. Dans un premier temps, Breton et le groupe surréaliste vont prendre la défense de Louis Aragon dans un tract : ils en appellent, dans les grandes lignes, à l’immunité pour le poète. <em>L’Humanité</em>, dans un contexte déjà conflictuel avec le surréalisme, va précisément s’opposer à cette immunité. Et toute la question de la responsabilité et de l’engagement se pose déjà. Pour l’organe du PCF, Breton et les surréalistes seraient coupables de ne pas assumer leur vocation révolutionnaire. Dans un second temps, Breton écrit alors <em>Misère de la poésie</em> ; la référence à Marx est claire et son objectif aussi : réussir à conserver l’intégrité du projet surréaliste, en toute indépendance, tout en restant fidèle au marxisme et au matérialisme historique. Dans les grandes lignes, il condamne, encore à demi-mot, l’orientation esthético-politique de Louis Aragon ; corollairement, il définit l’orientation du surréalisme à partir des années 30.</p>
<p>Le procès manqué de « Front rouge » va finalement se transposer sur la scène littéraire et intellectuelle. Breton a lancé, dès l’inculpation, une <a href="http://www.andrebreton.fr/work/56600100603150">pétition pour soutenir Aragon</a>. Les signatures comptent les plus grands noms du milieu littéraire français de l’époque. Néanmoins, dans « l’affaire Aragon », plusieurs écrivains ont refusé de signer la pétition, parmi lesquels André Gide, Jules Romain ou Romain Rolland. Tous se rejoignent au moins sur un point : déclarer l’immunité pour les poètes équivaut à faire de la littérature une activité purement autotélique, sans aucune conséquence. Pour Jules Romain signer la pétition reviendrait à dire qu’Aragon a « écrit un inoffensif morceau de rhétorique », qu’il ne faut pas « prendre le contenu d’un poème au sérieux ». André Gide répond par une mise en scène dialoguée : « La pensée est aussi dangereuse que les actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime ».</p>
<p>Il est intéressant de constater que ces refus viennent d’une génération plus âgée : sans doute l’idéal d’une littérature de la <em>praxis</em>, transparaît-il dans ces interventions. Dans une période où la littérature est l’expression générale d’une crise du langage et de la représentation, ces refus viennent poser cette question : que peut encore la littérature ? A ce stade surgit encore, quoique sur un mode fantasmé, le portrait d’un écrivain en poseur de bombes. La propagande par le fait des anarchistes a fasciné certains écrivains symbolistes de la fin du XIX<sup>e</sup> siècle. Pierre Quillard affirmera, en 1892, que « La bonne littérature est une forme éminente de la propagande par le fait ». Loin de constituer un épiphénomène, l’affaire Aragon constitue une étape importante, préfigurant le débat qui agitera notamment l’après-guerre avec la question de l’engagement des écrivains et des poètes, quand l’écriture se pose en acte responsable.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/90833/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thibault Boixière ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si l’on peut facilement mesurer les conséquences du poème « Front rouge » sur le plan judiciaire, esthétique et politique, les causes de sa création restent plus obscures.Thibault Boixière, Doctorant en littérature française, Western UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/811602017-07-25T20:22:20Z2017-07-25T20:22:20ZQuand le rap s’invite à l’école<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/178681/original/file-20170718-10283-oy5d0l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C94%2C960%2C675&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le visuel du dernier album de Médine.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://genius.com/Medine-prose-elite-lyrics">Genius</a></span></figcaption></figure><p>Né dans les ghettos du Bronx au début des années 1970, le rap est arrivé en France au milieu des années 1980. Issu de la culture urbaine, vilipendé par les uns, plébiscité par les autres, il est devenu de plus en plus écouté, au point aujourd’hui, malgré des réticences toujours tenaces, de s’imposer comme une musique « populaire ». Dorénavant incontournable dans notre paysage musical, il fait progressivement son entrée dans les écoles, tous niveaux et toutes matières confondus.</p>
<h2>Le rap intéresse des disciplines et des niveaux variés</h2>
<p>Le rap est aujourd’hui utilisé comme <a href="http://forums-enseignants-du-primaire.com/topic/278935-instit-je-fais-du-rap-avec-mes-%C3%A9l%C3%A8ves-de-cp/">vecteur d’apprentissage dans l’enseignement primaire</a>, <a href="http://www.lyc-rostand-mantes.ac-versailles.fr/spip.php?article956">secondaire</a>, et fait l’objet de nombreuses recherches à l’université. Il intéresse des disciplines variées, de manière parfois inattendue. En éducation musicale, dans le Programme national de pilotage d’octobre 2009 en Arts appliqués et culture artistique, le rap côtoie désormais les <a href="http://eduscol.education.fr/cid49143/arts-appliques-et-cultures-artistiques.html">auteurs classiques, le rock et la musique pop</a>. Il est également étudié en <a href="http://www.lemonde.fr/campus/article/2014/06/12/le-rap-du-ghetto-au-preau_4437274_4401467.html#MY2Gp4ZEIMqc4VfI.99">éducation civique</a>, en <a href="http://www.huffingtonpost.fr/2016/10/20/interro-pnl-da-lycee-rouen-ses_a_21588206/">sciences économiques et sociales</a>, et aussi en langues étrangères, <a href="https://onetwothreerap.com/ateliers-en-milieu-scolaire/">à l’école</a>, <a href="https://www.franceculture.fr/conferences/one-two-three-rap-du-hip-hop-solidaire-pour-apprendre-l-anglais">à l’université</a> ou en <a href="http://etudiant.lefigaro.fr/les-news/actu/detail/article/le-rap-au-secours-de-l-apprentissage-de-l-anglais-3746/">dehors du système scolaire</a>. </p>
<p>En 2012, la maison d’édition scolaire Nathan faisait entrer le rappeur havrais Médine dans un livre d’histoire de terminale par la publication de son rap « 17 octobre » dans un chapitre sur la guerre d’Algérie. Un professeur de Mathématiques s’est même servi du rap pour <a href="http://www.ledauphine.com/france-monde/2017/06/29/ils-creent-une-version-rap-du-theoreme-de-pythagore">expliquer le théorème de Pythagore à ses élèves</a>.</p>
<p>Comment expliquer un tel engouement chez les enseignants pour une musique pourtant encore aujourd’hui très contestée ?</p>
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<h2>Une musique qui parle aux élèves</h2>
<p>Dans le cadre de ma profession, j’organise régulièrement des ateliers slam en lettres et en anglais. Pour l’année prochaine, j’ai prévu d’organiser une journée (semaine ?) urbaine qui mettra à l’honneur le slam, le rap, le graff et, peut-être aussi, le skate et/ou le BMX. La classe à qui j’ai proposé ce projet l’a adopté à l’unanimité. Pourquoi un tel enthousiasme ? Parce que, disent-ils, « ça nous parle ».</p>
<p>À l’heure actuelle, face à un désintérêt grandissant des élèves pour l’école, de nombreuses recherches s’orientent vers les facteurs susceptibles de stimuler leur motivation. Des chercheurs comme <a href="http://correspo.ccdmd.qc.ca/index.php/document/connaitre-les-regles-grammaticales-necessaire-mais-insuffisant/des-conditions-a-respecter-pour-susciter-la-motivation-des-eleves/">Roland Viau</a> insistent sur le fait que, pour être motivés, les élèves doivent trouver un intérêt aux activités qu’il leur est demandé de réaliser. Ainsi, une activité qui fait sens pour l’élève est une activité qui, par exemple, correspond à ses centres d’intérêt. D’autres recherches mettent l’accent sur l’importance des émotions, notamment du plaisir, dans les apprentissages, particulièrement <a href="https://edso.revues.org/174">à l’occasion d’activités créatives</a>.</p>
<p>Le rap parle à de très nombreux élèves, c’est indéniable. Ils s’y intéressent pour de multiples raisons. Tout d’abord, c’est une musique qui, par les thèmes qu’elle aborde, convient à un esprit de rébellion caractéristique de l’adolescence. Ensuite, il y a dans les modes de verbalisation rapologique une fonction de cryptage (notamment par l’usage du verlan et du veul, forme de verlanisation du verlan) qui répond à leur goût pour le secret et qui dresse une frontière entre le monde adulte et le leur. Enfin, en plus de l’aspect cryptique du rap, la surabondance de jeux de et sur les mots lui donne un aspect ludique dont les adolescents raffolent.</p>
<h2>Le rap, véritable couteau suisse didactique</h2>
<p>Le rap constitue donc un bon outil didactique. Mais comment les enseignants s’en servent-ils ?</p>
<p>Citer Médine dans un livre d’histoire permet d’attirer l’attention des élèves sur un événement qui, parfois, leur paraît très lointain et ne leur semble pas les concerner (aux dires de certains de mes élèves). Le fait que des rappeurs s’y intéressent peut insuffler un regain d’intérêt chez eux. D’autant que Médine est réputé pour son grand attachement à l’histoire. Il est également réputé pour écrire des textes très documentés.</p>
<p>Quels que soient leur niveau de scolarisation et les rapports qu’ils entretiennent avec l’institution scolaire, les <a href="http://www.twentymagazine.fr/articles/influences/le-tuto-de-ma-m%C3%A8re/rap-et-litt%C3%A9rature-si-loin-pour-vous-si-proches-pour-nous">rappeurs sont fans de littérature et de chanson française</a> et ils s’en inspirent. Leurs textes regorgent de références et d’hommages à nos grands auteurs, romanciers, poètes et chanteurs à texte comme, par exemple, Renaud, Jacques Brel, Georges Brassens, Boris Vian, Victor Hugo, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Voltaire. Ces auteurs et chanteurs font partie de leur patrimoine culturel, aux côtés de grands auteurs étrangers <a href="http://www.humanite.fr/alice-booste-ibrahim-maalouf-et-oxmo-puccino-558893">tels que Lewis Carroll</a>. Aussi, des manuels scolaires font figurer, à pied d’égalité, des extraits de chansons, de poésies et de romans appartenant à des genres différents, dont le rap.</p>
<p>Il est donc tout à fait envisageable d’établir un pont entre le rap, la chanson à texte et la littérature française, en préambule à une étude de texte littéraire ou poétique. Les figures de style, les échos sonores, les jeux sur les mots sont légion dans les textes de rap. Pourquoi ne pas les étudier en les comparant à des auteurs plus classiques pour montrer aux élèves que les techniques employées par les uns et par les autres sont finalement les mêmes. Les élèves peuvent également être invités à produire des textes plus ou moins longs, poétiques ou autres (pourquoi pas des parodies, pour rester dans le style provocateur du rap qui plaît tant aux adolescents) en français ou en langues étrangères, qu’ils apprennent ensuite à rapper.</p>
<p>Par ailleurs, les scansions propres au rap sont de fabuleux outils d’apprentissage : le rythme, les rimes et les effets de répétition procurent aux élèves une aide précieuse quand il s’agit de mémoriser. D’où une utilité certaine pour l’apprentissage de règles de grammaire, de formules mathématiques, de dates, etc. Des enseignants ont donc utilisé ces rythmes particuliers en cours de langues, notamment pour apprendre les verbes irréguliers :</p>
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<p>Ou bien pour réviser des points de grammaire :</p>
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<p>Bien entendu, ils les ont aussi utilisés dans le cadre d’entraînements à la prononciation :</p>
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<p>Enfin, les enseignants de FLE (Français langue étrangère) et FLS (Français langue seconde) sont de plus en plus nombreux <a href="http://portail-du-fle.info/chanson/4gRap1.htm">à utiliser le rap dans leurs cours</a>. Parmi ses apports, on trouve principalement la sensibilisation à divers registres de langue, l’apprentissage lexical, phonétique et phonologique, l’apprentissage de techniques poétiques, l’étude de points culturels et sociaux (l’immigration, l’exclusion sociale…).</p>
<h2>Quid de la violence exprimée par le rap ?</h2>
<p>Peut-on légitimement proposer de tels textes à nos élèves ? Et pourquoi pas ? Après tout, certains de nos plus grands romanciers, poètes et chanteurs « à texte » ont produit eux aussi des œuvres d’une violence certaine qui, en leur temps, ont parfois causé des ennuis à leurs auteurs. Et pourtant, elles sont aujourd’hui considérées comme des éléments majeurs de notre patrimoine culturel. À titre d’exemple, citons <em>La Charogne</em> de Baudelaire, <em>J’irai cracher sur vos tombes</em> de Boris Vian, <em>Lemon incest</em> de Serge Gainsbourg et <em>Le gorille</em> de Georges Brassens. Et puis, <a href="http://www.lemonde.fr/campus/article/2014/06/12/le-rap-du-ghetto-au-preau_4437274_4401467.html">comme le dit Valérie Morel</a>, inspectrice pédagogique régionale en éducation musicale, « c’est le rôle du professeur d’expliquer le texte ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/178682/original/file-20170718-10334-1r761rx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1138&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La violence est une composante de la littérature.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://booknode.com/j_irai_cracher_sur_vos_tombes_0858/covers">Booknode</a></span>
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<p>En effet, étudier un mouvement musical exige d’en étudier l’histoire et le contexte social dans lequel il a été produit. Mes recherches m’ont amenée à comprendre que la violence exprimée par le rap n’est somme toute que symbolique et rituelle. La violence symbolique est l’une des composantes de toute société, quels qu’en soient le lieu et l’époque ; elle aide à réguler les tensions du quotidien. Aborder ce point au cours d’une étude de textes de rap me paraît indispensable afin de comprendre l’essence même de cette musique, mais aussi afin d’en dédramatiser, auprès des jeunes comme des adultes, les références violentes qui sont trop souvent prises au premier degré. Ainsi que le souligne le groupe NTM, « Il serait temps de comprendre aussi que <a href="http://www.lexpress.fr/culture/musique/ntm-on-n-est-pas-des-poetes-ni-des-penseurs_490246.html">NTM n’a l’intention de niquer la mère de personne</a> ». Autrement dit, il est grand temps de réaliser que les insultes proférées dans les textes de rap sont à prendre au second degré, au moins.</p>
<p>Les rappeurs ont pris pour leitmotiv « le savoir est une arme ». Ils font de la connaissance au sens large l’arme suprême grâce à laquelle nous pouvons diriger et assumer notre existence. Par conséquent, quoi de plus logique que d’inviter le rap dans nos séquences pédagogiques pour instruire nos élèves !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/81160/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catherine Gendron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dorénavant incontournable dans notre paysage musical, le rap fait progressivement son entrée dans les écoles, tous niveaux et toutes matières confondus.Catherine Gendron, Chercheuse en sociologie, membre du LIRTES (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche sur les Transformations des pratiques Educatives et des pratiques Sociales) - EA 7313, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/686312016-11-17T01:14:01Z2016-11-17T01:14:01Z« Les Contemplations » ou la pensée sauvage de Victor Hugo<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/146114/original/image-20161115-31126-e9fvvr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Château fort au crépuscule, dessin à la plume, gouache, lavis d'encre brune, de Victor Hugo (1866).</span> </figcaption></figure><p>« Ici encore il y avait un mot magique qu’il fallait savoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si l’obscurité effarée du sépulcre eût été de l’autre côté », écrit Hugo dans <em>Les Misérables</em> (II, 6, 1).</p>
<p>Cette notation peut être une clé pour entrer dans <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contemplations"><em>Les Contemplations</em></a>, où le verbe effarer se conjugue fréquemment, au participe présent ou passé. Dieu, y est-il dit,</p>
<blockquote>
<p>Effarant les yeux et les bouches<br>
Emplit les profondeurs farouches<br>
D’un immense éblouissement. (« Les Mages », Livre Sixième, « Au bord de l’infini »)</p>
</blockquote>
<p>S’il est incertain qu’effarer soit, comme l’est farouche, issu du mot latin <em>ferus</em>, qui signifie sauvage, il est bien possible qu’il ait résonné comme tel dans l’esprit du poète latiniste. En tout cas il opère ici clairement le rapprochement, dans ce texte où le poète a statut de mage et au-delà, dans ce recueil où Hugo paraît ensauvagé par le deuil et l’exil.</p>
<p>La scène évoquée dans <em>Les Misérables</em> concerne l’entrée dans le couvent de l’Adoration Perpétuelle où Jean Valjean se réfugie avec Cosette. Accueilli au <em>parloir</em> (je souligne ce mot qui fait signe vers la fonction du poète), le visiteur ne voit, à travers la grille, que « la nuit, le vide, les ténèbres, une brume de l’hiver mêlée à une vapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante ».</p>
<p>Effrayant est une autre étymologie possible, et peut-être plus plausible, d’effarant. Hugo dit :</p>
<blockquote>
<p>« On apercevait autant que la grille permettait d’apercevoir, une tête dont on ne voyait que la bouche et le menton […] et une forme à peine distincte couverte d’un suaire noir. »</p>
</blockquote>
<p>Et cette récurrence de la bouche d’ombre que Victor Hugo fait parler à la fin des <em>Contemplations</em> peut nous éclairer sur le sens du recueil : faire parler l’interdit ultime (comme se prénommera Jean Valjean au couvent), la mort. Jean Valjean trouve refuge avec sa fille adoptive de l’autre côté du mur comme Victor Hugo cherche sa fille par-delà les apparences, cherche la lumière dans la nuit de l’exil et du deuil.</p>
<h2>L’éclairage de Levi-Strauss</h2>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/146117/original/image-20161115-31123-3jc6mr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Victor Hugo en 1855 au rocher des Proscrits, à Jersey.</span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Les Contemplations</em> sont une opération qui relève de ce que Claude Levi-Strauss a appelé la <a href="http://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1964_num_5_19_2933">pensée sauvage</a>. « Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu ». Dit-il en conclusion de sa « Suite » à sa « Réponse à un acte d’accusation », titre qui pourrait être lu comme le titre d’Artaud : « Pour en finir avec le jugement de dieu ».</p>
<p>Ainsi que le fera Artaud avec le théâtre et chez les Tarahumaras, ainsi que le fera Bonnefoy en mettant en scène Douve, la morte, et en la faisant parler, Hugo, de toute son énorme puissance vitale, y engageant tout son corps donc tout son esprit, opère par la contemplation et le verbe, se fait lui-même scène, temple et bouche, trouve et déploie « le mot magique » qui ouvre le passage entre l’habitation de la (personne) mort(e) et celle des vivants.</p>
<p>Le poète a besoin de se représenter que la chose ou la personne qui lui sert d’objet de quête est morte, ou sur le point de mourir, pour se jeter dans l’expérience de cette pensée originaire performative, miroir de la pensée ressuscitante du divin, qu’est la pensée sauvage.</p>
<h2>Des instruments de pensée</h2>
<p>Si le spiritisme pratiqué à Jersey par le poète en exil n’est pas une croyance compatible avec celle de la réincarnation, exposée dans <em>Ce que dit la bouche d’ombre</em>, c’est que ni l’un ni l’autre de ces systèmes ne sont des croyances pour Hugo – seulement des instruments de pensée nécessaires à l’opération poétique, au combat d’amour avec l’ange de la mort ; comme le sont aussi l’animisme, le panthéisme, le dialogue avec les éléments, avec la nature, omniprésent dans le recueil et témoignant d’une expérience réelle, et la pratique du don/contre-don développée dans le Livre Cinquième, « En marche », où Hugo adresse et offre des poèmes à des correspondants absents du fait de son exil.</p>
<p>Ainsi l’homme, exilé en ce monde, tente-t-il d’en franchir les barrières, et sa propre finitude, en se rendant « Au bord de l’infini » pour y dialoguer avec l’esprit et les esprits, y endosser d’autres formes (réincarnation, totémisme), y élever des systèmes logiques, poétiques, comme autant de clés pour se libérer de la fermeture de la mort, autant de ponts comme l’est aussi le potlatch. Le poète fait parler le non-dit en le faisant agir.</p>
<p>Comme l’écrit Michel Foucault dans <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Msb5zb4BG-k"><em>L’archéologie du savoir</em></a>,</p>
<blockquote>
<p>« à toutes ces modalités diverses du non-dit qui peuvent se repérer sur fond du champ énonciatif, il faut sans doute ajouter un manque, qui au lieu d’être intérieur serait corrélatif à ce champ et aurait un rôle dans la détermination de son existence même ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/146118/original/image-20161115-31135-1graprm.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le cirque de Gavarnie.</span>
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<p>Or ce manque est un nervalien « soleil noir de la mélancolie » (Hugo, lui, se plaçant d’emblée dans la nuit, parle de « Ces trous du noir au plafond qu’on nomme les étoiles ! »), qui nourrit aussi la pratique hugolienne de l’oxymore et de l’antithèse. « Une goutte d’eau a fait cela », notait-il lapidairement dans son <em>Voyage aux Pyrénées</em> devant le cirque de Gavarnie.</p>
<p>Contempler c’est circonscrire, dit le dictionnaire latin, et circonscrire c’est écrire le cirque, tracer le cirque, le trou. Le poète est cette goutte d’eau qui creuse, et creusant, révèle par l’abîme révélé la question de l’ignorance. De l’effarement comme stupéfaction devant l’incompréhensible, vécu par Hugo disant dans un poème (Livre Quatrième, « Pauca meae », IV), comme la mère d’Adama Traoré dans une vidéo, avoir toujours l’impression que son enfant mort va franchir la porte.</p>
<h2>Le livre d’un mort</h2>
<p>« Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » Dans sa préface, Hugo avertit le lecteur du caractère spéculaire des <em>Contemplations</em>, livre qui dit-il doit être lu comme celui d’un mort, et en s’identifiant à l’auteur – donc en faisant aussi l’expérience de ce manque qui est celui de la lumière. Seul celui qui voit qu’il ne sait pas peut partir en quête du savoir, et au fond le drame de la mort est celui de l’ignorance.</p>
<p>Lévi-Strauss l’a montré, la pensée sauvage est une science aux classifications extrêmement complexes, dont l’instrument s’apparente au bricolage dans le sens où elle se sert de tout ce qui tombe à portée de sa main pour combiner à travers ce que Baudelaire appelle des correspondances, un forage, et un passage, dans le mur du non-connu.</p>
<p>Correspondances faisant appel à tout le vivant, analogies à l’œuvre dans le totémisme comme dans la métempsycose, le symbolisme, la métaphore, à l’œuvre dans « ce que dit la bouche d’ombre » comme dans tout le recueil des Contemplations, œuvre en miroir, Autrefois/Aujourd’hui, auteur/lecteur, nature/culture, par lequel nous ne revenons pas de la mort les mains vides, comme Orphée : car, comme Hugo, nous n’en revenons pas. Avec lui nous sommes invités à y rester, effarés : non plus effrayés, mais ensauvagés, c’est-à-dire, comme le papillon le dit du je-Hugo, « de la maison » (Livre Premier, « Aurore », XXVII). Celle de la vie unifiée, où la mort n’est pas laissée derrière soi mais mieux : intégrée, mangée. « Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent » (« Réponse à un acte d’accusation », « Suite »). À la fin de <em>La pensée sauvage</em>, Lévi-Strauss écrit : </p>
<blockquote>
<p>« Il fallait que la science physique découvrît qu’un univers sémantique possède tous les caractères d’un objet absolu, pour que l’on reconnût que la manière dont les primitifs conceptualisent leur monde est, non seulement cohérente, mais celle même qui s’impose en présence d’un objet dont la structure élémentaire offre l’image d’une complexité discontinue ».</p>
</blockquote>
<p>Une pensée dont la post-modernité n’a pas fini de révéler sa fécondité, si nous accomplissons cette révolution qui consiste à accoupler pensée poétique et pensée scientifique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/68631/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alina Reyes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Contraint à l’exil politique, marqué par le deuil, Victor Hugo, écrivant « le livre d’un mort », réinvente une « pensée sauvage » pour rebâtir l’humain.Alina Reyes, Doctorante, littérature comparée, Maison de la Recherche, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/596902016-05-25T04:40:15Z2016-05-25T04:40:15ZL’odyssée Jean Genet<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/123719/original/image-20160524-11025-1gabwvi.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=142%2C0%2C984%2C480&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alberto Giacometti, Portrait de Jean Genet (détail), 1954-1955 Paris, Centre Pompidou.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://www.claudinecolin.com/fr/1206-jean-genet-lechappee-belle">Centre Pompidou</a></span></figcaption></figure><h2>Par-delà le bien et le mal</h2>
<p>Nul, peut-être, mieux que Jean Genet n’a incarné la vision rimbaldienne de la poésie et du devenir poète, tant il a passé son temps à n’être jamais là où l’on pensait le trouver, à n’être jamais celui qu’on croyait qu’il était, à brouiller l’apparence des frontières entre le bien et le mal, entre la folie et la raison, entre l’homme et la femme, à faire fi des limites géographiques, des appartenances claniques ou de la couleur de peau.</p>
<p>Mais ce dérèglement du sens et des sens est peut-être moins, chez Genet que chez Rimbaud, le moyen d’arriver à des visions inouïes, ou plutôt si, tout autant, mais moins directement. En effet, Jean Genet met fortement l’accent sur une étape de cette éthique poétique qui n’apparaît qu’à l’état latent dans les « Lettres du Voyant ». Chez <a href="http://www.deslettres.fr/lettre-darthur-rimbaud-a-paul-demeny-dite-lettre-du-voyant-je-est-un-autre/">Rimbaud</a>, « se faire l’âme monstrueuse » a pour but de développer un imaginaire inédit ; la marginalisation de la personne du poète n’apparaît que comme conséquence – certes nécessaire – de ce travail vers la « voyance » :</p>
<blockquote>
<p><a href="http://www.deslettres.fr/lettre-darthur-rimbaud-a-paul-demeny-dite-lettre-du-voyant-je-est-un-autre/">Ineffable torture</a> où il le [poète] a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’<em>inconnu</em> !</p>
</blockquote>
<p>Pour Jean Genet, la monstruosité ou, disons-le autrement, la criminalité permet avant tout à l’artiste, au poète, de construire et de préserver une solitude indispensable à la création ; elle en est le prérequis :</p>
<blockquote>
<p>Pour acquérir cette solitude absolue dont il a besoin s’il veut réaliser son œuvre – tirée d’un néant qu’elle va combler et rendre sensible à la fois – le poète peut s’exposer dans quelque posture qui sera pour lui la plus périlleuse. Cruellement il écarte tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcheraient d’incliner son œuvre vers le monde. S’il veut, il peut s’y prendre ainsi : autour de lui il lâche une odeur si nauséabonde, si noire qu’il s’y trouve égaré, à demi asphyxié lui-même par elle. On le fuit. Il est seul. Son apparente malédiction va lui permettre toutes les audaces puisque aucun regard ne le trouble. Le voilà qui se meut dans un élément qui s’apparente à la mort, le désert. Sa parole n’éveille aucun écho. Ce qu’elle doit énoncer ne s’adressant plus à personne, ne devant plus être compris par ce qui est vivant, c’est une nécessité qui n’est pas exigée par la vie mais par la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-arbalete-Gallimard/Le-funambule">mort qui va l’ordonner</a>.</p>
</blockquote>
<p>Cette solitude très proche de la mort, très proche de l’espace littéraire tel qu’entrevu par <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/L-Espace-litteraire">Maurice Blanchot</a>, c’est donc ce qui légitime le masque de l’abjection chez Genet, masque qui n’est qu’un masque, répétons-le.</p>
<p>D’aucuns pourraient s’offusquer de certains de ses écrits : le portrait d’Hitler tel que dressé dans <a href="http://www.babelio.com/livres/Genet-Pompes-funebres/37062">Pompes funèbres (1948)</a>, par exemple, a fait couler beaucoup d’encre, bien diffusé sous le manteau à l’époque ; L’<a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-arbalete-Gallimard/L-enfant-criminel">Enfant criminel (1949)</a>, moins connu, mais publié chez le même éditeur, Paul Morihien, fut interdit de radio alors même qu’il fut originairement commandé par le directeur du service arts et littérature de la Radiodiffusion française. Mais il convient de vraiment <em>lire</em>, ce qui demande de savoir distinguer entre la personne réelle de l’auteur et l’<em>ethos</em> du narrateur – le débat est ancien.</p>
<h2>L’autre aux semelles de vent</h2>
<p>De son enfance à l’Assistance publique jusqu’au théâtre de l’Odéon, en passant par les centres de détention et les prisons françaises, des Black Panthers aux camps de Palestine, des premiers poèmes écrits sur du mauvais papier en prison, passés sous le manteau, et autres livres censurés, jusqu’à la parution de ses <em>Œuvres complètes</em>, de son vivant, chez Gallimard, jusqu’à, surtout, la « sanctification » <em>ante mortem</em> qu’a représenté l’ouvrage monumental que <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Saint-Genet-comedien-et-martyr">Sartre lui a consacré</a>, Sartre, mais aussi <a href="http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0610161802.html">Derrida</a>, puis, plus récemment <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3339">Hélène Cixous</a>, Genet a fait de sa vie une épopée, épopée tragiquement, banalement, achevée le 15 avril 1986, par une chute dans une médiocre chambre du Jack’s Hôtel, dans le treizième arrondissement de Paris.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=382&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=382&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=382&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/123802/original/image-20160524-25236-343qvy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ernest Pignon-Ernest, « Parcours Jean Genet », 2006. Photographie in situ, Brest.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MuCEM</span></span>
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<p>Cela fait trente ans, ce printemps, que ce poète-dramaturge-romancier <a href="http://bennot.narod.ru/articfra/rimbaud.html">« aux semelles de vent »</a>, que ce funambule inclassable, nous a quittés. À Marseille, le jeune Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) a choisi de rendre hommage à Jean Genet à partir d’une entrée géographique dans sa vie et dans son œuvre, entrée méditerranéenne plus particulièrement, Méditerranée qui a souvent inspiré l’imaginaire du poète.</p>
<p>L’exposition, conçue par Albert Dichy, directeur littéraire de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et Emmanuelle Lambert, écrivain, est structurée autour de trois ouvrages emblématiques du parcours de Genet qui illustrent la virtuosité avec laquelle l’auteur maniait les différents genres, mais aussi la constance du sillon qu’il traçait.</p>
<p>La première salle est ainsi consacrée au <em>Journal du voleur</em>, récit d’inspiration autobiographique paru en 1949, dont l’action principale se situe en Espagne. En regard de l’ouvrage, sont présentés des documents d’archive inédits retraçant les rapports du futur écrivain aux institutions sociales, pénitentiaires et psychiatriques entre lesquelles ses premières années se sont déroulées.</p>
<p>C’est ensuite l’univers de la pièce <em>Les Paravents</em> (1961) qui se déploie devant le regard du visiteur, pièce qui avait fait scandale en son temps bien qu’elle fût jouée pour la première fois quatre ans après la fin de la Guerre d’Algérie (mise en scène de Roger Blin au théâtre de l’Odéon). Mais il est vrai que le dramaturge y dessine un portrait des colonisateurs sans concession, voire outrageant.</p>
<p>C’est que, pour Genet, la représentation théâtrale est avant toute cérémonie religieuse et œuvre d’art totale, tragédie au sens antique qui a pour but la purgation des passions, d’où un très grand éloignement des codes du réalisme et du théâtre bourgeois. </p>
<p>André Malraux, qui l’avait compris et qui dut défendre la pièce – subventionnée – à l’époque, n’hésita pas d’ailleurs, dans une allocution mémorable pour l’histoire littéraire, à comparer le dramaturge à <a href="http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7ek.asp">Baudelaire et à Goya</a> :</p>
<blockquote>
<p>Quiconque a lu cette pièce sait très bien qu’elle n’est pas antifrançaise. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout. Genet n’est pas plus antifrançais que Goya anti-espagnol. Vous avez l’équivalent de la scène dont vous parlez dans les <em>Caprices</em>. Par conséquent, le véritable problème qui se pose ici – il a d’ailleurs été posé – c’est celui, comme vous l’avez appelé de la « pourriture ».</p>
</blockquote>
<p>Cette seconde salle d’exposition du MuCEM s’intéresse ainsi davantage au paratexte de la pièce de théâtre, de sa conception à sa mise en scène et à sa réception. Sont ici présentés, par exemple, sur le versant de la genèse de l’œuvre, les premiers manuscrits du texte, les notes de mises en scène de Roger Blin, des maquettes des costumes d’André Acquart. Sur le versant de la réception, des photographies de la représentation sont proposées au public ainsi que les témoignages filmés de Jean-Louis Barrault et de Maria Casarès, qui jouaient respectivement Si Slimane et La Mère dans la mise en scène de 1966, en regard des images des manifestations que la pièce avait engendrées à l’époque.</p>
<p>Enfin, avec <em>Un Captif amoureux</em>, livre inclassable publié quelques mois après la mort de Genet, nous découvrons la Palestine, mais nous entrons aussi plus au cœur de l’engagement politique de l’auteur, engagement qui n’a eu de cesse – parallèlement à la poésie, par elle et pour elle (poésie entendue au sens large, <em>Dichtung</em>) – de guider son « échappée ». Et si ce dernier terme, qui donne son nom à l’ensemble de l’exposition, décrit bien le mouvement, la dé-marche, le dé-placement perpétuel qu’opérait Genet dans son être-au-monde, pour être au monde, il masque peut-être un peu le fait que se dessine, au fil des années et paradoxalement, une véritable trajectoire qui lui a permis de prendre place très rapidement et tant politiquement que littérairement dans son temps.</p>
<p>Moins errance ou fuite, donc, moins exil que quête, quête vivante, charnelle, du corps et par le corps, que vient symboliser la sculpture du <em>Marcheur</em> de Giacometti, placée au centre du dispositif, Giacometti, un des rares contemporains qu’admirait Genet, qu’il <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Arbalete/L-Atelier-d-Alberto-Giacometti">admirait tant</a>. Le visiteur pourra également visionner l’une des rares apparitions filmées de Jean Genet, dans un entretien avec Antoine Bourseiller tourné en Grèce quelques années avant sa mort.</p>
<h2>Recommencements</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/123725/original/image-20160524-10986-1p4oef4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1064&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Jean Genet en 1937. D.R., Fonds Jean Genet/IMEC, cliché Michael Quemener.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MuCEM</span></span>
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<p>Il y aurait tant d’autres choses à dire, tant d’autres fils à tirer de la lecture de cet homme-fleur, de cet homme-fleuve : Paris qui ne sera plus jamais Paris après la lecture de son œuvre ou la campagne française qui devient, par lui, le lieu du merveilleux, les États-Unis aussi, pailletés d’étoiles, comme après le passage du funambule, les minuscules sequins qu’il laisse tomber malencontreusement de son costume. Lire Genet, c’est retrouver, dans le réel, la possibilité d’une épiphanie magique. Et si la Méditerranée, chez Genet, n’a pas partout ce caractère central, il n’en reste pas moins que cette exposition prend ainsi le parti de réinscrire cet auteur dans le temps long des mythes méditerranéens, mais aussi dans l’actualité des exils quotidiens – Méditerranée, espace infiniment et indéfiniment politique.</p>
<p>Marseille nous propose ici de découvrir comme l’un de ses enfants et salue ainsi celui qu’elle condamna tantôt (en 1938, en effet, accusé de désertion, Jean Genet fut incarcéré dans la prison militaire du fort Saint-Nicolas, juste en face du fort Saint-Jean où se trouve le MuCEM aujourd’hui), et se rachète, et se tourne également, dans son geste, vers la tombe de ce fils de lumière, de ce <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Les-clochards-celestes">clochard céleste</a>, sise à jamais de l’autre côté (Jean Genet est enterré au cimetière espagnol de Larache au Maroc).</p>
<p><em><a href="http://www.mucem.org/fr/exposition/4044">Exposition « Jean Genet, l’échappée belle »</a>, du 16 avril au 18 juillet 2016, Marseille, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). « Jean Genet, l’échappée belle », catalogue de l’exposition sous la direction d’Emmanuelle Lambert, coédition Mucem-Gallimard, réalisé avec le concours de l’IMEC et le soutien de la Fondation d’entreprise La Poste, 2016, 260 pages.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/59690/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alice Delmotte-Halter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Trente ans après sa mort, Jean Genet est célébré par une exposition au MuCEM. Retour sur une odyssée volontairement en marge. Excessive et géniale.Alice Delmotte-Halter, Chercheuse associée, littérature, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.