tag:theconversation.com,2011:/us/topics/histoire-economique-52331/articleshistoire économique – The Conversation2024-01-10T19:09:42Ztag:theconversation.com,2011:article/2208602024-01-10T19:09:42Z2024-01-10T19:09:42ZTransformer la monnaie pour transformer la société<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/568576/original/file-20240110-27-akl0t9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=25%2C11%2C1836%2C1264&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Au cours de l’Histoire, la monnaie n’a cessé de muter.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/art-chance-sculpture-argent-15954089/">Pexels/Thomas K</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>La bifurcation sociale-écologique exige de gigantesques investissements pour les États, les entreprises et les particuliers. Comment les financer ? Pour répondre à ce défi, Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron proposent dans</em> <a href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Le_pouvoir_de_la_monnaie-9791020924261-1-1-0-1.html">Le Pouvoir de la monnaie</a> <em>(Éd. Les Liens qui libèrent, janvier 2024), dont The Conversation France publie certains extraits, qu’un Institut d’émission adossé à la Banque centrale européenne (BCE) reçoive l’autorisation d’émettre de la monnaie légale sur base volontaire, désencastrée du marché de la dette, en complément de la monnaie bancaire, afin d’accorder les subventions nécessaires au financement des investissements socialement ou écologiquement indispensables mais non rentables.</em></p>
<p><em>Les auteurs soulignent notamment qu’il ne s’agirait pas de la première transformation monétaire de grande ampleur de l’Histoire : à chaque type de société a correspondu un type de monnaie, les bifurcations monétaires contribuant toujours aux bifurcations sociétales menant de l’un à l’autre, tant l’institution monétaire est porteuse d’une formidable force de structuration des rapports sociaux. La bifurcation écologique et sociale, qui constitue aujourd’hui le projet travaillant le corps social, appelle sa propre bifurcation monétaire.</em></p>
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<h2>La monnaie, un outil puissant pour transformer la société</h2>
<p>Un défi majeur de notre temps nous semble être d’inventer une façon de créer et de mettre en circulation la monnaie qui n’encourage pas la marchandisation du monde, c’est-à-dire l’expansion sans limite du domaine de la marchandise. Permettre la monétisation sans marchandisation requiert de repenser en profondeur la forme institutionnelle de la monnaie. C’est l’une des clés de la constitution d’un monde plus juste et plus durable.</p>
<p>La bifurcation écologique et sociale à laquelle tant d’entre nous aspirent ne se fera pas sans bifurcation monétaire. On ne change pas la société simplement en changeant la monnaie, mais on ne la change pas non plus sans changer la monnaie – c’est ce qu’enseigne l’histoire monétaire […]. Or la monnaie qui est aujourd’hui la nôtre est une monnaie dont les modalités d’émission sont intrinsèquement capitalistes, la tournant non plus d’abord vers l’échange marchand, mais vers l’accumulation capitaliste. […]</p>
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<a href="https://theconversation.com/politique-monetaire-verte-un-grand-pas-pour-la-bce-un-petit-pas-pour-le-climat-186686">Politique monétaire « verte » : un grand pas pour la BCE, un petit pas pour le climat</a>
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<p>L’autorité monétaire doit ménager en son sein l’espace de délibération collective qui permettra de réajuster en permanence ses objectifs en fonction des besoins profonds exprimés par la société, plutôt que de les fixer dans le marbre.</p>
<p>La rapide succession de crises que nous avons traversées révèle la variété des enjeux qui peuvent être jugés prioritaires par le corps social, dont elles mettent en évidence les carences les unes après les autres ; or aucune règle intangible ne permettrait de faire l’économie d’une délibération sur la nécessité d’allouer les nouvelles encaisses créées au verdissement de nos modes de vie et de production, ou à la reconstruction de l’hôpital public, ou à celle de nos infrastructures énergétiques, ou de nos systèmes de transport urbain dégradés, ou de notre appareil industriel, etc. Tous ces choix de société doivent être débattus, en permanence, pour permettre l’usage le plus efficace et le plus légitime possible de la formidable puissance collective que détient l’autorité monétaire. […]</p>
<h2>Monnaies d’hier</h2>
<p>Si la monnaie est aujourd’hui une monnaie bancaire, c’est-à-dire créée par les banques, généralement en contrepartie d’une dette et rapportant ainsi des profits à son émetteur, il n’en a pas toujours été ainsi historiquement, loin de là. Sur le temps long, la monnaie s’avère extraordinairement multiforme, ne cessant de muter d’une époque à une autre, de connaître de véritables bifurcations. […]</p>
<p>[La monnaie marchande apparaît dans les sociétés palatiales de la Haute Antiquité (Mésopotamie, Égypte), qui sont] entièrement polarisées par les « grands organismes » (temples ou palais), sortes de personnes morales qui possèdent d’immenses domaines d’agropastoralisme avec champs irrigués et pâturages, mais aussi de véritables complexes manufacturiers dotés de divers ateliers mobilisant tous les savoir-faire artisanaux. […] Toutes les activités économiques nouvelles qui se développent […] sont d’abord cultuelles, subordonnées au service des dieux, car la production est avant tout destinée à satisfaire leurs besoins.</p>
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<p>[Dès lors], pour estimer la valeur des stocks de ressources, les rations dues aux ouvriers, les entrées et sorties de denrées, les fermages, les redevances, les prêts, etc., les « fonctionnaires » des temples commencèrent à rapporter tous les types de biens, dont ils géraient les flux, à un seul bien, érigé en étalon. […] C’est ainsi que fut mise en place une unité de compte rendant des objets hétérogènes commensurables du point de vue de leur valeur, c’est-à-dire du désir qu’ils inspirent, exprimé dans un langage numérique institué : c’est l’avènement du langage de la valeur, qui permet d’établir des relations d’équivalence socialement objectivées entre des quantités de biens divers.</p>
<p>[2500 ans plus tard, dans l’antiquité classique (perse et gréco-romaine) se joue un] tournant anthropologique [qui] nous semble reposer notamment sur trois inventions techniques et culturelles majeures : les premières pièces de monnaie frappées, qui permettent l’essor des échanges décentralisés ; l’alphabet, qui permet la diffusion massive de l’écriture ; la cavalerie montée, qui permet l’avènement de vastes empires dont le pouvoir politique s’éloigne des populations qu’il régit. Là encore, la forme de la monnaie évolue en cohérence avec l’ensemble des rapports sociaux, qui se restructurent en profondeur. […]</p>
<p>[Après l’effondrement médiéval (recul des villes, de l’écrit et des échanges, rareté monétaire) et le renouveau des sociétés coloniales (découverte des mines d’argent des Amériques, imprimerie, essor marchand tiré par le commerce triangulaire), le projet de société capitaliste de la révolution industrielle s’appuie sur la monnaie bancaire, créée par la dette, donc tournée non plus vers l’accumulation de richesse passée (or ou argent) mais vers la production de richesse future (industrielle puis financière), tout comme le pouvoir politique issu des urnes se fonde sur un projet pour l’avenir (le programme électoral) et non sur la légitimité traditionnelle du passé (le sang royal).]</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=906&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=906&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=906&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1139&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1139&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/568567/original/file-20240110-23-z0nqqq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1139&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le pouvoir de la monnaie : transformons la monnaie pour transformer la société.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Le_pouvoir_de_la_monnaie-9791020924261-1-1-0-1.html">Éditions Les liens qui Libèrent</a></span>
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<h2>La transformation monétaire a déjà commencé</h2>
<p>Verse-t-on dans les <em>coquecigrues</em> et autres <em>calembredaines</em> en imaginant que l’on puisse transformer le mode d’émission de la monnaie ? En réalité, une transformation monétaire est déjà en cours, la création monétaire a déjà commencé à s’affranchir d’une contrepartie dette. Nous l’avons vu au niveau des banques commerciales qui, avec la monnaie acquisitive, créent de la monnaie en achetant des titres. Les banques centrales ont largement amplifié ce mouvement avec les mesures d’exception qu’elles ont dû prendre pour gérer les crises, financière puis sanitaire.</p>
<p>Elles ont ainsi déjà créé d’énormes quantités de monnaie centrale selon le mode acquisitif, par achat de titres plutôt que par prêt, et elles ont même déjà donné de la monnaie centrale (aux banques, en petite quantité). C’est donc que la bifurcation monétaire a déjà commencé ! À ceci près que les banques centrales qui en ont eu l’initiative l’ont entreprise non pas dans l’optique de dépasser le capitalisme financier ni de le transformer, mais bien plutôt de le sauver coûte que coûte. […]</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-sauvetage-des-banques-une-entorse-au-resserrement-monetaire-des-banques-centrales-204397">Le sauvetage des banques, une entorse au resserrement monétaire des banques centrales</a>
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<p>Le mode volontaire d’émission monétaire est un processus par lequel un organe de décision (un Institut européen d’émission monétaire, à créer) aurait le pouvoir d’émettre, dans le cadre d’une gouvernance ouverte sur la société civile, les quantités nécessaires de monnaie centrale (des euros fongibles avec ceux de la BCE et du circuit bancaire classique) pour remplir des missions d’intérêt général fixées démocratiquement. La décision d’émission consisterait à émettre de la monnaie que la banque centrale mettrait à disposition de la Caisse du développement durable, organe d’exécution, pour la réalisation des missions qui lui sont assignées sans la moindre obligation de remboursement ni charge d’intérêt.</p>
<p>Cette émission monétaire serait la traduction pure et simple de l’expression d’une volonté politique démocratique (d’où l’expression « mode volontaire de création monétaire »). Elle serait ainsi directement affectée aux objectifs d’intérêt général, aux biens communs et aux biens publics, sans contrepartie comptable exigible, ni remboursement, ni intérêt. Ce mécanisme échappe totalement aux mécanismes bancaires classiques (émission par le crédit ou par acquisition de titres), puisqu’il s’agit en réalité d’une subvention. […] Mise en circulation par des subventions, la monnaie volontaire serait donc entièrement désencastrée de la dette et des mécanismes classiques du marché bancaire, pour être affectée à des objectifs de bien commun. […]</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-bce-peut-enfin-verdir-sa-politique-monetaire-152117">Comment la BCE peut (enfin) verdir sa politique monétaire</a>
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<p>L’institution monétaire, démocratisée, pourrait équilibrer les objectifs sociétaux, permettant la réalisation d’objectifs privés, sous le signe de la rentabilité financière, financés par les modes bancaires de création monétaire, d’une part, et la réalisation d’objectifs collectifs, par le mode volontaire de création monétaire, sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie, d’autre part. On atteindrait de la sorte une configuration monétaire mettant en valeur la complémentarité des objectifs marchands et non marchands pour réaliser une forme d’équilibre entre les intérêts individuels et collectifs, entre les intérêts à court terme et à long terme, les intérêts de l’économie et ceux du lien social et de la nature.</p>
<p>Il nous semble que l’instauration d’un mécanisme de monnaie volontaire tracerait le chemin du développement durable en allégeant l’endettement et en se libérant des injonctions de rentabilité financière, de croissance ou de concurrence. C’est un projet de société porté par un projet de monnaie, une monnaie à mission, avec laquelle il deviendrait possible de prendre soin de la planète et de la société, pour un avenir enfin authentiquement social et écologique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220860/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jézabel Couppey-Soubeyran est membre de l'Institut Veblen. Elle a reçu des financements de l'Institut Veblen et de la Chaire énergie et prospérité. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Augustin Sersiron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans le livre « Le Pouvoir de la monnaie », trois économistes proposent un nouveau mode de création monétaire pour répondre aux défis de la bifurcation sociale-écologique. Extraits.Jézabel Couppey-Soubeyran, Maîtresse de conférences en économie, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneAugustin Sersiron, Économiste et philosophe, Institut catholique de Paris (ICP)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2148792023-10-19T20:37:06Z2023-10-19T20:37:06ZRelire Adam Smith aujourd’hui : la « main invisible », une apologie du libéralisme ?<p>Ce doit être l’un des passages les plus connus de <a href="https://editions.flammarion.com/la-richesse-des-nations-1/9782080290472"><em>La Richesse des Nations</em></a> qu’Adam Smith, figure éminente des <a href="https://theconversation.com/topics/lumieres-122555">Lumières</a> écossaises, publie en 1776. Un passage lu et commenté par des générations de lycéens et d’étudiants et dont on convient communément qu’il synthétise, à travers la métaphore de la « main invisible », le libéralisme de Smith en matière économique. Envisageant la manière dont un individu cherche à employer son capital, Smith observe au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_4/2">chapitre 2 du livre IV</a> :</p>
<blockquote>
<p>« En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il n’aspire qu’à son propre gain et, en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n’entrait pas dans ses intentions […]. En poursuivant son intérêt personnel, il contribue souvent plus efficacement à celui de la société, que s’il avait vraiment eu l’intention d’y contribuer. »</p>
</blockquote>
<p>Interpréter ces quelques phrases comme l’expression d’une <a href="https://theconversation.com/topics/liberalisme-22579">position libérale</a> n’est pas sans arguments. Et les lycéens ou étudiants qui se sont aventurés à la mettre en doute n’ont pas toujours convaincu les correcteurs de leurs copies. En discuter pourtant la pertinence fait écho à un débat public à vrai dire jamais interrompu depuis Smith, dans lequel l’idée selon laquelle un marché libéré de contraintes réaliserait les fins les meilleures pour tous vient buter sur la mise en évidence de ses possibles défaillances et insuffisances, qui exigent d’autres moyens d’action.</p>
<h2>La liberté comme agent paradoxal</h2>
<p>Un lecteur déjà convaincu retrouvera dans ces quelques lignes sur la main invisible trois ingrédients qu’on reconnaît habituellement au libéralisme économique : d’abord, la référence à la poursuite exclusive et sans entrave de l’intérêt personnel, qui renvoie à un individu égoïste, étranger à toute considération relative au bien public ou à la simple solidarité avec autrui ; ensuite, l’idée d’un mécanisme, que l’on décrira comme un mécanisme de marché, qui fait se combiner ces multiples égoïsmes pour réaliser le bien de la société ; et enfin, la dissociation entre des intentions explicites (les intérêts personnels) et leurs réalisations inintentionnelles (le bien commun) : personne n’a jamais voulu ce qui se produit et pourtant, le bien de la société émerge comme effet inintentionnel des comportements d’individus qui ne se soucient que d’eux-mêmes.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=731&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551705/original/file-20231003-29-zffmru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=919&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Portrait d’Adam Smith (1723-1790).</span>
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<p>Un pas de plus et nous retrouverions ce qui nous est familier dans le libéralisme économique contemporain, tel qu’il peut être revendiqué par des hommes ou des femmes politiques, ou par des représentants ou représentantes d’institutions nationales ou internationales. Pour que le mécanisme de marché soit effectif et réalise cet optimum économique dont Adam Smith aurait eu l’intuition, encore faut-il que ceux qui en sont les acteurs soient libres d’agir, que rien ne les entrave, ni l’État, ni les syndicats, ni les groupements d’intérêts, ni les traités internationaux. La liberté, ici, apparaît comme une sorte d’agent paradoxal, qui transformerait les appétits triviaux des individus en un bien commun qui n’entrait même pas dans leurs intentions.</p>
<p>Peut-on néanmoins franchir ce pas sans réserve et considérer que c’est Adam Smith qui nous y a conduits, si bien que ces éléments constitutifs du libéralisme aujourd’hui étaient déjà en germe dans son œuvre ? L’importance de ce qu’il désigne comme la « liberté naturelle » est difficilement contestable. Cependant, alors même que son attachement à la dimension politique de la liberté, ce qu’on appellerait le « libéralisme politique », va de soi, sa déclinaison économique, sous forme de « laissez-faire », est beaucoup plus discutable.</p>
<h2>Desserrer les contraintes, non s’abstraire des règlementations</h2>
<p>Il faut en effet faire preuve de prudence au moment d’aborder la métaphore de la « main invisible » telle qu’Adam Smith l’introduit dans la <em>Richesse des Nations</em>. Elle intervient après deux mentions antérieures dans les deux seules autres œuvres que, parmi tous ses écrits, il jugeait dignes de passer à la postérité.</p>
<p>On la rencontre d’abord dans l’<a href="https://books.google.fr/books?id=9TYNAAAAYAAJ&dq=editions%3AUOM39015088436673&lr"><em>Histoire de l’Astronomie</em></a> en 1758, où la main invisible de Jupiter vient, chez les Anciens, rendre compte des irrégularités supposées de la nature comme la foudre ou tout ce qui évoque la colère des dieux. Dans la <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/theorie_sentiments_moraux/T4C23.pdf"><em>Théorie des Sentiments Moraux</em></a> de 1759, elle renvoie à une répartition qu’engendre le désir, qu’il juge insatiable, des plus riches pour les mets les plus raffinés. L’effet de ce désir serait, en dépit des inégalités, de remplir les estomacs de chacun, pauvre ou riche.</p>
<p>Dans la <em>Richesse des Nations</em>, elle apparaît à l’occasion de la discussion des restrictions imposées à l’importation de marchandises pouvant faire l’objet d’une production domestique. La liberté qui l’accompagne n’est alors pas celle que dénonceront ceux qui y verront, du milieu du XIX<sup>e</sup> siècle au début de la Première Guerre mondiale, selon le mot prêté à Marx ou à Jaurès (parmi d’autres), la liberté du « renard libre dans un poulailler libre ». Elle renvoie chez Smith à la fin de prérogatives garanties par la législation qui régit les transactions économiques et les rapports sociaux. Face aux privilèges et aux corporations, face à la persistance du travail asservi, face au repli domestique, il suggère que le démantèlement du système économique qui les autorise n’ouvre la voie à aucune catastrophe, bien au contraire. Ce système, dont on lui doit précisément d’avoir compris la spécificité, sera désigné après lui comme « mercantiliste ».</p>
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<p>Il en résulte une compréhension de la liberté en matière économique assez étrangère à sa systématisation libérale. Si elle partage avec son acception contemporaine la reconnaissance de forces puissantes engendrées par la recherche de l’intérêt individuel, elle ne les fétichise pas. La liberté, chez Smith, permet de desserrer certaines contraintes, non de s’abstraire de toute règlementation. Il le montre sur des questions de politique fiscale, de politique monétaire, ou en matière d’éducation. Mais là où c’est le plus visible, c’est lorsqu’il envisage la question des salaires.</p>
<h2>Des mécanismes inefficaces avec des individus libres d’agir</h2>
<p>L’attention que l’auteur de la <em>Richesse des Nations</em> porte aux inégalités de revenus et aux politiques qui permettraient de les réduire est éloquente. Après avoir examiné les conséquences d’une amélioration de la situation des « plus basses classes » de la société, il conclut au <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations/Livre_1/8">chapitre 8 du livre I</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Aucune société ne peut être assurément florissante et heureuse lorsque la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. Ce n’est que justice, d’ailleurs, que ceux qui nourrissent, habillent et logent l’ensemble du peuple, aient une part du produit de leur propre travail telle qu’ils puissent être eux-mêmes décemment nourris, habillés et logés. »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1396031373828296705"}"></div></p>
<p>Et lorsqu’il se demande comment ces salaires sont fixés, il ne dissimule pas le peu de confiance qu’il porte aux effets d’un mécanisme de marché non régulé. Non parce que celui-ci serait par nature inefficace, mais parce qu’il peut être entravé par certains de ses acteurs si on les laisse libres d’agir. Aux yeux de Smith, ce ne sont pas les coalitions ouvrières qui sont en cause, mais « les maîtres qui font entre eux des complots particuliers » pour réduire les salaires. Lorsqu’il décrit la réaction, parfois extrême, des salariés, il est là encore difficile de voir dans ses propos l’expression d’un libéralisme sans entrave :</p>
<blockquote>
<p>« Ils sont désespérés, et agissent avec la fureur et l’extravagance d’hommes désespérés, réduits soit à mourir de faim, soit à arracher à leurs maîtres, par la terreur, une satisfaction immédiate de leurs exigences. »</p>
</blockquote>
<h2>Faire plus et mieux</h2>
<p>On comprend alors que lire dans la main invisible une apologie du libéralisme n’est pas aussi évident qu’il y paraissait. La liberté qu’elle entend promouvoir est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges. Elle n’empêche pas de légiférer, d’administrer, de mettre en place des mécanismes incitatifs ou de prélever un impôt. Et ceci pour assurer des fonctions régaliennes qui incombent à l’État, corriger des injustices, compenser des handicaps, réduire des distorsions, se garantir contre les positions dominantes, pallier les défaillances du marché ou répondre aux asymétries d’informations. Il ne s’agit pas de dire que les forces engendrées par la poursuite de l’intérêt privé sont systématiquement inefficaces ou perverses – bien qu’elles puissent l’être – mais plutôt qu’il peut être opportun de les réguler ou d’en orienter l’usage, de ne pas en être les serviteurs impuissants et aveugles.</p>
<p>Relire, aujourd’hui, ce que Smith écrivait hier sur la main invisible et sur ce qui l’entoure, ce n’est pas seulement rendre justice à un propos ancien en montrant que la signification de cette métaphore est moins convenue que ce qu’il y paraissait. Depuis le renouveau qui a accompagné il y a une cinquantaine d’années, la première édition scientifique des œuvres complètes d’Adam Smith, dite <a href="https://global.oup.com/academic/content/series/g/glasgow-edition-of-the-works-of-adam-smith-gles/?cc=fr&lang=en&">« Édition de Glasgow »</a>, à l’occasion du bicentenaire de la publication de la <em>Richesse des Nations</em>, des générations d’historiennes et historiens de la pensée économique s’y sont employés – comme en témoignent, aujourd’hui encore, les travaux de nombreux chercheurs et chercheuses que j’ai pu rencontrer à <a href="https://phare.pantheonsorbonne.fr/">PHARE</a>, au sein de l’<a href="https://www.pantheonsorbonne.fr/">Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne</a>. Au-delà des caricatures, ils montrent à quel point elle se distingue, par exemple, de cette sacralisation du laissez-faire que l’on rencontre, au siècle suivant, chez les libéraux français comme <a href="http://bastiat.org/">Frédéric Bastiat</a>.</p>
<p>Relire Smith, c’est aussi reconnaître que le message qu’on a voulu lui faire transmettre sur notre monde, aujourd’hui, doit être nuancé : la liberté de choisir, d’échanger et d’entreprendre, pourquoi pas ? Sauf lorsqu’elle se fourvoie et que l’on a de bonnes raisons de penser que, pour le bien commun, on peut décidément faire plus et mieux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214879/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>André Lapidus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sans doute que la liberté promue par Adam Smith et la « main invisible » est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges, pas celle qui empêche de légiférer et de prélever un impôt.André Lapidus, Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2140072023-09-21T16:29:30Z2023-09-21T16:29:30ZAssiste-t-on réellement au « retour » du protectionnisme ?<p>La mondialisation néolibérale semble aujourd’hui se transformer sous l’effet d’un renforcement des mesures protectionnistes, à l’image de <a href="https://theconversation.com/inflation-reduction-act-comment-lunion-europeenne-peut-elle-repondre-aux-incitations-fiscales-americaines-201425">l’Inflation Reduction Act</a> américain adopté en 2022 ou des <a href="https://theconversation.com/batteries-lue-cherche-lequilibre-entre-ouverture-aux-marches-et-souverainete-technologique-210005">velléités européennes de relocalisation</a>. Cependant, plus que de prophétiser un « retour » du protectionnisme, il s’agit de s’interroger sur la présence, ou non, d’un « moment » protectionniste, c’est-à-dire de l’existence d’un <a href="https://archive-ouverte.unige.ch/unige:161572">bloc social</a> favorable à la protection du marché intérieur face aux méfaits du libre-échange, pilier du commerce international depuis les années 1970.</p>
<p>Le cas de la France est dès lors éclairant. Depuis le début du XIX<sup>e</sup> siècle, le pays a en effet alterné des périodes que l’on qualifie de libre-échangistes, tout autant que des périodes plus protectionnistes. L’historique des compromis institutionnels et sociopolitiques qui ont installé le protectionnisme en France à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, que nous avons analysé dans nos <a href="https://ideas.repec.org/f/pch1140.html">recherches</a>, nous permettra d’éclairer la réalité contemporaine.</p>
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<img alt="Portrait de Jules Méline" src="https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=865&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1088&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1088&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/549326/original/file-20230920-29-ao3hss.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1088&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jules Méline a mis en place une hausse des droits de douane en 1892 qui marqua un virage protectionniste de la France.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:M%C3%A9line,_Jules,_1915,_agence_Meurisse,_BNF_Gallica.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<h2>Un virage protectionniste à la fin du XIXᵉ siècle</h2>
<p>Cette alternance est particulièrement visible à partir des années 1870, période à laquelle les droits de douane remontent peu à peu. Si la parenthèse libre-échangiste (1850-1878) couronnée par la signature du traité de commerce avec l’Angleterre (<a href="https://www.herodote.net/23_janvier_1860-evenement-18600123.php">traité Cobden-Chevallier</a>) abaisse le droit de douane moyen de 16 % en 1850 à 3,70 % en 1868, celui-ci remonte de façon régulière jusqu’à atteindre 12,27 % en 1894, après l’application du <a href="https://www.herodote.net/almanach-ID-2999.php">« tarif Méline »</a> instauré en 1892 par le président de la commission des douanes de la Chambre des députés du même nom.</p>
<p>Pour installer ce régime protectionniste, il a fallu que les défenseurs des tarifs trouvent une coalition sociopolitique suffisamment large pour convaincre le gouvernement d’abandonner les principes du commerce sans entraves. Or, sous la III<sup>e</sup> République, un mouvement s’est structuré avec la réunion de différentes associations protectionnistes sous une seule et même bannière, celle de <a href="https://recherche-anmt.culture.gouv.fr/ark:/60879/786195">l’Association de l’industrie et de l’agriculture française</a> (AIAF).</p>
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<p>Pensée comme un véritable groupe de pression, cette association qui regroupe les industriels des industries lourdes, mines, métallurgie et de la construction ainsi que certaines industries textiles, les agriculteurs (exportateurs ou non) va expérimenter différentes formes de lobbying : création de journaux, formation d’élites intellectuelles (dont des économistes), élection de députés favorables à la protection, etc.</p>
<p>Il est intéressant de noter que le mouvement protectionniste français va réussir à imposer un récit qui embrasse les intérêts du travail et ceux du capital. Face à la concurrence internationale qui s’intensifie, les industries déclinantes et en difficultés se tournent vers l’État pour survivre et sauvegarder leurs profits. Du point de vue du travail, l’accent est mis sur la nécessité de préserver l’emploi national et le savoir-faire français.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Image extraite du livre « Les merveilles de l’industrie ou, Description des principales industries modernes », par Louis Figuier (1877)" src="https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=527&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=527&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/549365/original/file-20230920-15-9vtqg4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=527&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les industriels ont joué un rôle essentiel dans la structuration du bloc protectionniste à la fin du XIXᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/fdctsevilla/4726596383/">« Les merveilles de l’industrie ou, Description des principales industries modernes », par Louis Figuier (1877)/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Les défenseurs du protectionnisme français ont ainsi réussi à faire émerger un bloc social suffisamment puissant pour déterminer la politique commerciale française au cours de la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle. Ce compromis protectionniste perdurera jusqu’à la fin de la IV<sup>e</sup> république, avant d’être progressivement remplacé par un compromis libre-échangiste au tournant des années 1970, la période des Trente Glorieuses se caractérisant par un régime mixte.</p>
<h2>Vers un nouveau « moment » protectionniste ?</h2>
<p>Il y a 50 ans, la France s’engageait en effet pleinement dans le régime libre-échangiste imposé par les grandes institutions internationales, soutenu par un bloc social majoritaire et rendu nécessaire par la construction d’une Union européenne d’inspiration libérale. Or, aujourd’hui, il semble que nous assistons à une recomposition d’un bloc sociopolitique favorable à davantage de protection, ce qui pourrait refermer la parenthèse ouverte dans les années 1970.</p>
<p>Ainsi, selon un sondage OpinionWay en 2020, 60 % des Français interrogés se déclarent favorables au protectionnisme. Certes, il existe sans doute un effet Covid, mais les délocalisations, les pertes d’emplois industriels ou encore le déclassement d’une partie de la main-d’œuvre française représentent désormais un coût trop lourd à payer.</p>
<p>La nouveauté de ce bloc favorable au protectionnisme est qu’il s’articule aux crises écologiques, qui concernent tout le monde. Ainsi, les intérêts – ou du moins les aspirations – des citoyens et citoyennes sont pris dans leur ensemble, c’est-à-dire en leur qualité de travailleurs tout autant que de citoyens ou consommateurs.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1315896929855905793"}"></div></p>
<p>Face à la crise écologique, ce sont donc les demandes de circuit-court ainsi que de normes de production française ou européenne qui émergent. Du moins, de la part de la classe moyenne et supérieure, les ménages les plus fragiles restant bloqués dans le cercle vicieux néolibéral des salaires bas ne permettant qu’une consommation à prix « cassés ».</p>
<p>Du côté des entreprises, leur rationalité économique les a rapidement fait surfer sur la vague du « made in France » et les possibilités offertes de (certes plus ou moins sincèrement) verdir leur image. Pour les plus grandes organisations, au-delà de l’opportunisme que peut représenter la conversion au protectionnisme ou, tout du moins à la relocalisation, en matière de part de marché et d’aides publiques, c’est surtout les blocages de la mondialisation néolibérale qui ont ralenti leurs élans libre-échangistes. Produire étant prévoir, l’un des moteurs d’une économie en bonne santé est donc la confiance.</p>
<h2>Une demande de protection face à l’incertitude</h2>
<p>Ainsi, le blocage des chaines de valeur mondiales, la hausse des prix de l’énergie ou des intrants, le renforcement du protectionnisme aux États-Unis ou en Chine constituent autant d’arguments en faveur d’une relocalisation des activités productives. La recherche d’une certaine forme de protection face aux aléas de la mondialisation répond à la volonté de sécuriser les investissements (productifs ou financiers), de se soustraire à l’interdépendance des systèmes de production. Donc, <em>in fine</em>, de protéger le profit.</p>
<p>Parmi les incertitudes figure également la crise climatique. Tout comme les grands patrons au XIX<sup>e</sup> siècle craignaient une révolte sociale de grande ampleur, il n’est en effet pas exclu que le capital craigne désormais une crise majeure qui en plus des menaces concrètes sur la vie humaine pourrait alimenter une nouvelle crise sociale dans laquelle les <a href="https://theconversation.com/reveil-ecologique-des-grandes-ecoles-ce-que-nous-ont-appris-les-discours-de-jeunes-diplomes-196263">« vocations » des travailleurs à alimenter le capitalisme s’effondrerait</a>.</p>
<p>Les derniers maillons de ce bloc social favorable (du moins en partie) au protectionnisme se composent des décideurs politiques. Les relocalisations et la réindustrialisation passent en effet nécessairement par du protectionnisme. Par conséquent, si le terme même de protectionnisme n’est jamais utilisé, le discours politique dominant s’infléchit et considère la possibilité de ne pas respecter béatement les dogmes libre-échangistes.</p>
<p>Il semble donc que nous assistons à l’émergence et la progression d’un moment favorable au protectionnisme, notamment en France. Les classes moyennes et intellectuelles supérieures rejoignent les classes ouvrières (dont l’emploi est délocalisable) dans la défense du « faire français ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214007/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Léo Charles ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comme à la fin du XIXᵉ siècle, un bloc sociopolitique opposé au libre-échange émerge en France.Léo Charles, Maître de conférences spécialiste d'histoire économique, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2043992023-04-27T17:59:12Z2023-04-27T17:59:12ZFaillites bancaires : à la fin du XIXᵉ siècle, une plus grande sévérité à l’égard des dirigeants<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/522615/original/file-20230424-28-dyzuta.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=87%2C96%2C850%2C564&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Carte postale représentant l’agence du Comptoir national d’escompte de Paris à Épinal (Vosges).
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Carte_postale,_Comptoir_national_d%27Escompte_de_Paris,_Agence_d%27Épinal,_2,_Rue_du_Collège_2.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Mi-mars, en l’espace de quelques jours, trois banques américaines « moyennes » mais vite requalifiées en « systémiques », <a href="https://theconversation.com/fr/topics/silicon-valley-bank-135407">Silicon Valley Bank</a> (SVB), Silvergate et Signature ont fait défaut. Dans la foulée en Europe, le colosse Credit Suisse est racheté en urgence par sa rivale UBS.</p>
<p>Les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/dirigeants-62811">dirigeants</a> de ces banques ont alors été accusés d’avoir caché la situation de leurs institutions ainsi que d’avoir encaissé bonus et stock-options jusqu’à la veille de l’annonce des difficultés. La Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme boursier américain, et le département de la Justice (DOJ) ont ainsi lancé des <a href="https://siecledigital.fr/2023/03/16/etats-unis-deux-enquetes-lancees-sur-la-chute-de-la-silicon-valley-bank/">enquêtes</a> visant notamment Greg Becker, PDG de SBV depuis 12 ans et Daniel Beck, son directeur financier depuis 6 ans, qui ont respectivement vendu environ 2,3 millions et 575 000 de dollars d’actions juste avant la mise sous tutelle.</p>
<p>Les dirigeants de Signature Bank étaient eux déjà accusés de faciliter le <a href="https://www.cryptoastuces.fr/signature-bank-accusee-blanchiment-argent">blanchiment d’argent</a> de leurs clients. Enfin, le Credit Suisse a été au cœur de nombreux scandales scandés par les démissions, plus au moins forcées, de ses dirigeants. Au début du mois de mars, la Securities and Exchange Commission et les commissaires aux comptes ont <a href="https://www.letemps.ch/economie/finance/credit-suisse-admet-faiblesses-controles-internes">âprement critiqué les contrôles internes</a> de la banque.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/credit-suisse-les-lecons-dune-lente-descente-aux-enfers-202363">Credit Suisse : les leçons d’une lente descente aux enfers</a>
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<p>Que risquent désormais les dirigeants ? En attendant les décisions de justice, on peut déjà souligner que, depuis de nombreuses années, les dirigeants et les administrateurs des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-22013">banques</a> en difficulté restent relativement épargnés. Rien à voir en tous cas avec ce qui se passait en France à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, une période qui fait l’objet de nos <a href="https://www.nber.org/papers/w20083">recherches</a>.</p>
<h2>Peines sévères</h2>
<p>Il fut en effet un temps où les plus fervents défenseurs du capitalisme eux-mêmes considéraient que la responsabilité personnelle des dirigeants, et des administrateurs chargés de les contrôler, était la principale garantie de leur bon comportement. Leur responsabilité financière, d’abord : elle conduisait nombre de très grandes entreprises à prendre la forme de sociétés en commandite, où le dirigeant était un actionnaire important à la responsabilité illimitée pour les dettes de l’entreprise. Leur responsabilité pénale et civile, ensuite, pour des délits ou des crimes (la banqueroute frauduleuse en est un) qui étaient caractérisés par la prise de risques non statutaires, l’accaparement d’un marché ou la présentation de bilans insincères, aggravés par l’intention frauduleuse.</p>
<p>En France, ces comportements ont ainsi été durablement réfrénés par les réponses apportées à quelques crises dramatiques à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, une période où la régulation et les régulateurs bancaires n’existaient pas encore. En 1889, le Comptoir d’escompte de Paris finance et garantit sans compter une tentative d’accaparement du marché mondial du cuivre montée par la Société des métaux et un groupe de banquiers privés. Grâce à sa position centrale sur la place de Paris et à sa réputation, le Comptoir compromet dans cette affaire jusqu’à des régents de la Banque de France.</p>
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<p>Quand la situation est révélée et que le suicide du directeur général du Comptoir en manifeste la gravité, l’État décide d’intervenir. Il ne l’avait pas fait en 1882 lors de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/faillite-50312">faillite</a> de l’Union générale (également une des plus grandes banques du pays), mais la dépression économique qui avait suivi lui reste en mémoire. Plus préoccupant peut-être encore, la crise politique boulangiste est à son paroxysme et une <a href="https://theconversation.com/des-paniques-bancaires-sont-elles-toujours-a-craindre-195066">panique bancaire</a> pourrait conduire à un danger pour la démocratie, à l’heure même où l’on célèbre le centenaire de la Révolution par une Exposition universelle.</p>
<p>L’État dès lors ne se contente pas d’imposer à la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-de-france-66374">Banque de France</a> de fournir toute la liquidité nécessaire par une interprétation très libre de ses statuts : elle impose aux autres banquiers impliqués de garantir les pertes que la Banque centrale pourrait subir.</p>
<p>De surcroît, des poursuites civiles et pénales sont engagées contre les administrateurs et les dirigeants des sociétés impliquées, tant par leurs liquidateurs que par des actionnaires et par le procureur de la République. Ils sont condamnés à des peines sévères : la prison parfois, la ruine par des dommages-intérêts extrêmement élevés dans la plupart des cas : les administrateurs du Comptoir paient 24 millions (l’équivalent de plusieurs milliards aujourd’hui), sans compter leur président qui y perd sa propre banque privée comme ses propriétés familiales. Les administrateurs et censeurs de la Compagnie des métaux paient 50 millions. Des héritiers refuseront leurs successions tant elles seront encore grevées de dettes.</p>
<h2>Stabilité sans régulation</h2>
<p>En 1891, une autre banque entre en crise, la Société de dépôts et de comptes courants. Celle-ci, depuis des années, prend des risques considérables où les intérêts privés de certains administrateurs et dirigeants se mêlent à ceux de la banque. Les rumeurs enflent quand des affaires qui impliquent la banque et ses dirigeants sont jugées par les tribunaux qui en engagent la responsabilité financière.</p>
<p>En outre, l’un des principaux actionnaires et débiteurs de la Société des Dépôts – l’architecte-entrepreneur qui vient de rénover la Bourse de Commerce de Paris – fait faillite en laissant un passif astronomique en bonne partie dû à la banque. Ce n’est que par des manipulations comptables et un syndicat de soutien des cours, financé avec l’argent de la banque, qu’elle demeure debout.</p>
<p>La tentative de fusion avec une autre banque alarme d’ailleurs les déposants. Lors de l’épisode de panique bancaire qui s’ensuit, le gouvernement agit comme en 1889 : il organise le sauvetage par la Banque de France et contraint les institutions et les personnes qui avaient une part de responsabilité dans la crise à garantir les pertes éventuelles. De nouveau, des procès commerciaux, civils et pénaux <a href="https://businesshistory.sciencesconf.org/data/pages/CongresHistoire_PROGRAMME_print.pdf">sanctionnent sévèrement les responsables</a>.</p>
<p>Ces deux cas, coup sur coup, ont montré que même en l’absence de régulation bancaire, la stabilité financière peut être obtenue si les dérives sont fortement sanctionnées. De fait, il n’y eut plus de crises bancaires systémiques en France jusqu’à la Première Guerre mondiale.</p>
<h2>Les comportements individuels aujourd’hui dépassés ?</h2>
<p>Comment s’explique la différence de réaction des autorités tant étatiques que judiciaires entre le dernier XIX<sup>e</sup> et le début du XXI<sup>e</sup> siècle ? La littérature n’a pas vraiment exploré cette question. On peut néanmoins penser que la succession de crises majeures d’origine politique, comme les guerres mondiales, ou d’origine macroéconomique, comme les désordres monétaires pendant l’entre-deux-guerres, peut avoir amené la société à considérer les crises comme dépassant la responsabilité d’individus. L’idée même de cycles ou de fluctuations macroéconomiques suggère en effet que leurs raisons sont structurelles et dépassent les comportements individuels.</p>
<p>Pourtant, la littérature montre que les prises de risque abusives, voire les détournements des ressources de banques par leur direction, notamment à la suite de l’exploitation de conflits d’intérêts <a href="https://web.williams.edu/Economics/wp/caprioBankingCrises.pdf">sont à l’origine de très nombreuses crises bancaires</a>. Il peut s’agir de dépôts qui n’ont pas été enregistrés en tant que tels pour en disposer plus librement, de dépôts utilisés pour financer des actifs très risqués en jouant sur l’opacité des bilans bancaires jusqu’à l’<em>asset substitution</em> et à l’<em>insider lending</em>, à savoir le financement d’opérations très risquées entreprises, parfois en leur propre compte, par les dirigeants bancaires. Il peut aussi s’agir d’excès d’optimisme qui se diffusent par la simple observation du comportement des pairs et enclenchent des prises de risque excessives.</p>
<p>À défaut d’une régulation bancaire plus stricte, potentiellement préventive mais à laquelle l’hostilité des banquiers et la concurrence entre états font obstacle, l’approche classique du droit des faillites pourrait être encore utile aujourd’hui, puisque sans s’interdire de considérer les circonstances atténuantes fournies par la conjoncture, elle ne manquait jamais de rappeler avec force les responsabilités qui vont avec les pouvoirs des dirigeants auxquels particuliers et entreprises confient leur argent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204399/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>En 1889 et 1891, les dérives financières de deux établissements ont entraîné de lourdes amendes et des peines de prison, évitant par la suite toute faillite jusqu’à la Première Guerre mondiale.Angelo Riva, Economiste, Professeur affilié à PSE-Ecole d'Economie de Paris, professeur de finance, EBS Paris Pierre-Cyrille Hautcoeur, Économiste et historien, directeur de recherches au CNRS, professeur à l’Ecole d’économie de Paris et directeur d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1953822022-12-08T19:25:05Z2022-12-08T19:25:05ZRéformes économiques et politiques : sur les traces de Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801)<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/497586/original/file-20221128-12-8o2jxl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=247%2C8%2C892%2C671&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Peinture d’un village en arrière-plan d’un moulin reflétant l’activité économique du XVIII<sup>e</sup> siècle, époque des «&nbsp;physiocrates&nbsp;».
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.geneawiki.com/index.php?title=Fichier:Moulin_ancien_eau.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Au début de la seconde moitié du XVIII<sup>e</sup> siècle se constitue la première véritable école de pensée économique autour du docteur <a href="https://www.pourleco.com/la-galerie-des-economistes/francois-quesnay-fondateur-de-la-pensee-economique-moderne">François Quesnay</a> (notamment médecin de la marquise de Pompadour) avec, comme membres principaux, <a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/39090">Victor Riqueti marquis de Mirabeau</a> (père du futur tribun révolutionnaire), <a href="https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/278-pierre-dupont-de-nemours">Pierre Samuel Du Pont de Nemours</a>, l’abbé <a href="https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/041-nicolas-baudeau">Nicolas Baudeau</a> et Paul Pierre Lemercier de la Rivière.</p>
<p>L’école dite des <em>Économistes</em> ou encore <a href="https://ses.ens-lyon.fr/articles/les-grands-themes-25510"><em>physiocratie</em></a> milite activement pour la liberté du commerce et des réformes politiques propres à neutraliser l’arbitraire monarchique. Son impact sur les milieux intellectuels et l’opinion publique est fort grâce à activité de ses membres dans les <a href="https://youtu.be/FiorpGPRtJo">salons</a> et par l’organe de presse qui lui permet de diffuser ses analyses et revendications : les <a href="https://www.bernard-herencia.com/ephemerides/"><em>Éphémérides du citoyen</em></a>, animé, selon les époques, par Baudeau ou par Du Pont de Nemours.</p>
<h2>Juriste, administrateur, conseiller et publiciste</h2>
<p>Si la majeure partie des membres de ce groupe est strictement constituée de théoriciens ou de vulgarisateurs, <a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/">Lemercier de la Rivière</a>, juriste de formation, est le seul à bénéficier d’une véritable expérience pratique. Il est successivement intendant des Iles-du-Vent en Polynésie puis de la Martinique, prise en 1762 par la flotte anglaise lors de la guerre de <a href="https://www.herodote.net/La_guerre_de_Sept_Ans-synthese-86.php">Sept ans (1756-1763)</a>. Il collabore et finit ensuite par devenir le seul membre actif du Comité de législation des colonies dans les années 1780.</p>
<p>Parallèlement à ces expériences d’administrateur et d’expert, il mène une carrière de publiciste entre 1765 et 1792. Sa stature intellectuelle est telle qu’il est à l’occasion consulté par des princes (<a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1957/03/FLORENNE/22088">Catherine II</a> au moment où elle prépare son <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Nakaz">Nakaz</a> et <a href="https://www.cosmovisions.com/GustaveIIISuede.htm">Gustave III</a> de Suède, en 1775, en matière d’instruction publique) ou par des politiques : il est ainsi, en même temps que l’abbé <a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/38948">Gabriel Bonnot de Mably</a> et <a href="https://www.les-philosophes.fr/auteur-rousseau.html">Jean-Jacques Rousseau</a>, consulté par des députés polonais pour préparer un projet de constitution à la veille du <a href="https://histoiresduniversites.wordpress.com/2022/02/18/la-pologne-partagee-177217931795/">premier partage du territoire polonais</a> entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. En 1774, le contrôle général lui échappe et <a href="https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grands-personnages/turgot">Anne Robert Jacques Turgot</a>, un sympathisant des physiocrates, est nommé à ce poste.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497374/original/file-20221125-14-aq93qc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=374&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La prise de la Martinique en février 1762 par la flotte anglaise, lors de la guerre de Sept Ans.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Invasion_de_la_Martinique_%281762%29#/media/Fichier:La_prise_de_la_Martinique_en_février_1762_par_les_Anglais.jpg">Wikimedia comons</a></span>
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</figure>
<p>Lemercier de la Rivière est d’abord un théoricien économique de haut niveau qui expose et développe la pensée du groupe de Quesnay dont le maître ne diffuse sa pensée qu’à travers des publications courtes et souvent difficiles à relier (des articles pour <a href="https://gallica.bnf.fr/conseils/content/lencyclop%C3%A9die-de-diderot-et-d%E2%80%99alembert">l’<em>Encyclopédie</em> de Diderot et d’Alembert</a> ou encore pour les <em>Éphémérides du citoyen</em>).</p>
<p>Avec Lemercier de la Rivière, les physiocrates disposent d’un publiciste capable d’articuler leurs principales positions dans de longs ouvrages : <em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em> (1767), ou encore <a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/"><em>L’Intérêt général de l’État</em></a> (1770). Le premier associe analyses et propositions économiques et politiques tandis que le second développe la liaison entre liberté du marché et droit de propriété (dont le physiocrate fait la base de toute la société et du politique). C’est surtout <em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em> qui va rendre célèbre Lemercier de la Rivière et susciter l’intérêt de Catherine II et de Gustave III. L’ouvrage est même salué, outre-Manche, par l’économiste <a href="http://agora.qc.ca/dossiers/adam_smith">Adam Smith, père de la l’économie politique classique</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497375/original/file-20221125-20-fk9xi5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques</em>, 1767.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Paul_Lemercier_de_La_Rivière_de_Saint-Médard#/media/Fichier:Mercier_de_La_Rivière_-_Ordre_naturel_et_essentiel_des_sociétés_politiques,_1767_-_5679025.tif">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Dans le même temps, le livre provoque la polémique et alimente la presse et les salons car l’auteur y développe le volet politique de l’École avec le concept de <em>despotisme légal</em> qui attire les critiques de Rousseau ou encore de Mably. L’expression, en forme d’oxymore, suscite le rejet alors que Lemercier de la Rivière ne recherche qu’à exprimer l’idée qui lui tient à cœur : la loi (naturelle) doit s’imposer à tous, monarque compris, et les magistrats ont pour mission de la traduire dans le droit positif. Le projet de Lemercier de la Rivière n’a donc pas d’autre objectif que de démontrer la nécessité de contrer l’arbitraire royal par l’édification d’un véritable état de droit.</p>
<p>Une autre de ses positions fortes a fait l’objet de vives critiques : la réunion du législatif et de l’exécutif, en argumentant sur l’impossibilité technique et morale de faire les lois sans disposer du pouvoir de les faire appliquer ou de disposer d’une force publique déconnectée de la loi. Cette position choque évidemment les contemporains imprégnés des recommandations de <a href="https://la-philosophie.com/montesquieu-la-separation-des-pouvoirs">Charles Louis de Montesquieu sur la distribution des pouvoirs</a>. Cependant, les analyses des deux hommes se rejoignent sur un point fondamental : le pouvoir judiciaire doit rester indépendant.</p>
<h2>Une « branche à part » de la physiocratie</h2>
<p>Jusqu’à la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière multiplie les publications pour démontrer le bien-fondé de ses positions politiques mais il renonce à l’utilisation de l’expression « despotisme légal ». Dans les années 1770, il publie deux abrégés de ce qui est perçu comme la <em>doctrine</em> physiocratique (<a href="https://www.bernard-herencia.com/lemercier-riviere/"><em>De l’Instruction publique</em> et <em>Lettre sur les économistes</em></a>) et articule sa pensée à partir du triptyque propriété-sûreté-liberté. Il consacre les années 1780 à travailler pour la codification des lois et règlements coloniaux pour le Comité de législation des colonies.</p>
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<p>Rendu à la vie civile, il va, dans les mois précédents la Révolution et durant les premiers temps révolutionnaires, publier à nouveau (en 1788 et 1789) pour proposer ce qu’il appelle un « canevas constitutionnel ». Ce projet de constitution est assorti de propositions tout à fait détaillées pour la mise en place d’un contrôle constitutionnel par un corps de magistrats indépendant du roi : c’est une démarche tout à fait inédite et moderne que ne retiendront pas les députés aux assemblées révolutionnaires.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=107%2C9%2C1149%2C822&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=107%2C9%2C1149%2C822&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=390&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/497372/original/file-20221125-14773-ulrel2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=491&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les derniers travaux de Lemercier de la Rivière lui ont sans doute permis d’échapper à la Terreur révolutionnaire (ici, exécution de partisans du chef des révolutionnaires Robespierre en 1794)… .</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Execution_robespierre,_saint_just....jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>À la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière, retiré dans le sud parisien (pour la pureté de son air), désabusé par le manque d’audience de son œuvre, conscient qu’il ne sera plus appelé pour assurer une quelconque responsabilité politique, décide de livrer une dernière fois au public ses recommandations économiques et politiques.</p>
<p>Il les habille, et cela lui permet certainement d’échapper à la <a href="https://www.herodote.net/10_juin_1794-evenement-17940610.php">Terreur</a> révolutionnaire, d’un exposé composé, comme <a href="https://www.lhistoire.fr/classique/%C2%AB-lutopie-%C2%BB-de-thomas-more">l’<em>Utopie</em> de Thomas More</a>, d’un volet décrivant les mœurs sociales et politiques du peuple imaginaire de la Félicie suivi d’un volet proposant un exposé moral et philosophique justifiant l’organisation politique de ce royaume fictif.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-breve-histoire-de-lutopie-126538">Une brève histoire de l’utopie</a>
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<p>Dans ce dernier ouvrage, ses positions politiques sont le plus souvent consolidées ou complétées. Cependant, Lemercier de la Rivière prend de la distance sur le plan économique avec la physiocratie de sa jeunesse : il réclame une liberté économique associée à un protectionnisme sélectif ou encore une planification de certaines productions estimées comme particulièrement stratégiques. Il a cependant montré qu’il était le plus politique des physiocrates, ce pour quoi Turgot écrivait de lui qu’il constituait une « branche à part » de la physiocratie.</p>
<p>Au fil de son œuvre, il est possible de découvrir de nombreux éléments embryonnaires d’analyses que la science économie développera souvent de nombreuses décennies plus tard : ainsi en est-il de la rente différentielle (<a href="https://books.openedition.org/psorbonne/36958?lang=fr">David Ricardo</a>), du multiplicateur (<a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2006/03/10/richard-kahn-l-inspirateur-du-multiplicateur-keynesien_747811_3234.html">Richard Kahn</a> et <a href="https://partageonsleco.com/2021/11/02/le-multiplicateur-keynesien-fiche-concept/">John Maynard Keynes</a>) ou encore de la modélisation économique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195382/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Herencia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cet juriste et publiciste influent du XVIIIᵉ siècle, opposé à l’arbitraire royal, a montré dans ses travaux que les réformes économiques et politiques restaient indissociables.Bernard Herencia, Maître de conférences, chercheur en histoire de la pensée économique, Université Gustave EiffelLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1953442022-12-01T17:24:14Z2022-12-01T17:24:14ZDeux conceptions de l’entreprise « responsable » : Friedman contre Freeman<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/497341/original/file-20221125-17-jnwjk1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C8%2C1187%2C772&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pour Milton Friedman (à gauche) la responsabilité sociale des entreprises est «&nbsp;d’accroître leurs profits&nbsp;». Pour Edward Freeman, le capitalisme est contraint de prendre en compte toutes «&nbsp;les parties prenantes&nbsp;».
</span> <span class="attribution"><span class="source">Montage Wikimedia commons / University of Virginia</span></span></figcaption></figure><p>Dans la littérature sur la gouvernance d’entreprise, deux principes s’opposent : celui énoncé par l’économiste Milton Friedman en 1970, dans un célèbre article intitulé <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-540-70818-6_14"><em>The social responsability of business is to increase its profits</em></a> (« La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits »<em>)</em>, à celui proposé près de 40 ans plus tard par les universitaires Edward Freeman, Kristen Martin, et Bidhan Parmar dans leur article <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1410852"><em>Stakeholder capitalism</em></a> (« Le capitalisme des parties prenantes »).</p>
<p>D’un côté, Milton Friedman, qui a été brillamment <a href="https://www.researchgate.net/publication/273202727_Qu%27est-ce_que_l%27ethique_des_affaires">traduit en français</a> par Alain Anquetil, affirme que la poursuite des intérêts égoïstes des actionnaires sera finalement la meilleure contribution possible à la prospérité générale de la nation. De l’autre, le philosophe américain Freeman et ses co-auteurs affirment que le capitalisme ne peut survivre et se légitimer qu’en prenant en compte et en conciliant les intérêts de tous ceux qui sont impactés par l’activité des entreprises. En un mot, pour le bien de l’humanité, les entreprises devraient toutes devenir « socialement responsables ».</p>
<p>Ces doctrines peuvent paraître inconciliables. À lire ce qui s’écrit en France en 2022 et, tout particulièrement depuis la publication de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000037080861/">loi Pacte en 2019</a>, on peut avoir l’impression que cette <a href="https://theconversation.com/fr/topics/loi-pacte-49810">opposition radicale</a> subsiste. En France, les partisans d’un État interventionniste auquel on demande de « réguler » des marchés semblent en outre plus nombreux que les tenants de la ligne de Friedman. Dans ce contexte, on demande aux <a href="https://theconversation.com/fr/topics/entreprises-20563">entreprises</a> de s’autocontrôler et de s’autoréguler.</p>
<p>Le débat gagnerait aujourd’hui à se rééquilibrer, car d’un point de vue analytique, les travaux de Friedman rendent en effet toujours compte de nombreuses pratiques qui persistent dans les entreprises.</p>
<p>L’observation attentive de la conduite des dirigeants, qui fait l’objet de nos <a href="https://www.cairn.info/revue-geneses-2011-4-page-134.htm">recherches ethnographiques</a>, et de la manière dont les décisions se prennent montre même que, partant de prémisses opposées, les partisans de l’une ou l’autre de ces doctrines parviennent, <em>in fine</em>, s’ils sont placés devant les mêmes choix et dans les mêmes circonstances, à des résultats semblables.</p>
<p>Autrement dit, deux doctrines qui paraissent incompatibles et suscitent des mouvements idéologiques d’adhésion pour l’une, et de rejet violent pour l’autre, peuvent aboutir, en pratique et une fois la complexité du réel prise en compte, à des résultats quasi identiques. Les chercheurs disent que, dans ce cas, il y a « <a href="https://www.dunod.com/sciences-techniques/theorie-generale-systemes">équifinalité</a> ».</p>
<p>L’explication réside dans le fait que les doctrines qui définissent des grands principes de gouvernance sont inévitablement des formes stylisées de la réalité du gouvernement privé des entreprises. Elles énoncent des normes, disent comment les choses devraient se passer, définissent des intentions, mais négligent évidemment les détails de la mise en pratique.</p>
<h2>Concessions</h2>
<p>Considérons d’abord le cas d’un dirigeant conforme à l’idéal de Milton Friedman : il serait à la tête d’une industrie polluante, dangereuse, exploitant une main-d’œuvre étrangère dans des conditions difficiles pour approvisionner les riches habitants d’un pays riche. S’il veut continuer à verser de gros dividendes à ses actionnaires et voir ses actions prendre de la valeur, ne sera-t-il pas le premier à vouloir se concilier les bonnes grâces des gouvernements des États-nations dont dépend la bonne marche de ses affaires ?</p>
<p>Ne sera-t-il pas aussi le premier à annoncer des mesures environnementales dès que des études marketing lui indiqueront qu’il s’agit là d’un thème auquel les clients sont devenus sensibles ? Aussi cynique soit-il – et il ne l’est pas forcément – aussi soucieux de servir en priorité ses actionnaires, s’il est intelligent et bien informé, il se glissera dans les politiques sociales et environnementales du moment. En effet, c’est pour lui la meilleure solution pour <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/smj.750">rétribuer au mieux et sécuriser le capital</a>.</p>
<p>On peut même montrer que c’est précisément parce que l’industrie qu’il dirige est polluante, risquée et avec de fortes externalités négatives qu’il fait de gros <a href="https://www.researchgate.net/profile/Stephen-Brammer-3/publication/5208488_Profit_maximisation_vs_agency_An_analysis_of_charitable_giving_by_UK_firms/links/548e9cce0cf225bf66a60740/Profit-maximisation-vs-agency-An-analysis-of-charitable-giving-by-UK-firms.pdf">investissements dans le socialement et écologiquement responsable</a>. Ce faisant, il protège l’intérêt bien compris des actionnaires.</p>
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<p>Dans un tel cas, tout dépend de la pression exercée de l’extérieur par les puissances publiques et la société civile. Si ceux-ci ont des exigences morales, notre dirigeant cynique, intelligent et rusé en tiendra compte. Si ce n’est pas le cas (par exemple si les responsables politiques sont corrompus et indifférents à l’intérêt général), il corrompra au lieu de contribuer au bien commun, car il a de toute façon besoin d’une solide alliance avec les dirigeants des États-nations pour développer son business. Il doit leur faire des concessions.</p>
<h2>Tant que l’entreprise est profitable…</h2>
<p>Considérons maintenant le cas opposé d’un dirigeant se comportant selon les vœux de Edward Freeman, mais qui dirige par chance une entreprise peu polluante, employant une main-d’œuvre peu nombreuse, hautement qualifiée et très bien payée dans un pays riche. Il peut parfaitement se faire passer pour le plus écolo et le plus socialement responsable des dirigeants d’entreprise. Cela ne lui coûte pas très cher.</p>
<p>À la différence de son collègue pollueur, il peut annoncer un excellent bilan carbone et un excellent bilan social. Moyennant quelques efforts supplémentaires, il peut annoncer chaque année quelques menus progrès en la matière, par exemple en remplaçant un emballage plastique par un emballage en carton, en posant des panneaux solaires sur le toit de ses entrepôts ou en augmentant le nombre de femmes dans son comité de direction. Tant que son entreprise est profitable, il peut aussi s’adonner au plaisir du mécénat, et distribuer des fonds pour lutter contre la pauvreté ou soutenir les activités culturelles et sportives.</p>
<p>Cependant, il ne peut pas aller trop loin dans cette voie. Si la rentabilité de son entreprise vient à baisser, si le chiffre d’affaires stagne, si le cours de bourse commence à s’effondrer, notre dirigeant, malmené par les marchés financiers et critiqué par des investisseurs influents, concentrera immédiatement sa stratégie sur la maximisation du rendement du capital, et <a href="https://www.annales.org/gc/2009/gc98/acquier.pdf">réduira discrètement ses dépenses</a> en matière de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/responsabilite-societale-des-entreprises-rse-21111">responsabilité sociétale et environnementale</a> (RSE).</p>
<p>Alors que, l’année précédente, le rapport annuel insistait sur la dimension sociale, écologique et vertueuse de l’entreprise, le nouveau discours de politique générale insistera sur la rentabilité des capitaux investis. Ce dirigeant sera simplement réaliste. Il se souviendra que pour pouvoir donner à toutes les « parties prenantes », ce qu’elles demandent, l’entreprise doit être profitable.</p>
<h2>Nouveau « paternalisme »</h2>
<p>Même dans les phases les plus dures du capitalisme, au XIXe siècle, un industriel qui construisait une usine au milieu de nulle part et qui avait besoin d’une main-d’œuvre fidèle et de qualité, devait inévitablement se mettre à faire du social et s’attaquer à des problèmes de logement, d’éducation et de santé.</p>
<p>On a appelé cela le « paternalisme ». Or, à y regarder de près, ce n’était pas toujours parce que le patron était inspiré par une doctrine religieuse ou par une utopie socialiste qu’il se mettait à prendre en compte le sort des ouvriers. C’était tout simplement indispensable pour assurer la réussite du projet industriel. Il fallait faire de nécessité vertu.</p>
<p>Une entreprise qui importe et installe des panneaux solaires dans les régions françaises n’aura évidemment aucun mal à se définir comme « écologiquement responsable », puisqu’elle est en pleine croissance précisément en raison du boum écologique et de l’explosion du prix de l’énergie.</p>
<p>En revanche, la tâche sera plus difficile pour le concessionnaire qui vend et entretient des camping-cars. Ces lourds véhicules de loisir qui marchent au diesel sont évidemment le type même de l’objet technique très polluant né de la société de consommation des années 1970.</p>
<p>Qu’importe ! Le dirigeant de cette entreprise pourra tout de même se présenter comme extrêmement vertueux sur le plan écologique puisque ses engins permettent aux habitants des villes un retour à la nature. S’il annonce de surcroit qu’il va poser des panneaux solaires sur le toit de ses hangars, il peut tout à la fois empocher une subvention, réduire ses coûts d’énergie et entrer dans la catégorie enviée des entreprises socialement responsables.</p>
<p>Entre la doctrine de Freeman et celle de Friedman, il n’y a qu’une différence d’intention et de justification. Un cynique Friedmanien, s’il dirige une industrie très polluante a toute chance de faire plus pour lutter contre le dérèglement climatique qu’un missionnaire Fremanien dont les activités sont peu polluantes. Un cynique Friedmanien qui gagne beaucoup d’argent et emploie peu de main-d’œuvre à toute chance de payer beaucoup mieux son personnel qu’un missionnaire Freemanien dont l’entreprise ne fait que des pertes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195344/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les manières dont l’entreprise doit contribuer au bien public opposent deux courants de pensée. Cependant, la mise en œuvre de leurs principes peut aboutir à des résultats très proches.Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1948592022-11-24T22:30:43Z2022-11-24T22:30:43ZInflation ou hausse des taux ? Le dilemme des banques centrales n’a rien d’inéluctable…<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/496128/original/file-20221118-12-m38xdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=93%2C17%2C1090%2C779&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les banques centrales comme la BCE (photo) ne contrôlent aujourd'hui qu'indirectement le volume de monnaie en circulation qui entraîne la hausse des prix.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Europäische_Zentralbank_-_European_Central_Bank_%2819190136328%29.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>La hausse du niveau général des prix atteint actuellement, dans de nombreux pays, des niveaux inédits depuis les années 1980. Ce phénomène inflationniste s’explique généralement par une <a href="https://publications.banque-france.fr/laugmentation-de-la-masse-monetaire-pendant-la-crise-Covid-analyse-et-implications">croissance excessive de la masse monétaire</a> ; et même si d’autres causes y contribuent, l’inflation peut toujours être évitée ou corrigée par un ajustement de la quantité de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/monnaie-21214">monnaie</a> en circulation. C’est pourquoi les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-centrale-45337">banques centrales</a>, qui ont pour mandat de stabiliser le pouvoir d’achat de la monnaie, entreprennent aujourd’hui de relever leurs taux pour combattre l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/inflation-28219">inflation</a>.</p>
<p>Dans nos systèmes monétaires actuels, cependant, les banques centrales ne contrôlent qu’indirectement, et très imparfaitement, le volume de monnaie en circulation. La monnaie de banque centrale, qu’elles émettent directement, ne représente en effet qu’une fraction du total des moyens de paiement, essentiellement limitée aux pièces et aux billets. La <a href="https://www.youtube.com/watch?v=6bDQG9LWwk4">masse monétaire</a> se compose surtout, aujourd’hui, de monnaie bancaire scripturale (les soldes de nos comptes courants transférables par carte bancaire ou virement), qui est <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/leco-en-bref/qui-cree-la-monnaie">créée par les banques commerciales</a> lorsque celles-ci financent des prêts ou des investissements.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-linflation-185059">Fed et BCE : deux rythmes mais une même stratégie contre l’inflation</a>
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<p>L’un des défauts de cette monnaie bancaire est qu’elle confère au moyen d’échange un comportement procyclique : le volume de monnaie augmente (ou se contracte) à mesure que les emprunteurs accroissent (ou réduisent) leur endettement auprès des banques, ce qui amplifie les bulles spéculatives là où les banques prêtent le plus – sur le <a href="https://theconversation.com/marche-immobilier-krach-ou-simple-correction-194093">marché de l’immobilier</a> notamment.</p>
<h2>Entre Charybde et Scylla</h2>
<p>Cette dépendance de la création monétaire envers les prêts bancaires explique aussi que les banques centrales, dans le système existant, soient conduites à manipuler le prix du marché des prêts (les taux d’intérêt) pour stabiliser le niveau des prix. En usant notamment du pilotage des <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/les-taux-directeurs">taux d’intérêt directeurs</a>, auxquels elles prêtent aux banques, ou d’opérations d’achat ou vente d’actifs à destination de ces dernières, elles vont impacter les taux d’intérêt que les banques, en retour, appliqueront à leurs clients. Les banques centrales, de cette manière très indirecte, peuvent ainsi encourager ou décourager la création de monnaie bancaire, de sorte à stabiliser le pouvoir d’achat de la monnaie.</p>
<p>En période d’inflation, <a href="https://theconversation.com/fed-et-bce-deux-rythmes-mais-une-meme-strategie-contre-linflation-185059">comme actuellement</a>, cela se traduit par des hausses de taux qui, au-delà de leurs effets monétaires, sont tout sauf indolores : en renchérissant le coût de l’endettement, elles pénalisent l’investissement. C’est pourquoi les banquiers centraux naviguent maintenant entre Charybde et Scylla : si une hausse des taux insuffisamment forte laissait filer l’inflation, une hausse trop forte pourrait précipiter une récession.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/laisser-filer-linflation-ou-freiner-la-reprise-le-dilemme-des-banquiers-centraux-164813">Laisser filer l’inflation ou freiner la reprise, le dilemme des banquiers centraux</a>
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<p>Un tel <a href="https://theconversation.com/laisser-filer-linflation-ou-freiner-la-reprise-le-dilemme-des-banquiers-centraux-164813">dilemme</a>, cependant, est-il vraiment inévitable ? Loin s’en faut. Il n’y a rien d’inéluctable, en effet, à ce que la création monétaire dépende si largement des prêts bancaires. Comme l’expliquait déjà l’économiste anglais David Ricardo il y a deux siècles, <a href="https://archive.org/details/planfortheestablishmentofanationalbank/page/n9/mode/2up">il n’y a « aucun lien nécessaire »</a> entre l’émission de monnaie d’un côté, et l’avance de monnaie par voie de prêt de l’autre. Ces deux fonctions, affirmait-il, pourraient très bien être séparées « sans la moindre perte d’avantage, que ce soit pour le pays, ou pour les marchands qui bénéficient de ces prêts ». L’émission de billets, depuis lors, est d’ailleurs devenue un monopole des banques centrales dans la plupart des pays.</p>
<h2>La piste du « 100 % monnaie »</h2>
<p>Dans la même optique, plusieurs économistes ont réclamé que l’émission de monnaie scripturale, transférable par chèque ou virement, soit dissociée des prêts bancaires. Telle était l’essence de la proposition <a href="https://doi.org/10.3917/redp.325.0835">« 100 % monnaie »</a> formulée aux États-Unis, durant la Grande Dépression des années 1930, par plusieurs économistes dont l’Américain <a href="https://mises.org/library/100-money">Irving Fisher</a>. Selon ce plan de réforme, qui a fait l’objet de nos <a href="https://sites.google.com/view/samueldemeulemeester/research">travaux de recherche</a> récents, les dépôts de transaction seraient couverts par 100 % de réserves en monnaie d’État, de sorte à ce que l’autorité monétaire soit seule habilitée à créer ou détruire des moyens de paiement.</p>
<p>Un certain nombre d’économistes, parmi lesquels les prix Nobel Maurice Allais, Milton Friedman et James Buchanan, ont continué à soutenir différentes versions de cette idée de réforme. Cette dernière a cependant souvent été rejetée au motif qu’elle mettrait fin, soi-disant, <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01830363">à l’intermédiation bancaire</a> – ce qui n’est pourtant vrai que pour les versions les plus radicales, qui imposeraient 100 % de réserves sur l’ensemble des dépôts bancaires sans distinction.</p>
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<p>La version basique de ce plan de réforme ne concernerait, quant à elle, que les seuls dépôts de transaction, à finalité de paiement, laissant les banques libres d’utiliser des comptes d’épargne, à finalité d’investissement (et dont les soldes seraient convertibles à vue ou à terme mais non transférables en eux-mêmes), pour financer des prêts. L’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=8I4sdXbgk4g">intermédiation bancaire</a> serait ainsi maintenue, mais le volume de moyens de paiement n’en serait plus affecté.</p>
<h2>Le système actuel accroît les inégalités</h2>
<p>À la suite de la crise financière mondiale de 2007-2008, divers auteurs ont soutenu une version moderne de cette idée avec la proposition de <a href="https://positivemoney.org/our-proposals/sovereign-money-introduction/">« monnaie souveraine »</a>, selon laquelle la monnaie de banque centrale serait directement utilisée, sous forme scripturale ou numérique, par l’ensemble de la communauté de paiement en remplacement de la monnaie bancaire.</p>
<p>Dans un tel système, la création monétaire cesserait de dépendre des prêts bancaires pour devenir un monopole de l’autorité monétaire. Celle-ci injecterait de la nouvelle monnaie dans la circulation soit par le canal de l’<em>open market</em> (le marché secondaire des titres sur lequel la banque centrale intervient), soit, en coopération avec le Trésor, par le canal fiscal, c’est-à-dire par une augmentation des dépenses publiques, une réduction des impôts (à niveau de dépenses égal), voire des transferts monétaires directs aux contribuables ou aux citoyens (selon le principe de la <a href="https://theconversation.com/faut-il-sinquieter-des-pertes-des-banques-centrales-193876">« monnaie hélicoptère »</a>).</p>
<p>Le volume de moyens de paiement cesserait ainsi de varier de manière cyclique au gré des décisions d’emprunt et d’investissement. L’autorité monétaire serait en position de parfaitement contrôler l’émission de monnaie et de stabiliser, à travers celle-ci, la valeur de l’unité de compte, sans avoir pour cela à interférer avec le marché des prêts.</p>
<p>Dans les années qui ont suivi la crise de 2008, un système « 100 % monnaie », ou de « monnaie souveraine », aurait représenté un atout évident lorsque, dans un contexte de surendettement généralisé, le secteur privé était réticent à s’endetter davantage (même à des taux très bas) et les banques peu enclines à prêter ou investir. Les banques centrales ont ainsi dû procéder à des achats massifs d’actifs bancaires, via leurs programmes d’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/assouplissement-quantitatif-84573">« assouplissement quantitatif »</a> (QE), pour éviter que la réduction des bilans bancaires ne se traduise en contraction monétaire. Si ces opérations ont permis d’éviter une déflation, elles ont en revanche maintenu les taux d’intérêt à un niveau artificiellement bas et gonflé les prix d’actifs, <a href="https://doi.org/10.3917/ecofi.128.0165">accroissant au passage les inégalités</a>.</p>
<h2>Éviter les distorsions monétaires</h2>
<p>Dans le contexte actuel, un système « 100 % monnaie » permettrait, symétriquement, de contrôler l’inflation beaucoup plus facilement : face à une hausse rapide du niveau des prix, l’autorité d’émission pourrait directement réduire le rythme de la création monétaire, <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-pour-une-revision-monetaire-radicale-1193673">sans avoir à manipuler les taux d’intérêt</a> de quelque manière que ce soit.</p>
<p>Cet argument fut <a href="https://mises.org/library/100-money">avancé dès 1935</a> par Irving Fisher :</p>
<blockquote>
<p>« Même lorsque le niveau des prix est, pour un temps, stabilisé avec succès, sous le système en [vigueur], l’effort même de parvenir à cette fin par une manipulation des taux d’intérêt […] implique nécessairement une certaine distorsion du taux d’intérêt par rapport à la normale, c’est-à-dire par rapport au taux que la seule offre et demande de prêts aurait établi. C’est parce que, lorsque la [banque centrale] relève ou baisse le taux d’intérêt en vue d’empêcher l’inflation ou la déflation, une telle hausse ou baisse interfère nécessairement quelque peu avec le marché monétaire naturel ».</p>
</blockquote>
<p>Sous un système « 100 % monnaie », poursuivait-il, « les taux d’intérêt s’équilibreraient d’une manière naturelle selon l’offre et la demande de prêts, et les taux réels ne seraient pas pervertis par des écarts de conduite monétaires ». Ce n’est qu’en dissociant l’émission de monnaie des prêts de monnaie, comme le propose une telle réforme, que le niveau des prix et le taux d’intérêt pourraient chacun atteindre, séparément et simultanément, leur niveau optimal.</p>
<p>Jusqu’à ce qu’un tel système soit mis en place, les autorités monétaires resteront occasionnellement confrontées au type de dilemme qu’elles subissent actuellement. L’introduction d’une <a href="https://abc-economie.banque-france.fr/monnaie-digitale-de-banque-centrale">monnaie numérique de banque centrale</a> (MNBC), dont le projet est à l’étude dans de nombreux pays, pourrait en faciliter l’adoption.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194859/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samuel Demeulemeester ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis les années 1930, de nombreux économistes appellent à ne plus conditionner l’émission de monnaie à la demande de prêts des banques commerciales pour renforcer le pouvoir de l’autorité monétaire.Samuel Demeulemeester, Doctor in Economics, ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1946852022-11-24T22:30:26Z2022-11-24T22:30:26ZFixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre<p>Depuis 18 mois, l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/inflation-28219">inflation</a> fait un retour tonitruant en Europe. La hausse spectaculaire des tarifs de l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/energie-21195">énergie</a> (+20 % pour les produits pétroliers et +34 % pour le gaz <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/6657910">sur un an en octobre</a>) notamment, rejaillit sur d’autres secteurs, en particulier les transports. L’Insee relevait par exemple en mai dernier une <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/sncf-linsee-revele-une-augmentation-de-15-du-prix-des-billets-de-train_5154514.html">hausse de 15 %</a> du prix des billets de train SNCF sur un an, même si l’entreprise avance, elle, une baisse de 7 %.</p>
<p>Certes, la situation s’explique notamment par des raisons conjoncturelles avec les conséquences de la guerre qui sévit en Ukraine. La structure reste cependant peu interrogée et il ne semble pas inintéressant, comme nous le faisons dans nos recherches, de revenir sur les principes fondamentaux de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/tarification-33727">tarification</a> de services qui ont de particulier de dépendre de coûts fixes extrêmement importants. Ceux de la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’une centrale nucléaire par exemple.</p>
<p>Au cœur de ces enjeux, on retrouve un concept central, celui de la tarification marginale. À l’heure où la sobriété énergétique est mise en avant par les pouvoirs publics face à des risques de pénuries et de défauts d’approvisionnement, il semble prendre une pertinence nouvelle.</p>
<h2>Les grands prêtres</h2>
<p>En France, les bases furent posées après-guerre. À la Libération, l’<a href="https://theconversation.com/fr/topics/electricite-23762">électricité</a> et le ferroviaire, domaines hautement stratégiques au moment de reconstruire le pays, étaient complètement gérés par la puissance publique. La question de la fixation du prix de ces services publics fut principalement prise en main par des ingénieurs-économistes tels Roger Hutter à la SNCF ou Marcel Boiteux et Gabriel Dessus à <a href="https://theconversation.com/fr/topics/edf-22275">EDF</a>.</p>
<p>Tous participaient d’une même communauté de pensée, amenée à échanger et à débattre fréquemment sur un plan théorique comme pratique. Dans son <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/documents/temoignages-actualite-enquetes/haute-tension_9782738102249.php">autobiographie</a> publiée en 1993, Marcel Boiteux parle de « grands prêtres » du calcul économique « touchés par la grâce marginaliste » qui leur avait été principalement insufflée par Maurice Allais, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1988.</p>
<p>Dès 1945 en effet, Allais avait été chargé par Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, d’étudier le modèle économique de la SNCF. L’objectif ? Viser l’intérêt général, c’est-à-dire pour Allais fournir un service public maximal tout en minimisant le coût pour la collectivité.</p>
<p>À cette époque, la politique tarifaire de la jeune SNCF (créée le 1<sup>er</sup> janvier 1938) était guidée par deux règles principales : d’une part, appliquer une discrimination multitarifaire, c’est-à-dire des prix différents selon que l’on voyage en première, deuxième ou troisième classe ; d’autre part, suivre le principe d’égalité de tous devant les services publics, c’est-à-dire un prix au kilomètre égal pour tous les consommateurs appartenant à la même classe.</p>
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<p>En première approximation, il pourrait être tentant de faire payer le service à son coût moyen. On prend le coût total que l’on divise par le nombre d’unités produites. La solution a l’avantage pour l’entreprise publique d’éviter le déficit budgétaire : les usagers paient les coûts qu’ils engendrent pour la communauté. Néanmoins, des prix élevés vont en conséquence décourager l’usage des services publics, une option dont Allais va souligner l’inefficacité du point de vue du bien-être social.</p>
<h2>Une méthode qui s’impose</h2>
<p>Allais et ses confrères vont proposer une tarification basée sur ce que l’on appelle le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien. Par exemple, le coût marginal de l’électricité est le coût d’un kilowatt-heure en plus, par rapport à la production déjà en cours. Le coût marginal du train est le coût d’un voyageur en plus sur ce train. L’idée, vue autrement, est que passer de zéro à un voyageur n’implique pas le même coût que de passer de 999 à 1 000 voyageurs.</p>
<p>C’est ce prix-là que l’on va tenter de faire payer au passager qui souhaite monter sur le train. Sur un marché classique, c’est l’un des effets de la concurrence que de converger vers ce chiffre. Reste que la SNCF et EDF étaient des monopoles publics, par définition largement exempts des pressions concurrentielles. Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant.</p>
<p>La solution marginaliste est en quelque sorte une méthode intermédiaire entre le coût moyen qui fait peser sur les voyageurs tous les investissements initiaux massifs, et la gratuité, c’est-à-dire le cas où le service est financé collectivement par l’impôt. Elle pose cependant des difficultés redoutables en termes d’application.</p>
<h2>Diminuer la taille de la forêt</h2>
<p>Pourquoi un prix fixé au coût marginal serait-il souhaitable par rapport aux alternatives ? L’un des pères de la mise en pratique de cette tarification, le polytechnicien Gabriel Dessus, a proposé un <a href="https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00011560/file/annexes_These.PDF">exemple fictif</a> destiné à donner à voir les avantages de la tarification marginaliste qu’il tâcha lui-même de mettre en place en tant que directeur commercial d’EDF. Reprenons librement les grandes lignes de son propos.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=778&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=778&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=778&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=978&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=978&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/495619/original/file-20221116-12-cjw67u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=978&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’ingénieur Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction à la Libération arpès avoir été, dans les années 1930 directeur général de l’administration des chemins de fer de l’État, est à l’origine des réflexions sur la tarification.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BNF via Wikimedia</span></span>
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<p>Imaginons un village d’irréductibles Gaulois dans lequel deux sources d’énergie sont exploitables : le bois, qui se trouve tout autour du village et une mine de charbon, qui se trouve au centre du village. Imaginons aussi que chaque villageois soit tout à fait capable d’aller chercher au choix du minerai ou du bois.</p>
<p>Il faut, pour se chauffer à son aise, une heure de travail à la mine, ou bien une demi-heure de travail de coupe. Les villageois préféreront donc se chauffer au bois, et bénéficier d’une demi-heure de loisir supplémentaire. Cependant, à force de couper, la distance à parcourir avant d’atteindre la forêt ira en augmentant. Au bout d’un certain temps, l’effort d’aller chercher du bois dépassera celui pour creuser la mine et les villageois finiront par choisir de travailler à la mine, puisque cette solution s’avère plus économe en temps.</p>
<p>Supposons que des raisons logistiques obligent la municipalité à fixer les prix. Comment pourrait le chef du village, dont le souci est l’intérêt public, fixer un prix optimal ?</p>
<h2>Un prix, c’est aussi de l’information</h2>
<p>Imaginons que la municipalité fixe le prix du bois, en début de chaque année, avec un prix intermédiaire entre le coût en début d’année et le coût à la fin, lorsqu’il faudra se rendre plus loin. Ce prix fixe amènera les villageois à exploiter la forêt sur toute l’année, alors même qu’il aurait été raisonnable, du point de vue de l’effort collectif, de s’arrêter avant. Ils auraient passé moins de temps au travail en exploitant aussi un peu la mine.</p>
<p>À la différence d’un prix fixe, la tarification marginale évite le gaspillage de temps en « informant » les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient. Les villageois sont alors incités par les prix à exploiter les alternatives possibles d’une manière qui minimise leurs efforts. C’est en fait un peu pareil pour la question des transports en commun et de la fourniture d’électricité.</p>
<h2>Plus cher à l’heure de pointe</h2>
<p>La tarification au coût marginal a été mise en place en France avec, entre autres, l’ambition d’offrir aux consommateurs un choix « informé ». Il fallait qu’ils puissent prendre une décision optimale en termes d’usage des ressources du point de vue de la communauté.</p>
<p>Par exemple, le tarif heures pleines/heures creuses est notamment basé sur une tarification au coût marginal : un kWh de plus la nuit, lorsque la demande est faible, ne coûte presque rien. Mais le jour, alors que l’industrie demande de l’énergie, les centrales risquent d’être surchargées et de ne plus parvenir à répondre à la demande.</p>
<p>Le tarif heures pleines/heures creuses informe les usagers qu’il vaut mieux, dans l’intérêt public, consommer dans la mesure du possible durant la nuit. Ceux qui peuvent, moyennant un effort, décaler leur consommation, sont encouragés à le faire par le prix, et ce décalage évite de construire un parc électrique surdimensionné et bien trop coûteux.</p>
<p>La tarification marginale suggère également de faire payer plus cher les trains à l’heure de pointe, lorsqu’ils risquent d’être bondés au-delà de la capacité d’accueil. Elle incite ceux qui en ont la possibilité à se déplacer à un autre moment et rend service à la communauté entière, à la fois par des infrastructures de bonne taille et des conditions de voyage moins désagréables.</p>
<p>« L’information par les prix » permet aussi de s’adapter aux nouvelles technologies et aux contraintes sociopolitiques, d’une manière rapide et capable de revenir sur ses choix : dans ces temps de crise du gaz, par exemple, des prix en hausse encouragent les consommateurs à se rabattre sur des sources alternatives, ou faute de mieux sur un usage parcimonieux de la ressource.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194685/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La tarification marginale, modulée selon la demande, guide depuis la Libération les prix des transports ou de l’électricité. Ce concept prend aujourd’hui une pertinence nouvelle.Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l'Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’AzurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1925742022-10-19T17:09:12Z2022-10-19T17:09:12ZGestion des crises financières : des « Nobels » d’économie entre déjà-vu et révolution<p>C’est donc <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/10/prix-nobel-d-economie-triple-recompense-pour-la-science-des-crises-bancaires_6145236_3234.html">l’économie monétaire et bancaire</a> qui aura été mise à l’honneur cette année. Les économistes américains Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig sont les lauréats 2022 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred <a href="https://theconversation.com/fr/topics/prix-nobel-20616">Nobel</a>.</p>
<p>Si ses homologues restent moins connus du grand public, Ben Bernanke a lui été président de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/reserve-federale-etats-unis-120711">Réserve fédérale américaine (Fed)</a> entre 2006 et 2014 et a marqué les esprits pour sa gestion de la crise des subprimes de 2008, reposant en large partie sur des <a href="https://www.lepoint.fr/economie/ben-bernanke-l-homme-qui-a-amene-la-fed-en-territoire-inconnu-29-01-2014-1785465_28.php">pratiques non conventionnelles</a>. Son parcours a également été marqué par un célèbre <a href="https://ideas.repec.org/p/fip/fedgsq/77.html">discours de 2005</a> qui a changé les regards sur le déficit américain : il n’était peut-être pas causé par une mauvaise gestion interne mais par un surplus d’épargne dans le reste du monde. On retiendra également un <a href="https://books.google.fr/books/about/Inflation_Targeting.html?id=MryLRLgkjGQC&redir_esc=y">ouvrage</a> de 1999, réédité depuis, sur la façon d’utiliser les taux d’intérêt pour juguler <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/entendez-vous-l-eco/nobel-d-economie-2022-qu-apprend-t-on-des-crises-4188260">l’inflation</a>.</p>
<p>Certes, il s’est retrouvé à un poste décisionnaire dans une situation parallèle aux années 1930 qui était son objet d’étude, celle d’une crise financière qui s’est propagée à l’ensemble de l’économie. C’est cependant bien pour une série d’articles prolongeant un <a href="https://fraser.stlouisfed.org/files/docs/publications/aer/aer_1983_bernanke_nonmonetary_effects.pdf">article</a> datant de 1983 qu’il reçoit aujourd’hui cette récompense prestigieuse.</p>
<p>Comme Diamond et Dybvig, qui publient leur <a href="https://www.bu.edu/econ/files/2012/01/DD83jpe.pdf">article</a> de référence la même année, les idées énoncées ne sont pas fondamentalement nouvelles. En caricaturant, on pourrait presque dire qu’il s’agit d’un Nobel post mortem remis à Walter Bagehot et Irving Fisher, des auteurs respectivement décédés en 1877 et 1947, alors que le prix a, lui, été décerné à partir de 1969. Néanmoins, il ne faut pas oublier l’importance du travail de modélisation qu’ils ont entrepris et qui a donné à leur modèle une certaine postérité. Il faut également saluer l’intuition forte qu’était alors de ressortir ces vieux auteurs : cela n’allait pas du tout de soi au début des années 1980 de travailler leur sujet. C’est ce que nous voudrions suggérer ici.</p>
<h2>À jamais les premiers ?</h2>
<p>Le modèle de Diamond et Dybvig emprunte donc largement aux écrits de Bagehot. Leur enjeu était d’expliquer de façon théorique à la fois la raison d’être des banques mais aussi le risque qui leur est inhérent. Le problème est le suivant : il y a dans le monde ceux qui sont capables de prêter leur argent mais qui souhaitent aussi que leurs sous soient disponibles assez rapidement pour consommer ; il y a ceux qui veulent emprunter et qui le font en général pour plusieurs années. Il a donc fallu inventer un acteur, la banque qui puisse faire l’intermédiaire entre ces catégories de personnes qui ne se projettent pas aussi loin dans le temps les unes que les autres.</p>
<p>Que se passe-t-il cependant si tout le monde veut retirer son dépôt ? La situation semble ingérable non pas parce que la banque aurait eu des pertes, mais simplement car elle ne peut pas accéder à des dépôts qui ont été prêtés et qu’elle n’a pas immédiatement sous la main. Deux solutions alors sont imaginées par les auteurs : soit il s’agit de penser un système d’assurance sur les dépôts, soit d’avoir recours à un autre acteur, la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/banque-centrale-45337">banque centrale</a>, qui puisse prêter aux banques de dépôts temporairement en manque de liquidité en tant que « prêteur en dernier ressort ».</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=744&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/489871/original/file-20221015-22-nwk672.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=935&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Walter Bagehot (1826-1877), journaliste du XIXᵉ siècle, est à l’origine des premières réflexions sur la gestion des crises bancaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Norman Hirst</span></span>
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<p>Ces préoccupations datent en fait de la deuxième moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, à une époque où les banques de détails commençaient à se développer. Walter Bagehot, éditorialiste de The Economist les avait formulées dans son ouvrage <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/lombard-street-a-description-of-the-money-market/">Lombard Street</a>. Il interrogeait la finance et la gestion des crises qui pourraient apparaître. Il donnait alors son nom à une doctrine selon laquelle il faudrait prêter aux banques en situation d’illiquidité, le cas étudié par Diamond et Dybvig, mais pas à une banque en situation d’insolvabilité, c’est-à-dire qui ne peut pas tenir ses engagements car elle a réalisé des pertes.</p>
<p>L’accélérateur financier, au cœur de l’article de Bernanke, c’est, lui, en toile de fond le schéma dette-déflation décrit par <a href="https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1988_num_3_3_1188">Irving Fisher</a> en 1933. Celui-ci pensait quelques jours avant la crise de 1929 que les prix avaient atteint un « plateau permanent élevé ». Mais voilà qu’un krach financier survient et chamboule toute l’économie. Des bulles éclatent et c’est alors que l’on se rend compte combien les agents étaient endettés. Ils vont vendre leurs biens pour y faire face, mais puisqu’ils sont beaucoup à vendre, les prix chutent. Les actifs perdent en valeur, les difficultés à rembourser les dettes augmentent donc et c’est une véritable spirale.</p>
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<p>Bernanke va croiser tout cela avec des <a href="http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2001.joumady_o&part=46597">articles</a> plus contemporains, ceux de Joseph Stiglitz (prix Nobel 2001) et de son co-auteur Andrew Weiss. L’intuition est qu’un prêteur va sans doute prêter moins qu’il le devrait quand il ne se sait pas s’il peut avoir confiance en celui qui emprunte : va-t-il vraiment me rembourser ou vais-je me faire avoir ? </p>
<p>Il y a donc moins de crédits accordés et à un taux d’intérêt plus bas que dans une situation optimale (on parle de « rationnement du crédit »), d’où suivent des investissements moins nombreux, et donc une croissance moins stimulée. Cela joue aussi en retour sur la valeur de ce que possèdent les emprunteurs. Or, c’est en principe, ce qui fait que l’on a ou non confiance en eux : plus facile par exemple pour un ménage d’obtenir un crédit lorsqu’il est propriétaire d’un logement.</p>
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<figcaption><span class="caption">Irving Fisher aux actualités quelques heures après le krach boursier de 1929 évoque déjà le problème des dettes.</span></figcaption>
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<p>Le mécanisme s’autoalimente et l’effet devient encore plus intense dans le cas d’une crise bancaire systémique. C’est pour cela que Bernanke affirme que la propagation de la crise des années 1930 a à voir avec une réponse trop timide des banques centrales. Elles auraient dû, selon lui, rajouter de la monnaie dans le système pour stimuler le crédit et, par suite, l’investissement et la croissance.</p>
<h2>Quelques équations élégantes</h2>
<p>Est-ce à dire que Diamond, Dybvig et Bernanke ont juste eu le mérite de vivre à une époque plus « nobélisable » que leurs prédécesseurs ? Il n’y a tout d’abord aucune malhonnêteté : dans ses articles, Bernanke cite volontiers Fisher. Surtout, répondre oui serait négliger l’importance qu’il y a en économie de passer d’une intuition à sa formalisation.</p>
<p>Le grand mérite de ces trois auteurs, auquel on peut ajouter Mark Gertler, binôme et co-auteur pendant de longues années de Ben Bernanke, est d’avoir, d’une part, choisi de faire revivre ces questions importantes dans le débat académique contemporain, et, d’autre part, d’avoir traduit en quelques équations élégantes ce qui était alors une intuition formulée de manière plus littéraire.</p>
<p>Le succès d’un modèle est de rester simple à enseigner tout en permettant à une communauté de chercheurs de construire un très grand nombre de variantes afin d’expliquer une variété de phénomènes économiques.</p>
<p>Concernant Diamond et Dybvig, c’est ce que nous avions pu faire dans une certaine mesure avec Bruno Amable et Olivier de Bandt. Dans un <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118635">article de 1997</a>, nous levions certaines hypothèses pour comprendre les limites de la finance et leurs impacts sur la croissance. Nous interrogions la place des banques centrales comme prêteur en dernier ressort en cas de crise systémique.</p>
<p>Le modèle original ne prend, par exemple, pas en compte le cas où la concurrence entre les banques commerciales n’est pas parfaite. Or, ce que nous observions notamment au Canada est qu’un oligopole d’une petite dizaine de banques avait été bien plus résiliant aux crises financières qu’un système très concurrentiel comme aux États-Unis.</p>
<p>De la même manière, nous avons utilisé des résultats de l’accélérateur financier de Bernanke pour étudier les effets des contraintes financières sur les <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00118639/">prix</a>, pour estimer l’ampleur du <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00119489v2/">canal du crédit</a> de la politique monétaire dans la zone euro, ou le <a href="https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2006-4-page-523.htm">nantissement</a> des brevets pour le crédit aux entreprises innovantes.</p>
<h2>Un peu effronté</h2>
<p>Se référer à Fisher en 1983 et reparler de la crise des années 1930 un demi-siècle plus tard avait en outre quelque chose de presque révolutionnaire que ce soit du point de vue de l’histoire des faits comme de l’histoire des idées. Quand il choisit de retravailler sur la crise des années 1930, ce n’était plus à la mode, et il ne semblait pas y avoir de raison que ça le redevienne. Milton Friedman (prix Nobel 1976) et Anna Schwartz avaient écrit un <a href="https://larspeterhansen.org/wp-content/uploads/2019/02/Lucas-Review.pdf">ouvrage considéré comme la référence</a> sur le sujet vingt ans avant en 1963.</p>
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<p>L’impact des travaux de Bernanke, en particulier, n’a pas été immédiat. Ses articles qui lui valent aujourd’hui un « Nobel » sont appréciés mais relativement peu cités jusqu’à la fin des années 1990. Il faudra attendre 2008 pour que ce que faisait Bernanke dans les années 1980 devienne la norme en macroéconomie. En France, de rares publications abordaient le sujet tel que le livre <a href="https://www.jstor.org/stable/3501626">La Dette, le boom, la crise</a> de 1985 signé Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek, futur secrétaire général de l’Insee.</p>
<p>Au début des années 1980, on n’avait en fait quasiment pas vu de faillites bancaires d’importance dans les pays occidentaux depuis l’après-guerre. Pointées du doigt durant la crise des années 1930 puis soumises à des années d’économie de guerre et de reconstruction très dirigistes, les banques s’étaient de facto retrouvées mises sous tutelle réglementaire des États avec, par exemple, la séparation stricte entre banques d’investissement et banques de dépôt aux États-Unis (Glass-Steagall act de 1933), les restrictions des flux de capitaux internationaux (accords de Bretton Woods en 1944), des nationalisations ou le soutien à des banques coopératives.</p>
<p>Les économistes se pensaient donc à des années-lumières d’assister à une crise systémique telle que celle qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en 2008. Ils ne voyaient pas de raisons de s’en préoccuper, mis à part d’un point de vue d’historien des crises financières comme <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/histoire-mondiale-de-la-speculation-financiere-de-1700-a-nos-jours/2-une-approche-historique/">Kindleberger en 1978</a>.</p>
<p>Le système de Bretton Woods avait pourtant disparu depuis 1971, une forme de dérégulation faisait son apparition et une inflation forte commençait à poindre. Cependant, avec des taux d’intérêt nominaux inférieurs au taux d’inflation et aux taux de croissance des salaires, la dette semblait pouvoir augmenter sans risque.</p>
<p>Ceci dura jusqu’au second semestre 1979, début du mandat de Paul Volcker en tant que président de la Fed. La hausse forte et durable des taux directeurs de la Fed maintenus très au-dessus du taux d’inflation a conduit à une récession mondiale associée à une désinflation brutale. Un nouveau régime monétaire venait de naître où les dettes des États souverains, des entreprises, des banques et des ménages devenaient des préoccupations importantes.</p>
<p>Commencer à sentir que le sujet des dettes et du crédit allait redevenir majeur pour longtemps, comme Ben Bernanke, demandait donc d’avoir du talent, et même d’être un peu franc-tireur. Au même moment, les macro-économistes qui attiraient l’attention dans le monde académique étaient Finn Kydland et Edward Prescott (prix Nobel 2004). Leur théorie des cycles d’affaires réels, exposée dans un <a href="https://www.jstor.org/stable/1913386">article de 1982</a> fait en effet des fluctuations de l’économie la conséquence d’événements aléatoires qui lui sont extérieurs (un choc pétrolier ou une nouvelle invention par exemple).</p>
<p>Non seulement le crédit, mais aussi la monnaie et les politiques monétaire et budgétaire étaient censées, d’après eux, n’avoir eu aucun effet sur les cycles de l’activité économique dans l’après-guerre aux États-Unis. Dans ce contexte académique à contretemps du nouveau régime monétaire, oser revenir sur l’ouvrage de Milton Friedman et Anna Schwartz sur la crise des années trente et remettre au goût du jour la dette-déflation d’Irving Fisher, c’était alors être un peu effronté.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192574/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Bernard Chatelain est membre du Centre Cournot. </span></em></p>Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig ont été récompensés pour des travaux de 1983 sur la gestion des crises financières qui résonnent différemment dans le contexte actuel qu'à l'époque.Jean-Bernard Chatelain, Professeur des universités en Sciences économiques, Paris School of Economics, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1918722022-10-04T17:55:55Z2022-10-04T17:55:55ZLe revirement du gouvernement britannique face aux marchés : une perspective historique<p>Fin septembre, la livre sterling a récemment connu une <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/27/la-livre-sterling-tombe-a-un-plus-bas-historique_6143342_3234.html">chute spectaculaire</a>. Le gouvernement fraîchement élu de <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/chute-de-la-livre-sterling-les-ultra-conservateurs-rejettent-la-responsabilite-sur-les-marches-financiers-1852736">Liz Truss voulait faire un cadeau fiscal</a> aux plus riches britanniques. Le mini budget présenté avec chancelier de l’Échiquier, Kwasi Kwarteng, le 23 septembre dernier, visait à réduire le taux d’imposition pour les revenus supérieurs à 150 000 livres sterling. Mais le gouvernement est revenu sur sa décision le lundi 3 octobre. Cela s’est produit après une révolte croissante des députés conservateurs, mais aussi un effondrement massif de la livre sterling.</p>
<p>Le 26 septembre, la devise anglaise a ainsi atteint son point le plus bas par rapport au dollar américain depuis 1792, c’est-à-dire depuis que le dollar est une monnaie (voir le graphique ci-dessous). La livre a progressivement perdu du terrain par rapport au dollar depuis l’entre-deux-guerres. Le passage d’un large empire à un pays plus modeste explique en partie cette baisse constante. Le <a href="https://theconversation.com/brexit-shock-has-caused-a-sterling-crash-of-historic-proportions-heres-just-how-bad-it-is-for-the-pound-62191">Brexit</a> a également entamé davantage la crédibilité de la livre sterling. Au bilan, une partie de la baisse de la livre sterling est due aux fondamentaux de l’économie britannique en perte de vitesse, et plus récemment à cette annonce du mini-budget.</p>
<p><iframe id="y30gw" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/y30gw/2/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Un regard sur l’histoire nous donne des leçons utiles. Le marché des changes n’a jamais aimé les changements de politique budgétaire au Royaume-Uni. Historiquement, cependant, les marchés ont surtout réagi de manière négative aux élections de nouveaux gouvernements travaillistes (ou Labour).</p>
<h2>Une crise des changes d’origine gouvernementale</h2>
<p><a href="https://www.gov.uk/government/history/past-prime-ministers/harold-wilson">Harold Wilson</a>, premier ministre britannique de 1964 à 1970, l’a appris à ses dépens. À peine élu en 1964, les marchés des changes pensaient qu’il allait dévaluer la livre et s’engager dans une politique budgétaire plus expansive. Et il a dû passer la majeure partie des premières années de son mandat à convaincre les marchés des changes qu’il ne dévaluerait pas, au lieu de mettre en œuvre son propre programme politique. Il s’en est plaint dans son autobiographie :</p>
<blockquote>
<p>« Ce livre est le bilan d’un gouvernement dont la vie, à l’exception d’une année, a été dominée par un problème de balance des paiements dont nous avons hérité et qui était proche de la crise au moment où nous sommes entrés en fonction ; nous avons vécu et gouverné pendant une période où ce problème rendait facile et profitable une attaque spéculative frénétique contre la Grande-Bretagne. »</p>
</blockquote>
<p>C’est ainsi que les marchés ont généralement considéré les dépenses excessives du Labour. Les gouvernements conservateurs n’ont généralement pas déclenché de crises, en tout cas jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est un gouvernement conservateur qui a conduit à un effondrement de la livre et c’est une nouveauté.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Le premier ministre britannique Harold Wilson (à gauche) en discussion avec le président américain Lyndon B. Johnson à la Maison-Blanche, en 1966" src="https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=454&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=454&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=454&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=570&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=570&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488016/original/file-20221004-22-ypjuzl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=570&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le premier ministre britannique Harold Wilson (à gauche) en discussion avec le président américain Lyndon B. Johnson à la Maison-Blanche, en 1966.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Harold_Wilson#/media/File:Lyndon_B._Johnson_meets_with_Prime_Minister_Harold_Wilson_C2537-5_(cropped).jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>L’autre fait marquant de la crise actuelle est son origine. La crise des changes a été entièrement générée par le gouvernement. Le mini-budget avec ses cadeaux fiscaux s’est opposé à plus d’austérité fiscale attendue par les marchés, et c’est pourquoi la livre s’est effondrée. Mais ce n’est pas la première crise des changes générée par le gouvernement, comme le montre <a href="https://www.cambridge.org/core/books/an-exchange-rate-history-of-the-united-kingdom/68B7E57D9884394B815C76D48ACD3FB6">mon livre récent sur l’histoire de la livre sterling</a> sorti cette semaine.</p>
<p>[<em>Plus de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>En 1976 déjà, il y a eu une crise des changes provoquée par le gouvernement. À l’époque, le gouvernement pensait que la livre était surévaluée et voulait prendre des mesures. Il a discrètement demandé à la Banque d’Angleterre d’intervenir sur le marché des changes pour dévaluer légèrement la livre. Peu après les interventions de la Banque, le gouvernement a baissé les taux d’intérêt. Tout ceci a déclenché une panique sur les marchés et à un effondrement de la livre.</p>
<h2>Une rare intervention du FMI</h2>
<p>Le graphique ci-dessous montre la chute continue des réserves de la Banque d’Angleterre après l’action du gouvernement. En 1976, il était impossible de revenir en arrière, la crise était irrécupérable. Aujourd’hui, le retour en arrière du gouvernement a permis à la livre de se redresser. « Nous avons compris, et nous avons entendu » a dit Kwasi Kwarteng dans une <a href="https://www.eurotopics.net/fr/289372/baisses-d-impt-downing-street-fait-machine-arrire">interview</a>, le dimanche 2 octobre, et la livre a repris de la valeur.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488018/original/file-20221004-24-bn0u57.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">En 1976, l’intervention du FMI avait permis de redresser rapidement le cours de la livre sterling.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cambridge.org/core/books/an-exchange-rate-history-of-the-united-kingdom/68B7E57D9884394B815C76D48ACD3FB6">Bank of England archive</a></span>
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<p>Ce qui a choqué dans le contexte de cette crise est l’<a href="https://www.liberation.fr/international/europe/le-royaume-uni-sisole-sur-la-scene-internationale-et-senfonce-dans-la-crise-20220928_COZG47K2R5FZRCJVJXRUIDHJKU/">intervention du Fonds monétaire international</a> (FMI). Et ceci est un autre parallèle avec la crise de 1976. Le FMI a également joué un rôle et demandé plus d’orthodoxie budgétaire au Royaume-Uni. Le Fonds avait alors accepté de prêter à Londres à condition que le gouvernement adopte une politique budgétaire plus restrictive. C’est ainsi que le FMI a commencé à imposer officiellement des <a href="https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/02/21/28/IMF-Conditionality">conditionnalités</a> à ses prêts. Si aujourd’hui le Fonds n’a pas eu à prêter au Royaume-Uni, il a tout de même pris position contre le mini-budget. Un événement pour le FMI qui commente rarement les politiques des économies avancées.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=880&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=880&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=880&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1106&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1106&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488021/original/file-20221004-18-qitqoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1106&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>An Exchange Rate History of the United Kingdom</em>, Alain Naef.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.cambridge.org/core/books/an-exchange-rate-history-of-the-united-kingdom/68B7E57D9884394B815C76D48ACD3FB6">(Cambridge University Press, 2022, non-traduit)</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Même si les taux de change ne sont plus au centre de la politique britannique, les marchés des devises ont toujours leur mot à dire. Ce n’est pas la faiblesse de la livre qui a directement fait échouer les projets du gouvernement. C’est l’instabilité qu’elle a générée et la perception qu’elle a créée. L’instabilité a entraîné des problèmes sur les marchés obligataires qui se sont aussi effondrés. Et la perception était celle d’un gouvernement qui n’avait pas de compétences économiques. Ce manque de compétences a longtemps été attribué au parti du Labour.</p>
<p>Les travaillistes ont passé la majeure partie de leur temps au pouvoir dans la seconde moitié du XX<sup>e</sup> siècle à <a href="https://www.cambridge.org/core/books/an-exchange-rate-history-of-the-united-kingdom/68B7E57D9884394B815C76D48ACD3FB6">rassurer les marchés monétaires plutôt qu’à mettre en œuvre leurs politiques</a>. Mais aujourd’hui, ce qui est devenu clair, c’est que le marché est politiquement neutre. Il n’aime pas l’expansion fiscale, qu’il s’agisse des réductions d’impôts des conservateurs ou des plans de dépenses des travaillistes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191872/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Naef ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La récente chute de la livre sterling a conduit le gouvernement de Liz Truss à revoir son programme de mesures fiscales qui vise à éviter une récession britannique. Ce n’est pas une première.Alain Naef, Lecturer, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1798572022-03-23T19:24:18Z2022-03-23T19:24:18ZLa guerre en Ukraine est-elle une conséquence de la crise financière de 2008 ?<p>Les parallèles historiques sont toujours troublants. Une dizaine d’années après l’une des deux crises financières les plus dévastatrices du capitalisme moderne, un terrible conflit débute en Europe et menace d’entraîner le monde entier dans le chaos. Jusqu’à présent, la guerre en Ukraine reste évidemment d’un tout autre ordre que la Seconde Guerre mondiale, mais le choc des idéologies semble tout aussi fondamental.</p>
<p>À nos yeux, si un tel parallèle entre les conséquences de 1929 et 2008 n’a pas tellement était établi, c’est parce qu’à première vue, il n’a pas beaucoup de sens : les grandes crises financières et les guerres restent avant tout symptomatiques de problèmes structurels plus profonds dans les sociétés, qui sont autant de mouvements tectoniques qui créent des fractures en surface.</p>
<p>Vers la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, un bouleversement important est survenu dans le capitalisme. Jusqu’alors, l’humanité menait une vie précaire. L’offre de biens était soumise aux aléas climatiques, et la demande ne posait généralement pas de problème. Cela a changé avec la <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.4324/9780203498569/scientific-management-frederick-winslow-taylor">méthode scientifique de production</a> dans l’agriculture et l’industrie manufacturière, qui a introduit des éléments tels que les engrais et les machines puissantes. D’abord aux États-Unis, qui étaient les pionniers de la technologie, puis ailleurs, il y eut alors trop de biens pour un nombre restreint de personnes capables de les acheter.</p>
<h2>Luttes idéologiques</h2>
<p>Cette situation a fondamentalement déstabilisé le capitalisme, créant des situations dans lesquelles les prêteurs étaient surendettés alors que les producteurs, qui ne trouvaient pas assez de clients, ne remboursaient pas leurs dettes.</p>
<p>Les États-Unis ont connu depuis de <a href="https://www.federalreservehistory.org/essays/banking-panics-of-the-gilded-age">nombreuses paniques financières</a> à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle et au début du XX<sup>e</sup> siècle, jusqu’à la crise de 1929 qui fut la plus spectaculaire. Selon ce que l’on appelle la théorie française de la régulation, l’offre excédentaire de biens était bien là au cœur du problème.</p>
<p>On peut dire que la Seconde Guerre mondiale a été une bataille colossale entre <a href="http://lipietz.net/ALPC/LIV/LIV_MiragesMiracles/LIV_Mirages01.pdf">quatre modèles industriels</a> qui proposaient chacun leur propre solution à cette offre excédentaire :</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Joseph Stalin en 1925" src="https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=858&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/453310/original/file-20220321-12763-mulh2b.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1078&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Staline a refusé de s’associer au modèle impérial britannique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Joseph_Stalin#/media/File:Ordzhonikidze,_Stalin_and_Mikoyan,_1925.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<ul>
<li><p>La solution britannique consistait à essayer de recréer l’économie impériale d’avant la Première Guerre mondiale, centrée sur la Grande-Bretagne, en imposant notamment des droits de douane élevés au-delà de l’empire pour se protéger.</p></li>
<li><p>Au début des années 1920, peu après la révolution russe, les Britanniques, pour lesquels l’Ukraine et la Russie jouaient jusqu’alors le rôle de producteurs de céréales, avaient offert aux Soviétiques la possibilité de réintégrer cette vision d’un système commercial mercantile. Cette proposition a finalement été rejetée lors du débat qui a suivi en Russie. Cependant, le débat a en partie conduit au modèle de socialisme « <a href="https://www.marxists.org/history/etol/writers/curtiss/1941/11/staltheory.html">dans un seul pays</a> » du dirigeant soviétique Joseph Staline (par opposition à l’opinion de Karl Marx selon laquelle le communisme nécessitait une révolution mondiale). Le système stalinien est en effet celui d’une économie planifiée où l’offre et la demande de biens industriels sont organisées par l’État.</p></li>
<li><p>En Allemagne, les national-socialistes ont développé un modèle différent : une <a href="https://www.nber.org/system/files/chapters/c9476/c9476.pdf">économie semi-planifiée</a>, essentiellement capitaliste, mais les industries clés étaient nationalisées, ainsi que les syndicats.</p></li>
<li><p>Une autre variante est venue des États-Unis, avec le <a href="https://www.khanacademy.org/humanities/us-history/rise-to-world-power/great-depression/a/the-new-deal">New Deal</a>. Ce modèle combinait des services publics, des systèmes de défense, d’éducation et de retraite nationalisés avec une économie d’entreprise planifiée gérée par de grands conglomérats, mais tous construits autour des droits de propriété privée. Il existe de nombreuses similitudes avec le modèle allemand, bien que le modèle américain soit finalement fondé sur la démocratie.</p></li>
</ul>
<p>En 1939, ces quatre systèmes différents sont entrés en guerre. La quatrième version a gagné. Elle a été quelque peu adaptée dans les années qui ont suivi, mais nous dire que cette victoire s’est traduite, en gros, par la mondialisation. Cette mondialisation est maintenant contestée, ce qui est au cœur de la lutte idéologique équivalente aujourd’hui.</p>
<h2>D’hier à aujourd’hui</h2>
<p>La crise de 2008 n’a pas été aussi dévastatrice que celle de 1929, mais elle a gravement endommagé le modèle dominant d’économie capitaliste dirigée par le marché. Pendant des décennies, ce modèle a été présenté aux électeurs comme étroitement lié à la notion de « liberté », c’est-à-dire à la primauté de la propriété privée associée à la liberté de choix des consommateurs. Ce modèle a conduit à un « marché libre » dominé par des conglomérats multinationaux se déplaçant librement dans le monde entier tout en évitant les impôts et les responsabilités des personnes et des entreprises.</p>
<p>Une autre forme de capitalisme apparue à la fin du XX<sup>e</sup> siècle ne partageait que quelques-unes de ces hypothèses. La Russie est revenue au capitalisme dominé par l’État après un flirt ruineux avec l’économie néolibérale dans les années 1990. Cette « solution » est devenue l’un des socles de la popularité et du pouvoir du président Vladimir Poutine.</p>
<p>La Chine, quant à elle, a <a href="https://www.cambridge.org/core/books/chinas-great-economic-transformation/BD126A197B16634501EA12F594D528DF">prudemment ouvert son économie</a> depuis la fin des années 1970 afin d’éviter l’effondrement. S’inspirant peut-être de l’expérience de la Russie dans les années 1990, elle s’est montrée beaucoup plus prudente, veillant à ce que sa version du capitalisme reste sous la tutelle du parti communiste.</p>
<p>Dans une troisième variante, les États du Golfe ont encouragé l’entreprise privée et des milliards de dollars d’investissements dans leurs pays, mais toujours sous le contrôle de quelques cheikhs et de leurs familles dirigeantes. Pour eux, cette approche autoritaire reflète fondamentalement ce qu’ils ont toujours été – et ce qu’ils seront certainement à l’avenir.</p>
<p>La crise financière mondiale de 2008 a ébranlé la conviction que les marchés avaient la capacité de résoudre les problèmes, sapant ainsi la confiance dans la classe politique et la démocratie elle-même. Les banques ayant été renflouées alors que la population subissait l’austérité, il était alors facile de penser, dans les années qui ont suivi, que la Chine, la Russie ou un certain populisme occidental pourrait représenter l’avenir.</p>
<p>Jusqu’à présent, chaque courant du capitalisme autoritaire ressemblait à un îlot isolé, ne se reliant qu’occasionnellement à un autre. Or, la guerre actuelle pourrait changer la donne si le conflit se transforme rapidement en une guerre par procuration entre les démocraties autocratiques et libérales. La Chine, les États du Golfe, peut-être l’Inde – et les républicains pro-Trump aux États-Unis – sont au mieux ambivalents face à la guerre en Ukraine, alors que le reste du monde ne l’est pas.</p>
<p>Qui va gagner ? La Russie rencontre peut-être des difficultés militaires en Ukraine, mais cette bataille par procuration pour l’avenir du capitalisme ne sera pas être remportée à coup de missiles Stinger.</p>
<p>Étrangement, le problème est que l’Occident, mené par les États-Unis et l’Union européenne, a réussi à faire en sorte que la crise de 2008 ne soit pas aussi dévastatrice qu’elle aurait pu l’être. Pour ce faire, les gouvernements ont combiné l’austérité, la réduction des taux d’intérêt à zéro et l’augmentation massive de la masse monétaire grâce aux politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing).</p>
<p>Le prix à payer de ces politiques est aujourd’hui élevé. Les inégalités <a href="https://inequality.org/facts/income-inequality/">ne cessent de s’aggraver</a>, et la récente flambée de l’inflation les creuse encore davantage. Une fois de plus, nous sommes confrontés à un problème de demande : si les acteurs économiques n’ont pas les moyens d’acheter les biens et services que les producteurs vendent, l’instabilité s’accentuera.</p>
<p>Ainsi, si l’autoritarisme peut sembler moins attrayant maintenant que Poutine démolit l’Ukraine, les conditions qui favorisent le populisme ne font que se renforcer.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179857/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ronen Palan a reçu des financements du Conseil européen de la recherche. Il est conseiller principal du Réseau pour la justice fiscale.</span></em></p>Les blocs qui s'opposent aujourd'hui présentent des modèles de capitalisme spécifiques. Comme lors du krach de 1929, dix ans avant l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale.Ronen Palan, Professor of International Politics, City, University of LondonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1788412022-03-10T20:28:47Z2022-03-10T20:28:47ZIndustrie, croissance, travail : ce que les socialistes français du XIXᵉ siècle nous disent<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/450870/original/file-20220309-19-1y3ukny.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=330%2C213%2C867%2C623&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">«&nbsp;Grand laminoir pour réduire en feuilles les blocs de caoutchouc purifié&nbsp;», extrait de la série «&nbsp;Les merveilles de l’industrie, ou description des principales industries modernes&nbsp;», par Louis Figuier [1873-1877].
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/fdctsevilla/4726596383/">Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla</a></span></figcaption></figure><p>Que nous apprend l’héritage philosophique des socialistes français du XIX<sup>e</sup> siècle ? À un mois d’une élection présidentielle où la gauche s’avance, selon les sondages, en <a href="https://www.sudouest.fr/elections/presidentielle/presidentielle-macron-toujours-en-progression-devant-le-pen-pecresse-et-zemmour-selon-un-sondage-9559705.php">position minoritaire</a>, plusieurs couches de ce bassin culturel souvent oublié peuvent être exploitées. Taxés d’utopiques, ces auteurs avaient en effet formulé des propositions qui peuvent s’inscrire dans nos préoccupations actuelles.</p>
<p>Les <a href="http://www.sudoc.abes.fr/cbs/xslt/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=111087066">recherches</a> que nous avions menées sur ces penseurs orientent les interrogations notamment sur la société industrielle, la croissance, le travail et l’éducation.</p>
<p>D’abord, la société industrielle s’identifie à un effort collectif de création produisant des choses et des hommes. C’est son « seul but raisonnable et positif », précise le philosophe, économiste et militaire français Saint-Simon dans <em>L’Industrie</em>.</p>
<p>Une telle société doit se doter d’un système d’institutions qui favorisent la dissémination de l’information et la communication. La société n’est pas un cadre où se réalise automatiquement le développement économique. L’évolution économique est soumise au système de décision de la société. Il ne peut y avoir de transformation économique et sociale sans que soit élaborée une théorie du changement.</p>
<p>Pour Saint-Simon, il s’agit de « revoir toutes les idées pour les asseoir sur les principes de l’industrie, pour rapporter toute la morale à la production », morale centrée sur la satisfaction de tous les besoins des membres du corps social. La progressivité d’une société est définie par rapport à un certain nombre d’objectifs à établir en commun et à leur acceptation, notamment par « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».</p>
<p>Le mouvement n’est pas synonyme de progrès (« l’on n’a pas le moins du monde prouvé qu’une chose est en progrès quand on a montré qu’elle se meut » précise, le théoricien révolutionnaire Proudhon). Poser la création comme la résultante d’un projet émanant de tous les groupes sociaux résonne fortement dans nos sociétés de plus en plus fragmentées dans lesquelles les taux de pauvreté sont loin de diminuer.</p>
<h2>Processus d’insoutenabilité</h2>
<p>L’action de l’homme sur la nature est d’abord une lutte contre la rareté. D’où la nécessité d’un nouveau paradigme reposant sur une « philosophie inventive et organisatrice » (Saint-Simon) qui a une dimension à la fois quantitative et qualitative. Certes, les besoins sociaux sont tels qu’il faut accroître fortement la production, mais les auteurs considèrent que les transformations sont globales et liées, les relations entre les variables stratégiques importent plus que leur croissance isolée.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=836&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=836&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=836&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1051&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1051&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/450707/original/file-20220308-23-2118kp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1051&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Claude de Rouvroy de Saint-Simon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://picryl.com/media/saint-simon-claude-de-rouvroy-de-519b87">Österreichische Nationalbibliothek</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Telle est, semble-t-il, la signification de la notion d’industrie chez Saint-Simon qui est un phénomène à la fois scientifique, technique, productif et social, qui requiert une transformation des habitudes d’esprit et des comportements. Les aspects structurels et mentaux peuvent donc entraver le développement économique et les transformations qui l’accompagnent.</p>
<p>Proposition d’actualité au moment où les sociétés affrontent les problèmes de la réindustrialisation et de la transition écologique.</p>
<p>De là découlent plusieurs processus d’insoutenabilité. Le premier est que la transformation de la société a une dimension politique, elle requiert une transformation du cadre institutionnel pour que le développement technique et économique apparaisse comme un résultat.</p>
<p>De même, la croissance n’est pas soutenable lorsque les efficacités de production sont séparées des problèmes de consommation et des questions de répartition qu’elles autorisent, ou dans lesquels elles trouvent leur caractère légitime. Comme le souligne Proudhon :</p>
<blockquote>
<p>« Qu’importe en effet que la richesse totale augmente si la répartition est telle que le grand nombre soit plus pauvre qu’auparavant. »</p>
</blockquote>
<p>On sait combien le thème des inégalités s’inscrit dans les travaux économiques récents.</p>
<p>Les socialistes du XXI<sup>e</sup> siècle relevaient également que la croissance était un phénomène instable. Il y a insoutenabilité lorsque le capital productif s’accumule de façon déséquilibrée entre les différentes activités, ce qui accroît le chômage technologique en raison des « perfectionnements industriels » qui créent « une tendance constante à… éliminer de la production les travailleurs ».</p>
<p>Pour atténuer ce phénomène, Proudhon envisage d’élaborer une « prévoyance sociale », c’est-à-dire une politique de formation reposant sur une « organisation intégrale de l’apprentissage… comme loi organique de transition applicable à tous les cas possibles ». Il ajoute que le travail de déclassement et de reclassement dans la société est continuel, ce qui exige d’élever le niveau de formation de la main-d’œuvre et la qualité de l’intervention humaine en faisant « passer le [travail] de la pratique spontanée à la science ».</p>
<h2>Nouveaux blocages</h2>
<p>Au moment où le thème de la valeur-travail imprègne la réflexion politique, il n’est pas inutile de rappeler combien ces auteurs insistent sur l’importance du travail qualifié dans la création des richesses. Le nombre et la qualité des personnes éduquées restent la source majeure de la croissance de la production. La dynamique économique et sociale repose sur les connaissances et les compétences du chercheur, du technicien, de l’ouvrier, des cadres et des chefs de l’industrie. La période de constitution du capital humain qualifié est longue.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/450708/original/file-20220308-13-myuhll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Pierre-Joseph Proudhon.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/48078354203">Thierry Ehrmann/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Proudhon admet que « le capital social accumulé [dans l’homme de talent]… crée une capacité productive envisagée comme un bien de production lui-même produit qui a un certain coût… qui représente la somme égale à ce qu’il a coûté de produire ».</p>
<p>Si la France devait perdre subitement ses ressources en main-d’œuvre qualifiée, « il [lui] faudrait au moins une génération entière pour réparer ce malheur » admet Saint-Simon dans sa <em>Parabole</em>. Près de 150 ans plus tard, l’économiste français Alfred Sauvy insistera sur l’importance décisive de la capacité technique et des idées par rapport aux actifs matériels.</p>
<p>Au final, la propriété privée des moyens de production crée des rapports de domination entre les groupes sociaux. Cependant, la relation de propriété n’a qu’un caractère abstrait si ne sont pas prises en compte la dimension politique du pouvoir dans l’entreprise (la participation directe des salariés aux décisions, selon Proudhon, ou l’adhésion des salariés aux choix proposés par la direction, selon Saint-Simon).</p>
<p>La socialisation des moyens de production ne peut donc opérer une réduction des aliénations dans le travail qu’à la condition que les entreprises transforment leur processus de décision et recomposent le travail selon une visée de psychosociologie en intégrant l’analyse des groupes et des motivations.</p>
<p>Si la détention des moyens de production n’est pas à l’ordre du jour, la question de la démocratie économique au sein des entreprises et celle de la fracturation des collectifs de travail dans de nombreuses activités par la transformation algorithmique des tâches et le télétravail constituent aujourd’hui des blocages sociaux et psychologiques d’une importance majeure.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178841/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Guilhon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les propositions formulées par Saint-Simon ou encore Proudhon entrent en résonnance avec les préoccupations actuelles sur plusieurs thématiques économiques.Bernard Guilhon, Professeur de sciences économiques, SKEMA Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1742842022-01-10T19:50:08Z2022-01-10T19:50:08ZMille ans de dettes publiques : quelles leçons pour aujourd’hui ?<p>Le 20 mars 2020, en bloquant une importante enveloppe financière destinée à aider les pays membres de l’Union européenne à faire face à la pandémie de Covid-19 qui émergeait, Wopke Hoekstra, ministre néerlandais des Finances, a provoqué la <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/coronavirus-quand-les-pays-bas-regrettent-leur-manque-d-empathie-envers-l-italie-20200331">colère</a> de certains de ses homologues de l’Eurogroupe. M. Hoekstra aurait notamment demandé une enquête de l’UE pour savoir pourquoi certains pays n’avaient pas la capacité fiscale suffisante pour faire face à la crise par leurs propres moyens.</p>
<p>Devant son parlement national, il a loué pour les Pays-Bas <a href="https://www.tweedekamer.nl/kamerstukken/kamervragen/detail?did=2020D11589&id=2020Z05385">« une politique budgétaire prudente ces dernières années »</a> conduisant à « la constitution de réserves ». Il s’appuyait ainsi sur une idée importante, à savoir que les gouvernements sont les gardiens des finances de la nation. Un gouvernement qui gère mal ses finances finirait par imposer aux générations futures une dette insoutenable.</p>
<p>Pour autant, celui qui refuserait d’emprunter pour faire face à une urgence ou pour financer des investissements productifs manquerait à ses devoirs. En fin de compte, les Pays-Bas et d’autres gouvernements européens sceptiques ont accepté d’autoriser l’UE à emprunter <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/accord-decisif-pour-le-plan-de-relance-europeen-1263785">750 milliards d’euros</a> sous la forme d’obligations européennes émises conjointement. Les fonds ainsi levés avaient vocation à être répartis entre les pays membres en fonction de l’impact économique et social de la pandémie.</p>
<p>La dette publique présente donc tant une utilité qu’une part de risque. Elle permet aux gouvernements de continuer à fournir des services sociaux de base lorsque les recettes diminuent, aide à entreprendre des investissements productifs et à soutenir la demande globale. Elle permet également à l’État d’augmenter les dépenses de défense lorsqu’il est confronté à une menace militaire, d’intervenir pour stabiliser le système bancaire pendant une crise financière et de fournir une aide humanitaire après une catastrophe naturelle ou en cas d’urgence sanitaire.</p>
<p>Mais, comme tout instrument puissant, la dette publique peut aussi causer des dommages durables lorsqu’elle est mal utilisée. Elle permet aux législateurs de financer des déficits au lieu de faire des choix difficiles en matière de réduction des dépenses ou d’augmentation des impôts. Elle offre aussi un moyen aux élus en place <a href="https://www.jstor.org/stable/2296528">d’augmenter leurs dépenses avant les élections</a> pour en tirer un avantage politique. À la suite de la publication d’un <a href="https://mpra.ub.uni-muenchen.de/24376/1/MPRA_paper_24376.pdf">article controversé</a> en 2010 par les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, un <a href="https://www.affiches-parisiennes.com/s-endetter-est-il-problematique-10291.html">débat</a> s’est également ouvert sur le lien entre niveau de dette publique et croissance.</p>
<p>C’est avec un angle historique que mes co-auteurs (Barry Eichengreen, Asmaa el-Ganainy et Kris Mitchner) et moi abordons ces questions dans un nouveau <a href="https://global.oup.com/academic/product/in-defense-of-public-debt-9780197577899?cc=us&lang=en&">livre</a>. À nos yeux, les études limitées à ces dernières années restent paralysées par le fait qu’elles se concentrent sur un nombre limité d’événements, les défaillances souveraines n’étant pas légion. Une courte échelle de temps conduit par ailleurs à sous-estimer les aspects positifs de la dette publique. L’ouvrage vise ainsi à réhabiliter la dette publique en fournissant un compte rendu équilibré de ses aspects positifs et négatifs. D’où son titre : <em>In Defense of Public Debt</em>.</p>
<h2>À l’origine des révolutions industrielles</h2>
<p>Les emprunts des États constituent une pratique qui a <a href="https://www.babelio.com/livres/Heers-La-naissance-du-capitalisme-au-Moyen-Age-Changeur/361982">au moins mille ans</a>. Elle remonte a minima à la période qui a suivi la chute de l’empire carolingien. L’Europe était alors divisée en centaines de cités-États et de royaumes engagés dans des guerres endémiques. Les souverains empruntaient pour étendre leurs territoires, mais aussi pour défendre le royaume et survivre.</p>
<p>Des prêteurs spécialisés, initialement des <a href="https://www.cairn.info/marchands-et-banquiers-du-moyen-age--9782130514794.htm">banques familiales italiennes</a>, les « banquiers lombards », commencent alors à mobiliser des ressources à une échelle sans précédent et à élaborer des contrats complexes pour répondre aux besoins financiers de l’État. Ils développent ainsi en même temps de nouveaux moyens de protéger leurs intérêts.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=475&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439125/original/file-20211231-19-1k85vff.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=597&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La famille Médicis, représentée ici en 1459 par Benozzo Gozzoli, fait partie de ces grandes maisons de banquiers italiens de la Renaissance.</span>
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<p>D’abord en Angleterre et aux Pays-Bas, les investisseurs obtiennent bientôt des protections contre les actions arbitraires du souverain. Ils créent des assemblées législatives et des parlements, dans lesquels les créanciers étaient représentés. Cela a permis notamment de faire baisser les taux d’intérêt, favorisant davantage d’emprunts. En formant des syndicats et en développant des marchés secondaires, les banques pouvaient aussi se répartir les risques.</p>
<p>Certes, les choses ne se sont pas toujours déroulées sans heurts. Il y a eu des défauts de paiement. Les investisseurs ont subi des pertes. Mais reste que ce marché a survécu, et même prospéré. Parce qu’elles étaient liquides et généralement sûres, les obligations d’État ont été largement acceptées comme garantie dans d’autres contrats de dette, ce qui permettait d’accorder davantage de prêts. Elles deviennent également la référence sur la base de laquelle étaient fixés les taux d’intérêt des prêts plus risqués.</p>
<p>La dette publique a donc fait partie intégrante du développement des marchés financiers qui ont servi de pierre angulaire aux révolutions commerciales et industrielles des XVIII<sup>e</sup> et XIX<sup>e</sup> siècles. Ce n’est ainsi pas une coïncidence si la croissance économique moderne a d’abord émergé en Europe du Nord-Ouest, berceau des emprunts souverains modernes.</p>
<h2>Imiter l’Europe</h2>
<p>L’Histoire documente également les changements intervenus au fil du temps dans l’utilisation de la dette publique. Fréquemment, les guerres ont été à l’origine de pics d’endettement tout au long de l’histoire, notamment au XX<sup>e</sup> siècle. D’autres fins sont apparues plus récemment.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439126/original/file-20211231-58867-kdrfv0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’ingénieur Charles de Freycinet, ministre des Travaux publics à la fin du XIXᵉ siècle, finance son plan de développement du chemin de fer en France par un vaste emprunt d’État.</span>
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<p>Avec le développement des marchés financiers et les crises qui y sont liées, les États sont passés de l’emprunt pour assurer la défense nationale à l’emprunt pour assurer la stabilité économique. Ils se sont également endettés pour financer des infrastructures comme les chemins de fer. Le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/01/le-plan-freycinet-de-1879-une-autre-relance-francaise_6054307_3232.html">plan Freycinet</a> en France, d’où découle une large partie du réseau actuel, donne par exemple lieu à un grand emprunt d’État en 1881.</p>
<p>Les gouvernements européens, forts de leur succès antérieur dans le développement des marchés de la dette, ont été les premiers à déployer ces efforts. D’autres parties du monde, à commencer, au début du XIX<sup>e</sup> siècle, par les nouvelles républiques d’Amérique latine, ont suivi leur exemple, mais avec une différence importante. Ils ont emprunté principalement à l’étranger, sur les principaux marchés de capitaux mondiaux.</p>
<p>Les emprunts à l’étranger ont créé des opportunités mais aussi des dangers. Pour les rembourser, les gouvernements doivent en effet générer non seulement des recettes, mais aussi des devises étrangères, ce qui expose l’emprunteur aux incertitudes des marchés mondiaux. Une baisse du taux de change ou des prix des marchandises peut soudainement alourdir une dette libellée en devises étrangères et brusquement rendre insoutenable un remboursement auparavant viable.</p>
<p>Tout au long du XIX<sup>e</sup> siècle, les investisseurs ont alors inventé de nouveaux mécanismes pour faire respecter les contrats de dette avec les souverains étrangers. Ils se sont tournés vers les <a href="https://www.jstor.org/stable/40263939">banques d’investissement</a> ayant de l’expérience dans l’organisation d’émissions de dettes et possédant des contacts avec les gouvernements étrangers. Ils ont aussi organisé des bourses de valeurs où les obligations étrangères étaient cotées et échangées sous réserve de règles destinées à les protéger. Des comités d’obligataires ont été créés pour représenter leurs intérêts dans les négociations avec les gouvernements en retard de paiement. En dernier recours, ils faisaient pression sur leurs gouvernements pour qu’ils s’engagent dans une <a href="https://doi.org/10.1016/j.jimonfin.2008.12.011">diplomatie de la canonnière</a> en leur nom.</p>
<p>Si les défauts de paiement n’étaient pas si rares, les dettes souveraines restaient remboursées avec suffisamment de régularité et les rendements des obligations étrangères étaient suffisamment élevés pour que prêter à l’étranger reste rentable. La dette était également bénéfique pour les emprunteurs, puisque les pays qui empruntaient davantage investissaient plus et connaissaient une croissance plus rapide en moyenne.</p>
<h2>Des dettes souvent remboursées</h2>
<p>Les gouvernements des pays développés sont passés de l’emprunt pour les infrastructures à l’emprunt pour fournir des services sociaux, tels que des écoles, des bibliothèques et des hôpitaux. Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, ils ont mis en place les premiers éléments de la sécurité sociale, une assurance chômage et des pensions de vieillesse. Ces nouvelles fonctions de l’État protégeaient les citoyens contre les risques dont ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes. C’est la naissance de l’État-providence.</p>
<p>En parallèle, et contrairement à une idée reçue, les gouvernements qui avaient emprunté pendant les périodes difficiles ont souvent remboursé lorsque la situation était meilleure. Des dettes publiques élevées ont ainsi été réduites avec succès, que ce soit en valeur absolue ou par rapport au PIB, au XIX<sup>e</sup> siècle, dans les années 1920, après la Seconde Guerre mondiale et même, dans quelques cas, dans les dernières décennies du XX<sup>e</sup> siècle. À partir de 1993, après la ratification du traité de Maastricht, la Belgique, la Finlande, l’Irlande et les Pays-Bas notamment ont achevé des réductions de dette des plus importantes.</p>
<p>L’Histoire montre par ailleurs que de nombreux pays ont réussi à résoudre les problèmes de viabilité de la dette sans connaître de bouleversements économiques, financiers et politiques majeurs. Ils y sont parvenus en adoptant des mesures d’austérité budgétaire au moment opportun (mais pas avant), en favorisant la croissance de leur économie et même parfois en gérant une inflation modeste. L’importante réduction de la dette et la reprise de la croissance économique aux États-Unis pendant la présidence de Bill Clinton (1993-2001) sont ainsi souvent attribuées à une combinaison de restrictions budgétaires et de politique monétaire accommodante.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=912&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439161/original/file-20220103-17-4hirxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1146&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://global.oup.com/academic/product/in-defense-of-public-debt-9780197577899?cc=us&lang=en&">Oxford University Press</a></span>
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<p>Qu’est-ce à dire pour le monde post-Covid ? Le ministre Hoekstra avait raison d’affirmer que les pays doivent accroître leur marge de manœuvre budgétaire pendant les périodes fastes afin de pouvoir la déployer lors de la prochaine crise. Mais il reste douteux que cela doive se faire dans un contexte de pandémie mondiale ou de crise économique et après une décennie de taux d’intérêt quasi nuls.</p>
<p>L’UE et les États-Unis ont conçu leurs fonds de relance pour privilégier les infrastructures, la résilience et les investissements verts qui font cruellement défaut. Ils espèrent ainsi favoriser la croissance économique, ce qui leur permettra de réduire plus facilement l’encours de leur dette.</p>
<p>La récente hausse de l’inflation inquiète les banquiers centraux attachés à la stabilité des prix, mais elle pourrait aussi réduire le poids de la dette au PIB. Toutefois, il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure la croissance ou l’inflation pourront aider à gérer l’héritage financier du Covid-19.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rui Esteves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un ouvrage récemment publié propose une analyse historique des emprunts souverains qui remet en perspective leur impact positif sur le développement économique.Rui Esteves, Enseignant-chercheur en histoire économique, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1714412021-11-12T08:17:56Z2021-11-12T08:17:56ZLes monnaies numériques des banques centrales risquent-elles de déclencher des paniques bancaires ?<p>Dans le débat en cours sur la conception de la monnaie numérique de banque centrale (MNBC), qui remplacerait par des formes dématérialisées la monnaie fiduciaire (billets et pièces), plusieurs auteurs ont exprimé d’importantes préoccupations quant au risque pour la stabilité financière. Étant donné que la MNBC permettrait aux déposants d’avoir un compte à la banque centrale, elle pourrait déclencher une ruée sur le système bancaire. En cas d’incertitude systémique concernant les banques, la détention de MNBC sans risque pourrait en effet devenir plus attrayante que les dépôts bancaires.</p>
<p>Ces préoccupations ont inspiré des <a href="https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpwps/ecb.wp2351%7Ec8c18bbd60.en.pdf">propositions</a> pour une conception spéciale de la MNBC et sont <a href="https://www.bis.org/publ/othp33.pdf">prises en compte</a> dans les rapports officiels des banques centrales, comme <a href="https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/other/Report_on_a_digital_euro%7E4d7268b458.en.pdf">celui de la banque centrale européenne</a> (BCE) sur l’avenir de la monnaie dans un contexte de montée en puissance des cryptomonnaies comme le bitcoin qui ne sont pas émises par un tiers de confiance et se caractérisent par une <a href="https://theconversation.com/le-cours-du-bitcoin-condamne-a-toujours-plus-de-volatilite-163997">forte volatilité</a> des cours.</p>
<p>Néanmoins, aucune preuve empirique n’existe à ce jour pour étayer une telle affirmation.</p>
<h2>Fuite vers la sécurité</h2>
<p>Nos <a href="https://repec.cepr.org/repec/cpr/ceprdp/DP16054.pdf">recherches</a> récentes portent sur la Grande Dépression française de 1930-1931, lorsque les épargnants disposaient d’une alternative sûre aux banques sous la forme de livrets d’épargne jouissant d’une garantie implicite de l’État. Nous montrons que l’existence de dépôts sûrs hors du système bancaire peut jouer un rôle substantiel dans le déclenchement de ruées bancaires, si ces comptes de dépôts ne sont pas correctement conçus.</p>
<p>Nous fournissons également des indications sur deux éléments de la discussion actuelle : les plafonds des dépôts sûrs et les taux d’intérêt.</p>
<p>La crise financière des années 1930 en France a été caractérisée par un phénomène de fuite vers la sécurité (Graphique 1). À partir de novembre 1930, les déposants français – ménages et entreprises – ont <a href="https://publications.banque-france.fr/fuite-vers-la-securite-et-effondrement-du-credit-une-nouvelle-histoire-de-la-crise-bancaire-en">soudainement retiré leurs fonds des banques commerciales</a> dans tout le pays.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/430787/original/file-20211108-25-xtumxx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 1 : Total de dépôts dans les banques et dans les Caisses d’épargne, 1920-1936.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://publications.banque-france.fr/fuite-vers-la-securite-et-effondrement-du-credit-une-nouvelle-histoire-de-la-crise-bancaire-en">Baubeau, Monnet, Riva et Ungaro (2021)</a></span>
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<p>À cette époque, les banques françaises n’étaient pas encore réglementées (les premières lois bancaires ont été adoptées en 1941). Les déposants ont transféré les fonds retirés des banques aux Caisses d’épargne ordinaires (CEO).</p>
<p>Contrairement aux banques, les CEO étaient réglementées et bénéficiaient de la garantie de l’État, mais elles n’étaient pas autorisées à prêter ni à fournir des services de paiement : elles ne pouvaient détenir que des titres d’État. Les caisses d’épargne n’offraient donc pas d’alternative au crédit bancaire au niveau local.</p>
<p>Le panneau de droite du Graphique 2 montre la corrélation entre la densité des caisses d’épargne ordinaires avant la crise, mesurée par le nombre de livrets par habitant en 1924, et le taux de croissance de l’activité bancaire entre 1929 et 1932. L’activité bancaire est mesurée par le nombre d’agences bancaires (les seules statistiques sur les banques disponibles au niveau départemental sur cette période).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/430789/original/file-20211108-21-56bk5m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 2 : La fuite vers la sécurité à niveau local. Note : Nombre de livrets CEO par habitant avant la crise (1924) et taux de croissance des guichets bancaires, à niveau départemental. À gauche, avant la crise (1925-1928). À droite, pendant la crise (1929-1932).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://acpr.banque-france.fr/les-effets-reels-des-ruees-bancaires-lexemple-de-la-grande-depression-en-france-1930-1931">Monnet, Riva et Ungaro (2021)</a></span>
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<p>La forte relation négative signifie que les départements à forte densité de CEO sont ceux qui ont connu un déclin plus marqué de l’activité bancaire. Les départements comptant moins de livrets de CEO par habitant ont connu une baisse plus faible, voire une augmentation, du nombre de succursales bancaires.</p>
<p>Cette dynamique n’était pas le prolongement d’une tendance antérieure. Le panneau de gauche du Graphique 2 ne montre aucune corrélation entre la densité de CEO avant la crise (en 1924) et le taux de croissance des succursales bancaires avant la crise, entre 1925 et 1928. Les CEO et les banques n’étaient pas des substituts mais des compléments avant la crise. Cependant, lors du déclenchement de la panique, les retraits bancaires se sont répandus dans tout le pays, et les dépôts dans les CEO et les banques sont devenus négativement corrélés. En conséquence, les banques ont réduit leurs crédits à l’économie, et le <a href="https://acpr.banque-france.fr/les-effets-reels-des-ruees-bancaires-lexemple-de-la-grande-depression-en-france-1930-1931">PIB local a connu une chute drastique</a> en termes réels.</p>
<h2>Leçons de l’Histoire</h2>
<p>Cet exemple historique permet de comprendre ce qui se passerait aujourd’hui si les agents économiques transféraient soudainement leurs fonds du système bancaire parallèle – peu sûr – vers des institutions financières sûres, comme des banques hautement réglementées ou même des banques centrales. Le risque d’une ruée causée par la possibilité pour les agents économiques de déposer leur argent à la banque centrale n’est pas seulement une curiosité théorique, et pourrait avoir des conséquences sérieuses sur le financement de l’économie.</p>
<p>Cela n’implique pas que le coût potentiel de la MNBC dépasserait son bénéfice potentiel. De la même manière que les caisses d’épargne françaises ont amélioré l’accès aux services d’épargne et aux services financiers au XIX<sup>e</sup> siècle, la MNBC peut <a href="https://research.stlouisfed.org/wp/more/2018-026">accroître l’inclusion financière</a> et même les prêts bancaires. Ce qui importe vraiment pour le bien-être global, c’est une conception de comptes de dépôts sûrs qui prenne en compte sérieusement les risques potentiels.</p>
<p>À ce sujet, l’exemple de la Grande Dépression française fournit deux idées concrètes pour la conception de la MNBC. D’une part, les plafonds appliqués aux comptes de dépôts ont eu une grande importance en période de crise.</p>
<p>En mars 1931 – en pleine panique – le parlement français a relevé le montant maximum que les épargnants pouvaient déposer sur leurs comptes CEO de 12 000 à 20 000 francs pour les particuliers et de 50 000 à 100 000 pour les entreprises. Cette décision a été motivée par des pressions politiques arguant que les dépôts auprès des CEO étaient le moyen le plus sûr de protéger les déposants pendant la crise. Selon plusieurs observateurs contemporains, l’augmentation du plafond des dépôts auprès des CEO a été un coup fatal qui a augmenté la gravité de la deuxième vague de panique bancaire à la fin de 1931.</p>
<p>D’autre part, le différentiel de taux d’intérêt entre les institutions sûres et les banques n’avait pas d’importance dans la période précédant la crise, mais a certainement contribué à exacerber la fuite vers la sécurité lorsque les paniques bancaires ont commencé.</p>
<p>Le Graphique 3 montre que, de 1927 à 1932, les taux d’intérêt payés sur les dépôts des CEO, réglementés par le gouvernement, étaient régulièrement plus élevés que les taux d’intérêt payés par les banques commerciales à leurs déposants. Les déposants acceptaient un taux d’intérêt plus faible sur leurs dépôts bancaires en temps normal parce que les banques fournissaient des services supplémentaires (relation de crédit, moyens de paiement, conseils en matière d’investissement et gestion de portefeuilles de titres, souvent gratuitement), mais les dépôts des CEO étaient également liquides. Ils ne se sont rués sur les comptes des Caisses d’épargne que pendant la crise.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/430792/original/file-20211108-17-1vy2frx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 3 : Taux d’intérêt sur les dépôts des CEO et taux d’intérêt moyen payé par les banques commerciales sur les dépôts.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://acpr.banque-france.fr/les-effets-reels-des-ruees-bancaires-lexemple-de-la-grande-depression-en-france-1930-1931">Monnet, Riva et Ungaro (2021)</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En d’autres termes, l’écart entre les taux d’intérêt a des conséquences comportementales très différentes pendant une crise systémique, car le risque est perçu différemment. Cet épisode historique suggère donc qu’il serait possible pour la MNBC de payer des taux d’intérêt plus élevés sur les dépôts en temps normal, tant qu’il existe un mécanisme de limite (par prix ou par quantité) qui empêche les ruées en période d’incertitude.</p>
<p>Le meilleur design de ce mécanisme – un <a href="https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpwps/ecb.wp2351%7Ec8c18bbd60.en.pdf">système à deux échelons de taux d’intérêt</a>, plutôt que la <a href="https://www.suerf.org/docx/f_504c296f8eb5fd521e744da4e8371f28_3251_suerf.pdf">mise en place d’un plafond</a> comportant le transfert automatique de l’excédent vers un compte détenu auprès d’une banque – dépendra donc de l’utilisation qui sera faite des fonds détenus auprès de la banque centrale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/171441/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Angelo Riva a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche (ANR-15-CE26-0008)</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Eric Monnet a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche (ANR-15-CE26-0008).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Stefano Ungaro a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche (ANR-15-CE26-0008).</span></em></p>Une recherche portant sur la Grande Dépression française des années 1930 fournit des éléments clés pour préserver la stabilité financière.Angelo Riva, Economiste, Professeur de finance à l'European business school, EBS Paris Eric Monnet, Economiste, professeur affilié, Paris School of Economics – École d'économie de ParisStefano Ungaro, Chercheur Postdoctoral, Paris School of Economics – École d'économie de ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1673712021-09-09T19:07:50Z2021-09-09T19:07:50ZAux racines de la logistique, le maréchal des logis dans l’armée française (XVIᵉ-XVIIIᵉ siècle)<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/419769/original/file-20210907-19-1bmzypl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C5%2C1191%2C883&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Estampe (non identifiée) de 1785&nbsp;représentant un maréchal des logis.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41089332w">BNF Gallica</a></span></figcaption></figure><p>La crise de la Covid-19 a mis sur le devant de la scène la logistique. Mais, au fait, quelle est l’origine de ce terme de logistique que l’on emploie aujourd’hui à toutes les sauces ? Avant d’être utilisé à partir de 1960 pour aborder la gestion des flux physiques des entreprises, le terme de logistique a d’abord été un terme militaire. La majorité des historiens s’accordent pour dire que le terme sous sa forme moderne a été forgé par Antoine-Henri de Jomini, dans son <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86539g.image#"><em>Précis de l’art de la guerre</em></a> (1838). Pour cela, il part d’une fonction : celle de maréchal général des « logis ».</p>
<p>Ainsi, selon Jomini, « autrefois les officiers de l’état-major se nommaient maréchal des logis, major général des logis », et c’est de là qu’est « venu le terme de logistique, qu’on emploie pour désigner ce qui se rapporte aux marches d’une armée ». La logistique aurait donc son origine dans cette fonction.</p>
<p>Mais que faisait au juste ce maréchal des logis à qui la logistique doit son nom ? C’est la question que nous avons explorée dans un <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2021-4-page-35.htm">article</a> publié dans la <em>Revue Française de Gestion</em>, en analysant les manuels militaires parus en France entre le XVI<sup>e</sup> et le XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1040446198199607297"}"></div></p>
<p>S’il est difficile de dire avec certitude quand émerge la fonction, on trouve sa trace dès le XVI<sup>e</sup> siècle. Dans un <a href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5b/Instruction_de_toutes_mani%C3%A8res_de_guerroyer_tant_par_terre_que_par_mer.pdf">ouvrage de 1558</a>, Philippe de Clèves fait ainsi explicitement mention du maréchal des logis, et explique que le « marefchal des logis eft tenu de vifiter apres les quartiers faicts ». La fonction émerge officiellement dans l’armée française à la fin de XVI<sup>e</sup> siècle, avec la création par Henri IV en 1591 d’une « charge » de maréchal des logis des camps et armées du roi.</p>
<h2>Troisième homme de l’armée</h2>
<p>Pour l’historien Henry de Buttet, c’est « la conséquence, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62443870/f301.item">sans doute de l’emploi des armes à feu</a>, qui oblige à étendre les zones de stationnement ». Il va y avoir progressivement des maréchaux des logis pour toutes les parties de l’armée, la cavalerie, l’infanterie, qui vont alors être placés sous les ordres d’un maréchal « général » des logis.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1143&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1143&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419770/original/file-20210907-15-7qxvtt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1143&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Estampe (non identifiée) de la fin du XVIIIᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6942540t#">BNF Gallica</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’une des particularités de la fonction est qu’elle occupe une <a href="https://journals.openedition.org/rha/6874?lang=en">position originale</a> dans la structure de l’armée française. Durant cette période, on distingue dans l’armée les officiers d’épée, qui mènent les soldats au combat, des officiers de plume, qui occupent des fonctions dans l’administration militaire.</p>
<p>Or, le maréchal général des logis va rester extérieur à ces deux groupes : il n’aura ni pouvoir de commandement sur les troupes au combat, ni de place dans la hiérarchie administrative militaire au sein du département de la Guerre. Dans les faits, il reçoit ses ordres du seul commandant de l’armée qu’il va voir selon de nombreuses sources « tous les jours ». Cette proximité avec le général fait que bien qu’il ne dispose d’aucun pouvoir hiérarchique sur les soldats, il est considéré comme l’un des maréchaux clefs.</p>
<p>Dès l’origine, Philippe de Clèves en fait le troisième homme de l’armée : </p>
<blockquote>
<p>« Item eft befoing môfeigneur d’auoir un bon marefchal des logis, qui foit fage & hôme de bié. car il doibt eflre la troifiefme perfonne de Ihofl. » </p>
</blockquote>
<p>C’est d’ailleurs en exerçant cette fonction que le stratège et diplomate <a href="https://journals.openedition.org/rha/7207">Jules-Louis Bolé de Chamlay devint le conseiller militaire de Louis XIV</a> et l’un des militaires les plus influents à la fin du XVII<sup>e</sup>.</p>
<p>Le principal facteur qui explique que la fonction devient stratégique à l’époque, est la croissance des armées qui va être importante. Au XV<sup>e</sup> siècle, l’armée de Charles VII, c’est environ 10 à 20 000 hommes. Celle de Louis XIV au XVII<sup>e</sup>, c’est entre 40 et 80 000 hommes, soit quatre fois plus. Or, on reste à cette époque dans un contexte ou la puissance de l’artillerie est encore peu développée, ce qui fait que dans un combat, ce qui compte avant tout pour l’emporter, c’est le nombre. C’est cela qui pousse à la croissance des armées… mais qui en même temps empêche de diviser celle-ci en sous-unités !</p>
<p>En effet, si une sous-unité est détachée de son armée et rencontre l’armée adverse, le risque est qu’elle soit exterminée ! Dès lors, cette armée qui est de plus en plus nombreuse doit rester groupée, et le problème qui se pose au maréchal des logis est justement de savoir comment mouvoir cette masse énorme de soldats en campagne.</p>
<p>Il doit ainsi gérer à la fois le stationnement de cette armée, en affectant les « logis » aux soldats si l’on s’arrête dans un village, ou bien en créant des camps si l’on stationne en campagne. Il doit aussi organiser le déplacement des hommes, en général à l’aide de trois colonnes, pour permettre à l’armée d’aller d’un logis à un autre, dans un contexte où les routes et les moyens de transport ne sont évidemment pas ceux que l’on connaît aujourd’hui.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=528&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=528&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=528&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=663&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=663&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419642/original/file-20210906-25-s8vb72.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=663&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Organisation d’un campement par un maréchal des logis.</span>
<span class="attribution"><span class="source">De la fontaine (1671), p115</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le problème du maréchal général des logis n’est donc absolument pas de gérer les approvisionnements ! Il y a bien sûr des intendants des armées, mais dans aucun des traités militaires publiés entre le XVI<sup>e</sup> et le XVIII<sup>e</sup> siècle, ceux-ci ne sont rattachés au maréchal des logis.</p>
<p>À l’inverse, le maréchal des logis s’appuie sur des fonctions qui sont bien plus liées à la question du déplacement de ce flux de soldats. Il a sous sa responsabilité d’une part les fourriers, qui sont chargés de marquer les logements attribués aux soldats et d’y distribuer le fourrage. Il a également autorité sur les guides et les vaguemestres qui permettent la projection en avant en déterminant pour les premiers les itinéraires qui peuvent être suivis, et en faisant en sorte pour les seconds que les routes soient praticables.</p>
<h2>« Officier intelligent »</h2>
<p>Dans ce cadre, on peut noter que dans les manuels de l’époque, les compétences recherchées chez les maréchaux des logis sont de trois ordres :</p>
<ul>
<li><p>géographiques, avec la création de cartes qui sont conservées d’une campagne à l’autre et qui sont décisives pour penser la marche en avant ;</p></li>
<li><p>mathématiques, celui-ci devant notamment être capable de tracer des plans de camp avec une équerre, d’affecter un terrain bien dimensionné à chaque partie de l’armée ;</p></li>
<li><p>informationnelles enfin, celui-ci devant notamment être capable de savoir exactement de combien de personnes l’armée est composée, et de faire circuler l’information de manière claire, à l’aide d’ordres de marche que Chanlay va par exemple standardiser sous forme de cartes.</p></li>
</ul>
<p>D’après les écrits de l’époque, au vu de l’étendue des compétences nécessaires, la fonction exige une personne « qui <a href="https://books.google.fr/books?id=zl1aAAAAcAAJ">ait beaucoup d’expérience</a>, d’exactitude & d’activité », ou encore un « <a href="https://books.google.fr/books/about/Essai_Sur_La_Science_De_La_Guerre.html?id=htpKAAAAcAAJ&redir_esc=y">Officier intelligent</a> & versé dans les grandes parties de la guerre ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419641/original/file-20210906-17-7wotct.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=489&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Marche de Saint-Tron. Warem dans les Pays-Bas espagnols par Chamlay, 1677.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BNF, Cartes et plans, Ge D 3112 (Échelle 1 : 115 000)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au fil du temps, la fonction de maréchal général des logis va devenir peu à peu écrasante. Il va même devenir au début du XVIII<sup>e</sup> siècle « le <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86542c/f99.item">chef de l’état-major de l’armée</a> », car « c’est à lui & à fes Aides à faire exécuter par les troupes toutes les opérations que le général de l’armée a réfolues ».</p>
<h2>Origines françaises</h2>
<p>Au-delà du fait que la Révolution française va conduire à abolir les charges vénales en 1789, c’est sans doute ce caractère démesuré de la fonction qui est l’une des causes de son extinction et de sa dissolution dans l’armée à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle. Cette fin tient aussi peut être au fait que la guerre, sous Napoléon, va se faire de plus en plus sans camps, pour accroître la vitesse de déplacement des armées, et qu’un hiatus apparaît alors entre le nom de la fonction, chargée historiquement de « loger » et son rôle qui est d’organiser les marches.</p>
<p>Dans les faits, le maréchal général des logis va alors être remplacé peu à peu sous Napoléon par un état-major, qui prend alors une importance clef… État-major dont Jomini dira plus tard, ironie de l’histoire, que son rôle est principalement d’organiser la logistique !</p>
<p>Finalement, que nous enseigne ce retour historique ? D’une part, il nous rappelle dans quel contexte on a besoin de logistique. Alors que les visions modernes en termes de <em>business logistics</em> se sont construites à partir des années 1960 sur l’idée que la logistique avait pour objet la coordination des flux physiques de produits (du point d’extraction au point de consommation, du fournisseur du fournisseur au client du client, etc.), à l’origine celle-ci avait pour objet la coordination d’un flux d’hommes qui composent une armée en campagne.</p>
<p>Dans ce cadre, il semble possible de proposer une définition qui englobe cette perspective originelle et la perspective contemporaine, et d’appréhender la logistique comme ayant pour objet de « coordonner les mouvements de masse ». Ainsi, les problèmes logistiques existent notamment lorsque l’on a une masse à déplacer rapidement : comme c’était le cas pour les armées à l’époque, comme cela a ensuite été le cas durant la Seconde Guerre mondiale, comme c’est le cas aujourd’hui avec les vaccins.</p>
<p>D’autre part, alors que la domination de la vision anglo-saxonne sur le management tend à être de plus en plus écrasante, ce retour historique démontre que les racines du management logistique se situent clairement en France. Sans nier les innovations offertes par le monde anglo-saxon, il permet ainsi de rappeler que oui, le <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2019-1-page-11.htm">management et la gestion ne sont pas qu’une science anglo-saxonne</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167371/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Aurélien Rouquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cette fonction, en charge de la « coordination des mouvements de masse », a connu son essor dans une période où les effectifs militaires augmentaient.Aurélien Rouquet, Professeur de logistique, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1667622021-08-26T18:38:58Z2021-08-26T18:38:58ZRestreindre le crédit à la consommation, l’arme anti-inflation de l’après-guerre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/418007/original/file-20210826-23-136ltr0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C107%2C1024%2C665&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En France, le Conseil national du crédit a imposé des contrôles sur les prêts de 1948 à 1979&nbsp;pour freiner la hausse des prix.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://catalog.archives.gov/">The U.S. National Archives</a></span></figcaption></figure><p>Le retour à une activité économique normale s’accompagne actuellement de tensions inflationnistes dans de nombreux pays. Ces derniers mois, les prix américains ont ainsi augmenté de <a href="https://www.cityam.com/us-inflation-rises-faster-than-expectations-in-july/">plus de 5 % en glissement annuel</a>. Au Royaume-Uni, cette hausse a été plus lente (et a même été <a href="https://www.ft.com/content/62405c6c-1dd5-4b8b-9203-c400428aa796">légèrement inférieure aux attentes en juillet</a>), mais elle devrait s’accélérer à nouveau.</p>
<p>Cette situation ressemble beaucoup à ce qu’il s’est passé après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque comme aujourd’hui, les gouvernements ont été confrontés à des consommateurs désireux de dépenser et à une industrie qui n’était pas encore prête à répondre à la demande. Actuellement, les mesures de restrictions désorganisent les chaînes d’approvisionnement. En 1945, les producteurs avaient besoin de temps pour reprendre leurs activités habituelles après des années de production pour la guerre.</p>
<p>Pour freiner la demande et écarter la menace de l’inflation, les autorités ont alors imposé des contrôles sur le crédit à la consommation. Un levier qui pourrait parfaitement être activé à nouveau aujourd’hui.</p>
<h2>Lisser le cycle économique</h2>
<p>Pendant la guerre, les États-Unis et le Royaume-Uni avaient adopté des mesures qui visaient à la fois à freiner la demande alimentée par le crédit et à réorienter les ressources financières vers la défense nationale.</p>
<p>Le président des États-Unis Franklin Roosevelt avait <a href="https://www.presidency.ucsb.edu/documents/message-congress-economic-stabilization-program">résumé cette politique</a> de manière très claire en 1942 :</p>
<blockquote>
<p>« Nous devons décourager le crédit et la location-vente pour encourager le remboursement des dettes, des hypothèques et des autres obligations, car cela favorise l’épargne, retarde les achats excessifs et augmente le montant dont disposent les créanciers pour acheter des obligations de guerre. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=610&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=610&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=610&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=766&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=766&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418012/original/file-20210826-25-rfg9i0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=766&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Dans les années 1940, le gouvernement américain exigeait que les crédits au détail soient remboursés dans les 90 jours.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.loc.gov/">Library of Congress</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La Réserve fédérale (Fed) a donc dûment introduit des restrictions pour les prêteurs. Pour la location-vente, qui sert généralement à financer des voitures et des appareils électroménagers, les consommateurs devaient payer 33 % du prix à l’avance et rembourser le reste sur 12 mois. Le gouvernement a également restreint les comptes de crédit au détail, exigeant qu’ils soient remboursés en 90 jours.</p>
<p>Le Royaume-Uni a introduit des <a href="https://global.oup.com/academic/product/the-politics-of-consumer-credit-in-the-uk-1938-1992-9780198732235?cc=gb&lang=en&">contrôles similaires</a>, limitant le crédit pour la location-vente de biens qui nécessitaient l’importation de métaux étrangers coûteux. Le crédit de location-vente a ainsi été ramené à 10 % de son total d’avant-guerre.</p>
<p>À partir de 1945, les États-Unis et le Royaume-Uni ont maintenu ces contrôles afin de limiter la demande de biens à un moment où leur offre était limitée. Ces contrôles visaient également à modérer les pics et les creux du cycle économique.</p>
<p>Les autorités estimaient en effet que le crédit à la consommation avait stimulé la croissance et l’inflation lors des précédentes phases de reprise, mais qu’il avait accentué la chute lorsque les consommateurs avaient cessé de dépenser leurs revenus et ne voulaient ou ne pouvaient pas emprunter. Cette situation, pensait-on, avait prolongé la Grande Dépression des années 1930.</p>
<h2>Des contrôles pérennisés</h2>
<p>Les États-Unis ont été les premiers à lever leurs contrôles. Le gouvernement avait eu du mal à faire respecter les règles pendant la guerre et s’était ensuite heurté à une réaction contre le pouvoir gouvernemental des entreprises, qui étaient notamment opposées aux contrôles du crédit.</p>
<p>Comme l’expliquait un <a href="https://books.google.co.uk/books?id=HEsIO8aAu6QC&pg=PA84&lpg=PA84&dq=Regulation+of+consumer+credit+by+federal+authority+is+unnecessary,+ineffective,+un-American,+unsocial,+inconsistent,+and+impractical.">groupe de banquiers au Congrès</a> en 1947 :</p>
<blockquote>
<p>« La réglementation du crédit à la consommation par l’autorité fédérale est inutile, inefficace, non américaine, non sociale, incohérente et peu pratique. »</p>
</blockquote>
<p>Les contrôles américains ont expiré en 1949, avant d’être brièvement relancés pendant la guerre de Corée en 1950-1953, mais ils se sont éteints par la suite. Néanmoins, les contrôles ont continué à faire partie du débat politique. En 1980 encore, le président Jimmy Carter les a <a href="https://fraser.stlouisfed.org/files/docs/publications/frbatlreview/pages/66421_1980-1984.pdf">brièvement réimposés pour lutter contre l’inflation</a>.</p>
<p>Les contrôles sont restés plus systématiquement en place au Royaume-Uni, où la lutte contre l’inflation s’est mêlée aux efforts pour défendre la livre sterling. Outre le maintien des restrictions sur la location-vente, le gouvernement a également plafonné par la suite le montant que les citoyens pouvaient dépenser sur des cartes de crédit à l’étranger.</p>
<p>Dans les années 1970, Londres exigeait également des banques qu’elles fassent des dépôts spéciaux à la Banque d’Angleterre contre de nouveaux prêts. Les gouvernements conservateurs et travaillistes ont continué à appliquer des mesures de contrôle du crédit jusqu’en 1982.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418013/original/file-20210826-17-1tixpfl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le président américain Jimmy Carter a brièvement réintroduit les contrôles des crédits à la consommation pendant son mandat.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/pingnews/507815491">Flickr</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ailleurs en Europe, les gouvernements d’après-guerre ont privilégié une gestion économique plus directe qui comprenait des <a href="https://www.cambridge.org/core/books/consumer-lending-in-france-and-america/FA96366E2203CB20126876473E0B0EE0">politiques similaires</a>. En France, par exemple, le Conseil national du crédit a imposé des contrôles sur les crédits à la consommation en 1948 et les a maintenus jusqu’en 1979, exigeant parfois des acomptes pouvant atteindre 50 %.</p>
<p>Dans tous ces pays, ces mesures ont limité les emprunts des consommateurs et ont contribué à maîtriser l’inflation au cours des années 1940 et au-delà. Elles ont également fait en sorte que la croissance des salaires, plutôt que les emprunts des consommateurs, soit le moteur de la prospérité d’après-guerre.</p>
<h2>Instabilité économique et inégalités</h2>
<p>Au début des années 1980, la déréglementation a balayé ces contrôles, sous l’impulsion du nouveau libéralisme économique adopté par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Les contrôles du crédit étaient alors considérés comme une intervention indésirable de l’État. Depuis, les gouvernements restent réticents à envisager de telles mesures, cherchant plutôt à stimuler les dépenses de consommation.</p>
<p>Actuellement, comme pendant la période d’après-guerre, de nombreux consommateurs disposent d’importantes réserves de liquidités pour avoir <a href="https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/cbp-9060/">épargné beaucoup plus que d’habitude</a> pendant la pandémie. Au Royaume-Uni, bien que les ménages aient réduit leurs dépenses de crédit au printemps 2020, celles-ci sont depuis <a href="https://www.bankofengland.co.uk/statistics/visual-summaries/household-credit">reparties à la hausse</a>.</p>
<p><strong>Dette des consommateurs en pourcentage du PIB au Royaume-Uni</strong></p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Consumer debt as a % of GDP" src="https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416981/original/file-20210819-15-9fxm76.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://tradingeconomics.com/united-kingdom/households-debt-to-gdp">Trading Economics</a></span>
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</figure>
<p>Les emprunts des consommateurs restent un moteur de la croissance économique et sont toujours considérés comme essentiels pour sortir de la pire récession de mémoire d’homme. Pourtant, les arguments à long terme en faveur des contrôles méritent d’être remis sur la table. Le crédit est source de croissance, mais aussi <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3124001">d’instabilité économique</a> et d’<a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3571907">inégalités</a>, puisque les consommateurs dépensent au lieu d’épargner, ce qui rend plus difficile la constitution d’un patrimoine. Et si le crédit augmente le pouvoir d’achat des ménages, il provoque également l’inflation lorsque l’offre se réduit.</p>
<p>La pandémie, comme la guerre, apparaît comme un moment unique pour reconsidérer notre économie dépendante de la dette. Les travailleurs britanniques, dans un contexte de <a href="https://time.com/6082457/hourly-workers-demand-pay-benefits/">pénurie de main-d’œuvre</a>, <a href="https://capital.com/uk-workers-demand-higher-wages-as-labour-shortage-deepens">exigent désormais des salaires plus élevés</a>. Or, ce sont les salaires, et non la dette, qui constituent le fondement essentiel du pouvoir d’achat des consommateurs.</p>
<p>De surcroît, à l’ère du numérique, les gouvernements se voient doter de nouveaux outils pour mettre en œuvre et superviser les contrôles du crédit. Ces restrictions peuvent également s’avérer utiles pour atteindre de nouveaux objectifs, notamment la lutte contre le changement climatique, en limitant le crédit pour les produits à forte intensité de carbone (et, d’une manière générale, en freinant les pulsions de gaspillage du capitalisme de consommation).</p>
<p>Enfin, bon nombre des ménages les plus pauvres ont recours à des emprunts excessifs pour survivre. Via les mesures d’aide, les gouvernements ont trouvé des moyens de protéger les plus vulnérables face à la récession. Ils pourraient donc prolonger ce soutien, plutôt que de dépendre de l’exploitation du crédit privé.</p>
<p>Alors que les consommateurs américains augmentaient leurs emprunts après l’expiration des contrôles au milieu des années 1950, l’économiste <a href="https://archive.org/stream/JohnKennethGalbraithTheAffluentSociety1998MarinerBooks/John%20%20Kenneth%20Galbraith%20-%20The%20Affluent%20Society%20%281998%2C%20Mariner%20Books%29_djvu.txt">John Kenneth Galbraith s’était interrogé</a> :</p>
<blockquote>
<p>« L’agent de recouvrement ou l’avocat des faillites peut-il être le personnage central de la bonne société ? »</p>
</blockquote>
<p>Une question qui mérite d’être posée à nouveau dans le contexte actuel.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166762/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sean H. Vanatta est membre du conseil consultatif de FRASER .</span></em></p>Dans les années 1940, les États-Unis ou le Royaume-Uni ont durci les conditions d’accès aux prêts pour freiner la demande, le temps que l’industrie organise son retour à une activité normale.Sean H. Vanatta, Lecturer in US Economic and Social History, University of GlasgowLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1663512021-08-19T18:21:08Z2021-08-19T18:21:08ZL’identification, la quatrième fonction de la monnaie<p>Un petit détour par l’histoire permet de replacer dans un cadre plus large la question des <a href="https://www.cairn.info/monnaie-et-financement-de-l-economie--9782100758722-page-33.htm">trois fonctions de la monnaie</a> identifiées traditionnellement : étalon des valeurs, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. Cette mise en perspective révèle ainsi une quatrième fonction fondamentale, l’identification, qui dénote l’origine commune, politique et sociale, du fait monétaire.</p>
<p>Les outils monétaires émergents, cryptomonnaies du type bitcoin, cryptomonnaies d’État, ou encore monnaies virtuelles utilisées dans les jeux vidéo, donnent un poids particulier à cette fonction d’identification et aux conséquences politiques et sociales qui y sont attachées.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416716/original/file-20210818-27-gzotc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’identité était déjà présente dans la réflexion d’Aristote sur la monnaie.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aristotle_Altemps_Inv8575.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La question de l’identification apparaît au côté des analyses de la monnaie par Aristote, dans <em>Le Politique</em> et <em>L’Éthique à Nicomaque</em>, ouvrages qui portent principalement sur la <a href="https://doi.org/10.3406/numi.2001.2320">Cité, ses limites, son organisation, sa justice</a>. Il développe ainsi, à la suite de Platon, une réflexion politique et citoyenne qui associe les limites de la Cité avec la naissance de la monnaie, dont l’usage dévoyé peut entrer en conflit avec les règles de la Cité idéale : en faisant primer le gain du commerce extérieur sur la solidarité des échanges intérieurs ; la valeur d’échange sur la valeur d’usage ; l’espace infini des désirs et des spéculations sur le domaine limité des besoins.</p>
<p>Bref une telle monnaie, dégagée de ses enjeux civiques, tend à devenir sa propre fin, alimentant inégalités et discordes au sein de la Cité. C’est pourquoi la monnaie, objet politique, est également un marqueur de citoyenneté : son usage insère l’usager dans une communauté politique, sociale et éthique et l’y identifie.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416718/original/file-20210818-15-wyog16.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">L’eusko, la monnaie qui manifeste une identité basque.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette fonction d’identification de la monnaie n’est pas demeurée l’apanage des Cités grecques : un caractère constant des monnaies est le souci des émetteurs – à moins qu’ils ne soient contrefacteurs – d’identifier leur origine, le plus souvent territoriale ou politique par des marques indiquant le lieu de production, l’émetteur ou la date.</p>
<p>La multiplication, depuis les années 1970, des monnaies sociales et complémentaires correspond d’ailleurs le plus souvent à un projet « territorial » consistant à constituer un espace monétaire solidaire et de petite taille. Ce faisant, l’usage de la monnaie peut devenir non seulement militant (économie durable, alternative, écologique…) mais appuyer ou manifester une identité – c’est notamment le cas de <a href="https://reporterre.net/L-eusko-basque-premiere-monnaie-locale-europeenne">l’eusko basque</a>.</p>
<h2>Le cash n’est pas synonyme d’anonymat</h2>
<p>Or cette quatrième fonction, cette fonction d’identification, est largement négligée en économie – les historiens et plus spécialement les numismates y sont au contraire très attentifs. Pourtant, sa prise en compte entraîne deux apports importants.</p>
<p>En premier lieu, elle renverse la perspective usuelle sur l’anonymat. L’anonymat n’apparaît plus comme une propriété du cash, mais devient l’une des modalités de l’identification par la monnaie, ce qui permet d’ailleurs une approche beaucoup plus graduée.</p>
<p>En effet, comme nous l’avions écrit dans un <a href="https://www.researchgate.net/publication/311420776_Dematerialization_and_the_Cashless_Society_A_Look_Backward_a_Look_Sideward">article</a> de recherche en 2016, il n’y a pas « un » anonymat : l’anonymat est toujours, en fait, un anonymat à l’égard d’une personne ou d’une institution. Il est donc susceptible de configurations variées, lesquelles s’inscrivent, de ce fait, dans une fonction générale d’identification.</p>
<p>Ainsi, le paiement habituel en espèces auprès d’un commerçant que l’on connaît n’entraîne bien évidemment aucun anonymat du payeur à l’égard dudit commerçant. En revanche, il garantit l’anonymat des clients du commerçant à l’égard de son banquier ou de son percepteur.</p>
<p>De même, l’usage d’une carte de paiement sans contact aboutit à un anonymat presque entier du client envers le commerçant, le reçu de paiement ne comprenant aucun élément d’identité exploitable, mais identifie précisément le client auprès de la banque émettrice de la carte de paiement ou de celle tenant les comptes du commerçant.</p>
<p>De manière générale, un <a href="https://www.jstor.org/stable/10.7591/j.ctv2n7h0r">processus de « nationalisation » de la monnaie</a> a fait progressivement coïncider les limites de l’État moderne et celles des espaces monétaires dont ces États sont devenus les maîtres.</p>
<p>Parallèlement, l’État assume une autre fonction cruciale pour le bon fonctionnement de la vie civique et sociale, au-delà des seuls systèmes de paiement : l’identification des personnes. Cette fonction s’est considérablement étoffée depuis le XIX<sup>e</sup> siècle avec le développement des diverses formes d’état civil et de sécurité sociale ainsi que l’essor du vote personnel.</p>
<p>En conséquence, dans un État de droit, non seulement les individus ont un droit à l’identité que l’État ne peut leur dénier, mais les modalités de l’identification relèvent du domaine de la loi, avec les garanties juridiques qui l’entourent.</p>
<h2>Les innovations monétaires changent la donne</h2>
<p>Aujourd’hui, les nouveautés monétaires viennent rappeler l’importance de cette quatrième fonction d’identification. Un premier modèle, déjà ancien, a consisté à délimiter des espaces virtuels au sein desquels des formes monétaires spécifiques sont employées : les plates-formes de « jeu » massivement multijoueurs prévoient généralement des <a href="https://theconversation.com/podcast-fortnite-est-il-un-jeu-dargent-125092">techniques d’accumulation de symboles de richesse</a> en vue d’attacher des objets, des services ou des compétences aux avatars.</p>
<p>Déjà, dans ce cas, l’étanchéité entre virtuel et réel est imparfaite, puisque des <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02146248/file/Farming%2C%20serveurs%20parall%C3%A8les%20et%20revente%20de%20personnages%20%C3%A9conomie%20informelle%20et%20jeu%20vid%C3%A9o%20Millenaire%203%2C%20Soci%C3%A9t%C3%A9.URL.pdf">« fermes » de joueurs</a> se sont développées en vue d’acquérir dans l’univers virtuel des objets ou des capacités ensuite revendues en monnaie réelle aux joueurs désireux de performance. Cela revient en quelque sorte à échanger, via des biens et services virtuels, une monnaie virtuelle contre une monnaie réelle.</p>
<p>Dans ce contexte, l’identification se déroule au sein de l’univers clos de la plate-forme considérée, puisque les « identités » des avatars sont entièrement contrôlées par le prestataire. Celui-ci détermine aussi les conditions d’émission et d’usage de « sa » monnaie. On retrouve, mais limité à un univers fermé et virtuel, le modèle de contrôle de la monnaie et des identités que réalisent les États territoriaux.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416721/original/file-20210818-21-rnqzzn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">De nombreux jeux vidéos proposent d’acheter des objets ou des compétences aux avatars avec de la monnaie virtuelle convertible en monnaie réelle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/whelsko/40701217303"> Whelsko/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Le second modèle, beaucoup plus récent, découle de l’innovation représentée par la blockchain. Cette dernière inclut en son sein un dispositif d’identification qui permet de valider la transaction entre un vendeur et un acheteur et qui met l’enregistrement de cette validation à la disposition des autres participants au système de paiement.</p>
<p>D’un côté, l’identification des transactions rend indispensable l’identification des utilisateurs qui effectuent des échanges. Mais de l’autre, cette identité correspond à celle qui est déclarée au sein de l’espace monétaire virtuel, et non pas à une identité telle qu’elle est reconnue par un État. D’ailleurs, rien n’empêche un agent économique de se créer un avatar différent pour chacune des cryptomonnaies existantes, voire d’y associer des adresses IP (celles qui caractérisent les machines qui accèdent à Internet) différentes. Ce n’est pas un hasard si le bitcoin est rapidement devenu la <a href="https://theconversation.com/krach-du-bitcoin-cybercriminalite-et-surconsommation-delectricite-la-face-cachee-des-cryptomonnaies-161057">devise préférée des cybercriminels</a>…</p>
<p>C’est ici que le <a href="https://www.journaldunet.fr/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1438892-diem-ex-libra-les-derniers-elements-sur-la-future-crypto-de-facebook-juin-2021/">projet de monnaie virtuelle diem</a> (ex-libra) de Facebook prend tout son sens. Les usagers y ont une identité, garantie par la plate-forme et à laquelle, de plus en plus, des droits et des devoirs sont attachés, qui portent sur la liberté d’expression, l’intégrité du « profil », et même le destin post-mortem des comptes.</p>
<h2>Le risque d’une forme lucrative et sélective d’identité</h2>
<p>Facebook est donc en mesure d’identifier, très précisément, ses usagers. C’est d’ailleurs le cœur de son business model : vendre les caractéristiques individuelles de ces profils. Si une monnaie propre, ou presque, telle que le diem, est associée à l’écosystème Facebook, l’entreprise ou, plus sûrement, la constellation d’intérêts lucratifs dont Facebook est le cœur, sera en mesure de gérer simultanément des actifs monétaires propres et les preuves d’identité afférentes à leur usage.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/416723/original/file-20210818-27-dai9ow.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=869&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La gestion de la monnaie par les États peut également conduire à des catastrophes telles que l’épisode hyperinflationniste allemand au début des années 1920.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Germany_Hyperinflation.svg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Or, laisser la monnaie dans des mains entièrement privées n’est pas toujours une bonne idée, même si la gestion de la monnaie par les États a également abouti à des catastrophes, à l’image des épisodes hyperinflationnistes en <a href="https://www.historia.fr/le-coin-des-timbr%C3%A9s/lincroyable-valse-des-prix-dans-lallemagne-des-ann%C3%A9es-20">Allemagne en 1923</a>, en <a href="http://data.leo-univ-orleans.fr/media/seminars/417/hyperinflation-desmedt-pour-leo-mai-2018.pdf">Hongrie en 1946</a> ou au <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/27/au-zimbabwe-l-inflation-s-envole-a-pres-de-300-sur-un-an_6013282_3212.html">Zimbabwe depuis l’an 2000</a>. Laisser l’identification des êtres humains dans les mains privées est encore pire : que devient un être humain dont la seule preuve d’existence est un acte privé, éventuellement cessible et dont les tiers ne peuvent prendre connaissance ?</p>
<p>Ainsi, abandonner au plus offrant ces deux éléments clés de la construction de la Cité antique ou de l’État moderne que sont la monnaie et l’identité annonce le pire des mondes.</p>
<p>Des solutions existent, anciennes ou nouvelles. Les <a href="https://www.journaldunet.fr/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1500403-cbdc-definition-euro-numerique-yuan-digital/">monnaies digitales de banque centrale</a> (CBDC), à l’essai en Asie ou en Europe, en témoignent. Elles limitent le risque d’entraîner la substitution d’une forme lucrative d’identité à la forme civique dont nos droits dépendent, en soumettant le paiement à l’identification plutôt que l’inverse.</p>
<p>Dans un monde où l’émission d’actifs monétaires, la création d’identités et la gestion des profils correspondants ne sont plus du seul ressort des États, il devient en effet urgent de réfléchir à l’articulation de ces différentes dimensions afin de conserver les bénéfices des innovations suscitées par l’essor d’Internet sans y perdre nos droits, nos biens et nos êtres. Et donc de prendre en compte la quatrième fonction de la monnaie : l’identification.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166351/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrice Baubeau a reçu des financements de la Comue UPL pour un projet de recherche sur la période 2019-2021 et portant les usages sociaux de la monnaie et notamment la "monnaie des pauvres".</span></em></p>L’essor de l’Internet social révèle que nous avons négligé, en nous cantonnant aux trois fonctions classiques de la monnaie, celle d’identification, au risque d’abîmer nos systèmes politiques.Patrice Baubeau, Maître de conférence HDR, Histoire, histoire économique, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1631082021-06-22T19:16:33Z2021-06-22T19:16:33ZÀ partir de quand pourra-t-on dire que la récession est derrière nous ?<p>L’étude historique des cycles économiques constitue un sujet de recherche de longue date. Être à même de les dater permet d’éclairer l’analyse économique dans de multiples dimensions. En macroéconomie, une telle chronologie ou datation est en particulier utile pour déchiffrer et anticiper les fluctuations économiques au travers du cycle. Elle constitue aussi un outil fondamental pour les conjoncturistes dans l’étude et la classification des indicateurs économiques (avancés, retardés, coïncidents) par rapport au cycle de référence.</p>
<p>Au niveau international, disposer d’une telle datation rend possibles les comparaisons cycliques mondiales et l’étude de la synchronisation des cycles entre pays. Les travaux sur les relations entre cycles de l’économie réelle et cycles financiers pourront également bénéficier de l’existence d’une datation pour comparer les deux types de cycles. Disposer d’une chronologie de référence des points de retournement du cycle économique apparaît ainsi très précieux dans le cadre des outils d’aide à la mise en place des politiques économiques.</p>
<p>Les États-Unis ont été les premiers à proposer, dès 1978, une chronologie officielle des points de retournement du cycle des affaires en mettant sur pied au National Bureau of Economic Research (<a href="https://www.nber.org/">NBER</a>) un comité de datation (<a href="https://www.nber.org/cycles/recessions.html">Business Cycle Dating Committee</a>), composé actuellement de huit économistes, dont le rôle consiste à déterminer les dates d’entrée et de sortie des récessions américaines.</p>
<p>Cette chronologie des récessions, établie par le comité de datation du NBER depuis 1854, fait autorité parmi les économistes et sert de référence à de nombreuses analyses empiriques. En Europe, le Center for Economic and Policy Research (<a href="https://cepr.org/">CEPR</a>) s’est inspiré de l’expérience américaine et a créé en 2003 un comité de datation, composé actuellement de cinq économistes, afin de proposer une <a href="https://eabcn.org/dc/news">chronologie des points de retournement</a> du cycle des affaires pour la zone euro. D’autres pays tels que le <a href="https://portalibre.fgv.br/en/codace">Brésil</a>, l’<a href="http://asesec.org/en/committees/spanish-business-cycle-dating-committee/">Espagne</a> ou le <a href="https://www.cdhowe.org/council/business-cycle-council">Canada</a>, ont également mis en place des comités de datation, mais leur audience reste relativement limitée auprès du grand public.</p>
<p>S’agissant de la France, le <a href="https://www.afse.fr/fr/cycles-eco-500215">Comité de datation des cycles de l’économie française</a> (CDCEF) créé par l’Association française de sciences économiques (<a href="https://www.afse.fr/fr/cycles-eco/membres-du-comite-500218">AFSE</a>), composé de <a href="https://www.afse.fr/fr/cycles-eco/membres-du-comite-500218">neuf économistes</a> dont les auteurs de cet article, a récemment proposé une datation trimestrielle de référence des périodes de récession et d’expansion de l’économie française. L’objectif est d’identifier les points de retournement du cycle des affaires économiques (<em>business cycle</em> ou encore cycle classique) pour l’économie française et d’établir ainsi une chronologie historique qui sera ensuite maintenue à jour.</p>
<h2>L’insuffisante règle des « deux trimestres »</h2>
<p>La définition du cycle adoptée par le CDCEF correspond à celle utilisée par le <a href="https://www.nber.org/research/business-cycle-dating">NBER</a> pour les États-Unis et par le <a href="https://eabcn.org/dc/news">CEPR</a> pour la zone euro dans son ensemble.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=313&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=313&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=313&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=394&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=394&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/407413/original/file-20210621-35169-19u8n6b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=394&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Graphique 1. Schéma du cycle économique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs.</span></span>
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<p>Le cycle se définit comme étant la succession de phases de hausse du niveau d’activité, c’est-à-dire de croissance économique positive (expansions), et de phases de baisse de ce même niveau, c’est-à-dire de croissance négative (récessions). Ces différentes périodes sont délimitées par des pics (plus haut niveau d’activité) et des creux (plus bas niveau d’activité), correspondant aux points de retournement du cycle (voir graphique 1).</p>
<p>Dater les phases du cycle économique n’est pas une tâche aisée, la raison principale étant que les cycles sont par nature non observables. Il faut donc les estimer à l’aide de différentes <a href="https://www.afse.fr/global/gene/link.php?doc_id=428&fg=1">approches statistiques et économétriques</a>.</p>
<p>Une caractérisation simple des récessions, souvent utilisée par la presse et le grand public, consiste à identifier une récession dès que le taux de croissance du PIB affiche deux trimestres consécutifs de baisse. Cette règle dite « des deux trimestres » ne suffit toutefois pas à caractériser complètement une récession.</p>
<p>Tout d’abord, sur les chronologies existantes pour d’autres pays, il arrive que cette règle ne coïncide pas avec les datations officielles. Par exemple, la récession américaine de 2001, liée à l’éclatement de la bulle Internet, ne serait pas identifiée aujourd’hui par la « règle des deux trimestres ».</p>
<p>Par ailleurs, si cette ligne directrice peut être utile pour dater le début des récessions économiques, elle ne permet pas d’en identifier la fin. Plus généralement, elle ne se focalise que sur une seule caractéristique de l’entrée en récession et néglige d’autres caractéristiques importantes des cycles.</p>
<h2>La règle « DAD »</h2>
<p>En particulier, pour le <a href="https://www.nber.org/books-and-chapters/measuring-business-cycles">NBER</a>, une récession économique se caractérise par :</p>
<blockquote>
<p>« un déclin significatif de l’activité économique dans les différentes branches d’une durée supérieure à quelques mois. Cette baisse significative devrait normalement être présente dans le PIB, l’emploi, la production industrielle, les ventes des secteurs manufacturier et du commerce ».</p>
</blockquote>
<p>Trois caractéristiques sont ici essentielles : la durée, l’amplitude et la diffusion au sein de l’économie ; il s’agit de la règle dite « DAD » (durée, amplitude et diffusion). La durée indique qu’une récession doit se prolonger sur plusieurs mois. Une durée minimale de six mois est en général considérée, d’où la « règle des deux trimestres ». Mais cette condition doit être associée aux deux autres, à savoir l’amplitude et la diffusion au sein de l’économie.</p>
<p>L’amplitude renvoie au fait qu’une période de deux trimestres avec un taux de croissance du PIB très légèrement négatif ne serait pas nécessairement considérée comme une récession. À l’opposé, un évènement qui ne durerait que trois mois mais avec une très forte amplitude, ayant des conséquences macroéconomiques importantes, pourrait être admis comme une récession.</p>
<p>Le critère de diffusion renvoie à l’idée qu’une récession doit être largement diffusée au sein des différentes composantes de l’économie. C’est pour cela que l’analyse du seul PIB n’est pas suffisante pour évaluer l’occurrence des récessions. D’autres variables telles que l’emploi, la production industrielle ou les revenus des ménages doivent être intégrées dans le processus d’analyse. Au total, c’est la combinaison des critères de la « règle DAD » qui permet au CDCEF d’estimer les dates des phases de récession.</p>
<h2>Cinq récessions depuis 1970</h2>
<p>Plus précisément, la méthodologie retenue par le CDCEF repose sur deux piliers. Le premier, quantitatif, consiste à mesurer le cycle économique à l’aide de différentes méthodes économétriques, à partir desquelles est obtenue une liste de dates possibles des récessions de l’économie française.</p>
<p>Le deuxième pilier, qualitatif, repose sur une approche narrative basée sur l’avis des <a href="https://www.afse.fr/fr/cycles-eco/membres-du-comite-500218">experts</a> composant le CDCEF (économistes, conjoncturistes, économètres, historiens). Ce filtre dit du « dire d’experts » est essentiel dans ce type d’exercice car, si les méthodes quantitatives constituent une aide précieuse à la décision qui sera <em>in fine</em> prise par le Comité, leurs résultats ne peuvent pas pour autant être pris directement en compte sans analyse économique qualitative.</p>
<p>L’approche narrative permet ainsi de valider, au regard de la situation économique prévalant lors des épisodes considérés, les périodes identifiées comme des récessions possibles par l’analyse économétrique précédente, sans nécessairement chercher à modifier les dates des pics et des creux.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=582&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=582&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=582&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=731&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=731&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/407420/original/file-20210621-35447-1pj557b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=731&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Tableau 1. Dates des récessions de l’économie française. Note : La date t du pic correspond au trimestre de la fin de la période d’expansion (c.-à-d., la récession commence en t+1). La date t du creux correspond à la fin de la période de récession (c.-à-d., l’expansion commence en t+1). *Par convention, les dates de la dernière récession sont considérées comme provisoires.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>À l’issue de l’application de cette méthodologie, quatre épisodes ont été identifiés comme des périodes de récession en France depuis 1970 : les chocs pétroliers de 1974-75 et 1980, le cycle d’investissement de 1992-93, la grande récession de 2008-09 engendrée par la crise financière et le choc sanitaire lié à la pandémie de Covid-19. Les dates des points de retournement du cycle caractérisant ces récessions sont synthétisées dans le tableau 1 ci-contre.</p>
<p>Si le pic de la récession liée à la récente pandémie de Covid-19 a été daté par le CDCEF au dernier trimestre 2019, il est encore trop tôt pour se prononcer sur la date de sortie d’une telle récession, inédite dans sa forme et son profil. Les futures mises à jour effectuées par le CDCEF permettront de répondre prochainement à cette question.</p>
<hr>
<p><em>Les membres du Comité de datation des cycles de l’économie française sont : Laurent Ferrara, président, professeur d’économie internationale à SKEMA Business School, et membre du Comité directeur de l’AFSE ; Antonin Aviat, économiste, sous-directeur du diagnostic et des prévisions à la direction générale du Trésor ; Frédérique Bec, professeur à CY Cergy Paris Université, chercheur rattaché au Thema et au CREST-ENSAE, membre du Haut conseil des finances publiques ; Claude Diebolt, directeur de recherche CNRS au BETA, ancien président de l’AFSE ; Catherine Doz, professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris School of Economics ; Denis Ferrand, directeur général de Rexecode, vice-président de la Société d’économie politique : Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision l’OFCE, membre du Haut conseil des finances publiques ; Valérie Mignon, professeur à l’Université Paris-Nanterre, chercheur à EconomiX-CNRS, conseiller scientifique au CEPII, présidente de l’AFSE, membre du Cercle des économistes ; et Pierre-Alain Pionnier, économiste à l’OCDE</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163108/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Mignon est conseiller scientifique au CEPII, membre du Cercle des économistes, présidente de la section 05 (sciences économiques) du CNU, membre du CDCEF et présidente de l'AFSE.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Laurent Ferrara est président du CDCEF et membre du comité directeur de l'AFSE.</span></em></p>Les outils méthodologiques restent insuffisants pour identifier un recul temporaire de l'activité économique, et encore moins un réel retour à la croissance.Valérie Mignon, Professeure en économie, Chercheure à EconomiX-CNRS, Conseiller scientifique au CEPII, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLaurent Ferrara, Professeur d’Economie Internationale, SKEMA Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1470492020-10-04T18:03:28Z2020-10-04T18:03:28ZRelire Condorcet pour réduire les inégalités sociales et environnementales<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/360289/original/file-20200928-18-1itfait.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C5%2C3934%2C2200&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le Programme des Nations unies pour de développement préconise de «&nbsp;prendre les mesures audacieuses […] afin d’orienter le monde sur une voie durable et résiliente&nbsp;» d’ici 2030.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/image-photo/aerial-view-over-complex-water-plant-1701818479">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Les <a href="https://www.unssc.org/sites/unssc.org/files/2030_agenda_for_sustainable_development_kcsd_primer_fr.pdf">Objectifs de développement durable</a> (ODD) de l’ONU pour 2030 sont clairs : « nous sommes déterminés à protéger la planète contre la dégradation ». Et pour cela, il s’agira de « prendre les mesures audacieuses et transformatrices qui s’imposent de toute urgence afin d’orienter le monde sur une voie durable et résiliente ».</p>
<p>Dans une interview donnée le 23 septembre 2020 à <em>Carenews</em>, Olivia Grégoire, secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, indique dans cette perspective qu’elle veut « créer des passerelles entre l’économie sociale et solidaire (ESS) et le reste de l’économie » car « les structures de l’ESS ont une caractéristique, celle de […] <a href="https://www.carenews.com/fr/news/olivia-gregoire-je-veux-creer-des-passerelles-entre-l-economie-sociale-et-solidaire-et-le">pallier des inégalités</a> sociales et environnementales ».</p>
<p>De fait, comme tout le monde peut le constater aujourd’hui, la finance et la financiarisation de l’économie mondiale depuis 1980, culminant avec la crise de 2008, constituent un exemple frappant d’orientation non durable et non résiliente de l’économie, ayant fortement <a href="https://www.e-elgar.com/shop/usd/financialization-and-the-world-economy-9781843768746.html">accentué les inégalités sociales et environnementales</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1095266447964680193"}"></div></p>
<p>Les <a href="https://doi.org/10.4324/9781351016117">travaux d’études sociales de la finance</a> et la <a href="https://doi.org/10.4324/9781315142876">sociologie des quantifications</a> ont montré que cette accentuation des inégalités était due à l’emprise des raisonnements de la <a href="https://doi.org/10.1016/j.ribaf.2016.01.022">théorie financière néoclassique sur la société</a> ainsi que des lacunes de cette théorie dans la prise en compte des contraintes socio-économiques et biophysiques du monde.</p>
<p>On parle pour cette raison de « l’ontologie financière des catastrophes naturelles » : la racine financière néoclassique des dégâts environnementaux ou sociaux. La financiarisation de l’économie a ainsi causé des dommages considérables à l’environnement et aux sociétés, les objectifs purement financiers primant sur les objectifs de durabilité environnementale et sociale. Les solutions néoclassiques du XX<sup>e</sup> siècle sont devenues les problèmes écologiques et sociaux du XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>Renouveler nos façons de penser</h2>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=605&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=605&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=605&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=760&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=760&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/360253/original/file-20200928-20-hlqk0c.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=760&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nicolas de Condorcet, mathématicien, philosophe et homme politique français (1743-1794).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Condorcet-NB.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Dans un <a href="https://www.mdpi.com/2071-1050/12/18/7789/htm">article</a> récemment publié sur ce problème, je propose de relire le philosophe des Lumières Condorcet pour y trouver une manière renouvelée de pallier les inégalités sociales et environnementales dues au hasard d’une croissance non maîtrisée. Dans son <em>Tableau historique des progrès de l’esprit humain</em> (1772-1794), Condorcet aborde la question des inégalités qui peuvent menacer nos sociétés.</p>
<p>Pour contrer cette menace, il propose comme solution : « opposer le hasard à lui-même ». C’est-à-dire utiliser le calcul des probabilités pour repérer le hasard néfaste à l’origine des inégalités et contrer la croissance dangereuse en la prenant à sa racine aléatoire. Comment comprendre Condorcet aujourd’hui ?</p>
<p>Dans la sphère financière, le hasard prend la forme du risque. Suivant Condorcet, on comprend que, pour la réduction effective des inégalités sociales et environnementales, il y a un enjeu social majeur dans la modélisation probabiliste des risques.</p>
<p>C’est la raison pour laquelle, dans cet article, je propose d’aborder la question posée dans les ODD de l’ONU (et par Olivia Grégoire) par le biais de la morphologie de l’incertitude qui détermine les modélisations du risque. Je propose de comparer la morphologie de l’incertitude financière et la morphologie de l’incertitude environnementale et sociale.</p>
<p>Mon diagnostic est que, dans le cas où les deux morphologies ne sont pas accordées, la croissance économique se détachera de ses contraintes environnementales et sociales, en un sens ne touchera plus… Terre. C’est ce qui s’est passé depuis les années 1980 avec les raisonnements de la financiarisation néoclassique : un système idéologique dogmatique a fait perdre à l’économie son ancrage dans la réalité et la représentation chiffrée de ce système, exprimée dans les calculs probabilistes, est devenue intenable.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-2008-la-finance-piegee-par-lillusion-de-la-disparition-du-risque-107237">En 2008, la finance piégée par l’illusion de la disparition du risque</a>
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<p>Je dis aussi que, à l’inverse, lorsque les deux morphologies de l’incertitude sont accordées, une sorte de « frein naturel » empêche l’économie et la finance de décoller car l’économie et la finance deviennent emboîtées dans les géographies physiques et humaines « naturelles » : cette homologie des morphologies de l’incertitude fait réapparaître les limites naturelles de la croissance.</p>
<p>Ma proposition revient à dire que la durabilité ou la non-durabilité d’une mesure de risque est liée à la morphologie de l’incertitude qui la constitue et qui façonne les dispositifs de gestion qui en sont issus.</p>
<p>La notion de « proximité du réel » qui empêche le système d’exploser en limite catastrophique désigne une similitude entre la morphologie de l’incertitude du modèle probabiliste et la structure de l’incertitude du phénomène réel (environnemental ou social) à modéliser.</p>
<p>Je considère que c’est la différence de morphologie de l’incertitude entre un modèle de risque et la réalité de ce risque qui est une cause de non-durabilité et d’ontologie financière des catastrophes environnementales. Réciproquement, une similitude entre les morphologies de l’incertitude est une condition nécessaire mais non suffisante de la durabilité.</p>
<p>Pour le dire autrement, pour construire une modélisation durable des risques financiers, il est nécessaire de modifier non pas seulement les techniques mathématiques de modélisation, mais plus généralement la culture du risque elle-même. Pour utiliser une terminologie épistémologique empruntée au philosophe des sciences Thomas Kuhn, il est nécessaire de changer de paradigme pour modifier la culture du risque dans le sens des ODD.</p>
<h2>Imiter la nature pour accéder à la durabilité</h2>
<p>La lecture que je fais de Condorcet rejoint un courant de pensée récent, selon lequel le biomimétisme permet d’accéder à une croissance durable et <a href="https://www.ingentaconnect.com/content/whp/ev/2019/00000028/00000005/art00006;jsessionid=5tn88ed458n7o.x-ic-live-01">résiliente</a>. J’applique cette hypothèse à la mesure et à la modélisation des risques en proposant un biomimétisme des risques.</p>
<p>Selon le biomimétisme, la nature apporte des réponses aux problèmes de société <a href="https://biomimicry.org/janine-benyus/first-chapter-biomimicry-innovation-inspired-nature/">aujourd’hui</a> (exemple des feuilles des arbres et du problème des énergies renouvelables : la feuille d’un arbre est un quasi panneau solaire, quand la feuille se fane, elle tombe au sol et devient une ressource qui va créer de l’humus, donc une économie circulaire et non linéaire comme dans les modèles économiques du XX<sup>e</sup> siècle).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/360279/original/file-20200928-14-1i1l23z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Selon le biomimétisme, l’étude de la nature peut permettre d’apporter des solutions aux problèmes sociaux.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/ree-sauvage-nature-animaux-animal-4227882/">Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Le biomimétisme considère que la transposition de ces connaissances aux sociétés humaines permettrait de les transformer de façon durable en favorisant le maintien de la biodiversité, comme des villes durables ou des organisations mieux conçues. La bio-inspiration s’appuie sur le biomimétisme pour développer de nouveaux systèmes industriels.</p>
<p>L’autre avantage de cette approche est qu’elle permet de relire différemment le passé de l’économie et de poser un diagnostic complémentaire sur les accidents financiers à répétition et sur les causes de la croissance non durable et non résiliente de l’économie depuis les années 1980.</p>
<p>En effet, la relation entre le risque financier et les risques environnementaux et sociaux avait été négligée dans la théorie financière néoclassique car cette relation n’était pas considérée comme pertinente dans l’idéologie de l’ordre spontané du marché. Aucune autre contrainte que financière n’était incluse dans la mesure des risques pour atteindre des objectifs de résilience sociale ou environnementale.</p>
<p>Il est donc possible d’affirmer que l’une des raisons du détachement « hors-sol » de l’économie et de la perte de l’ancrage dans la réalité provenait de la mesure des risques. Le fait que ces modélisations du hasard n’aient pas intégré les contraintes naturelles des écosystèmes environnementaux ou humains a été une des causes importantes des catastrophes dites « naturelles ».</p>
<p>Aussi, parmi les mesures « audacieuses et transformatrices » (ODD) nécessaires pour mettre le monde sur une voie durable et résiliente, figure le besoin de reconstruire une théorie financière en calant la modélisation des risques dans les contraintes « naturelles » des géographies physique et humaine. Cette démarche semble un chaînon indispensable dans la voie de l’élaboration d’une nouvelle <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3612729">« théorie financière écologique »</a>.</p>
<h2>Ouvrir la tenaille foucaldienne</h2>
<p>Où en est-on aujourd’hui ? Pour le moment, les voies de recherche explorées pour intégrer les caractéristiques de la nature et de la société dans les modèles de risque afin de les rendre durables semblent surtout consister à ajouter des paramètres « verts » ou « sociaux » ou « religieux » (finance verte, finance sociale, finance chrétienne, finance islamique) aux modèles néoclassiques. Au contraire de cette approche nietzschéenne (on ajoute un supplément d’âme au néolibéralisme), mon article propose une autre approche dans laquelle la durabilité ne vient pas seulement du fléchage des préférences sociales ou environnementales des investisseurs, mais aussi des mesures de risque qui la construisent comme une « colonne vertébrale ».</p>
<p>En effet, il est aujourd’hui largement documenté que la crise financière de 2008 n’a pas été pour l’essentiel le résultat de la seule cupidité d’acteurs avides de gains à court terme. Elle vient pour une grande part d’une financiarisation passive portée par les outils de gestion qui ont constitué un véritable « dispositif » au sens de Michel Foucault. Une structure financiarisante qui a emporté les prises de décision des acteurs industriels quelle que soit leur intégrité éthique ou leur souci de prendre en compte autrui, le tout avec une incompétence d’autant plus grande que les outils étaient garantis sans risque par les financiers professionnels ou <a href="https://www.cambridge.org/core/books/ethics-and-the-global-financial-crisis/FF9CF0CEFA1E1919DE6557F470869142">universitaires</a>.</p>
<p>Cette technologie a été d’autant plus puissante dans les prises de décision non durables qu’elle était invisible, car « masquée » par une croyance en la neutralité axiologique des outils de gestion. Ce dispositif de gestion a été soutenu par un « discours » financiarisant (le deuxième pilier de la gouvernementalité selon Foucault), le <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0275531916300228">« logos financier »</a>.</p>
<p>La financiarisation non durable due à la finance néoclassique est ainsi un processus sociotechnique dont la structure est faite de modèles de risque financier et peut s’analyser comme une « tenaille foucaldienne » (dispositif + discours) qui enserre la finance non durable dans des outils techniques et mentaux de modélisation des risques. Cette tenaille foucaldienne a créé des fictions amenant à imaginer l’extension possible du marché à des biens qui n’avaient jamais été considérés comme pouvant y entrer (le corps humain, la Terre).</p>
<p>Dans mon article, je propose d’ouvrir la tenaille foucaldienne en introduisant un nouveau cadre ontologique et épistémologique cohérent qui prend en compte les interactions entre les sphères financière, socio-économique et physique, en utilisant comme « levier d’ouverture » de la tenaille la morphologie de l’incertitude et le rôle crucial de la modélisation des risques financiers à cet égard.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mobiliser-les-sciences-sociales-pour-repenser-la-finance-103473">Mobiliser les sciences sociales pour repenser la finance</a>
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<p>Cela signifie qu’il ne s’agit pas simplement d’utiliser de façon nietzschéenne la théorie financière néoclassique pour la « verdir », l’« humaniser » ou la « socialiser », c’est-à-dire reporter sur les seules préférences des investisseurs le poids du changement, mais au contraire de changer la structure mathématico-technique de l’ontologie financière, c’est-à-dire de changer les outils de gestion et les mesures de risque.</p>
<p>En effet, la démarche nietzschéenne revient à reporter sur les préférences des investisseurs la responsabilité du bon fléchage durable de l’activité financière, sans toucher à la tenaille foucaldienne (dispositif + discours) qui enserre la finance non durable dans des outils techniques et mentaux de modélisation des risques. Les outillages techniques (outils de gestion) et mentaux (culture du risque) ont produit des chiffres qui sont devenus des « images vraies » du monde, masquant par là même la réalité de la complexité des interactions en cours. Je propose d’utiliser l’épistémologie et la sociologie pour faire entrer dans les débats publics la façon dont ces images chiffrées ont été construites, afin de pouvoir en discuter de manière contradictoire.</p>
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<p><em>Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche intitulé « <a href="https://www.mdpi.com/2071-1050/12/18/7789/htm">Sustainable Financial Risk Modelling Fitting the SDGs : Some Reflections</a> » publié dans la revue « Sustainability » en septembre 2020</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147049/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian Walter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le philosophe des Lumières suggérait d’« opposer le hasard à lui-même » en probabilisant les différents risques qui pouvaient conduire au creusement des inégalités.Christian Walter, Titulaire de la chaire « Éthique et Finance » du Collège d’études mondiales de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1402962020-06-16T20:52:00Z2020-06-16T20:52:00ZComment une société moderne s’effondre-t-elle ? L’exemple de l’URSS<p><em>Cet article est le second d’une série de trois articles consacrés à la notion d’effondrement en tant que transition à travers l’analyse de la chute de l’Union soviétique. Le premier est accessible <a href="https://theconversation.com/la-collapsologie-a-lepreuve-de-la-realite-136727">ici</a>.</em></p>
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<p>De nombreux articles nous parlent du « monde d’après », laissant entendre que nous avons subi un choc externe, cause de profondes transformations à venir. C’est oublier qu’historiquement les sociétés « s’effondrent » – ou, plutôt, se transforment – poussées par leurs propres dynamiques internes. Si la Première Guerre mondiale a provoqué la chute de la Russie tsariste, cette dernière était déjà bien mal en point depuis le début de ce siècle. De la même façon, notre vision <a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-1-page-63.htm">économiciste</a> nous pousse à voir les transformations comme résultant de l’état de l’économie.</p>
<p>Pourtant, la disparition de l’URSS nous apprend que l’économie n’est qu’une résultante du fonctionnement d’un système social et de la façon dont il gère ses contradictions. L’effondrement de l’Union soviétique n’a pas été provoqué par la <a href="https://fr.rbth.com/histoire/82108-chute-urss-facteurs">chute des prix du pétrole</a>, ou même par la catastrophe de Tchernobyl, mais par une dynamique sociale à l’œuvre depuis les années 1960. Une grande partie de ce processus étant souterrain, on tend à voir dans les symptômes (les difficultés économiques) les causes profondes de la crise.</p>
<p>Comme l’ont montré <a href="https://www.resilience.org/stories/2006-12-04/closing-collapse-gap-ussr-was-better-prepared-collapse-us/">Dmitry Orlov</a> et notre <a href="https://theconversation.com/la-collapsologie-a-lepreuve-de-la-realite-136727">premier article sur ce sujet</a>, l’exemple soviétique, de par sa proximité, est le plus pertinent pour comprendre à quoi peut ressembler la transformation d’un système social. Se référer à la transition d’une société industrielle issue de la modernité nous en apprend beaucoup plus que l’étude faite par Jared Diamond de la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Effondrement">chute de l’empire maya</a>.</p>
<p>De la transition russe, on peut distinguer trois étapes. La première est essentielle : c’est le moment où la société se transforme subrepticement sous le couvert de l’apparente stabilité d’un système qui semble voué à durer éternellement. Dans la seconde, la transition, devenue irréversible, émerge et s’accélère. L’État devient un lieu traversé par des conflits entre tendances divergentes. La troisième étape, chaotique, voit l’effondrement de l’appareil d’État et des principales institutions sociales. L’édifice une fois démoli, une autre société peut se reconstruire sur les fondations de l’ancienne.</p>
<h2>Première étape : une transformation subreptice</h2>
<p>On peut tracer le début de la chute de l’Union soviétique à l’échec des réformes de <a href="https://www.decitre.fr/livres/khrouchtchev-9782228905077.html">Khrouchtchev</a>. À l’époque déjà, l’État profond (<a href="https://books.google.com.br/books?id=fNZLDgAAQBAJ"><em>Deep State</em></a>), effrayé, décida de se débarrasser de ce dirigeant qui voulait refondre le système.</p>
<p>Pur produit du stalinisme, Khrouchtchev faisait partie de cette nouvelle classe de cadres et d’ingénieurs formés par le régime qui avait remplacé celle des « spécialistes bourgeois ». Rationalistes avant tout, ils voyaient, à l’instar de Staline, la société comme une immense machinerie dont il fallait organiser les rouages. Les années 1930 avaient été une période vouée à une industrialisation rapide qui transforma un pays arriéré en <a href="https://books.google.fr/books/about/The_Soviet_Economy_and_the_Red_Army_1930.html?id=dcAgT_2uiYgC&redir_esc=y">l’une des premières puissances mondiales</a>. Cela avait été rendu possible par la dépossession des paysans qui avait provoqué plusieurs millions de morts. Combinés à la terreur stalinienne, arbitraire et irrationnelle, ces processus avaient permis d’assurer une importante mobilité sociale.</p>
<p>Les failles du système étaient ensuite apparues lors de l’invasion allemande, mais il avait su s’adapter. À la mort de Staline, le système soviétique s’était stabilisé en mettant fin à la terreur. Les apparatchiks, désormais apaisés, avaient vu leur pouvoir renforcé. Sans guide suprême, ce système s’était <a href="https://muse.jhu.edu/book/30657">« hypernormalisé »</a> en se référant à des normes désormais figées qui devaient être respectées par tous.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/3a0V2JFh6vY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Pandora’s Box : la prise de contrôle de l’Union soviétique par les ingénieurs.</span></figcaption>
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<p>Comprenant les enjeux de cette nouvelle situation, Khrouchtchev avait cherché à réformer en profondeur la société soviétique dans tous les domaines. Il avait ainsi reçu au Kremlin <a href="https://www.fayard.fr/auteurs/alexandre-isaievitch-soljenitsyne">Alexandre Soljenitsyne</a> pour son ouvrage sur le goulag <a href="https://www.fayard.fr/litterature-etrangere/une-journee-divan-denissovitch-9782213632674"><em>Une journée d’Ivan Denissovitch</em></a>. Il avait également autorisé <a href="http://nevzlin.huji.ac.il/userfiles/files/47.2.peters.pdf">l’introduction de la cybernétique</a>, cette discipline « bourgeoise », afin d’améliorer la planification. Cette dernière avait été <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1959_num_14_3_2842">décentralisée en 1957</a> afin d’en corriger les défauts.</p>
<p>Ces mesures insufflèrent un certain dynamisme à la société soviétique et, par voie de conséquence, à son économie. L’avenir paraissait alors radieux. Le départ de Khrouchtchev du Kremlin en 1964 signa la fin des espérances. Le dernier avatar du <a href="https://www.franceculture.fr/histoire/le-socialisme-a-visage-humain-mort-avec-le-printemps-en-1968-a-prague">socialisme à visage humain</a> (qui n’est pas sans rappeler <a href="https://www.capital.fr/votre-carriere/pourquoi-lentreprise-doit-remettre-de-lhumain-dans-le-management-1352334">nos discours</a> sur le <a href="https://www.humanite.fr/lidee-dun-management-humain-est-elle-possible-607032">management humanisé</a>) disparut en 1968 avec l’invasion de la Tchécoslovaquie.</p>
<h2>Deuxième étape : une crise irréversible</h2>
<p>Sans espoir ni idéal, la société soviétique entre en crise. Plus que le communisme, son idéologie sous-jacente est à présent celle d’un conservatisme forcené. L’URSS est devenue radicalement conformiste. La mobilité sociale s’effondre. Les positions acquises sont désormais transmises de génération en génération. Plus gênant pour une société égalitariste, les inégalités apparaissent de plus en plus nettement, les apparatchiks bénéficiant de nombreux privilèges. Ces cadres dirigeants du parti n’ont désormais plus qu’une obsession : le maintien du système en l’état afin de garantir leurs privilèges.</p>
<p>En fait, dès 1970, comme le décrit <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/05/04/andrei-amalrik-l-union-sovietique-survivra-t-elle-en-1984_2667852_1819218.html">Andreï Amalrik</a>, la société soviétique est divisée en trois groupes aux intérêts divergents : les apparatchiks, les « spécialistes » (la classe moyenne) et le reste, à savoir les ouvriers et employés. Si les apparatchiks sont conservateurs, les « spécialistes » sont attirés par la démocratie libérale et l’indépendance du pouvoir judiciaire (une notion étrangère au système soviétique). Quant aux employés et ouvriers, ils sont de plus en plus mécontents de <a href="https://www.babelio.com/livres/Todd-La-chute-finale-Essai-sur-la-decomposition-de-la-/110926">leur situation de sans-droits</a> et souhaitent une amélioration de leurs conditions matérielles. À cette logique de lutte des classes s’ajoutent des difficultés propres comme l’hypertrophie du domaine militaire, qui rappelle celle du secteur financier aujourd’hui.</p>
<p>Devenu une simple addition d’intérêts divergents, tout objet collectif s’étant dissous de lui-même, le système soviétique entame sa longue descente aux enfers. Curieusement, <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/documents-temoignages-et-essais-d-actualite/no-society">plusieurs travaux et études</a> tendent à nous montrer qu’il en est de <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/les-luttes-de-classes-en-france-au-XXIe-siecle-emmanuel-todd/9782021426823">même pour nos sociétés occidentales</a>. La société russe est alors traversée par des tentations nationalistes « grand-russes », chose totalement incongrue dans une nation où les Russes ne représentent que la <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1970/05/04/andrei-amalrik-l-union-sovietique-survivra-t-elle-en-1984_2667852_1819218.html">moitié de la population</a>.</p>
<p>Les années 1970 voient <a href="https://www.routledge.com/A-Normal-Totalitarian-Society-How-the-Soviet-Union-Functioned-and-How-It/Shlapentokh/p/book/9781563244728">cette crise s’intensifier</a> avec une dégradation de l’économie qui, par effet boomerang, favorise l’immobilisme social. L’économie devient de plus en plus rentière, dépendante d’exportations de matières premières pour financer ses importations de produits finis et de céréales. La montée de l’alcoolisme, de la criminalité, du taux de suicide et de la mortalité infantile révèle l’ampleur de cette dégradation. Curieusement, on observe aujourd’hui un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2018/11/29/l-esperance-de-vie-a-encore-baisse-en-2017-aux-etats-unis_5390173_3210.html">phénomène similaire aux États-Unis</a>, avec la <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/ROBIN/58390">crise des opioïdes</a> et la hausse du taux de suicide, principalement chez les hommes blancs.</p>
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<p>Plus qu’un KGB omniprésent, ce qui effrayait les citoyens soviétiques était la peur d’une transformation profonde du système : ils étaient incapables d’envisager une alternative. Pour Emmanuel Todd, <a href="https://www.babelio.com/livres/Todd-La-chute-finale-Essai-sur-la-decomposition-de-la-/110926">« le blocage de la société soviétique » était inscrit « dans une logique économique, sociale et politique qui échappe aux dirigeants »</a>. Ces derniers étaient de plus en plus fascinés par un Occident qu’ils détestaient et admiraient en même temps. Si les médias et les experts du système continuaient à prévoir, comme toujours, un avenir radieux, la réalité quotidienne devenait de plus en plus morose. Face à cela, le citoyen soviétique se dédoublait, il était parfaitement conscient de ce décalage et l’acceptait. Cette supposée passivité ne pouvait que tromper les dirigeants persuadés de l’efficacité de ce discours global. D’autant plus que les grands rassemblements soviétiques, tels le 1<sup>er</sup> Mai, attiraient toujours les foules, les citoyens continuant à écouter les interminables discours de leurs dirigeants. En fait, cette adhésion était purement rituelle. La société, les apparatchiks en premier lieu, s’était désidéologisée.</p>
<p>C’est l’effet trompeur de cette première phase de la transition : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=fh2cDKyFdyU&t=1445s">figé, le système paraît immuable</a>, voire éternel alors que, en réalité, il a déjà perdu sa substance. Cette tension interne ne peut que croître jusqu’à atteindre l’État lui-même. Lorsque l’on regarde les résultats électoraux récents dans certains pays comme les États-Unis, l’Italie, le Royaume-Uni ou même la France, on ne peut que se demander si cette première étape n’a pas déjà été dépassée depuis un certain temps.</p>
<p>En URSS, cette crise finit, au début des années 1980, par atteindre le sommet du régime : le Politburo. Tenté par le conservatisme, l’appareil du parti cherche d’abord à se raccrocher à des conservateurs. Mais au bout de deux ans et demi d’intermède et deux enterrements d’éphémères secrétaires généraux, il se décide, enfin, à choisir un réformateur. La seconde phase de la transition peut alors commencer. Pour Alexis de Tocqueville, il s’agit là du <a href="https://archive.org/stream/oeuvrescomplte04tocquoft">« moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement »</a> : vouloir réformer un système ayant atteint un <a href="https://theconversation.com/panser-lapres-vers-un-monde-habitable-et-desirable-138909">tel niveau d’entropie</a> ne pouvait être sans risque. L’arrivée de Gorbatchev correspond au moment où la crise, jusqu’alors souterraine, apparaît au grand jour. Trompé par une illusion d’immobilisme social, il pense contrôler les évènements.</p>
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<figcaption><span class="caption">Interview de Mikhaïl Gorbatchev à l’émission française « Tout le monde en parle » en 2001.</span></figcaption>
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<p>La <em>perestroïka</em>, ou ère des réformes, ne va connaître l’<em>akseleratsiya</em> (accélération) qu’après la catastrophe de Tchernobyl. Si l’on y regarde de plus près, cet accident a tout du scandale industriel comparable à l’affaire du <a href="https://www.thedailybeast.com/boeing-737-max-8-scandal-cost-cutting-addiction-squeezed-every-dollar-out-of-jet-until-disaster-struck?ref=scroll">Boeing 737 Max</a> ou celle, plus récente, des <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/020420/masques-les-preuves-d-un-mensonge-d-etat">masques</a>. Le directeur de la centrale n’a pas respecté les normes de construction et les tests n’ont pas été menés à temps – alors que le KGB avait pourtant rédigé un rapport relevant de nombreux manquements sans que l’administration n’ait réagi. L’impact économique d’abord, mais surtout psychologique, est très important : le nucléaire, fleuron de la technologie soviétique, est l’image même du progrès et donc d’un avenir socialiste radieux. À partir de ce moment, la transition acquiert sa propre dynamique sans que les dirigeants de l’Union puissent la maîtriser. La question se pose, aujourd’hui, de savoir si nos sociétés occidentales ne vivent pas après la crise du Covid-19, un moment comparable : une accélération incontrôlable des évènements.</p>
<p>De 1986 jusqu’à sa chute, l’URSS va connaître de nombreux mouvements sociaux qui touchent principalement les républiques non russes. <a href="https://books.google.fr/books/about/The_Last_Years_of_the_Soviet_Empire.html ?id=_MuQAAAAIAAJ">La dégradation de l’économie va s’accélérer</a> en raison d’une désorganisation croissante liée, entre autres, à des réformes qui libéralisent l’économie sans déréglementer les prix, provoquant des pénuries de plus en plus sensibles. <a href="https://guerre-froide.hypotheses.org/1404">Ces réformes contribuent d’ailleurs à creuser le fossé entre les classes de la société soviétique</a> : si l’intelligentsia les applaudit et certains apparatchiks les soutiennent, le reste de la population les conteste. Quant à l’appareil d’État, il est le théâtre d’une lutte sourde entre opposants et partisans de la <em>perestroïka</em>. C’est le paradoxe d’un système qui tente de se réformer : il le fait en fonction de son propre paradigme, ce qui peut parfois se révéler plus nocif que bénéfique.</p>
<h2>Troisième étape : une chute brutale</h2>
<p>Dès 1990, le <a href="https://books.google.fr/books ?id=kFiyLd-KPXgC">carburant est rationné</a>, un comble pour le plus grand producteur mondial de pétrole. L’année suivante voit l’URSS basculer dans le chaos politique matérialisé par un coup d’État raté, tentative désespérée de sauver un système déjà condamné. En décembre, dans une poussée de nationalisme, la Russie décide de créer une nouvelle union avec les deux autres républiques slaves, l’Ukraine et la Biélorussie, liquidant de fait l’URSS. Avec le recul, cette seconde phase nous révèle la naïveté des dirigeants de l’URSS. Gorbatchev et ses conseillers semblaient persuadés qu’ils pouvaient contrôler la situation, alors qu’ils faisaient plutôt penser aux héros du film de Konchalovsky, <a href="https://www.imdb.com/title/tt0089941/ ?ref_=fn_al_tt_1"><em>Runaway Train</em></a>, qui tentent d’arrêter un train lancé à toute vitesse dont les freins ont lâché.</p>
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<figcaption><span class="caption">Coup d’État de 1991.</span></figcaption>
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<p>La Russie initie la troisième phase de sa transition. Une étape chaotique qui va durer plus de 10 ans et qui va progressivement s’épuiser dans le courant des années 2000 avec une stabilisation institutionnelle et économique.</p>
<p>Cette période a tout d’un effondrement. Les salaires et retraites ne sont plus versés pendant de nombreux mois. Parfois, les ouvriers sont payés en nature. Faute d’argent liquide, le troc réapparaît. De nombreuses entreprises font faillite. Dans le meilleur des cas, les ouvriers doivent affronter des <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2002-2-page-123.htm">conditions de travail très difficiles</a>, la peur du chômage étant omniprésente. L’inflation atteint des records et détruit les économies de tout un chacun. <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-esprit-de-la-cite/Un-pouvoir-invisible">Les mafias, omniprésentes</a> s’associent à des hommes d’affaires et d’anciens membres du KGB pour imposer leurs desiderata. Sans surprise, l’espérance de vie des hommes a chuté pendant cette période, l’alcoolisme, conséquence d’un certain désespoir social, faisant des ravages.</p>
<p>Mais certains ont pu tirer leur épingle du jeu. En premier lieu, de nombreux apparatchiks qui ont su mettre à profit leur carnet d’adresses afin de faire de lucratives affaires. L’arrivée de la propriété privée leur a permis d’obtenir ce que le système soviétique leur interdisait : pérenniser leurs avantages. Car une grande partie de ce chaos, principalement économique, a été provoquée par la <a href="https://www.decitre.fr/livres/le-chaos-russe-9782707125705.html">politique de démantèlement brutal</a> du système soviétique mis en place par le gouvernement Eltsine sous l’impulsion initiale de Gaïdar et sa « thérapie de choc ». Tout laisse à penser que ce pays a été pionnier dans la <a href="https://journals.openedition.org/developpementdurable/7533">stratégie du choc</a> décrite par Naomi Klein. Paradoxalement, si on les compare aux années de la perestroïka, <a href="https://www.lexpress.fr/informations/comprendre-le-chaos-russe_614997.html">cette décennie a été marquée par un fort recul démocratique</a>, dont l’actuelle Russie est l’héritière.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le film « Un nouveau Russe », de Pavel Lounguine, dépeint l’ascension d’un oligarque.</span></figcaption>
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<p>Si depuis les années 2000, la situation s’est plus ou moins stabilisée, elle est aujourd’hui loin d’être optimale. À l’exception de Moscou et de Saint-Pétersbourg, les conditions de vie restent difficiles, le gouvernement de Vladimir Poutine continue <a href="https://www.cairn.info/manuel-indocile-de-sciences-sociales%20--%209782348045691-page-613.htm">d’affaiblir les acquis sociaux</a> dans le cadre d’une société fortement inégalitaire. Son avènement et son maintien depuis vingt ans tiennent plus de la <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/economie/la-strategie-du-choc">peur du chaos</a> que d’un réel engouement. Il est d’ailleurs révélateur que des sondages récents aient montré qu’une <a href="https://www.atlantico.fr/pepite/3561969/66-des-russes-regrettent-l-urss">majorité de Russes regrettaient</a> l’Union soviétique. On peut se demander si la Russie a réellement achevé sa transition et si la pérennité du système actuel n’est pas, une fois de plus, une illusion comme le fut celle de l’URSS des années 1970.</p>
<p>Si certains signaux nous laissent supposer que nos sociétés sont peut-être entrées dans un processus de transition irréversible, celle-ci ne sera pas obligatoirement chaotique. Ce qui a d’abord manqué aux Soviétiques, c’est la capacité à envisager réellement une alternative qui ne soit pas le résultat d’une étrange fascination à l’égard du monde occidental.</p>
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<p><em>À titre d’épilogue, un prochain article s’intéressera au chaos qui a suivi la chute de l’Union soviétique et à ce que cette période nous apprend sur le difficile avènement d’un nouveau système social</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/140296/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eric Martel-Porchier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’analyse de l’évolution qu’a connue l’URSS pendant ses dernières décennies nous invite à nous interroger sur la pérennité de nos sociétés occidentales actuelles.Eric Martel-Porchier, Docteur en Sciences de Gestion/Chercheur associé au LIRSA, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1043482018-10-08T16:31:57Z2018-10-08T16:31:57ZQuand vous entendez « destruction créatrice », méfiez-vous…<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/239685/original/file-20181008-133328-11mkjhu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C64%2C991%2C601&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les grandes firmes auraient tendance à bloquer la diffusion des connaissances et des technologies numériques, ce qui expliquerait le ralentissement des gains de productivité.</span> <span class="attribution"><span class="source">Phonlamai Photo / Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>On oppose souvent aux discours alarmants sur les destructions d’activité et d’emploi par le progrès technologique l’argument de la « destruction créatrice ». Autrement dit, nous serions dans une phase de transformation, où tout se qui disparaît est appelé à renaître sous une autre forme. Mais la réalité semble aujourd’hui nettement plus complexe.</p>
<p>Cette « destruction créatrice » a été théorisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter dans son livre <em>Capitalisme, socialisme et démocratie</em> (Petite Collection Payot, 1951). Il explique que le capitalisme est d’une plasticité infinie. Le système capitaliste est capable, non pas de gérer les structures existantes, mais, par « des poussées disjointes », d’en créer de nouvelles, puis de les détruire (pp. 122-123).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=973&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=973&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=973&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1223&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1223&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/239153/original/file-20181003-52674-82q9as.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1223&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p>Il réfute la thèse de l’épuisement du progrès technique parce que le capitalisme est soumis consubstantiellement à un processus d’évolution dont l’impulsion fondamentale est l’innovation. Le processus de destruction créatrice se déploie à long terme et, ce faisant, transforme de l’intérieur la structure économique « en éliminant les éléments vieillis et en créant continuellement des éléments nouveaux » (p. 122). Là est la source essentielle des gains de productivité.</p>
<p>L’apparition d’un nouveau produit, d’un équipement plus moderne ou d’un nouveau type d’organisation est d’abord un phénomène interne à l’entreprise. Il a pour effet de modifier les formes de concurrence sur le marché via son action sur la qualité et les coûts. Il ne s’agit pas de réduire ce processus à un simple phénomène de concurrence par les prix, puisque la destruction créatrice remet en cause « les fondements et l’existence même… des firmes existantes » (p.124).</p>
<h2>Un ralentissement des gains de productivité malgré le numérique</h2>
<p>Le contexte actuel, marqué par l’essor du numérique, fragilise cette théorie de la destruction créatrice. En dépit de l’introduction de nouvelles technologies innovantes et des opportunités d’automatisation des processus qu’elles ouvrent, les gains de productivité ralentissent : la croissance de la productivité a ainsi été divisée par plus de deux entre 1995 et 2015 (de 2,8 % à 1,3 %). Si l’on s’en tient aux chiffres, on pourrait donc dire que le progrès technique s’épuise.</p>
<p>Déjà, en 1987, l’économiste américain Robert Solow, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques (l’équivalent du prix Nobel), s’étonnait que l’on « voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques ». Une déclaration passée à la postérité sous le nom de <a href="https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/le-paradoxe-de-solow_1514591.html">« paradoxe de Solow »</a>.</p>
<p>Alors, comment expliquer cette situation plutôt contre-intuitive ? Pour tenter de comprendre, des <a href="http://www.nber.org/papers/w23875">travaux récents</a> ont analysé la relation entre modification du tissu productif et productivité du travail aux États-Unis. Outre-Atlantique, les jeunes firmes (0-19 ans) contribuent rapidement et fortement à la croissance de la productivité. Mais le différentiel par rapport aux firmes déjà installées et plus matures (20 ans et plus) diminue rapidement. Les deux tiers de l’effet s’effacent au bout de 5 ans et l’effet s’estompe complètement au bout de 10 ans.</p>
<h2>Déclin du dynamisme entrepreneurial</h2>
<p>Les gains de productivité sont également affectés par la démographie des entreprises, à savoir le processus entrée/sortie des firmes. Or, le taux d’entrée des nouvelles firmes diminue à partir du milieu des années 90, ce qui provoque une diminution du nombre d’entreprises dans tous les secteurs, y compris dans celui des Technologies de l’information et de la communication. Plus précisément, le taux de sortie dépasse nettement le taux d’entrée entre 2008 et 2011 et le taux de créations nettes demeure faiblement positif jusqu’en 2015. De nombreux travaux soulignent le déclin du dynamisme entrepreneurial et constatent que la part de l’emploi attribué aux firmes nouvelles a chuté de 30 % au cours des 30 dernières années.</p>
<p>Les auteurs cités distinguent deux périodes : 1996-2004 (forte productivité), 2005-2016 (faible productivité) et font deux constats. Le premier est que les innovations mises en œuvre à l’intérieur des firmes ont une influence beaucoup plus faible sur la productivité que celle des forces du marché qui s’exercent sur les jeunes firmes. En conséquence, les entrants peu compétitifs sortent très rapidement. Cela se traduit par un déficit du nombre des startups et par une concentration des pouvoirs de marché entre les mains des firmes les plus dynamiques et les plus productives. Dans la durée, ce déclin entrepreneurial doublé d’une domination de quelques <a href="http://economics.mit.edu/faculty/dautor/policy">« superstars firms »</a> représenterait un freinage des gains de productivité d’environ 0,5 %.</p>
<p>Il faut toutefois prendre ces résultats avec des pincettes. D’autres études ont tenté de résoudre le paradoxe de Solow à partir de la démographie des entreprises, et les résultats ne font pas consensus. En cause : la difficulté de calculer la valeur ajoutée d’une entreprise à partir des données à disposition, généralement les comptes d’entreprises, sans parler de la difficulté de corriger, au niveau de chaque entreprise, les variations de la productivité de l’effet de la hausse des prix.</p>
<h2>Grippage de la destruction créatrice</h2>
<p>Néanmoins, on peut avancer que la dynamique schumpétérienne et de la destruction créatrice est bel et bien en train de se gripper. Deux constats : d’abord, les effets obtenus sur le marché ont une influence plus grande sur la productivité que les innovations produites à l’intérieur des firmes.</p>
<p>Le second constat est que les firmes les plus productives déjà installées n’ont pas gagné de parts de marché aux dépens des firmes les moins productives. On admet, parmi les firmes établies, que pour une firme qui accroît sa productivité, une autre firme voit sa productivité diminuer. Le blocage de la réallocation de la valeur ajoutée entre les firmes matures fait plus que compenser les gains de productivité modestes obtenus à l’intérieur des firmes.</p>
<p>L’économiste Patrick Artus explique de son côté le blocage de la dynamique schumpétérienne par <a href="https://www.research.natixis.com/GlobalResearchWeb/main/globalresearch/GetDocument/xG9zX_cAO0hFhYmrAs6rKQ==">deux facteurs</a>. D’un côté, les taux d’intérêt très bas réduisent fortement les charges d’intérêt des entreprises et ont permis artificiellement à des entreprises peu efficaces de maintenir leur activité. De l’autre, la stagnation des salaires et la déformation du partage des revenus en faveur des profits ont accru la profitabilité et ont contribué à maintenir en activité des entreprises faiblement productives, malgré un développement marqué des technologies numériques dans les pays de l’OCDE.</p>
<h2>Ralentissement de la diffusion technologique</h2>
<p>La question est celle de la dispersion croissante des gains de productivité entre les entreprises. Des travaux menés sur 40 pays et sur de nombreux secteurs indiquent l’existence d’une <a href="https://www.brookings.edu/author/dany-bahar/">courbe en U</a>, c’est-à-dire d’une « trappe à productivité » dont les extrêmes sont les jeunes firmes à faible productivité au départ, mais en croissance rapide, et les grandes entreprises à forte productivité. Les entreprises prises dans la trappe n’ont elles pas une taille différente des grandes entreprises situées dans le haut de la distribution. En revanche, elles souffrent d’une faible efficience de leurs inputs immatériels, notamment dans les activités intensives en connaissance et en technologie.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=404&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=404&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=404&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/239680/original/file-20181008-72110-47hr0c.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=508&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La « trappe à productivé » concerne de nombreux secteurs.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.brookings.edu/blog/future-development/2018/04/03/the-middle-productivity-trap-why-are-less-productive-firms-systematically-lagging-behind/">David M. Rubenstein, Global Economy and Development, Brookings.edu</a></span>
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<p>Cela s’explique par les stratégies des « Superstars firms » qui bloquent la diffusion des connaissances et des technologies numériques en accaparant des parts de marché croissantes et en protégeant leurs actifs intellectuels (pratique attestée par la diminution de la vitesse des citations des brevets). Le ralentissement de la diffusion technologique accroît la dispersion des gains de productivité. Les données massives et les meilleurs outils pour les utiliser permettent aux firmes les plus dynamiques de rendre de meilleurs services et de renforcer leurs avantages. Elles s’inscrivent dans un cercle vertueux puisque cette stratégie permet de consolider leurs marchés, de rendre essentiels leurs produits et leurs services aux yeux des consommateurs, et de conduire à des situations quasi-monopolistiques en utilisant leur pouvoir de marché pour ériger des barrières à l’entrée et protéger leur position dominante. Soit le contraire de ce qu’imaginait Schumpeter, qui réduisait les pratiques monopolistiques à l’objectif de restreindre la production en augmentant les prix de vente.</p>
<p>Le passage à un nouveau régime technologique comporte un principe de sélection dans la mesure où certaines organisations se sont montrées capables de créer leur propre environnement. Elles se libérent ainsi de la contrainte de s’adapter en apprenant à organiser un tout finalisé qu’elles jugent et modifient sous le regard bienveillant des autorités de la concurrence.</p>
<p>La conséquence est un accroissement très significatif des coûts d’adoption de la technologie pour un grand nombre d’entreprises qui les engluent dans la trappe à productivité. En effet, les technologies numériques demandent un temps considérable pour être exploitées efficacement, probablement plusieurs années. Il faut atteindre des effets de seuil, et des <a href="http://www.nber.org/papers/w24001">investissements complémentaires sont nécessaires</a> : reconception des processus, dépenses de formation, modification de la structure organisationnelle de l’entreprise, etc. En conséquence, le maintien dans l’arène de la concurrence nationale et internationale exige d’augmenter à la fois le stock de capital tangible et intangible à la disposition des entreprises.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104348/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Guilhon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En 1951, l’économiste Joseph Schumpeter expliquait que le capitalisme « éliminait les éléments vieillis en en créant continuellement des nouveaux ». Une théorie mise à mal par le contexte actuel.Bernard Guilhon, Professeur de sciences économiques, SKEMA Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/948632018-04-13T04:24:56Z2018-04-13T04:24:56ZDes firmes globales aux empires numériques, les trois vagues de la globalisation<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/214318/original/file-20180411-566-1teg0ll.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C121%2C3744%2C2446&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Mondialisation numérique.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://visualhunt.com/photo/44699/">Marcela Palma/VisualHunt</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p>Quand on réfléchit à la dynamique du capitalisme en longue période, on s’aperçoit que ce mouvement s’inscrit dans une dialectique entre des tendances à la concentration géographique et le jeu des forces de dispersion.</p>
<p>Dans ce contexte, le transfert des idées et la création des connaissances jouent un rôle central en impulsant trois vagues successives de globalisation repérées par <a href="https://bit.ly/2v3igRP">Baldwin (2006)</a> et par <a href="https://bit.ly/2JAzF7G">Cooke, Yun et Zhao (2018)</a>.</p>
<h2>L’intégration par le marché</h2>
<p>La première étape est celle du premier découplage (« the first unbundling ») qui a permis la séparation des lieux de fabrication et des zones de consommation, grâce à la baisse des coûts de transport amorcée à la fin du 19<sup>e</sup> et au début du XX<sup>e</sup> siècle. Cela signifie que le transfert, ou mieux, le transport des idées et des connaissances est coûteux, alors que le transport des biens coûte de moins en moins cher.</p>
<p>L’impact de la globalisation signifie que les secteurs les plus compétitifs, intensifs en capital humain et en technologie restent au Nord parce que si les retombées des connaissances et des processus d’apprentissage sont géographiquement localisées, il est logique que la localisation spatiale de l’industrie produise une localisation spatiale de l’innovation, du progrès technique et de la croissance.</p>
<p>Les écarts se creusent entre le Nord et le Sud qui se spécialise sur des biens intensifs en travail peu qualifié que l’on échange dans le cadre d’un <a href="https://bit.ly/2IGuC4c">« trade-in-goods »</a>, renforcé par la baisse des barrières douanières. De 1870 à 1913, un commerce intersectoriel se développe entre le Nord et le Sud, qui prend la forme d’un échange de biens primaires contre des produits manufacturés.</p>
<p>C’est encore vrai entre 1945 et 1970, mais parallèlement des échanges interindustriels reposant sur les coûts de facteurs, la productivité et les avancées technologiques prennent une importance croissante, à la fois sur l’axe Nord-Sud et sur l’axe Nord-Nord.</p>
<h2>L’intégration par la production</h2>
<p>La deuxième étape, le second découplage (<a href="https://www.economist.com/node/8559758">« the second unbundling »</a>), va éclore lentement durant la décennie 50-60, puis subir une poussée accélératrice avec le déploiement de l’Internet, les réseaux de télécommunications et la baisse des coûts de connectivité. Tout cela provoque une forte diminution du coût de transfert des connaissances.</p>
<p>L’accélération de la transmission des informations (accompagnée de capacités croissantes de recherche, filtrage, stockage et traitement) et l’augmentation de la quantité des informations transmissibles par unité de temps aboutissent à « comprimer l’espace » et à rendre possible le pilotage à distance de réseaux complexes de produits et de services par l’information. (<a href="https://bit.ly/2qnza92">Rosa 2010</a>).</p>
<p>Ces transformations coïncident avec une industrialisation rapide au Sud et une désindustrialisation non moins rapide au Nord, accélérée, il est vrai, par la transition vers une économie de services. Pour être plus précis, entre les pays du Nord se développe un commerce intra-branche (demande de variétés, différenciation, économies d’échelle, etc.) pendant que sur l’axe Nord-Sud, un commerce intra-produit fondé sur l’échange de biens intermédiaires (spécialisation verticale) enregistre une augmentation rapide.</p>
<p>Alors que dans la première étape, la mécanisation des processus de production permet la délocalisation de segments de production entiers, la concurrence internationale opère aujourd’hui sur les économies en provoquant une segmentation technique plus pointue. Les entreprises, les biens et les services sont découpés en un certain nombre de tâches ou de fonctions qui peuvent être aisément délocalisées. En particulier, les activités de service se transforment, l’adoption et la mise en œuvre des TIC ayant favorisé l’innovation dans le secteur des services, « leur transformation algorithmique ». (<a href="https://bit.ly/2HqwuyE">Zysman, 2007</a>).</p>
<p>Ce mouvement favorise la réorganisation et la délocalisation de la production et des activités de services qui concernent à l’origine les tâches faiblement intensives en connaissance. Les tâches sont soit des éléments d’un processus de production physique (la production d’un composant ou d’une partie d’un composant), soit un service de comptabilité par exemple.</p>
<p>Une firme qui délocalise une tâche a recours à des connaissances technologiques et des qualifications égales dans le pays hôte (logiciels en Inde), mais les prix obtenus sont beaucoup plus faibles en dépit de pratiques de management souvent moins efficaces. Pour réaliser cette opération, des coûts de coordination doivent être supportés, c’est-à-dire les coûts d’échange de l’information nécessaire pour coordonner différentes tâches à l’intérieur d’un processus de production unique.</p>
<p>L’unité d’analyse n’est plus le secteur ou l’entreprise, mais la tâche (ou la fonction) et les emplois qu’elle regroupe. Le nouveau paradigme – et les évolutions technologiques qui l’accompagnent – place au centre de l’analyse les tâches accomplies par des individus plutôt que les biens. Le <a href="https://bit.ly/2qnWrI5">« trade-in-tasks »</a> tend à remplacer le « trade-in-goods ».</p>
<h2>La troisième vague : « thin globalisation »</h2>
<p>La vague actuelle est portée par l’économie numérique que <a href="https://bit.ly/2JAzF7G">Cooke et coll.</a> nomment « Quaternary or 4.0 Web Economy ». Elle se caractérise par la concentration géographique de quelques centres de décision, d’innovation et de finance. Émergent alors des empires numériques dont les exemples les plus emblématiques sont : la Silicon Valley, Cambridge (Royaume-Uni), le secteur high-tech en Israël, New York et Londres comme centres financiers, etc.</p>
<p>L’économie numérique représente le 4<sup>e</sup> secteur, celui des industries quaternaires intensives en connaissances et en capacité d’innovation : R&D, technologies financières (high frequency trading), conception des logiciels et des systèmes, « cyber technologies », intelligence artificielle, robotique, etc. Les empires numériques articulent des plates-formes dans ces domaines, qui sont capables de répondre aux défis sociétaux : sécurité nationale, vieillissement de la population, assistance médicale, mobilité, etc.</p>
<p>Les innovations promues sont dites transversales (« recombinant » ou <a href="https://bit.ly/2qqfW2w">« crossover »</a>) élaborées sur des chevauchements et des croisements entre différents domaines (intelligence artificielle, capteurs, radars et mobilité : les voitures autonomes par exemple). Il n’y a donc pas d’identification à un seul acteur comme pouvait l’être la firme globale de la génération précédente. La collaboration entre acteurs peut être réalisée ex post ou s’inscrire dans des programmes ayant pour objectif de façonner de nouvelles connaissances centrées sur un thème dominant (par exemple, la sécurité nationale aux États-Unis).</p>
<p>Une globalisation de ce type est dite de faible densité (<a href="https://hbs.me/2Huvsly">« thin globalisation »</a>) parce qu’elle prend forme dans un petit nombre de localisations qui sont massivement profitables et qui déclenchent trois processus : un contrôle étendu sur les flux de connaissances globales et une vaste échelle des opérations, une migration des compétences (le « software engineer » est le capital humain le plus recherché) et une relocalisation des activités à l’intérieur ou à proximité de ces empires. Ce qui, par contrecoup, intensifie la concurrence entre écoles et/ou universités en dévalorisant les modèles de pédagogie classique au profit d’apprentissages au sein d’équipes multidisciplinaires qui privilégient l’ingénierie de conception.</p>
<p>Le mouvement renforce la privatisation de la production et de l’utilisation des connaissances. On ne peut pas écarter complètement l’idée d’un rejet de « l’open science » au profit des brevets ou du secret. Par ailleurs, le mouvement risque d’accroître les inégalités, tant à l’échelle nationale qu’internationale.</p>
<p>En effet, il faut mobiliser des investissements énormes en capital tangible et intangible pour accroître les activités quaternaires. Inévitablement, la question des gagnants et des perdants se posera avec beaucoup d’acuité. Rappelons que 45 % de l’activité économique calculée à partir des profits aux États-Unis ne mobilise qu’une faible proportion de la force de travail, l’emploi très qualifié des industries quaternaires.</p>
<p>Deux autres conséquences apparaissent en filigrane. D’une part, les écarts de productivité entre les firmes situées sur la frontière technologique et les firmes moyennes appartenant à la même industrie vont s’accroître. D’autre part, les effets sur la productivité moyenne des salariés seront faibles et quasiment nuls pour le salarié médian américain.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/94863/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernard Guilhon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’économie numérique transforme la globalisation en la rendant moins dense géographiquement mais plus massive par ses effets.Bernard Guilhon, Professeur de sciences économiques, SKEMA Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.