tag:theconversation.com,2011:/us/topics/grande-bretagne-38444/articlesGrande-Bretagne – The Conversation2024-03-19T16:57:01Ztag:theconversation.com,2011:article/2233822024-03-19T16:57:01Z2024-03-19T16:57:01ZIl y a 150 ans, Glasgow était « the place to be » pour la jeunesse<p>Il y a 150 ans, à Glasgow, loin des jeux vidéos, d’internet et des réseaux sociaux, la jeunesse populaire avait sa propre manière de se divertir. Des établissements de loisir aux attractions foraines, un large choix de divertissements se développait et allait forger, progressivement et non sans heurts, la notoriété actuelle de Glasgow en tant que capitale écossaise du loisir et de la culture.</p>
<p>Pour comprendre comment la jeunesse a participé à la construction de cette notoriété, il faut se replonger dans la société victorienne de Glasgow des années 1850 à 1900, alors en pleine mutation.</p>
<h2>Une société qui se transforme</h2>
<p>La période victorienne (1837-1901) marque un tournant décisif dans l’histoire sociale et culturelle de Glasgow. Étant le cœur industriel de l’Écosse, la ville attire une population de plus en plus nombreuse et hétérogène.</p>
<p>Dans les années 1850, les Irlandais d’Ulster arrivent en masse dans le port de Glasgow, poussés par la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/la-grande-famine-en-irlande-1845-1851-8496022">Grande Famine</a> et à la recherche de meilleures conditions de vie. De même, les habitants des Highlands sont victimes de la famine, mais ils subissent aussi la réforme agraire, qui les pousse à quitter leurs campagnes. Puis pour des raisons économiques, des immigrés des pays baltes, des pays de l’Est et enfin d’Italie <a href="https://www.johngraycentre.org/about/archives/brief-history-emigration-immigration-scotland-research-guide-2/">viennent petit à petit s’établir dans la ville</a>.</p>
<p>Entre 1851 et 1901, le nombre d’habitants passe alors de 329 097 à presque 800 000, dont quasiment la moitié d’entre eux sont âgés de moins de 25 ans. Grâce à cet afflux de main-d’œuvre étrangère, jeune, peu qualifiée et donc peu onéreuse, Glasgow devient ainsi la plus grande ville d’Écosse et, du point de vue économique, la Seconde Ville de l’Empire britannique.</p>
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<p>Néanmoins, la ville n’est pas prête à accueillir si rapidement une telle population et les nouveaux arrivants s’entassent à la hâte dans des logements exigus et insalubres. Au centre de la ville, les égouts à ciel ouvert se jettent dans les eaux polluées du fleuve Clyde et la pauvreté ajoute au tableau noir des fumées des usines, les conflits communautaires et religieux, les <a href="https://www.theglasgowstory.com/story/?id=TGSD0">épidémies, l’alcoolisme, la corruption, le crime, la délinquance et la prostitution</a>.</p>
<p>C’est au cœur de cette décrépitude urbaine et sociale que va se réinventer progressivement, au-delà des différences culturelles de chacun, un outil fédérateur porté par la jeunesse : le divertissement populaire.</p>
<h2>Le divertissement comme moyen d’émancipation</h2>
<p>Le besoin de se divertir n’est pas un phénomène <a href="https://www.researchgate.net/publication/308709630_Sports_et_Loisirs_Une_histoire_des_origines_a_nos_jours">propre à la seconde moitié du XIXᵉ siècle</a>. Mais dans la société victorienne de Glasgow, affectée par tant de bouleversements socio-économiques, le développement du divertissement est nécessaire. Il contribue à restaurer des repères sociaux pour la population issue de quartiers populaires, qui trouve dans le divertissement un exutoire à son quotidien difficile.</p>
<p>C’est d’autant plus vrai pour les adolescents, dont le temps de travail est peu à peu réduit par la promulgation des lois qui régulent le travail des femmes et des enfants en usine, les <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Factory_Acts">Factory Acts</a>. Pour la plupart nés ou ayant grandit sur le sol glasgvégien, ces adolescents profitent de ce nouveau temps libre pour se regrouper, loin du fardeau du rejet social et de la discrimination que portent, pour un grand nombre d’entre eux, leurs parents pauvres ou/et immigrés.</p>
<p>Parmi les lieux les plus prisés de la jeunesse, il y a tout d’abord les music-halls et les théâtres à scène ouverte, appelés « free-and-easy ». Puis viennent les cabarets dansants, qui constituent des lieux privilégiés de rencontre et d’échange à travers la musique et la danse. Les « penny theatres », quant à eux, offrent aux jeunes gens la possibilité d’assister à des pièces de théâtre un peu plus sophistiquées que celles qui se jouent dans les rues.</p>
<p>Se développant considérablement à partir des années 1860 afin de répondre à la demande, ces établissements ont en commun la particularité de proposer des tarifs d’entrée à très bas prix toute l’année. À l’inverse, l’entrée des « pubs hybrides » est gratuite. Par compensation, les tarifs des boissons sont plus élevés au sein de ces pubs, dont le nom <a href="https://www.google.fr/books/edition/Scotland_and_the_Music_Hall_1850_1914/hn1kuc21R8cC?hl=fr&gbpv=1&dq=paul+maloney+pubs+hybrides&pg=PA37&printsec=frontcover">suggère que les arrière-salles sont transformées pour recevoir du public</a>.</p>
<p>Enfin, l’un des événements annuels qui attirent le plus la jeunesse des quartiers populaires est la foire de Glasgow, qui prend peu à peu des allures de fête foraine. De nombreux manèges et cirques y font leur apparition dans les années 1870 : les swing-boats (nacelles suspendues à des fils), les lions de Miss Lily Day, Willie Campbell « le Géant de Glasgow », Mr. Tche Mah « le Nain chinois ». Ces attractions incarnent autant de sujets de curiosité, de fantasme et de rêve que s’approprie la jeunesse des quartiers pauvres de Glasgow.</p>
<p>Pour les adolescents, en passe de devenir adultes, l’entrée dans la sphère sociale publique est un moyen de se dissocier de la cellule familiale et d’affirmer leur individualité au sein de la société. Ces sorties représentent alors une opportunité de découvrir les autres et de se découvrir eux-mêmes. Les jeunes hommes construisent leur masculinité par la séduction, la consommation d’alcool ou quelques fois par la violence, lors de conflits durant lesquels ils s’opposent physiquement <a href="https://www.google.fr/books/edition/The_Moral_Statistics_of_Glasgow_in_1863/X31GAAAAYAAJ">aux figures de l’autorité ou à leurs pairs</a>.</p>
<p>À l’inverse, les jeunes femmes construisent leur féminité en s’émancipant des contraintes morales que la société impose aux femmes. Par la danse, la consommation d’alcool ou encore la promiscuité avec le sexe opposé, elles bravent les interdits et s’affirment en tant que femmes indépendantes. Ainsi portée par le vent du changement, la jeune génération ouvrière revendique à travers une nouvelle culture urbaine et cosmopolite son émancipation à l’autorité d’un monde qu’elle considère comme révolu.</p>
<h2>Entre contrôle et pérennisation de la culture populaire</h2>
<p>À partir des années 1860, les classes aisées et les associations religieuses, notamment protestantes, commencent à s’inquiéter de voir se développer ces nouveaux lieux de divertissement, qu’ils considèrent comme les lieux de débauche de la jeunesse populaire. Parce que cette jeunesse doit garantir le devenir économique et social de la ville, ils entendent donc contrôler la façon dont elle se divertit.</p>
<p>Par exemple, les directeurs de la Magdalene Institution – où sont internées les jeunes femmes perçues comme déviantes –, se soulèvent contre le Parry’s Theatre, qu’ils considèrent comme l’établissement le plus dangereux du centre-ville. Celui-ci est alors fermé, puis racheté par John Henderson Park qui, à la tête de l’institution, convertit ce « temple vil du diable » en <a href="https://www.theses.fr/2023GRALL016">lieu de prière pour les classes populaires</a>.</p>
<p>En 1863, J.H. Park et les membres de la Glasgow Temperance Mission – association contre l’alcoolisme – tentent aussi de faire interdire la foire de Glasgow, qui sera délocalisée dans le quartier de Parkhead. Le motif est que les spectacles sont de caractère douteux et que la gestion des manèges est entre les mains de personnes issues de la communauté des gens du voyage, jugées « non fréquentables », tel qu’en témoigne un article publié dans le <a href="https://britishnewspaperarchive.co.uk/"><em>Glasgow Herald</em> en 1869</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les pères mènent une vie d’oisiveté et de dissipation, les mères possèdent peu de qualités maternelles, et leurs enfants sont élevés sans éducation et parfaitement ignorants de la différence entre le bien et le mal. »</p>
</blockquote>
<p>Dans les années 1870, les classes aisées dénoncent quant à elles l’attitude des femmes étrangères qui se produisent sur les planches de la scène glasvégienne. Leurs costumes frivoles et leur maquillage sont jugés vulgaires et indécents. Ainsi, les spectacles de french cancan proposés par le music-hall Whitebait en 1875 soulèvent un tollé dans la presse locale et la municipalité interdit leur représentation.</p>
<p>Malgré ces efforts mis en œuvre pour contrôler la façon dont se divertit la jeunesse, la municipalité ne peut totalement bannir de Glasgow les lieux de divertissement populaires, car ils sont économiquement indispensables à l’épanouissement d’une société qui, par le développement des voies ferrées et du tourisme, s’ouvre peu à peu au monde. Aujourd’hui encore, cette culture urbaine et cosmopolite se lit sur les devantures des pubs et des théâtres. Elle se vit à l’occasion des concerts et des festivals bouillonnants que la municipalité propose tout au long de l’année.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223382/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fanette Pradon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des établissements de loisir aux attractions foraines, la notoriété actuelle de Glasgow en tant que capitale écossaise du loisir et de la culture est un héritage du XIXᵉ siècle.Fanette Pradon, doctorante en civilisation britannique, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2216392024-02-08T16:52:31Z2024-02-08T16:52:31Z« Pauvres créatures » : Alasdair Gray, auteur du roman derrière le film<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573024/original/file-20240202-15-erbbgu.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=125%2C83%2C1057%2C694&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alasdair Gray, _Eden and After_, fresque pour la Greenhead Church de Glasgow, 1963, détail. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.nationalgalleries.org/art-and-artists/113174?artists%5B25%5D=25&search_set_offset=0">National Galleries, Scotland</a></span></figcaption></figure><p>Le film <em>Pauvres Créatures</em>, adaptation rétrofuturiste du roman éponyme d’Alasdair Gray, adapté par Tony McNamara et réalisé par Yorgos Lánthimos, propulse le spectateur dans un univers à la fois exubérant, tragicomique, grotesque et jubilatoire que ne renierait sans doute pas l’auteur du roman. <em>Poor Things</em> (1992) (<em>Pauvres Créatures</em>, <a href="https://editions-metailie.com/livre/pauvres-creatures">dans la version française</a>), est une réactivation dix-neuvièmisante du mythe de Frankenstein, fondée sur le postulat gothique du savant fou qui ressuscite une jeune suicidée en lui greffant le cerveau du fœtus qu’elle portait au moment de sa noyade. </p>
<p>L’esthétique travaillée du film, avec l’alternance noir et blanc/couleur, et le recours à une palette saturée et chromatiquement exubérante, l’effet d’œilleton qui indique la notion de point de vue, celui de la protagoniste Bella Baxter, sont autant d’éléments participant à l’interprétation que le metteur en scène propose de ce roman qui conduit ses personnages de Glasgow (Londres dans le film) à Alexandrie, en passant par Odessa (le film choisit Lisbonne) ou encore un bordel parisien.</p>
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<h2>Faire lien entre littérature et Histoire</h2>
<p>En 2012 paraît une monographie signée Camille Manfredi consacrée à Alasdair Gray, écrivain et artiste peintre né à Glasgow en 1934, dont le titre, <a href="https://pur-editions.fr/product/4725/alasdair-gray"><em>Le Faiseur d’Écosse</em></a> est inspiré de celui d’un roman de l’auteur paru en 1994, <a href="https://editions-metailie.com/livre/le-faiseur-dhistoire/"><em>Le Faiseur d’Histoire</em></a> (<em>A History Maker</em>). Ces deux titres capturent l’essence de l’apport de l’auteur à la littérature écossaise, mais également britannique, en insistant sur le lien intime entre littérature, (petites) histoires, et (grande) histoire, et sur la capacité de l’artiste à « faire » (le mot « makar », proche phonologiquement de « maker », désigne le poète en langue écossaise). C’est en effet dès la publication du premier roman de Gray en 1981, <a href="https://editions-metailie.com/livre/lanark/"><em>Lanark, A Life in Four Books</em></a> que se manifeste cette étroite corrélation.</p>
<p>Le contexte historique, politique et social de la publication de <em>Lanark</em> coïncide avec l’arrivée au pouvoir en 1979 de Margaret Thatcher, dont la politique économique et le libéralisme laissez-faire laisseront de profondes traces en Écosse, notamment sur les <a href="http://www.clydewaterfront.com/clyde-heritage/river-clyde/shipbuilding-on-the-clyde_">chantiers navals de la Clyde à Glasgow</a>, dont la population ouvrière fut particulièrement touchée par la récession économique de la fin du XX<sup>e</sup> siècle. L’année de cette élection fut aussi l’année du (premier) <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/04/SCHLESINGER/3655">référendum sur l’autonomie de l’Écosse</a>, dont l’échec plongea le pays dans une période de dépression politique accompagnant les souffrances économiques.</p>
<p>Dans ce contexte se produisit une seconde renaissance littéraire, extrêmement politisée, dévolutionnaire puis indépendantiste, qui prit le relais d’une sphère politique en berne, édifiant ce que le romancier Duncan McLean décrivit comme « un parlement de romans » (<a href="https://journals.openedition.org/rfcb/1175">« a parliament of novels »</a>) pendant les années qui menèrent à la dévolution en Écosse et à l’inauguration du parlement en 1999. </p>
<p>Cette participation de la littérature à la (re) constitution à la fois politique et historique de l’Écosse prend aujourd’hui des allures de mythes des origines ; pour autant, cette vision atteste de la force du lien entre les artistes écossais et l’histoire de leur pays notamment depuis le poème accusateur de Robert Burns <a href="https://www.youtube.com/watch?v=XLaYLDuxvQ8">« Such a Parcel of Rogues in a Nation »</a> (1791), dans lequel l’auteur traitait de vendus les technocrates qui, au moment de l’union des parlements en 1707, avaient accepté pour quelques pièces d’or de « vendre » l’Écosse à l’Angleterre.</p>
<h2>Postmodernisme et nationalisme : Gray et l’engagement</h2>
<p>Car la première caractéristique de l’œuvre de Gray qui, dès <em>Lanark</em>, mêle expérimentations formelles, visuelles et génériques, et propose un art qui tour à tour esquisse une forme d’hyperréalité, mais aussi de fantastique allant parfois jusqu’à convoquer des éléments de science-fiction au service de ce qu’il nomme inlassablement une « meilleure nation », est l’engagement. Engagement d’un artiste : <em>Lanark</em> possède une double intrigue, une réaliste, inspirée de la vie de l’auteur, et l’autre fantasmagorique, qui campe un sombre au-delà dystopique nommé Unthank, dans lequel erre un personnage amnésique que le récit relie au héros de la partie réaliste. </p>
<p>Il rencontre au passage son auteur, un « fichu magicien » dans un épilogue au roman intervenant avant la fin du livre, et se voit proposer deux fins, dont l’une est jugée « bloody rotten » (vraiment pourrie). Ce roman, qui valut à son auteur d’être rangé parmi les écrivains postmodernistes, jongle avec la temporalité, les identités, réelles et fictionnelles, au gré d’un récit déstructuré non chronologique ; il met en péril le texte en en déplaçant les frontières entre texte et hors texte, entre personnage de roman et leur auteur, entre monde fictionnel et monde réel.</p>
<p>Ce qualificatif encombrant d’auteur postmoderniste, que Gray réfute et dont il joue cependant, a parfois occulté à quel point son œuvre est à la fois engagée et politique. Engagée en faveur de l’indépendance écossaise : Gray est auteur de deux essais, <em>Why Scots should rule Scotland</em>, publié en 1992 au moment de la campagne pour la dévolution de l’Écosse, puis <em>Why we Should Rule Ourselves</em> (2005). Pour autant, son engagement n’est pas cantonné à la forme de l’essai ou du pamphlet : il est partie intégrante de son œuvre, qui répète sa vision d’une « meilleure nation », précisant qu’elle pourrait prendre la forme d’une « petite République socialiste coopérative ». C’est surtout un engagement qui postule l’importance de la littérature dans l’existence même d’une nation, argument qui sera important lors de la <a href="https://www.luath.co.uk/art-and-photography/arts-of-independence-the-cultural-argument-and-why-it-matters-most">campagne pour l’indépendance en 2016</a>.</p>
<h2>Un imaginaire politique, lié au territoire</h2>
<p>Duncan Thaw, héros de <em>Lanark</em>, identifie la raison de la non-existence de sa ville, et par extension, de son pays : « Si une ville n’a pas été utilisée par des artistes, même ses habitants n’y vivent pas en imagination », dit-il. Pour exister, une ville doit d’abord avoir une existence dans l’imaginaire collectif. Le mot est lâché : l’imaginaire ; il engage la responsabilité des artistes. Celle de Gray, et celle de ses contemporains tels que James Kelman, Edwin Morgan, Liz Lochhead, Iain Banks ou encore William McIlvanney qui, comme lui, viendront (ré) inscrire l’Écosse sur la carte du monde. L’adaptation de <em>Poor Things</em> par Yorgos Lánthimos vient parachever ce phénomène en lui donnant la résonance mondiale du blockbuster aux deux Golden Globes et au Lion d’Or, au prix toutefois d’une ironie, puisque l’intrigue du film est déplacée de Glasgow à Londres.</p>
<p>L’imaginaire est, chez Gray, politique, lié à la thématique fondatrice du territoire. Pour <em>Lanark</em>, il convient de prendre de la hauteur sur les montagnes du pays afin de cartographier l’espace et ainsi délimiter le territoire de la nation. Pour <em>A History Maker</em>, les territoires sont explorés par un « œil public » surplombe les champs de bataille entre clans rivaux. Enfin, Gray est illustrateur et, dans chacun de ses livres, fait dialoguer texte et image de manière foisonnante, et inclut la carte, le dessin de frontières, dans <a href="https://canongate.co.uk/books/97-a-history-maker/">nombre de ses illustrations et couvertures</a>.</p>
<p><em>Poor Things</em> convoque également le territoire comme conquête, en utilisant la période à laquelle se déroule l’intrigue afin de fustiger l’impérialisme britannique : Lord Blessington, époux de Bella/Victoria, est un impérialiste dominateur qui déclare dans le film vouloir annexer le corps de sa femme. Cette idéologie fait son chemin dans le livre sous forme d’addenda, une invasion des bordures du texte (des paratextes) qui sont la marque de fabrique de l’auteur. Elle est faite de notes historiques apocryphes, mais qui soulignent l’emprise de l’idéologie impérialiste et, au passage, la part que prit l’Écosse à l’expansionnisme britannique. Dans le film, cela se limite à la terreur grotesque que Blessington inspire à son personnel tenu en joue de son pistolet.</p>
<p>Autre dimension gommée de l’adaptation, la femme-territoire, dans le roman, est aussi une femme qui s’engage, et engage avec elle l’avenir d’une nation. Nommée Bella, Victoria Blessington, puis Victoria McCandless, mais surtout Bella Caledonia, elle allégorise la nation écossaise. Elle est aussi le véhicule de la critique sociale : Victoria McCandless, la version conquérante de Bella Baxter (cf le royal prénom) est médecin, suffragette, engagée pour faire une différence dans la vie des femmes et des hommes de son époque, mettant à mal les stéréotypes victoriens et édouardiens.</p>
<p>L’internationalisation que constitue l’adaptation par Lánthimos de ce roman à maints égards particulièrement écossais est aussi paradoxalement une sorte de retour bienvenu au point de départ pour un écrivain éclectique qui n’a jamais considéré ses inspirations comme étroitement nationales. Au rang des sources, Robert Burns bien sûr, le poète national, notamment pour ses propositions révolutionnaires, comme celle du poème « Un homme est un homme » (<a href="https://www.scottishpoetrylibrary.org.uk/poem/mans-man-0/">« A man’s a man for a’ that »</a>) qui fait fi des distinctions sociales pour proclamer l’humanité commune aux grands de ce monde et au peuple ; d’autres grands auteurs écossais tels que Robert Louis Stevenson, dont la nouvelle « The body snatcher » est une des sources d’inspiration de <em>Poor Things</em>, ou encore Walter Scott, Hugh MacDiarmid ou des contemporains de Gray ; mais aussi Shakespeare, Dickens, William Blake, Tolstoï, tous les grands auteurs de la littérature mondiale, les philosophes (il y a dans <em>Poor Things</em> une mise en perspective de la rationalité des lumières, la raison conduisant parfois à la déchéance de l’humain), les auteurs antiques, la Bible bien sûr, ou encore des lectures de son enfance, des romans ou des textes plus confidentiels.</p>
<h2>Un auteur versatile et curieux</h2>
<p>Car la seconde caractéristique de Gray est la versatilité de son esprit et de sa curiosité. Cette caractéristique de son écriture confère à ses romans une vitalité et une dimension carnavalesque, <a href="https://www.jstor.org/stable/42945044">au sens Bakhtinien du terme</a>. Les œuvres de Gray, de <em>Lanark</em> à <em>Old Men in Love</em> (2007) ou à sa pièce <em>Fleck</em> (2008), réécriture du mythe de Faust, se caractérisent en effet par cette exubérance, cette jubilation à mélanger forme et fond, à mettre en avant la matérialité de l’objet livre, dont les illustrations de couverture en font de véritables objets artistiques, à mettre en scène une intertextualité débordante, dont l’auteur se moque lui-même lorsque, dans l’épilogue de <em>Lanark</em>, il conçoit un « Index des plagiats », placé en marge du texte romanesque dans lequel une figure de l’auteur détaille les emprunts dont il s’est rendu coupable.</p>
<p>L’héritage de Gray, disparu en 2019, est donc immense, et fort opportunément rendu accessible par le travail de diffusion de son travail, pictural et littéraire, de la <a href="https://thealasdairgrayarchive.org">Alasdair Gray Archive</a>.</p>
<p>Pour avoir une idée de son œuvre picturale, on peut admirer la magistrale fresque murale dont Gray orna <a href="https://oran-mor.co.uk/arts-for-all/celestial-ceiling-mural/">l’église d’Oran Mor</a> dans le West End de Glasgow, aujourd’hui lieu dédié à la culture et à l’événementiel.</p>
<p>Concernant l’importance du Gray écrivain, certains auteurs l’ayant aujourd’hui rejoint au canon de la littérature écossaise reconnaissent sa colossale influence. Ainsi de Janice Galloway, qui écrit dans un article intitulé <a href="https://archive.org/details/sim_review-of-contemporary-fiction_1995_15_index">« Me and Alasdair Gray »</a> qu’il a ouvert la voie pour les artistes de sa génération, en décloisonnant une géographie de la littérature jusqu’alors polarisée sur la grande voisine anglaise et le « centre » londonien. Il lui a permis d’oser imaginer (encore l’imagination) une carrière d’écrivain pour elle-même, grâce à cette voix qui montre la voie :</p>
<blockquote>
<p>« La voix d’Alasdair Gray m’a apporté quelque chose de libérateur. Elle n’était ni distante ni condescendante. Elle connaissait des mots, une syntaxe, des endroits que je connaissais aussi, mais les utilisait sans s’en excuser : elle considérait sa propre expérience et sa propre culture comme valables et centrales, et non comme dépassée ou rurale, pittoresque pour les touristes ou arriérée pour déclencher l’hilarité. Plus encore, c’était une voix qui postulait qu’elle n’était pas la seule voix possible. »</p>
</blockquote>
<p>C’est ce souffle de liberté, ce pouvoir d’imaginer autrement qui est perceptible dans l’adaptation de Lánthimos. C’est aussi ce patrimoine intellectuel, politique et artistique qui fait de Gray un des artistes les plus marquants du XX<sup>e</sup> siècle britannique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221639/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie-Odile Pittin-Hedon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>« Pauvres créatures » est l’adaptation rétrofuturiste du roman d’Alasdair Gray au cinéma. Un auteur et artiste écossais qui a marqué son époque et continue à inspirer le monde de la création.Marie-Odile Pittin-Hedon, Professeur de littérature écossaise contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2195102023-12-25T20:29:54Z2023-12-25T20:29:54ZL’Angleterre, patrie des artistes maudits ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565217/original/file-20231212-16-3c29li.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C9%2C1590%2C1185&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Henry Wallis, La mort de Chatterton, 1856.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Henry_Wallis_-_The_Death_of_Chatterton_-_Google_Art_Project.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Il ne suffit pas d’être impécunieux, de voir ses manuscrits rejetés ou ses tableaux subir le feu roulant des critiques, pour se trouver automatiquement bombardé dans la catégorie « artiste maudit ». Pour le dire avec un soupçon de cynisme, pareille distinction se mérite.</p>
<p>Deux facteurs entrent dans la composition de ce statut d’exception : un corps social prompt à surveiller, à s’indigner et à punir, et un artiste incompris et persécuté en raison même de son talent. Leur rencontre, au mauvais moment et au mauvais endroit, fera le reste.</p>
<p>Vécue comme fatale, la tragédie, sur fond de rupture entre les deux instances rivales, résulte souvent d’une série de décisions, bonnes ou mauvaises, prises de part et d’autre, qui auraient pu déboucher sur une tout autre issue – sauf qu’il n’en a rien été, renforçant a posteriori le sentiment que l’issue était inéluctable.</p>
<p>Autre critère : l’acharnement avec lequel la guigne poursuit l’artiste. On pense à <a href="https://theconversation.com/pourquoi-edgar-allan-poe-est-lecrivain-prefere-des-incompris-198552">Edgar Allan Poe</a> (1809-1849), orphelin de père et de mère, et dont les <em>Tales</em> macabres annonçaient la triste fin, proche de celle que connaîtra, six ans plus tard, un Gérard de Nerval. On songe aussi à la mystérieuse conjuration qui frappe, dans leur vingt-septième année, les Brian Jones, Janis Joplin et autre Amy Winehouse, devenus membres, à leur corps défendant, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_des_27">d’un bien morbide Club</a>.</p>
<p>Dernier critère : le caractère forcément asymétrique des forces en présence : proverbial combat du pot de terre contre le pot de fer. C’est presque toujours au prix fort que l’artiste paie le mépris ou le défi qu’il oppose à la bêtise à front bas, sans oublier la misanthropie dans laquelle il drape sa profonde solitude.</p>
<p>Un poète maudit, Verlaine le reconnaissait au seuil de l’essai de 1884 qu’il consacre à la question, est un poète « absolu » : les cas dont il traite ont pour nom Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, lui-même. Cette dimension d’absolu, comment faut-il la comprendre ? Outre l’entêtement à persévérer dans ce qui passe pour une erreur, alors que l’artiste pressent, lui, qu’il est dans le vrai, l’absolu recouvre le refus de se compromettre, de sacrifier ses principes à l’obtention de quelque satisfaction matérielle. La grandeur dans le crime, enfin, est une condition sine qua non.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=359&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565236/original/file-20231212-31-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=451&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Verlaine en 1892, au café François Iᵉʳ, photographié par Dornac dans la série « Nos contemporains chez eux ».</span>
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<h2>Fondements métaphysiques de la création</h2>
<p>Dans son essai intitulé <a href="https://www.babelio.com/livres/Henric-La-peinture-et-le-mal/310250"><em>La peinture et le mal</em></a> (1982), Jacques Henric revisite l’histoire de la peinture occidentale à la lumière des « forfaits » accomplis, du Titien à De Kooning, en passant par le Caravage et Cézanne. Chaque tableau, écrit-il en substance, est un coup porté contre l’ordre établi, une déclaration de guerre, un blasphème plus ou moins assumé. Une provocation à l’endroit des bonnes mœurs, à plus ou moins grande échelle. Il invoque ainsi <a href="https://www.lemonde.fr/arts/article/2018/10/02/egon-schiele-le-renegat_5363365_1655012.html">Egon Schiele</a>, se portraiturant en train de se masturber, dans un tableau à l’huile de 1911.</p>
<p>Manifestement inspiré du manifeste de George Bataille, <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00016133/georges-bataille-a-propos-de-son-livre-la-litterature-et-le-mal"><em>La littérature et le mal</em></a> (1957), qui convoquait notamment Sade, Emily Brontë, Baudelaire et Jean Genet, Henric croit à la culpabilité agissante des peintres, à leur connaissance intime des ressorts qui font que la Création tourne mal, à la concurrence qu’ils livrent au Créateur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565237/original/file-20231212-23-l7nfzg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=557&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Judith décapitant Holopherne, par Caravage, 1598, Galerie nationale d’Art ancien (Rome).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Judith_Beheading_Holofernes_-_Caravaggio.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Pour le dire autrement, la malédiction en question, plus qu’une affaire de misère, a des fondements métaphysiques, voire théologiques. Du « catholicisme » sanglant de la peinture selon Henric, il conviendrait de rapprocher cette déclaration, non dénuée d’humour, du romancier David Herbert Lawrence (1885-1930), dont <em>L’Amant de lady Chatterley</em> (1928) défraya en son temps la chronique :</p>
<blockquote>
<p>« C’est comme si je me tenais nu et debout, afin que le feu du Dieu tout puissant me traverse de part en part […] Il faut être terriblement religieux pour être un artiste. Je pense souvent à mon cher saint Laurent sur son gril, quand il a dit : “Retournez-moi, mes frères, je suis suffisamment rôti de ce côté-ci, il faut que l’autre cuise aussi.” »</p>
</blockquote>
<p>Nous sommes en février 1913, la carrière de l’écrivain commence à peine. Entrevoyait-il déjà les foudres de la censure qui s’abattront sur lui, une première fois en 1915, à la sortie de <em>L’Arc-en-ciel</em>, quand le livre sera interdit à la vente puis pilonné, et une deuxième fois, en 1928, lorsque commenceront à circuler, sous le manteau, les exemplaires de <em>L’Amant de lady Chatterley</em>, à l’origine d’un des plus grands <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-histoire/le-proces-de-lady-chatterley-9618578">scandales littéraires</a> du XX<sup>e</sup> siècle ? Peut-être, mais n’allons surtout pas croire que la censure détermine après coup la condition d’artiste maudit, selon un raisonnement bien trop mécanique.</p>
<p>Ce serait plutôt l’inverse, dès lors qu’une forme d’appétence, un brin masochiste, pour les confrontations à venir, se porte au-devant des stigmates. Synonyme de libéralisation des mœurs et d’assouplissement de la censure, le procès remporté par les éditions Penguin contre la puissance publique, en 1960, permit à la version non expurgée du roman de Lawrence de voir enfin voir le jour, trente ans après la mort de celui qui traîne encore, comme un boulet, son image de pornographe invétéré.</p>
<p>D’un artiste passionnément religieux, l’autre : quand Pier Paolo Pasolini réalise le film <a href="https://youtu.be/Z3eFedNeohk?si=j6KNje-W7oW-e9s2"><em>L’Evangile selon saint Matthieu</em></a> (1964), et <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/rendez-vous-avec-x/1975-l-assassinat-de-pier-paolo-pasolini-1865399">qu’il périt assassiné</a> dans des circonstances pour le moins troubles, la frontière entre la malédiction et la sainteté se fait des plus ténues. On se souvient du cas Genet, écrivain voleur et homosexuel, dont Jean-Paul Sartre fit l’incarnation de l’homme libre face aux attaques de la société. Le titre de son étude de 1952 ? <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070227235-oeuvres-completes-de-jean-genet-i-saint-genet-comedien-et-martyr-jean-paul-sartre/"><em>Saint Genet, comédien et martyr</em></a>. Son objectif, d’inspiration existentialiste ? « Faire voir cette liberté aux prises avec le destin d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés… ». La formule vaut pour plus d’un candidat au martyre…</p>
<h2>En Angleterre, une pléiade d’artistes maudits</h2>
<p>Au demeurant, si nul pays n’en possède le monopole, reconnaissons que le talent de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Philistinisme">l’Angleterre philistine</a> pour accoucher d’une pléiade d’artistes maudits force l’admiration. <a href="https://theconversation.com/oscar-wilde-en-son-petit-palais-69949">Oscar Wilde</a> (1854-1900), doublement ostracisé, parce qu’Irlandais et homosexuel, compta parmi leurs plus flamboyants avatars. Fauché en pleine gloire, il connut le bagne puis l’exil, précédant la mort dans un hôtel du Quartier latin.</p>
<p>Mais si l’on veut remonter à l’archétype, alors, il convient de se familiariser avec la destinée de Thomas Chatterton (1752-1770). Né à Bristol, le poète trouva la mort à Londres, la veille de ses dix-huit ans. Il n’aurait pas survécu à une affaire de faux qui empoisonna sa famélique existence – il fit passer des poèmes de sa main pour l’œuvre authentique d’un certain Thomas Rowley, prêtre du XV<sup>e</sup> siècle, à une époque, faut-il le rappeler, où les fameux poèmes d’Ossian se posaient pourtant là en matière de supercherie littéraire.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565238/original/file-20231212-19-poyn8w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Chatterton, Gravure de William Ridgway d’après W.B. Morris, publiée dans The Art Journal, 1875, détail.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Chatterton#/media/Fichier:Thomas_Chatterton.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>En 1856, un <a href="http://classes.bnf.fr/essentiels/grand/ess_2333.htm">tableau du peintre préraphaélite Henry Wallis</a> idéalise l’Artiste, au risque d’occulter le Maudit. Le spectateur découvre, allongé sur un lit trônant au milieu d’une mansarde, le corps alangui d’un beau jeune homme. Surmonté de cheveux roux, son visage se couvre d’inquiétantes teintes bleutées, tandis que ses habits d’allure raffinée tranchent avec la pauvreté présumée du lieu.</p>
<p>Ce qu’on ne voit pas, sur la toile, c’est la proximité du peintre avec les milieux radicaux du temps, dont le dramaturge Richard Horne, auteur d’un drame romantique intitulé <em>Death of Marlowe</em> (1834). La réputation sulfureuse de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-quadrithemes-de-charles-dantzig/les-ecrivains-assassines-christopher-marlowe-ou-l-authentique-espion-de-sa-majeste-7518721">Christopher Marlowe</a> (1564-1593) vient d’abord de sa pièce-phare, <em>Le Docteur Faustus</em>, qui reprend le motif du pacte avec le diable, et dont un extrait accompagne la légende du tableau de Wallis. Mais elle se nourrit surtout des rumeurs entourant sa mort qui reste inexpliquée : rixe entre mauvais garçons qui aurait mal tourné ? Règlement de compte entre espions ? Bref, sa fin tragique semble annoncer celle… de Pasolini !</p>
<p>Autre influence, plus palpable celle-là, le <a href="https://www.univ.ox.ac.uk/college_building/shelley-memorial/">Shelley Memorial</a> (1854), édifié par le sculpteur Henry Weekes, qui fige dans le marbre un motif de Pietà : Mary Shelley en Mère du Christ tient dans ses bras le corps effondré de son époux, le poète P. B. Shelley : l’auteur de « La Nécessité de l’athéisme » ainsi que du drame lyrique, <em>Prométhée délivré</em> (1820) avait été retrouvé noyé sur les côtes de Viareggio en juillet 1822.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565539/original/file-20231213-25-tcrn8r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mémorial à Percy Bysshe Shelley par Henry Weekes, Christchuch Priory Church.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/wheelzwheeler/14676234924">Haydn/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Sur une toile de 62 cm sur 93 cm, Wallis bricole à son tour une Déposition de la Croix très esthétisée. Au deuxième plan, juste derrière le poète, une fenêtre donne sur la <em>skyline</em> londonienne : on reconnaît le célèbre dôme de la cathédrale Saint Paul, symbolisant, croit-on comprendre, l’indifférence de l’Église envers les souffrances du poète. Mais, surtout, il y a cette fenêtre laissée ouverte : on finit par ne plus voir qu’elle, alors que toutes sortes de détails intempestifs se bousculent pourtant au premier plan. Une puissance occulte, forcément maléfique, serait-elle entrée par-là, ce qui ferait du tableau l’équivalent d’une énigme policière à la E.A. Poe ? Le mystère plane, nourrissant les spéculations les plus folles. Objectivement, cependant, les recherches scientifiques menées un siècle après la disparition du poète auront permis d’écarter, avec une quasi-certitude, la piste du suicide à l’arsenic. Dans les faits, Chatterton aurait plutôt mal dosé la solution pharmaceutique prescrite à l’époque contre les maladies sexuellement transmissibles.</p>
<p>Mais rien n’y fait. Le mythe est toujours plus fort que la réalité. Artiste maudit, Chatterton le restera à jamais. De <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/les-jonquilles-un-poeme-de-william-wordsworth-9112519">William Wordsworth</a> (1770-1850) à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/john-keats-le-poete-qui-eclaire-les-temps-sombres-6755410">John Keats</a> (1795-1821), les poètes romantiques encensent à l’envi « l’enfant prodige/l’âme sans cesse en éveil qui mourut en sa fierté ». Keats dédie son <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/44469/endymion-56d2239287ca5"><em>Endymion</em></a> (1818) à la mémoire du « plus anglais des poètes, exception faite de Shakespeare ». En 1834, Alfred de Vigny consacre une <a href="https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00333/chatterton-d-alfred-de-vigny.html">pièce en trois actes</a> au jeune homme « rejeté, sentimentalement et socialement ». Deux ans plus tôt, avec son <em>Stello ou les Diables bleus</em>, il se faisait romancier pour évoquer le destin de qui, du jour où il sut lire, appartint « à la race toujours maudite par les puissances de la terre. »</p>
<p>En 1987, le romancier et biographe Peter Ackroyd (1949 –), dans son roman <em>Chatterton</em>, s’appuie sur le tableau de Wallis pour reconstituer une impressionnante lignée, dans laquelle chaque nouvelle génération d’artistes s’est reconnue, selon des modalités diverses. L’un des derniers en date est le chanteur et compositeur Arthur Teboul, qui rencontra les futurs membres du groupe <em>Feu ! Chatterton</em> dans le très improbable lycée Louis-le-Grand, à Paris. Décidément, la sociologie des artistes maudits n’est plus ce qu’elle était…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219510/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec d’autres écrivains britanniques, Thomas Chatterton figure au panthéon des artistes maudits, continuant d’alimenter un mythe à l’influence durable.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2157382023-10-24T17:12:04Z2023-10-24T17:12:04ZWilliam Webb Ellis est-il le fondateur du rugby ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/555339/original/file-20231023-29-7t6oqc.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=26%2C4%2C1007%2C677&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Statue de William Webb Ellis, courant avec le ballon dans la main, devant Rugby School.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Webb_Ellis">Wikipédia / Elliott Brown</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Bourgade anglaise à 120 kilomètres au nord-ouest de Londres, dans le Warwickshire, Rugby est connue pour son école, devenue le lieu saint de l’ovale, ou si l’on voulait poursuivre la métaphore religieuse, le <a href="https://editions.flammarion.com/dictionnaire-amoureux-du-rugby/9782081415539">« Bethléem » du jeu de rugby</a>. Parmi les équipes de passage, seules les plus prestigieuses obtiennent exceptionnellement le droit d’en fouler la pelouse et de s’y entraîner.</p>
<h2>Rugby, une école privée prestigieuse</h2>
<p>Fondée en 1567 pour accueillir des garçons des familles aristocratiques, l’école déménagea en 1750 pour s’installer dans un parc de huit hectares aux abords de la ville, Old Manor House. Rugby est une <em>public school</em>, c’est-à-dire l’un des plus célèbres collèges privés d’Angleterre. On appelle en effet en anglais « public school », curieusement pour un Français formé aux préceptes de Jules Ferry, ces prestigieux établissements privés comme Eton, Winchester ou Harrow.</p>
<p>Rugby compte parmi ses anciens élèves célèbres le poète de guerre et grand sportif Rupert Brooke, le Premier ministre Neville Chamberlain, ou encore le poète et critique Matthew Arnold, fils du directeur de l’école Thomas Arnold. L’écrivain et mathématicien Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson, est du nombre. Si l’auteur d’<em>Alice au Pays des Merveilles</em> n’y fut pas très heureux et en garda même un mauvais souvenir, il y excella en mathématiques. Dans la bibliothèque de l’école est exposé son manuel où l’on peut lire cette inscription en latin : « Ce livre appartient à Charles Lutwidge Dodgson, ne pas toucher ! » Plus récemment Salman Rushdie y fut également élève, surtout fier en fait de fréquenter, dira-t-il, l’école de Lewis Carroll.</p>
<p>Charles Dickens situa dans la petite ville de Rugby certaines de ses nouvelles en 1866 dans un recueil intitulé <em>Mugby Junction</em>, où le nom inventé « Mugby » déguise à peine le nom de la ville. Dickens y moque en particulier la gare de chemin de fer, où un jour il fut traité avec suspicion par la propriétaire du buffet, qui ne l’avait pas reconnu et le fit même payer d’avance. Mais le plus célèbre des anciens de Rugby, des <em>alumni</em>, n’est pas un écrivain, ni un savant, ni un homme politique. C’est un modeste pasteur, William Webb Ellis, qui donna le nom de son école à tout un sport. Il faut maintenant en revenir à lui.</p>
<h2>Webb Ellis, sportif et clergyman</h2>
<p>William Webb Ellis fréquente l’école de Rugby entre 1816 et 1825. Il était né le 24 novembre 1806 à Salford, l’année de naissance du grand philosophe du siècle, John Stuart Mill et de la poétesse victorienne Elizabeth Barrett Browning. Il était le fils de James Ellis, un officier d’origine galloise des Royal Dragoon Guards et d’Ann Webb, dont le mariage fut célébré en 1804 à Exeter. James Ellis servit notamment en Irlande. Il trouva la mort loin des îles Britanniques le 6 mai 1811 lors de la bataille d’Albuera en Estrémadure, où quatre mille soldats britanniques furent tués. Lord Byron l’évoque l’année suivante <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Childe_Harold%27s_Pilgrimage">dans son poème « Childe Harold »</a>.</p>
<p>Après le décès de son mari, Ann Webb s’installa vers 1814 avec ses fils, William et Thomas de deux ans son aîné, à Rugby, dans le comté de Warwickshire, probablement parce qu’elle y avait de la famille. Les deux petits orphelins admis comme élèves boursiers à l’école de Rugby firent leur rentrée en septembre 1816.</p>
<p>C’est en 1823 qu’a lieu le geste transgressif et fondateur. Sur le terrain de football de son école, William Webb Ellis prend donc tout à coup le ballon sous le bras et court jusqu’entre les poteaux.</p>
<p>Est-on sérieux quand on a 17 ans ? Rimbaud pourrait répondre par la négative. Paul Morand aussi, qui écrit dans <em>Venises</em> :</p>
<blockquote>
<p>« A dix-sept ans, j’ouvris la fenêtre ; l’air du stade entra ; l’herbe élastique, la cendrée des pistes, la boue du rugby où tant de statues instantanément se sculptent dans la boue […] Soudain, c’était vivre […] »</p>
</blockquote>
<p>Ou encore :</p>
<blockquote>
<p>« J’acceptai la loi, je découvris la conscience collective, le goût de l’équipe, l’amour du prochain dont personne ne m’avait parlé. Je n’avais jamais vu le devoir que sous sa forme abstraite, rébarbative ; le sport me l’a fait sentir, vivre, aimer ; je compris qu’on doit passer le ballon. »</p>
</blockquote>
<p>Webb Ellis entre ensuite, grâce à une bourse universitaire Iver, à l’université d’Oxford, à Brasenose College en 1825, à l’âge de 18 ans. Il y obtient sa licence en 1829, puis sa maîtrise en 1831. Continue-t-il à jouer au football-rugby ? Peut-être. Mais il pratique en tout cas le sport. Nous savons qu’il a joué au cricket dans l’équipe d’Oxford, opposée à celle de Cambridge en 1827.</p>
<p>Comme nombre d’anciens de Brasenose College, il entre ensuite dans les ordres. Il est nommé diacre, en poste à la paroisse de Gravesend. Il devient ensuite prêtre et ministre du culte de St George’s Chapel, rue Abermarle, à Londres. Il perd sa mère en 1844, alors qu’il est pasteur à Saint-Clementes Danes, sur le Strand, et sa mère y est ensevelie dans la crypte. On le retrouve enfin recteur de Magdalen Laver dans l’Essex en 1855.</p>
<p>Les brumes anglaises requièrent une solide constitution. C’est sans doute pour des raisons de santé que William Webb Ellis décide de s’installer dans le sud de la France à Menton, comme le romancier écossais Tobias Smollett le fit avant lui à Nice, où une rue porte son nom, la « rue Smolett » (la plaque l’amputa d’un l), ou comme un autre pasteur, l’écrivain Laurence Sterne, qui voyagea la mort aux trousses sur les routes de France et laissa un étincelant <em>Voyage Sentimental</em>.</p>
<p>Menton n’est alors une commune française que depuis peu, par le traité de Paris du 2 février 1861, et la ville a retrouvé sa place dans le nouveau département des Alpes-Maritimes né du rattachement, un an plus tôt, du Comté de Nice à la France. Ellis aura été témoin des travaux que le Second Empire lance, notamment la construction de voies ferrées qui désenclavent les Alpes-Maritimes et Menton en particulier. La Grande Corniche est réaménagée. Commencés en mai 1867, les travaux de construction du port seront terminés en 1878.</p>
<p>Ellis aurait pu également être nommé – mais ce ne fut pas le cas – pour assurer le service de l’église du Christ, située en bord de mer, près de l’actuel square Victoria. Les Britanniques sont alors en effet nombreux à Menton si bien que dès 1867, si l’on en croit l’homme de lettres et journaliste Charles Yriarte dans Le Monde illustré, le village est devenu « un bourg anglais ».</p>
<p>Le pasteur anglican Ellis décède le 24 janvier 1872, alors qu’il réside à l’« hôtel d’Italie et de Grande-Bretagne ». Le fait qu’il se soit à l’avance acquitté de ses frais d’obsèques permet de penser qu’il avait exaucé le vœu du docteur James Henry Bennet, venu à Menton en 1859 « pour mourir dans un coin tranquille ». Le docteur Bennet s’y investira en fait et en fera une station climatique.</p>
<p>On ne connaît qu’un seul portrait de William Webb Ellis. Celui-ci parut dans <em>The Illustrated London News</em> après qu’il eut prononcé en 1854 un sermon remarqué sur la guerre de Crimée. La gravure, exposée à la National Portrait Gallery de Londres, montre un clergyman des plus paisibles et posés, au regard serein. Il laissa ses biens à des œuvres de bienfaisance.</p>
<p>Telle est la légende. Le sens étymologique bien connu de ce mot est « ce qu’il faut lire » (du latin <em>legenda</em>). La légende possède sa manière de s’imposer dans sa rivalité avec le réel. À la fin du western de John Ford, <em>L’Homme qui tua Liberty Valance</em> (<em>The Man Who Shot Liberty Valance</em>, 1962), Mr. Scott lance au sénateur interprété par James Stewart : « C’est l’Ouest ici, Monsieur. Quand la légende devient un fait, imprimez la légende ». Ainsi le bien pacifique William Webb Ellis n’avait tué personne pour qu’on imprime sa légende, qui veut qu’il soit l’homme qui inventa le rugby, tel un Newton qui ouvrirait une page décisive de l’histoire du sport. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » C’est en effet le premier vers d’un poème d’Arthur Rimbaud, que Léo Ferré a chanté. Ce poème s’intitule « Roman ».</p>
<blockquote>
<p>« Il fallait être Anglais pour inventer le rugby. Qui d’autre aurait pu penser à un ballon ovale ?“ (Pierre Mac Orlan) </p>
</blockquote>
<p>Dans « Roman », le même Rimbaud a écrit : « Le cœur fou robinsonne à travers les romans ». Un sport qui a le nom d’une école, d’une ville, est peu commun et ce n’est pas le cas du football, du handball, du basket-ball, de l’escrime ou de la natation. Mais Rugby devient le lieu fondateur d’un sport qui prend le nom de la ville, et devient un nom commun, par <a href="https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/antonomase/4354">antonomase</a> du nom propre.</p>
<h2>Une légende forgée à titre posthume</h2>
<p>Revenons une fois encore à l’origine. C’est aux dires de l’un de ses camarades, lors d’un match de football en novembre 1823, qu’Ellis prit le ballon à la main au mépris des règles les plus élémentaires du jeu. La phrase qui immortalise son geste mérite d’être citée de nouveau : « William Webb Ellis, avec un beau mépris pour les règles du football tel que joué à son époque, a le premier pris le ballon dans les bras et couru avec, créant ainsi le caractère distinctif du rugby ».</p>
<p>Cette épitaphe, nous l’avons vu, se trouve sur sa tombe. Et on la retrouve aussi sur la plaque de marbre rose fixée sur un mur moussu de la <em>public school</em> de Rugby. La statue d’Ellis, ballon en main, se détache en outre sur la façade. Du temps d’Ellis, on a effectivement vu à Rugby des poteaux s’allonger, un ballon de forme ovale, des contacts physiques rudes entre joueurs. Rugby a sûrement été le laboratoire du <a href="https://theconversation.com/ce-que-lengouement-pour-le-rugby-dit-de-notre-rapport-a-la-violence-207849">rugby moderne</a>. Mais ce n’est que quatre ans après la mort d’Ellis qu’on lui prêta l’invention du rugby. Et l’histoire fut mise en doute dès son apparition, entre 1876 et 1895.</p>
<p>Aujourd’hui, aucun historien sérieux du sport britannique ne croit à sa véracité factuelle. Cette « légende », de l’avis général, a été forgée par d’anciens élèves du collège de Rugby. Le témoignage anonyme est ainsi battu en brèche par d’autres élèves du collège, indiquant que l’usage des mains était toujours interdit plus d’une décennie après le prétendu geste d’Ellis. Mais que les faits soient avérés ou non, la légende devient elle-même une donnée de la réalité, dont le tissu est bien sûr fait de ce qui est advenu, mais aussi de l’imaginaire des hommes, des mythes et des rêves qui les ont animés. Jean Lacouture n’hésite pas à inscrire le geste d’Ellis dans la lignée des plus grands récits de fondation.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/au-rugby-comment-arbitres-et-joueurs-sadaptent-ils-a-la-complexite-des-regles-214653">Au rugby, comment arbitres et joueurs s’adaptent-ils à la complexité des règles ?</a>
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<p>Toutes les sociétés aiment s’inventer un mythe fondateur. De Romulus à Guillaume Tell, les exemples ne manquent pas. Je trouve la légende de William Webb Ellis prenant le ballon de football dans les mains pour courir vers l’en-but plutôt charmante. Les origines du rugby sont multiples, du temps des Romains à la Soule du Moyen Âge. Mais il demeure que l’élaboration des règles savantes qui ont <a href="https://www.letemps.ch/sport/jean-lacouture-rugby-cest-violence-controlee-loi">façonné le rugby moderne</a> remonte à l’Angleterre des années 1834-1845[5].</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=971&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=971&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=971&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1220&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1220&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555338/original/file-20231023-15-lxu8j.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1220&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Rugby Station ! Histoire, langages, cultures du rugby, Editions Interstices, 2023.</span>
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<p>La légende s’est durablement installée dans la culture du rugby au point que de nombreux hommages et références à Ellis la cultivent. Son empreinte la plus illustre réside dans le trophée qui est remis à l’équipe victorieuse, tous les quatre ans, de la Coupe du monde de rugby. Ce trophée est officiellement appelé William Webb Ellis Cup : Les vainqueurs australiens de la Coupe appelaient même le trophée « Bill » (diminutif de William).</p>
<p>Le nom d’Ellis est également inscrit au Temple de la Renommée de l’International Rugby Board en 2006. On pourrait donner d’autres exemples. Le doyen des clubs belges, le RSCA-Rugby, s’est baptisé, à sa création en septembre 1931, William Ellis Rugby Club. Le Stade de Johannesburg, l’un des plus grands du monde, porte le nom d’Ellis Park. Une rue de la ville de Montpellier, aux abords du stade, porte aussi son nom.</p>
<p>Et le principal intéressé, Ellis lui-même, qu’en dit-il ? De son vivant, Ellis n’a jamais confirmé, ni démenti, ce geste originel.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215738/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean Viviès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>C’est aux dires de l’un de ses camarades, lors d’un match de football en novembre 1823, qu’Ellis prit le ballon à la main au mépris des règles les plus élémentaires du jeu.Jean Viviès, Professeur de littérature britannique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2129312023-09-06T17:40:01Z2023-09-06T17:40:01ZAvec 2 000 objets disparus, le British Museum affronte une crise historique, mais ce n’est pas la première<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/546646/original/file-20230906-23-z0dzkf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=23%2C0%2C3899%2C2521&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Lawrence Alma-Tadema - Phidias montrant la frise du Parthénon à ses amis, 1868. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:1868_Lawrence_Alma-Tadema_-_Phidias_Showing_the_Frieze_of_the_Parthenon_to_his_Friends.jpg">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p>Depuis la mi-août, le British Museum est au cœur d’un scandale après le <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/the-times-view-on-the-british-museum-thefts-stolen-goods-vf7tf2wt6">vol d’environ 2 000 objets</a> de ses collections. Un vol dont on soupçonne qu’il a été commis au sein même de l’institution sur une période de <a href="https://www.theguardian.com/culture/2023/aug/25/artefacts-stolen-from-british-museum-may-be-untraceable-due-to-poor-records">vingt ans</a>. <a href="https://www.bbc.com/news/entertainment-arts-66582935">Alerté</a> de la vente d’objets présumés volés dès 2021, le musée n’a pris des mesures que début 2023.</p>
<p>Ce n’est pas la première fois que le musée fait l’objet de critiques et que son système de conservation est <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/the-times-view-on-the-british-museum-thefts-stolen-goods-vf7tf2wt6">remis en question</a>. Cet article se penche sur quelques incidents notoires liés à la conservation de sa collection.</p>
<h2>Le scandale de Duveen</h2>
<p>Le plus célèbre de tous est celui-ci : le <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-031-26357-6_6">scandale de Duveen</a>, ainsi nommé d’après Lord Joseph Duveen, un marchand d’art ultra-riche à l’éthique douteuse, bienfaiteur du British Museum. Pendant longtemps, les responsables du musée ont soutenu que les marbres du Parthénon seraient mieux protégés s’ils restaient à Londres, car les Grecs n’étaient pas en mesure d’en prendre soin. Cet argument a été abandonné après qu’il a été révélé qu’à la fin des années 1930, le musée avait fait gratter les marbres avec des outils abrasifs, détruisant leur surface d’origine, leurs pigments et les traces d’outils encore visibles avant cette calamiteuse « restauration ».</p>
<p>Les temples grecs de l’Antiquité étaient richement peints, mais les restes polychromes n’étaient pas du goût de Duveen. Un administrateur du British Museum <a href="https://books.google.fr/books/about/The_Crawford_Papers.html?id=55RnAAAAMAAJ&redir_esc=y">témoigne</a> de l’attitude de Duveen à l’époque :</p>
<blockquote>
<p>« Duveen nous a fait la leçon et nous a harangués, et nous a raconté les absurdités les plus désespérantes sur le nettoyage des œuvres d’art anciennes. Je suppose qu’il a détruit plus d’œuvres des maîtres anciens par excès de nettoyage que n’importe qui d’autre au monde, et maintenant il nous dit que tous les vieux marbres devaient être nettoyés à fond – à tel point qu’il les tremperait dans l’acide. Nous avons écouté patiemment ces folies vantardes… »</p>
</blockquote>
<p>Les hommes de Duveen avaient libre accès au musée et étaient même autorisés à donner des ordres au personnel du musée. Bientôt, dans une tentative malencontreuse de blanchir ce qui restait de la décoration polychrome d’origine, ils commencèrent à frotter les marbres. Ce « nettoyage » a duré quinze mois avant d’être interrompu. Une commission d’enquête interne conclut que les dégâts occasionnés <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-031-26357-6_6">« sont évidents et ne peuvent être exagérés »</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/546665/original/file-20230906-15-dden09.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La Grande Cour du British Museum, vue d’ensemble.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/British_Museum#/media/Fichier:British_Museum_Dome.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Afin d’éviter que sa réputation ne soit entachée, le musée a gardé le silence et a nié que quelque chose de fâcheux s’était produit. Éventuellement, les marbres ont été placés dans la galerie Duveen, nommée en l’honneur de l’homme responsable de leur endommagement.</p>
<p>Le « nettoyage » de Duveen a été gardé secret pendant 60 ans jusqu’à ce qu’il soit <a href="https://global.oup.com/academic/product/lord-elgin-and-the-marbles-9780192880536?cc=fr&lang=en&">découvert</a> par l’historien britannique William St Clair. St Clair, qui était auparavant favorable au maintien des marbres au British Museum, est devenu l’un des plus ardents défenseurs de leur rapatriement.</p>
<p>Le nettoyage des marbres par Duveen n’a pas été le seul à susciter la consternation. Une série de <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-031-26357-6_6">lettres</a> publiées dans le <em>Times</em> dès 1858 s’inquiétait du « nettoyage » des marbres et accusait le musée de « vandalisme ». Il est probable que si ces premiers avertissements avaient été pris en compte, le nettoyage de Duveen aurait pu être évité.</p>
<h2>Accidents et autres polémiques</h2>
<p>Les accidents arrivent, et le British Museum n’a pas été épargné. Des documents publiés en vertu de la législation sur la liberté d’information montrent que dans les années 1960 et 1980, des visiteurs et un accident de travail ont <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/uknews/1490023/Revealed-how-rowdy-schoolboys-knocked-a-leg-off-one-of-the-Elgin-Marbles.html">endommagé de façon permanente</a> des figures des frontons du Parthénon.</p>
<p>Lors d’une conférence organisée en 1999 dans le musée, des sandwiches ont été servis dans la galerie Duveen et les invités ont été <a href="https://www.theguardian.com/uk/1999/dec/01/maevkennedy">encouragés à toucher</a> les sculptures antiques. De nombreuses personnes présentes ont trouvé ce geste tellement inconsidéré qu’elles ont quitté la galerie. Un journaliste du <a href="https://www.nytimes.com/1999/12/02/world/london-journal-on-seeing-the-elgin-marbles-with-sandwiches.html"><em>New York Times</em></a> a titré un de ses articles : « On Seeing the Elgin Marbles, With Sandwiches » (Voir les marbres d’Elgin, avec des sandwiches).</p>
<p>Le <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/sculpture/incident-diplomatique-entre-londres-et-athenes-autour-d-un-marbre-antique_3388127.html">prêt secret de 2014</a> de la statue couchée du dieu grec de la rivière Ilissos (statue issue du fronton ouest du Parthénon) au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, alors que l’Europe avait imposé des sanctions à la Russie pour l’annexion de la Crimée, a également provoqué un incident dimplomatique. Le prêt n’a été annoncé qu’après le transfert de la statue à Saint-Pétersbourg.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/diviser-cest-detruire-les-marbres-du-parthenon-et-lintegrite-des-monuments-201232">« Diviser c’est détruire » : les marbres du Parthénon et l’intégrité des monuments</a>
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<p>Une controverse d’un autre ordre concerne les objets de la collection du musée qui font l’objet de demandes de rapatriement. Contrairement à d’autres institutions, telles que le V&A, le British Museum a été confronté à un concert de demandes de restitution concernant des objets très spécifiques de sa collection. Le musée a fermement refusé de s’engager dans le débat, bien que depuis le début de l’année, il tente de convaincre la Grèce d’accepter un <a href="https://theconversation.com/debate-sorry-british-museum-a-loan-of-the-parthenon-marbles-is-not-a-repatriation-199468">« prêt »</a> des marbres du Parthénon, considérant apparemment qu’il s’agit là d’un moyen d’entrer dans le débat sur le rapatriement.</p>
<p>Bien entendu, le musée est lié par la loi de 1963 sur le British Museum en matière d’aliénation, mais c’est une question à aborder dans un autre article.</p>
<h2>Les problèmes actuels du musée</h2>
<p>Aujourd’hui, le British Museum tente de réparer <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/the-times-view-on-the-british-museum-thefts-stolen-goods-vf7tf2wt6">l’atteinte à sa réputation</a>, au moment où le musée espère <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/new-british-museum-interim-boss-revealed-and-what-he-really-thinks-about-the-elgin-marbles-9s6zvgxnq">récolter 1 milliard de livres sterling</a> pour des travaux de rénovation indispensables.</p>
<p>La moitié de la collection du musée est <a href="https://www.britishmuseum.org/collection">non cataloguée</a>, et cette absence d’inventaire a certainement facilité les vols. Le fait qu’il ait fallu si longtemps pour découvrir les vols soulève également la question de savoir ce qui a pu disparaître davantage sans laisser de traces.</p>
<p>Pourtant, on ne peut s’empêcher de s’interroger : Les malheurs actuels du British Museum font-ils trembler d’autres directeurs de musées ? Combien de musées ont des pièces non cataloguées dans leurs réserves ? Lorsqu’un musée comme le Louvre explique que sa base de données contient des entrées pour <a href="https://collections.louvre.fr/en/page/apropos">plus de 480 000 œuvres</a>, s’agit-il de l’ensemble de sa collection ou seulement d’un pourcentage de celle-ci ? Dans un grand nombre de cas, nous ne le savons tout simplement pas.</p>
<p>Le British Museum n’a pas encore annoncé le nombre exact d’objets volés. Mais comment connaître le nombre exact d’objets disparus sans inventaire ? Plus difficile encore, comment identifier les objets, sans parler de <a href="https://www.theguardian.com/culture/2023/aug/25/artefacts-stolen-from-british-museum-may-be-untraceable-due-to-poor-records">prouver la propriété</a>, sans inventaire ?</p>
<p>En la matière, le secret est tout à fait inhabituel. Le partage d’informations sur les objets volés permet d’identifier et de retrouver ces objets. C’est précisément pour cette raison qu’Interpol tient à jour une base de données accessible sur les œuvres d’art volées. Mais pour qu’un objet soit enregistré dans la base de données, il doit être <a href="https://www.interpol.int/en/How-we-work/Databases/Stolen-Works-of-Art-Database">« entièrement identifiable »</a>. Le problème, c’est que le musée est probablement encore en train d’essayer d’identifier ce qui a disparu. Comment identifier complètement un objet non catalogué et non photographié ?</p>
<p>Le fait que cette liste demeure secrète tient peut-être à autre chose. Et si certains des objets volés identifiés étaient des objets contestés ayant fait l’objet de demandes de restitution ? Pour l’instant, nous ne pouvons que spéculer.</p>
<h2>La crise comme opportunité</h2>
<p>Après la démission du directeur Hartwig Fischer, un directeur intérimaire, Sir Mark Jones, a été nommé. Le poste permanent est à pourvoir. Tristram Hunt, directeur du V&A, qui semble être à l’origine de l’initiative visant à réviser les lois sur l’aliénation des œuvres d’art, figure parmi les candidats <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/new-british-museum-interim-boss-revealed-and-what-he-really-thinks-about-the-elgin-marbles-9s6zvgxnq">évoqués</a> au poste de directeur du musée. La sélection du prochain directeur du musée est une étape cruciale dans l’évolution vers un British Museum moderne qui ne se contente pas de rénover ses galeries, mais reconstruit son image conformément aux nouvelles valeurs du XXI<sup>e</sup> siècle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212931/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catharine Titi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Ce n’est pas la première fois que le musée fait l’objet de critiques et que son système de conservation est remis en question.Catharine Titi, Research Associate Professor (tenured), French National Centre for Scientific Research (CNRS), Université Paris-Panthéon-AssasLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2012322023-03-21T00:13:32Z2023-03-21T00:13:32Z« Diviser c’est détruire » : les marbres du Parthénon et l’intégrité des monuments<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/516338/original/file-20230320-28-q2low4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C16%2C1583%2C1046&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La galerie du Parthénon au musée de l'Acropole, à Athènes. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/dalbera/30039367003">Flickr / Jean-Pierre Dalbéra</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>C’est peut-être l’un des arguments les plus étonnants avancés par le British Museum pour refuser le rapatriement des marbres du Parthénon : les marbres ne doivent pas être rendus à Athènes parce qu’il est <a href="https://www.britishmuseum.org/about-us/british-museum-story/contested-objects-collection/parthenon-sculptures/parthenon">préférable de les « diviser » entre deux musées</a>. Selon cet argument, la séparation de cet ensemble de marbres sculptés présente un « avantage appréciable profitant au public » : le musée de l’Acropole nous permet de contempler ces œuvres dans le contexte de l’histoire athénienne et le British Museum dans le contexte de l’histoire mondiale.</p>
<p>Dans ses <a href="https://www.ft.com/content/aad9827f-a552-49d4-a462-06425b9f86e3">récents propos</a> au sujet des négociations avec le gouvernement grec, le British Museum persiste dans cette idée de partage des marbres entre Londres et Athènes. Mais l’argument est-il valable ou relève-t-il d’un schisme culturel irréconciliable et faussement vendu comme vertueux ?</p>
<p>Si mon nouveau livre, <a href="https://catharinetiti.com/The-Parthenon-Marbles-and-International-Law/"><em>The Parthenon Marbles and International Law</em></a>, se concentre sur les aspects juridiques de cette affaire plutôt que sur les arguments éthiques ou esthétiques, il est difficile d’ignorer de tels propos tenus avec conviction. Effectivement, s’il est aussi important – et dans l’intérêt public – de diviser les marbres du Parthénon entre deux musées, ne devrait-on pas aussi chercher à diviser d’autres trésors ?</p>
<h2>Des musées à vocation universelle</h2>
<p>Nous sommes tous amateurs de grands musées dits à <a href="https://www.louvre.fr/l-etablissement-public/politique-de-developpement-durable">« vocation universelle »</a>, tels le British Museum et le Louvre. Qui n’apprécie pas une visite dans l’institution parisienne où l’on peut passer de la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo à une fresque de Botticelli, et de l’art funéraire égyptien aux trésors du romantisme français, le tout dans le même après-midi ? La question n’est pas là.</p>
<p>Certes, les grands musées ne sont pas à l’abri de scandales et les trésors qu’ils abritent n’y sont pas toujours arrivés de manière irréprochable. Ainsi, l’année dernière, la police new-yorkaise a obligé le Metropolitan Museum of Art à <a href="https://www.nytimes.com/2022/09/02/arts/design/met-museum-looting.html">rapatrier des antiquités pillées</a> faisant partie de ses collections et, en France, l’ancien président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, a été <a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/musee-du-louvre-mise-en-examen-confirmee-de-lancien-president-pour-trafic-dantiquites-03-02-2023-7EEVK4QBVNAALIFIP5MK4KQQ4M.php">mis en examen pour trafic d’antiquités</a>. Personne n’est parfait.</p>
<p>Cependant, la plupart des objets des collections muséales, bien que souvent éloignés de leur contexte d’origine, ne sont pas divisés comme le sont les marbres du Parthénon. Le British Museum soutient, quant à lui, que <a href="https://www.britishmuseum.org/about-us/british-museum-story/contested-objects-collection/parthenon-sculptures/parthenon">cette division n’est pas un cas unique</a>, en rappelant que des objets culturels tels que des <a href="https://www.britishmuseum.org/about-us/british-museum-story/contested-objects-collection/parthenon-sculptures/parthenon">retables du Moyen Âge et de la Renaissance</a> ont été divisés et distribués dans les musées du monde entier.</p>
<h2>Le cas du Dyptique de Melun</h2>
<p>Nous pouvons en effet évoquer des panneaux de retables fragmentés et dispersés dans des collections diverses : le <a href="https://www.nationalgallery.org.uk/research/research-resources/studying-raphael/studying-raphael-division-of-altarpieces">retable Colonna de Raphaël</a>, qui fut réalisé pour un couvent à Pérouse, puis démonté et vendu par les religieuses pour faire face à des difficultés financières ; la <a href="https://www.museothyssen.org/en/collection/artists/duccio-di-buoninsegna/christ-and-samaritan-woman">Maestà de Duccio</a> à Sienne, retable scié et démantelé en 1771 par ses gardiens ; ou encore le <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/splendeurs-et-mysteres-du-diptyque-de-melun-de-jean-fouquet/">Diptyque de Melun</a>, œuvre majestueuse à la beauté et aux couleurs éclatantes peinte par Jean Fouquet. Ce diptyque, célèbre pour sa Vierge allaitante représentée sous les traits d’Agnès Sorel, maîtresse du roi morte peu de temps avant la réalisation du tableau, est un autre retable qui fut <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/splendeurs-et-mysteres-du-diptyque-de-melun-de-jean-fouquet/">démantelé pour être vendu</a>. Cela étant, quand les panneaux de tels retables sont réunis lors d’une exposition, leur réunification temporaire est souvent l’occasion de <a href="https://www.codart.nl/guide/agenda/jean-fouquet-melun-diptych/">créer une sensation</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=659&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=659&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=659&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=828&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=828&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/516339/original/file-20230320-1425-djw31z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=828&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jean Fouquet, Madone entourée de séraphins et de chérubins, vers 1452–1458.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/ergsart/22139816330/in/photolist-2i64zPu-2gTh8Zn-2gTh8Us-21ar2Fw-22hGJL4-dXNprW-aSGEmg-5WmxsR-5x596e-E7Srnm-6SXhHi-aNKtv4-2ewX8r-zJqm4d-gD7g6-4HC39P-5JzpMy-bhyEqv-iMUwzw-aNKt78-jGHivS-549HGv-hUBAWh-2kARogb-2jRkSr2-2kARodq-2jRkSrh-jHHdML-2o1QZZo-2o1UAYx-ntzngj-2o9sLbT-oeBHqm-4bGRmx-BAJdow-2891NJW-2evMzNz-b3QhRa-2o1UmoL-25i8LK2-i4WFLh-2o9xYDz-aq4fEk-jHkrMD-2nV8E4c-2h88zNz-2h86MD9-2h88ySw-2h89koG-nKTyj3">Flickr</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Fragmentation d’un monument</h2>
<p>Toutefois, il faut souligner que la division des panneaux des retables a eu lieu dans des circonstances très différentes de celles de l’acquisition des marbres du Parthénon. Est-il vraiment raisonnable d’assimiler la fragmentation de retables, objets mobiles, au démantèlement du Parthénon, un bâtiment que l’on dépouille d’une partie de sa structure ?</p>
<p>La division des marbres du Parthénon entre deux musées ne peut être comparée qu’à la fragmentation d’un monument. Peut-on imaginer la chapelle Sixtine scindée en deux ? Et la célèbre fresque de Michel-Ange La Création d’Adam divisée, la main tendue de Dieu séparée de celle d’Adam à qui elle donne vie ? C’est pourtant ce qu’a subi le Parthénon : les récits composés par sa frise, ses métopes et ses frontons ont été coupés, interrompus, et les statues mêmes ont été morcelées.</p>
<p>Prenons l’exemple du Poséidon du fronton ouest : la <a href="https://theacropolismuseum.gr/en/parthenon-west-pediment-poseidon">partie avant et médiane de son torse est à Athènes, mais la partie arrière et supérieure de son torse, y compris ses épaules et ses clavicules, est à Londres</a>. Peut-on dire que cette division constitue un « avantage appréciable profitant au public » parce qu’une partie du corps de la statue peut être contemplée dans le contexte de l’histoire athénienne et qu’une autre partie de son corps peut être considérée dans le contexte de l’histoire mondiale ?</p>
<p><a href="https://archive.org/details/lettressurleprej00quat">Quatremère de Quincy</a> le disait déjà à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle quand il dénonçait la spoliation de l’art italien : « Diviser c’est détruire. »</p>
<p>Rappelons que des lois adoptées par les États, dont le Royaume-Uni, protègent l’intégrité des monuments et autres bâtiments publics. Cette même intégrité, qui permet une appréciation d’ensemble d’un monument, est une <a href="https://whc.unesco.org/en/guidelines/">condition pour l’inscription d’un bien sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco</a> en vertu de la Convention du patrimoine mondial. De plus, ce principe d’intégrité a été reconnu par la Cour internationale de justice dans <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/45">l’affaire du Temple de Préah Vihéar</a> en 1962. Dans cette affaire, qui a opposé le Cambodge et la Thaïlande, la Cour a décidé que la Thaïlande avait l’obligation de restituer au Cambodge les objets et les parties du temple qu’elle lui avait retirés. La Cour a ainsi exprimé le principe selon lequel l’État ne perd pas son droit de propriété sur les monuments et bâtiments publics ni sur les parties qui en auraient été enlevées.</p>
<p>Il est vrai que les marbres ne peuvent pour le moment être rendus au Parthénon lui-même. En effet, dans l’intérêt de leur conservation, si le British Museum rapatriait les marbres demain, ceux-ci seraient transportés au musée de l’Acropole pour rejoindre leurs parties complémentaires qui s’y trouvent. Cela permettrait une appréciation d’ensemble de ces œuvres de la façon la plus complète possible.</p>
<p>Diviser les marbres entre deux musées, en garder la moitié des sculptures au British Museum séparées de leur histoire et de leurs fragments complémentaires, ou bien placer l’ensemble à Athènes dans le musée de l’Acropole qui offre une vue directe sur le Parthénon ? Comme l’a dit le célèbre historien et archéologue britannique Andrew Wallace-Hadrill dans une <a href="https://www.thetimes.co.uk/article/times-letters-the-case-for-returning-the-elgin-marbles-xxwg8pf2j">lettre au <em>Times</em> de Londres</a>, la question du choix ne se pose même pas.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201232/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catharine Titi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Diviser les marbres du Parthénon entre deux musées, est-ce vraiment en faveur du public, comme le soutient le British Museum ?Catharine Titi, Chercheuse (CNRS), Université Paris-Panthéon-AssasLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1953512022-12-08T17:57:31Z2022-12-08T17:57:31ZÉcosse : les indépendantistes dans les cordes suite à une décision de la Cour suprême britannique — qui fait écho au renvoi sur la sécession du Québec<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499096/original/file-20221205-5837-t0ie00.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=53%2C0%2C6000%2C3979&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un manifestant tient un drapeau écossais devant la Cour suprême à Londres, le 23 novembre 2022. La Cour suprême du Royaume-Uni a décidé
que l'Écosse n'a pas le pouvoir d'organiser un nouveau référendum sur l'indépendance sans le consentement du gouvernement britannique. </span> <span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Alberto Pezzali) </span></span></figcaption></figure><p>Lors des <a href="https://theconversation.com/ecosse-lindependance-en-point-de-mire-160801">dernières élections de 2021</a>, les indépendantistes ont été reportés au pouvoir en Écosse, en demandant un mandat pour organiser un nouveau référendum d’autodétermination.</p>
<p>Le premier ministre britannique d’alors, Boris Johnson, <a href="https://news.stv.tv/politics/stv-news-poll-suggests-boris-johnson-is-a-toxic-brand-for-the-scottish-tories">très impopulaire en Écosse</a>, avait réagi en opposant à son homologue Nicola Sturgeon une fin de non-recevoir, alors que les sondages d’opinion donnent l’indépendance écossaise à un niveau record <a href="https://redfieldandwiltonstrategies.com/scottish-independence-referendum--westminster-voting-intention-26-27-november-2022/">— avec 49 % de Oui pour 45 % de Non, et 5 % d’indécis selon les résultats d’un sondage révélés le 30 novembre</a>.</p>
<p>En 2013, c’est ce même Parti conservateur dont est issu Boris Johnson qui avait permis au Parlement écossais d’adopter une loi visant à l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Les sondages portaient alors l’option indépendantiste à environ 30 %, avant d’atteindre 45 % dans les urnes lors du vote, en 2014. La procédure employée pour organiser ce référendum <a href="https://www.scottishconstitutionalfutures.org/OpinionandAnalysis/ViewBlogPost/tabid/1767/articleType/ArticleView/articleId/431/Christine-Bell-The-Legal-Status-of-the-Edinburgh-Agreement.aspx">a suscité les plus vifs débats parmi les constitutionnalistes britanniques</a>, sur la possibilité du Parlement écossais d’en organiser un nouveau [sans l’aval de Londres].</p>
<p>Soucieux d’agir en toute légalité, le gouvernement écossais a donc appelé la plus haute cour du royaume à se prononcer sur cet enjeu. Sa réponse, rendue en novembre, qui prend en compte des considérations tant juridiques que politiques, s’établit en écho direct avec le renvoi sur la sécession du Québec rendu en 1998 par la Cour suprême du Canada. Elle place néanmoins le mouvement indépendantiste écossais dans une situation radicalement différente. Comme je l’ai développé dans ma thèse de doctorat, la nature des deux États conditionne les prétentions comme la teneur du message nationaliste.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Une foule brandit un drapeau bleu et blanc" src="https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/499097/original/file-20221205-25-f6bljw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Des partisans de la campagne du Oui au référendum sur l’indépendance de l’Écosse brandissent des drapeaux écossais Saltire en attendant le résultat après la fermeture des bureaux de vote, à Glasgow, en Écosse, le 18 septembre 2014. Le Oui a atteint 45 % des voix.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Matt Dunham, File)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>La réaffirmation du caractère unitaire de l’État britannique</h2>
<p>La question posée en juin par le gouvernement écossais soulevait trois enjeux : l’imbrication d’une telle question référendaire avec la législation entourant la dévolution écossaise, la compétence de la cour à prendre position à travers un renvoi dans l’éventualité où l’enjeu ne relèverait pas de la la dévolution et, ultimement, la réponse à donner quant à la <a href="https://www.supremecourt.uk/cases/uksc-2022-0098.html">capacité juridique à organiser une telle consultation</a>.</p>
<p>Le représentant du gouvernement écossais plaidait qu’un référendum consultatif n’emportait pas de conséquences juridiques immédiates (n’entraînait pas l’indépendance <em>ipso facto</em>) et n’avait pour seule vocation que de connaître la volonté des Écossais. En conséquence, l’adoption d’une loi visant à l’organisation d’une telle consultation n’empièterait pas sur les compétences réservées, en vertu desquelles seul le Parlement de Westminster peut légiférer — ou autoriser une assemblée dévolue à légiférer.</p>
<p>Le 23 novembre,la <a href="https://www.supremecourt.uk/cases/docs/uksc-2022-0098-judgment.pdf">cour statue</a> : la question de l’intégrité du Royaume-Uni relève bien d’un domaine réservé. Réfutant l’interprétation de la jurisprudence par le représentant du gouvernement écossais, la cour écarte l’argument selon lequel la nécessité d’un lien direct (« direct connection ») avec un domaine réservé, requis pour empêcher une assemblée dévolue d’agir, signifie des conséquences juridiques immédiates. Elle considère en effet que l’hypothèse de l’indépendance posée à travers un référendum « implique de manière évidente la question d’après laquelle l’Écosse devrait ou non cesser d’être assujettie à la souveraineté du Parlement du Royaume-Uni ».</p>
<p>Ainsi, la cour juge qu’une loi visant l’organisation un tel référendum engagerait un processus démocratique et ne constituerait pas une simple enquête d’opinion. Il serait « pourvu d’une autorité » qui « renforcerait ou affaiblirait la légitimité démocratique de l’Union » et « entraînerait des conséquences politiques importantes quant à l’Union et au Parlement du Royaume-Uni ».</p>
<p>En sus, la cour écarte également l’argument selon lequel l’Écosse disposerait d’un droit inhérent à l’autodétermination. Pour ce faire, elle en appelle au <a href="https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1643/index.do">renvoi sur la sécession du Québec</a> de 1998 à travers lequel la Cour suprême du Canada affirme qu’un droit à l’autodétermination externe n’existe — en droit international — que dans le cas de peuples colonisés ou soumis « à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangère ».</p>
<h2>Une référence à l’expérience canadienne</h2>
<p>La décision de la Cour suprême britannique est significative à bien des égards.</p>
<p>Dans une perspective historique, elle semble refermer la parenthèse d’une démocratie britannique fondée sur le principe plurinational, bienveillante envers ses nations constitutives, depuis les référendums sur la dévolution (1997) et jusqu’au <a href="https://ctjc.files.wordpress.com/2020/04/9.5.-dialogues.pdf">Brexit</a>. Il s’agit d’un retour en force de la fermeté de l’État dans les affaires domestiques, notamment quant à la question écossaise.</p>
<p>En réaffirmant unanimement l’unicité de la souveraineté parlementaire britannique, à laquelle l’Écosse est soumise, elle rappelle bruyamment la forme unitaire de l’État, dont l’organisation s’était considérablement régionalisée depuis la dévolution.</p>
<p>La référence explicite de la Cour suprême britannique à l’expérience constitutionnelle canadienne, déjà employée à travers le <a href="https://www.pulaval.com/libreacces/9782763729947.pdf">principe de clarté intégré à l’accord d’Édimbourg</a> illustre incidemment la différence fondamentale entre État fédéral et État unitaire sur cette question.</p>
<p>Dans ce premier cas, deux ordres de gouvernement sont pleinement souverains dans leurs champs de compétences respectifs. Ils sont réputés égaux en autorité et en légitimité ; cela explique notamment que le Québec ait pu tenir deux référendums (en 1980 et en 1995), malgré quelques contestations en provenance d’Ottawa. Dans le second, le gouvernement central n’a pas de véritable rival et le Parlement central est considéré comme pleinement souverain.</p>
<h2>Une camisole de force ?</h2>
<p>Au Royaume-Uni, l’organisation d’un référendum dans l’une des « nations constitutives » est donc soumise au bon vouloir d’un gouvernement central dont la légitimité en Écosse est extrêmement faible.</p>
<p>Compte tenu de l’appui appréciable dont bénéficie le mouvement indépendantiste et du refus systématique qu’opposent les premiers ministres conservateurs se succédant depuis 2015, le mariage de raison acté en 1707 emprunte peu à peu les atours d’une camisole de force. En ce sens, le mimétisme est peut-être plus à chercher du côté de l’Espagne, où une consultation organisée par le gouvernement catalan avait été empêchée <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/idees/508710/la-raison-du-plus-fort">par la force en 2017</a> et où aucune solution politique n’a été trouvée depuis — ni même véritablement recherchée par Madrid.</p>
<p>Cette décision illustre encore l’opposition frontale entre deux registres de légitimité démocratique — l’un fondé sur la volonté exprimée par l’élection et l’autre sur la règle de droit — tout en confrontant deux gouvernements dont un seul peut véritablement revendiquer l’appui des Écossais.</p>
<p>Il y aurait tout lieu ici d’en appeler au renvoi de 1998 sur la sécession du Québec auquel fait référence la Cour suprême britannique en reproduisant d’ailleurs la confusion entre droit à l’autodétermination et droit à la sécession. Au chapitre sur le principe démocratique sous-jacent à l’ordre constitutionnel canadien, on rappelait alors que « la Constitution n’est pas un carcan ».</p>
<h2>Impasse juridique, issue politique ?</h2>
<p>Comme l’on pouvait s’y attendre, les réactions n’ont pas tardé. Tandis que des manifestants arpentaient les rues d’Édimbourg ou arboraient des drapeaux écossais devant la Cour suprême, le premier ministre britannique Rishi Sunak se félicitait sobrement du verdict.</p>
<p>Son homologue écossaise Nicola Sturgeon répondait d’abord par un <a href="https://twitter.com/NicolaSturgeon/status/1595360080618307584">gazouillis</a> reconnaissant l’autorité du verdict de la Cour suprême. Témoignant sa déception, elle y voyait la démonstration de la fausseté du caractère volontaire de l’Union. Elle affirmait son intention de s’engager sur une autre voie démocratique que celle verrouillée par le gouvernement britannique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=386&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/499098/original/file-20221205-14-ijak5q.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=485&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nicola Sturgeon, première ministre d’Écosse, s’adresse aux médias alors qu’elle rencontre les nouveaux députés de son parti à Westminster. Au lendemain du verdict de la Cour suprême, elle a annoncé sa volonté de tenir un référendum de facto à l’occasion des prochaines élections écossaises, en principe prévues pour 2026.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Kirsty Wigglesworth, File)</span></span>
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<p>Puis, au terme d’un plaidoyer empreint de démocratisme et d’une critique acerbe de l’impasse proposée par Westminster, elle annonçait sa volonté de tenir un référendum <em>de fait</em> <a href="https://www.youtube.com/watch?v=LwuTp8za5R8">à l’occasion des prochaines élections écossaises</a>, en principe prévues pour 2026. Selon l’évolution des sondages et les péripéties qui ne manqueront pas de marquer les prochains mois, l’exécutif écossais pourrait cependant décider de les convoquer plus tôt que prévu.</p>
<p>La voie démocratique d’un référendum — même consultatif — refusée par le gouvernement britannique n’est donc pas accessible unilatéralement au gouvernement écossais, au plan constitutionnel comme au regard des conséquences qu’il emporterait sur le plan démocratique. Il y a fort à parier qu’une élection où l’enjeu de l’indépendance serait aussi clairement identifié aurait des conséquences considérables sur la légitimité de l’ordre constitutionnel britannique, ouvrant par cette autre voie démocratique bien plus qu’un chemin de corde.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195351/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jérémy Elmerich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis 2014, les nationalistes écossais ont le vent en poupe. Leurs succès électoraux ne leur permettent pas de tenir un référendum sans l’aval de Londres, comme l’a réaffirmé la Cour suprême.Jérémy Elmerich, Doctorant en civilisation britannique et en science politique (UPHF & UQAM), Université Polytechnique des Hauts-de-FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1931462022-11-07T19:52:46Z2022-11-07T19:52:46ZChaucer, poète médiéval accusé de viol : pourquoi son cas divise le milieu littéraire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/493836/original/file-20221107-3517-bi5p9x.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C1%2C814%2C513&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Chaucer par Thomas Occleve (1369 - 1426), dans le Regiment of Princes (1412). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Contes_de_Canterbury#/media/Fichier:Chaucer_Hoccleve.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le 11 octobre dernier, un séisme a secoué le monde des études médiévales anglaises. Plus de six siècles après la mort du poète Geoffrey Chaucer, Sebastian Sobecki (professeur de littérature médiévale anglaise à l’Université de Toronto) et Euan Roger (historien aux Archives nationales britanniques) ont levé le voile sur une accusation de viol ayant longtemps terni la réputation du poète.</p>
<p>Souvent défini comme le père de la littérature anglaise, Chaucer est de bien des façons le poète emblématique de Moyen Âge anglais. Auteur, traducteur, diplomate, ce poète courtois s’est notamment montré décisif dans l’avènement de la Renaissance en Angleterre, de par la richesse de ses emprunts à la poésie italienne du Trecento. Mais cette affaire souligne toute l’ambiguïté de son rapport aux femmes. En effet, s’il est parfois perçu <a href="https://theconversation.com/calls-to-cancel-chaucer-ignore-his-defense-of-women-and-the-innocent-and-assume-all-his-characters-opinions-are-his-152312">comme un féministe</a> et un défenseur des opprimés, ses écrits ne sont pas pour autant exempts d’une forme de violence sexuelle à ne pas sous-estimer (c’est par exemple le cas du Conte du Régisseur dans <em>Les Contes de Canterbury</em>).
Il faut cependant noter que les écrits de Chaucer n'ont rien de particulièrement exceptionnels dans leur représentation des femmes par rapport aux autres oeuvres littéraires médiévales, sachant que les scènes de violence sexuelle sont particulièrement répandues dans le genre du fabliau (très populaire au Moyen Âge). </p>
<h2>Les origines de l’accusation</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Frederick James Furnivall (1825-1910).</span>
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<p>En 1873, Frederick J. Furnivall (fondateur de la <a href="https://newchaucersociety.org/">Chaucer Society</a>) mit la main sur un texte qui devait profondément nuire à la réputation du poète. Daté du 4 mai 1380, ce <a href="https://chaumpaigne.org/the-legal-documents/may-4/">document juridique</a> rédigé en latin stipule qu’une dénommée <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/452/318659/Who-Was-Cecily-Chaumpaigne">Cecily Champagne</a> (une femme guère plus jeune que Chaucer lui-même et issue d’une famille aisée et influente), « fille de feu William Champagne et de sa femme Agnès », libère pour toujours Geoffrey Chaucer des charges liées à <em>de raptu meo</em>, à savoir « de mon viol » ou « de mon enlèvement » (selon la traduction).</p>
<p>Plus d’un siècle plus tard, en 1993, <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.2307/2863835">Christopher Canon</a> dévoila à son tour un mémorandum daté du 7 mai 1380 ne jouant guère en la faveur de Chaucer en raison de sa référence à un crime liant Chaucer à Champagne – bien que le terme <em>raptus</em> en soit absent.</p>
<p>Embarrassés par ces découvertes, de nombreux chercheurs (pour la plupart des hommes, même si quelques femmes ont pu se joindre à eux) n’ont eu de cesse au fil des décennies que de défendre leur poète. Furnivall lui-même souhaita, un peu comme Robert Oppenheimer, le physicien à l’origine de la concrétisation du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/projet-manhattan-et-l-humanite-toucha-sa-fin-5342640">Projet Manhattan</a>, n’avoir jamais fait cette découverte.</p>
<p>D’autres, en revanche, refusèrent d’y croire, comme ce fut le cas en 1968 d’Edward Wagenknecht, critique littéraire et professeur américain – comment la fine fleur de la poésie courtoise anglaise pourrait-elle être à l’origine d’un acte aussi infâme ? Peut-être ne s’agissait-il pas d’un viol et que la traduction du terme <em>raptus</em> devait être nuancée. Chaucer aurait peut-être fait des avances à Champagne, il aurait pu la séduire, Champagne aurait pu mentir, ou bien elle aurait pu céder à Chaucer et se retourner contre lui après coup. Qui plus est, malgré l’accusation, elle libéra Chaucer de toutes charges, preuve que le poète était innocent aux yeux de la loi, non ?</p>
<p>Cet embarras en dit long sur le rapport aux femmes de ces chercheurs et du poids du patriarcat dans le monde universitaire. On reconnaît d’ailleurs sans mal certains des arguments énumérés par les <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/12/cinq-ans-apres-metoo-l-antifeminisme-prospere-sur-les-reseaux-sociaux_6145406_4408996.html">plus fervents opposants</a> aux affaires mises en lumière par le mouvement #MeToo…</p>
<p>De fait, la véhémence de la réaction de ces universitaires nous pousserait presque à croire que ce n’est pas Chaucer qui est accusé, mais bien les hommes dans leur ensemble. Pire encore, en réduisant Champagne au rang de simple sous-intrigue amoureuse dans la biographie du poète (c’est par exemple le cas du médiéviste américain <a href="https://slate.com/culture/2022/10/chaucer-rape-allegation-servant-new-documents-cecily-chaumpaigne.html">John Fisher</a> en 1991), ils la réifient au point de n’en faire qu’un simple objet sexuel, une passade dans la vie d’un homme vivant loin de sa propre épouse. Or, les choses sont, comme souvent, bien plus complexes qu’elles n’y paraissent. Et à en croire la <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2022/10/11/chaucer-wrongly-accused-rape-150-years-newly-unearthed-documents/">presse internationale</a>, ce qu’il faut retenir de cette découverte, c’est l’innocence d’un homme mis sur le banc des accusés à tort. Plus qu’un simple micro-événement relatif à un point de la biographie d’un poète mort il y a 622 ans, cette révélation a pris une dimension dépassant de loin les limites du monde académique.</p>
<h2>Chaucer, Champagne et le Statut des travailleurs</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le Statut des travailleurs (1351). Catalogue ref : C 74/1, m. 18.</span>
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<p>Revenons-en donc au 11 octobre dernier. Lors d’une présentation en ligne devant des centaines d’historiens et médiévistes, Sebastian Sobecki et Euan Roger ont annoncé avoir de nouveaux documents pouvant démêler cette sordide affaire.</p>
<p>Un an avant l’accusation de <em>raptus</em>, soit le 16 octobre 1379, Chaucer et Champagne furent tous deux poursuivis par Thomas Staundon selon le <a href="https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803100046308">Statut des travailleurs</a>, une loi votée en 1351 afin de répondre à la pénurie de main-d’œuvre consécutive à l’épidémie de peste noire.</p>
<p>Champagne, alors au service de Staundon, abandonna son poste de servante avant la fin de son contrat afin d’être employée par Chaucer. Or, le Statut des travailleurs fut justement conçu pour réguler le marché du travail, endiguer les hausses de salaires et empêcher le débauchage de serviteurs. Et c’est précisément cela que Staundon reproche à Chaucer. Ainsi, selon Sobecki et Roger, les deux principaux protagonistes de cette affaire seraient en fait codéfendeurs face à Staundon.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Note tardive précisant que l’affaire Chaucer/Champagne n’a pas été traduite en justice.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Catalogue ref : KB 136/5/3/1/2</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le terme <em>raptus</em> prendrait un tout autre sens dans ce contexte et le document de 1380 pourrait, dans ce cas, être lu comme une stratégie juridique permettant de contrecarrer de potentielles nouvelles poursuites de Staundon contre Chaucer. En libérant officiellement Chaucer de toutes responsabilités dans cette histoire de droit du travail, elle lui permet de se sortir d’affaire. Le fait est qu’à la période de Pâques en 1380, Staundon retira sa plainte et qu’une note ajoutée plus tard dans la marge de l’assignation précise que l’affaire fut <em>non prosecutum</em> (« non traduite en justice »).</p>
<p>Ces révélations, publiées dans un <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/403/318660/The-Case-of-Geoffrey-Chaucer-and-Cecily">numéro spécial de <em>The Chaucer Review</em></a>, sont toutefois à nuancer et c’est bien ce qu’on fait les deux chercheurs en proposant à Sarah Baechle, Carissa Harris et Samantha Katz Seal (respectivement spécialistes de littérature médiévale à l’Université du Mississipi, Temple University, et à l’Université du New Hampshire) de contextualiser leur découverte. Ils ont fait en sorte de garder au cœur du débat une approche féministe qui risquerait de pâtir de cette découverte.</p>
<p><a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/475/318658/On-Servant-Women-Rape-Culture-and-Endurance?searchresult=1">Carissa Harris</a> souligne, par exemple, la nécessité de s’intéresser aux femmes en position de servitude que l’on retrouve dans l’œuvre de Chaucer et d’analyser leurs conditions de travails ainsi que leurs obligations, ce qui pourrait éclairer l’affaire Chaucer-Champagne d’une nouvelle manière. De même, <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/463/318663/Speaking-Survival-Chaucer-Studies-and-the?searchresult=1">Sarah Baechle</a> note que cette découverte est une opportunité de transformer notre approche du poète et de la violence sexuelle. Puisque nous n’avons plus à gérer la culpabilité de Chaucer et la victimisation de Champagne, nous sommes désormais en position d’adopter une approche structurelle nous permettant d’étudier les récits de viols (comme le Conte du Régisseur) du poète sous un nouveau jour. <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/484/318664/Whose-Chaucer-On-Cecily-Chaumpaigne-Cancellation?searchresult=1">Samantha Katz Seal</a>, de son côté, nous rappelle avec justesse que si Chaucer est innocent, cela n’absout en rien les critiques littéraires et historiens qui ont, au cours du siècle passé, exploité une représentation fantasmée de Champagne et justifié son rôle d’objet sexuel.</p>
<h2>Des zones d’ombre persistantes</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les pèlerins des Contes de Canterbury réunis à l’auberge, illustration de l’édition de Richard Pynson en 1492.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>À la lumière de ces documents, il est désormais possible de penser que Chaucer n’ait pas violé Cecily Champagne. Or, si nous avons tous cru pendant si longtemps à ces allégations, c’est bien parce que la poésie de Chaucer, empreinte de violence sexuelle, nous permettait de voir en lui un violeur potentiel (les fabliaux des <em>Contes de Canterbury</em> regorgent d’exemples allant dans ce sens). Sobecki a d’ailleurs été clair à ce sujet durant la présentation en ligne : cette découverte n’enlève rien au fait que la culture du viol existait et existe hélas toujours. Chaucer peut avoir enfreint la loi en employant Champagne avant la fin de son contrat (c’est ce que les nouveaux documents indiquent bel et bien), mais cela n’efface pas entièrement l’ardoise pour autant. Il demeure impossible d’écarter la possibilité qu’une forme de violence physique et/ou sexuelle ait joué un rôle dans ce transfert, d’une manière ou d’une autre.</p>
<p>Cette découverte demeure profondément polémique car loin d’apaiser les esprits (Chaucer est dans les faits innocent), elle soulève énormément de questions quant à notre rapport, en tant qu’universitaires, à la place des femmes dans notre discipline et à leur représentation littéraire. Hélas, cela tend à reléguer dans l’ombre <a href="https://blog.nationalarchives.gov.uk/geoffrey-chaucer-and-cecily-chaumpaigne-rethinking-the-record/">l’incroyable travail réalisé par Sobecki et Roger</a>, et qu’il est important de saluer ici. Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que cette découverte ne discrédite en rien les dernières décennies de critique féministe de l’œuvre du poète. Car à y regarder de plus près, ce n’est pas tant Chaucer qui est en cause, un homme du Moyen Âge mort il y a fort longtemps, mais bien la réaction d’hommes et de femmes modernes à une affaire hautement symbolique.</p>
<p>Au final, notre façon d’appréhender cette question en dit long sur notre champ d’études et notre société.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis le XIXᵉ siècle, une accusation de viol pesait sur le poète médiéval Geoffrey Chaucer. À tort, si l’on en croit une découverte récente.Jonathan Fruoco, Chercheur associé, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1913762022-10-02T16:33:02Z2022-10-02T16:33:02ZAu musée Jacquemart-André, explorer notre part d’ombre avec Füssli<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/487592/original/file-20221002-3041-k4x57w.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C51%2C1096%2C900&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Johann Heinrich Füssli (1741 – 1825), Le Cauchemar, après 1782, huile sur toile, 31,5 × 23 cm.</span> <span class="attribution"><span class="source"> The Frances Lehman Loeb, Art Center, Vassar College, Poughkeepsie, New York, photo : Frances Lehman Loeb Art Center, Vassar, Poughkeepsie, NY / Art Resource, NY</span></span></figcaption></figure><p>Au musée Jacquemart André, à Paris, se tient actuellement une <a href="https://www.musee-jacquemart-andre.com/">exposition consacrée au peintre anglais d’origine suisse, J. H. Füssli</a> (1741-1825). La dernière rétrospective de ce type, en France, remontait à près de cinquante ans. C’est dire la portée de l’événement. L’occasion est donc toute trouvée de formuler deux propositions. La première porte sur la capacité qu’aura eue un artiste étranger de se fondre dans le creuset de l’art anglais, en surmontant pour cela une double résistance : résistance du peintre que son tempérament ne portait pas à l’assimilation, et résistance d’une nation volontiers xénophobe, mais qui n’en oublie cependant pas que ses grands peintres ont souvent été d’origine étrangère. Ainsi que l’écrivait Jean-Jacques Mayoux, auteur en 1969 d’une histoire de <em>La peinture anglaise</em> qui n’a pas pris une ride : « De Holbein à Lucien Pissaro, tout étranger ‘s’anglicise’, tout apport étranger est intégré. Une force, dont on serait tenté de dire qu’elle est plus naturelle et instinctive que culturelle se met à l’œuvre et assure cette intégration, par-delà les inévitables réactions de défense organique. »</p>
<h2>Faire parler de soi</h2>
<p>C’est en 1779 que le natif de Zurich, que son père destinait à la profession de pasteur, est de retour à Londres, après diverses péripéties qui l’ont conduit, d’abord à Berlin puis à Paris, où il fait la connaissance de Jean-Jacques Rousseau, et enfin à Rome, pour y découvrir Michel Ange. Commence alors une série de coups de force artistiques, dont l’exposition rend compte dans le détail. Ambitieux, il entreprend de concurrencer sur son propre terrain nul autre que <a href="https://www.nationalgallery.org.uk/artists/sir-joshua-reynolds">Joshua Reynolds</a>, Président de la Royal Academy, qui lui avait pourtant mis le pied à l’étrier, dès 1768. Avec sa propre version de <em>La mort de Didon</em> (1781), Füssli se démarque du même motif peint par Reynolds quelques mois auparavant. D’instinct, il a compris que pour percer dans la profession, il faut faire parler de soi. De fait, tous les regards écarquillés s’étaient immédiatement tournés vers l’impudent trublion… pour ne plus le lâcher des yeux. Il faut dire que jusqu’à sa mort, l’amoureux impénitent, s’éprenant de chacune de ses modèles, dont l’écrivain féministe <a href="https://www.slate.fr/societe/femmes-de-dessein/mary-wollstonecraft-ecrivaine-philosophie-badass-lumieres-fondatrice-feminisme-anticonformiste">Mary Wollstonecraft</a>, la mère de la future autrice de <em>Frankenstein</em>, n’aura cessé de porter la contestation au cœur de l’Establishment, quand bien même ce dernier le nourrissait.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/487594/original/file-20221002-27186-syk3mn.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, La mort de Didon, détail.1781.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection, New Haven</span></span>
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<h2>L’art de l’appropriation</h2>
<p>Mais l’essentiel de la stratégie menée par cet étranger nommé Johann Heinrich Füssli, et qui lui vaudra d’être renommé John Henry Fuseli, tient dans un mot, aujourd’hui malvenu, mais c’était moins vrai hier : appropriation. Füssli s’approprie sans vergogne Milton, Shakespeare, Cowper, etc. Certes, il prend aussi son inspiration chez Homère, Wieland ou les légendes nordiques. Mais c’est en illustrant les grandes gloires britanniques qu’il devient plus anglais que les Anglais. Ses motifs, il les puise à des sources autochtones, ce qui est bien utile pour se faire accepter. Mais Füssli ne s’encombre pas plus de flatterie que d’utilité. Sa quête est autre : l’intensité, d’où qu’elle vienne, l’excentricité, le bizarre, la fantaisie entre « rêve et fantastique », la folie, voilà ce qui le sollicite. Il est bien plus que l’interprète de génie d’une littérature qui lui est a priori étrangère, il en l’unique et véritable héraut, le médium halluciné. Shakespeare le « Barde » parle par son intermédiaire comme il ne l’a jamais fait depuis les élisabéthains. Füssli se découvre ainsi des filiations, des ascendances qui se seront imposées à lui, et dans lesquelles il se sera coulé, avec l’apparence de la facilité.</p>
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, Autoportrait, 1780-1790, Pierre noire sur papier.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Victoria and Albert Museum, Londres</span></span>
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<p>Il faut dire que l’étrangeté qu’il apporte dans ses bagages, et c’est souvent la clef d’une intégration réussie, rejoint celle de la terre d’accueil, en l’espèce une terre de brumes et de précipices surgis « au milieu du salon » (Annie Le Brun). </p>
<p>Mais qu’on ne se méprenne pas. À regarder de près son <em>Autoportait</em> (1780-1790), on mesure les tourments intérieurs de qui n’a d’autre patrie, d’autre asile, en vérité, que celle, celui, que lui offrent ses songes. Et puis il y a cet aveu paradoxal, sous forme d’aphorisme : « Nature puts me out »/« La nature me déroute ». C’est dire si on ne trouvera pas grand-chose, chez lui, qui doive à la <em>mimesis</em>, à l’imitation du réel, de la Nature, telle que l’ont théorisée Platon et Aristote, plus positivement chez le second que chez le premier. Une fois encore, Füssli navigue à contre-courant de la tradition, en l’espèce paysagiste, pastorale, mais également empiriste et positiviste, de la peinture anglaise.</p>
<p>Au risque de dérouter le commun des mortels, mais il n’en a cure, il fait des incubes, succubes et autres démons maléfiques ses fidèles compagnons de route. Loin de les mettre en fuite, il les invite à partager sa couche. Ou plutôt celle des femmes plongées dans le sommeil, et qu’il se plaît à représenter, dans les toiles reprises du <em>Cauchemar</em> de 1781, en proie à une forme de funeste et suintante incubation. S’y manifeste sourdement, par grimaçant incube interposé, l’imminence d’un viol, désiré autant que craint.</p>
<h2>Le choix de la noirceur</h2>
<p>La deuxième proposition touche à son choix, pour le moins radical, de la noirceur. Elle saute aux yeux, quand on emprunte le parcours tracé au sein de l’œuvre. Elle se veut autant idéologique que tactique. Qui dit noir, en effet, se déclare par la même occasion en guerre ouverte contre les phénoménales prétentions nourries par le siècle dit des Lumières, de <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2012-3-page-507.htm">l’Aufklärung kantienne</a> et autre. Avec Füssli, c’est l’imposture d’un mode artistique conçu comme exclusivement diurne qui vole en éclats. Hors de la terreur, de l’effroi, de la noirceur, hors du « nocturne » donc, point de salut. Les thèses <a href="https://www.youtube.com/watch?v=BvzG_p_sdOQ">sur le sublime de l’Irlandais Edmund Burke</a> – encore un étranger assimilé –, formulées en 1757, Füssli les adopte, comme personne avant lui. Sous ses coups de butoir, l’empire de la raison soi-disant émancipatrice et du sens commun froid et tempéré – néoclassique en cela – s’effondre, laissant place à un romantisme de la nuit et de l’excès des plus forcenés. Avec Füssli, un vent de sorcières, un cortège de « femmes à la puissance invaincue » dirait de nos jours Mona Chollet, emporte tout sur son passage, à l’image de la très horrifique <em>Sorcière de la nuit rendant visite aux sorcières de Laponie</em> (1796).</p>
<p>Nombreuses d’ailleurs sont les figures sur ses toiles, s’efforçant, mais en pure perte, de repousser les assauts des puissances de la Nuit. Parfois, c’est une paume de main tendue à la verticale, celle de <em>Lady Macbeth somnambule</em> (1784) par exemple, qui oppose un dérisoire obstacle à la nuit qui vient. Ailleurs, ce sont au contraire des doigts, d’une longueur démesurée, qui se tendent, comme pour mieux pointer et appréhender, à tous les sens du terme, les ténèbres. À chaque fois, le motif surgit de l’obscurité, au prix d’un arrachement, d’un décollement de ce qu’on pourrait presque appeler une peau, l’épiderme du jour tiré loin en arrière.</p>
<p>L’écarlate rideau de scène – Füssli avait une vraie fascination pour la gestuelle, le jeu, la dramaturgie des acteurs et actrices de son temps – se déchire, et au travers de la brèche s’engouffre le fantasme, érigé en nouveau maître des lieux. Il s’impose sans l’ombre d’une résistance, à l’image d’un autre rapt, celui perpétré dans <em>Achille saisit l’ombre de Patrocle</em>, aquarelle datant de 1810. Il n’est pas de barrage qui tienne contre la marée montante de la « matière noire », ainsi que la qualifierait Annie Le Brun. Pour mémoire, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/annie-le-brun-recherche-ce-qui-n-a-pas-de-prix-1387416">Annie Le Brun</a>, essayiste restée proche des surréalistes, poète, spécialiste de Sade et du roman gothique anglais, a fait du noir sa couleur de prédilection. En cela, elle se réclame de Victor Hugo : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » (<em>William Skakespeare</em>, 1864).</p>
<p>Sans cette nouvelle lumière paradoxalement surgie des profondeurs « pour redessiner le paysage poétique, dramatique, social et politique », insiste Le Brun, « le corps reste prisonnier de son existence organique ». Pis, sans le noir, l’organisme est soustrait « à ses pouvoirs érotiques, symboliques et métaphoriques. » L’apport de Füssli, rejoint en cela par son ami, l’artiste visionnaire William Blake, c’est d’avoir compris en quoi le rêve nocturne agit comme le ferait une thérapie à libération prolongée. Il élève, en délivrant de la gravité, de la pesanteur (<em>Le rêve de la reine Catherine</em>, 1781). Il répare l’infirmité de l’homme et de la femme amputés de leur part d’ombre.</p>
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli,Roméo et Juliette, 1809.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Collection particulière (en dépôt au Kunstmuseum à Bâle)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Füssli s’abandonne au noir chimiquement pur, au noir contrastant avec le blanc le plus éclatant (<em>Roméo et Juliette</em>, 1809), comme il s’abandonne au rêve. Et il faut savoir gré au scénographe Hubert le Gall d’avoir voulu faire de la dernière salle de l’exposition un laboratoire, grandeur nature, de l’onirisme füsslien. Le dispositif adopté y est frontal, comme cela se fait au théâtre. Chacun sur son mur, et se faisant face, deux bergers endormis, en proie à leurs rêves. À gauche, occupant tout l’espace ou presque, une ronde de jeunes femmes diaphanes, en état de lévitation et se tenant par le bras (<em>Le songe du berger</em>, 1793) ; à droite, rien d’autre au-dessus de la tête prostrée de Lycidas (1799) que le vide, le néant d’une nuit sans lune, ou presque. Au trop-plein de visions (érotiques, comprend-on) s’oppose l’absence. Tout se passe comme si Füssli avait fini par se ranger du côté de la litote, après avoir beaucoup sacrifié à l’hyperbole. En donnant moins à voir, le peintre n’en sollicite que davantage le spectateur, appelé à se faire sa propre représentation, à tourner son propre cinéma intérieur. Et si l’invisible, tout compte fait, ne se voyait jamais mieux… qu’en ne se montrant pas ?</p>
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, Lycidas, 1796-1799.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Collection particulière Studio Sébert Photographes</span></span>
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</figure>
<h2>Aux sources de la psychanalyse</h2>
<p>Étrangement ou pas, d’ailleurs, tout le temps que dure la visite, c’est à Freud que l’on pense. Sigmund Freud, dont le patronyme commence aussi par un F. Freud, dont la <em>Traumdeutung</em> (interprétation du rêve), les leçons sur la psychanalyse, la découverte de l’inconscient, la science des jeux de mots, souvent d’ordre sexuel, en <a href="https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2002-1-page-75.htm">lien avec le Witz</a>, n’auraient sans doute jamais vu le jour ( !) sans les toiles de Füssli (dont le nom en allemand signifie « petit pied »). On ne sort de la confusion, de l’ambiguïté, qu’à ses dépens, dit-on.</p>
<p>La rétrospective du Musée Jacquemart André est l’exception qui confirme la règle. S’y voit mis en abyme le recouvrement du nom de Füssli par celui de Freud, et vice-versa, tant l’ironie voudrait que le premier ait eu, lui, le second sur le bout de la langue. Nulle toile mieux que <em>Les trois sorcières</em> (1783), inspiré du <em>Macbeth</em> de Shakespeare, n’en fait la démonstration. Le « trouble » dans l’anatomie (ainsi que dans le genre, mais cela est une autre histoire) y est tel qu’on ne sait trop si c’est un doigt, ou un gros bout de langue rose et pendante, vaguement obscène, qu’au moins l’une des trois femmes à barbe porte à la bouche. Ce sont sans aucun doute et l’un et l’autre, preuve, si besoin était, que Füssli en connaissait, lui aussi, un rayon sur la question du <em>lapsus linguae</em>. De la langue qui trébuche et, ce faisant, en dit long sur le fonctionnement du psychisme et de ce qui le préoccupe, à l’insu de la raison claire. Si elles sont loin de n’être que ça, ce qui serait assurément réducteur au regard de l’histoire de la peinture anglaise, les toiles de Füssli, certaines plus que d’autres en tout cas, s’emploient à traduire, moyennant une transposition visuelle, les énoncés échappés de cette « bouche d’ombre » qu’est l’inconscient (Hugo, encore, <em>Les Contemplations</em>, Livre VI, XXVI).</p>
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<span class="caption">Les trois sorcières. Inspirée du célèbre Macbeth, cette peinture, réalisée vers 1783, est une huile sur toile (H. 65 ; L. 91,5 cm) conservée aujourd’hui à la Kunsthaus Zürich (Suisse).</span>
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<p>En sortant de l’exposition, à l’instar d’un Roland Barthes <a href="https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1353">« sortant du cinéma »</a>, on se retrouve à marcher au hasard dans les rues, ne comprenant pas grand-chose à ce qui se passe autour de soi. Invoquera-t-on l’hypnose (« vieille lanterne psychanalytique », précise Barthes) ou l’expérience du rêve éveillé ? C’est à la fois plus simple, et plus retors : Füssli vous a jeté un sort et vous cheminez désormais en somnambule dans l’ombre d’un géant. Qui s’en plaindra ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191376/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Peintre de l’intensité, du bizarre et du fantastique, Füssli sut se fondre dans le creuset de l’art anglais et explorer en images les plus sombres méandres de l’âme humaine.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1908712022-09-20T18:27:57Z2022-09-20T18:27:57ZLe couronnement d’Élisabeth II, un moment fondateur pour la télévision européenne<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/485576/original/file-20220920-3608-362gpb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=55%2C5%2C3183%2C2420&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le couronnement d'Elisabeth II, un événement inédit pour la télévision franco-britannique. </span> <span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d'Arcy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>La reine Elizabeth II, décédée le 8 septembre 2022 à l’âge de 96 ans, aura régné 70 ans. Le 2 juin 1953, elle est couronnée reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord en l’abbaye de Westminster, moment historique pour la télévision qui magnifie cette solennelle cérémonie religieuse. Paradoxale et inédite rencontre entre un rituel immuable depuis des siècles et une nouveauté technique qui allait bouleverser la communication et la culture à travers le monde. Cette cérémonie télévisuelle sera l’aboutissement d’un processus initié en 1950.</p>
<h2>L’émergence d’échanges de programmes franco-britanniques</h2>
<p>Considérés comme des événements fondateurs de l’histoire de la télévision européenne et en particulier française, les émissions franco-britanniques « l’expérience de Calais » en août 1950 et <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1952/07/03/la-semaine-franco-britannique-de-television_1990074_1819218.html">« la semaine de Paris »</a> du 8 au 14 juillet 1952, attestent de l’ambition et des immenses défis techniques du nouveau média qu’est la télévision véritable « fenêtre ouverte sur le monde », tant en Grande-Bretagne qu’en France.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485573/original/file-20220920-3592-cf9dvv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le programme est retransmis de l’Hotel de Ville de Calais.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives audiovisuelles de la BBC, Bretford</span></span>
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<p>« L’expérience de Calais » est la première retransmission transnationale en direct d’images télévisées jamais réalisée, cent ans après la pose du premier câble sous-marin du télégraphe. Un communiqué technique de la BBC souligne alors que la diffusion est « le fruit de recherches et d’expériences rigoureuses des ingénieurs et des fabricants de radio britanniques », car cette retransmission nécessite de lever les obstacles relatifs à la traversée des 65 kilomètres de la Manche entre les deux côtes, car les signaux reçus à Douvres peuvent fluctuer selon le temps et les marées, mais aussi <a href="http://news.bbc.co.uk/onthisday/hi/dates/stories/august/27/newsid_3032000/3032714.stm">par les navires empruntant le détroit</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485572/original/file-20220920-3487-ermdgr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Légende : la télévision traverse la Manche : le présentateur de la BBC Richard Dimbleby avec une famille de Calais en costumes traditionnels et un vétéran français (à droite).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives audiovisuelles de la BBC, Bretford</span></span>
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<p>Si l’expérience de Calais atteste de la faisabilité d’une retransmission télévisée entre les deux pays, la mise en œuvre du point de vue technique est exclusivement britannique et seuls les téléspectateurs britanniques peuvent voir l’émission. Les obstacles techniques et financiers de l’époque freinent le projet du <a href="https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2013-2-page-205.htm">Comité de liaison de télévision franco-britannique</a>, créé fin 1949, constitué d’experts britanniques (BBC) et français (RTF), d’échanger des programmes d’informations, de courts documentaires voire de coproduire des films pour la télévision. D’un point de vue technique, les différences de normes de télédiffusion (standard de 819 lignes en France et 405 en Grande-Bretagne) par exemple obligent les ingénieurs à concevoir des systèmes de conversion.</p>
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<p>La semaine franco-britannique, qui nécessite de nombreuses concertations entre la BBC et la RTF sur les aspects esthétiques, pratiques et techniques des programmes, constitue la seconde étape de la réalisation d’une émission transnationale qui relie Paris et Londres dans les deux sens.</p>
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<span class="caption">Le conducteur de la semaine franco-britannique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d’Arcy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Jean d’Arcy, l’homme de la situation</h2>
<p><a href="http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/arcy-jean.">Jean d’Arcy</a>, nommé responsable de l’organisation de l’événement par Wladimir Porché le 19 novembre 1951, entend créer des contacts cordiaux entre les équipes britannique et française et surtout développer la télévision dont il pressent les enjeux.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=519&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=519&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485654/original/file-20220920-3857-kucz25.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=519&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jean d'Arcy.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d'Arcy.</span></span>
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<p>Pour la première fois dans l’histoire de la télévision deux chaînes de stations étrangères (BBC et RTF) vont durant sept jours travailler en complète coopération. Grâce à un système de relais mobiles unissant Paris à Londres (le plus étendu de ce genre ayant jamais été réalisé) les programmes de la Télévision française sont vus sur tous les écrans récepteurs britanniques. Les émissions, réalisées pour la plupart sous forme de reportages, sont destinées à présenter Paris, dans sa vie quotidienne de travail et de loisirs, au public d’outre-Manche.</p>
<p>L’expérience est d’un grand intérêt pour les rares téléspectateurs français, qui selon Jean d’Arcy sont « ainsi appelés à participer à une première expérience de contacts humains par delà les frontières grâce à ce moyen d’expression nouveau qu’est la télévision » <a href="https://doi.org/10.3917/etan.573.0310">dans l’esprit de l’entente cordiale</a>.</p>
<p>En Une du magazine de la BBC Radio Times, 4 juillet 1952, la semaine de Paris est représentée par les deux emblèmes nationaux : Britannia et Marianne se saluent et tiennent un récepteur de télévision montrant les logos de la BBC et de la RTF.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=825&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=825&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=825&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1037&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1037&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485703/original/file-20220920-11238-9xaymk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1037&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L'iconographie de « l'entente cordiale » télévisuelle.</span>
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<p>Ainsi, l’expérience de Calais et « la semaine de Paris » démontrent la faisabilité de programmes communs de télévision et s’inscrivent dans l’ambition de créer un réseau européen. Car <a href="http://www.sudoc.abes.fr/cbs/xslt/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=000936537">Jean d’Arcy mentionne</a> le fait que, « pour faire une bonne télévision, il faut au moins un continent, les États-Unis ou l’Europe, par exemple » ce qui nécessite le partage de ressources (programmes, matériels), la communication entre professionnels (coproduction, échanges de pratiques), la communication entre systèmes techniques avec la volonté de les standardiser. Après cette expérience réussie, Jean d’Arcy nommé directeur des programmes de la RTF, incarnera la figure historique du développement de la télévision française avec l’ambition forte d’en faire un média aux missions culturelles, sociales et civiques.</p>
<h2>Le couronnement de la reine Elizabeth II (2 juin 1953) : un rituel magnifié</h2>
<p>D’Arcy défend le « projet du couronnement » (Coronation Project) et tente même de convaincre l’UER d’y prendre part. Ancien militaire, il n’est pas ingénieur, mais grâce à ses appuis politiques, notamment celui du ministre de l’Information, il ouvre la voie à une solution, quand la conversion des lignes de transmission s’avère être un obstacle majeur pour le « projet du couronnement ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485577/original/file-20220920-1112-105710.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le dispositif technique de la retransmission du courronnement d’Élisabeth II, en 1953.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d’Arcy</span></span>
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<p>Ainsi, la collaboration d’hommes tels que Jean d’Arcy, Cecil McGivern, directeur de la BBC et le Hollandais Jan Willem Renge permet en février 1953 au « projet du couronnement » de voir le jour.</p>
<p>Pour la première fois dans l’histoire de la télévision, un événement est diffusé en direct dans cinq pays : l’Angleterre, la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ; il inaugure une nouvelle période et marque l’essor de la télévision. « La télévision grâce au couronnement a fait la conquête du grand public » souligne le <em>Figaro</em> du 3 juin.</p>
<p>Les gestes qui marquent le couronnement constituent un rite de consécration au cours duquel la jeune princesse est formellement reconnue comme Reine, la 6e femme à ceindre la couronne d’Angleterre et le 40e monarque depuis Guillaume le Conquérant. C’est cette consécration qui est mise en scène et formalisée par la cérémonie, acte performatif et instituant. Pour la première fois dans l’histoire, les spectateurs sont conviés à l’éclat et au faste d’un sacre monarchique, assistant ainsi au rituel jusqu’alors confidentiel, transformé par leur présence et par la prouesse que représente le direct à cette époque.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/qU7TU1VKRDc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>La télévision doit ainsi faire face à de nombreux problèmes dont la non-concordance du temps cérémoniel et du temps télévisuel. Le couronnement s’accomplit dans la lenteur, car il est héritier d’une tradition et d’un rituel qui suppose la présence réelle, voire la ferveur et la communion. Un rituel dans lequel l’attente participe de la solennité et suscite l’émotion de l’assistance. À l’inverse, le temps télévisuel appelle l’action et ne supporte guère de temps mort. Pendant six heures, la télévision diffuse les différentes manifestations liées au sacre d’Élisabeth II, suscitant une forte audience grâce à la mobilisation de l’opinion publique par des émissions en direct de Londres durant les quatre jours qui précédent.</p>
<p>En France, alors que le développement de la télévision en est encore à ses balbutiements, la vente de récepteurs est sans précédent et les téléspectateurs qui ne disposent pas du petit écran, se rassemblent dans les rues, devant les vitrines de magasins, dans les cafés, en famille, chez des amis ; la cérémonie est retransmise sur des écrans géants dans plusieurs salles de cinéma parisiennes et des téléviseurs sont installés à l’ONU, à l’OTAN et dans les ambassades d’Angleterre et du Canada…</p>
<p>Léon Zitrone, est choisi pour commenter la cérémonie dans le style qui fera de lui une des figures emblématiques du petit écran. Les images cérémonielles sont aussi commentées par Étienne Lalou, Roger Debouzy, Jacques Sallebert et Pierre Tchernia.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=619&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=619&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=619&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=778&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=778&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485580/original/file-20220920-3722-489fgp.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=778&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Léon Zitrone, présentateur de la R.T.F, s'illustra lors de la retransmission télévisée du sacre d’Elizabeth II.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d'Arcy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>En Angleterre, la BBC a disposé des caméras à Londres. 56 % de la population britannique – soit 20 millions d’Anglais – suivent la retransmission qui renforce le sentiment d’unité du peuple à l’égard d’une monarchie désormais accessible à tous. Pour la première fois, à l’occasion du couronnement d’Elizabeth II, l’audience de la télévision dépasse au Royaume-Uni celle de la radio, le nouveau média conquiert ses publics nationaux et s’internationalise.</p>
<p>Ce jour-là, l’audience télévisuelle mondiale du couronnement est estimée à 277 millions de téléspectateurs. L’enregistrement du film est aussi envoyé dans les heures qui suivent le direct par avion dans d’autres pays, notamment au Canada et aux États-Unis.</p>
<p>L’événement est un triomphe, car la télévision montre son aptitude à saisir en direct un grand moment susceptible de passionner un large public. Comme le soulignent <a href="https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1998_num_38_145_370446">Daniel Dayan et Elihu Katz</a>, la télévision cérémonielle que constitue un événement comme le couronnement d’une Reine, « interrompt le cours habituel des programmes, exerce un quasi-monopole sur l’attention publique, suscite la constitution d’immenses communautés de téléspectateurs qui assistent et « participent » à cet événement solennel.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485581/original/file-20220920-23-nw6xy2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des deux côtés de la Manche, le dispositif technique est impressionnant.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d’Arcy</span></span>
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<h2>L’Eurovision : vers une communication européenne</h2>
<p>Après ce rendez-vous historique, l’Eurovision <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00012313/acte-de-naissance-de-l-eurovision-a-cannes">voulue par Jean d’Arcy</a> naît dès 1954, avec la ferme volonté d’abolir les frontières et de mobiliser des publics nationaux <a href="https://theconversation.com/leurovision-song-contest-un-laboratoire-politique-continental-182245">sur des programmes fédérateurs</a>. Selon lui, la télévision peut être « une école de tolérance et d’intelligence d’autrui, contribuant à faire disparaître chez les nations leurs préjugés séculaires vis-à-vis d’autres nations ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485647/original/file-20220920-16-lfcr0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les vertus de la télévision selon Jean d’Arcy.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fonds Jean d’Arcy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Le ralliement massif des audiences à ce nouveau média sur le modèle américain (15 millions de récepteurs en 1952 et 35 millions en 1961) s’opère dans les années 1950. Et ce parce que la télévision a su utiliser les grands événements pour porter son essor et comprendre, avec la retransmission internationale du couronnement d’Elizabeth II, que sa force réside non pas dans la « mise en boîte » d’émissions diffusées en différé, comme le croyaient ses pionniers, mais dans l’exceptionnelle charge émotionnelle de l’image en direct.</p>
<p>Événement en direct, la retransmission des funérailles officielles de la reine Élisabeth II, <a href="https://www.bbc.com/afrique/monde-62867412">minutieusement préparées</a>, a célébré le destin unique de cette souveraine, devenue une icône planétaire. Grâce aux satellites de communication rendant possible la mondiovision, la télévision a cette capacité de rassembler des millions, voir des milliards de téléspectateurs à travers le monde. Devant leur petit écran, tous sont liés par l’expérience commune d’assister pour un temps à une part de l’histoire du monde, par-delà les clivages politiques ou culturels.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190871/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvie Pierre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Entre 1950 et 2022, la télévision a accompagné toutes les étapes du règne d’Élisabeth II, et permis de grands moments de communion entre Européens, de son couronnement à ses funérailles.Sylvie Pierre, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1907572022-09-18T06:20:19Z2022-09-18T06:20:19ZÉlisabeth au pays des merveilles, souveraine télévisuelle planétaire<p>L’intronisation royale d’Élisabeth II a été retransmise le 2 juin 1953 en direct mondial, ce qui constituait une première à la télévision. C'était le début d'une mise en scène sur le petit écran qui s'est poursuivie jusqu'à ses funérailles, ce lundi 19 septembre 2022, scrutées par le monde entier. </p>
<p>Un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=x-eH0UzleYY">résumé d'images colorisées du couronnement de 1953</a>, réalisé sur YouTube et qui expérimente pour l’occasion la technologie 3D, montre tous les ingrédients d’un rituel sophistiqué. </p>
<p>Passons rapidement sur l’arrivée du carrosse royal (un itinéraire de 8 km, des microphones disséminés le long du chemin, 750 commentateurs diffusant des descriptions en 39 langues, 29 000 militaires dans le défilé, 16 000 autres pour ouvrir la route). </p>
<p>Lorsque la reine arrive au grand portail de l’abbaye où l’attend un <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Archev%C3%AAque">archevêque</a> drapé dans sa <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Chapeau">chape</a> et couronné de sa <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Mitre">mitre</a>, des chœurs entonnent des chants grandioses. La robe de la souveraine, doublée d’hermine canadienne, dotée d’une traîne de 5 mètres de long, est en soie blanche brodée d’emblèmes floraux. La reine se recueille, avant de s’installer sur une chaise d’apparat tandis que les évêques en procession apportent la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bible">Bible</a>, la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pat%C3%A8ne">patène</a> et le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Calice_(liturgie)">calice</a>. S’orientant successivement sur les quatre axes cardinaux, des hauts dignitaires demandent au public de présenter leurs hommages à la reine, qui fait une révérence en retour.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/52NTjasbmgw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Puis, dans un long serment, Élisabeth II jure de gouverner chacun des pays dont elle a la charge selon leurs lois et leurs coutumes respectives. Se dirigeant vers l’autel, elle déclare : « Les choses que j’avais déjà promises, je les ferai, et maintiendrai. Que Dieu m’aide pour cela », avant d’embrasser la Bible. Un représentant de l’Église d’Écosse se saisit de la Bible et la présente à la reine :</p>
<blockquote>
<p>« Notre glorieuse reine : pour que votre Majesté garde toujours à l’esprit la loi et l’Évangile de Dieu en tant que règle de toute la vie et de gouvernement des princes chrétiens, nous vous présentons ce livre, la chose la plus précieuse que ce monde offre. Voici la Sagesse. Ceci est la Loi royale. Ce sont les Oracles vivants de Dieu. »</p>
</blockquote>
<p>Tout ce rituel a été fort bien théorisé par le philosophe <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Histoires/Les-Deux-Corps-du-roi">Ernst Kantorowicz</a>, sur ce qu’il a nommé en mode non inclusif « les deux corps du roi ». Si le premier corps est humain, fait de doutes, de souffrances et de passion, la cérémonie, dans une mise en scène recherchée, célèbre l’autre corps, celui de la future cheffe du Commonwealth. La nouvelle souveraine reçoit des attributs de divinité par la grâce du pouvoir qu’elle va exercer et transmettre. La chorégraphie est orchestrée pour donner à voir qu’elle porte en elle la forme perpétuelle de l’humanité, qu’elle est la garante intemporelle du consentement des individus à l’autorité.</p>
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<h2>L’esthétique colorisée d’un pouvoir muet</h2>
<p>Le très long règne qui s’ensuit permet de voir comment ce corps divin cohabite avec le premier corps de la reine, fait de chair et de sang. Entre 1953 et 2022, sa personnalité et sa vie quotidienne ont été sans cesse commentées et ses apparitions sur la scène publique abondamment reprises dans les médias. Toutefois, ce spectacle colorisé relève du cinéma muet : seules son apparence et sa gestuelle donnent un indice sur sa façon de gouverner. Au fil des apparitions, une <a href="https://www.fabula.org/actualites/b-saint-girons-le-pouvoir-esthetique_34581.php">esthétique du pouvoir</a> se précise, qui dessine simultanément les figures du vide, de la piété, de la conformité et de l’éthique.</p>
<p>Le vide est langagier. L’analyse lexicale de la parole royale n’offre aucun intérêt dans la mesure où ses discours publics sont très rares, et sans contenu sur le fond. On ne trouve aucune trace de ce qu’elle pense ou ce qu’elle souhaite afficher sur ce qu’elle pense. Le mystère de cette invisibilité n’est pas que public. Son entourage proche est tenu à distance de toute confidence.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/KrtiD3nIHyQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>La piété est liturgique. La reine lit régulièrement la Bible. Elle va tous les dimanches à la messe. Elle affiche en toutes occasions son titre de défenseuse de la foi et de « gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre ». Elle choisit avec attention les évêques. Elle ouvre systématiquement les synodes. Elle rencontre régulièrement les papes (elle en connaîtra cinq). La seule entorse connue à son mutisme public concerne précisément un événement religieux, les fêtes de Noël, où ses longs discours à l’attention des britanniques sont rédigés de sa main. Notons enfin qu’au début de son règne, elle s’est opposée fermement à sa sœur Margaret, malgré ses supplications, lorsque cette dernière souhaitait se marier à un homme divorcé (bien que ce dernier ait été un pilote de chasse héroïque de la Royal Air Force durant la Seconde Guerre mondiale…).</p>
<h2>Conservatisme et démesure</h2>
<p>La neutralité est politique. Pendant soixante-dix ans, la reine a rencontré chaque semaine le Premier ministre du Gouvernement. Ce dialogue sans paroles avec <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_Premiers_ministres_d%27%C3%89lisabeth_II">quinze Premiers ministres</a> successifs illustre comment celle qui avait dit « oui » à l’appel de Churchill du 4 juin 1940, enjoignant les Britanniques à ne jamais se rendre face au régime nazi, a accepté la fin de tout avis personnel sur les affaires publiques : Elizabeth Alexandra Mary Mountbatten s’est effacée devant Sa Majesté Élisabeth.</p>
<p>Nous ne saurons rien sur la façon dont elle a pu utiliser ces rencontres hebdomadaires pour faire part de son éventuelle inquiétude quant aux initiatives belliqueuses de son pays. Cette dépolitisation totale est propre à la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_Windsor">maison Windsor</a>. Et même si les deux Élisabeth sont en conflit intérieur, c’est la Couronne qui gagne le duel officiellement, avec un message invariablement empreint de conformité constitutionnelle. La Reine n’intervient sur la politique de l’Angleterre que pour signifier son attachement au service public et à l’autorité du système en place.</p>
<p>L’éthique, enfin, pourrait être qualifiée de morale. La Reine s’est toujours astreinte, dans les pas de son père, à afficher son incarnation des valeurs familiales. Elle y défend une éthique conservatrice et traditionnaliste. Mais le message de cette morale est sans cesse parasité par les ruptures et les drames liés au parcours de vie de ses enfants. Les magazines people semblent jouer ici un rôle déterminant, amplifiant démesurément les frasques et les conflits de la famille royale. Le décès accidentel de Lady Diana en 1997 illustre à cet égard une situation paradoxale : on y découvre une reine impuissante et meurtrie face à une tragédie qui provoque un déferlement médiatique planétaire sans précédent.</p>
<h2>Un pouvoir mis en scène par la télévision</h2>
<p>Une constante englobe les quatre expressions de ce pouvoir muet : sa mise en scène apparaît, à tous points de vue, télévisuelle. La série emblématique diffusée à partir de 2016, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Crown_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)"><em>The Crown</em></a>, donne d’ailleurs des clefs de compréhension de cette esthétique du petit écran. L’image publique surannée de la royauté prend une autre dimension lorsque la caméra saisit la vie ordinaire de la reine. C’est certes le regard des scénaristes qui met en récit son quotidien, mais la série révèle aussi comment l’imagerie télévisuelle reflète les attitudes corporelles de la Reine. On la sait soumise et conservatrice, mais on croit aussi à la profondeur de sa vision, son caractère, sa résilience, ses convictions. Au cœur d’une vie de démesure médiatique et de silence public, la souveraine <a href="https://theconversation.com/elizabeth-ii-une-reine-modernisatrice-qui-a-fait-entrer-la-monarchie-britannique-dans-le-xxi-si%C3%A8cle-190285">résiste et s’adapte</a>. <a href="https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2022-3-page-123.htm">La philosophe Sandra Laugier</a> a bien montré comment le petit écran faisait lui-même partie du décor royal dans la série. La reine regarde la télévision, comme ses citoyens, dans un retournement de perspective qui la rend fragile et très proche du peuple. D’épisode en épisode, <a href="https://theconversation.com/the-crown-saison-4-un-soap-opera-cruel-envers-linstitution-monarchique-151264"><em>The Crown</em></a> dépeint une cheffe du Commonwealth qui est aussi souveraine des citoyens ordinaires.</p>
<h2>De l’autre côté du miroir</h2>
<p>Que nous disent le couronnement divin et soixante-dix ans d’esthétique colorisée sur le goût du pouvoir au tournant du XX<sup>e</sup> siècle ? D’une certaine façon, Élisabeth II fait figure d’héroïne clastrienne du pouvoir sans pouvoir. Pour mémoire, Pierre Clastres a observé dans sa <a href="https://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/chronique-des-indiens-guayaki-clastres-pierre-9782266111669"><em>Chronique des Indiens Guakakis</em></a> comment le chef représentait la tribu uniquement par des discours rassurants et une gestuelle emphatique.</p>
<p>La Reine a incarné une communauté de millions d’individus par son comportement et sa gestuelle, mais jamais elle n’eut accès ni recours au pouvoir coercitif. La vague planétaire d’émotions exprimées actuellement à sa disparition souligne cette forme ambiguë de leadership que l’anthropologue avait fort bien théorisé dans la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Soci%C3%A9t%C3%A9_contre_l%27%C3%89tat">société contre l’État</a>. Alors que, de Churchill à Gandhi en passant par Martin Luther King et Nelson Mandela, l’engouement pour les funérailles d’hommes d’État reposait sur le <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_1_283477_t1_0133_0000_002">mythe du sauveur</a>, la souveraine planétaire, à l’inverse, offre une symbolique d’une domination politique qui opère sans maîtrise ni possession du pouvoir.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ces-reines-et-ces-rois-qui-tronent-sur-le-roman-anglais-190472">Ces reines (et ces rois) qui trônent sur le roman anglais</a>
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<p>À cet égard, le succès de l’imagerie télévisuelle d’Élisabeth II est peut-être un signe avant-coureur de nouvelles formes d’incarnation politique que l’outil Internet amplifie de façon démesurée. On pense, sur un registre voisin, à la médiatisation mondialisée des implorations du président de l’Ukraine sur son compte Facebook. La fusion des deux corps du leader, chef militaire impuissant, mais citoyen indigné, provoque un cocktail symbolique inédit.</p>
<p>Pour décrypter ce phénomène, des chercheurs issus de différents champs de savoir des sciences sociales explorent le paradigme d’un « <a href="https://www.dukeupress.edu/the-affective-turn"><em>affective turn</em></a> ». En science politique, ce « <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02153419v2">tournant émotionnel</a> » nous éloigne des Lumières et du triomphe de la raison politique. Il oblige les politistes à prendre au sérieux une appréhension plus sensible de la démocratie où c’est le ressenti immédiat des individus, sans médiation ni médiateurs, qui prime et imprime les représentations. Cette « citoyenneté du nombril » à base d’épreuves émotionnelles a en effet des incidences sur la façon de faire de la politique : elle encourage les élus à jouer avec les peurs, les colères et les désirs des individus.</p>
<p>L’évolution donne le vertige. La politique participe alors d’une vaste fiction au sens du second <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Aventures_d%27Alice_au_pays_des_merveilles">roman de Lewis Carrol</a>. En passant de l’autre côté du miroir, le pion devenu souverain peut ignorer le réel car l’échiquier s’apparente dorénavant à un univers de non-sens construit essentiellement sur les affects et les imaginaires véhiculés dans les réseaux sociaux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190757/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Faure ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Élisabeth II fut une figure à la fois lointaine et populaire : à travers la mise en scène de ses apparitions télévisées s’est imposée une esthétique du pouvoir déconnectée du réel.Alain Faure, Directeur de recherche CNRS en science politique, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1904722022-09-12T22:46:47Z2022-09-12T22:46:47ZCes reines (et ces rois) qui trônent sur le roman anglais<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/484046/original/file-20220912-14-boun80.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C12%2C582%2C479&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Qu'on lui coupe la tête (1907), illustration de Charles Robinson pour Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Reine_de_c%C5%93ur_%28Alice_au_pays_des_merveilles%29#/media/Fichier:Alice's_Adventures_in_Wonderland_-_Carroll,_Robinson_-_S008_-_'Off_with_her_head!'.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Dans quelques jours, le 19 septembre prochain, le cortège funéraire portant le cercueil d’Elizabeth II cheminera à travers les rues de Londres, avant de gagner la dernière demeure de feu la reine, à Windsor. On ne le sait pas, mais la scène a déjà été vécue, déjà écrite surtout. En 1823. Par un certain <a href="https://xn--rpubliquedeslettres-bzb.fr/quincey.php">Thomas de Quincey</a>, l’auteur des <em>Confessions d’un mangeur d’opium anglais</em>. Son évocation commence ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« S’il a jamais été présent dans une vaste métropole le jour où quelque grande idole nationale était menée en pompe funèbre à sa tombe, et s’il est arrivé que, marchant près de l’itinéraire suivi par elle, il ait senti puissamment, dans le silence et la désertion des rues et la stagnation de toute affaire courante, le profond intérêt qui, à ce moment-là, possède le cœur de l’homme […] »</p>
</blockquote>
<p>C’était à l’occasion des funérailles de la Princesse Charlotte Augusta, fille du Prince régent, le futur George IV, morte en couches en 1817, à l’âge de 21 ans. L’affliction à Londres avait été considérable, et <a href="https://theconversation.com/byron-et-delacroix-aux-avant-postes-de-linternationale-romantique-163918">Lord Byron</a>, autre témoin capital, l’avait également rapportée au chant IV de son poème autobiographique, « Childe Harold ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/484091/original/file-20220912-5769-3rxqjv.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La princesse Charlotte Augusta.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Charlotte_de_Galles_(1796-1817)#/media/Fichier:Charlotte_Augusta_of_Wales.jpg">Wikipédia</a></span>
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<h2>Matériau romanesque</h2>
<p>D’une « idolâtrie », l’autre. En dépit de ce qui rapproche le deuil « national » d’hier de celui d’aujourd’hui, nous sommes loin, avec De Quincey, de nos séries télévisées (<em>Royals</em>, <a href="https://theconversation.com/the-crown-saison-4-un-soap-opera-cruel-envers-linstitution-monarchique-151264"><em>The Crown</em></a>…) et de leur scénarisation addictive. Loin des deux modalités quasi obligées du discours contemporain autour de la famille royale, lequel a décidément du mal à échapper aux séductions (tentaculaires) du storytelling, d’un côté, du conte de fées de l’autre. Implacable machine à raconter, la « Firme » royale arraisonne cyniquement les carrosses (en feignant d’oublier qu’ils peuvent à tout moment redevenir citrouilles). Sans voir qu’à force d’exploiter jusqu’à plus soif, par marketing et « infodivertissement » interposés, l’exceptionnel matériau romanesque que la dynastie des Windsor génère à son corps défendant, elle va tuer la poule aux œufs d’or.</p>
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<p>Vendre du rêve, tel n’est a priori pas le job des hommes et femmes de lettres, outre-Manche. C’est même souvent sans révérence particulière qu’ils « regardent » la royauté en face. « A dog may look at a king » (« Un chien regarde bien un roi » ; là où le français traduit par « Un chien regarde bien un évêque »), entend-on dire en Grande-Bretagne, au moins depuis 1563. Il faut dire que, depuis ses lointaines origines, la royauté britannique abreuve dramaturges et poètes d’intrigues et de décorum, de guerres de succession et de « villains » d’exception.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/macbeth-une-source-dinspiration-sans-fin-48783">« Macbeth », une source d’inspiration sans fin</a>
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<p>William Shakespeare leur doit <a href="https://www.cairn.info/revue-commentaire-2009-1-page-244.htm">ses <em>history plays</em></a>, il est vrai non exemptes de visées propagandistes, et son personnage de Richard III, monstre de séduction ; Edmund Spenser, son long poème épico-patriotique, « The Faerie Queene » (1590), empreint de l’imagerie chrétienne et martiale portée par Elizabeth 1<sup>re</sup> d’Angleterre. Tard-venus, se défiant du snobisme fustigé par <a href="https://xn--rpubliquedeslettres-bzb.fr/thackeray.php">W.M. Thackeray</a> dans son influent <em>Book of Snobs</em> (1848), les romanciers finiront, au fil du temps et de l’évolution de la monarchie moderne, par prendre leurs désirs pour des réalités. En cherchant à détourner rois et reines fictifs de leurs engagements officiels. Pour mieux les entraîner sur leur terrain à eux, écrivains : celui des livres, de la lecture. Et de la possibilité de devenir auteur/autrice de sa vie, en laissant derrière soi le protocole.</p>
<h2>Un prétexte à la satire</h2>
<p>Avec <a href="https://gallica.bnf.fr/essentiels/swift/voyages-gulliver"><em>Les Voyages de Gulliver</em></a> (1721), Jonathan Swift ne fait pas que parodier la littérature de voyage, si populaire en son temps. Il fait œuvre d’imagination, d’une part, et d’autre part il endosse le costume du satiriste, doublé d’un politiste qui connaît ses théories sur le bout des doigts. En toute partialité, Swift convoque sur le ring deux figures royales, pour un affrontement sans merci.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=447&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=447&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=447&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=562&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=562&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/484092/original/file-20220912-1734-35q5w8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=562&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le roi des Brobdingnag et Gulliver, Gravure anglaise du 10 février 1804 dans Estampes relatives à l'Histoire de France. Tome 147, par James Gillray (1757-1815), graveur, Londres, 1804.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BnF, département des Estampes et de la photographie.</span></span>
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<p>A sa droite, le roi de Lilliput, minuscule et risible incarnation de la monarchie absolue. A sa gauche, le grand roi (au moins par la taille) de Brobdingnag, son exacte antithèse. Le premier surveille et punit, se mêle de tout et de rien, et n’a que la guerre en tête. Le second, pacifique, a priori tempéré, s’informe auprès de Gulliver sur la conduite des affaires en Europe, et tout particulièrement en Angleterre. Il perdra cependant son calme en apprenant l’usage qui y est fait de la poudre et des canons, et de l’universelle destruction qui en découle. Tout comme il s’offusquera de la corruption et de l’iniquité qui, à en croire Gulliver, mais ce dernier est-il un observateur fiable ? gangrènent la société britannique. Au miroir déformant de la fiction, la frontière se brouille entre royautés proches et royautés lointaines, couronnes réelles et couronnes imaginaires.</p>
<p>Avec <a href="https://www.youtube.com/watch?v=72-wePCkHJs&t=1s">Lewis Carroll</a>, on assiste à un retour en force de l’absolutisme royal, qui n’est pourtant qu’un lointain souvenir, en 1865, lorsque paraît <em>Alice au pays des merveilles</em>. Dans ce texte qui baigne dans la <a href="https://theconversation.com/alice-a-lasile-60457">fantaisie la plus débridée</a>, c’est paradoxalement une figure de reine qui incarne le principe de réalité. La carte représentant la « Reine de Cœur » s’y montre sans cœur, ordonnant à tout bout de champ qu’on procède à des exécutions capitales. Sur la base de jugements arbitraires, cela va sans dire. « Qu’on lui/leur coupe la tête ! » est l’expression récurrente dans sa bouche.</p>
<p>Les contemporains de Carroll prirent un malin plaisir à lui trouver des traits de caractère possiblement empruntés à la reine Victoria, pour ne pas la nommer. Il faut dire qu’elle est l’omniprésente souveraine du temps présent, et cela ne saurait échapper, même au plus distrait des mathématiciens d’Oxford ! On peut sans doute expliquer par la misogynie l’invention d’une figure aussi grossièrement « genrée », à l’autoritarisme autant hystérique qu’inefficace, dès lors que ses ordres ne sont jamais mis à exécution, et qu’elle ne fait même pas peur à ses valets. Ce serait oublier, toutefois, que c’est à une petite fille, et non à un garçonnet, que revient le soin de faire s’écrouler le château de cartes, d’un revers de la main. La reine est nue, donc, objet par ailleurs de plus d’un fantasme…</p>
<h2>Revisiter l’histoire</h2>
<p>C’est en 1814 que paraît <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070116195-waverley-et-autres-romans-walter-scott/"><em>Waverley</em></a>, sans mention d’auteur. Le récit revient, plus de soixante ans après les faits, sur le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9bellions_jacobites">soulèvement jacobite de 1745</a>, après l’échec du premier, en 1715. Il s’agit de la dernière tentative des partisans des partisans des Stuarts pour renverser le roi George II de Hanovre, et rétablir sur le trône d’Angleterre et d’Écosse leur « Prétendant ». Rien de tel qu’un roi, qu’un prétendant au trône en tout cas, pour consolider un genre encore balbutiant, pour insuffler au nouveau genre fictionnel (<em>novel</em>, en anglais) la noblesse, le prestige, qui lui manquaient. Le jeune et bouillant Bonnie Prince Charlie (Charles Edward Stuart) illumine ainsi de sa présence quelques pages du roman, mais elles sont rares.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=791&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=791&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=791&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=993&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=993&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/484093/original/file-20220912-20-5gbnef.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=993&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Portrait équestre du prince jacobite Charlie.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_%C3%89douard_Stuart#/media/Fichier:Jacobite_broadside_-_Prince_Charles_Edward_Stewart.jpg">Wikipédia</a></span>
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<p>Si « élévation » il devait y avoir, dans l’esprit de Walter Scott, poète devenu romancier, et dont l’influence sur le roman européen sera considérable, celle-ci devait passer par une grandeur de silhouette, de préférence à une grandeur de plein exercice. Son <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_whig_(Royaume-Uni)#:%7E:text=Le%20parti%20whig%20d%C3%A9signe%20un,l'origine%20un%20brigand%20%C3%A9cossais.">idéologie whig</a> s’accommodant de la doctrine de la monarchie constitutionnelle, Scott fait du roman historique le fruit d’un compromis entre l’imagination cavalière, qui finit écrasée à <a href="https://www.youtube.com/watch?v=y_0tzSfKc9w">la bataille de Culloden</a> (jamais nommée dans le roman), et un pragmatisme petit-bourgeois, plutôt terre-à-terre. Quitte à ce que le panache de la royauté y perde une bonne part de son éclat…</p>
<p>Un siècle plus tard, l’histoire se fait uchronique et/ou dystopique avec H. H. Munro (dit Saki). Paru en 1913, <a href="https://www.letemps.ch/culture/litterature-guillaume-vint"><em>Quand Guillaume vint, Portrait de Londres sous les Hohenzollern</em></a>, imagine l’invasion de l’Angleterre par les « Boches », au terme d’une campagne éclair. Contraint de vider les lieux, le roi prend la route de l’exil : ce sera l’Inde et Delhi. Le Kaiser allemand, lui, s’empare du trône avec gourmandise, tandis que les sujets de son ex-Majesté collaborent, peu ou prou, dans un royaume sous occupation teutonne. Au reste, les mauvaises langues, et il n’en manquera pas, ne se priveront pas de fustiger les origines germaniques de la dynastie des Windsor, anciennement Maison de Saxe-Coburg et Gotha. </p>
<p>En amont cette fois de la deuxième guerre mondiale, un procès sera d’ailleurs instruit contre certains aristocrates, proches de la cour royale, accusés d’intelligence avec l’ennemi nazi, ce qu’un roman comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=2hiwl76qZwM"><em>Les Vestiges du jour</em></a> (1989), de Kazuo Ishiguro, rappelle encore, fût-ce discrètement.</p>
<h2>Inventer d’autres destins aux figures royales</h2>
<p>Devant l’image partout répandue d’une reine entièrement consacrée à son devoir, de longues décennies durant, les romanciers, c’est plus fort qu’eux, se prennent à douter. Et de se livrer à leur sport favori : la spéculation, l’invention d’une contre-réalité, tout à la fois fictive et plus « vraie » que ce que les faits donnent à voir. Une reine d’apparence lisse et institutionnellement mutique ne peut pas, en son for intérieur, être que cela. A charge pour les romanciers de traquer sa part d’ombre, de pointer la faille dans la cuirasse. Après tout, il se dit bien que, pour se consoler du chagrin consécutif à la mort de son époux, c’est la reine Victoria qui aurait rédigé <em>Alice au pays des merveilles</em>, en lieu et place de son auteur « officiel », Lewis Carroll ! Le bobard est avéré, mais sur le Net, légendes et complots ont la vie dure.</p>
<p>En 1992, cinq ans avant la mort de Lady Di, la romancière Sue Townsend bouleverse de fond en comble le casting monarchique. <em>La Reine et moi</em> se place dans l’hypothèse farfelue selon laquelle, aux élections législatives de la même année, le parti républicain remporte tous les suffrages. Dans la foulée, le nouveau Premier ministre fait voter l’abolition de la royauté, et contraint les « royaux » à troquer le palais de Buckingham contre l’équivalent d’une HLM dans un quartier populaire. Le prince Charles s’y découvre une passion pour le jardinage, mais le duc d’Edimbourg, lui, refuse de se raser et de quitter son lit. Quant à Diana, elle pleure sa Mercedes confisquée et se plaint du manque de place pour loger sa princière garde-robe. La reine mère dilapide son argent aux courses… Il n’y a, au final, que Mrs Windsor, ex-Elizabeth II, pour s’accommoder de son nouveau statut de roturière, opposant même un refus ferme quoique poli à ceux qui lui parlent de revenir au pouvoir. C’est drôle, mais si tout cela n’était qu’un rêve, mauvais ou bon, en fonction des opinions de chacun ?</p>
<p>En 2007, le très caustique Alan Bennett, ancien professeur d’histoire médiévale devenu acteur et dramaturge, fait paraître <em>The Uncommon Reader</em> (traduit en français par <em>La Reine des lectrices</em>). Sous un titre démarqué du <em>Common Reader</em>, recueil d’essais rédigés par Virginia Woolf, Bennett imagine une reine découvrant, par le plus grand des hasards la littérature et les livres. Et s’entichant de la lecture, au point de se détourner des affaires de l’État, auxquelles elle cesse de trouver le moindre intérêt. Elle finira même par abdiquer, à la dernière page du livre. Plaisamment métafictive, la parabole de Bennett est un vibrant plaidoyer pour la lecture.</p>
<p>Politiquement, le récit dit quelque chose de la démocratie littéraire : les livres vous regardent, confie la reine à son journal de bord, et <a href="https://theconversation.com/comment-sexplique-le-boom-des-book-clubs-150699">ils n’ont que faire de votre identité</a>, de votre statut social. Reine ou paysanne, c’est tout comme, de leur point de vue. En retour, ils changent votre horizon d’attente, ouvrent des portes qu’on pensait à jamais closes. Il faut donc imaginer la reine heureuse… de ne plus l’être ! Dans la même veine, mais avec moins d’appétence pour l’ironie, William Kuhn signe en 2012 <em>Mrs Queen Takes the Train</em> (non traduit) : Elizabeth s’ennuie tellement dans l’exercice de ses fonctions qu’elle choisit la fuite, direction les champs de courses, la passion de sa vie, et le port d’attache du <em>Queen Mary</em>, l’ancien paquebot de la famille royale. En lui faisant prendre le train, en lui offrant, dans le contexte cette fois des Jeux Olympiques de Londres, l’occasion de sauter en parachute (pour de faux) au bras de James Bond, la littérature en liberté émancipe la royauté. A elle de ne pas rater le coche…</p>
<h2>L’esprit de royauté</h2>
<p>On finira comme on avait commencé – dans les rues de la capitale londonienne. Une explosion retentit. Il pourrait s’agir d’une détonation occasionnée par l’éclatement d’un pneu, ou d’un gaz d’échappement. Voire, honni soit qui mal y pense, d’un vent (!) échappé d’une auguste paire de fesses. Une limousine vient de s’arrêter le long d’un trottoir de Bond Street, suscitant un grand émoi. A son bord, à peine entrevu, un grand de ce monde.S’agit-il de la reine (Mary reine consort), du Premier Ministre (Stanley Baldwin) surpris en train de faire leurs courses ? L’incertitude est totale et les spéculations vont bon train. Dans le sillage de la grandeur masquée qui passe à portée de main du commun des mortels, s’exhale « un souffle de vénération ». Et la séquence de s’achever comme se clôt la rencontre avec le Chat du Cheshire, dans <em>Alice au pays des Merveilles</em>. Par un lent effacement du visage (et du sourire) de la Reine. Laquelle ne disparaît que pour mieux se graver dans les mémoires, individuelles et collectives.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quels-sont-les-noms-qui-rayonnent-dans-la-litterature-lesbienne-175402">Quels sont les noms qui rayonnent dans la littérature lesbienne ?</a>
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<p>Rien de tel qu’un roman (moderniste) pour retenir dans ses filets une matière aussi radioactive. Ce roman, c’est <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-culture-change-le-monde/mrs-dalloway-de-virginia-woolf-roman-qui-change-le-monde-8297970"><em>Mrs Dalloway</em></a> (1925), de Virginia Woolf. Ce quelque chose d’imperceptible dans l’air, c’est l’esprit de royauté, comme on parle d’esprit-de-vin. Mais le roman ne saurait être courtisan. Tout en recueillant la précieuse part des anges, à savoir cette composante de l’« aura » royale qui peut s’apparenter à une mystique, Woolf s’emploie à saper l’ordre patriarcal. En effet, par ses valeurs de fluidité flottant au sein d’un « courant de conscience », la matière royale en mouvement s’affranchit de tout ce qui pèse et en impose, à commencer par la gravité qui fait de nous des « sujets » par trop assujettis.</p>
<p>Régnant sans gouverner, les rois et reines <em>made in England</em> ont ceci de grand qu’ils trônent, oui, mais in abstentia.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190472/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De Shakespeare à Virginia Woolf, les rois et les reines n’ont cessé d’inspirer la littérature anglaise, dans une veine souvent irrévérencieuse.Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1903692022-09-09T15:59:30Z2022-09-09T15:59:30ZLa mort d’Elizabeth II ou la fin d’une « nouvelle ère »<p>Lorsque la reine Elizabeth II accède au trône en 1952, l’impact de la Seconde Guerre mondiale, qui s’est achevée seulement sept ans plus tôt, se fait encore fortement sentir au Royaume-Uni. Les travaux de reconstruction sont toujours en cours et le rationnement de produits essentiels tels que le sucre, les œufs, le fromage et la viande se poursuivra pendant encore un an environ.</p>
<p>Mais à l’austérité contrainte des années 1940 succède une décennie 1950 plus prospère. Il n’est donc peut-être pas étonnant que le couronnement de 1952 ait été salué comme l’annonce d’une <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/the-new-elizabethan-age-9781784531799/">nouvelle ère élisabéthaine</a>. La société était en train de changer, et avait désormais à sa tête une jeune et belle reine.</p>
<p>Soixante-dix ans plus tard, le pays n’est plus du tout le même. De tous les règnes de l’histoire britannique, c’est probablement celui d’Elizabeth II qui a vu le Royaume-Uni connaître l’expansion technologique la plus rapide et les changements sociopolitiques les plus spectaculaires. Examiner la vie d’Elizabeth II, c’est s’interroger non seulement sur l’évolution que la monarchie a connue durant cette période, mais aussi sur la profonde transformation du royaume lui-même au cours des XX<sup>e</sup> et XXI<sup>e</sup> siècles.</p>
<h2>« Global Britain »</h2>
<p>Si le règne d’Elizabeth Ière (1559-1603) a été une période d’expansion coloniale, de conquête et de domination, le « nouvel âge élisabéthain » a été, au contraire, celui de la décolonisation et de la perte de l’empire.</p>
<p>Lorsque Elizabeth II monte sur le trône en 1952, les derniers vestiges de l’Empire britannique sont encore intacts. L’Inde a obtenu l’indépendance en 1947, et d’autres pays vont rapidement suivi dans les années 1950 et 1960. Bien qu’il existe depuis 1926, le Commonwealth fonctionne selon les principes de la <a href="https://thecommonwealth.org/london-declaration">Déclaration de Londres de 1949</a>, qui rend les États membres « libres et égaux ». Son existence même confère à la royauté un vernis de pouvoir colonial étant donné que tous ses pays membres <a href="https://www.hurstpublishers.com/book/empires-new-clothes/">partagent une histoire commune liée à l’Empire britannique</a>, et la perpétuation du Commonwealth continue d’investir le monarque britannique d’un pouvoir symbolique.</p>
<p>Le Commonwealth occupe une place importante dans la cérémonie de couronnement de 1953 : de nombreux programmes télévisés montrent les célébrations organisées à cette occasion dans les pays du Commonwealth, et la <a href="https://www.harpersbazaar.com/uk/fashion/a32694961/norman-hartnell-queens-coronation-gown/">robe</a> portée ce jour-là par la reine est décorée des emblèmes floraux des pays membres. Tout au long de son règne, Elizabeth II <a href="https://www.royal.uk/commonwealth-and-overseas">portera toujours une attention particulière</a> au Commonwealth.</p>
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<p>L’histoire coloniale du Commonwealth <a href="https://www.penguin.co.uk/books/316/316672/the-new-age-of-empire/9780241437445.html">n’aura pas été sans influence sur les débats ayant précédé le vote sur le Brexit</a> et a souvent été invoquée dans les projets nationalistes portés par le camp du « Leave » – des projets dont l’historien <a href="http://cup.columbia.edu/book/postcolonial-melancholia/9780231134552">Paul Gilroy</a> estime qu’ils sont marqués par une forme de « mélancolie postcoloniale ». Elizabeth II était l’incarnation vivante du stoïcisme britannique, de « l’esprit du Blitz » et de la puissance impériale du Royaume-Uni – autant de concepts sur lesquels la <a href="https://discoversociety.org/2016/06/01/ukip-brexit-and-postcolonial-melancholy/">rhétorique du Brexit</a> reposait largement. Quel effet sa disparition aura-t-elle sur la nostalgie qui imprègne la politique de la droite britannique contemporaine ?</p>
<h2>Les médias et la monarchie</h2>
<p>Lors du couronnement d’Elizabeth II, Winston Churchill, alors premier ministre, <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/13619462.2019.1597710">se serait opposé</a> à l’idée de retransmettre la cérémonie en direct à la télévision, estimant que les « dispositions mécaniques modernes » nuiraient à la magie du couronnement et que « les aspects religieux et spirituels ne devraient pas être présentés comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre ».</p>
<p>La télévision était à l’époque une <a href="https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2013/sep/07/history-television-seduced-the-world">nouvelle technologie</a>, et l’on craignait que la télédiffusion de la cérémonie n’entre trop dans l’intimité de la famille royale. Malgré ces craintes, la retransmission du couronnement a été un grand succès. Le projet de recherche <a href="https://www.peoplescollection.wales/users/8777">« Media and Memory in Wales »</a> a révélé que le couronnement a joué un rôle formateur dans les premiers souvenirs que les gens ont de la télévision. Même les Britanniques qui n’étaient pas des monarchistes fervents pouvaient faire un récit détaillé de cette journée.</p>
<p>L’image royale a toujours été médiatisée, du profil du monarque sur les pièces de monnaie aux portraits officiels. Sous Élisabeth II, cette médiatisation a connu un développement radical, de l’émergence de la télévision aux réseaux sociaux et au journalisme citoyen (des processus liés à la démocratisation du pays et à la participation croissante des habitants à la vie publique), en passant par les tabloïds et les paparazzi. Jamais la monarchie n’aura été autant placée sous les projecteurs.</p>
<p>Dans mon <a href="https://manchesteruniversitypress.co.uk/9781526158758/">livre</a> <em>Running The Family Firm : How the monarchy manages its image and our money</em>, je soutiens que la monarchie britannique s’appuie sur un équilibre délicat entre visibilité et invisibilité pour reproduire son pouvoir. La famille royale peut être visible sous des formes spectaculaires (cérémonies d’État) ou familiales (mariages royaux, bébés royaux). Mais les rouages internes de l’institution doivent rester secrets.</p>
<p>Tout au long du règne de la reine, la monarchie a cherché à préserver cet équilibre. Un bon exemple en est donné par le fameux documentaire de 1969 de la BBC-ITV, <a href="https://www.bbc.co.uk/news/entertainment-arts-55853625">Royal Family</a>, qui utilisait les nouvelles techniques du <a href="https://www.britannica.com/art/cinema-verite">« cinéma-vérité »</a> pour suivre la monarchie pendant un an – ce que nous appellerions aujourd’hui de la « télé-réalité ». Ce documentaire de 90 minutes nous donne un aperçu intime de scènes domestiques, telles que des barbecues en famille ou un passage de la reine dans une confiserie avec le jeune prince Edward. « Royal Family » fut un grand succès d’audience, mais pour un certain nombre d’observateurs, le style voyeuriste risquait de nuire à la mystique propre à la monarchie. D’ailleurs, le palais de Buckingham a édité le documentaire, le rendant <a href="https://www.slate.fr/story/226997/royal-family-documentaire-windsor-famille-royale-britannique-royaume-uni-diffusion-interdiction-youtube">inaccessible au grand public pendant des années</a>, et 43 heures de séquences filmées sont restées inutilisées.</p>
<p>Les <a href="https://theconversation.com/meghan-and-harrys-oprah-interview-why-royal-confessionals-threaten-the-monarchy-156601">« confessions royales »</a>, inspirées de la « celebrity culture » et fondées sur la divulgation de détails intimes, ont hanté la monarchie au cours des dernières décennies. La plus marquante de ces confessions fut sans doute l’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=wRH_YJTMHoM">interview de Diana dans le cadre de l’émission Panorama</a> en 1995, au cours de laquelle elle a parlé ouvertement d’adultère au sein de son couple avec Charles, des intrigues de palais dont elle faisait l’objet et de la détérioration de sa santé mentale et physique.</p>
<p>Plus récemment, dans une <a href="https://www.itv.com/hub/oprah-with-meghan-and-harry/10a1332a0001">interview accordée à Oprah Winfrey</a>, le prince Harry et son épouse Meghan Markle ont également tenu des propos très durs à l’égard de la famille royale, qu’ils ont notamment accusée de racisme. Ces interviews ont exposé les rouages de l’institution et rompu l’équilibre visibilité/invisibilité.</p>
<p>Comme le reste du monde, la monarchie a désormais des comptes sur la plupart des grandes plates-formes de réseaux sociaux britanniques. Le compte Instagram du duc et de la duchesse de Cambridge, géré au nom du prince William, de Kate Middleton et de leurs enfants, est peut-être l’exemple le plus évident du « familialisme » royal contemporain. Les photographies semblent naturelles, impromptues et informelles, et sont présentées comme l’« album de photos de famille » des Cambridge, offrant des aperçus « intimes » de leur vie quotidienne. Pourtant, comme pour toute représentation royale, ces photographies sont mises en scène avec précision.</p>
<p>Les réseaux sociaux ont donné à la monarchie accès à une génération plus jeune, plus encline à faire défiler les photos de la famille royale sur les applications téléphoniques qu’à lire les journaux. Comment cette génération va-t-elle réagir à la mort de la monarque ?</p>
<h2>Les royaux, personnalités politiques</h2>
<p>La reine a accédé au trône pendant une période de transformation politique radicale. Le parti travailliste de Clement Atlee avait remporté de façon écrasante les législatives en 1945, ce qui semblait indiquer que les électeurs souhaitaient un changement profond. En 1948, la création du National Health Service (NHS), élément central de l’<a href="https://www.theguardian.com/politics/2001/mar/14/past.education">État-providence d’après-guerre</a>, promettait aux Britanniques un soutien de l’État durant toute leur vie.</p>
<p>Le parti conservateur de Winston Churchill reprend la majorité au Parlement en 1952. Churchill s’adresse à un électorat plus traditionnel, impérialiste et farouchement monarchiste. Le contraste entre ces idéologies se manifeste dans les réactions au couronnement de la reine en juin 1953. Illustration parmi d’autres : une caricature du dessinateur David Low, intitulée <a href="https://www.theguardian.com/uk/2012/jun/01/queen-coronation-cartoon-outrage">« The Morning After »</a>, représentant les restes d’une fête somptueuse (banderoles, bouteilles de champagne…) et accompagnée de l’inscription « £100,000,000 dépensés », a été publiée dans le <em>Manchester Guardian</em> le 3 juin 1953. Le journal a rapidement reçu 600 lettres dénonçant le « mauvais goût » du dessin.</p>
<p>Dans les années 1980, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher a entamé un démantèlement systématique de l’État-providence d’après-guerre, promouvant le libre-échange néolibéral, les réductions d’impôts et l’individualisme.</p>
<p>À l’époque des années « Cool Britannia » de Tony Blair, au début du nouveau millénaire, la reine était une femme âgée. La princesse Diana était la « princesse du peuple », dont l’« authenticité » mettait en évidence la « déconnexion » de la monarchie d’avec la société.</p>
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<p>En 2000, trois ans après la mort de Diana, le soutien à la monarchie était à son <a href="https://www.theguardian.com/uk/2000/jun/12/monarchy.alantravis">point le plus bas</a>. Le grand public estimait que la reine avait réagi de manière inappropriée, qu’elle n’avait pas trouvé le moyen de répondre à la douleur de ses sujets et qu’elle n’avait pas su « représenter son peuple ». On se souvient de cette <a href="https://www.independent.co.uk/news/the-queen-bows-to-her-subjects-1237450.html">manchette de <em>The Express</em></a> : « Montrez-nous que vous vous souciez de nous : les personnes en deuil demandent à la reine de mener notre deuil ».</p>
<p>Elle a fini par rompre le silence en prononçant un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=4Xc8ta-AtEM">discours télévisé</a> dans lequel elle a souligné son rôle de grand-mère, occupée à « aider » William et Harry à faire leur deuil. Ce rôle de grand-mère, elle allait continuer de le jouer par la suite : sur les <a href="https://www.royal.uk/official-photographs-released-queens-90th-birthday">photographies publiées à l’occasion de son 90ᵉ anniversaire</a> en 2016, prises par Annie Leibowitz, elle est assise dans un cadre domestique, entourée de ses plus jeunes petits-enfants et arrière-petits-enfants.</p>
<h2>Et maintenant ?</h2>
<p>C’est l’image de la reine dont beaucoup se souviennent : une femme âgée, habillée de façon impeccable, serrant dans ses mains son sac à main emblématique et familier. Bien qu’elle ait été chef d’État au cours de nombreux changements politiques, sociaux et culturels sismiques des XX<sup>e</sup> et XXI<sup>e</sup> siècles, le fait qu’elle ait <a href="https://www.nytimes.com/2019/01/25/world/europe/queen-elizabeth-brexit-britain.html">rarement</a> exprimé publiquement ses opinions politiques signifie qu’elle a réussi à entretenir toute sa vie durant la neutralité politique constitutionnellement imposée au monarque.</p>
<p>Elle a également veillé à rester une icône. Elle n’a jamais vraiment eu de « personnalité », <a href="https://theconversation.com/prince-charles-the-conventions-that-will-stop-him-from-meddling-as-king-106722">à la différence d’autres membres de la famille royale</a>, qui ont entamé une relation amour-haine avec le public parce que nous en savons de plus en plus sur eux.</p>
<p>La reine est restée une image : elle est en effet la personne la plus représentée de l’histoire britannique. Pendant sept décennies, les Britanniques n’ont pas pu faire un achat en espèces sans rencontrer son visage. Une telle banalité quotidienne démontre l’imbrication de la monarchie – et de la reine – dans le quotidien des habitants du Royaume-Uni.</p>
<p>La mort de la reine ne peut qu’inciter le pays à réfléchir sur son passé, son présent et son avenir. L’avenir nous dira ce que sera le règne de Charles III, mais une chose est sûre : le « nouvel âge élisabéthain » est révolu depuis longtemps. Le royaume se remet actuellement des récentes ruptures du statu quo auquel il était habitué – du Brexit à la pandémie de Covid-19, en passant par les appels continus à l’indépendance de l’Écosse.</p>
<p>Charles III hérite d’un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était quand sa mère est montée sur le trône. Quel sera le poids de l’institution royale, avec Charles III comme nouveau souverain, dans le futur du Royaume-Uni ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190369/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laura Clancy a reçu des financements de l'ESRC et de l'AHRC.</span></em></p>Elizabeth II aura accompagné et, à certains égards, incarné, l’immense transformation sociale, politique et technologique que son pays a connue au cours des 70 dernières années.Laura Clancy, Lecturer in Media, Lancaster UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1693872021-11-02T18:03:35Z2021-11-02T18:03:35ZMusée des Beaux-Arts de Bordeaux : une saison britannique au temps du Brexit<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/429749/original/file-20211102-15-lg639v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1196%2C761&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Francis Danby Sunset at Sea after a Storm, 1824.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://artuk.org/discover/artworks/sunset-at-sea-after-a-storm-188419">Bristol Museums. </a></span></figcaption></figure><p>Une exposition artistique n’émerge pas ex nihilo et par hasard. Une des manières d’aborder une exposition est de s’interroger sur les raisons et enjeux qui président à sa conception à ce moment-là, à cet endroit-là. Ensuite, on peut se demander, s’il y a lieu, comment cette exposition infléchit l’historiographie de l’art exposé, voire comment elle participe à sa réécriture, parfois au prisme de l’actualité. Enfin – et cette approche est liée aux deux derniers points –, on peut chercher à voir, de manière plus ou moins conjecturale, comment l’exposition réagit à l’actualité, et en filigrane, la posture qu’elle propose.</p>
<p>Ces interrogations sont particulièrement pertinentes et fécondes lorsqu’on se penche sur les deux expositions bordelaises sur l’art britannique, et notamment <a href="https://www.musba-bordeaux.fr/fr/article/exposition-absolutely-bizarre-les-droles-d-histoires-de-l-ecole-de-bristol-1800-1840">« Absolutely bizarre ! Les drôles d’histoires de l’École de Bristol (1800-1840) »</a>. Cette exposition au titre franco-anglais fait converger plusieurs intérêts, ceux des musées en collaboration et celui du public tel qu’il est perçu et compris, compte tenu de l’actualité.</p>
<p>L’idée initiale a germé chez Guillaume Faroult – conservateur en chef au Louvre, en charge des peintures françaises du XVIII<sup>e</sup> siècle, des peintures britanniques et américaines – qui a découvert l’École de Bristol au hasard de pérégrinations en Angleterre. Bristol étant jumelée avec Bordeaux, il a judicieusement proposé au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux d’en accueillir l’exposition – lequel en a d’emblée flairé le potentiel et saisi l’opportunité.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/427340/original/file-20211019-13-yqw0tn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une vue de l’exposition Absolutely bizarre.</span>
<span class="attribution"><span class="source">F. Deval</span></span>
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<h2>Une aubaine pour Bordeaux comme pour Bristol</h2>
<p>Pour Bordeaux, la richesse foisonnante de cet ensemble d’œuvres pouvait rehausser le fonds britannique du musée des Beaux-Arts, le plus important des villes françaises de région. Celui-ci était également augmenté par des prêts du Louvre dans l’exposition <a href="https://www.musba-bordeaux.fr/fr/article/exposition-british-stories">British Stories : Conservations entre le Musée des Beaux-arts de Bordeaux et du Louvre</a>. Occasion inespérée de mettre en avant, dans le cadre de l’année britannique, leur capital anglophile.</p>
<p>De son côté, le <a href="https://www.bristolmuseums.org.uk/bristol-museum-and-art-gallery/">musée de Bristol</a> rêvait de pouvoir braquer les projecteurs sur ce qu’il appelle avec fierté l’École de Bristol, non une école dogmatique, mais un groupe informel d’artistes qui, de 1800 à 1840, se côtoyaient, parfois travaillaient et exposaient ensemble. Le souhait du musée de Bristol était de promouvoir ce foyer de talents méconnus – car n’est-ce pas là l’un des rôles des conservateurs que de mettre sur le devant de la scène le patrimoine dont on a la charge ?</p>
<p>Or nul n’est prophète en son pays, et toute exposition de l’École de Bristol à Bristol même peut facilement être soupçonnée de verser dans l’autopromotion grossière ; elle est vouée de surcroît à être éclipsée par les nombreux chefs-d’œuvre britanniques à Londres. Il fallait donc opérer un léger déplacement pour sortir de l’ombre ces peintures et attirer l’attention. Bordeaux semblait un lieu d’exposition idéal. C’était d’abord l’occasion de renforcer les liens anciens et le jumelage, d’autant que certains tableaux comportent des caractéristiques communes aux deux villes : l’estuaire du sud-ouest, le port colonial, le commerce triangulaire et sa dénonciation.</p>
<p>Puis <a href="https://exhibitions.bristolmuseums.org.uk/artwork-from-the-bristol-school/">l’École de Bristol acquiert dans la capitale girondine une visibilité autrement plus forte qu’à Bristol</a> : elle y prend un tout autre relief, un tour exotique et en même temps proche des Bordelais, heureux de voir là le jumelage de 70 ans en acte.</p>
<p>Autre avantage : les nombreux visiteurs britanniques, curieux de voir quel regard y est porté sur leurs contrées, peuvent en sortir édifiés, éveillés à des connaissances nouvelles, à même de remanier leurs idées préconçues sur l’art de leur propre pays. Dans la scénographie des salles d’exposition, des peintures topographiques campent le lieu et en montrent les similitudes géographiques d’avec Bordeaux, avant de zoomer sur les « sketching parties », puis de truculentes scènes de genre.</p>
<p>Enfin, l’exposition culmine au second étage avec les apothéoses de la tradition esthétique du sublime, en un bouquet final qui glorifie le groupe bristolien et le relie au mouvement européen.</p>
<p>Grâce à ce décentrement géographique, Londres n’est plus le cercle unique autour duquel s’échafaude l’histoire de l’art britannique. On apprend, par exemple, dans la dernière salle, que certains artistes bristoliens exercèrent une influence sur la création artistique de la capitale britannique. Ainsi la représentation des émeutes embrasant Bristol en 1831 par William James Müller put déteindre, trois ans plus tard, sur les aquarelles de l’incendie du Parlement britannique de son célèbre contemporain, JMW Turner.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=256&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=256&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=256&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=322&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=322&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429757/original/file-20211102-28770-iud2au.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=322&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">« The Bristol Riots: The Burning of the New Gaol with St. Paul’s Church », Bedminster, 1831, W.J. Müller.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://artuk.org/discover/artworks/bristol-riots-the-burning-of-the-new-gaol-from-near-prince-street-188862">Art UK</a></span>
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<p>La conservatrice du musée de Bristol, Jenny Gashke, ne se prive pas d’insister sur les liens tissés entre les artistes bristoliens (Danby…) et leurs contemporains sur le continent, sans avoir à passer par le détour de Londres, comme en une mise en abyme du contexte de l’exposition.</p>
<p>Enfin, pour le Louvre, ces expositions – comme à Quimper ou Valence en 2014-2015 – permettent de rendre plus visibles leurs tableaux britanniques autrement noyés dans l’abondance du musée parisien. Mieux vaut être parfois, comme disent les Anglais, « a big fish in a small pond », plutôt que « a small fish in a big pond ». Manière aussi de célébrer les liens avec les Britanniques dans un lieu moins central, moins politiquement chargé que Paris en cette période sensible.</p>
<h2><em>Far away from… Brexitland</em></h2>
<p>Dans le contexte actuel, écarter Londres et Paris, donc, pour mieux rapprocher « les territoires » – loin des saillies francophobes des Brexiters de la perfide Albion. Car là aussi est l’enjeu, notamment pour cette conservatrice anglaise d’adoption mais allemande d’origine qu’est Jenny Gaschke : montrer que le monde de la culture et des échanges artistiques peut tout à fait s’abstraire des absurdités et contrariétés du Brexit, de l’animosité et des rancœurs politiques, et offrir une plus grande hauteur de vue. <a href="https://www.britishartstudies.ac.uk/issues/issue-index/issue-20/british-art-after-brexit">Elle ne s’en cache pas : son projet n’était pas dénué de réaction au monde politique</a>. Dans une veine parallèle, le choix des œuvres met également en lumière le rôle des minorités négligées par l’histoire de l’art canonique, dans une volonté de réhabiliter les femmes et les esclaves, de la même manière qu’elle cherche à « décoloniser » et réintégrer les artistes de Bristol dans la narration <em>mainstream</em> de l’art britannique.</p>
<p>Que les expositions soient inscrites dans un contexte géopolitique bien particulier fut rendu manifeste par la visite de l’ambassadrice du Royaume-Uni fraîchement nommée, <a href="https://www.gov.uk/government/people/menna-rawlings">Menna Rawlings</a>, accompagnée par la présidente-directrice du Louvre, <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/05/26/la-presidente-du-musee-d-orsay-laurence-des-cars-choisie-pour-diriger-le-louvre_6081487_3246.html">Laurence des Cars</a>, tout aussi fraîchement nommée à son poste. C’était, de leurs déplacements, parmi les premiers, voire le premier – une visite donc très délibérée, à forte valeur symbolique.</p>
<p>La directrice du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Sophie Barthélémy, ainsi que la directrice adjointe, Sandra Buratti-Hasan, étaient loin d’être dupes de cette opération de communication. Que l’ambassadrice se saisisse de cette occasion pour souligner les bonnes relations entre les deux pays apparaisse comme une instrumentalisation – c’était une instrumentalisation qu’elles appelaient de leurs vœux : comment faire œuvre de civilisation et d’union là où les politiques s’écharpent ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=445&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/427174/original/file-20211019-25-znhwfd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=559&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">James Baker Pyne, « View of the Avon from Durdham Down », 1829.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bristol Museum Art</span></span>
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<p>L’ambassadrice ne se doutait pas encore que deux jours plus tard allait éclater l’affaire Aukus. Par une coïncidence de dates, cette crise se déclencha alors que se déroulait, dans le cadre des expositions, un colloque réunissant des <a href="https://www.musba-bordeaux.fr/fr/article/colloque-international-sur-lart-du-portrait">enseignants-chercheurs anglicistes de France et francisants d’Angleterre</a>, visant au rapprochement culturel.</p>
<p>Ce que montre une exposition, bien au-delà de ses œuvres, c’est aussi une certaine conception de la culture dans la cité. Les musées participent aux échanges et circulations d’imaginaires, mais aussi à la notion même d’échange et de circulation géopolitique. Dans toute sa finesse humaniste, cette double exposition est un vecteur de <em>soft power</em>, un stratégique et subtil geste politico-culturel, dont l’étrangeté n’a rien de bizarre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/169387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Muriel Adrien a co-organisé le colloque "L'art du portrait britannique (1750-1900)" mentionné en fin d'article.</span></em></p>Une des manières d’aborder une exposition est de s’interroger sur les raisons et enjeux qui président à sa conception à ce moment-là, à cet endroit-là.Muriel Adrien, Maître de conférences (arts visuels du monde anglophone), Université Toulouse – Jean JaurèsLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1710282021-11-02T18:03:18Z2021-11-02T18:03:18Z« Guerre de la pêche » entre Londres et Paris : les leçons de l’Histoire<p>Le différend qui oppose le Royaume-Uni à la France au sujet des territoires de pêche s’est dernièrement intensifié. Le jeudi 28 octobre, les autorités françaises ont <a href="https://www.lefigaro.fr/international/brexit-paris-pret-au-combat-pour-ses-pecheurs-face-a-londres-20211028">saisi un chalutier britannique</a>. Londres a immédiatement réagi en convoquant l’ambassadrice de France.</p>
<p>Cet épisode survient dans un contexte marqué par des tensions croissantes autour des <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/la-grande-bretagne-et-l-ue/licences-de-peche-post-brexit-on-vous-explique-la-nouvelle-passe-d-armes-entre-la-france-et-le-royaume-uni_4829241.html">licences de pêche</a>, que les bateaux français doivent désormais, du fait du Brexit, obtenir pour avoir le droit de continuer de travailler dans les eaux britanniques. Face aux nombreux rejets de demandes de licences dont se plaignent les pêcheurs normands (notamment à Jersey), le gouvernement français a menacé de soumettre les entreprises de pêche britanniques à une bureaucratie harassante, voire d’interdire aux chalutiers anglais l’accès aux ports de l’Hexagone, et même de couper l’alimentation électrique des îles anglo-normandes.</p>
<p>De son côté, le gouvernement britannique a menacé de prendre des mesures de rétorsion et a mis des navires de la Royal Navy en état d’alerte, au cas où les pêcheurs français tenteraient de bloquer ces îles. Les discussions visant à résoudre le problème n’ont jusqu’ici <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/01/licences-de-peche-post-brexit-londres-demande-a-paris-de-retirer-ses-menaces_6100568_3210.html">pas permis d’aboutir à une solution définitive</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1454095992123498507"}"></div></p>
<p>Ces événements font suite à des affrontements antérieurs lors des négociations sur le Brexit, mais ils s’inscrivent aussi dans une histoire plus longue. La comparaison la plus évidente pourrait être les <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caa7600258901/guerre-de-la-morue-a-l-abordage">« guerres de la morue » des années 1950 et 1970</a>, durant lesquelles le Royaume-Uni tenait le rôle inverse. À l’époque, l’Islande avait mis fin à un accord antérieur et exclu les pêcheurs britanniques des eaux territoriales islandaises.</p>
<p>En réalité, les conflits relatifs à la pêche remontent à bien plus loin encore. Un rappel de l’histoire de ces disputes autour des eaux territoriales et de l’accès aux ressources maritimes peut nous aider à comprendre pourquoi ces questions restent encore étroitement liées à l’identité nationale moderne – et pourquoi les deux gouvernements ont réagi de manière aussi spectaculaire.</p>
<p>Au début des années 1600, par exemple, la république des Sept Provinces Unies des Pays-Bas possédait la <a href="http://expositions.bnf.fr/marine/arret/06.htm">plus grande flotte de pêche d’Europe</a>. Un avocat écossais, William Welwod, <a href="http://name.umdl.umich.edu/A14929.0001.001">a écrit</a> que la surpêche effectuée par cette flotte en mer du Nord menaçait les stocks marins de la région – un argument qui a donné à Londres un prétexte pour défier la domination néerlandaise et récupérer une partie des précieuses ressources. Les intérêts des dirigeants britanniques étaient, en l’occurrence, plus économiques qu’écologiques. Ils ont donc essayé d’imposer de nouvelles licences et taxes aux <a href="https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/595156/les-britanniques-et-la-mer-du-xviie-siecle-au-brexit">navires de pêche néerlandais</a>. Mais les efforts de la Royal Navy – à l’époque sous-financée, mal équipée et inefficace – pour faire appliquer cette politique se sont révélés largement insuffisants. Plus agiles et rapides, les navires hollandais pouvaient littéralement se permettre de tourner autour de leurs poursuivants britanniques.</p>
<h2>La « mer fermée »</h2>
<p>Au XVII<sup>e</sup> siècle, les Britanniques et les Néerlandais se sont fait la guerre trois fois pour la suprématie commerciale et maritime. Les politiques de pêche s’inscrivaient donc dans le cadre d’un conflit plus large autour de la souveraineté maritime. C’est de ce débat qu’est né le droit international moderne.</p>
<p>Le conflit a commencé avec la publication en 1609 de <a href="http://diue.unimc.it/e-library/mer_fr.pdf"><em>Mare liberum</em></a> (De la liberté des mers) par l’avocat et diplomate néerlandais <a href="https://www.herodote.net/Le_plus_fort_n_a_pas_tous_les_droits-synthese-2168.php">Hugo Grotius</a>. Dans ce texte, il proclame que personne ne peut contrôler la mer ou empêcher les autres de pêcher et de commercer. Ce livre était à l’origine destiné à l’empire portugais, qui tentait d’empêcher les Néerlandais de commercer dans l’océan Indien. Mais ses idées ont également été suscité une levée de boucliers en Grande-Bretagne.</p>
<p>Encouragés par les <a href="https://www.highlandtitles.fr/2018/02/la-maison-stuart-les-monarques-decosse/">monarques Stuart</a>, William Welwod et d’autres auteurs, dont l’avocat et député <a href="http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/ouverture-presentation-de-john-selden-45">John Selden</a>, ont répondu à Grotius pour défendre les eaux territoriales de la Grande-Bretagne. L’influent ouvrage de John Selden, <a href="http://expositions.bnf.fr/lamer/grand/106.htm"><em>Mare Clausum (Traité sur la politique de la mer)</em></a>, remet en question les affirmations d’Hugo Grotius et s’appuie sur des exemples historiques pour démontrer que les États ont le droit de revendiquer des parties de la mer.</p>
<p>Remontant jusqu’aux Romains et aux Grecs, l’avocat britannique mentionne aussi des États qui lui sont contemporains, comme Venise, et a fouillé dans l’histoire de l’Angleterre médiévale pour trouver des précédents appropriés, mais souvent douteux, notamment du temps du roi saxon Alfred au IX<sup>e</sup> siècle. John Selden fait grand cas du programme de construction navale lancé par Alfred, mentionné dans diverses chroniques saxonnes, mais <a href="https://doi.org/10.1111/1095-9270.12421">celui-ci était très probablement exagéré</a>.</p>
<p>La culture populaire a elle aussi participé d’une réécriture de l’histoire pour justifier les revendications britanniques sur la mer. La célèbre chanson <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rB5Nbp_gmgQ">« Rule, Britannia ! »</a>, qui est scandée chaque année lors de la dernière soirée du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Proms">festival des Proms</a>, a été écrite au XVIII<sup>e</sup> siècle dans le cadre <a href="https://ota.bodleian.ox.ac.uk/repository/xmlui/bitstream/handle/20.500.12024/K030406.000/K030406.000.html">d’une mascarade de cour</a> qui dépeignait Alfred (encore une fois, de manière plutôt douteuse) comme un héros naval, censé mettre la Grande-Bretagne sur la voie de son destin maritime.</p>
<p>Ces idées étaient bien sûr facilement manipulables à des fins de <em>realpolitik</em>. Lorsque les Néerlandais ont à leur tour tenté d’interdire aux Britanniques de commercer dans l’océan Indien, les négociateurs anglais ont cité les écrits d’Hugo Grotius <a href="https://archive.org/details/sovereigntyofsea00fultiala">à leurs homologues néerlandais</a> (parmi lesquels, ironiquement, se trouvait Grotius lui-même).</p>
<h2>L’ouverture</h2>
<p>Au XVIII<sup>e</sup> siècle, ces différends ont abouti à un large accord sur les eaux territoriales en Europe (la <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271409-les-oceans-ont-ils-des-frontieres">« limite des trois milles »</a>, basée sur la portée d’un coup de canon), ainsi qu’à l’acceptation générale du principe de la liberté de la mer.</p>
<p>Tout au long des XVIII<sup>e</sup> et XIX<sup>e</sup> siècles, avec l’expansion de l’empire britannique et la recherche agressive de nouveaux marchés, le gouvernement anglais a adopté l’idée de la liberté des mers. Bien que les dirigeants du pays n’aient pas abandonné l’idée des eaux territoriales, ceux qui interrompaient le commerce britannique, généralement au nom de leur propre souveraineté maritime, étaient qualifiés de « pirates » et souvent <a href="https://doi.org/10.1017/S0165115311000301">détruits</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=446&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429716/original/file-20211102-13-dj9qqn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=561&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Carte de l’Empire britannique en 1886.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Forgemind Archimedia/Flickr</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Ces préoccupations ont <a href="https://popsciences.universite-lyon.fr/le_mag/lepineux-compromis-du-partage-des-oceans/">resurgi au cours du XXᵉ siècle</a>, à la fois en <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-1-page-56.htm">raison du développement d’armes d’une portée supérieure</a> à trois miles et de l’importance croissante de l’accès au pétrole et aux autres ressources naturelles sous-marines.</p>
<p>Certains pays ont revendiqué des eaux territoriales s’étendant jusqu’à 200 miles en mer. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 (influencée, en partie, par les guerres de la morue) <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/ei/1985-v16-n4-ei3023/701927ar.pdf">visait à résoudre certaines de ces questions</a> mais plusieurs nations, dont les États-Unis, ne l’ont jamais ratifiée officiellement.</p>
<p>Si le différend actuel sur la pêche reprend à certains égards des arguments exprimés par le passé, il existe aussi une différence importante. Aux XVII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècles, la pêche <a href="https://www.heritage.nf.ca/articles/en-francais/exploration/18e-siecle-peche.php">était économiquement vitale</a> pour la Grande-Bretagne. En 2019, le secteur ne représente plus que <a href="https://www.bbc.co.uk/news/46401558">0,02 % de l’économie nationale</a>. Il dépend également de la coopération avec l’Union européenne, puisque près de la moitié des prises annuelles du Royaume-Uni y sont exportées.</p>
<p>La position intransigeante des gouvernements britannique et français dans ce conflit peut donc sembler excessive. Elle reflète toutefois le statut symbolique permanent de la pêche et de la souveraineté maritime, un statut qui a fait l’objet de débats répétés depuis au moins le XVII<sup>e</sup> siècle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/171028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Richard Blakemore ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour mieux comprendre la passe d’armes actuelle entre le Royaume-Uni et la France sur les droits de pêche, un détour par l’Histoire s’impose.Richard Blakemore, Associate Professor in Social and Maritime History, University of ReadingLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1696642021-10-26T18:27:05Z2021-10-26T18:27:05ZConnaissez-vous le vrai James Bond ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/428543/original/file-20211026-27-1g8npbq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C14%2C1992%2C1318&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans le dernier JamesBond, le héros s'est retiré en Jamaïque. </span> <span class="attribution"><span class="source">Allociné</span></span></figcaption></figure><p>James Bond parcourt notre planète depuis bientôt 70 ans. Depuis la publication du premier roman de Ian Fleming <em>Casino Royale</em> (1953) jusqu’à <em>Mourir peut attendre</em> sorti aujourd’hui en version 3D, l’agent secret le plus reconnaissable du monde fait à chaque sortie l’objet de débats auprès des fans, de querelles d’interprétations et conflits de définitions chez les bondologues. Agent provocateur, il défraie la chronique depuis 1958, à commencer par le célèbre article de Paul Johnson dans le <em>New Statesman</em> : « Sex, snobbery and sadism », qui accuse Fleming de dépraver la jeunesse et de participer à la décadence de l’Empire.</p>
<p>Par la même occasion, il propulse James Bond sur une orbite populaire exponentielle, faisant de lui bien plus qu’une icône majeure de la culture populaire, mais un nouveau phénomène de la culture de masse. En 1965, au moment où <em>Thunderball</em> (<em>Opération Tonnerre</em>) attire les foules du monde entier, Oreste Del Buono et Umberto Eco publient <a href="http://www.librinlinea.it/titolo/il-caso-bond-eco-umberto-dedalus-del-bu/SBL0280327">« Il Caso Bond »</a> chez Bompiani, dans lequel ils étudient ce phénomène du point de vue sociologique, politique, sexologique, psychanalytique, technologique, et littéraire.</p>
<p>L’article de Eco fera date : l’auteur y accuse Ian Fleming de collage et de bricolage littéraire, associant romans victoriens et science-fiction. Le jeune docteur Eco remporte ainsi une bataille de critique contre Mister Fleming, signant même l’arrêt de mort du James Bond littéraire en Italie et en France, en traitant la structure binaire du récit de fascisante. Les romans de Fleming demeureront des best-sellers dans les pays anglophones et sont encore à ce jour des « classiques » de la littérature britannique, consacrés par des versions prestigieuses du type Pléiade.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/UkAr4Eo4DfM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Mais si le James Bond littéraire est définitivement sorti du radar de l’intelligentsia française, son avatar cinématographique s’est constitué en objet d’étude privilégié des Cultural Studies. Avec la sortie de <a href="https://www.worldcat.org/title/bond-and-beyond-the-political-career-of-a-popular-hero/oclc/831965713?referer=null&ht=edition"><em>Bond and beyond : The political career of a popular hero</em></a> de Bennett et Woollacott en 1987, James Bond est devenu un cas d’école pour étudier l’évolution des représentations identitaires, ethniques, de race, de classe, de genre, etc. Il est cependant un domaine de l’univers bondien qui est resté curieusement inexploré alors qu’il constitue le sujet même de la saga, à savoir le monde de l’espionnage lui-même. Point aveugle ou œil du cyclone ?</p>
<h2>Un auteur lié au monde de l’espionnage</h2>
<p>À l’instar du Président Kennedy, le premier directeur de la CIA, Allan Dulles (1953 à 1961) était également un grand fan de Fleming et il a écrit un article « The spy boss who loves James Bond » dans lequel il rend hommage à son ami Fleming et à ses romans qui constituent selon lui une source d’inspiration inestimable pour la CIA. JF Kennedy citait également <em>From Russia with Love</em> dans sa liste de livres de chevet et Fleming envoyait chaque nouveau roman dédicacé aux frères Kennedy.</p>
<p>Parallèlement, Fleming savait également que parmi ses lecteurs les plus perspicaces figuraient les agents du KGB, à qui il adressait des messages, comme dans <em>From Russia With Love</em> où chacun des membres du bureau y est décrit en détail d’après les renseignements d’un indique de Fleming. Fleming utilise ainsi ses romans pour tester ses sources et informations, semer la pagaille au sein du KGB, communiquer des messages et des inventions, des scénarios et une vision du monde, faire circuler des fake news, que les lecteurs et fans vont s’empresser de vérifier et « fact checker » en engageant une correspondance avec Fleming, pour signaler l’adresse erronée du KGB ou le choix inadapté du Berreta 418 pour 007. Le Major Boothroyd, auteur de l’un de ces courriers, est ainsi entré dans les romans et dans la légende sous le nom de Q. Ainsi, Ian Fleming n’est pas seulement le directeur des correspondants étrangers au <em>Sunday Times</em>, il est à la tête d’une agence internationale de renseignements ad hoc, qui communique par le truchement de ces romans.</p>
<p>Désigné par le terme d’« intelligence » par les Anglo-saxons, le domaine de l’espionnage et du renseignement méritent d’être exploré à travers James Bond, dès lors qu’Ian Fleming a lui-même utilisé ses romans et les films (EON Production se prononce Ian Production, comme son prénom) comme couverture pour ses activités dans le domaine du renseignement, de la communication et de l’« intelligence », dont l’exploration nous conduit à interroger les liens qui unissent Ian Fleming et James Bond, <a href="https://ornithology.com/bond-james-bond/">cet ornithologue</a> à qui Fleming a « chipé » le nom, sous prétexte qu’il le trouvait à la fois banal et viril.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/431099/original/file-20211109-23-edvbq7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">James Bond (à gauche) et Ian Fleming (à droite) à Goldeneye, en Jamaïque.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Mary Bond.</span></span>
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<p>La photo ci-dessus, prise à Goldeneye à la Jamaïque par Mary Bond, nous montre James Bond à gauche et Ian Fleming à droite, tout sourire, en 1964. Mary Bond, l’épouse de James Bond et romancière, laisse entendre dans la biographie de son mari, <em>To James Bond With Love</em>, qu’il y avait une sacrée connivence entre ces deux larrons, et que s’ils ne s’étaient officiellement jamais rencontrés en dehors de ce photo shoot, ils partageaient bien des choses, à commencer par leur éducation britannique, leur sens de l’humour et leur amour pour la Jamaïque et les oiseaux. Ou plus exactement les « birds », terme recouvrant simultanément les oiseaux, les femmes… et les missiles en anglais. L’occasion d’innombrables blagues chez les ornithologues, allusions et messages pour les lecteurs de Fleming ?</p>
<h2>Entre Bond et Fleming, une vraie complicité</h2>
<p>Né aux États-Unis en 1900, James Bond fréquente la prestigieuse école privée de Harrow durant la Première Guerre mondiale, recevant l’accent et la formation qui distingue l’élite britannique au moment où le nationalisme britannique est à son apogée. Trop jeune néanmoins pour s’engager sur le front, Bond se distingue néanmoins à Harrow comme l’un des « most illustrious old boys ». Bond poursuit ses études supérieures à Cambridge, à Trinity College, l’alma mater des célèbres espions dits de Cambridge où il fréquente le <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/University_Pitt_Club">cercle très fermé des membres du Pitt Club</a>, dont <a href="https://historyofspies.com/the-cambridge-spy-ring/">Guy Burgess et Anthony Blunt, deux des cinq de Cambrige</a> font partie. Si James Bond n’a jamais figuré sur aucune liste d’espions de Cambrige, suite à la défection de Burgess et Maclean à Moscou en 1952, il s’est retrouvé sur la liste rouge des <em>old boys</em> de Cambridge suspectés par la CIA.</p>
<p>C’est là précisément qu’Ian Fleming s’envole pour sa résidence de Jamaïque, Goldeneye – qui porte le nom d’un oiseau et le nom de code d’une opération dirigée par Ian Fleming durant la Seconde Guerre mondiale. En trois semaines, il rédige son premier roman <em>Casino Royale</em> dont le protagoniste est un agent secret nommé Bond, James Bond. « Pourquoi, James Bond ? » se redemande Fleming dans une interview. « James Bond m’est apparu dans ma bibliothèque, sur la couverture de <em>Birds of the West Indies</em>, qui est « ma bible » à la Jamaïque.</p>
<p>Dix ans et 12 romans et 9 nouvelles plus tard, James Bond est devenu l’agent secret le plus connu de la planète. Depuis, l’ornithologue James Bond n’a plus jamais été inquiété par la CIA, seulement harcelé en pleine nuit par des fans de 007. Qui oserait à présent soupçonner James Bond d’espionnage sans passer pour un fanatique qui ne saurait plus discerner entre fiction et réalité ? Le dernier à se livrer à cet exercice périlleux fut Jim Wright dans son ouvrage <em>The real James Bond : A true story of identity theft, avian intrigue, and Ian Fleming</em> publié <a href="https://www.the-tls.co.uk/articles/real-james-bond-jim-wright-book-review/">chez Schiffer en 2020</a>. Dans cette biographie extrêmement bien documentée et illustrée sur le véritable James Bond, Wright ose néanmoins poser la question de savoir si James Bond était un espion américain. Wright conclut que non. Mais la question n’est-elle pas plutôt de savoir si James Bond serait au service secret de Sa Majesté ?</p>
<p>En ouvrant <em>Birds of the West Indies</em> publié en Grande-Bretagne par Riverside Press Cambridge, l’unique ouvrage que James Bond ait écrit avec plus d’une centaine d’expéditions dans les Caraïbes à son actif mais sans aucun spécimen d’oiseau nouveau découvert, on est en droit de se demander à quoi il occupait son temps muni d’une paire de jumelles (007) et d’un permis de tuer… des oiseaux ?</p>
<p>Sachant que « bird » dans le jargon militaire anglais signifie missile, que James Bond connaissait chaque plage, crique et baie de cochons, ne serait-il pas envisageable de lire le <em>Field guide to the West Indies</em> plein de cartes et de descriptions topographiques comme un guide ou une source de renseignements militaires, selon les intentions. Ce guide, publié à Cambridge a été écrit à l’intention d’un lectorat britannique et américain avec cette dédicace : « To my many friends in the West Indies, in appreciation of their hospitality and assistance ». « Friends » étant un mot clé qui nous rappelle le célèbre l’article d’E.M. Foster publié en 1939, auquel les espions de Cambridge ont également souvent fait référence, et dans lequel on peut lire : « If I had to choose between betraying my country and betraying my friend, I hope I should have the guts to betray my country. » (Si je devais choisir entre trahir mon pays et trahir un ami, j’ose espérer que j’aurais le courage de trahir mon pays.)</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=537&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=537&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=537&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=674&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=674&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/428544/original/file-20211026-21-1whujt0.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=674&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">James Bond, l’ornithologue, à l’académie des sciences naturelles de Philadelphie, en 1974.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/James_Bond_(ornithologue)">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Dans cette perspective, la patrie de James Bond ne serait peut-être pas les États-Unis ni même le Royaume-Uni, mais une patrie d’amis ayant trouvé leur refuge à la Jamaïque. Ian Fleming y a vécu son rêve, entouré d’une bande d’amis nommés Noël Coward, Cecil Beaton, William Plomer, Truman Capote… tous gays, comme les espions de Cambridge, à une époque où l’homosexualité est encore un crime en Grande-Bretagne.</p>
<p>James Bond faisait-il partie de ce cercle restreint d’amis intimes ? Était-il l’un des leurs ? Les biographies de Mary Bond et la photo de Fleming et Bond, ainsi que la dédicace qu’Ian Fleming laisse à James Bond dans son livre <em>You Only Live Twice</em> : « To the real James Bond from the thief of his identity, Ian Fleming, Feb 5. 1964 (A great day !) » laissent entendre que oui. Dans le roman de Fleming <em>Dr. No</em> et le film avec Pierce Brosnan, <em>Die Another Day</em>, James Bond se présente en tant qu’ornithologue. Dans le dernier opus <em>No Time to Die</em>, Bond/Craig prend sa retraite à Goldeneye, l’ancien repère de Fleming. La boucle est bouclée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/169664/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Ornithologue spécialiste de l’avifaune des Caraïbes, le véritable James Bond est devenu un ami de Fleming, qui lui avait volé son nom… Mais Bond n’était-il vraiment qu’un spécialiste des oiseaux ?Luc Shankland, Professeur d'anglais, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 Nathalie Mazin-Chapignac, Professeure d'anglais, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1702382021-10-25T17:49:49Z2021-10-25T17:49:49ZLe sauvetage en mer au défi de la sécurisation des frontières : le cas de la Manche<p>Cinq ans après le démantèlement de la « Jungle », en <a href="https://www.cairn.info/la-jungle-de-calais--9782130800637-page-165.htm?contenu=resume">octobre 2016</a>, Calais se trouve, une fois encore, au centre de l’<a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/manche-sauvetage-de-213-migrants-qui-tentaient-de-rejoindre-l-angleterre-20211018">attention politique et médiatique</a>, en France et au Royaume-Uni. </p>
<p>À l’aune de l’essor des traversées sur des petites embarcations surchargées, le terme de <a href="https://www.bbc.com/news/topics/c008ql151wrt/calais-migrant-crisis">« crise »</a> a fait sa réapparition. Si ces embarcations ne sont pas pour autant devenues l’unique mode d’accès à l’Angleterre, comme l’a sombrement rappelé le <a href="https://www.liberation.fr/societe/vie-et-mort-de-yasser-abdallah-20-ans-fauche-a-calais-sur-la-route-de-lexil-20211012_TO7DZXHI7ZGBRD6O5DNEDDPUDY/">décès de Yasser</a>, jeune soudanais mort après avoir été percuté par un camion, la maritimisation des migrations dans cette zone de l’Europe suscite de <a href="https://www.nytimes.com/2021/09/25/world/europe/uk-migrants-london-england.html">vives réactions</a>. </p>
<p>La mort en mer d'au moins 27 migrants le mercredi 24 novembre, alors qu’ils tentaient de rejoindre le Royaume-Uni en traversant la Manche à bord d’un bateau gonflable, a de nouveau relancé le débat. </p>
<p>Jusqu’à présent, le sauvetage rapide des embarcations en difficulté demeure la norme en Manche. </p>
<p>Pourra-t-il le rester, dans un contexte européen de sécurisation des frontières ?</p>
<h2>Faire frontière</h2>
<p>« Rendre la Manche <a href="https://www.lavoixdunord.fr/849592/article/2020-08-09/immigration-le-royaume-uni-veut-rendre-impraticable-la-traversee-de-la-manche">impraticable</a> pour les traversées de petites embarcations » : telle est l’intention de Priti Patel, Ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni. Afin de <a href="https://www.politicshome.com/thehouse/article/priti-patel-home-secretary">préserver la vie humaine</a>, l’enjeu serait de réaffirmer l’existence des frontières, de dissuader les entrées irrégulières en les criminalisant.</p>
<p>Le projet de loi <a href="https://theconversation.com/uk-nationality-and-borders-bill-qanda-how-will-it-affect-migration-across-the-english-channel-164808">Nationality and Borders</a> de la ministre prévoit ainsi que les entrées irrégulières, par embarcation par exemple, soient passibles de <a href="https://www.theguardian.com/world/2021/oct/12/priti-patel-borders-bill-breaches-law-human-rights">quatre ans d’emprisonnement</a>.</p>
<p>Malgré tout, les traversées continuent à augmenter selon les dernières statistiques disponibles : durant le <a href="https://www.bbc.com/news/uk-england-kent-58713999">seul mois de septembre</a> 2021, ce sont 4 638 personnes qui ont réussi à traverser la Manche, sur quelque 160 embarcations surchargées. À la fin de ce même mois, le nombre de personnes arrivées par bateau sur les côtes anglaises depuis le début de l’année 2021 a déjà atteint le double du total de l’année précédente. </p>
<p>Au-delà de cette hausse rapide, les zones de départ des traversées semblent, en 2021, s’être davantage étalées le long du littoral, comme en témoignent les interventions de secours au nord de <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/normandie/seine-maritime/dieppe/dieppe-les-33-migrants-secourus-en-mer-sont-appeles-a-quitter-le-territoire-francais-1992856.html">Dieppe</a>, dans la baie de <a href="https://premium.courrier-picard.fr/id229022/article/2021-09-09/des-migrants-tentent-une-traversee-de-la-manche-saint-quentin-en-tourmont">Somme</a>, ou autour du <a href="https://www.premar-manche.gouv.fr/communiques-presse/operations-de-recherche-et-de-sauvetage-de-plusieurs-embarcations-dans-le-detroit-du-pas-de-calais-6160ab56be388">Touquet</a>, entre autres.</p>
<p>Pourquoi ce mode de franchissement s’est-il tant intensifié, depuis fin 2018 ? Pour les <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-choix-franceinfo/migrants-a-calais-les-autorites-confrontees-a-la-multiplication-des-small-boats-pour-traverser-la-manche_4753845.html">acteurs associatifs locaux</a>, comme pour le <a href="https://mobile.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-communiques-de-presse/2019-Communiques/Lancement-d-un-plan-zonal-et-departemental-d-action-pour-prevenir-et-lutter-contre-les-traversees-de-la-Manche-par-des-migrants">gouvernement français</a>, la sécurisation progressivement mise en place dans le Calaisis – largement financée par le Royaume-Uni, qui investit depuis plusieurs années dans ce contrôle aux frontières extra-territorialisé – est en partie responsable.</p>
<h2>Une « scène de théâtre politique idéale »</h2>
<p>À Calais, les accès aux ports, au site de l’Eurotunnel et à la rocade sont clôturés, hérissés de barbelés et vidéosurveillés. Et depuis 2019, un <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-7.htm">équipement</a> <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-7.htm">high-tech</a> est déployé pour surveiller cette partie du littoral : les patrouilles sont dotées de drones à caméras thermiques, de lunettes infrarouges, de remorques éclairantes… Ce renforcement des moyens de surveillance rend plus difficiles, d’une part, les passages clandestins par camions et ferries, et d’autre part, toute forme de départ de Calais.</p>
<p>Paradoxalement, ces mesures de sécurisation destinées à faire disparaître les traversées irrégulières ont participé à une visibilité accrue des passages de frontière : contrairement aux passages en ferries et camions, les arrivées en embarcations de <a href="http://www.exils.org/channel-crossings/publication-channel-crossings/">plus en plus surchargées</a> se déroulent à ciel ouvert.</p>
<p>Investi par des groupes et individus prônant, les uns le rejet des personnes arrivant, les autres des voies de passage sûres, le littoral britannique réincarne une <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-7.htm">« scène de théâtre politique idéale »</a>. Et face aux arrivées qui se multiplient, la promesse du Brexit de <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-11.htm">« reprendre le contrôle des frontières »</a> est mise à l’épreuve.</p>
<p>Ainsi, les récents exercices de refoulement (push-backs) pratiqués par les forces frontalières britanniques, <a href="https://twitter.com/ChannelRescue/status/1437378134261780481">documentés et diffusés</a> sur les réseaux sociaux par l’association Channel Rescue, semblent être un énième ressort de spectacularisation d’une frontière qui <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-11.htm">se veut ferme</a>, et fermée.</p>
<h2>Des sauvetages aux « push-backs » et « pull-backs » ?</h2>
<p>Repousser des embarcations précaires et non adaptées à la navigation en Manche mettrait gravement en danger les personnes à bord. De plus, les sauvetages des embarcations de personnes migrantes (qui pour certaines, souhaitent demander l’asile) sont régis par un double cadre légal rendant les refoulements difficilement justifiables juridiquement.</p>
<p>Ces interventions sont régulées à la fois par des accords bilatéraux – le <a href="https://www.premar-manche.gouv.fr/page/cooperation-fr-uk-manche-plan">Manche Plan</a> de 1978 prévoit les procédures de coopération lors des opérations SAR (<em>search and rescue</em>) – et par des conventions internationales, qui affirment d’une part l’obligation de porter assistance aux personnes en danger en mer, et d’autre part la <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0010836718780175">responsabilité</a> des États côtiers dans la coordination des interventions de sauvetage.</p>
<p>Et si, en mer, le droit des personnes réfugiées évolue dans un <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2017-3-page-49.htm175">« vacuum juridique »</a>, les demandeurs d’asile se trouvant sous la juridiction d’un État sont, selon la CEDH et l’arrêt <a href="https://hudoc.echr.coe.int/fre#%7B%22languageisocode%22:%5B%22FRE%22%5D,%22appno%22:%5B%2227765/09%22%5D,%22documentcollectionid2%22:%5B%22CLIN%22%5D,%22itemid%22:%5B%22002-103%22%5D%7D">Hirsi Jamaa</a>, protégés contre tout refoulement. Ainsi, en cas de sinistre impliquant des personnes migrantes dans les eaux territoriales françaises ou britanniques, les pays sont tenus de coordonner des sauvetages en faisant appel aux moyens maritimes disponibles, et ne peuvent procéder à des refoulements collectifs.</p>
<p>Pour comprendre la multiplicité des acteurs impliqués dans les sauvetages en Manche, l’exemple d’une intervention, le 24 septembre, est édifiant. L’association <a href="http://www.utopia56.com/fr">Utopia 56</a>, présente à Calais depuis 2016, reçoit, dans la nuit, un appel d’un bateau « sur le point de couler ». <a href="https://www.premar-manche.gouv.fr/communiques-presse/operations-de-recherche-et-de-sauvetage-de-plusieurs-embarcations-dans-le-detroit-du-pas-de-calais-6099">« Une soixantaine de personnes »</a> serait à bord, à proximité de Dunkerque. Informé, le CROSS Gris-Nez engage les navires de la Douane, des Affaires maritimes, de la station SNSM de Dunkerque, mais également un hélicoptère de l’Armée belge : plusieurs personnes sont tombées à la mer. Certaines rejoignent les côtes par leurs propres moyens, tandis que deux sont hélitreuillées.</p>
<p>C’est finalement le moyen britannique qui porte assistance aux personnes restées à bord de l’embarcation, qui a continué sa trajectoire. Ainsi, une unique embarcation a transporté des personnes dont certaines ont réussi et d’autres ont échoué à traverser. L’intervention déclenchée a par ailleurs mobilisé des acteurs d’organisations différentes, de trois pays.</p>
<h2>Un rôle ambivalent</h2>
<p>Parmi ces acteurs, l’un occupe une position particulière : la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) qui, contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, ne dépend pas directement de ministères nationaux. Alors que les navires de la Douane, de la Marine et de la Gendarmerie nationale mènent des actions de <a href="https://mobile.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-communiques-de-presse/2019-Communiques/Lancement-d-un-plan-zonal-et-departemental-d-action-pour-prevenir-et-lutter-contre-les-traversees-de-la-Manche-par-des-migrants">surveillance</a>, qui <a href="https://www.chasse-maree.com/actualites/la-snsm-au-secours-des-migrants-en-manche/">peuvent se transformer en sauvetage</a> en cas de péril imminent, l’intervention de la SNSM, association composée de bénévoles mais reconnue d’utilité publique et assurant une mission de service public, est strictement limitée aux sauvetages.</p>
<p>Or, les bénévoles voient dans certaines de leurs interventions une participation aux « opérations de police en mer », comme <a href="https://www.chasse-maree.com/actualites/la-snsm-au-secours-des-migrants-en-manche/">l’a expliqué récemment à la revue <em>Le Chasse-Marée</em></a> le président de la station dunkerquoise. Certains des bénévoles des stations de Berck-sur-Mer, Boulogne-sur-Mer, Calais, Gravelines et Dunkerque affirmaient ainsi au <a href="https://fr.calameo.com/snsm/read/0007029189c0baca1d193">magazine <em>Sauvetage</em></a> la position ambivalente des équipiers, face à des personnes migrantes pour lesquelles un sauvetage dans les eaux françaises correspond aussi à un échec de leur tentative de traversée.</p>
<p>Ces bénévoles pourraient-ils être amenés à terme, à réaliser des actions d’empêchement des traversées, en retenant les bateaux du côté des eaux territoriales françaises (pull-backs) ? Sous pression britannique, les moyens maritimes français ont-ils vocation à réaliser des interceptions telles que le font déjà certains pays voisins de l’Europe ?</p>
<h2>La Manche dans l’Europe</h2>
<p>Il est en effet difficile de s’intéresser aux enjeux du sauvetage en Manche sans les resituer dans le contexte européen de politique migratoire. D’autant plus que des liens directs entre les situations à Calais et en Mer Méditerranée sont établis par les responsables politiques eux-mêmes : en <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-2-page-3.htm">2014</a>, le Premier ministre français rapportait ainsi que les sauvetages en Méditerranée avaient contribué à créer des « points de fixation » dans le nord de la France.</p>
<p><a href="https://mobile.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-communiques-de-presse/2019-Communiques/Lancement-d-un-plan-zonal-et-departemental-d-action-pour-prevenir-et-lutter-contre-les-traversees-de-la-Manche-par-des-migrants">En 2019</a>, le ministre de l’Intérieur énonçait en retour que si la France laissait des campements s’installer, des « migrants irréguliers » seraient attirés sur le littoral français. Tour à tour, les actions de la France et des pays européens sont ainsi présentées comme pouvant créer des « appels d’air ».</p>
<p>Ces liens se retrouvent également dans les partages de pratiques et de moyens : <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/migrants-on-vous-explique-la-polemique-entre-la-france-et-le-royaume-uni-au-sujet-des-traversees-de-la-manche_4802147.html">Gérald Darmanin</a> a promis l’intervention en Manche de moyens aériens de Frontex, l’agence européenne de garde-côtes, <a href="https://www.hrw.org/news/2020/11/09/eu-probe-frontex-complicity-border-abuses">objet de nombreuses controverses</a>, d’ici « la fin de l’année ». Son homologue britannique s’est quant à elle récemment rendue en Grèce pour discuter de <a href="https://news.sky.com/story/priti-patel-visits-greece-for-discussions-with-counterparts-about-tackling-illegal-migration-12373198">« défis communs »</a> et observer les méthodes de prévention des traversées mises en œuvre.</p>
<h2>Des perspectives d’évolution inquiétantes</h2>
<p>D’un point de vue comparatif, la situation en Mer Égée est particulièrement intéressante. Comme en Manche, les traversées entre la Grèce et la Turquie se déroulent dans les eaux territoriales de deux pays considérés comme <a href="https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2016-3-page-32.htm">sûrs</a>, sur des distances relativement peu étendues. Mais alors que Priti Patel explore des solutions pour garantir l’<a href="https://www.theguardian.com/uk-news/2021/oct/13/uk-border-force-could-be-given-immunity-over-refugee-deaths ?CMP=Share_iOSApp_Other">immunité des forces frontalières</a> en cas de décès de personnes migrantes en mer, il apparaît crucial d’alerter sur une transposition en Manche du recours systématique à la violence qui a pu être observé en Mer Égée.</p>
<p>De nombreux rapports, de médias et d’ONG documentent depuis plusieurs mois les refoulements menés par les garde-côtes turques, grecs et européens. Refoulements réalisés dans l’illégalité, parfois par des <a href="https://www.lighthousereports.nl/investigation/unmasking-europes-shadow-armies/">personnes masquées</a>, et accompagnés de démonstrations de force violentes et humiliantes (voir le rapport de l’ONG <a href="https://daten.mare-liberum.org/s/4HdxAPACaPsqzEx">Mare Liberum</a>).</p>
<p>Dans un contexte de violence systématisée, comment le rôle des bénévoles de la SNSM pourrait-il évoluer ? De l’autre côté de la Méditerranée, le cas des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14650045.2021.1973438 ?journalCode=fgeo20">garde-côtes espagnols</a> montre comment en quelques années, une institution civile, non-militarisée, la SASEMAR, a pu être contrainte à passer d’une mission de sauvetage à une logique de gestion des frontières.</p>
<p>Comme l’écrit la chercheuse Luna Vives, les contentieux politiques autour de la Manche et du sauvetage confirment le rôle des frontières en tant qu’<a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14650045.2021.1973438 ?journalCode=fgeo20">« espace critique de ré-articulation de la souveraineté »</a>. Ceci aux dépens des acteurs associatifs locaux, mais surtout des personnes tentant les traversées. Ainsi, il semble que nous assistions ici à un tournant. En dépit du droit international et dans un objectif de performance de frontières fermes, les actions de sauvetage en Manche risquent de ne plus être considérées comme un devoir, mais comme un <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0967010614557512">« acte de charité »</a>, susceptible d’être suspendu.</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/170238/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Camille Martel réalise un doctorat de géographie à l’Université Le Havre Normandie sur la maritimisation des migrations en Manche et les enjeux de sauvetage.
Elle est contributrice à l'Observatoire des Camps de Réfugiés. Elle a également dans le passé été bénévole dans l'association Utopia 56, au camp de Grande-Synthe en juillet 2016 et ponctuellement à Paris en 2017.
</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Arnaud Banos est directeur de recherche CNRS à l'Université Le Havre Normandie. Il est également sauveteur en mer embarqué à la station SNSM du Havre, ainsi qu'auprès des ONG Refugee Rescue, Sea-Eye et Sea-Watch.</span></em></p>La sécurisation du Calaisis aurait conduit à l’essor des traversées de personnes migrantes en Manche. Dans un contexte de fermeture des frontières, les actions de sauvetage pourront-elles perdurer ?Camille Martel, Doctorante en géographie, UMR IDEES, Université Le Havre NormandieArnaud Banos, Géographe, directeur de recherche CNRS, UMR IDEES, Institut Convergences Migrations, Université Le Havre NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1667712021-08-25T13:24:56Z2021-08-25T13:24:56ZCharlie Watts, le batteur qui a mis du jazz dans le rock des Stones<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/417800/original/file-20210825-27-us1zw2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C1%2C919%2C695&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Charlie Watts, un héros musical très discret. </span> <span class="attribution"><span class="source">Daily Express/Hulton Archive/Getty Images</span></span></figcaption></figure><p>Aux grandes heures du rock, quand les batteurs étaient ces showmen à l’ego surdimensionné, Charlie Watts est toujours resté l’homme tranquille posté derrière un set de batterie modeste. Mais il faut dire que ce n’était pas un batteur comme les autres.</p>
<p>Membre des Rolling Stones de 1963 à <a href="https://apnews.com/article/rolling-stones-charlie-watts-died-c9551b21e2806b679bd0eeec0bb4ef2b">sa mort, survenue le 24 août 2021</a>, Watts a assuré la rythmique de leurs plus grands succès en insufflant sa sensibilité jazz et swing au son des Stones.</p>
<p><a href="http://people.bu.edu/blues/">Musicologue</a> et coéditeur du <a href="https://www.cambridge.org/core/books/cambridge-companion-to-the-rolling-stones/ED42FC0D0D389BCA24024C62306353E4"><em>Cambridge Companion to the Rolling Stones</em></a> – mais aussi fan qui a vu les Stones en concert plus de 20 fois au cours des cinq dernières décennies – je mesure à quel point Watts a joué dans le succès du groupe.</p>
<p>Comme <a href="https://www.inner-magazines.com/music/why-ringo-matters/">Ringo Starr</a> et d’autres batteurs qui ont émergé avec la pop britannique des années 1960, Watts a été influencé par le swing et le son des big bands qui étaient <a href="https://nationaljazzarchive.org.uk/explore/jazz-timeline/1940s?">extrêmement populaires au Royaume-Uni</a> dans les années 1940 et 1950.</p>
<h2>Modestie du jeu</h2>
<p>Watts était un batteur de jazz autodidacte ; des musiciens de jazz comme Jelly Roll Morton, Charlie Parker et Thelonious Monk <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2012/07/23/tag-team">ont été pour lui des influences précoces</a>.</p>
<p>Dans une interview de 2012 accordée au <em>New Yorker</em>, il rappelle comment leurs disques <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2012/07/23/tag-team">ont influencé son style de jeu</a> :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai acheté un banjo, et je n’aimais pas les points sur le manche. Alors j’ai enlevé le manche, et en même temps j’ai entendu un batteur appelé Chico Hamilton, qui jouait avec Gerry Mulligan, et j’ai voulu jouer comme ça, avec des balais. Je n’avais pas de caisse claire, alors j’ai mis la caisse de résonance du banjo sur un pied. »</p>
</blockquote>
<p>Le premier groupe de Watts, les Jo Jones All Stars, était un groupe de jazz : c’est pourquoi Watts a distillé des éléments jazzy dans la musique des Stones tout au long de sa carrière. Cette grande polyvalence stylistique a été essentielle aux incursions du groupe au-delà du blues et du rock, vers la country, le reggae, le disco, le funk et même le punk.</p>
<p>Son jeu était teinté d’une certaine modestie, liée à sa connaissance du jazz. Il s’assurait que l’attention n’était jamais portée sur lui ou sur son jeu de batterie – il n'y a pas de solos de batterie dans le rock – son rôle était simplement de faire avancer les chansons, de leur insuffler du mouvement.</p>
<p>Il utilisait un set de batterie assez <a href="https://www.gretschdrums.com/artists/charlie-watts">simple</a> – un modèle que l’on trouve plus souvent dans les quatuors et les quintettes de jazz. De même, l’utilisation occasionnelle par Watts de balais au lieu de baguettes – comme sur « Melody » dans l’album <em>Black and Blue</em> de 1976 – est un hommage direct aux batteurs de jazz.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/th4zycplGK4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Mais Watts savait aussi s’adapter, tout en gardant sa sensibilité de jazzman. C’est le cas dans le R’n’B de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=nrIPxlFzDi0">(« I can’t Get No) Satisfaction »</a>, le rythme de samba infernal de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=GgnClrx8N2k">« Sympathy for the Devil »</a> – deux chansons où sa contribution est centrale.</p>
<p>Une chanson comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=3fa4HUiFJ6c">« Can’t You Hear Me Knocking »</a> de l’album <em>Sticky Fingers</em> de 1971 se développe, à partir d’un riff virtuose de Keith Richards, en une longue section instrumentale de latin jazz à la Santana, unique dans le catalogue des Stones, faite de séquences rythmiques syncopées et d’un style charleston qui permet à Watts de diriger les différentes sections musicales.</p>
<p>De même, la batterie de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=RbmS3tQJ7Os">« Gimme Shelter »</a>, comme dans d'autres classiques des Rolling Stones, reste à l'arrière-plan tout en étant toujours parfaitement placée… et en sachant créer la surprise.</p>
<h2>Alimenter la « salle des machines »</h2>
<p>Lorsque le bassiste Bill Wyman s’est retiré du groupe après la tournée <em>Steel Wheels</em> de 1989, c’est Watts qui a été chargé de choisir son remplaçant : ce fut Darryl Jones, qui correspondait à son style de batteur.</p>
<p>Mais il y avait un autre « partenariat » d’importance au sein du groupe. Charlie Watts jouait à contretemps, dans un style très complémentaire de celui de Richard, très syncopé et axé sur les riffs. Watts et Richards, à eux seuls, ont créé le groove d’un grand nombre des chansons des Stones, comme « Honky Tonk Women » ou « Start Me Up ». En live, Richards regarde Watts en permanence – il traque les accents musicaux et fait systématiquement correspondre leurs rythmiques et leurs contretemps.</p>
<p>Avec son jeu mesuré, parfois discret, Watts n’aspirait pas à devenir un <a href="https://www.loudersound.com/features/old-school-jazz-and-lacerated-hands-the-secrets-of-led-zeppelins-moby-dick">virtuose comme John Bonham de Led Zeppelin</a> ou <a href="https://www.youtube.com/watch?v=O5Up-qHTJdY">Keith Moon des Who</a>. Mais pendant près de six décennies, il a été fidèle au poste, comme le dit Richards, de la légendaire « salle des machines » des Rolling Stones.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166771/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Victor Coelho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Batteur discret et influencé par le jazz, Charlie Watts est indissociable du son des Stones et de leur succès.Victor Coelho, Professor of Music, Boston UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1643732021-07-13T15:03:24Z2021-07-13T15:03:24ZFootball : avec la victoire de l’Italie, une Europe qui rebondit<p>Qu’on soit amateur de football ou spécialiste de l’UE, comment résister à la tentation du tournoi reflet de la politique ? Pour commenter la victoire de l’équipe d’Italie sur celle d’Angleterre en finale du Championnat d’Europe des nations dimanche soir, Jean Quatremer, correspondant permanent de <em>Libération</em> à Bruxelles a twitté « UE 1 – Brexit 0 ». Pourtant, si l’Angleterre l’avait emporté, les Brexiters auraient bien sûr exulté.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1414343238333386762"}"></div></p>
<p>Surdéterminer les faits politiques et sociaux par les résultats footballistiques est un jeu. Ce jeu permet d’évoquer de façon libératrice et jubilatoire des phénomènes sérieux, un peu à la façon du cadavre exquis et de la libre association d’idées pratiqués au sein du mouvement surréaliste. Ici, comme sur une boule à facettes, le spectacle de l’Euro de football expose des fragments de l’Europe du moment. En voici quelques exemples.</p>
<h2>Les Européens retrouvent la joie de vivre</h2>
<p>Dans une vue d’ensemble, ce tournoi de football a montré le rebond de l’Europe. La phase finale de ce championnat qui se joue tous les quatre ans depuis 1960 était programmée en 2020. L’UEFA, qui organisait ce tournoi continental, a tenu à nommer cette compétition jouée en 2021 « Uefa euro 2020 ». Avec cette dénégation, l’UEFA ne pouvait mieux rappeler qu’en 2020 l’Europe était sinistrée par le Covid-19 : elle en était alors l’épicentre. Près d’un an et demi après le début de la pandémie, au moment de cet euro de foot, le <a href="https://graphics.reuters.com/world-coronavirus-tracker-and-maps/regions/europe/">nombre de décès</a> sur le continent européen approche 1 300 000. L’UE et ses 27 pays ont été bien plus touchés que d’autres pays comparables de l’OCDE : on <a href="https://www.ecdc.europa.eu/en/cases-2019-ncov-eueea">compte 750 000 décès</a>, dont 130 000 en Italie, dans l’UE. </p>
<p>Le nombre de décès est également de 130 000 au Royaume-Uni, dont le départ de l’UE a coïncidé avec la crise sanitaire. L’euro de foot a pu être reporté à 2021 car la courbe des décès s’est singulièrement ralentie dans une grande partie du continent européen, et notamment dans l’UE et au Royaume-Uni. Car, après avoir été l’une des entités les plus frappées en nombre de cas et de décès en 2020, l’UE est devenue en 2021 l’un des territoires dont les habitants sont le <a href="https://covid19-vaccine-report.ecdc.europa.eu/">plus vaccinés</a>. Elle l’est notamment plus que ceux des pays de l’OCDE qui, ayant su en 2020 et sans confiner déjouer l’épidémie quand les Européens ne parvenaient à s’en protéger, n’ont pas donné un an plus tard la priorité à la vaccination. Il s’agit par exemple du Japon, de la Corée du Sud, de Taïwan, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande qui sont aujourd’hui exposés et un peu coupés du monde avec leur politique « Covid free ».</p>
<p>L’euro de football a montré que les Européens s’étaient en grande partie extraits de cette tragique nasse pandémique : joie de vivre, stades à jauges pour partie remplis, voyages avec gestes barrières et masques des supporters entre les onze villes à matchs. Il a aussi montré la cristallisation d’une société européenne : l’UEFA a voulu interdire dans les stades de l’euro de foot la <a href="https://www.francetvinfo.fr/euro/loi-homophobe-en-hongrie-comment-le-drapeau-lgbt-a-cause-un-bras-de-fer-entre-l-uefa-et-les-dirigeants-europeens-en-neuf-actes_4675501.html">contestation d’une nouvelle loi hongroise</a> qui assimile la pédophilie à l’homosexualité et qui prétend cacher aux mineurs la pluralité des orientations sexuelles au profit d’une norme unique. </p>
<p>Cette interdiction a suscité dans toute l’Europe un tollé et un débat jusques et y compris au Conseil européen des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/25/tolle-au-conseil-europeen-contre-orban-et-la-loi-homophobe-adoptee-en-hongrie_6085678_3210.html">chefs d’États et de gouvernement des 27 fin juin 2021</a>. Viktor Orban s’est fait copieusement admonester par un grand nombre de ses homologues, prêts à se battre politiquement pour que l’UE soit une terre de libertés, de joie et de pluralisme pour tous les Européens sans exception.</p>
<h2>L’Angleterre du Brexit rate sa finale</h2>
<p>La squadra azzura a offert aux Italiens un moment de fête libérateur bien mérité après tant de mois marqués par la litanie des décès, des hospitalisations, des covids longs, des confinements et du chômage partiel. Il le fut d’autant plus que la prospère et industrieuse Lombardie fut la première région européenne à être, spectaculairement et tragiquement, victime du Covid-19 en février 2020. On avait pu voir dans le flamboyant parcours de <a href="https://fr.uefa.com/uefachampionsleague/clubs/52816--atalanta/">l’Atalante Bergame</a> en Ligue des champions, la compétition européenne des meilleurs clubs de football, la résistance de toute une région ; puis dans son élimination par le Paris-Saint-Germain le symbole de l’ampleur stupéfiante prise par la pandémie dans <a href="https://catalyst.nejm.org/doi/full/10.1056/CAT.20.0080">cette ville</a>.</p>
<p>Pour autant, si l’Angleterre l’avait emporté, ou bien l’Espagne (éliminée en demi-finale par l’Italie), on aurait pu faire le même commentaire tant ces deux pays ont été durement frappés par la pandémie. À dire vrai, la plupart des pays de l’UE, ou de son système territorial qui inclut les quatre pays de l’<a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/169/l-espace-economique-europeen-eee-la-suisse-et-le-nord">AELE</a> (association européenne de libre-échange), la Turquie (en union douanière) et même encore, de façon bien sûr distendue, le Royaume-Uni (<a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22020A1231(01)&from=EN">traité de commerce et de coopération</a>) ont un nombre élevé de décès pour 100 000 habitants. Ce ratio est faible surtout au Danemark (dont l’équipe fut le quatrième demi-finaliste), en Finlande, en Norvège, et en Islande.</p>
<p>Un mot sur cette Islande. Cette petite nation ne s’est pas qualifiée pour la phase finale qui vient de s’achever. Mais elle avait fait sensation lors du précédent euro qui s’était joué en 2016 en France : elle avait sorti l’Angleterre en huitième de finale le 27 juin, soit quatre jours après le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE.</p>
<p>Cette année encore, on peut bien entendu voir dans l’échec des Anglais un nouvel écho au Brexit : sortir de l’UE ne vous rend pas plus fort, il y a donc une morale politique au sport. Les Anglais en effet furent comme tétanisés, déjouant tout au long du match, gérant leur avantage intial (but de Shaw dès la 2<sup>e</sup> minute) sans chercher à attaquer ni à faire la différence, avant de ne réussir que deux penaltys sur cinq dans l’épreuve finale de tirs au but. Tout cela alors que les clubs anglais brillent dans les compétitions européennes de clubs et que cette finale se jouait à domicile, dans le fameux stade de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Stade_de_Wembley">Wembley</a> à Londres.</p>
<h2>L’équipe d’Italie, une image du renouveau européen</h2>
<p>L’équipe qui l’a finalement emporté est donc celle d’Italie. La <em>squadra azzura</em> n’avait pas remporté cette compétition depuis 1968. Elle avait perdu deux fois en finale, en 2000 contre la France <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wds8wvRPv8E">et en 2012</a>, par quatre buts d’écart, contre l’Espagne. Elle n’était pas même parvenue à se qualifier pour le mondial russe en 2018 – une affliction nationale.</p>
<p>On peut voir dans cette équipe nouvelle la représentation du rebond européen. Contrairement à ses illustres devancières ayant remporté la coupe du monde en 1982 et en 2006, elle n’est emmenée ni par une star ni par un de ces héros dont la planète football aime à célébrer les exploits. Pas de Paolo Rossi (1982). Pas d’Andrea Pirlo (2006). Pas de Marco Materrazzi (à l’origine de l’expulsion de Zidane en 2006). Cette équipe est d’abord un collectif. L’entraîneur, Roberto Mancini, l’a assez répété : les joueurs de son équipe peuvent jouer à tous les postes ou presque ; ce qui compte c’est le système de jeu, la vision commune et l’interdépendance des joueurs entre eux. </p>
<p>On peut y voir une métaphore tant de l’UE que du gouvernement italien. Ce dernier est depuis février 2021 un gouvernement d’union nationale qui ne dit pas son nom : certes caractérisé par la présence d’experts, tous les partis sauf un s’y trouvent et le soutiennent. Le président du conseil des ministres est Mario Draghi. Ancien président de la BCE (2011-2019) il systématisa le sauvetage de la zone euro par une politique hétérodoxe de rachat des dettes publiques des États membres par la BCE sur le marché secondaire : la BCE ferait ce qu’il faut quoi qu’il en coûte, avait-il expliqué (« <a href="https://www.youtube.com/watch?v=tB2CM2ngpQg">what ever it takes</a> »). Une attitude alors innovante, une prise de risque audacieuse, et un pari gagnant.</p>
<p>C’est ce que font aujourd’hui les Européens de façon globale. Depuis mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement, le collège des commissaires, la présidente de la BCE, le parlement européen n’ont jamais autant joué collectif et ne cessent de réinventer leur jeu européen. Le fameux <a href="https://theconversation.com/le-plan-de-relance-et-la-realite-de-leurope-139634">plan de relance</a> de l’économie européenne est très hardi. Il l’est par son montant, par son financement par des bons du Trésor européens (une dette publique commune) et aussi car il va de pair avec une suspension à l’unanimité des fameux critères de Maastricht. </p>
<p>Il se trouve que l’Italie est le pays qui est le plus grand bénéficiaire de ce plan nommé <a href="https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/de-next-generation-eu-a-france-relance-quels-liens-entre-les-plans-de-relance-europeen-et-fran/">Next generation EU</a> que parvient à incarner Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Mentionnons-le au passage : la <a href="https://ec.europa.eu/commission/commissioners/2019-2024_fr">Commission</a> est un gouvernement collégial ; elle prend ses décisions collectivement avec ses 27 membres ensemble. Les Italiens étaient fâchés avec la construction européenne depuis une quinzaine d’années ; ils étaient nombreux à la trouver trop peu solidaire. <a href="https://theconversation.com/comment-lunion-europeenne-est-devenue-un-probleme-en-italie-97552">Ils estimaient que l’UE n’était plus une équipe</a>. En 2018, les électeurs italiens avaient d’ailleurs donné une majorité des sièges de députés à des formations politiques eurosceptiques.</p>
<p>Durant l’euro de football, l’Italie a donné le sentiment de prendre du plaisir à jouer. Elle a brillé par son jeu vif, imaginatif et sa réussite offensive. À l’image du plaisir retrouvé des Italiens d’être dans l’UE. Une UE dont la pandémie a révélé les fragilités mais aussi les ressources et la capacité à se serrer les coudes pour faire face à la crise sanitaire et ses conséquences économiques. À l’image de la cohésion des joueurs de l’équipe d’Italie qui, s’ils n’ont emporté demi-finale et finale qu’à l’épreuve des tirs au but, n’ont jamais rien lâché et ont cru jusqu’au bout en eux et à leur collectif.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/164373/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Surdéterminer les faits politiques et sociaux par les résultats footballistiques est un jeu qui permet d’évoquer de façon libératrice et jubilatoire des phénomènes sérieux.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1635272021-07-11T16:57:28Z2021-07-11T16:57:28ZPourquoi les Anglo-saxons dominent la critique vinicole mondiale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/410159/original/file-20210707-15-1ejbbpd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">James et Marie Kim-Suckling posent avec le consul général de France à Hong Kong le 22 juin 2021</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.jamessuckling.com/wine-tasting-reports/james-receives-french-national-merit-honor/">James Suckling </a>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Le 22 juin dernier, le consul général de France à Hong-kong a décoré <a href="https://www.jamessuckling.com/">James Suckling</a> de l’ordre national du mérite. Rappelons pour mémoire que l’ordre national du mérite est le second ordre national après la Légion d’honneur. C’est le Président de la République lui-même qui décide de la nomination au grade de chevalier de l’ordre national du Mérite. Il signe un décret de nomination qui est publié au Journal officiel. Mais une question demeure : pourquoi attribuer l’ordre national du mérite à un critique vinicole californien basé à Hong-kong ?</p>
<p>Des éléments de réponse se trouvent dans le <a href="https://www.jamessuckling.com/wine-tasting-reports/james-receives-french-national-merit-honor/">discours</a> de ce dernier lors de sa décoration : « Je suis fier que la République française reconnaisse mes 40 années de couverture des grands vins de France en tant que journaliste et critique de vin. Je suis également heureux que la France comprenne tout le travail que j’ai accompli pour développer le monde du vin en Asie et particulièrement à Hong-kong et en Chine continentale. Les grands vins de France ont été à la tête de ce mouvement de promotion de la culture et de la joie du vin, et j’ai fait de mon mieux pour en rendre compte. »</p>
<p>James Suckling n’est pas le premier critique étranger à être décoré par la France : en 1993 et 2010, les critiques Robert Parker et Jancis Robinson étaient faits respectivement Chevalier de l’Ordre National du Mérite et Chevalier de l’Ordre du Mérite Agricole.</p>
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<img alt="Jancis Robinson" src="https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=901&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/410165/original/file-20210707-23-xjfk8h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jancis Robinson.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jancis Robinson</span></span>
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<p>On pourrait être tenté de penser que c’est l’Europe continentale – traditionnellement associée à la production de vin – qui fournit les critiques les plus influents internationalement. Or il n’en est rien, et cela pour plusieurs raisons.</p>
<h2>L’absence de tradition vitivinicole</h2>
<p>Historiquement, et contrairement à l’Europe continentale, les États-Unis comme le Royaume-Uni sont deux pays dont la production nationale est très limitée. L’impossibilité de consommer local engendre la nécessité d’importer des vins. En découle également l’opportunité d’importer des vins d’origines plus diverses (très liée à l’importance des diasporas). Si les Français boivent essentiellement les vins des régions qui leur sont géographiquement proches, ou pour le moins des vins nationaux, ce n’est pas le cas outre-Manche ou outre-Atlantique. La disponibilité sur le marché de cette plus grande variété d’origines peut s’avérer problématique lorsque l’on tente de s’initier au vin : par où commencer sans ancrage local ? La meilleure solution pour former son goût est dans ce cas de s’initier en suivant les conseils de connaisseurs : les experts.</p>
<p>Comme le mentionne la critique de vin britannique <a href="https://www.ft.com/content/9de45762-5230-11e5-b029-b9d50a74fd14">Jancis Robinson</a> : </p>
<blockquote>
<p>« À l’époque, le vin faisait partie de ces sujets sur lesquels les gens ordinaires des pays anglophones hésitaient à exprimer une opinion. On nous laissait alors, à nous les experts, le soin de dire aux dégustateurs ordinaires ce qu’ils devaient penser et comment décrire ces pensées. »</p>
</blockquote>
<h2>L’importance du marché intérieur</h2>
<p>L’essor de la consommation au Royaume-Uni et aux États-Unis a joué un rôle crucial dans l’hégémonie anglo-saxonne de la critique vinicole. Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, il est commun de considérer que la qualité du vin doit être définie par le marché. Les clients les plus importants sont aussi ceux qui dictent le goût du vin. Plus le marché est important, plus les producteurs vont adapter leur offre à la demande sur ce marché.</p>
<p>Depuis 2011, les Américains sont les premiers consommateurs mondiaux de vin. La part des États-Unis et du Royaume-Uni dans la consommation mondiale (en volume) est passée de 4,4 % en 1970 à 18,6 % en 2018 (La France est passée dans le même temps de 19,5 % à 10,9 %). La demande sur les marchés britanniques et américains est fortement influencée par les critiques : l’importance des notes de dégustation ne peut y être négligée. Elles sont présentes partout : dans les journaux, les principaux magazines de consommateurs, les rayons des magasins et les salles de dégustation. Il est beaucoup plus simple de trouver des distributeurs et des cavistes enthousiastes aux États-Unis lorsque l’on peut présumer de <a href="https://theconversation.com/depuis-quand-note-t-on-les-vins-159278">notes</a> supérieures à 90.</p>
<h2>L’élitisme personnifié</h2>
<p>Avant les années 1970, les guides n’étaient que de simples compilations des médailles reçues dans les concours agricoles. Avec les années 1970 apparaissent des dégustateurs qui s’engagent personnellement et signent de leur nom les commentaires de dégustation. C’est le cas de <a href="https://www.robertparker.com/">Robert Parker</a> aux États-Unis ou de <a href="https://www.jancisrobinson.com/">Jancis Robinson</a> au Royaume-Uni. Les critiques anglo-saxons utilisent dès leurs débuts un langage plus simple pour parler du vin que leurs confrères européens. Ils s’adressent aux consommateurs, et non plus aux professionnels. Ils popularisent aussi les échelles de notation.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/depuis-quand-note-t-on-les-vins-159278">Depuis quand note-t-on les vins ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>L’anglais, langue internationale</h2>
<p>Un autre élément qui favorise l’hégémonie des pays anglo-saxons sur le marché de l’évaluation du vin est la croissance de l’utilisation de l’anglais comme effet secondaire de l’expansion d’internet. Contrairement aux autres critiques de vin limités à leur marché national par la langue (comme c’est le cas pour la France, l’Italie ou l’Espagne), les critiques de vin américains et britanniques sont capables de diffuser leurs critiques dans le monde entier et d’atteindre un public beaucoup plus large. Pour illustrer ce propos : le site [ <a href="https://www.jamessuckling.com/">jamesscuckling.com</a>] reçoit plus de 600 000 visites uniques par an.</p>
<p>Enfin, l’importance grandissante des influenceurs dans la stratégie de communication des producteurs semble un indicateur intéressant de la direction que pourrait bien prendre le marché de la recommandation dans la décennie à venir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163527/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Magalie Dubois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans le monde du vin, certaines opinions ont plus de valeur que d’autres.Magalie Dubois, Doctorante en Economie du vin, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1639182021-07-08T17:45:36Z2021-07-08T17:45:36ZByron et Delacroix, aux avant-postes de l’Internationale romantique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/410177/original/file-20210707-27-19hjzng.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C1199%2C764&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Le combat du Giaour et du Pacha » (détail), par Eugène Delacroix (1835).
</span> </figcaption></figure><p>Profitons ce que l’Euro du foot et des stades, compétition répartie entre 11 pays du continent et dont le match d’ouverture a vu l’Italie et la Turquie s’affronter (pacifiquement), n’ait pas encore livré son verdict, pour revenir sur une arène européenne d’un autre genre, celle de la poésie et des studios d’artistes du XIX<sup>e</sup> siècle romantique. Une exposition au Musée Delacroix, intitulée <a href="http://www.musee-delacroix.fr/fr/actualites/expositions/un-duel-romantique-le-giaour-de-lord-byron-par-delacroix">« Un duel romantique, Le Giaour de Lord Byron par Delacroix »</a>, nous en offre l’occasion.</p>
<p>Plusieurs fois déprogrammée en raison de la crise sanitaire, l’exposition confiée aux soins de Claire Bessède et de Grégoire Hallé a enfin rouvert ses portes, au 6 rue de Fürstenberg à Paris. Au cœur du dispositif, la rencontre au sommet <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Poesie-Gallimard/Le-corsaire-et-autres-poemes-orientaux">entre le poète Byron</a>, auteur, en 1813, d’un conte turc, le premier d’une série, intitulé « Le Giaour », et le peintre Delacroix, passionnément épris de choses venues d’Angleterre – Walter Scott, par exemple – et d’Orient. Le second lit le poème du premier, d’abord en anglais, puis en français dans la traduction d’Amédée Pichot. Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête, ainsi qu’il l’écrit sobrement, en mai 1824 : « Faire le Giaour ». C’est cet impératif, ardent autant que catégorique, qu’on voudrait regarder de près.</p>
<p>Particulièrement fécond, il donna naissance à pas moins de trois tableaux, échelonnés entre 1826 et 1856, et dont les deux plus célèbres se trouvent installés côte à côte, aux fins de comparaison, dans l’ancien atelier du peintre ; de taille moyenne, sans grandiloquence donc, ils mettent en scène le duel à mort entre « l’infidèle » et Hassan, le chef de guerre ottoman. Et on ne compte pas les travaux préparatoires, ainsi que nombre d’œuvres du peintre placées sous le signe de l’affrontement, du combat à mort, entre hommes ou entre chevaux, mais aussi entre homme (Jacob) et ange. Tel un anachronique western, ce « duel au soleil » s’inscrit au premier chef au sein d’une rivalité amoureuse.</p>
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<h2>Amour et vengeance</h2>
<p>Hassan et le Giaour brûlent du même désir pour la même femme, Leïla, l’une des concubines du pacha. Le corps de cette dernière brille par son absence ; enveloppé puis cousu dans un sac, il a été jeté à la mer, dans l’amont d’un poème lui-même tissé de fragments disparates, à la façon dont opéraient les anciens rhapsodes. L’amant illégitime brûle de venger sa mort, et sa vengeance s’accomplit dans un étroit défilé montagneux, à l’issue d’une embuscade mettant aux prises deux groupes d’assaillants. Hassan meurt, non sans avoir maudit son assassin, auquel il prophétise une destinée de mort-vivant, de vampire assoiffé du sang des membres de sa propre famille. Quant au Giaour, tourmenté par le souvenir de l’aimée, il finit ses jours dans un monastère, à ruminer son chagrin inextinguible.</p>
<p>Le prototype du héros byronien, ténébreux, mélancolique et impénitent, venait de naître. Davantage encore que le poème, le tableau met au premier plan un déplacement, voire un transfert. Avide de représenter une symétrie, objective autant que subjective, entre deux rivaux dont les visages sont comme aimantés l’un par l’autre, Delacroix les fait s’empoigner et s’étreindre, d’homme à homme, en une lutte plus érotique et sexuelle que guerrière. Au demeurant, dans le tableau de 1835, le corps dénudé du Giaour, au niveau des avant-bras et de la base du cou, contraste avec le buste du pacha, invisible car sanglé de pied en cap dans une forme de puritanisme, ou de pudeur, propres à la culture musulmane.</p>
<p>Le tableau n’est pas loin de figurer un viol, en tout cas une prédation violente, un rapt, hypothèse que renforcerait la présence massivement animale des chevaux, blanc pour l’Ottoman, noir pour le natif des îles ioniennes sous domination vénitienne. Chacun cherchant à faire plier l’échine de l’autre, ils prolongent au second plan du tableau l’inextricable imbroglio dans lequel sont impliqués les deux cavaliers. Et si, en définitive, « faire le Giaour » n’était qu’un euphémisme, pour ne pas avoir à parler crûment de « faire l’amour » ? On se souvient qu’un certain Marcel Proust mettra l’expression « faire catleya » dans la bouche du personnage de Swann, épris d’Odette de Crécy, amoureuse de ces fleurs.</p>
<h2>Un imaginaire colonial</h2>
<p>A cette relation potentiellement homosexuelle, il convient surtout de rendre son coefficient géopolitique. Nous sommes dans l’Orient compliqué, en l’occurrence dans une Grèce soumise au joug ottoman. En amont du poème de 1813, il y a toute la « campagne » d’Orient de Byron, qui l’a mené à Athènes, en Albanie, à Constantinople, et dont il a ramené, outre un orientalisme (qui est aussi un exotisme) de pacotille, un goût prononcé pour des mœurs moins normatives que dans son « Nord moral », et, surtout, une vive appétence pour la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. </p>
<p>En aval des <em>Contes orientaux</em>, son engagement « philhellène », comme on disait alors, se soldera par le don de sa vie à la cause d’une indépendance grecque bien longue à venir. Ce « vertige de la guerre », partagé par un millier de combattants volontaires comme Byron, brigadiste international avant la lettre, l’historien Hervé Mazurel, spécialiste de l’Europe romantique, y a consacré un passionnant ouvrage où alternent trajectoires individuelles et prise de conscience collective, de la part d’Européens de plus en <a href="https://journals.openedition.org/rh19/4848">plus convaincus de l’importance des racines grecques de l’Europe</a>.</p>
<p>Après le néo-hellénisme du dix-huitième siècle, le temps semblait enfin venu d’embrasser un panphilhéllénisme européen. Mais c’est sans contradiction aucune que, dans le tableau de Delacroix, la longue lame du sabre du Giaour sur le point de s’enfoncer dans la poitrine du Pacha renoue avec tout un imaginaire à la fois colonial et postcolonial (forcément avant l’heure, pour ce dernier adjectif) : la conquête d’un pays s’apparente souvent au rapt d’une femme livrée sans défense aux assauts d’un envahisseur masculin. Le geste du Giaour, un Occidental, a beau appeler à une décolonisation ardemment convoitée, il n’en répète pas moins la gestuelle d’une reconquête, forcément meurtrière, et ce, pour les deux belligérants. Ce que Delacroix saisit intuitivement, en présentant un pacha déjà cadavérique, yeux vitreux et gisant, avant l’heure, sur le corps de son frère d’armes, dressé hors de sa selle. Du reste, au premier plan, au pied des chevaux, la tête d’un autre cadavre, étendu au sol celui-là, coiffé du même turban que son maître et aux paupières closes, donne à penser que les cavaliers avaient, d’emblée, rendez-vous avec leur double, la mort.</p>
<p>En son temps, Baudelaire parlait, à propos du peintre, d’un « accent sauvage et furieux dans le seul sens de la destruction » (<em>Salon</em>, 1845). En poussant encore plus loin le parallèle géopolitique, l’affrontement à mort entre un « Infidèle » et un musulman paraît aller dans le sens d’un anachronique « choc de civilisation ». Mais le substrat religieux – dont Samuel Huntington fait le socle de ses analyses controversées – est absent du poème de Byron, qui avouait volontiers préférer cent fois les Turcs aux Grecs, à titre personnel s’entend. Quant au peintre, il préfère retenir ce qui, dans le motif du « duel » exprime la dualité autant que l’antagonisme, la fusion des contraires davantage que leur exacerbation.</p>
<h2>L’affrontement entre peinture et poésie</h2>
<p>Troisième terme de l’équation, « Faire le Giaour », c’est faire la guerre, cette fois, entre la poésie et la peinture. Tout au long de sa carrière, Eugène Delacroix, qui se rêvait poète, aura jalousé le verbe et l’imagination épique de l’écrivain britannique Lord Byron, le tableau <em>La mort de Sardanapale</em>, conservé au Musée du Louvre et reproduit dans l’exposition, en étant le plus célèbre exemple. Qui ne voit et ne comprend alors que le « duel romantique » est, aussi, celui que se livrent à armes plus ou moins égales le verbal et le non verbal ? Guerre fratricide, entre des arts qui entrent et dansent dans la même ronde, celle de l’émulation réciproque. Chacun rivalise avec l’autre, chacun envie ce dont l’autre dispose, et dont il manque pour sa part cruellement.</p>
<p>Privilégiant l’arrêt sur image, et le resserrement maximal d’une l’action se refermant comme un piège, là où le poète, adepte d’un récit volontairement non linéaire, se plaçait déjà dans le temps de l’après, post-désastre en somme, Delacroix entre, lui, directement dans le présent immémorial de la mêlée, faisant de la peinture un lieu de tensions irrésolues. La lutte du Giaour et du Pacha reproduit en le mimant le combat sans merci que se livrent la couleur et la ligne, le motif et la touche, mais aussi la statuaire et la pigmentation, le drapé et la coulure. Et Delacroix d’opter volontairement pour la confusion, le vortex, l’enchevêtrement, dans lesquels il devient difficile de distinguer le bien et le mal, l’homme et l’animal, le sang et l’or, l’Oriental et l’Occidental (ils ont du reste changé de place, en passant du tableau de 1826 à celui de 1835).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/410175/original/file-20210707-17-hzh3gj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"><em>La mort de Sardanapale</em>, Eugène Delacroix, 1827.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Mort_de_Sardanapale#/media/Fichier:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_La_Mort_de_Sardanapale.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>« On n’y voit rien », ainsi qu’aimait à le dire Daniel Arasse, partisan de se défaire de toutes les certitudes dont se parent les historiens de l’art. Seule triomphe ici l’énergie romantique, saisie dans une furieuse et paroxystique démonstration de force – force d’une peinture en train de se faire et de se défaire… et devant laquelle, magie du déconfinement, on a retrouvé le plaisir de se tenir pour de vrai, en chair et en os et en vis-à-vis ! Libre au visiteur, alors, de sortir de la grande pièce où Delacroix a croisé le fer et le pinceau, pour descendre le petit escalier qui mène au jardin, avant de remonter à l’assaut de ce que Baudelaire désignait par « les hauteurs difficiles de la religion ; le Ciel lui appartient comme l’Enfer, comme la guerre, comme la volupté » (cité par Jacques Henric, dans <em>La peinture et le mal</em>, Grasset, 1982).</p>
<h2>Le romantisme, ce spectre qui hanta l’Europe</h2>
<p>Pastichant Karl Marx, au seuil de son célèbre <em>Manifeste</em> de 1848, publié en anglais, français, italien, flamand et danois, il est sans doute possible de dire du romantisme qu’il fut un spectre qui hanta l’Europe. « L’Europe romantique », titrait pour sa part la revue <em>Critique</em>, en juin-juillet 2009.</p>
<p>Dans l’éditorial de leur numéro spécial, Patrizia Lombardo et Philippe Rocher écrivaient à propos du Romantisme, ce « phénomène parfaitement européen et transnational » :</p>
<blockquote>
<p>« Ce n’est pas la somme des littératures et cultures nationales : c’est une internationale des nationalités, différente du cosmopolitisme de la République des lettres à l’âge classique. Plus proche, pour le meilleur et pour le pire, des aspirations et contradictions qui sont les nôtres. »</p>
</blockquote>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=816&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/410176/original/file-20210707-25-v8gj8c.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1025&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’album Delacroix de Catherine Meurisse (Dargaud).</span>
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<p>Sans pousser trop loin le parallèle entre romantisme et communisme, on retiendra quand même une prise de conscience identique – celle de la « puissance » d’un mouvement artistique, volontiers révolutionnaire dans ses aspirations politiques, et que les « puissances de la vieille Europe » (Marx, encore) cherchèrent à contenir. Une puissance spontanément transnationale, mue par le désir de s’affranchir de toutes les frontières : frontières entre les pays, les genres, les cultures, les arts. Nul besoin de les appeler, dès lors, les artistes romantiques, ces autres prolétaires, à s’« unir ». </p>
<p>Dans le creuset de leurs pratiques comme de leurs lectures, se forgeait déjà une destinée commune. Delacroix lisait Byron dans le texte, Berlioz de même, sans oublier Rossini et mille et un autres artistes… et les nations européennes promptes à se rendre coup pour coup se redécouvraient, hors les circuits officiels, partie prenante d’une Europe de la culture plus que de la guerre. Restait, en réaction à la Réaction, à opposer au « conte du spectre » romantique, un « Manifeste » du romantisme lui-même.</p>
<p>Un manifeste incarné dans les tableaux d’un Delacroix, qui fut toute sa vie en art, écrira Alexandre Dumas dans sa <em>Causerie</em> du 10 novembre 1864, ce qu’on appelle en politique un « fait de guerre » et un « cas de guerre ». « Ses croquis furent des escarmouches, ses dessins des combats, ses tableaux des batailles ».</p>
<p>Ces mots, on les trouve repris au seuil de l’ouvrage illustré par Catherine Meurisse, autre rescapée du « cauchemar de l’histoire », puisque la chance aura voulu qu’elle échappe à l’attentat perpétré contre les journalistes et dessinateurs de <em>Charlie Hebdo</em>, dont elle faisait partie. En couverture de son <em>Delacroix</em> (Dargaud, 2019), la présence du « Duel » ne doit, elle en revanche, rien au hasard. Maculée par une large tache à l’encre fuchsia, sur fond blanc, la silhouette des combattants s’y devine à peine. Il n’empêche, ils restent plus que jamais aux prises l’un avec l’autre, mais l’instinct de vie semble avoir triomphé sur les pulsions de mort. Le foot passe, l’Internationale romantique reste…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163918/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le « duel romantique » mis en scène dans le « Giaour » est aussi celui que se livrent à armes plus ou moins égales la poésie et la peinture..Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1618372021-06-03T19:49:47Z2021-06-03T19:49:47ZHistoire : la croisade féministe de Joséphine Butler<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/404283/original/file-20210603-13-1tntns1.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C82%2C1075%2C691&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Josephine Butler par George Richmond, 1851.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Josephine_Butler#/media/Fichier:Josephine_Butler.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>On l’ignore souvent, le règne de la reine Victoria (1837-1901) fut marqué par de nombreux combats en faveur de l’égalité entre femmes et hommes. L’Anglaise Josephine Butler s’impliqua dans nombre d’entre eux, au premier rang desquels l’éducation des femmes. </p>
<p>On la trouve en 1867 à la tête d’un Haut conseil de l’éducation supérieure des femmes du Nord de l’Angleterre. Bien d’autres chantiers l’occupèrent : l’accès des femmes aux professions réservées aux hommes, la durée du temps de travail, le contrôle des naissances, le statut de la femme mariée, et bien sûr le droit de vote. Elle fut en 1866 l’une des signataires de la pétition portée par le grand philosophe John Stuart Mill en faveur de l’élargissement du droit de vote. </p>
<p>Mais son combat majeur, celui qui lui valut plus tard l’admiration de Virginia Woolf, c’est celui qu’elle mena à partir de 1869 contre la criminalisation de la prostitution et contre l’exploitation sexuelle des enfants, c’est-à-dire contre les odieuses « lois sur les maladies contagieuses », votées à partir de 1864. Cette « croisade », cette « guerre sainte », deux de ses expressions favorites, qu’elle conduisit sans relâche, en Angleterre mais aussi partout en Europe et jusqu’en Inde (la reine Victoria fut faite Impératrice des Indes en 1876), réorienta l’histoire de sa vie, fit de cette vie un destin. Elle devait obtenir l’abrogation des lois plus de vingt ans plus tard, au terme d’une lutte sans répit qui l’aurait épuisée et ruinée.</p>
<h2>Une jeune fille de bonne famille</h2>
<p>Mais qui était Josephine Butler ? Née le 13 avril 1828 à Millfield, dans le Northumberland, comté situé sur les frontières avec l’Écosse, au sud d’Édimbourg, Josephine Grey eut une enfance favorisée et heureuse. Les Grey, grande famille « whig » (les libéraux progressistes, adversaires des « tories », les conservateurs), avaient donné un Premier ministre à la nation, lord Charles Grey, qui de 1830 à 1834, s’était efforcé de moderniser les institutions et notamment le système électoral. </p>
<p>Cette jeune fille de bonne famille fut également encouragée par son père à se familiariser avec les causes qu’il défendait lui-même : la réforme du droit de vote, l’abolition de l’esclavage, l’abrogation des lois sur le blé qui affamaient les plus pauvres. À l’âge de 17 ans, elle eut une révélation religieuse et spirituelle : elle eut le sentiment intime qu’une force supérieure lui dictait de consacrer sa vie à la défense des faibles, d’une manière absolue, bien plus affirmée et résolue, en tout cas, que ne le prévoyaient les traditions philanthropiques de son milieu d’origine.</p>
<h2>Une lady pleine d’audace</h2>
<p>Josephine eut en outre la chance de trouver en George Butler un mari exceptionnellement compréhensif, à une époque où les rôles des époux étaient strictement définis, et dans un milieu où le principe de respectabilité était primordial. Pas une fois il ne s’opposa à ce que sa femme recueille sous le toit familial les petites victimes qu’elle souhaitait réconforter ou accompagner dans leurs derniers instants. L’abnégation dont il fit preuve fut remarquable, car jamais cet universitaire a priori destiné à une brillante carrière ne devait obtenir le moindre avancement, que ce soit dans l’université ou dans l’Église anglicane, les deux voies entre lesquelles il hésita. </p>
<p>Celle qu’il avait prise pour épouse devait attirer sur le couple la foudre incessante de rumeurs et de scandales qui brisèrent sa carrière. Car Josephine Butler manifesta de la compassion pour le rebut de la société (les prostituées, ou les filles-mères), prit la parole en public sur des sujets tabous (la sexualité des familles bourgeoises), s’associa avec des personnages sulfureux (des proxénètes repentis, des maquerelles rongées par le remords, des journalistes à scandale), mena une incessante agitation politique (sur les places publiques, sous les fenêtres du parlement), inventa les formes du militantisme qui nous sont familières aujourd’hui (pétitions, manifestations, campagnes électorales, dénonciations médiatiques) – et celles-ci constituaient à l’époque un grave manquement aux obligations de décence d’une lady.</p>
<h2>Un regard neuf sur les prostituées</h2>
<p>Pourquoi ces « lois sur les maladies contagieuses » avaient-elles été adoptées par le parlement britannique ? C’est que les rangs de l’armée étaient ravagés par les maladies vénériennes, en particulier par la syphilis, et les autorités politiques, militaires et médicales, soutenues par l’Église, cherchaient par tous les moyens à limiter la propagation de ce fléau, chez les militaires comme chez les civils. L’Europe tout entière était frappée par la pandémie. Or, les « lois sur les maladies contagieuses » déportaient toute la responsabilité du problème sur les seules prostituées, ce que Josephine Butler trouva insupportable. </p>
<p>Elle demanda publiquement, d’une part, sur quels critères objectifs une femme pouvait être fichée comme prostituée, et, d’autre part, pour quelles raisons les hommes eux-mêmes n’étaient pas pris en compte dans le dispositif gouvernemental, alors même que leur sexualité favorisait l’exploitation sexuelle des faibles. Mais surtout, ses multiples enquêtes de terrain finirent par la convaincre que l’appareil législatif qu’elle combattait n’était en réalité que la partie visible d’un problème bien plus vaste : il lui apparut que la société dans son ensemble reposait sur l’exploitation sexuelle des filles des classes défavorisées, et que les lois ne cherchaient au fond qu’à garantir aux consommateurs issus des classes aisées une marchandise saine, et de plus en plus jeune.</p>
<p>Il faut bien saisir la portée révolutionnaire du propos : pour la première fois dans l’histoire des représentations de la prostituée, cette dernière n’était plus perçue comme une tentatrice, une perverse, une hystérique ou une nymphomane ; pour la première fois, la fille des rues fut regardée comme la victime d’un « système » patenté, terme fréquemment utilisé par Butler. On ne pouvait plus voir dans la prostitution le simple symptôme d’une inégalité sociale et économique, qui poussait provisoirement les filles des classes inférieures à de tels expédients. L’exploitation sexuelle des faibles impliquait toutes les femmes, sans distinction aucune : la condition des filles perdues ne faisait que révéler en l’exacerbant une asymétrie fondamentale entre les sexes.</p>
<h2>Une figure injustement oubliée</h2>
<p>Il paraît d’autant plus nécessaire de braquer les projecteurs de l’actualité sur cette figure que l’histoire moderne du féminisme semble avoir largement choisi de gommer cette croisade de ses annales. Il faut dire que le discours d’inspiration religieuse du personnage s’accommode difficilement des différentes perspectives théoriques qui ont marqué le féminisme moderne, comme il s’accorde mal avec la représentation collective que l’on est venu à se faire de « la féministe » aujourd’hui. C’est oublier qu’il exista des féminismes, et que s’écrivit depuis plus longtemps qu’on ne veut bien le croire une histoire de ces différentes espèces de féminisme, toutes adaptées à leur temps et à leur environnement, toutes capables d’élaborer des stratégies de survie et d’efficacité surprenantes. Cette complexité est aussi ce qui explique que l’on chercha à contourner la difficulté, quand il ne s’agissait pas de l’occulter.</p>
<p>La nécessité de la nouveauté propre à chaque génération, les changements des mentalités, les mutations des rapports de force, tout autant que le contexte concret et matériel des luttes (avant et après l’invention de la photographie de presse, par exemple), expliquent pour grande part qui sont, à une époque donnée, les vainqueur·e·s officiel·le·s de l’Histoire.</p>
<p>Mais quelles furent les conditions de possibilité de telles éclipses, quelles furent les forces en présence, les discours dominants, les armes intellectuelles des militantes et militants, qui peuvent expliquer l’invisibilisation d’une Josephine Butler, son inaudibilité ?</p>
<h2>Une éthique puisée dans la religion</h2>
<p>Deux premières réponses peuvent être avancées : cette dame du monde se préoccupa de créatures indécentes auxquelles les féministes des années qui suivirent ne souhaitaient guère être associées ; et cette femme scandaleuse et avant-gardiste se servit de la Bible. Oui, à la manière des « non-conformistes » du protestantisme dont elle ne cessa de s’inspirer, Josephine Butler trouva dans une relecture des écrits sacrés, le principe négligé d’une déconstruction des idées et pratiques qui gouvernaient les rapports en hommes et femmes. Elle sut lire dans les Évangiles la possibilité d’un discours non pas banalement moralisateur mais révolutionnairement émancipateur. </p>
<p>Elle s’opposa donc à l’Église établie pour retrouver le souffle de la parole christique, et en dégager une pertinence, une actualité insoupçonnée, tant politique qu’éthique. L’exploitation sexuelle des démuni·e·s, le trafic d’êtres humains, ou encore la pédophilie (dont le concept n’existait pas encore, légalement parlant) pouvaient être condamnés par une loi au-dessus des lois, cette loi divine fondamentale qui était le refus de l’iniquité. Josephine Butler se battit avec les armes philosophiques dont elle disposait, et ces armes ne sont plus les nôtres. Mais est-ce si sûr ?</p>
<hr>
<p><em>Frédéric Regard vient de faire paraître un essai biographique sur le combat de Josephine Butler : <a href="https://leseditionsdeparis.com/collection/essais-et-documents/josephine-butler">« Josephine Butler. Récit d’une croisade féministe »</a> (Essai biographique), Paris, Les Éditions de Paris/Max Chaleil, 2021 (ISBN 978-2-84621-341-1, 159 p., 18€)</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/161837/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Regard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Retour sur une figure féministe injustement oubliée, qui oeuvra contre la criminalisation de la prostitution et l’exploitation sexuelle des enfants.Frédéric Regard, Professeur de littérature anglaise, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1608012021-06-02T18:10:05Z2021-06-02T18:10:05ZÉcosse : l’indépendance en point de mire<p>Au Royaume-Uni, habitué depuis quelques années aux secousses, les élections locales qui se sont tenues le <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/la-grande-bretagne-et-l-ue/ecosse-derriere-les-elections-de-jeudi-au-parlement-l-hypothese-d-un-nouveau-referendum-sur-l-independance-du-pays_4610829.html">6 mai</a> en Écosse avaient tout pour s’intégrer dans la séquence à rebondissements dans laquelle le pays est plongé depuis une décennie.</p>
<p>Dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie, et dans un contexte marqué par une sortie de l’Union européenne qui a <a href="https://theconversation.com/le-brexit-une-tragedie-shakespearienne-107152">profondément divisé la société britannique</a> et par le spectre de l’indépendance écossaise, seul le temps pluvieux sous lequel s’est tenu le scrutin avait de quoi redonner un peu de normalité au tableau.</p>
<h2>Pandémie, Brexit, indépendance : une campagne singulière</h2>
<p>Si le <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2014/09/19/01003-20140919ARTFIG00021-referendum-en-ecosse-le-non-en-passe-de-l-emporter.php">référendum d’indépendance de 2014</a> s’est soldé par une victoire du « Non » avec 55 % des suffrages exprimés, les nationalistes du Scottish National Party (SNP) n’ont pas tardé à rebondir, remportant tour à tour <a href="https://www.20minutes.fr/monde/1603979-20150508-legislatives-grande-bretagne-nationalistes-snp-remportent-56-59-sieges-ecossais">56 des 59 sièges attribués à l’Écosse</a> à la Chambre des Communes lors des législatives britanniques de 2015, puis les <a href="https://www.bbc.com/news/election/2016/scotland/results">élections législatives écossaises de 2016</a> – signe que la tendance de 2014 n’était pas nécessairement définitive.</p>
<p>En effet, lors du référendum tenu cette année-là, le camp du Non – où s’étaient réunis travaillistes, conservateurs et libéraux-démocrates – avait largement appuyé son argumentaire sur le fait que l’indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni signifierait que l’Écosse ne ferait plus partie l’UE. Depuis, le Brexit est venu rebattre les cartes. Les Écossais, qui avaient voté à 62 % pour <a href="https://theconversation.com/lecosse-et-langleterre-des-tourments-de-lhistoire-ravives-par-le-brexit-72947">y demeurer</a>, se sont retrouvés contraints de sortir de l’Union.</p>
<p>En 2020, après un feuilleton interminable, Boris Johnson scellait finalement la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Dans le même temps, le parti conservateur – <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/sep/14/history-turned-on-tory-voting-scotland-thatcher-1980s">honni en Écosse depuis l’ère Thatcher</a> – était devenu le principal parti d’opposition à un SNP hégémonique en Écosse. Quant à l’option indépendantiste, elle émergeait dans les sondages aux alentours des 50 % après le <a href="https://theconversation.com/ecosse-vers-un-deuxieme-referendum-dindependance-159112">référendum sur le Brexit</a> et avait encore progressé de quelques points dans le contexte de la gestion de la crise sanitaire.</p>
<h2>Un clivage bien marqué entre indépendantistes et unionistes</h2>
<p>Les législatives écossaises de 2021 annonçaient donc une nouvelle édition du jeu de la corde entre indépendantistes et unionistes. Dans le premier camp, on retrouvait le SNP, les Verts ou encore Alba, parti formé tout récemment et dirigé par l’ancien leader du SNP Alex Salmond ; dans le second, le <a href="https://www.scottishconservatives.com/what-we-stand-for/">parti conservateur et unioniste</a>, le parti travailliste et le parti libéral-démocrate.</p>
<p>Les règles du jeu électoral veulent que le scrutin comporte deux votations simultanées. D’une part, un scrutin uninominal majoritaire à un tour permet d’élire soixante-treize députés issus d’autant de circonscriptions. D’autre part, un scrutin proportionnel de listes permet d’envoyer à Holyrood cinquante-six députés répartis également entre les huit régions électorales. <a href="https://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/scotland/2840087.stm">La désignation des députés issus des listes</a> est pondérée par le nombre de sièges remportés par chaque parti dans les élections par circonscription.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le mode de scrutin des élections législatives écossaises expliqué par la BBC.</span></figcaption>
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<p>Le SNP et les Verts promettent un référendum dès la fin de la crise sanitaire et avant le terme de la législature, tandis que le parti Alba se fait plus pressant. Les unionistes insistent quant à eux sur la nécessité de se concentrer sur la relance économique d’une Écosse durement touchée. Plus véhément sur cet enjeu, Douglas Ross (parti conservateur) promet d’empêcher les nationalistes d’obtenir une majorité qui ouvrirait la voie à un nouveau référendum.</p>
<p>L’une des grandes interrogations portait sur le score qu’obtiendraient les conservateurs, notamment parce qu’ils se réclament d’un unionisme sans ambiguïté qui a fait recette depuis le référendum de 2014. Les Verts, crédités de scores flatteurs dans les <a href="https://www.bbc.com/news/uk-scotland-scotland-politics-56730527">sondages</a>, fondaient également de grands espoirs, de même que le tout nouveau parti Alba. Le SNP de la première ministre Nicola Sturgeon était à peu près certain de l’emporter, mais <a href="https://www.rte.ie/news/2021/0507/1214283-scotland-election/">visait une majorité absolue</a> – ce qui tient cependant de l’anomalie, compte tenu du mode de scrutin mixte écossais.</p>
<h2>Des résultats globalement prévisibles</h2>
<p>Au sortir d’une campagne qui n’a ressemblé à aucune autre et d’un dépouillement interminable, les urnes révèlent d’abord une participation d’un peu plus de 63 %, en hausse de 7,5 % par rapport à 2016 – établissant un nouveau record pour cette élection. Néanmoins, la répartition des voix demeure largement stable : aucun parti ne connaît une hausse ou une baisse de plus de 2 % de son score. La cartographie du Parlement de Holyrood n’est pas bouleversée : les travaillistes et les libéraux-démocrates perdent encore du terrain – respectivement deux et un siège – au profit des Verts et du SNP.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=308&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=308&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=308&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=388&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=388&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/404032/original/file-20210602-19-1rqbrwd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=388&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Composition du Parlement écossais issue des législatives de mai 2021. De gauche à droite : Parti Vert écossais (8 sièges), Scottish National Party (64), Parti travailliste écossais (22), Parti libéral-démocrate écossais (4), Parti conservateur et unioniste écossais (31).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Angryskies/Wikimedia</span></span>
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<p>Pour autant, l’élection n’est pas dépourvue d’enseignements.</p>
<p>À Glasgow Southside, le chef du parti travailliste Anas Sarwar est allé défier Nicola Sturgeon dans son fief de toujours. Comme attendu, il n’est pas parvenu à déloger la première ministre, victorieuse avec plus de 60 % des voix. Il a néanmoins réussi à endiguer la relative montée des conservateurs dans cet ancien fief travailliste.</p>
<p>Dans les circonscriptions d’East Lothian et d’Ayr, le SNP a ravi un siège acquis au parti travailliste depuis 1999 et un autre qui était tenu par le parti conservateur et unioniste. C’est dans la circonscription d’Édimbourg Central qu’est survenu le retournement le plus emblématique : le vétéran de Westminster Angus Robertson (SNP) y obtient une <a href="https://bbc.com/news/uk-scotland-scotland-politics-57031763">victoire spectaculaire</a> avec une hausse de plus de 10 % pour le SNP dans cette circonscription qui avait pourtant envoyé à Holyrood l’ancienne cheffe du parti conservateur Ruth Davidson lors de l’élection précédente. La capitale, qui avait voté contre l’indépendance à plus de 60 %, se colore désormais presque entièrement de jaune, couleur du SNP.</p>
<p>Cependant, l’élection au Parlement écossais est ainsi faite que tout siège remporté au scrutin uninominal grève davantage les chances de remporter des sièges au scrutin de liste. En recueillant le plus haut pourcentage jamais atteint depuis 1999, avec trois circonscriptions supplémentaires, le SNP perd deux élus au scrutin régional et échoue à un siège de la majorité absolue tant convoitée. Malgré plus de 40 % des voix, il n’y remporte que deux sièges ; tandis que les conservateurs avec 23,5 %, et les travaillistes avec 18 % des voix, remportent respectivement 26 et 20 sièges.</p>
<p>Quant à Alex Salmond, qui entendait éviter la dilution du vote SNP par le scrutin mixte et <a href="https://www.theguardian.com/politics/video/2021/mar/26/alex-salmond-launches-alba-party-in-bid-for-independence-super-majority-scotland-video">assurer une « supermajorité » indépendantiste</a>, son pari est perdant. N’ayant pu prendre part aux débats télévisés en dépit de la notoriété de son chef, l’Alba Party n’est guère parvenu à faire entendre sa stratégie au-delà de cybermilitants indépendantistes qui semblent s’être finalement davantage portés vers les Verts.</p>
<p>À l’inverse, il semble que les électeurs unionistes ont effectué de nombreux votes stratégiques, comme le <a href="https://www.scotsman.com/news/opinion/columnists/scottish-election-2021-how-the-snp-was-denied-a-majority-by-tactical-voting-professor-john-curtice-3230002">relevaient</a> les politologues Nicola McEwen et John Curtice. En effet, de nombreuses circonscriptions témoignent du basculement parfois massif des voix vers le candidat du parti jugé le plus à même de battre le SNP ; démonstration supplémentaire de l’importance de la question nationale en Écosse.</p>
<h2>Un nouveau choc des légitimités ?</h2>
<p>À l’annonce des résultats, Nicola Sturgeon a le sourire aux lèvres, et pour cause. La population a largement exprimé son appui à la promesse électorale que la première ministre avait explicitement formulée : l’organisation d’un second référendum d’autodétermination dès que la pandémie relèvera du passé.</p>
<p>Se réjouissant de cette « victoire historique », Sturgeon appelle le gouvernement britannique à reconnaître le mandat octroyé par le peuple écossais. Dans une rhétorique semblable à celle de <a href="https://theconversation.com/catalogne-le-silence-de-leurope-et-le-spectre-de-la-souverainete-85230">son alter ego catalan Carles Puigdemont</a> – qui avait été sévèrement réprimé par les autorités de Madrid pour avoir organisé de façon unilatérale une consultation sur l’indépendance en 2017 –, elle revendique pour le peuple écossais le « droit de décider » de son avenir politique.</p>
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<p>Reprenant un argumentaire dont elle est coutumière, la cheffe du Scottish National Party souligne qu’à la différence des Anglais qui tenaient <a href="https://theconversation.com/english-local-elections-2021-how-to-really-read-the-results-160127">leurs élections locales le même jour</a>, l’Écosse n’a une nouvelle fois pas porté sa préférence sur les conservateurs. Dès lors, ceux-ci, au pouvoir à Westminster n’ont à ses yeux « aucune légitimité démocratique à empêcher le peuple de l’Écosse de se prononcer » et « il n’est pas question de savoir si Boris Johnson “<em>accorde</em>” un référendum, mais plutôt s’il entend <em>respecter</em> le vote des Écossais et leur volonté démocratiquement exprimée ».</p>
<p>Quoique renforcé par la victoire des conservateurs en Angleterre, le premier ministre britannique est sommé de réagir.</p>
<p>Lui qui a dévoilé un vaste plan d’investissement dans les infrastructures écossaises peu avant les élections n’a pas manqué d’afficher sa fermeté sur le sujet et d’écarter la possibilité d’un second référendum qu’il juge irresponsable dans le contexte pandémique actuel et bien moins urgent que le relèvement économique orchestré par Londres. Après avoir rappelé le mot d’ordre d’<a href="https://www.theguardian.com/politics/2014/sep/17/scottish-independence-referendum-yes-no-agree-once-in-lifetime-vote">« une fois par génération »</a> lancé par les organisateurs du référendum de 2014 – un mot d’ordre qui n’a cependant pas de valeur juridique –, Boris Johnson a invité Nicola Sturgeon et les autres premiers ministres à la tenue d’un <a href="https://www.standard.co.uk/news/uk/nicola-sturgeon-first-minister-keir-starmer-scotland-holyrood-b934042.html">sommet sur la dévolution</a> afin de repenser la coopération entre le Royaume-Uni et ses nations constitutives.</p>
<p>Cependant, Nicola Sturgeon a évoqué la possibilité d’adopter au Parlement de Holyrood un texte visant à l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Dans le cas d’une démarche unilatérale de l’Écosse, il serait alors probable que Boris Johnson porte l’affaire devant la Cour suprême. Une issue incertaine qui, comme dans le cas de la Catalogne récemment, conduirait à opposer deux registres de légitimité…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/160801/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jérémy Elmerich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En plébiscitant le SNP, parti de la première écossaise Nicola Sturgeon, aux élections législatives du 6 mai, les Écossais ont exprimé leur appui à la tenue d’un nouveau référendum d’indépendance.Jérémy Elmerich, Doctorant en civilisation britannique et en science politique (UPHF & UQAM), Université Polytechnique des Hauts-de-FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1581122021-05-06T18:23:47Z2021-05-06T18:23:47ZLes préraphaélites, enfants terribles de l’art anglais<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/398631/original/file-20210504-23-ezp0lt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=15%2C7%2C2540%2C1728&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">John Everett Millais, Ophélie, vers 1851.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Oph%C3%A9lie_(Millais)#/media/Fichier:John_Everett_Millais_-_Ophelia_-_Google_Art_Project.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Lorsque je suis allée à Londres seule pour la première fois, je suis tombée en admiration devant une toile de la Tate Britain. Le tableau représentait une jeune fille aux cheveux roux, sa robe flottant dans l’eau de la rivière, emportée par le courant. Il m’a fallu quelques secondes pour reconnaître Ophélie, la bien-aimée d’Hamlet conduite au suicide. Là où le peintre a innové, c’est en mettant un personnage shakespearien secondaire au premier plan. Son impact sur la scène artistique est considérable : à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, le public britannique se plaint de voir trop d’Ophélies aux expositions de la Royal Academy.</p>
<p>En France, l’art de la période victorienne a longtemps pâti d’une mauvaise réputation. De par son insularité et son histoire, le mouvement préraphaélite a été perçu comme rétrograde, notamment à cause de ses inspirations littéraires. On ne peut plus éloigné des considérations sociales qui animent les partisans du réalisme, comme Gustave Courbet. Et pourtant, les fondateurs du préraphaélisme s’employèrent à créer une nouvelle peinture, en réaction au conformisme académique.</p>
<h2>Le goût du scandale</h2>
<p>1848 : toute l’Europe est en effervescence sous l’effet de soulèvements révolutionnaires. Alors première puissance mondiale, le Royaume-Uni connaît une relative stabilité économique. L’urbanisation et l’industrialisation massives s’étendent comme une traînée de poudre, provoquant la destruction de l’environnement naturel. La condition du prolétariat se dégrade, fustigée par Marx et Engels dans le <em>Manifeste du Parti communiste</em>.</p>
<p>La même année, trois étudiants de la Royal Academy, William Holman Hunt, John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti remettent en cause l’enseignement qu’ils reçoivent pour revenir à un art plus proche de la nature. L’école anglaise se trouve dans une impasse. La mode est à la peinture de genre, inspirée par l’apogée de la Renaissance italienne, dont les riches marchands bourgeois sont très friands.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=905&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1137&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1137&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398351/original/file-20210503-21-1h10x09.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1137&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Raphaël, La Transfiguration, 1518–1520 Huile sur de bois, 405 x 278 cm Musées du Vatican.</span>
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<p>Art vulgaire, élitiste et moralisateur, selon Hunt, qui relate dans ses mémoires son dédain pour la <em>Transfiguration</em> de Raphaël : « nous la condamnions pour son mépris grandiose de la simplicité et de la vérité, la pose pompeuse des apôtres et l’attitude du Sauveur ». Hunt, Millais et Rossetti, rejoints par quatre amis, prennent pour modèle la peinture des Primitifs italiens et flamands, antérieurs à la Renaissance classique. La Confrérie préraphaélite est née.</p>
<p>Il y a dans cette société secrète un fort esprit de camaraderie. Les préraphaélites organisent des séances de dessin et posent entre eux pour ensuite s’offrir leurs esquisses en gage d’affection. C’est bien pratique : les modèles coûtent cher, ils ont des allures trop conventionnelles. Hyperréalisme, teintes contrastées, absence de perspective et profusion de détails : les premiers tableaux exposés font l’effet d’un pavé dans la mare. Comme si cela ne suffisait pas, les peintres signent avec les initiales P.R.B (Pre-Raphaelite Brotherhood), pour se moquer des académiciens, qui apposent le R.A (Royal Academy) au coin de leurs toiles.</p>
<p>Le scandale éclate au printemps 1850, lorsque l’<em>Illustrated London News</em> révèle la signification de l’acronyme. La critique, relayée par l’écrivain Charles Dickens, est sans appel : « un hideux garçonnet roux et pleurnichard au cou tordu, vêtu d’une chemise de nuit […] une femme agenouillée, si hideuse dans toute l’étendue de sa laideur qu’elle se démarque de la toile tel un monstre du plus vil des cabarets français ou de la plus sordide des caves à gin d’Angleterre ». C’est tout un vocabulaire de la difformité qui se déploie pour décrire la peinture préraphaélite. Millais avait effectivement commis l’impensable : désacraliser le religieux, le dépeindre de manière prosaïque.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=363&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=363&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=363&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=456&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=456&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398354/original/file-20210503-17-dy7l3p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=456&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">John Everett Millais, <em>Le Christ dans la maison de ses parents</em> (l’atelier du charpentier), 1849-1850, huile sur toile.</span>
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<h2>Désirs de reconnaissance</h2>
<p>Dans une lettre au <em>Times</em> de mai 1851, le théoricien et mécène John Ruskin prend la défense des préraphaélites pour avoir « posé en Angleterre les jalons de l’école d’art la plus noble que l’on ait connue depuis trois cents ans ». Ruskin l’a bien compris : les préraphaélites partagent sa vision d’un art authentique. Il s’agit de représenter la nature avec exactitude en sondant ses moindres détails, « en toute vérité de cœur, sans rien mépriser et sans rien choisir ». Contrairement aux idées reçues, la technique du plein air n’est pas née avec les impressionnistes. Bien avant les années 1870, Millais et Hunt se rendent sur les bords de la rivière Ewell pour peindre sur le motif. Ils cherchent à capturer les effets capricieux du climat britannique. La différence, c’est qu’ils adoptent une attitude quasi mystique face à une nature révélatrice de vérités supérieures.</p>
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<span class="caption">William Holman Hunt, <em>Nos côtes anglaises</em> (les brebis égarées), 1852, huile sur toile.</span>
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<p>Le dessin n’est plus une étape intermédiaire du processus créatif, mais un moyen en soi. Pour les tableaux de chevalet, les préraphaélites utilisent une préparation de vernis et de plâtre blancs. Ils appliquent l’huile avec des pinceaux très fins sur le support encore mouillé, ce qui rend les couleurs plus brillantes. Celles-ci sont rarement mélangées entre elles. À tel point qu’on se plaindra de ne voir plus que ces toiles quand elles seront exposées aux côtés d’autres œuvres.</p>
<p>La composition aussi est différente. Les préraphaélites adoptent un sens de la narration bien particulier, où chaque élément doit se lire comme un indice à décrypter. Par exemple, <em>Nos Côtes anglaises</em> fait écho aux craintes de se voir envahir par les troupes de Napoléon III, qui établit un régime autoritaire après son coup d’État. Hunt a choisi pour cadre Hastings, le lieu de la défaite du roi saxon Harold face aux Normands (1066).</p>
<p>Les préraphaélites sont témoins des mutations ambiantes. Avec <em>Travail</em>, Ford Madox Brown, ancien professeur de Rossetti, a pour ambition l’exécution d’une monumentale fresque satirique, qui dépeint toutes les couches de la société. Les riches, placés en haut de la composition, doivent s’arrêter parce que la route est en travaux. Au premier plan, on aperçoit des ouvriers, ainsi qu’une adolescente dont les maigres omoplates jaillissent d’une robe trop grande pour elle. Elle tente de discipliner son jeune frère. Dans ses bras, un nourrisson qui porte un ruban noir : les parents sont visiblement décédés, laissant leur progéniture dans la misère.</p>
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<span class="caption">Ford Madox Brown, <em>Travail</em>, 1852-1863, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Birmingham.</span>
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<h2>« La Table Ronde est dissoute »</h2>
<p>À partir de 1854, les frères préraphaélites se séparent : leurs divergences professionnelles et personnelles sont trop importantes. Millais devient membre associé de l’Académie, Hunt part pour un long voyage spirituel en Terre sainte. Quant à Rossetti, qui n’expose plus en public et ne pratique plus l’huile depuis 1851, il cultive son attitude de marginal. Il n’admet dans son atelier qu’un petit groupe d’élus, comme sa compagne Elizabeth Siddal, avec qui il pose, dessine et peint de concert.</p>
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<span class="caption">Elizabeth Siddal, <em>Dame attachant un fanion à la lance d’un chevalier</em>, vers 1856, aquarelle sur papier.</span>
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<p>Les œuvres du couple ressemblent à des enluminures : les aires de nuances colorées sont bien délimitées, mais se répondent comme dans un vitrail. Siddal et Rossetti font un usage atypique de l’aquarelle : au lieu de l’employer comme un lavis, ils l’étalent presque à sec sur le papier, d’où son rendu mat. Chevaliers, gentes damoiselles et créatures fantomatiques peuplent un univers pictural à l’atmosphère mélancolique.</p>
<p>C’est bien par ce fantasme d’un Moyen-âge idéalisé qu’est assurée la relève du préraphaélisme. Pour le projet de décoration de la bibliothèque de l’Oxford Union en 1857, Rossetti fait appel à de nouvelles recrues comme Edward Burne-Jones et William Morris. La peinture n’étant pas vraiment son fort, Morris se tourne vers l’engagement politique – le socialisme – et les arts décoratifs.</p>
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<span class="caption">Morris & Co, motif treillis, 1862-1864, papier peint.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Victoria and Albert Museum</span></span>
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<p>Fermement opposé à la Révolution industrielle, Morris réunit architectes, brodeurs, céramistes et ébénistes pour privilégier un mode de travail artisanal. Les motifs de végétaux stylisés des textiles Morris & Co continuent d’inspirer plusieurs générations de couturiers.</p>
<p>La même quête du Beau anime d’ailleurs les derniers souffles du préraphaélisme, qui glisse peu à peu vers un esthétisme raffiné. Selon les partisans de « l’art pour l’art », tel Oscar Wilde, toute notion de signification est à proscrire : une œuvre doit s’admirer pour l’harmonie de ses couleurs et de ses formes. Aussi Rossetti amorce-t-il une autre étape de sa carrière. Bien des toiles des années 1870 sont dépourvues de narration, centrées sur le plaisir des sens, notamment le lien entre la vue, le toucher et l’ouïe. <em>Veronica Veronese</em>, qui montre une femme perdue dans ses pensées, tapotant sur les cordes d’un violon, représente « l’âme de l’artiste en train de créer ».</p>
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<span class="caption">Dante Gabriel Rossetti, <em>Veronica Veronese</em>, 1872&, huile sur toile.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Delaware Art Museum</span></span>
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<p>Le préraphaélisme est le premier courant de peinture britannique à prétention contestataire, qui s’est constitué en tant que tel. Il étendra son emprise jusqu’à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle. C’est un art démocratique, au service de la justice, qui ne cherche pas à établir de hiérarchies entre les techniques et les sujets représentés.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/4oU1nmKDBtA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Tombés dans l’oubli après la Grande Guerre, les préraphaélites ont été réhabilités par la contre-culture des années 60. Plusieurs musées et galeries se sont appliqués à rendre leurs œuvres plus savoureuses auprès du public. À travers de grandes expositions itinérantes, ou des produits de la culture populaire (films, séries, fictions), le préraphaélisme reprend ses lettres de noblesse pour apparaître révolutionnaire, bohème, voire fantasque.</p>
<hr>
<p><em>Pour aller plus loin :<br>
– Laurence Des Cars, « Les Préraphaélites : un modernisme à l’anglaise », Gallimard, 1999.<br>
– William Holman Hunt, « Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood », Macmillan, 1905.<br>
– Aurélie Petiot, « Le Préraphaélisme« , Citadelles et Mazenod, 2019.<br>
– William Michael Rossetti, « Pre-Raphaelite Diaries and Letters », Hurst and Blackett, 1900.<br>
– Alison Smith, « The Pre-Raphaelites : Victorian avant-garde », catalogue de l’exposition, Tate Publishing, 2012.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158112/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Nermel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En France, l’art de la période victorienne a longtemps pâti d’une mauvaise réputation.Laure Nermel, Doctorante en histoire de l'art, Université de Lille - initiative d'excellenceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1588482021-04-13T19:31:00Z2021-04-13T19:31:00Z« La Chronique des Bridgerton » : voir ou ne pas voir les couleurs<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/394821/original/file-20210413-19-1hdq3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C1599%2C1061&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Phoebe Dynevor,et Regé-Jean Page dans La Chronique des Bridgerton. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/series/ficheserie-23886/photos/detail/?cmediafile=21769546">Liam Daniel/Netflix</a></span></figcaption></figure><p>Depuis sa sortie le 25 décembre 2020 sur la plate-forme Netflix, la série <em>La Chronique des Bridgerton</em> connaît un indéniable succès, tempéré par quelques réserves face à ce que certains jugent comme une bluette superficielle…</p>
<p>Série américaine qui fait revivre un pan de l’histoire de la société britannique au temps de la Régence (au tout début du XIX<sup>e</sup> siècle), elle s’inscrit dans la veine des romans de Jane Austen, ainsi que dans la ligne des séries « en costume » à succès, comme <em>Downton Abbey</em>. Elle présente en effet le destin de deux familles de l’aristocratie britannique de l’époque, les Bridgerton et les Featherington, autour de la vie des enfants (notamment l’aînée des filles Bridgerton, Daphne), et de l’entourage de ces familles, avec la reconstitution des bals fastueux qui étaient donnés à l’occasion de la « saison » de présentation des jeunes filles à marier dans la bonne société de l’époque.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/q4HW2CVtEq8?wmode=transparent&start=1" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Lors du visionnage du premier épisode, où l’on découvre les membres de ces deux familles, assorties d’une mystérieuse voix off omnisciente, celle d’une certaine Lady Whistledown, l’étonnement s’empare du spectateur : hormis les membres de ces familles, parfaitement « blancs » comme on pourrait s’y attendre, tous les personnages qui les environnent, à tous les niveaux sociaux, apparaissent racialement divers, à commencer par la reine Charlotte, à la carnation très brune, sous le casque formé par une chevelure complexe… Même impression de mélange racial à l’arrivée de deux nouveaux personnages, une lointaine jeune cousine d’allure métissée dans la famille des Featherington et un jeune homme, Simon Basset, manifestement lui aussi « de couleur », le jeune duc de Hastings (interprété par l’acteur d’origine zimbabwéenne René-Jean Page), qui va être amené à jouer un rôle majeur dans la chronique, car faux prétendant de la jeune Daphne, jusqu’à ce que l’amour, comme dans une pièce de Marivaux, fasse valoir ses droits…</p>
<p>Afin d’éclairer le choix de ce casting uchronique, il convient d’abord d’examiner les conditions de production de l’œuvre, et par là les intentions de ses concepteurs, puis d’interroger les modalités de sa réception, tant aux États-Unis qu’en France.</p>
<h2>Production et conception de la série</h2>
<p><em>La Chronique des Bridgerton</em> est une adaptation de la collection éponyme signée Julia Quinn, une des reines des romans historiques à l’eau de rose. Elle est produite par Shonda Rhimes, qui a créé les séries à succès <em>Grey’s Anatomy</em>, <em>Private Practice</em> et <em>Scandal</em>. Elle-même Afro-Américaine, surnommée « the queen of television », elle est à la tête de l’importante société de production Shondaland, connue comme étant un employeur « inclusif » créant des univers à forte diversité ethnique. Elle a choisi pour ce faire le <em>showrunner</em> Chris Van Dusen, qui avait lui-même déjà travaillé pour les séries à succès de Shonda Rhimes. C’est donc lui qui a développé l’uchronie constitutive de la série.</p>
<p>Celle-ci prend comme point de départ une période très précise de l’histoire de la Grande-Bretagne, celle dite de la Régence, lorsque le roi Gorges III est atteint de maladie mentale et que le Royaume est confié à son fils, le futur Georges IV. Mais celui-ci n’apparaît pas dans la série : c’est sa mère, la reine Charlotte, qui est portée au premier plan (interprétée par l’actrice d’origine guyanaise Golda Rosheuvel). Et c’est ce personnage qui va être le point d’accroche de l’uchronie. Chris Van Dusen utilise en fait un mythe historique, <a href="https://island1.uncc.edu/islandora/object/etd%3A362">selon lequel la reine Charlotte aurait eu une lointaine origine africaine</a>, par l’intermédiaire d’une aïeule portugaise, Margarita de Sousa y Castro.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/394856/original/file-20210413-13-rd5ttz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La reine Charlotte, d’après un portrait d’Allen Ramsay, XVIIIᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Charlotte_of_Mecklenburg-Strelitz_-_1760-1800-crop.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Le débat sur cette origine s’est surtout développé aux États-Unis, puisqu’il figure au centre des enjeux mémoriels dans la ville la plus importante de Caroline du Nord, Charlotte (nommée au XVIII<sup>e</sup> siècle du nom de la reine). Ces affrontements mémoriels, liés à l’importance démographique des Afro-Américains dans l’histoire de la ville, s’y sont développés depuis le début du XX<sup>e</sup> siècle. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/394819/original/file-20210413-13-we01rw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La reine Charlotte par Thomas Gainsborough, 1781.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/24/Queen-Charlotte-Thomas-Gainsborough.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
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<p>Ils se centrent sur un certain nombre de <a href="https://www.drouot.com/lot/publicShow/1869171">portraits de la reine</a>, dont beaucoup présentent effectivement une apparence physique qui évoque irrésistiblement un certain type de métissage (peau claire et traits du visage rappelant une origine africaine), ainsi que sur quelques notations de l’époque qui la décrivent comme une « mulâtresse » (même si d’autres portraits soulignent aussi une peau très pâle et des yeux bleus). Quoiqu’il en soit, l’occasion était belle de développer, à partir ce mythe, une narration laissant entendre que la reine aurait utilisé son statut pour métisser la société anglaise.</p>
<p>D’où la volonté de mettre en place un casting inclusif, afin de représenter la société dans sa diversité actuelle. Il ne s’agit pas là de la première tentative de donner des rôles de personnages blancs à des acteurs « noirs ». </p>
<p>On peut se rappeler le film de Kenneth Branagh qui avait adapté la pièce de Shakespeare <em>Beaucoup de bruit pour rien</em>, où Denzel Washington tenait le rôle du prince Don Pedro d’Aragon (1993). Plus récemment, la comédie musicale <em>Hamilton</em>, du Porto-Ricain Lin-Maniel Miranda, qui raconte l’histoire d’Alexander Hamilton, l’un des Pères fondateurs de la nation américaine, a également donné lieu à un casting inclusif.</p>
<p>Mais l’originalité de <em>La Chronique des Bridgerton</em> est d’avoir intégré ce choix de casting dans la fabrique même de l’œuvre, en s’appuyant sur une histoire alternative, dont l’une des clefs est donnée, de manière très discrète, au milieu de la série, lors d’une conversation entre Lady Danbury (dont le rôle est tenu par l’actrice ghanéenne Adjoa Andoh), l’une des grandes ordonnatrices des événements mondains, et son protégé Simon, duc de Hastings : </p>
<blockquote>
<p>« Nous étions deux sociétés séparées divisées par la couleur jusqu’à ce qu’un roi tombe amoureux de l’une d’entre nous. Amour, Votre Grâce, conquiert tout… » </p>
</blockquote>
<p>Loin donc, selon les concepteurs, d’une vision dite « daltonienne » qui serait aveugle à la couleur, il s’agit, selon les termes mêmes de Chris van Dusen, de <a href="https://www.express.co.uk/showbiz/tv-radio/1404404/Bridgerton-cast-not-revisionist-history-representation-Netflix-series-Simone-Ashley">mieux refléter la société contemporaine</a>, dans toute la palette de sa diversité.</p>
<h2>La réception de la série, des États-Unis à la France</h2>
<p>Ce discours s’inscrit en effet dans une opposition, importante dans les représentations idéologisées de la race aux États-Unis, entre la conscience de la couleur (<em>color consciousness</em>) et la cécité à la couleur (<em>color blindness</em>), aveuglement auquel est souvent appliqué le qualificatif de « daltonien ». Il apparaît dans ces conditions comme une tentative d’échapper à l’accusation d’oublier la race, charge qui peut se révéler redoutable dans une société américaine obsédée par la couleur et animée par la volonté de tout voir à travers le prisme racial. Ainsi la formule <em>color blind</em>, qui fut arborée autrefois par les libéraux antiracistes est-elle aujourd’hui taxée de racisme déguisé.</p>
<p>En témoigne le <a href="https://www.nytimes.com/2020/07/08/arts/television/hamilton-colorblind-casting.html">débat qui s’est ouvert</a> dans le sillage de la comédie musicale <em>Hamilton</em>, où des artistes « de couleur » incarnent des personnages ayant une autre origine raciale que la leur : pour certains, les efforts les mieux intentionnés peuvent être attentatoires à la diversité. Bien qu’égalitaire en théorie, le casting « daltonien » serait en pratique trop souvent utilisé pour exclure les artistes de couleur, en se libérant de toute responsabilité en la matière. De plus cette critique part du présupposé que tout choix d’un interprète dans le rôle d’une « race » autre que la sienne le fait entrer dans une expérience vécue qu’il ne peut véritablement incarner (notamment lorsqu’un blanc tient le rôle d’une personne de couleur : ce choix s’apparenterait finalement à ce genre aujourd’hui disparu mais encore présent dans la mémoire collective américaine, les <em>minstrel shows</em>, à laquelle appartient le désormais célèbre <em>blackface</em>).</p>
<p>Même en sens inverse (lorsque des acteurs « de couleur » interprètent des rôles où est plutôt attendu un personnage blanc et qu’il s’agit de mettre en avant des comédiens qui ne seraient autrement pas recrutés), ledit casting « daltonien » pourrait introduire un autre type de cécité… Les productions désireuses de subvertir un récit avec des rôles traditionnellement dévolus à des personnages blancs par le recours à des acteurs « de couleur » risqueraient en effet de ne pas reconsidérer le récit historique que devrait impliquer le changement de casting et par là d’effacer l’identité des personnages réinventés (notamment leur rapport mémoriel à l’esclavage), en considérant au bout du compte que les identités ne valent rien et que toutes les expériences sont transférables…</p>
<p>Qu’en est-il de ces arguments (très américains) <a href="https://www.thewrap.com/bridgerton-colorblind-cast-queen-charlotte-black-mixed-race/">contre la <em>color blindness</em></a> lorsque la série débarque sur les écrans français ? Deux types de réactions se profilent, <a href="https://www.allocine.fr/series/ficheserie-23886/critiques/">telles qu’on peut les saisir sur un site d’actualité cinématographique</a>.</p>
<p>D’un côté, ceux qui ne supportent pas ce type de « révisionnisme » historique en matière de représentations du passé : </p>
<blockquote>
<p>« Ça ne passe pas… Londres au début du XIX<sup>e</sup> siècle, une reine et des aristocrates noirs, ce n’est pas possible, je n’arrive pas a entrer dans cette histoire […] Je ne sais pas s’il y a un message dans le choix du casting, mais j’avoue ne pas l’avoir trouvé. Mon imagination n’est sans doute pas assez puissante pour faire abstraction du contexte historique […] À cette époque les gens de couleur étaient cantonnés aux rôle de domestiques en Angleterre, ou à celui d’esclaves. C’est horrible, injuste, mais on ne peut pas gommer les erreurs de l’histoire. »</p>
</blockquote>
<p>Ou bien : </p>
<blockquote>
<p>« Le politiquement correct a encore frappé. Des acteurs de couleur pour incarner des aristocrates anglais du début du XIX<sup>e</sup> siècle ! »</p>
</blockquote>
<p>De l’autre, ceux qui n’hésitent pas à s’armer d’une bonne dose de suspension d’incrédulité : « L’anachronisme de la série ne me dérange pas personnellement puisque c’est volontaire ». Ou bien : </p>
<blockquote>
<p>« Après 30 minutes de curiosité diluée d’une petite dose de malaise quant au fait que les couleurs de peau d’une reine, d’un duc soient rarement noires en réalité dans la même époque, j’ai fini par saisir le message de Shonda Rhimes. Et il est fort […]. Le résultat dans cette uchronie est beau, humainement parlant et artistiquement parlant. »</p>
</blockquote>
<p>Quoiqu’en dise Chris van Dusen, qui se garantit par là d’éventuelles critiques, et même si l’on sait que son choix de casting découle d’un impératif de <em>color consciousness</em>, la réception de l’œuvre échappe en partie aux intentions de son créateur. D’autant que les précautions que le « politiquement correct » lié à la <em>color consciousness</em> voudrait imposer à la série sont peu suivies : allusion minimale à une ancienne séparation des êtres en fonction de leur couleur de peau, absence totale de ressentiment mémoriel et d’affirmation identitaire fondée sur la « race » dans le discours et les actes des personnages… </p>
<p>Surtout en France, où le rapport à la race est <a href="https://www.grasset.fr/livres/autoportrait-en-noir-et-blanc-9782246825586">très différent de celui des États-Unis</a>. Et le spectateur français (en particulier lorsqu’il est pénétré de convictions antiracistes universalistes), confronté à une fiction où le jeu de l’art avec le réel permet de s’affranchir de l’obsession des apparences physiques et des origines, voit s’ouvrir devant lui un monde enchanté où le critère de race n’est pas opérant, où la couleur de la peau ne sert plus à séparer les individus, bref, comble du paradoxe, un monde <em>color blind</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158848/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Luc Bonniol ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment interpréter le casting multiracial de la série, qui décrit une cour britannique imaginaire à l’époque de la Régence ?Jean-Luc Bonniol, Professeur émérite d’anthropologie , Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.