tag:theconversation.com,2011:/us/topics/islamisme-20400/articlesislamisme – The Conversation2024-03-26T19:07:57Ztag:theconversation.com,2011:article/2266662024-03-26T19:07:57Z2024-03-26T19:07:57ZL’attaque de l’État islamique (EI-K) à Moscou risque d’aggraver la guerre entre la Russie et l’Ukraine<p>Un concert de musique dans la banlieue de Moscou a été le théâtre d’une attaque terroriste sanglante le 22 mars, lorsque des hommes équipés d’armes automatiques et de cocktails Molotov <a href="https://ici.radio-canada.ca/info/videos/1-8913079/attentat-moscou-au-moins-143-morts-et-182-blesses">ont tué plus de 140 personnes</a> et en ont blessé des dizaines d’autres. </p>
<p>Immédiatement après l’attentat, des spéculations sont apparues pour déterminer qui étaient les responsables.</p>
<p>Bien que l’Ukraine ait rapidement <a href="https://www.lesoir.be/576371/article/2024-03-22/une-attaque-moscou-fait-au-moins-40-morts-lukraine-nie-toute-implication">nié toute implication</a>, le président russe <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240323-attentat-de-moscou-poutine-%C3%A9voque-l-ukraine-qui-r%C3%A9fute-tout-r%C3%B4le-dans-la-tuerie-revendiqu%C3%A9e-par-l-ei">Vladimir Poutine a fait une brève déclaration télévisée</a> à sa nation pour suggérer, sans preuve, que l’Ukraine était prête à aider les terroristes à s’échapper.</p>
<p>Cependant, l’État islamique et plus particulièrement sa filiale afghane État islamique-Khorasan, EI-K, a par la suite <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Y1kuQ7aK8zY">revendiqué la responsabilité de l’attaque</a>.</p>
<p>La Russie <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240325-attentat-de-moscou-poutine-impute-l-attaque-%C3%A0-des-islamistes-radicaux-mais-pointe-toujours-l-ukraine">a fini par reconnaître l’implication d’islamistes radicaux dans l’attentat</a>, mais Vladimir Poutine pointe toujours l’Ukraine comme « commanditaire » du massacre. </p>
<p>Mais indépendamment de l’identité des terroristes, l’attentat de Moscou met en évidence deux problèmes majeurs.</p>
<p>Premièrement, les organisations terroristes — c’est-à-dire celles qui recourent à la violence à des fins politiques sans l’appui spécifique d’un gouvernement — peuvent utiliser des conflits préexistants et l’attention médiatique qui en résulte pour promouvoir leurs intérêts. Deuxièmement, les actions de ces organisations peuvent exacerber les conflits en cours.</p>
<h2>L’utilisation d’entités paramilitaires infra-étatiques</h2>
<p>De nombreux pays jugent utile d’employer des entités infra-étatiques et des paramilitaires pour atteindre leurs objectifs. <a href="https://theconversation.com/paramilitaries-in-the-russia-ukraine-war-could-escalate-and-expand-the-conflict-206441">La Russie et l’Ukraine ont eu recours et continuent d’avoir recours à de tels groupes</a> pour mener des actions que leurs soldats ne sont pas en mesure d’exécuter.</p>
<p>Si l’utilisation de ces forces présente certains <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.4324/9781003193227/serbian-paramilitaries-breakup-yugoslavia-iva-vuku%C5%A1i%C4%87">avantages pour un pays</a>, elle est en même temps problématique parce qu’elle conduit à se demander qui sont réellement derrière les actes.</p>
<p>Les attaques menées au début de l’année par des groupes houthis basés au Yémen contre des navires en mer Rouge en sont un exemple. Les Houthis sont <a href="https://www.cfr.org/in-brief/irans-support-houthis-what-know">généralement considérés</a> comme un groupe mandataire de l’Iran. Même s’il existe des liens étroits entre les deux, les Houthis <a href="https://theconversation.com/yemens-houthis-and-why-theyre-not-simply-a-proxy-of-iran-123708">ne sont pas contrôlés par l’Iran</a>. Supposer que l’Iran est directement à l’origine de l’attaque contre les navires de la mer Rouge est au mieux discutable, au pire carrément faux.</p>
<p>S’il est difficile d’évaluer le rôle d’un État dans la <a href="https://www.lawfaremedia.org/article/five-myths-about-sponsor-proxy-relationships">direction de ses proxys et paramilitaires</a>, cela n’est rien en comparaison de la difficulté à établir un lien entre les États et les organisations terroristes internationales. C’est une ambiguïté que les groupes terroristes peuvent exploiter.</p>
<h2>L’attention des médias : de l’oxygène pour les terroristes</h2>
<p>Définir le terrorisme est un exercice périlleux. La <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/disciplining-terror/terrorism-fever-the-first-war-on-terror-and-the-politicization-of-expertise/12E123D58AA0437750CB882B066E2B6B">politisation du terme</a> depuis la guerre contre le terrorisme qui a suivi le 11 septembre 2001 a donné un nouveau sens à l’expression selon laquelle <a href="https://www.theatlantic.com/politics/archive/2012/05/is-one-mans-terrorist-another-mans-freedom-fighter/257245/">« le terroriste de l’un est le combattant de l’autre »</a>.</p>
<p>En règle générale, cependant, les <a href="https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/defining-terrorism">décideurs politiques</a> <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/political-science-research-and-methods/article/is-terrorism-necessarily-violent-public-perceptions-of-nonviolence-and-terrorism-in-conflict-settings/9BA6C161346EEE1563A7DC2639066A02">et les universitaires</a> définissent les groupes terroristes comme des organisations non étatiques qui cherchent à recourir à la violence ou à la menace de violence contre des civils pour atteindre des objectifs politiques, avec une certaine ambiguïté quant aux entités qui peuvent s’en charger.</p>
<p>Au XXI<sup>e</sup> siècle, la diffusion des <a href="https://www.igi-global.com/dictionary/scales-dynamics-outsourcing/14566">technologies de communication</a> et le <a href="https://archive.org/details/whatsnextproblem0000unse/page/82/mode/2up">cycle d’information 24 heures sur 24</a> ont donné aux groupes terroristes de nouveaux moyens d’attirer l’attention de la communauté internationale.</p>
<p>Des vidéos peuvent être téléchargées en temps réel par des groupes terroristes, et l’attention internationale ne tarde pas à suivre. Les médias d’information sont toutefois <a href="https://www.aljazeera.com/opinions/2019/7/9/the-problem-is-not-negative-western-media-coverage-of-africa/">très sélectifs</a> dans ce qu’ils couvrent.</p>
<p>En raison de la sélectivité des médias, les organisations terroristes cherchent <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0047272717301214">à maximiser leur audience</a>. L’un des moyens d’y parvenir est de lier leurs activités à des événements en cours. L’attaque de l’EI-K à Moscou illustre cette tendance.</p>
<p>La décision de l’EI-K d’attaquer la salle de concert de Moscou n’était pas purement opportuniste. L’État islamique et ses organisations subsidiaires <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/fusillade-en-russie-l-etat-islamique-et-la-russie-ont-une-dette-de-sang-qui-remonte-a-plusieurs-annees-analyse-un-specialiste-du-jihadisme-apres-la-revendication-de-Daech_6441190.html">reprochent à la Russie</a> son rôle dans la destruction de l’EI en Syrie et en Irak.</p>
<p>L’attaque de l’EI-K contre Moscou correspond donc à son propre agenda, tout en faisant progresser ses objectifs. Le problème est le potentiel d’escalade.</p>
<h2>L’escalade du conflit entre la Russie et l’Ukraine</h2>
<p>Il reste encore beaucoup d’inconnues sur l’attaque. Il est toutefois possible d’en tirer certaines conséquences potentielles.</p>
<p>Les autorités américaines avaient <a href="https://www.youtube.com/watch?v=iDEkly_6P4A">précédemment averti la Russie</a> qu’une attaque était imminente. Les autorités russes n’ont pas tenu compte de cet avertissement.</p>
<p>Poutine a même déclaré avant l’attaque que les <a href="https://www.rtbf.be/article/attentat-a-moscou-washington-avait-averti-poutine-parlait-alors-de-mensonges-11348726">avertissements américains à cet effet</a> étaient une forme de chantage. Ainsi, même un avertissement sincère des États-Unis a été perçu par les autorités russes à la lumière du conflit plus large entre la Russie et l’Ukraine.</p>
<p>Les suites de l’attaque risquent d’amplifier ces inquiétudes. Poutine a affirmé que quatre personnes impliquées dans le conflit avaient été capturées en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/direct-attentat-terroriste-pres-de-moscou-les-quatre-suspects-ont-ete-places-en-detention-provisoire_6445771.html">tentant de fuir</a> vers l’Ukraine.</p>
<p>Cela semble discutable : la frontière entre la Russie et l’Ukraine est l’un des endroits les plus militarisés du pays en raison de la guerre. Le résultat, cependant, est que la tentative d’évasion présumée a permis aux politiciens russes de <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2024-03-26/le-fsb-accuse-l-ukraine-et-l-occident-d-avoir-facilite-l-attentat-pres-de-moscou.php">relier l’attaque</a> aux autorités ukrainiennes, malgré les <a href="https://fr.news.yahoo.com/pr%C3%A9sidence-ukrainienne-affirme-navoir-rien-194842346.html">protestations contraires</a> de ces dernières.</p>
<p>Les autorités russes devront agir, comme le ferait n’importe quel État à la suite d’une telle agression. Mais les représailles sont d’autant plus probables que <a href="https://www.nytimes.com/2024/03/23/world/europe/putin-russia-moscow-attack.html">Poutine</a> se présente comme le protecteur du peuple russe.</p>
<p>L’élimination du terrorisme est cependant une tâche <a href="https://www.nytimes.com/2021/09/10/world/europe/war-on-terror-bush-biden-qaeda.html">extrêmement difficile, voire impossible</a>, comme le montre l’expérience américaine. La guerre entre la Russie et l’Ukraine offre toutefois aux autorités russes un terrain propice pour canaliser ailleurs le chagrin et l’indignation suscités par le tragique attentat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226666/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>James Horncastle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine a nié toute implication dans l’attentat terroriste de Moscou. Cela ne signifie pas que la Russie n’essaiera pas d’utiliser cet événement pour intensifier sa guerre avec l’Ukraine.James Horncastle, Assistant Professor and Edward and Emily McWhinney Professor in International Relations, Simon Fraser UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2211592024-02-11T14:45:56Z2024-02-11T14:45:56ZEn Égypte et ailleurs, les multiples visages du salafisme<p><em>Le salafisme, qui préconise aux musulmans de vivre à l’image du Prophète et de ses compagnons, et qui repose sur un retour à la lettre du Coran et de la Sunna, a connu une diffusion spectaculaire au sein du monde sunnite au cours de ces dernières décennies. Au départ centré sur les normes de la vie quotidienne, il s’est progressivement rapproché du champ politique, notamment en Égypte, terre d’origine des Frères musulmans, avec lesquels le salafisme ne doit pas être confondu. C’est précisément en Égypte que Stéphane Lacroix, spécialiste reconnu de ce pays, professeur associé au CERI/Sciences Po et co-directeur de la Chaire d’Études sur le Fait Religieux de Sciences Po, a enquêté depuis 2010 pour les besoins d’un ouvrage appelé à faire date, <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/le-crepuscule-des-saints/">« Le Crépuscule des Saints, Histoire et politique du salafisme en Égypte »</a>, qui vient de paraître aux éditions du CNRS. Nous vous proposons ici quelques extraits de l’introduction.</em></p>
<p>–—</p>
<p>En l’espace de quelques décennies, l’orthodoxie musulmane sunnite a changé de visage. C’est là le résultat de l’influence grandissante exercée dans le champ de l’islam par ce que l’on appelle le salafisme. Le terme, souvent mal compris, est revendiqué par des mouvements et individus aux positionnements politiques divers et parfois opposés, du loyalisme assumé des oulémas partenaires de la monarchie saoudienne au jihadisme sanglant de l’État islamique.</p>
<p>Tous néanmoins s’accordent sur une série de fondamentaux : prétention à incarner l’islam sunnite dans sa forme la plus stricte, excluant soufis et partisans de l’école théologique ash’arite qui prônait un rationalisme prudent et était restée dominante jusqu’au XX<sup>e</sup> siècle ; rejet inconditionnel des écoles non sunnites de l’islam, à commencer par le chiisme ; promotion de pratiques sociales et religieuses coulées dans une norme ultra-conservatrice, décrite comme héritée des premiers musulmans.</p>
<p>Au terme de ce qui s’est apparenté à une véritable révolution normative, ces fondamentaux en sont venus à constituer, pour un nombre croissant de musulmans, l’essence de la foi sunnite, même s’ils sont loin d’être toujours mis en œuvre par ceux qui les érigent en norme. Le salafisme semble avoir, en somme, pris l’ascendant dans la bataille des idées. Ce bouleversement est d’autant plus remarquable que, il y a à peine quelques décennies, ces interprétations étaient encore minoritaires parmi les croyants musulmans.</p>
<p>Les explications données à l’essor du salafisme ont souvent péché par une tendance à la monocausalité. On pointe beaucoup le rôle joué par le royaume d’Arabie saoudite, dont l’islam officiel se dit salafiste et qui se considère comme porteur d’une mission religieuse assumée. Il n’est ici nullement question de nier l’influence du prosélytisme saoudien, particulièrement depuis les années 1970 lorsque les revenus du pétrole ont donné au royaume les moyens de ses ambitions. Mais en se limitant à cette explication, on s’interdirait de comprendre pourquoi la greffe salafiste est parvenue à prendre, et pourquoi les effets s’en sont fait sentir plus fortement dans certains pays que dans d’autres.</p>
<p>Souligner le caractère transnational du « phénomène » salafiste ne doit pas en effet nous amener à occulter les dynamiques très localisées à l’œuvre dans son implantation et dans son essor. Il faut d’abord souligner le rôle qu’ont joué, dans chaque pays ou presque, des entrepreneurs religieux locaux mus par une authentique <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_savant_et_le_politique___une_nouvelle_traduction-9782707140470">éthique de conviction</a>. Le jeu des régimes leur a – plus ou moins volontairement – ouvert un espace. Les <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Questions_de_sociologie%C2%A0-1956-1-1-0-1.html">« logiques de champ »</a>, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, ont fait le reste. Cela n’a pas été sans conséquence sur la doctrine : partout, en dépit de sa prétention à représenter une essence intangible, le salafisme s’est adapté aux conditions de ses sociétés d’implantation, produisant des structures d’autorité locales plus en phase avec les réalités de celles-ci.</p>
<p>L’Égypte en est un cas d’étude particulièrement intéressant. D’abord parce que l’ouverture du champ politique au lendemain de la chute de Moubarak a permis de mesurer dans les urnes l’attrait (et, plus encore, la banalisation) du salafisme. La véritable surprise des premières élections libres qu’a connues le pays à l’automne 2011 n’est pas la place de tête remportée par les Frères musulmans, mais le très bon score du parti salafiste al-Nour, créé quelques mois plus tôt et arrivé second avec plus de 25 % des suffrages.</p>
<p>Surtout, la libéralisation du champ religieux rend alors visible une religiosité salafiste dont beaucoup, surtout parmi les élites, ne soupçonnaient pas l’ampleur. Il suffisait pourtant, en 2011, de questionner un échantillon de musulmans égyptiens pour en prendre la mesure : interrogés sur le soufisme et le culte des saints, une majorité d’enquêtés répondaient que tout cela était contraire à l’islam (tout en concédant parfois être allés à l’une de ces <a href="https://www.jstor.org/stable/j.ctt1j1nsts">célébrations populaires</a> ; interrogés sur la tenue vestimentaire « idéale » pour une femme, beaucoup se prononçaient pour le <em>niqab</em> (tout en reconnaissant souvent que leur femme, leur sœur ou leur fille ne le portait pas).</p>
<p>La plupart des enquêtés ne se définissaient pas comme salafistes et une majorité ne portait aucun signe extérieur de religiosité. Mais pour un grand nombre d’entre eux, sans qu’ils en aient souvent conscience, le salafisme incarnait la norme islamique sunnite. Tout porte à croire que, quelques décennies plus tôt, les réponses obtenues auraient été bien différentes.</p>
<p>Cette transformation est d’autant plus remarquable que l’Égypte a historiquement représenté l’un des bastions de ce que nous appelons ici « l’islam traditionnel sunnite », dont le fondement se situe dans cette <a href="https://www.academia.edu/53417477/Brown_Jonathan_A_C_Hadith_Muhammads_Legacy_in_the_Medieval_and_Modern_World_Oneworld_Publications_2017_">« tradition sunnite tardive »</a> (selon les termes de Jonathan Brown) dont l’hégémonie normative s’était étendue à la quasi-totalité du monde sunnite à partir de sa cristallisation au tournant du XIV<sup>e</sup> siècle.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EhylvYobG7c?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Quand les salafistes sortent de l’isoloir (<em>L’Effet Papillon</em>, 3 avril 2021).</span></figcaption>
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<p>Par son attachement à la théologie ash’arite (et, plus à l’est, maturidite, l’une et l’autre étant proches), aux écoles canoniques de jurisprudence, et la tolérance plus ou moins marquée qu’il affiche à l’égard du soufisme, cet « islam traditionnel » se situe aux antipodes de tout ce que le salafisme entend promouvoir. Au Caire, il s’incarne dans la prestigieuse et millénaire mosquée-université al-Azhar, qui en a longtemps constitué l’un des principaux points de rayonnement à l’échelle mondiale avant d’être elle-même gagnée par l’influence des sous-courants salafistes qui se sont développés en son sein (quoique sans jamais en ébranler le sommet). Comment expliquer dès lors qu’en Égypte, en l’espace de quelques décennies, un changement religieux aussi profond ait pu se produire ?</p>
<p>C’est la première question à laquelle s’attelle cet ouvrage, en proposant une socio-histoire du salafisme égyptien s’étendant sur le temps long, depuis son émergence organisée dans les cercles savants du Caire des années 1920 jusqu’à la période la plus récente. Il s’agira d’étudier, de manière diachronique, les transformations de la normativité islamique dans l’Égypte du XX<sup>e</sup> et du début du XXI<sup>e</sup> siècle, en portant le regard sur les acteurs individuels et collectifs à l’origine de ces transformations et sur les contextes politiques et sociaux dans lesquels ils ont opéré. […]</p>
<p>Ce travail est traversé par un second questionnement qui lui sert de fil rouge : comment penser la relation que le salafisme – cette fois plus seulement comme discours ou vision du monde, mais comme mouvance agissante – entretient avec le politique ?</p>
<p>La position de l’essentiel des salafistes égyptiens est certes relativement claire jusqu’aux années 1970 : elle consiste en un évitement de la chose politique complété, chaque fois que nécessaire, par de bruyantes déclarations d’allégeance aux autorités en place, quelles qu’elles soient. Cette position s’est néanmoins complexifiée depuis, lorsque le salafisme a commencé à subir les influences des mouvances islamiques concurrentes.</p>
<p>La naissance à la fin des années 1970 du premier mouvement social organisé se réclamant du salafisme, la Prédication salafiste, marque en ce sens une rupture. Plus de trente ans plus tard, ce même mouvement entrera dans l’Histoire en engendrant le parti al-Nour, seconde force politique du premier parlement démocratiquement élu de l’Égypte post-révolutionnaire.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1156&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1156&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/570951/original/file-20240123-21-pnnce9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1156&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est issu de « Le Crépuscule des Saints, Histoire et politique du salafisme en Égypte », de Stéphane Lacroix, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.</span>
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<p>Contre l’avis de ceux qui voudraient voir dans ces péripéties autant de revirements doctrinaux, cet ouvrage cherchera à décrypter la « grammaire » du salafisme égyptien, seule à même d’expliciter la logique des choix politiques faits par ses acteurs. Cette lecture « grammaticale » montrera aussi que le salafisme, devenu quasi hégémonique en tant que norme religieuse, peut aisément échapper à ceux qui s’en voudraient les promoteurs « grammaticaux » légitimes.</p>
<p>L’ouvrage se conclura ainsi sur le « salafisme révolutionnaire » de Hazim Abu Isma’il, cheikh salafiste au style populiste, véritable « ovni » politique et éphémère candidat à l’élection présidentielle de 2012 qui, étant parvenu à unir autour de lui un mouvement de soutien massif, avait un temps été pressenti pour l’emporter. Les évolutions postérieures à 2011 permettent en somme de mesurer les effets paradoxaux de la « victoire » religieuse du salafisme : devenu norme, il est voué à être réapproprié par autant d’acteurs qui en contestent le sens ; cette concurrence accrue accompagne sa politisation, qui vient remettre en cause sa prétention à la pureté doctrinale. C’est tout cela qui pourrait expliquer le reflux, certes encore très relatif, du salafisme en Égypte dans la période la plus récente.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221159/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stéphane Lacroix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Traditionnellement associé à un ultra-conservatisme intransigeant en matière de mœurs, le salafisme revêt désormais une importante dimension politique.Stéphane Lacroix, Professeur associé à l'École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et co-directeur de la Chaire d’Études sur le Fait Religieux, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2177242024-01-31T15:56:36Z2024-01-31T15:56:36ZPourquoi le salafisme attire-t-il certains jeunes ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/568636/original/file-20240110-15-1xi2zx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=17%2C1629%2C3535%2C2043&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quête de soi, désaffiliation sociale, besoin d'engagement : les raisons de l'adhésion au salafisme sont multiples.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/fr/photos/photogaphie-en-niveaux-de-gris-dun-homme-assis-sur-un-banc-en-beton-kX9lb7LUDWc">Matthew Perry/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Samedi 2 décembre 2023, un <a href="https://theconversation.com/attaques-terroristes-conflits-comment-exister-face-aux-tragedies-du-monde-215719">terroriste</a> armé d’un couteau a tué un touriste allemand et blessé deux autres personnes. Quelques semaines après <a href="https://theconversation.com/face-aux-attaques-terroristes-comment-proteger-les-enseignants-215724">l’attentat à Arras qui a coûté la vie au professeur Dominique Bernard</a>, cet événement interroge à nouveau le processus de <a href="https://theconversation.com/terrorisme-ces-individus-instables-qui-se-dopent-aveuglement-a-la-foi-ideologique-215818">radicalisation</a> qui touche certains jeunes.</p>
<p>Il souligne l’urgence de comprendre <a href="https://theconversation.com/comprendre-le-soft-power-salafiste-de-larabie-saoudite-84308">l’influence grandissante du salafisme</a> en France, courant souvent au cœur des processus de radicalisation, et les ressorts de l’adhésion à cette mouvance religieuse.</p>
<p>Si l’on s’en tient aux résultats de nos <a href="https://theses.hal.science/tel-04145508v1/document">récentes recherches</a>, ce sont les jeunes adultes dont les repères sociaux et professionnels ne sont pas encore bien établis, voire incertains, qui sont attirés par le salafisme. Et c’est pour recouvrer une stabilité identitaire qu’ils empruntent parfois le chemin de l’extrémisme. Mais alors, de quoi le salafisme est-il le nom ?</p>
<p>Les salafistes, en général, cherchent à revenir aux pratiques et aux croyances des pieux « ancêtres » – désignant les générations fondatrices de l’islam appelés <em>Al Salaf Al Sâlih</em>, considérés comme les plus authentiques. Il existerait <a href="https://www.cairn.info/qu-est-ce-que-le-salafisme--9782130557982.htm">trois formes principales de salafisme</a> :</p>
<ul>
<li><p>Le salafisme quiétiste, majoritaire, prône l’ascétisme, la retraite spirituelle et l’abstention de l’engagement politique</p></li>
<li><p>Le salafisme politique aspire à établir un État islamique fondé sur la charia (loi islamique)</p></li>
<li><p>Le salafisme djihadiste, très minoritaire, considère la violence terroriste comme un moyen légitime pour imposer sa vision de l’islam.</p></li>
</ul>
<p>Ainsi, toutes les personnes se revendiquant du salafisme sont très rarement impliquées dans des activités violentes. Cependant, certains aspects mis en avant par cette mouvance tel que le principe d’<em>Al-wala’ wal-bara</em> (« allégeance et désaveu ») ont pour effet d’encourager la distance sociale voire le séparatisme. Un séparatisme pouvant prendre la forme d’une désempathie ou d’une déshumanisation des autres.</p>
<h2>Pourquoi le salafisme « fait sens » pour certains jeunes ?</h2>
<p><a href="https://theses.hal.science/tel-04145508v1/document">L’enquête que nous avons menée en 2019</a> dans le cadre d’une recherche en sociologie permet de comprendre pourquoi le salafisme attire certains jeunes. À ce sujet, trois dimensions ont été révélées par nos observations :</p>
<ul>
<li><p>une quête identitaire</p></li>
<li><p>une vision du monde structurée et un mode de vie clair</p></li>
<li><p>une volonté de se démarquer et de se sentir appartenir à une communauté</p></li>
</ul>
<p>Autrement dit, l’attraction pour le salafisme trouve son origine dans sa capacité à proposer un modèle social alternatif. En fournissant des repères moraux et existentiels ; il constituerait une réponse à la <a href="https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2023-1-page-65.htm">crise d’identité et de valeurs éprouvée par ces jeunes en quête de sens</a>. En offrant une alternative radicale à une culture dominante sécularisée, mue par l’individualisme, le salafisme s’apparente, pour certains, à un sanctuaire psychique. Les propos du jeune Othmâne, l’un de nos enquêtés, sont à cet égard éloquents :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai trouvé dans l’Islam ce que je ne trouvais pas dans les autres religions… Une communauté d’accueil, une communauté chaleureuse et disponible pour moi, des frères qui me guident et me conseillent dans ce que je veux faire… C’est dans cette chaleur humaine que mon vide a été comblé et que ma vie a totalement changé <em>Hamdoulillah</em> (Dieu merci). »</p>
</blockquote>
<p>Le salafisme semble séduire en premier lieu parce qu’il offre l’occasion d’un ancrage existentiel pour ces jeunes dont l’identité n’est pas encore bien établie. Ensuite, en procurant un sentiment d’appartenance et de communauté, il constitue un bouclier contre une <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_societe_du_mepris-9782707153814">société perçue et vécue comme méprisante</a>. En d’autres termes, cette mouvance religieuse offre l’occasion d’une appartenance à une communauté de valeurs et de pratiques. Elle nourrit un sentiment de cohésion et, par ricochet, de sécurité psychique. Ces jeunes trouvent donc dans cette voie un refuge contre le sentiment d’exclusion, d’assignation à <a href="https://theses.hal.science/tel-04145508v1/document">résidence identitaire et géographique</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/terrorisme-ces-individus-instables-qui-se-dopent-aveuglement-a-la-foi-ideologique-215818">Terrorisme : ces individus instables qui se dopent aveuglement à la foi idéologique</a>
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<hr>
<p>Précisons aussi que les réseaux sociaux et la propagande en ligne jouent un rôle non négligeable dans ce processus d’adhésion : les <a href="https://www.cairn.info/revue-quaderni-2017-3-page-29.htm">jeunes y trouvent un soutien et une validation de leurs croyances</a>. À noter également que la frustration face aux difficultés économiques, aux discriminations ou à l’absence d’opportunités peut <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-fabrique-de-la-radicalite-laurent-bonelli/9782021397932">conduire certains à rechercher dans le salafisme un espace de rébellion</a>. Comme on peut le voir, les jeunes les plus vulnérables constituent des proies faciles.</p>
<h2>Proposer un contre-horizon</h2>
<p>En explorant la question de la perte de sens, le sociologue et philosophe allemand <a href="https://www.philomag.com/philosophes/hartmut-rosa">Hartmut Rosa</a> offre un perspective précieuse pour appréhender les questions existentielles dans les sociétés modernes.</p>
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<p>Dans son ouvrage <a href="https://editions.flammarion.com/remede-a-l-acceleration/9782080241900"><em>Remèdes à l’accélération</em></a>, il montre comment la vie moderne se caractérise par une accélération constante qui impacte tous les aspects de l’existence. Ces changements, de plus en plus rapides, affectent en premier lieu la relation à soi, à son bien-être et, plus largement, aux autres.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Dans cet ouvrage, Rosa interroge les notions d’autonomie, de progrès, le rapport au temps et, surtout, la notion de résonance comme une forme de relation au monde susceptible de se prémunir des écueils du phénomène d’accélération. Selon le sociologue, la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/resonance-9782707193162">résonance</a> se produit lorsque les individus établissent des connexions significatives avec leur environnement humain, physique et – point important ici – transcendantal.</p>
<p>Par ailleurs, pour donner à voir les alternatives à la modernité, l’auteur distingue trois types de sujets : les surfeurs, les dériveurs et celui qui cherche un ancrage existentiel. Et c’est précisément de ce dernier groupe que peuvent émerger les comportements terroristes.</p>
<ul>
<li><p>Le surfeur est celui qui saute de vague en vague, essayant de déchiffrer et maîtriser les éléments sans y parvenir. Tout comme Sisyphe, il est condamné à la répétition et donc à ne jamais accéder au repos et au bien-être.</p></li>
<li><p>Le dériveur, quant à lui, balloté de toute part, navigue sans amer dans un océan dépourvu de havres de paix. Ce faisant, il est condamné à l’errance.</p></li>
<li><p>En contraste du surfeur et du dériveur, le troisième type de sujet est celui qui, en quête de stabilité, pour échapper à l’accélération, cherche à jeter l’ancre pour se (re)poser.</p></li>
</ul>
<p>C’est alors que les groupes terroristes (au sens large) apparaissent comme des rives stables et sécurisantes pour ces jeunes en quête d’existence.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217724/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Des chercheurs se sont penchés sur les raisons pour lesquelles les jeunes Français sont séduits par le salafisme. Une quête de sens existentielle semble être leur principal moteur.Djamel Bentrar, CTER à l'IUT du Mans, Le Mans Université, Le Mans UniversitéOmar Zanna, Sociologue, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2200782024-01-07T15:34:43Z2024-01-07T15:34:43ZEn Suède, la multiplication des autodafés du Coran met à l’épreuve le pari multiculturel<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567329/original/file-20231225-19-xykc6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C313%2C2160%2C1807&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’activiste et politicien dano-suédois Rasmus Paludan pendant un autodafé du Coran devant l’ambassade de Turquie à Stockholm le 21&nbsp;janvier 2023.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rasmus_Paludan#/media/Fichier:Rasmus_Paludan_burning_the_Koran_2023-01-21_(2).jpg">Tobias Hellsten/ToHell.Wikipedia </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span></figcaption></figure><p>Entre l’enlisement de la guerre en Ukraine et les effets de l’embrasement de la bande de Gaza, l’année 2023 a été caractérisée, partout en Europe, par une dégradation du climat sécuritaire et par de brusques recompositions du cadre des relations diplomatiques. En Suède, des tensions sans précédent ont marqué l’actualité, assorties d’inquiétudes palpables et, hélas, justifiées, relatives à la sécurité des ressortissants suédois à l’étranger.</p>
<p>Cet été, à <a href="https://edition.cnn.com/2023/06/28/europe/sweden-quran-protest-intl/index.html">Ankara</a>, à <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1342756/coran-brule-en-suede-manifestation-devant-la-mosquee-al-amine-a-beyrouth.html">Beyrouth</a> et à <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1342773/pakistan-des-milliers-de-personnes-protestent-contre-lautodafe-dun-coran-en-suede.html">Islamabad</a>, des manifestants ont mis le feu au drapeau suédois ; en <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20230720-des-partisans-de-moqtada-al-sadr-ont-incendi%C3%A9-l-ambassade-de-su%C3%A8de-%C3%A0-bagdad">Irak</a> et au <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/liban-un-cocktail-molotov-lance-contre-l-ambassade-de-suede-20230810">Liban</a>, les désordres ont été suivis de violences contre les ambassades du pays.</p>
<p><a href="https://www.tf1info.fr/international/direct-belgique-deux-personnes-decedees-dans-une-fusillade-a-bruxelles-2273181.html">Le 17 octobre, à Bruxelles</a>, un islamiste se revendiquant de l’État islamique a abattu deux supporters de l’équipe suédoise de football venus assister au match Belgique-Suède. Cet attentat a confirmé le bien-fondé des craintes de Stockholm. Depuis l’été, le gouvernement avait en effet recommandé à ses ressortissants de se montrer très précautionneux lorsqu’ils se trouvent à l’étranger : un choc pour un pays identifié depuis des décennies à des politiques migratoires généreuses et au souci du dialogue interculturel.</p>
<h2>Provocations anti-islam et menaces d’attentats</h2>
<p>Cette flambée d’hostilité tient à une cause : les autodafés du Coran, d’abord <a href="https://www.euronews.com/2019/04/25/denmark-s-quran-burning-politician-gathering-support-for-election-candidacy">organisés au Danemark</a> depuis la fin des années 2010, et qui ont désormais la Suède pour théâtre habituel.</p>
<p>L’initiateur de cette modalité de provocation anti-islamique est un citoyen dano-suédois, <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/05/31/rasmus-paludan-le-visage-danois-de-l-extreme-xenophobie_5469724_4500055.html">Rasmus Paludan</a>, avocat de profession, aujourd’hui âgé de 41 ans. Leader du parti danois « Ligne dure » (<em>Hart Stram</em>), Paludan a émergé il y a quelques années comme un pourfendeur de « l’islamisation des sociétés européennes » et du brassage des cultures. Sa formation a récolté 1,8 % des suffrages aux élections législatives danoises de 2019. Après que son parti s’est vu exclu de la vie politique du pays pour avoir manipulé les listes de signatures nécessaires pour déposer des candidatures, Paludan s’est tourné vers la Suède, où les <a href="https://information.tv5monde.com/international/suede-la-question-de-limmigration-au-coeur-des-legislatives-29998">enjeux liés à l’immigration se trouvent</a> au cœur des débats de société depuis une dizaine d’années. </p>
<p>Son premier exploit, en 2020, a eu pour cadre Rosengården, un quartier de Malmö dont près de 90 % des habitants sont d’origine étrangère, épicentre des <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-39047455">révoltes urbaines des années 2015-2017</a>. L’action incendiaire de Paludan a entraîné une <a href="https://www.nst.com.my/world/world/2020/08/620385/riot-sweden-amidst-quran-burning-rally">recrudescence des violences</a>, ce qui lui a valu un arrêté d’interdiction de séjour sur le sol suédois. Sa condition de binational lui a toutefois permis de contourner la décision de justice et de concentrer son activité sur la Suède, où il a fait des émules, dont un réfugié irakien, <a href="https://www.lefigaro.fr/international/qui-est-salwan-momika-le-bruleur-de-coran-a-l-origine-d-une-crise-diplomatique-entre-la-suede-et-le-monde-musulman-20230721">Salwan Momika</a>.</p>
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<p>Les autodafés se sont vite multipliés, même si Paludan et Momika (qui s’est spécialisé dans la diffusion en direct des autodafés sur la plate-forme TikTok) restent les protagonistes les plus médiatisés de cette forme de contre-liturgie. Les sites où ils se déroulent sont choisis pour exacerber les tensions entre autochtones et immigrés : lieux de culte dédiés à l’islam, quartiers à haute concentration d’étrangers, ambassades de pays musulmans…</p>
<p>Au printemps 2022, Paludan s’est engagé dans une « tournée électorale » (d’après ses propres mots) à travers la Suède : une série de profanations dûment autorisées, qui ont occasionné d’une part des échauffourées violentes dans plusieurs villes, et d’autre part une dégradation de l’image du pays au Moyen-Orient. Une énième provocation, aux abords de l’ambassade de Turquie en janvier 2023, a suscité des réactions particulièrement virulentes d’Ankara, au point de compromettre le premier point de l’agenda de politique étrangère du gouvernement : l’adhésion à l’OTAN.</p>
<p>En effet, le <a href="https://www.letemps.ch/monde/adhesion-de-la-suede-a-l-otan-un-coran-brule-a-stockholm-seme-la-zizanie">Parlement turc a réagi en demandant le rejet de la demande de la Suède</a>, formalisée sept mois auparavant (rappelons qu’un pays ne peut pas rejoindre l’Alliance atlantique si l’un des pays membres s’y oppose ; la Turquie, qui a intégré l’OTAN en 1952, peut donc bloquer à elle seule l’entrée de la Suède). Pendant quelques jours, l’Institut suédois (agence officielle de diplomatie culturelle) comptabilisera 350 000 interventions <em>par heure</em> sur les médias sociaux en turc, dénonçant l’affront à la foi musulmane effectué par Paludan sans que les autorités suédoises n’interviennent. La plainte contre Paludan déposée auprès de la police par un citoyen suédois sera classée sans suite.</p>
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<p>Pour autant, les provocateurs ne cessent pas leurs actions. En juin, à l’ouverture des festivités de <a href="https://www.lepoint.fr/societe/qu-est-ce-que-l-aid-el-kebir-la-grande-fete-musulmane-28-06-2023-2526640_23.php">l’<em>Aid al-Adha</em></a>, un autodafé sous protection policière est organisé par Momika devant la grande mosquée de Stockholm. Il déclenchera un déluge de protestations, la Ligue des États arabes et l’Organisation de coopération islamique s’insurgeant contre l’intolérable… tolérance de la justice suédoise. Au Pakistan, en Iran et en Irak, où l’auteur d’un tel geste encourrait la peine de mort, des milliers d’individus manifestent pour exiger le boycott de la Suède, voire la vengeance à l’égard du pays.</p>
<p>Du fait de ces menaces, l’agence suédoise de contre-espionnage (SÄPO) a décidé au mois d’août de relever au niveau 4 (sur 5) le seuil d’alerte contre les attaques terroristes visant le pays : un retour au climat de 2016, lorsque la guerre en Syrie avait provoqué un bond historique du nombre des réfugiés en Suède, doublée de l’aggravation des tensions dans les banlieues. Et en octobre, nous l’avons dit, <a href="https://www.touteleurope.eu/societe/attentat-a-bruxelles-deux-suedois-tues-le-suspect-abattu-la-france-renforce-sa-securite/">deux Suédois mouraient à Bruxelles</a> sous les balles d’un homme qui les avait visés expressément du fait de leur nationalité.</p>
<h2>Des causes endogènes, et une nouvelle fracture du spectre politique</h2>
<p>Bien que l’activisme anti-islam, y compris dans la forme de la profanation du Coran, soit le fait d’acteurs transnationaux, c’est en Suède qu’il se manifeste de la manière la plus voyante. Les tensions interethniques qui secouent le pays depuis la crise migratoire des années 2015-2016 et la prolifération des <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/guerre-des-gangs-en-suede-des-victimes-toujours-plus-jeunes_6054725.html">règlements de comptes entre gangs</a>, ont participé à créer un terrain favorable. Selon le gouvernement, la Russie aurait également <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/jul/26/russia-using-disinformation-to-imply-sweden-supported-quran-burnings">fait jouer ses réseaux</a> pour attiser les conflits entre Suédois installés de longue date et nouveaux arrivants, afin de déstabiliser ce pays qui a pris le parti de l’Ukraine depuis le début de la guerre en février 2022 et a mis fin à deux siècles de neutralité pour rejoindre l’OTAN.</p>
<p>La polémique sur l’islam s’inscrit surtout dans une période marquée par un tournant en matière de politique intérieure : la percée, en septembre 2022, du Parti populiste des <a href="https://politiqueinternationale.com/revue/n178/article/lessor-des-democrates-de-suede-ou-la-fin-de-lexception-suedoise">« Démocrates de Suède »</a> (SD), qui fait de la lutte contre l’immigration – sur la base du postulat de la guerre des civilisations – l’axe de son discours. Depuis l’installation de l’exécutif dirigé par le libéral-conservateur Ulf Kristersson, les SD lui assurent une majorité par leur appui externe, tout en s’efforçant d’insuffler dans l’action du gouvernement leurs thèmes de prédilection. Leur dernière proposition en date est la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/polemique-l-extreme-droite-suedoise-en-guerre-contre-les-mosquees">démolition de nombre des mosquées existant dans le pays</a>.</p>
<p>La généralisation des autodafés n’a fait qu’exacerber la préoccupation du monde islamique face à la banalisation de ce type d’agissements ; mais la cible de la colère des représentants des communautés musulmanes est avant tout l’indifférence des autorités, qui détonne avec le cas de la France – mais aussi de voisins scandinaves, tels que la Finlande – où de tels projets sont <a href="https://www.20minutes.fr/france/704393-20110411-france-il-brule-urine-coran-trois-mois-sursis-requis">immédiatement jugulés</a>. Comment expliquer la posture passive des responsables suédois face à ce phénomène, à l’heure où la situation en matière politique de sécurité apparaît (d’après le <a href="https://europeanconservative.com/articles/news/swedish-pm-delivers-a-grim-christmas-speech/">discours de Noël 2022 du premier ministre Kristersson</a>) comme « la pire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » ?</p>
<h2>Les raisons culturelles de l’inaction des autorités</h2>
<p>La cause technique le plus souvent invoquée pour expliquer la généralisation des autodafés en Suède est l’absence d’un arsenal juridique qui les interdit. Le blasphème et la diffamation de la religion ont été rayés des textes de loi il y a plus de 50 ans. C’est donc autour de l’enjeu de la possibilité formelle d’enrayer cette provocation, plutôt que sur ses causes, ou son bien-fondé, que la discussion s’est cristallisée.</p>
<p>À ce jour, les tribunaux ont rechigné à mobiliser deux articles pertinents du code pénal qui répriment, respectivement, « les comportements vexatoires » et « l’incitation à la haine raciale ». Le premier exige que l’impact choquant du geste soit avéré – et non seulement probable – alors que dans le second cas de figure, l’interprétation qui prévaut chez les magistrats est que l’injure à l’égard d’un culte n’est pas assimilable à la discrimination d’un groupe ethnique.</p>
<p>La pratique, et plus généralement une approche antinormative de la liberté d’expression, découragent finalement l’activation de ces dispositifs légaux. C’est pourquoi les cours administratives d’appel ont été amenées à annuler des interdictions policières prononcées contre les actions de Paludan ou de Momika.</p>
<p>Face à une indignation qui fédère <a href="https://www.europe1.fr/international/coran-brule-le-president-turc-erdogan-fustige-la-suede-4191624">Erdogan</a>, <a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/poutine-le-non-respect-du-coran-est-un-crime-r%C3%A9prim%C3%A9-par-la-l%C3%A9gislation-russe-/2933734">Poutine</a> et <a href="https://www.euractiv.fr/section/international/news/un-coran-brule-au-coeur-du-blocage-hongrois-pour-laccession-de-la-suede-a-lotan/">Orban</a>, mais aussi le <a href="https://www.letemps.ch/monde/le-conseil-des-droits-de-l-homme-condamne-les-autodafes-du-coran">Conseil des droits de l’homme de l’ONU</a>, l’opposition sociale-démocrate semble pencher vers un réajustement de l’arsenal juridique, alors que les déclarations des partis au gouvernement oscillent entre la critique des autodafés et le refus de « céder aux diktats étrangers ».</p>
<p>Il convient de rappeler que si le principe de la liberté d’expression représente depuis le XVIII<sup>e</sup> siècle un pilier de l’identité nationale, une législation souvent poussée par des urgences politiques en a restreint la portée. Depuis 1933, par exemple, le port de vêtements révélant une appartenance politique est interdit aux citoyens suédois. En 1996, un homme ayant arboré, lors de la fête nationale, un drapeau suédois orné de figures mythologiques et du mot <em>Valhalla</em> avait ainsi été condamné en justice. En 2014, les collages de l’artiste Dan Park – mettant en scène la pendaison de trois individus de couleur, identifiés par leur nom, comme après un lynchage – <a href="https://hyperallergic.com/154676/sentenced-swedish-artist-dan-park-incited-against-an-ethnic-group/">lui valurent</a> une lourde amende, six mois de prison et la destruction de ses œuvres.</p>
<p>La réticence à modifier la loi s’explique aujourd’hui par le rejet de l’idée que la sphère du sacré puisse être l’objet de tutelles ou d’interdits <em>ad hoc</em>. S’attaquer à un « symbole » – a statué le parquet dans le cas de l’autodafé organisé devant l’ambassade turque – n’est jamais illégal, pour autant que la manifestation n’a pas pour cible des croyants en chair et en os. Cette position est au cœur de l’exception suédoise, par rapport à la France, au Royaume-Uni ou au Danemark – capable de défendre farouchement le droit au blasphème lors de l’épisode des caricatures de Mahomet (2005), mais qui vient d’adopter, le 7 décembre, une <a href="https://fr.euronews.com/2023/12/08/le-danemark-interdit-de-bruler-le-cora">loi</a> qui pénalise le « traitement inapproprié » (incendie ou profanation) de textes religieux dans l’espace public.</p>
<p>Dans un spectre politique polarisé, la querelle a contribué à raidir les positions. Si les SD y ont vu l’occasion de s’ériger en défenseurs d’une vertu nationale – la tolérance, étendue aux expressions extrêmes du droit de réunion – le gouvernement se livre à un équilibrisme périlleux : dénoncer l’instrumentalisation du thème de l’islamophobie par des puissances étrangères souvent fort peu démocratiques et tolérantes par ailleurs, tout en se dissociant d’une manifestation du rejet de l’Autre aussi repoussante.</p>
<p>Une enquête publique a été lancée en août pour examiner le pour et le contre de la révision des normes sur la liberté d’expression : elle rendra ses conclusions le 1<sup>er</sup> juillet 2024. En s’appuyant sur des dispositifs consensuels bien rodés, l’establishment tâche de sortir d’une impasse qui place la Suède dans une position excentrée – et inconfortable – par rapport à la manière dont la majorité des pays occidentaux conçoivent l’équilibre entre droit d’expression des individus et sensibilité des communautés de foi.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220078/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Piero S. Colla ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En Suède, des activistes très hostiles à l’islam brûlent des Corans en public, ce qui vaut au pays des critiques véhémentes venues des pays musulmans mais aussi des menaces terroristes très réelles.Piero S. Colla, Chargé de cours à l’université de Strasbourg, laboratoire « Mondes germaniques et nord-européens », Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2172242023-11-22T15:02:41Z2023-11-22T15:02:41ZCode de la famille au Maroc : le long chemin vers l'égalité<p>Dans son <a href="https://lematin.ma/express/2022/fete-tro-voici-discours-integral-sm-roi-mohammed-vi/379166.html">discours du 30 juillet 2022</a> au moment de la fête du trône, le roi Mohammed VI appelait à une refonte profonde du code de la famille. Depuis lors, la question des droits des femmes marocaines traverse une phase cruciale qui peut s’avérer décisive quant au <a href="https://aujourdhui.ma/societe/demographie-mariage-fecondite-la-femme-marocaine-en-chiffres#:%7E:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20du%20HCP%2C%20les%20femmes%20repr%C3%A9sentent,hommes%20%C3%A0%20vivre%20en%20ville%20%2811.788.000%20contre%2011.402.000%29">devenir de plus de la moitié de la société</a> marocaine.</p>
<p>En effet, dans l’ensemble des sociétés à majorité musulmane, la question de l’égalité entre les sexes à tous les échelons de la société est intrinsèquement liée au problème fondamental du droit de la famille. Celui-ci demeure ancré dans la charia (loi islamique), née durant la période médiévale, qui légalise et sacralise la domination masculine dans chaque foyer à travers notamment la <a href="https://books.openedition.org/iheid/6523">tutelle matrimoniale, la polygamie et l’inégalité successorale</a>. Or, une inégalité légalisée, sacralisée et intériorisée au sein du premier lieu de la socialisation, la famille, ne peut aucunement favoriser une égalité pleine et entière entre les femmes et les hommes dans l’espace public. </p>
<p>Dans le cadre de nos recherches, nous avons notamment réalisé des travaux sur <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-feminismes_arabes_un_siecle_de_combat_les_cas_du_maroc_et_de_la_tunisie_leila_tauil-9782343146430-59538.html">les féminismes arabes</a> et la <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-les_femmes_dans_les_discours_freristes_salafistes_et_feministes_islamiques_leila_tauil-9782806105127-65477.html">place des femmes dans les discours islamistes</a>.</p>
<p>Cet article met en lumière le rôle déterminant du politique dans le choix du projet de société, moderne et égalitaire ou conservateur et hiérarchique, à adopter. </p>
<h2>Histoire du statut des femmes</h2>
<p>Dans de nombreux pays musulmans, malgré la présence de théologiens réformistes de la fin du 19 ème et du début du 20 ème siècles qui défendent alors des <a href="https://books.google.ch/books/about/The_Liberation_of_Women.html?id=HsH8QTftEs8C&redir_esc=y">thèses favorables à l’émancipation féminine</a>, les gouvernements adoptent majoritairement, au moment des indépendances durant les années 1950-1960, au nom de l’islam d’Etat, des codes du statut personnel et de la famille, inspirés de la charia, qui infériorisent légalement les femmes. </p>
<p>Les mouvements féministes, en plus de lutter contre ces inégalités institutionnalisées, doivent faire face, depuis les années 1980, aux mouvements islamistes et de la réislamisation. Ces derniers prônent le voilement du corps des femmes et leur assignation à leur rôle dit premier d’épouse et de mère inscrit dans un rapport hiérarchique des sexes. Ils s’opposent systématiquement aux réformes égalitaires revendiquées par les féministes. </p>
<p>Pour revenir brièvement à l’histoire du statut des femmes au Maroc, au lendemain de l’indépendance, un <a href="https://books.openedition.org/puam/1011">code du statut personnel</a> basé sur le <a href="https://www.doctrine-malikite.fr/">rite malékite</a> est promulgué, entre 1957 et 1958. Celui-ci entérine la prééminence masculine (autorité maritale, répudiation, polygamie, etc.) et fait immédiatement l’objet de contestations, entre autres, par la pionnière féministe <a href="https://www.yabiladi.com/articles/details/73233/malika-fassi-seule-femme-signataire.html">Malika Al Fassi</a> qui réclame publiquement une réforme égalitaire.</p>
<p>En mars 1992,<a href="https://books.openedition.org/irdeditions/8700?lang=en">l’Union pour l’action féministe </a> lance une pétition “Un million de signatures pour une réforme égalitaire du code du statut personnel”. Celle-ci aboutit, en 1993, à une réforme certes mineure mais avec l’effet non négligeable de sa désacralisation dans la mesure où il pouvait désormais faire l'objet de critiques entraînant des modifications. </p>
<p>En 1999, le <a href="http://www.albacharia.ma/xmlui/bitstream/handle/123456789/31645/1448L%E2%80%99exp%C3%A9rience%20marocaine%20d%E2%80%99int%C3%A9gration.pdf">Plan national d’intégration des femmes au développement</a>, qui comprend les réformes du code du statut personnel, divise la société marocaine entre les féministes et les islamistes qui s’affrontent sur le devenir de la place des femmes dans la société.</p>
<p>Une controverse sociétale qui témoigne plus largement d’un affrontement entre deux projets de société opposés, à savoir: sécularisé et égalitaire ou islamiste et patriarcal. Le nouveau code de la famille, <a href="http://ism.ma/ismfr/francais/Textes_francais/cf.pdf">adopté en février 2004</a> comprend de grandes avancées égalitaires telles que la responsabilité conjointe des deux époux, le droit pour la femme de demander le divorce, l'élévation de l'âge du mariage à 18 ans, etc. </p>
<p>Néanmoins, il comporte des limites liées à son application et à la présence d’articles permettant son contournement (mariage de mineurs, etc.) et demeure inégalitaire en maintenant notamment la polygamie et le partage de l’héritage.</p>
<h2>Des réformes profondes</h2>
<p>Près d’une vingtaine d’années après le nouveau code de la famille, le roi Mohammed VI, favorable à l’émancipation des femmes, charge le chef du gouvernement de s’atteler à la proposition de réformes profondes du code de la famille. Ce travail se fait en collaboration et en concertation avec les différentes composantes politiques, religieuses et civiles de la société (Conseil supérieur des oulémas, Conseil national des droits de l’Homme, collectifs féministes, etc.). </p>
<p>L'objectif est de le conformer à la nouvelle<a href="https://www.doctrine-malikite.fr/"> Constitution de 2011</a> comprenant l’article 19 qui consacre la pleine égalité entre les femmes et les hommes.</p>
<p>Cependant, les islamistes s’opposent formellement à une réforme du code de la famille, particulièrement à l’épineuse question de l’inégalité successorale, entérinée par le Coran. </p>
<p>A ce titre, <a href="https://www.yabiladi.com/articles/details/137571/maroc-relance-debat-l-egalite-dans.html">dans un communiqué </a> publié en février 2023, le Parti islamiste pour la justice et le développement (PJD) affirme que “certains ont osé appeler explicitement à l'égalité dans l'héritage, contre le texte coranique explicite réglementant l'héritage (…). C’est une menace pour la stabilité nationale, liée à ce que le système successoral a établi dans la société marocaine depuis plus de 12 siècles”. </p>
<p><a href="https://www.bladi.net/pjd-reforme-code-famille-maroc,100497.html">La réaction du mouvement féministe</a> ne s’est pas fait attendre. Quelques jours plus tard, il dénonce la prise de position du PJD assimilée à “une forme d’intimidation” et appelle les islamistes à “faire preuve de rationalité et d’ijtihad [effort d'interprétation du Coran] dans un climat démocratique permettant d’élaborer des dispositions innovantes au service de l’intérêt général et de celui de la famille marocaine”. </p>
<p>A ce propos, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-1-page-187.htm">Mohammed Arkoun</a> souligne que les mouvements islamistes s’inscrivent dans une “régression intellectuelle et culturelle” tant avec l’héritage de l’islam rationaliste classique (VIIe-XIIIe siècles) ouvert à la philosophie que celui de l’islam réformiste libéral (XIXe-XXe siècles) ouvert à la modernité.</p>
<p>Ainsi, en ce qui concerne par exemple le verset relatif à l’inégalité successorale, voici ce qu’Allah vous enjoint au sujet de vos enfants : </p>
<blockquote>
<p>Au fils, une part équivalente à celle de deux filles". (sourate 4, verset 11)</p>
</blockquote>
<p>Pour le théologien réformiste tunisien Tahar Haddad, ce verset ne constitue pas un dogme puisque le Coran contient également des versets égalitaires : </p>
<blockquote>
<p>Aux hommes revient une part de ce qu’ont laissé les père et mère ainsi que les proches ; et aux femmes une part de ce qu’ont laissé les père et mère ainsi que les proches, que ce soit peu ou beaucoup : une part fixée. (sourate 4, verset 7)</p>
</blockquote>
<p>En 1930, Tahar Haddad, qui défend une refonte de la charia inscrite dans la promotion d’une égalité des sexes, affirme audacieusement : “comme il fut possible à la loi musulmane de décréter l’abolition de l’esclavage, en s’appuyant sur le but libéral de cette décision, il peut en être de même pour établir <a href="https://nirvanaedition.com/produit/notre-femme-dans-la-charia-et-la-societe/">l'égalité entre l'homme et la femme</a> sur les plans de la vie pratique et aux yeux de la loi (…)”. </p>
<p>C’est pourquoi, il prône notamment l’abolition de la polygamie, de la répudiation, de la tutelle matrimoniale, l’abandon du voile et l’égalité successorale. </p>
<p>Aussi, souligne Mohammed Arkoun, l’enjeu actuel majeur pour l’exercice de la pensée islamique est son passage de <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-mohammed_arkoun_une_approche_critique_subversive_et_humaniste_de_l_islam_leila_tauil-9782140310683-75606.html">l’épistémè médiévale</a> travaillée par des rapports hiérarchiques – supériorité du musulman sur le non-musulman dhimmî (sourate 9, verset 29), du libre sur l’esclave (sourate 16, verset 71), de l’homme sur la femme (sourate 4, verset 34) – à l’épistémè moderne travaillée par le concept d’égalité citoyenne tout en reconnaissant l’historicité des textes scripturaires. </p>
<p>Or, si les acteurs religieux orthodoxes et islamistes acceptent majoritairement l’abolition du statut – entériné par le Coran – des minorités non-musulmanes (dhimmitude) et de l’esclavage, ils continuent à s'opposer avec force, sous la bannière d'un patriarcat sacralisé, à l’émancipation des femmes. </p>
<h2>Un tournant historique</h2>
<p>Pourtant, il serait grand temps que tous les acteurs religieux acceptent l'abolition du statut infériorisé des femmes, tant au niveau des lois que dans les discours islamiques, pour les considérer véritablement comme leurs égales. </p>
<p>Aussi, gageons que l’instance chargée au Maroc de la révision du code de la famille qui a auditionné, entre autres, en novembre 2023, la Coalition féminine pour un code de la famille basé sur l’égalité et la dignité, tienne compte des revendications de Saida El Idrissi, membre de la Coalition. Celle-ci souligne:</p>
<blockquote>
<p><a href="https://www.mapnews.ma/fr/actualites/social/r%C3%A9vision-du-code-de-la-famille-la-%E2%80%9Ccoalition-f%C3%A9minine-pour-un-code-de-la-famille">l’importance</a> de procéder à la révision du code de la famille sur la base des Hautes orientations royales, de la Constitution de 2011 et des principes des droits de l’Homme, et ce, en adéquation avec les <a href="https://www.ohchr.org/fr/publications/policy-and-methodological-publications/convention-elimination-all-forms-discrimination">conventions internationales</a> ratifiées par le Maroc. </p>
</blockquote>
<p>Enfin, le Maroc a un rendez-vous avec l’histoire et peut devenir le pays avant-gardiste du monde arabe en adoptant l’égalité, les libertés individuelles et la pleine démocratie qui peuvent s’avérer totalement compatibles avec un islam moderne et humaniste.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217224/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Leïla Tauil does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.</span></em></p>Le Maroc peut devenir le pays avant-gardiste du monde arabe en adoptant l’égalité, les libertés individuelles et la démocratie qui peuvent s’avérer compatibles avec un islam moderne et humaniste.Leïla Tauil, Enseignante-chercheure, Université de GenèveLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2158182023-10-18T17:04:23Z2023-10-18T17:04:23ZTerrorisme : ces individus instables qui se dopent aveuglement à la foi idéologique<p>Paris ce samedi 2 décembre, Bruxelles le lundi 16 octobre dernier, Arras le vendredi 13 octobre… En quelques semaines, des innocents ont été à plusieurs fois pris pour cibles par des individus se revendiquant du fondamentalisme islamiste sans que nous sachions, pour l’instant, à quel point ils <a href="https://www.midilibre.fr/2023/10/17/attentat-darras-lassaillant-mohammed-mogouchkov-mis-en-examen-par-un-juge-dinstruction-antiterroriste-11525836.php">étaient préparés</a>.</p>
<p>À la différence de l’assassin de Samuel Paty et de celui de Dominique Bernard, l’auteur des faits, arrêté à Paris et désigné comme Armand R.-M., souffre de pathologies psychiatriques connues. Placé en garde à vue, visé par une « fiche S », il avait déjà été condamné et a déclaré aux policiers qu’il « en avait marre de voir des musulmans mourir », notamment à Gaza, et que la France était « complice » d’Israël.</p>
<p>Le conflit israélo-palestinien déclenché depuis le 7 octobre par le Hamas peut-il contribuer à fragiliser des individus au rapport déjà altéré à la réalité, et à accentuer un sentiment d’impuissance qu’ils pensent résoudre en devenant justiciers ?</p>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2019-2-page-23.htm?ref=doi">La recherche montre</a> qu’un terroriste noue ses problématiques subjectives à une cause collective, notamment lorsqu’il s’engage dans une action meurtrière.</p>
<p>Des extrémistes peuvent-ils être déterminés à agir par la nouvelle guerre déclenchée en Israël, 50 ans après Kippour ?</p>
<h2>« Frères » d’idéal</h2>
<p>Venger le tort fait au prophète est l’un des arguments mis en avant par les terroristes, comme l’ont montré les assauts de Chérif et Saïd Kouachi à la rédaction de <em>Charlie Hebdo</em>, le 7 janvier 2015, ou ceux d’Adoullakh Anzorov au lycée de Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020.</p>
<p>Ils ont « puni » les façonneurs d’image, complices de l’idolâtrie du peuple souverain, tels que d’éminents <a href="https://www.editions-msh.fr/livre/la-radicalisation-2/">idéologues du djihadisme</a> (Maqdidi, Tartusi, Abu Mus’ab al-Suri, Abou Quatada, etc.) les perçoivent.</p>
<p>Les assaillants du Bataclan, eux, voulaient attaquer la « capitale des abominations et de la perversion ». D’autres terroristes semblent avoir des motivations idéologiques moins solides, comme l’a montré <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/attaque-au-camion-a-nice/proces-de-l-attentat-de-nice-du-14-juillet-2016/paranoiaque-obsede-sexuel-fascine-par-la-violence-l-ombre-de-mohamed-lahouaiej-bouhlel-plane-sur-le-proces-de-l-attentat-de-nice_5343256.html">Mohamed Lahouiaej Bouhlel à Nice le 14 juillet 2016</a>, ou encore <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/06/attaque-de-villejuif-le-profil-du-tueur-se-precise_6024912_3224.html">Nathan Chiasson à Villejuif le 3 janvier 2020</a>.</p>
<p>Mais les djihadistes n’ont pas que le prophète à « défendre ». Il y a aussi ce qu’ils considèrent être les souffrances causées à l’Oumma, la communauté musulmane homogène et mythique. Le conflit israélo-palestinien a longtemps été identifié comme le point de fixation des <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-orientalisme-l-orient-cree-par-l-occident-edward-w-said/9782020792936">humiliations arabes</a>.</p>
<p>Avec la <a href="https://www.editionspoints.com/ouvrage/l-echec-de-l-islam-politique-olivier-roy/9782757853832">globalisation de l’islam</a>, les nouvelles générations de terroristes lui ont substitué les conflits en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak ou en Syrie. L’affaiblissement militaire de l’EI sur les territoires syriens et irakiens n’a pas éteint les velléités d’engagement.</p>
<p>La guerre en Israël peut-elle accélérer le projet de fanatiques de se battre pour une identité commune, prise comme sorte d’unique référentiel politico-religieux ?</p>
<h2>Interroger le passage à l’acte</h2>
<p>Armand R.-M. pourrait sembler l’un de ces <a href="https://theconversation.com/sous-la-carapace-ideologique-comment-comprendre-le-chemin-de-radicalisation-des-terroristes-solitaires-128423">« loups solitaires »</a> avec des moyens rudimentaires. Mais il ferait surtout partie de ceux qui souffrent d’affections psychiatriques. S’agit-il d’un <a href="https://www.bfmtv.com/international/europe/belgique/attentat-a-bruxelles-il-y-a-des-milliers-de-personnes-radicalisees-dans-nos-societes-avec-a-chaque-fois-une-possibilite-de-passage-a-l-acte-pour-l-ancien-premier-ministre-manuel-valls_VN-202310160983.html">« passage à l’acte »</a> résolutif d’une angoisse ou délirant que l’auteur aurait inscrit dans une logique idéologique ?</p>
<p>Un passage à l’acte semble surgir <a href="https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2013-1-page-109.htm">ex nihilo</a> mais il désigne en psychopathologie que son auteur est traversé par une angoisse qu’il cherche à dissiper. S’il est traversé par des angoisses d’anéantissement par exemple, il peut les résoudre en privilégiant l’identification d’une menace externe. C’est ce qu’apporte le sentiment de persécution, qui peut s’accroitre et inciter à se faire justice.</p>
<p>Le sens du passage à l’acte échappe à son auteur, mais pas le sens qu’il donne à son action meurtrière : il exerce cette dernière consciemment au nom d’une logique idéologique. Bien sûr, les enjeux inconscients et conscients peuvent très bien se conjuguer.</p>
<p>Aussi un individu peut-il par exemple se sentir « frère », sur la base d’un obscur sentiment d’injustice qu’il partage avec d’autres et choisir délibérément de renoncer à l’idée de société, ou de contrat social, pour lui préférer l’adhésion à une idéologie communautaire.</p>
<h2>Un rapport fragile à la loi</h2>
<p>Parmi le nombre important de personnes radicalisées, il en existe une proportion – pas nécessairement plus importante que dans la population générale – qui souffre d’affections psychiatriques. L’expérience du <a href="https://www.cipdr.gouv.fr/premier-centre-de-prevention-dinsertion-et-de-citoyennete/">Centre de Prévention, Insertion, Citoyenneté</a>, en 2016, l’a confirmé : un seul des bénéficiaires de cette structure pour la prévention de la radicalisation souffrait de troubles relevant de la psychiatrie.</p>
<p>Néanmoins, l’articulation d’une souffrance psychique aiguë avec une idéologie offre à l’individu une perspective d’acte à prendre au sérieux. Il n’est pas rare qu’un individu <a href="https://www.cairn.info/revue-europeenne-des-sciences-sociales-2020-1-page-293.htm">se canalise avec la religion</a>, au gré de son suivi à la lettre de certains hadiths, ces recueils des actes et paroles de Mahomet. D’autres individus fragiles donnent un sens à leur vision apocalyptique du monde avec des éléments de la réalité leur permettant d’alimenter un délire de persécution, de rédemption, mégalomaniaque ou mystique. Ils peuvent parvenir à une forme d’équilibre instable, jusqu’à ce qu’ils se sentent psychiquement contraints à agir.</p>
<p>L’observation du parcours d’assaillants montre des biographies, des impasses psychiques et des tentatives de résolution proches.</p>
<p>C’est le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui s’est fait connaître pour son attentat particulièrement meurtrier sur la Promenade des Anglais à Nice, un soir de 14 juillet. Les investigations firent apparaître un homme perçu par son entourage comme colérique, étrange, violent. Il s’était séparé un an plus tôt de sa femme dont il avait eu trois enfants. Cette dernière déplorait chez lui ce qu’elle vivait comme du « harcèlement psychologique », tandis qu’une amie ne voyait en lui « aucune humanité » et des agissements par « pur sadisme ».</p>
<p><a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/portrait-de-mohamed-lahouaeij-bouhlel-le-terroriste-du-14-juillet-a-nice-fascine-par-la-violence-7769710">Mohamed Lahouaiej Bouhlel</a> avait donné à son rapport altéré à l’altérité, notamment le sens de la misogynie. Son médecin reliait ses épisodes dépressifs sévères à des « troubles psychotiques, avec somatisations ». Affecté dans son rapport au corps et au langage, Mohamed Lahouaiej Bouhlel se réfugiait parfois dans la violence. Le terroriste trouvait de l’inspiration en regardant sur la toile des photos de combattants de Daech, de ben Laden, ou encore des scènes de décapitation.</p>
<p>Non inféodé aux principes islamiques, il a radicalisé ses excès au profit de l’idéologie djihadiste.</p>
<p>Chez certains, la foi en Allah prend le relais d’assuétudes, par exemple des addictions ou des passages à l’acte itératifs, comme de voler ou de brûler des voitures. Ils s’acharnent plutôt contre le <em>taghout</em>, l’autorité non fondée sur la foi que l’état incarne dans ses institutions. L’armée et la police sont les plus représentatives.</p>
<h2>Se venger d’injustices perçues</h2>
<p>Pour nombre de terroristes islamistes, venger des caricatures n’est qu’une de leurs actions destinées à faire triompher leur cause.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/troubles-psy-et-radicalisation-quelques-enseignements-du-centre-de-deradicalisation-de-pontourny-158841">L’expérience clinique du CPIC de Pontourny</a>, même s’il a été fermé, nous a appris que l’islam radical peut être entendu comme une solution à un sentiment d’injustice. Des individus aux problématiques subjectives toujours singulières trouvent dans l’idéologie politico-religieuse djihadiste de quoi superposer au tort qu’ils pensent leur avoir été fait, celui causé à la communauté musulmane.</p>
<p><a href="http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/la-delinquance-carcerale-au-prisme-des-peines-internes">Des recherches récentes</a> sur les peines internes en milieu carcéral montrent que des détenus transforment leur frustration en sentiment d’humiliation sous l’effet d’une incarcération ou de conditions d’incarcération qu’ils jugent abusives.</p>
<p>Ils s’enlisent parfois d’autant plus dans des altercations avec le personnel ou d’autres détenus, dans une surenchère qui peine à être endiguée par la coordination des services pénitentiaires et judiciaires. Même des non radicalisés peuvent se réveiller du « mensonge » avec la foi et accentuer leur sentiment d’injustice avec les moyens d’y remédier : par l’islam radical, dont l’enseignement est parfois dispensé par des prédicateurs autoproclamés.</p>
<p>Par ailleurs, il est important de souligner l’occurrence des troubles psychiatriques non détectés en prison, l’accentuation de certains troubles psychiques par le choc carcéral, et le manque de suivi psychiatrique dont certains anciens détenus continuent de manquer, par défaut d’assiduité en service de psychiatrie ambulatoire et/ou par défaut de moyen du personnel soignant.</p>
<h2>Une fureur divine</h2>
<p>D’autres adoptent l’islam radical pour assouvir des <a href="https://www.peterlang.com/document/1172245">pulsions meurtrières</a> au nom d’une idéologie qui les sacralisent.</p>
<p>Ils s’identifient au prophète et s’émancipent des lois en prétendant servir sa cause. Tous galvanisés, ils trouvent en Allah un <a href="https://www.inpress.fr/livre/passionnement-a-la-folie">exaltant produit dopant</a>, conjurant les carences et les échecs, et permettant de retrouver leur intégrité. Du latin <em>fanaticus</em>, signifiant « inspiré », « prophétique », « en délire », « fanatique » désigne celui qui se croit transporté d’une fureur divine ou qui s’emporte sous l’effet d’une passion pour un idéal politique ou religieux.</p>
<p>En épousant leur destin d’élus d’Allah, ils veulent inspirer la crainte dont ils obtiendront le sentiment d’être respectés. Ils attendent de la valeur performative de leur acte de soumettre une société tout entière à leur affirmation de soi. Le Hamas offre-t-il à certains la perspective d’être reconnus comme préjudiciés, et de prendre une part héroïque à la guerre ?</p>
<h2>Un nombre encore important d’individus radicalisés</h2>
<p>Depuis la <a href="https://www.lanouvellerepublique.fr/indre-et-loire/commune/beaumont-en-veron/le-centre-de-deradicalisation-un-echec-relatif">fermeture du CPIC en 2017</a>, l’accompagnement des personnes radicalisées a été privilégié au niveau local. Un <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b2082_rapport-information">rapport d’information</a>, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 27 juin 2019 stipule que, selon l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), au mois d’avril 2019, la prise en charge a été relayée dans 269 communes. Ces mesures semblent insuffisantes, si l’on en croit que chaque année depuis 2015 des attentats sont commis sur notre sol, bien que bon nombre soient <a href="https://www.puf.com/content/La_lutte_antiterroriste">déjoués</a>. Parallèlement, on compte en France, en mars 2022, 570 détenus de droit commun radicalisés et 430 détenus pour terrorisme islamiste. Une centaine de détenus radicalisés seraient libérables en 2023.</p>
<p>La DGSI avait rapporté cet été que la menace terroriste était toujours la <a href="https://www.dgsi.interieur.gouv.fr/decouvrir-la-dgsi/au-micro/djihadisme-ultradroite-et-ultragauche-lappel-a-la-vigilance-de-la-dgsi">première en France</a>.</p>
<p>L’attentat de ce samedi montre que derrière des « passages à l’acte », il y a des individus en échec d’intégration et inscrits dans des logiques idéologiques meurtrières.</p>
<p>Armand R.-M. démontre, comme Mohamed Mogouchkov, qu’il convient de rester vigilants et de se doter de moyens de suivre certains individus fragiles. D’autres pourraient s’inspirer du nouveau climat de tension internationale pour agir, galvanisés par la mise en avant de leur cause et l’exacerbation médiatique de leur sentiment d’injustice.</p>
<p>Cette thanato-politique naissant du désespoir d’une jeunesse qui ne parvient pas à imaginer d’autre avenir que le combat pour la foi, engage nos sociétés hypersécularisées à réfléchir à de nouvelles modalités de vivre-ensemble.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215818/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laure Westphal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’assaillant arrêté à Paris le 2 décembre était pathologiquement instable et a fait référence au conflit israélo-palestinien. Il avait déjà été condamné pour terrorisme.Laure Westphal, Psychologue clinicienne, Docteure en psychopathologie et psychanalyse, Enseignante, Chercheuse associée, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1963712022-12-15T18:18:52Z2022-12-15T18:18:52ZLe football iranien, la Coupe du monde et la révolte<p>Rarement une équipe nationale aura participé à une Coupe du Monde dans un contexte aussi pesant que l’Iran cette année.</p>
<p>Le football est très populaire en Iran, où il a supplanté la lutte, qui fut longtemps le sport national. Son organisation est <a href="https://www.academia.edu/20492477/football_en_Iran_un_re_ve_lateur_des_tensions_au_sein_de_la_socie_te_">fortement tributaire de l’idéologie politique dominante</a>. On a encore pu le constater au cours de ces dernières semaines : la participation de l’équipe nationale à la Coupe du Monde organisée au Qatar s’est déroulée dans un contexte marqué par le soulèvement en cours dans le pays, et le comportement des joueurs était scruté par les observateurs du monde entier.</p>
<p>Si certains d’entre eux ont cherché à exprimer leur soutien à leurs compatriotes révoltés contre le régime, ils ont rapidement été contraints de mettre leurs critiques en sourdine. Retour sur la place du football dans la République islamique, et sur les enseignements d’une compétition qui, pour les Iraniens, n’aura pas été comme les autres.</p>
<h2>Une passion nationale surveillée de près par le régime</h2>
<p>Pendant les années qui suivirent la révolution islamique de 1979, ponctuées par la longue guerre contre l’Irak (1980-1988), la crispation et le rejet de l’ordre international dominèrent la scène politique et sportive.</p>
<p>À partir des années 1995, une ouverture se profile. L’équipe nationale d’Iran se qualifie pour la Coupe du monde en 1998 (ce qui ne lui était plus arrivé depuis 1978), puis pour celles de 2006, 2014, 2018 et 2022. Malgré cette reprise des compétitions internationales, le pouvoir islamique continue d’exercer son influence sur le football : les stades, où se déroulent des compétitions d’hommes, sont <a href="https://www.letemps.ch/sport/iran-femmes-restent-aux-portes-stades">interdits aux femmes</a> (cette interdiction a duré 43 ans et <a href="https://edition.cnn.com/2022/08/26/football/iran-women-domestic-football-attendance-intl-spt/index.html">ce n’est qu’en août 2022 qu’elle a été suspendue</a>) ; la pratique féminine du football fait l’objet de controverses et ce n’est qu’en 2005 qu’est créée une équipe nationale féminine dont les membres ne peuvent cependant <a href="https://www.20minutes.fr/sport/966823-20120705-fifa-autorise-port-voile-feminin-pendant-matchs">jouer qu’entièrement couvertes</a>, y compris dans la chaleur de l’été.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-controle-du-corps-des-femmes-un-enjeu-fondamental-pour-la-republique-islamique-diran-192157">Le contrôle du corps des femmes, un enjeu fondamental pour la République islamique d’Iran</a>
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<p>Autres signes de cette inféodation au pouvoir politique : les stades où peuvent s’exprimer des revendications autonomistes (par exemple à Tabriz, dans la province d’Azerbaïdjan) sont étroitement surveillés ; et après la performance décevante de l’équipe nationale de football au Mondial de 2006 en Allemagne, le président de la fédération est démis de ses fonctions par le gouvernement. Cette mesure, symbolisant l’inféodation du sport au pouvoir politique, suscita les protestations de la FIFA qui <a href="https://www.tehrantimes.com/news/132164/FIFA-suspends-Iran-Football-Federation">suspendit temporairement la fédération iranienne de football en novembre 2006</a>, jusqu’à ce qu’une solution conforme aux statuts de la fédération internationale fût trouvée (ce qui <a href="https://www.hindustantimes.com/india/blatter-defends-iran-s-reinstatement-in-football/story-yqGKmGBC4Ls3wdldPaoE7J_amp.html">fut le cas en décembre 2006</a>).</p>
<p>Par ailleurs, des joueurs recrutés par des clubs étrangers et ayant accepté de disputer un match contre une équipe israélienne ont été <a href="https://www.lefigaro.fr/le-scan-sport/2017/08/10/27001-20170810ARTFIG00159-l-iran-radie-deux-joueurs-qui-ont-joue-contre-des-israeliens.php">sanctionnés par le gouvernement</a> ; d’autres ont été rappelés à l’ordre en raison de leur tenue : vêtements trop près du corps, <a href="https://www.eurosport.fr/football/coupedumonde/2006/karimi-sort-de-l-ombre_sto902981/story.shtml">coiffure en queue de cheval</a>…</p>
<p>Le football est donc un sujet éminemment politique, y compris pour les joueurs, <em>a fortiori</em> s’ils évoluent ou ont évolué à l’étranger et connu un autre régime politique. Ainsi, en juin 2009, pendant le match qualificatif contre la Corée du Sud, plusieurs joueurs, dont Ali Karimi – « le Maradona de l’Asie », qui avait joué au Bayern Munich – <a href="https://www.rtl.be/sport/football/football-etranger/plusieurs-joueurs-portent-un-bracelet-vert-lors-d-un-match-de-l-iran-481550.aspx">portèrent un bracelet vert</a> en signe de protestation contre la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejâd et de soutien au <a href="https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2010-2-page-117.htm">« mouvement vert »</a> – une grande vague de contestation déclenchée après le scrutin. À leur retour en Iran, ces joueurs furent exclus à vie de leurs clubs par les autorités iraniennes mais réintégrés après une intervention de la FIFA. Ces exclusions-réintégrations <a href="https://www.sofoot.com/quand-l-iran-est-passe-chez-sosha-215025.html">rythment la vie footballistique en Iran</a>, et la participation de l’équipe nationale à la Coupe du Monde au Qatar, en pleine révolte contre le régime de Téhéran, a évidemment été un événement particulièrement chargé de sens de ce point de vue.</p>
<h2>L’équipe nationale à la Coupe du Monde : soutien initial à la révolte, puis silence</h2>
<p>La politisation du sport est intensément plus vive et plus visible depuis que l’Iran est en proie aux manifestations déclenchées en réaction au tabassage à mort dans un commissariat de Téhéran, le 16 septembre 2022, de Mâhsâ Amini, qui avait été interpellée par la police des mœurs pour port incorrect du voile.</p>
<p>Le 27 septembre, à l’occasion d’un match amical contre le Sénégal en Autriche, les joueurs de l’équipe iranienne, dissimulant leur maillot sous une parka noire, refusèrent de chanter l’hymne national de la République islamique, <em>Sorud·e melli-ye jomhuri-ye eslâmi-ye Irân</em>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1575006658475921409"}"></div></p>
<p>Sardâr Âzmoun, la vedette qui joue au Bayer Leverkusen, fut probablement le promoteur de cette initiative. Peu avant, il avait écrit sur son compte Instagram :</p>
<blockquote>
<p>« La [punition] ultime est d’être expulsé de l’équipe nationale, ce qui est un petit prix à payer pour même une seule mèche de cheveux d’une femme iranienne. Ça ne sera jamais effacé de notre conscience. Je n’ai pas peur d’être évincé. Honte à vous d’avoir si facilement tué le peuple et vive les femmes d’Iran. Si ces assassins sont des musulmans, que Dieu fasse de moi un infidèle. »</p>
</blockquote>
<p>Cette prise de position courageuse n’entraîna pas l’exclusion d’Âzmoun, à la suite des interventions de la FIFA et de <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/football/coupe-du-monde/coupe-du-monde-les-joueurs-iraniens-ont-le-droit-de-s-exprimer-affirme-queiroz-20221115">Carlos Queiroz</a>, le sélectionneur de l’équipe. Toujours est-il que, contraints ou non, les joueurs <a href="https://fr.irna.ir/news/84943122/Le-pr%C3%A9sident-Ra%C3%AFssi-a-re%C3%A7u-les-membres-de-l-%C3%A9quipe-d-Iran-avant">serrèrent la main</a> du président conservateur, adepte de la répression, Ebrâhim Raïssi, avant leur départ pour le Qatar, tandis que le Guide suprême, Ali Khâmene’i, déclarait que l’équipe « ne devait pas manquer de respect » à l’Iran.</p>
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<p>Le 21 novembre, cependant, alors que la répression ne cessait de croître, l’équipe ne chanta pas l’hymne national avant le match contre l’Angleterre (2-6) et plusieurs joueurs manifestèrent leur solidarité avec les insurgés. La veille, en <a href="https://www.bbc.com/sport/football/63696125">conférence de presse</a>, le défenseur Ehsân Hâjsafi exprima ses condoléances aux familles des personnes tuées et dit espérer « que les conditions changeront selon les attentes des gens ».</p>
<p>L’équipe se fit plus discrète lors des matchs suivants : en ouverture d’Iran-Pays de Galles (2-0), et d’Iran-États-Unis (0-1), elle chanta l’hymne national et les joueurs ne s’exprimèrent plus sur les réseaux sociaux à propos du mouvement de révolte. Craignaient-ils des représailles à leur retour, contre eux et contre leur famille ? Sans doute. <a href="https://www.lemonde.fr/sport/article/2022/11/30/coupe-du-monde-2022-dans-un-climat-suffocant-les-etats-unis-eliminent-l-iran_6152253_3242.html"><em>Le Monde</em> rapporte</a> que le dernier match fut beaucoup plus contrôlé, par des agents iraniens en particulier, que les précédents. Devant le stade, des <a href="https://rmcsport.bfmtv.com/football/coupe-du-monde/iran-etats-unis-echauffourees-entre-supporters-iraniens-a-l-issue-du-match_AV-202211300046.html">échauffourées</a> éclatèrent entre partisans et opposants au régime. Des opposants furent frappés à la sortie du stade et un journaliste danois a été pris à partie par des supporters pro-régime alors qu’il les filmait attaquant des partisans du mouvement de contestation ; les forces de sécurité qataries <a href="https://www.independent.co.uk/tv/news/world-cup-qatar-police-denmark-iran-b2237116.html">l’ont brièvement arrêté</a> – le Qatar entretient de bonnes relations avec l’Iran – et lui ont demandé d’effacer la séquence.</p>
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<figcaption><span class="caption">Des heurts entre supporters iraniens en marge de la Coupe du monde (France 24, 30 novembre 2022).</span></figcaption>
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<p>Les défaites de l’Iran suscitèrent des <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20221130-manifestations-de-joie-en-iran-apr%C3%A8s-l-%C3%A9limination-de-la-s%C3%A9lection-nationale-du-mondial">manifestations de joie</a> dans plusieurs villes du pays. L’équipe nationale n’était-elle pas le symbole de la République islamique ? Mais il n’est pas sûr que dans un pays aussi patriote que l’Iran la défaite ait engendré une satisfaction unanime.</p>
<h2>Les leçons du Mondial</h2>
<p>L’attitude de l’équipe iranienne et les réactions qu’elle a suscitées illustrent le dilemme auquel est confrontée aujourd’hui la majorité de la population : se taire, exécuter les ordres… ou se rebeller au risque d’être sanctionné, emprisonné, <a href="https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20221212-r%C3%A9pression-en-iran-deuxi%C3%A8me-ex%C3%A9cution-li%C3%A9e-aux-manifestations">tué</a>. Certains assument, avec un courage exemplaire, leur révolte contre ce régime inique et répressif. Le gouvernement a ainsi c<a href="https://teknomers.com/fr/la-maison-de-lex-star-du-bayern-confisquee/">onfisqué la maison</a> que possédait à Téhéran Ali Karimi, désormais installé à Dubai, et qui soutient, comme par le passé, les manifestations et protestations contre l’État islamique.</p>
<p>Quant à Ali Daei, la grande gloire footballistique nationale, longtemps meilleur buteur, à l’échelle internationale, de l’histoire du football, il a décidé de <a href="https://www.sofoot.com/ali-daei-ne-se-rendra-pas-au-qatar-en-soutien-aux-manifestations-en-iran-521521.html">ne pas se rendre au Qatar</a> pour protester, à Téhéran même, contre la « répression meurtrière » des autorités iraniennes. Menacé à plusieurs reprises, <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1320475/mise-sous-scelles-de-la-bijouterie-et-du-restaurant-dun-footballeur-contestataire.html">Daei a vu sa bijouterie et son restaurant placés sous scellés</a>, « à la suite de sa coopération avec des groupes contre-révolutionnaires » selon l’agence officielle Isna. </p>
<p>Et n’oublions pas, tout en risquant d’être incomplet, Voriâ Ghafouri, qui est kurde comme Mâhsâ Amini et est l’ancien capitaine d’Esteghlâl, un des deux clubs phares de Téhéran, qu’il fut contraint de quitter en raison de ses prises de position ; il dut rejoindre Fulâd, un club du Khouzistan, où <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20221125-iran-arrestation-du-c%C3%A9l%C3%A8bre-footballeur-voria-ghafouri-critique-du-pouvoir">il a été arrêté</a>, le 24 novembre, « pour s’être livré à de la propagande contre l’État ». Décidément, le pouvoir islamique n’en a pas fini avec la mise au pas de ses footballeurs…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196371/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian Bromberger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Rarement une équipe nationale aura participé à une Coupe du Monde dans un contexte aussi lourd que l’Iran cette année.Christian Bromberger, Anthropologue, professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1921562022-10-19T17:08:36Z2022-10-19T17:08:36ZIran : quand la révolte des femmes accueille d’autres luttes<p>Depuis un mois maintenant, les <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20221013-mort-de-mahsa-amini-un-mois-de-manifestations-et-de-r%C3%A9pression-en-iran">manifestations se poursuivent en Iran</a> suite au décès de Mahsa Amini, 22 ans, battue à mort par la police des mœurs le 13 septembre.</p>
<p>Ces protestations, <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/iran/iran-plus-de-100-morts-depuis-le-debut-des-manifestations-et-plus-de-120-arrestations-6866aca2-4a0d-11ed-9784-e9ad79cbd945">sévèrement réprimées par le régime</a>, portaient initialement sur les droits des femmes. Mais, rapidement, d’autres revendications s’y sont ajoutées. Mieux le comprendre nécessite une approche intersectionnelle, car nous assistons à une convergence des luttes sociales derrière la cause des femmes : celle-ci va de pair avec l’apparition d’une nouvelle génération militante, de nouvelles revendications et de nouvelles formes d’action.</p>
<h2>Un soulèvement au nom de la cause des femmes</h2>
<p>Lors de la cérémonie de funérailles de Mahsa Amini, plusieurs femmes auraient ôté leur voile scandant le slogan « Jin Jiyan Azadi » (Femme Vie Liberté) afin de protester contre la loi imposant en toutes circonstances le port du hidjab. Très vite, ce slogan a été repris à travers le pays, notamment dans les universités de <a href="https://observers.france24.com/fr/moyen-orient/20221004-iran-manifestation-femmes-%C3%A9tudiants-r%C3%A9gime-universit%C3%A9-sharif-islam">Téhéran</a>, comme ElmoSanat, et de <a href="https://atalayar.com/fr/content/les-protestations-en-iran-setendent-aux-universites-et-aux-ecoles">Tabriz</a>. Ces manifestations ont suscité une <a href="https://www.20minutes.fr/monde/4003506-20221003-iran-repression-manifestation-prestigieuse-universite">réponse violente du régime</a>.</p>
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<p>Rappelons que l’obligation du hidjab en tant que question religieuse, politique et idéologique peut être considérée comme le <a href="https://theconversation.com/le-controle-du-corps-des-femmes-un-enjeu-fondamental-pour-la-republique-islamique-diran-192157">symbole de la politique répressive et inégalitaire</a> mise en œuvre en Iran dès le lendemain de la révolution de 1979 : les femmes font l’objet depuis plus de quarante ans de nombreuses mesures discriminatoires, qui les privent de nombre de leurs droits fondamentaux comme le droit de choisir leurs propres vêtements, le droit égal au divorce et à la garde des enfants, le droit de voyager à l’étranger, le droit d’être présentes dans certains espaces publics (tels les stades de football ou d’autres types de stades sportifs), le droit d’exercer certains métiers ou des postes clés comme président de la République, juge et plusieurs autres postes militaires et religieux.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-sportives-iraniennes-miroir-dun-pays-en-crise-132222">Les sportives iraniennes, miroir d’un pays en crise</a>
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<p>C’est pourquoi des militantes féministes qualifient l’Iran actuel d’<a href="https://theconversation.com/le-regime-iranien-est-un-apartheid-des-genres-il-faut-le-denoncer-comme-tel-191465">apartheid des genres</a> et dénoncent la <a href="https://women.ncr-iran.org/fr/2019/10/07/la-segregation-sexuelle-jusque-dans-les-creches-en-iran/">« ségrégation sexuelle systématique »</a> qui y a cours.</p>
<p>Ces dénonciations ont été récurrentes – et toujours réprimées – tout au long des plus de quarante-trois ans d’existence de la République islamique. À partir de 2017, on assiste à l’émergence de nouvelles formes de protestation (des protestations individuelles), portées par de nouvelles générations d’activistes féministes, et même à la mobilisation de divers groupes marginalisés et des hommes <a href="https://blogs.mediapart.fr/dornajavan/blog/210922/mahsa-amini-figure-des-luttes-pour-la-cause-des-femmes-en-iran">pour la cause des femmes</a>. Le 27 décembre 2017, Vida Movahed brandit un hidjab blanc, attaché au bout d’un bâton. Son geste a un <a href="https://www.liberation.fr/planete/2018/02/01/les-iraniennes-tombent-le-voile_1626859/">grand impact en Iran</a> et d’autres femmes suivent son exemple dans d’autres villes, jusqu’à aujourd’hui.</p>
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<p>L’une des spécificités du mouvement actuel réside dans le fait qu’aux revendications féministes se mêlent aussi des exigences liées à une autre cause, d’ordre cette fois ethnique.</p>
<h2>La cause ethnique</h2>
<p>L’Iran est un pays pluriethnique dont l’ethnie dominante – c’est-à-dire les Perses, qui occupent plutôt le plateau central du pays – ne représente que 50 % de la population totale. Parmi les <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Nation-et-minorites-en-Iran-face-au-fait-minoritaire-quelle-reponse.html">autres grands groupes ethnolinguistiques</a>, citons les Turcs azerbaïdjanais (entre 20,6 et 24 %), les Kurdes (entre 7 et 10 %), les Arabes (entre 3 et 3,5 %), les Baloutches (entre 2 et 2,7 %), les Turkmènes (entre 0,6 et 2 %) et les Lors (entre 2 % et 8,8 %)…</p>
<p>Des <a href="https://journals.openedition.org/remmm/8438">tensions ethniques importantes</a> existent en Iran au moins depuis le début du XX<sup>e</sup> siècle, quand a été mise en place une politique assimilationniste qui s’est notamment soldée par une répression violente des minorités ethniques des provinces iraniennes d’Azerbaïdjan, du Kurdistan, du Turkménistan, du Khouzistân et du Baloutchistan. Ces violences reprennent après la Seconde Guerre mondiale, avec l’écrasement de la <a href="https://www.cairn.info/identites-et-politique--9782724616354-page-67.htm">République autonome d’Azerbaïdjan (juillet 1945 – décembre 1946)</a> et de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_de_Mahabad">république de Mahabad</a> (janvier 1946–décembre 1946) au Kurdistan.</p>
<p>Après la révolution de 1979, ces tensions ont continué de se manifester, particulièrement <a href="http://www.strato-analyse.org/fr/spip.php?article141">dans la province iranienne d’Azerbaïdjan</a> et au <a href="https://www.rferl.org/a/iran-khuzestan-poverty-separatism-bloody-war-memories/29515269.html">Khouzistân</a>.</p>
<p>C’est dans ce contexte qu’interviennent les événements dont nous sommes aujourd’hui témoins. Après la médiatisation du décès de Mahsa Amini, qui était kurde, les partis d’opposition kurdes ont appelé les villes du Kurdistan iranien à <a href="https://kurdistan-au-feminin.fr/2022/10/12/iran-manifestations-greve-mahsa-amini-jina-amini/">se mettre en grève générale</a>. Un appel qui a été suivi le 17 septembre par les commerçants et les habitants de Saqqez, ville natale de Mahsa Amini, où des centaines de personnes avaient assisté à ses funérailles, et dans certaines petites et grandes villes de la région.</p>
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<p>La minorité azerbaïdjanaise d’Iran a <a href="https://twitter.com/Maenochehr/status/1572532887039385601?s=20&t=hszvdMpS5A_p7vxlr5nhaQ">rejoint le mouvement</a> et soutenu les Kurdes avec le slogan <a href="https://twitter.com/MehdiJalali/status/1572290797810192386?s=20&t=E-7WKf6V4z-qMA1IrvdU2w">« l’Azerbaïdjan s’est réveillé et soutient le Kurdistan »</a>. Ce message de solidarité s’est propagé à d’autres régions et a mobilisé d’autres groupes ethnico-religieux comme les Arabes et les Baloutches.</p>
<p>Ce sont précisément les Baloutches qui ont payé le plus cher leur implication dans cette contestation. Le vendredi 30 septembre, une manifestation pacifique a été organisée par les minorités baloutches à Zahedan, ville de la province du Sistan-Baloutchistan dans le sud-est de l’Iran, en soutien aux Kurdes, mais aussi en protestation contre le viol d’une jeune fille baloutche de 15 ans par un chef de police dans la ville baloutche de Chabahar. La répression a été <a href="https://www.lejsl.com/defense-guerre-conflit/2022/10/06/manifestations-en-iran-que-s-est-il-passe-lors-du-vendredi-sanglant-a-zahedan">d’une immense violence</a> : près de 100 personnes auraient trouvé la mort. Un massacre que le régime justifie par la lutte contre le séparatisme.</p>
<h2>Nouvelles revendications, nouveaux acteurs</h2>
<p>De nouveaux acteurs apparaissent à travers cette révolte, à commencer par une nouvelle génération de militantes féministes avec un nouveau répertoire d’actions et un nouveau discours, et également une nouvelle génération appelée la <a href="https://observers.france24.com/fr/%C3%A9missions/les-observateurs/20221013-iran-la-g%C3%A9n%C3%A9ration-z-au-c%C5%93ur-des-manifestations">« génération Z »</a>, comme des <a href="https://www.marianne.net/monde/proche-orient/manifestations-en-iran-ecolieres-collegiennes-et-lyceennes-rejoignent-le-vent-de-la-revolte">jeunes lycéens ou collégiens</a>.</p>
<p>À partir de la deuxième semaine, des étudiants et lycéens ont commencé à manifester dans les universités, les lycées et collèges en scandant des slogans. Ce qui a poussé les forces de sécurité à attaquer des lycées lors de la quatrième semaine de manifestations. Lors de l’intervention policière du 13 octobre contre le lycée Shahed dans la ville d’Ardebil, au nord du pays, une lycéenne nommée <a href="https://twitter.com/yclaude/status/1581915315000475648">Esra Panahi</a> a été tuée et plusieurs dizaines de lycéennes ont été blessées et <a href="https://iranwire.com/en/politics/108607-schoolgirl-killed-in-custody-in-ardabil/">certaines arrêtées</a>, ce qui a déclenché des manifestations dans les <a href="https://iranwire.com/en/politics/108653-day-29-of-protests-fire-and-blood-from-ardabil-to-evin/">villes d’Ardabil et de Tabriz</a>. Plus de 1 700 personnes ont été arrêtées à Tabriz, selon Sina Yousefi, un avocat qui a été lui-même été <a href="https://twitter.com/ElyarKamrani/status/1581596620541788166?s=20&t=E-7WKf6V4z-qMA1IrvdU2w">arrêté par le gouvernement suite à la diffusion de cette information</a>.</p>
<p>De nombreuses femmes écrivains ont également annoncé qu’elles ne publieraient plus de livres sous la tutelle et l’audit du ministère de la Culture et de l’orientation islamique, chargé d’autoriser ou non les productions culturelles. Dans une <a href="https://twitter.com/AhrazHumanRight/status/1577050129344868352?s=20&t=E-7WKf6V4z-qMA1IrvdU2w">vidéo mise en ligne le 4 octobre</a>, Mahdieh Ahani, la directrice du magazine <em>Ban</em>, publié à Tabriz, se filmant tête nue, a brûlé son permis de travail devant la caméra tout en dénonçant l’obligation du hidjab et les mesures répressives envers les femmes, la censure et la liberté d’expression. De même, Atekeh Radjabi,une institutrice à Ahmadabad, s’est elle aussi <a href="https://twitter.com/CoordinatingA/status/1582396494291664896?t=Q2q0kl4JxP4246VS_ZDSOQ&s=03">filmée tête nue en déclarant faire la grève</a>.</p>
<p>Les étudiants ont également appelé à la grève dans de nombreuses universités chantant « les étudiants préfèrent la mort à l’humiliation », « Mort à l’oppresseur, qu’il soit roi ou mollah » et « Femme, vie, liberté ». Ils remettent en question d’une manière radicale non seulement les politiques et les lois imposées par le régime, mais aussi les normes et les valeurs culturelles, traditionnelles et religieuses instaurées dans la société iranienne.</p>
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<p>Leur contestation ne porte plus seulement sur l’obligation du port du voile : ils vont jusqu’à s’en prendre au <a href="https://www.letemps.ch/monde/iran-une-revolte-contre-fondements-republique-islamique">régime de la République islamique en tant que tel</a>, et ciblent le guide suprême Ali Khamenei, dont plusieurs photos accrochées dans les espaces publics ou dans les salles de cours, ont été brûlées et déchirées.</p>
<h2>Solidarités internationales et situation révolutionnaire</h2>
<p>Ces colères, largement diffusées à travers les réseaux sociaux, ont rapidement suscité des messages de solidarité adressés par de nombreuses femmes notamment en <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/turquie/les-manifestations-en-turquie-en-soutient-des-femmes-iraniennes-se-poursuivent-6a93b402-4260-11ed-9fec-b3708b1f58fa">Turquie</a>, au <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1313372/a-beyrouth-des-femmes-manifestent-en-signe-de-solidarite-avec-les-rassemblements-pour-mahsa-amini-en-iran.html">Liban</a>, en <a href="https://actu.orange.fr/societe/videos/des-militants-se-rassemblent-en-syrie-pour-soutenir-les-manifestants-iraniens-CNT000001TpnoU.html">Syrie</a> et dans divers pays occidentaux, y compris en <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20220930-des-f %C3 %A9ministes-fran %C3 %A7aises-apportent-leur-soutien-aux-iraniennes-qui-manifestent">France</a>.</p>
<p>L’ampleur de la mobilisation est telle qu’il est possible de parler de <a href="https://www.france24.com/fr/vid %C3 %A9o/20221014-contestation-en-iran-cette-situation-r %C3 %A9volutionnaire-va-durer">situation révolutionnaire</a>. Pour la première fois, la cause des femmes n’est pas minimisée au profit des autres luttes et revendications, mais se trouve <a href="https://reporterre.net/Revolte-en-Iran-Le-slogan-Femme-vie-liberte-est-un-cri-du-c%C5%93ur">au cœur de cette insurrection</a>, et s’articule aux luttes des minorités nationales, des groupes marginalisés, des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/23/en-iran-la-classe-moyenne-malmenee-par-une-inflation-galopante_6131737_3210.html">classes moyennes et populaires exaspérées par la situation politique et économique</a>, ainsi qu’aux luttes environnementales. C’est ainsi qu’elle conduit à un soulèvement exceptionnel à travers tout le pays, qui semble parti pour durer.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192156/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dorna Javan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le combat des femmes est rejoint en Iran par d’autres revendications, notamment en provenance des minorités ethniques.Dorna Javan, Doctorante et Enseignant vacataire en science politique à IEP de Lyon, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1924802022-10-19T14:10:03Z2022-10-19T14:10:03ZCe n’est pas la première fois que les Iraniennes descendent dans la rue. Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/490441/original/file-20221018-7176-or6vsz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C34%2C4550%2C2888&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une femme qui ne porte pas de hijab brandit un signe de victoire alors qu'elle se promène dans le vieux bazar de Téhéran, le 1er octobre 2022. Les manifestations des femmes viendront-elles, cette fois, à bout du régime?</span> <span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/Vahid Salemi)</span></span></figcaption></figure><p>Le monde a les yeux rivés sur les images d’Iraniennes scandant le slogan <a href="https://medyanews.net/crescendo-of-kurdish-womens-rallying-cry-jin-jiyan-azadi/">« femmes, vie, liberté »</a>, organisant des manifestations, dansant dans les rues et brûlant leur foulard devant des soldats armés.</p>
<p>Ce courage rappelle leur participation massive aux manifestations qui ont suivi le résultat contesté de l’élection présidentielle de 2009, où la jeune <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Neda_Agha-Soltan">Neda Agha-Soltan</a> avait été tuée par balle, victime de la brutalité du régime iranien.</p>
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<img alt="Des gens portent des affiches d’une jeune femme" src="https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/489435/original/file-20221012-19-eaa6pe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans cette photo prise lors d’une manifestation à Paris en 2009, la foule brandit des photos de l’Iranienne Neda Agha-Soltan.</span>
<span class="attribution"><span class="source">AP Photo/Jacques Brinon, File)</span></span>
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<p>Le <a href="https://theconversation.com/iran-on-fire-once-again-women-are-on-the-vanguard-of-transformative-change-191297">mouvement de contestation qui soulève actuellement le pays</a> a été déclenché par la mort de Mahsa Amini, la jeune Kurde iranienne qui a succombé à ses blessures après son arrestation pour avoir, selon la police, enfreint les lois conservatrices de l’Iran sur le port du hijab.</p>
<p>La révolte populaire se poursuit malgré une <a href="https://www.voanews.com/a/iran-s-crackdown-on-protests-intensifies-in-kurdish-region-/6784704.html">intensification de la répression policière partout au pays</a> qui a fait <a href="https://www.ifmat.org/10/12/more-than-200-killed-in-iran-in-crackdown-on-protests/">plus de 200 morts</a> et des centaines de blessés, et a entraîné des milliers d’arrestations.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-regime-iranien-est-un-apartheid-des-genres-il-faut-le-denoncer-comme-tel-191465">Le régime iranien est un apartheid des genres. Il faut le dénoncer comme tel</a>
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<h2>Une vague de colère</h2>
<p>Dans un geste sans précédent, des Iraniennes de tous les âges expriment leur soutien envers les manifestations en coupant leurs cheveux, <a href="https://www.cnn.com/2022/09/28/middleeast/iran-hair-cutting-mime-intl#:%7E:text=Cutting%20hair%2C%20said%20Atashi%2C%20%E2%80%9C,the%20killing%20of%20our%20people.%E2%80%9D">symbole préislamique de deuil chez les femmes</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1572281063904546818"}"></div></p>
<p>Cette fois, c’est la mort en détention de la jeune Amini qui a déclenché les manifestations. Mais les revendications des citoyens contre l’oppression politique, les difficultés économiques, les catastrophes écologiques, la discrimination envers les minorités ethniques et religieuses, les institutions étatiques corrompues et non représentatives, ainsi que le mépris pour la vie et la dignité des citoyens ont soulevé de nombreuses <a href="https://jia.sipa.columbia.edu/evolution-toward-revolution-development-street-protests-islamic-republic-iran">révoltes populaires</a> au cours des dernières décennies.</p>
<p>La République islamique continue de faire la sourde oreille face aux manifestations, affirmant <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1923142/mahsa-amini-rapport-sequelles-maladie-mort">que la mort de Mahsa Amini est le résultat d’une maladie</a>. De la même façon, l’État avait tenté de camoufler ses gestes <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vol_Ukraine_International_Airlines_752">après avoir abattu un avion de ligne ukrainien en janvier 2020</a>. Ces démentis laissent un goût amer aux Iraniens, désillusionnés par le régime théocratique.</p>
<p>Ce nouveau mouvement de contestation, ayant à sa tête des femmes, appelle à la dignité, à un vrai changement et au respect des droits fondamentaux. Dans le passé, les Iraniennes ont toujours pris part aux manifestations, mais c’est la première fois que leurs revendications sont considérées comme celles de toute la nation.</p>
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<img alt="Une voiture jaune apparit dans un nuage de gaz" src="https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/489445/original/file-20221012-22-6aszm3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans cette photo prise le 1ᵉʳ octobre 2022, les forces de l’ordre utilisent du gaz lacrymogène pour disperser les manifestants devant l’Université de Téhéran.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo)</span></span>
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<h2>Les femmes revendiquent le changement – encore</h2>
<p>De nombreuses <a href="https://www.cbc.ca/radio/ideas/iran-women-protests-1979-revolution-1.6605982">femmes sont descendues dans la rue</a> pour participer au renversement de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_imp%C3%A9rial_d%27Iran">la dynastie Pahlavi en 1979 </a> et pour revendiquer la démocratie et la liberté d’expression sans discrimination fondée sur le sexe.</p>
<p>Cependant, quelques semaines à peine après la révolution, le clergé dirigeant conservateur accède au pouvoir, piétinant les modestes avancées accordées aux femmes sous l’ancien régime.</p>
<p>Malgré leurs protestations, les Iraniennes ne reçoivent qu’un très faible appui de la part des hommes et des groupes politiques rivaux, qui donnent la priorité à la position anticolonialiste du régime au détriment de la justice envers les femmes, temporairement disent-ils.</p>
<p>Découragées par l’indifférence des hommes, les Iraniennes organisent en mars 1979 l’une des toutes premières manifestations contre la théocratie. Le port obligatoire du voile décrété par le régime islamiste comme <a href="https://theconversation.com/iranian-women-burning-their-hijabs-are-striking-at-the-islamic-republics-brand-191809">symbole de son identité</a> demeure un point de litige entre le gouvernement et la société civile.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/mjE-yjIAvq4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Extrait des manifestations de 1979 sur les droits de la femme en Iran sur ITN.</span></figcaption>
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<p>Reconnaissant que l’extrémisme religieux met souvent l’accent sur le corps des femmes – <a href="https://theconversation.com/proposed-federal-abortion-ban-evokes-19th-century-comstock-act-a-law-so-unpopular-it-triggered-the-centurylong-backlash-that-led-to-roe-188681">comme le font d’ailleurs certains pays modernes</a> – les Iraniennes continuent, autant dans la sphère privée que publique, à remettre en question la négation de leurs droits légaux et sociaux.</p>
<p>À plusieurs reprises, <a href="https://merip.org/2009/03/activism-under-the-radar/">comme nos recherches</a> <a href="https://edinburghuniversitypress.com/book-women-s-political-representation-in-iran-and-turkey.html">l’ont montré</a>, les femmes de toute appartenance idéologique ont uni leurs forces pour faire valoir leurs revendications.</p>
<p>Par exemple, des femmes prônant la laïcité et d’autres vivant selon des valeurs religieuses unissent leurs voix pour réformer certaines <a href="https://merip.org/1996/03/women-and-personal-status-law-in-iran/">lois discriminatoires à l’égard des femmes concernant la famille</a> dans les années 1990 et au début des années 2000. En outre, c’est la création d’un bloc pour le vote des femmes qui permet au candidat réformateur du clergé Mohammad Khatami d’assumer la présidence de 1997 à 2005, ce qui mène à de nombreux changements législatifs et à de nouvelles occasions politiques.</p>
<p>Ce <a href="https://doi.org/10.1080/01436597.2010.502717">mouvement de réforme</a> met l’accent sur une nouvelle idéologie religieuse, y compris une réinterprétation des textes sacrés axée sur la femme, aussi appelée <a href="https://www.aljazeera.com/opinions/2013/3/28/the-reality-and-future-of-islamic-feminism">féminisme islamique</a>.</p>
<h2>Les conservateurs nerveux</h2>
<p>Toutefois, ces progrès menacent l’élite ultraconservatrice qui, sous le régime du nouveau président Mahmoud Ahmadinejad, commence à imposer des restrictions sur la presse féminine et de nombreuses organisations non gouvernementales de femmes.</p>
<p>Les tenants de la ligne dure intimident également les militants pour les droits des femmes et les <a href="https://doras.dcu.ie/24436/1/Ch%201.pdf">groupes d’étudiants universitaires</a> progressistes. Pour plaire à l’élite conservatrice, le président Ahmadinejad renforce l’appareil répressif de l’état, créant notamment une force policière chargée de faire appliquer les lois très strictes sur le port du hijab, une décision applaudie par les conservateurs.</p>
<p>En 2009, les espoirs des femmes sont ravivés lorsque les principaux candidats réformateurs à l’élection présidentielle, dans un effort pour gagner des votes, placent les préoccupations des femmes au cœur de leur campagne électorale. Malheureusement, à leur grande consternation, c’est le président Ahmadinejad qui remporte l’élection, <a href="https://www.nytimes.com/2009/06/14/world/middleeast/14iran.html">ce qui déclenche une vague de manifestations</a> où les femmes jouent un rôle de premier plan.</p>
<p>Les <a href="https://www.nytimes.com/2009/06/14/world/middleeast/14iran.html">soulèvements liés au mouvement vert</a> permettent de rendre publiques les principales revendications de la population générale, y compris les droits civils et politiques de base, comme le droit à des élections justes, la liberté d’expression et la démocratie. Mais la puissante élite conservatrice non élue déchaîne les forces de l’ordre afin de <a href="https://www.hrw.org/news/2009/06/23/iran-violent-crackdown-protesters-widens">réprimer brutalement les manifestations de 2009</a>, forçant le mouvement féministe à battre en retrait.</p>
<p>La candidature du religieux modéré Hassan Rohani à l’élection présidentielle de 2013 <a href="https://www.jadaliyya.com/Details/40788/Women-Politicians-of-Iran-on-Women%E2%80%99s-Rights-Critical-Actors-or-Futile-Figureheads-40788">incite les femmes à retourner aux urnes</a>, menant à une victoire écrasante.</p>
<h2>Un contrôle total</h2>
<p>Aux élections suivantes, les conservateurs écartent leurs principaux rivaux pour reprendre le contrôle du parlement et de la présidence en 2021, malgré une <a href="https://www.reuters.com/article/us-iran-election-khamenei/iran-announces-low-poll-turnout-blames-coronavirus-propaganda-idUSKCN20H09Z">participation électorale au plus bas</a> depuis 1979.</p>
<p>Maintenant en plein contrôle de l’État, le régime conservateur met en œuvre de nombreuses restrictions, exhortant les forces de l’ordre à multiplier la surveillance et les interventions à l’égard des <a href="https://doi.org/10.1017/S1743923X21000416">personnes remettant en question le statu quo</a>, y compris les femmes s’opposant au port obligatoire du voile.</p>
<p>Les manifestations déclenchées en septembre 2022 se poursuivent, et les violences répressives du Régime se multiplient. Malgré la <a href="https://www.wired.com/story/subvert-iran-internet-blackout/">censure de l’Internet</a>, les Iraniens, indépendamment de leur sexe, de leur ethnie, de leur classe sociale, de leur âge ou de leur idéologie, semblent s’exprimer d’une même voix en organisant des manifestations aux quatre coins du pays pour dénoncer leur mécontentement face au régime théocratique.</p>
<p>On ne sait pas encore si ce mouvement mènera à une révolution politique. Plusieurs sont d’avis que la révolution a déjà eu lieu, étant donné l’appui grandissant de la société civile envers les demandes formulées par les femmes et les minorités dans ces manifestations pour une véritable démocratie et le respect des droits de la personne.</p>
<p>La question est maintenant de savoir si cette solidarité durera, et si le régime iranien sera enfin disposé à faire preuve d’ouverture.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192480/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Homa Hoodfar est affiliée à Femmes sous lois musulmanes en tant que membre du conseil d'administration.
</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Mona Tajali est affiliée au réseau de solidarité transnationale Femmes sous lois musulmanes en tant que membre de son conseil d'administration.</span></em></p>On ne sait pas encore si la révolte en Iran mènera à une révolution politique. Mais une certaine révolution a déjà lieu, avec la solidarité d’une bonne partie du peuple aux revendications des femmes.Homa Hoodfar, Professor of Anthropology, Emerita, Concordia UniversityMona Tajali, Associate Professor of International Relations and Women's, Gender, and Sexuality Studies, Agnes Scott CollegeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1921572022-10-11T19:14:33Z2022-10-11T19:14:33ZLe contrôle du corps des femmes, un enjeu fondamental pour la République islamique d’Iran<p><em>Derrière la militante des droits humains <a href="https://www.liberation.fr/sciences/dans-un-monde-sous-tension-quel-prix-nobel-de-la-paix-en-2023-20231006_MQINAOMGBZBOJIMGEJIZJGLPZ4/">Narges Mohammedi</a>, 51 ans, qui purge actuellement une longue peine de prison, c'est l'ensemble des femmes iraniennes que le comité Nobel de la paix a récompensées ce vendredi. Sous le slogan « Femme, vie, liberté », devenu le cri de ralliement du mouvement de contestation qui secoue le pays depuis le meurtre il y maintenant un peu plus d'un an de Mahsa Alimi, les Iraniennes - rejointes d'ailleurs par de nombreux Iraniens - protestent, malgré une répression féroce, contre un régime dictatorial qui, depuis son instauration en 1979, a fait du contrôle du corps des femmes un aspect central de son idéologie. Nous vous proposons aujourd'hui de relire cette analyse consacrée à la façon dont les Iraniennes subissent ces normes extrêmement strictes… et à leur manière d'y résister.</em></p>
<p>En Iran, la « question des femmes » fait aujourd’hui les gros titres des journaux du monde entier, en raison de la révolte en cours depuis plusieurs semaines, <a href="https://www.nouvelobs.com/tribunes/20221007.OBS64237/iran-des-mouvements-eclates-a-la-revolte-des-femmes.html">violemment réprimée par un régime aux abois</a>. Cette « question » n’est pas nouvelle ; en réalité, elle a régulièrement été un terrain de contestation politique et culturelle depuis des décennies.</p>
<p>L’ancien régime de la <a href="https://www.cairn.info/histoire-de-l-iran-contemporain--9782707194541-page-39.htm">dynastie Pahlavi (1925-1979)</a> en avait fait son cheval de bataille et le symbole de la modernisation du pays. À rebours, le régime actuel en a fait le <a href="https://www.cairn.info/la-revolution-sous-le-voile--9782865373291-page-23.htm">pilier de son authenticité</a>, de son rejet du système précédent et de sa lutte contre l’impérialisme et l’occidentalisation.</p>
<h2>Avant 1979, ces intellectuels qui dénonçaient les droits des femmes</h2>
<p>Bien avant la révolution de 1979, le sociologue et militant politique <a href="https://www.cairn.info/les-mondes-chiites-et-l-iran--9782845868885-page-325.htm">Ali Shariati</a> (1933-1977), parfois considéré comme l’idéologue de la révolution iranienne, encourageait la participation politique et sociale des femmes en leur suggérant de s’inspirer des combattantes algériennes ou palestiniennes, en première ligne dans les luttes d’indépendance de leurs patries respectives, et non des femmes des classes moyennes qu’il stigmatisait comme <em>hich o poutch</em> (insignifiantes), oisives et obsédées par le sexe.</p>
<p>En outre, il mobilisait des images de femmes connues du chiisme, surtout celle de <a href="https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1945_num_2_1_2751">Fatima</a>, fille du prophète et épouse d’Ali (premier imam des chiites) qui, aujourd’hui encore, est promue comme le modèle idéal de la femme, mère et épouse, et célébrée durant la <a href="http://www.taghribnews.com/fr/news/535604/l-iran-c%C3%A9l%C3%A8bre-l-anniversaire-de-la-naissance-hazrat-fatima-et-f%C3%AAte-des-m%C3%A8res">Journée des mères</a> qui a remplacé celle du 8 mars.</p>
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<p>Un autre auteur avait également préparé le terrain. Dans son livre <a href="http://www.brygeog.net/uploads/7/9/8/5/7985035/occidentosis.pdf"><em>Occidentosis</em></a> (<em>Gharbzadegui</em>), publié en 1962, Jalal Al-e-Ahmad (1923-1969) dénonçait la « dégénérescence » de la culture iranienne due à la modernité, interprétée comme un processus essentiellement impérialiste et toxique. Cette <em>occidentosis</em> était selon lui une maladie dont la femme portait le virus et contre laquelle il fallait protéger la population.</p>
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<p>Dès l’instauration de la République islamique, en 1979, le voile (<em>hedjab</em>) assure ce rôle de protection. Selon les nouveaux maîtres du pays, il prémunit aussi bien l’homme que la femme, et immunise toute la population. Ce voile que les <a href="https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2018-1-page-101.htm">modernistes</a> considéraient comme un symbole de sous-développement culturel est érigé comme signe d’émancipation vis-à-vis du modèle « occidental » imposé par le régime précédent. Reza Shah Pahlavi (au pouvoir de 1925 à 1941) l’avait interdit mais, sous son fils Mohammad Reza Shah (1941-1979), il était toléré.</p>
<h2>L’évolution du discours de l’ayatollah Khomeiny</h2>
<p>En 1963, Ruhollah Khomeiny, le futur Guide de la révolution islamique, fustige comme « non islamiques » les droits de vote et d’éligibilité accordés cette année-là aux femmes. Mais son positionnement semble évoluer avec les années : à la fin des années 1970, il déclare que les <a href="https://books.openedition.org/irdeditions/8702?lang=fr">femmes seront libres de choisir leur destin</a> (à condition de respecter quelques principes) probablement pour se garantir leur soutien.</p>
<p>Pourtant, après l’euphorie révolutionnaire, les femmes se rendent rapidement compte que la République islamique ne leur accorderait pas la place qu’elles entendaient avoir et qu’elles devraient faire face à la double contrainte de l’autoritarisme et du patriarcat.</p>
<p>Dès <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/iran-en-mars-1979-la-grande-manifestation-des-femmes-contre-le-voile-20221007">son arrivée au pouvoir en février 1979</a>, l’ayatollah Khomeiny renvoie les Iraniennes dans leurs foyers afin qu’elles y reprennent un rôle « conforme aux valeurs de l’islam » et deviennent le symbole de la chasteté de la société… tout en les remerciant pour leur soutien dans le processus révolutionnaire.</p>
<h2>L’institutionnalisation des discriminations</h2>
<p>Le préambule de la nouvelle <a href="https://www.iran-resist.org/article3418">Constitution de la République islamique d’Iran</a>, adoptée en 1979, entérine la biologisation/naturalisation de la femme dont le rôle n’est plus valorisé qu’au travers et en référence à la famille.</p>
<p>Le propre de la République islamique est l’utilisation simultanée de l’appareil d’un État moderne et de l’idéologie religieuse pour asseoir son autorité, combattre les dissensions et contrôler les femmes.</p>
<p>La révolution, qui entraîne la réislamisation de la société, commence par la soumission du statut des femmes à la charia, qui consolide la suprématie de l’homme tant dans la sphère privée que dans la sphère publique ; dès 1979, les intimidations et les mesures coercitives se multiplient et une campagne massive de purification (<em>paksâzi</em>) dans tous les secteurs est lancée.</p>
<p>Dès lors, les <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2006-4-page-163.htm">mesures discriminatoires</a> se succèdent : abolition de la Loi de la protection de la famille, interdiction de devenir juge, ségrégation des sexes dans les activités sportives et sur les plages et obligation du port du voile (<em>hedjab</em>) qui, ironiquement, <a href="https://www.jstor.org/stable/41393782">ne suscite pas de réaction des libéraux et de la gauche iranienne</a>, qui avaient soutenu Khomeiny dans sa prise de pouvoir.</p>
<p>En 1983, le Parlement <a href="https://theconversation.com/hijab-law-in-iran-over-the-decades-the-continuing-battle-for-reform-192037">entérine une loi qui punit les femmes ne portant pas le voile de 74 coups de fouet</a> puis, en 1995, son « port non conforme » <a href="https://www.justice.gov/eoir/page/file/1258241/download">devient passible de 10 à 60 jours d’emprisonnement</a>. Le code civil de l’actuel régime est assez proche du précédent ; néanmoins, en 1979, une modification introduit le droit unilatéral à la polygamie et au divorce pour l’homme, son autorité parentale et son rôle de chef de famille. Pourtant, le droit à la participation à la vie politique n’est pas révoqué, le droit de vote n’est pas restreint et l’article 115 de la Constitution reste flou sur la possibilité pour une femme d’accéder à la présidence.</p>
<p><a href="https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/en-iran-les-mariees-ont-moins-de-neuf-ans_72026.html">L’âge légal du mariage des filles</a> est abaissé à 9 ans (plus tard, il sera lié à la puberté). Pour le code pénal, le <a href="https://www.lorientlejour.com/article/556135/%253C%253C_Prix_du_sang_%253E%253E_en_Iran_%253A_37_600_dollars_pour_les_hommes%252C_la_moitie_pour_les_femmes.html">prix du sang</a></p>
<p>des femmes devient la moitié de celui des hommes et le témoignage d’une femme dans une affaire pénale n’est accepté que s’il est corroboré par celui d’un homme. Ces dispositions se veulent une mise en œuvre de la tradition islamique.</p>
<p>Dans ce cadre, la virginité est centrale. Les femmes adultères et les prostituées sont <a href="https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2008-1/lapidations-iran">fouettées, exécutées ou lapidées</a>.</p>
<h2>Le voile au cœur du dispositif politico-religieux de la République islamique</h2>
<p>L’invisibilité du corps des femmes, la ségrégation des sexes et l’inégalité institutionnalisée, en effaçant l’égalité des sexes, deviennent partie intégrante de l’identité islamique promue par l’État et de son discours anti-impérialiste et anti-occidental. Dans le même temps, le contrôle du corps des femmes sert les intérêts du patriarcat. Le voile surveille la sexualité féminine. Il affirme le comportement vertueux et modeste qui doit symboliser toute femme musulmane.</p>
<p>Dès lors, dans la mesure où la position subalterne des femmes et le port du voile sont présentés comme des éléments fondateurs de la République islamique, toute modification mettrait en péril l’édifice. En effet, la question des femmes en Iran, tout en étant partiellement religieuse, est surtout éminemment politique et liée à l’identité du régime. Les femmes sont l’emblème public de l’honneur de la nation, tandis que le féminisme, associé à l’Occident, symbolise la décadence, tout comme les lois concernant les femmes, édictées sous Mohammad Reza Shah, ont été présentées comme un danger pour la sécurité nationale.</p>
<p>Les femmes sont perçues comme garantes de la cohésion familiale et sociale. Même si elles ne sont pas totalement écartées du travail, de l’enseignement, de l’organisation sociale, politique et économique du pays, elles sont incitées à rester dans leur foyer et à s’orienter vers des études ou des emplois considérés comme féminins et, aujourd’hui, à soutenir la <a href="https://www.genethique.org/iran-face-a-la-politique-nataliste-le-planning-familial-a-larret/">campagne nataliste</a> du Guide suprême Ali Khamenei.</p>
<h2>La purge des influences occidentales</h2>
<p>À la mort de Khomeiny en 1989, des tentatives timides de changement ont lieu, notamment sous la présidence de <a href="https://iranwire.com/en/features/64584/">Mohammad Khatami (1997-2005)</a>. Néanmoins, après l’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, les autorités intensifient les mesures de réislamisation, dispositions répressives à l’appui – entre autres, en <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/iran/iran-c-est-quoi-cette-police-des-moeurs-qui-tyrannise-les-femmes-3a93da76-3bf7-11ed-96be-e8064f8bb07a">renforçant la police des mœurs</a>. En particulier, la réislamisation passe par la purge des influences occidentales dans les programmes universitaires, ainsi que par des mesures ayant pour objectif la <a href="https://women.ncr-iran.org/fr/2019/09/22/obstacles-rencontres-par-les-etudiantes-dans-les-ecoles-et-les-universites/">diminution du nombre d’étudiantes</a>. De même, les cours portant sur les questions de genre sont remaniés afin d’exclure les références possibles aux droits des femmes reconnus par le droit international, ce dans le souci de mettre l’accent sur les valeurs islamiques.</p>
<p>En faisant du corps des femmes et de leur position un enjeu fondamental de l’authenticité et de l’islamité, la République islamique les a finalement aussi transformés en mesure de la liberté de tous et en un champ de bataille pour la conquête de l’avenir tout autant qu’en force motrice potentielle de démocratisation.</p>
<p>Il ne faut dès lors pas s’étonner qu’aujourd’hui la vague de contestation qui secoue l’Iran passe par les jeunes filles qui remettent en cause le port obligatoire du voile, les discriminations dont elles font l’objet et le régime en tant que tel. Jamais la détermination des femmes – et, surtout, des plus jeunes d’entre elles – n’avait atteint cette ampleur.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192157/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Firouzeh Nahavandi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le propre de la République islamique depuis son instauration en 1979 est l’utilisation à la fois de l’appareil d’un État moderne et de l’idéologie religieuse pour contrôler les femmes.Firouzeh Nahavandi, Professeure émérite, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1909262022-09-26T20:31:34Z2022-09-26T20:31:34ZLe littéralisme ou la dangereuse tentation de lire les textes « à la lettre »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/486502/original/file-20220926-26-50ixfx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=8%2C69%2C5755%2C3768&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le littéralisme s'est répandu au-delà des textes sacrés. </span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels</span></span></figcaption></figure><p>La possibilité d’interroger ou d’interpréter le sens d’un texte – qu’il soit religieux, juridique ou même de fiction – semble de plus en plus souvent se dérober. Pour les sociétés démocratiques et le débat public, la menace est considérable.</p>
<p>L’un des traits caractéristiques du fondamentalisme religieux est un rapport littéraliste au texte : il faut appliquer à la lettre ce qui est écrit. On peut entendre la justification selon laquelle le texte sacré, qu’il soit celui du décalogue ou celui du Coran, est la transcription de la parole divine – laquelle ne peut être remise en cause. L’autorité vient de l’auteur (l’étymologie en est semblable), l’autorité est celle de l’origine : si Dieu parle, sa parole fait loi. Tel est le sens de la Loi, elle s’impose – elle fait autorité, elle n’a pas à se justifier elle-même car elle est à elle-même son propre critère. Dieu en est l’origine transcendante, sa parole dit le juste et l’injuste, dit ce qui doit être, sans se référer à une autre source qu’à lui-même. Dès lors, le statut du texte sacré impose sa textualité, nonobstant le fait que l’écrit a toujours déjà médiatisé la parole puisque Dieu n’écrit pas.</p>
<p>Il existe deux façons de se référer au texte : lui obéir à la lettre (ce sont les fondamentalistes) ; ou l’interpréter (ce sont les différentes écoles de l’herméneutique, c’est également la voie ouverte par les progressistes religieux pour rendre compatibles des textes écrits avant notre ère pour la Bible, vers 650 après J-C pour le Coran, avec les mœurs contemporaines). On connaît la distinction entre l’esprit et la lettre. C’est cette distinction qui oppose les fondamentalistes religieux et les progressistes.</p>
<h2>Les « textualistes » de la Constitution américaine</h2>
<p>Mais on retrouve cette distinction dans un autre registre que le religieux. La récente décision de la Cour Suprême aux États-Unis, relative au droit à l’avortement et à la délégation du pouvoir fédéral vers les souverainetés étatiques, a montré un conflit du même ordre : les éminents juristes conservateurs qui ont fait le choix d’abandonner cette prérogative fédérale se référaient en effet à un certain rapport au texte qui n’aborde pas explicitement la question de l’avortement. Il ne s’agit plus de la Bible (quoiqu’aux États-Unis elle joue un rôle politique majeur), ni du Coran, mais de la Constitution.</p>
<p>Un juge comme <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2022/09/05/justice-alitos-crusade-against-a-secular-america-isnt-over">Samuel Alito</a>, influencé par son prédécesseur <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/02/13/antonin-scalia-doyen-de-la-cour-supreme-des-etats-unis-est-mort_4865023_3222.html">Antonin Scalia</a> s’inscrit dans le courant des <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2016-3-page-739.htm">« originalistes »</a> qui se réfèrent à la lettre du texte, sans égard au fait qu’il a été écrit dans des circonstances historiques par des hommes eux-mêmes traversés par les normes de leur époque.</p>
<p>Dans ce courant se distingue un sous-courant plus fondamentaliste encore appelé « les textualistes ». Il s’agit de bannir toute « interprétation » de la constitution, considérée comme écart, voire trahison, et s’en tenir strictement à la lettre, comme s’il s’agissait d’un texte sacré. Considérer un texte comme sacré, c’est penser qu’il porte en lui-même son sens, indépendamment du lecteur. S’y associe l’idée de pureté : la pureté du texte signifie qu’il est pur de tout lecteur. L’interprétation serait dès lors de l’ordre de l’impureté.</p>
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<p>Au regard de cette tradition textualiste, le texte s’impose comme source absolue du droit, cette « absoluité » étant réinscrite dans le récit des origines où le mythe se mêle à l’histoire.</p>
<p>Ainsi, on retrouve une structure identique entre les fondamentalistes et juristes religieux et les fondamentalistes et juristes politiques.</p>
<p>De ce constat, on pourrait développer deux questions. D’une part, il est patent que les fondamentalistes qui disent obéir à la lettre du texte procèdent à un choix à l’intérieur du corpus religieux ou juridique. Choix qui favorise clairement leur idéologie, laquelle idéologie est externe au texte lui-même, autrement dit vient d’une source hétéronome, et dès lors contredit la stricte obédience au seul texte. C’est notoire chez les fondamentalistes musulmans qui privilégient les versets hostiles aux femmes, quand le Coran <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Sahih_al-Bukhari">contient des sourates qui leur sont favorables</a>, ce qui fait dire à Omar, le deuxième Calife bien-guidé, « Avant la venue de l’islam, nous autres n’avions pas de considération pour les femmes. Puis, lorsque vint l’islam et que Dieu Tout Puissant évoqua leurs droits, nous nous mîmes à comprendre qu’elles avaient des droits sur nous. »</p>
<p>Ainsi, il y a bien une interprétation sous-jacente qui dicte ce qu’on va appeler le « littéralisme » et qui le précède. Le mythe de la pureté a toujours été un puissant levier de manipulation.</p>
<p>Le fondamentalisme qui consiste à lire « textuellement » serait en réalité une interprétation non seulement du texte, mais également du rapport au texte. Ainsi vient se nicher entre la parole divine ou la constitution et leurs disciples, une interprétation qui n’est pas tant celle du texte que d’un certain rapport au texte – interprétation masquée dans la proclamation d’une fidélité exclusive au texte.</p>
<h2>Justifier la censure littéraire</h2>
<p>D’autre part, et c’est l’autre piste qu’il importe d’articuler avec la première pour montrer en quoi ce phénomène est global – ce littéralisme semble s’être répandu au-delà du seul rapport au texte « sacré ». Il suffit de voir l’évolution du rapport à la littérature, à laquelle on reproche – aux États-Unis du moins – des mots inappropriés, des scènes immorales, etc. Il n’est qu’à se rappeler le sort fait au cultissime roman graphique d’Art Spiegelman, <em>Maus</em>, par le « school board » du comité de McMinn, dans le Tennessee, qui l’a banni du programme scolaire des collégiens à cause de huit jurons et d’une scène de nudité féminine (ce qui pour des souris est pour le moins cocasse). Le seul terme d’« inapproprié » – <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/et-maintenant/et-maintenant-du-mercredi-30-mars-2022-2216323">qui sert essentiellement aux conservateurs</a>, mais également à une nouvelle forme de « moralisme de gauche », montre qu’il existerait des normes morales auxquelles devraient se soumettre les textes littéraires. C’est également penser qu’une œuvre littéraire doit être lue « à la lettre ». Et c’est très exactement ce « à la lettre » qui commande un nouveau type de censure. C’est également ce « à la lettre » qui justifie au sens propre l’écriture inclusive : la lettre (ce « .e »), même si elle sert de nobles intentions, joue le littéralisme contre le symbolique.</p>
<p>Deux pistes donc : le fondamentalisme serait une interprétation qui s’ignore, et dès lors relèverait d’une simple contradiction performative. Autrement dit, le fondamentalisme s’invalide de lui-même en tant que posture incohérente.</p>
<p>Le littéralisme est le rapport dominant aux textes : s’il vient du fondamentalisme religieux et juridique, il s’étend à toutes les autres sphères de l’écrit.</p>
<p>Ainsi notre époque semble être marquée au sceau de ce littéralisme qui porte en lui désir de pureté, évacuation du symbolique, et sacralisation de la lettre au détriment de l’esprit. Des phénomènes apparemment aussi différents que le fondamentalisme religieux et une forme de fétichisation de la loi fondamentale en sont deux expressions culturellement et historiquement différentes, mais structurellement identiques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190926/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mazarine Pingeot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Il existe deux façons de se référer au texte : lui obéir à la lettre ou l’interpréter. La première semble étendre son influence bien au-delà sphère religieuse, en particulier aux États-Unis.Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1849662022-06-14T22:23:17Z2022-06-14T22:23:17ZComprendre la « crise du blasphème » qui oppose les pays musulmans à l’Inde<p>Une crise diplomatique a éclaté entre l’Inde et plusieurs pays musulmans suite à des <a href="https://edition.cnn.com/2022/06/10/asia/india-nupur-sharma-islam-comments-explainer-intl-hnk/index.html">propos jugés offensants</a> à l’égard du prophète Mahomet et de son épouse Aïcha tenus à la télévision nationale le 26 mai dernier par la porte-parole du Bharatiya Janata Party (BJP), <a href="https://www.lexpress.mu/article/409834/inde-nupur-sharma-une-provocatrice-au-coeur-dune-polemique-apres-propos-sur-mahomet">Nupur Sharma</a>.</p>
<p>Plus d’une douzaine de pays musulmans, dont le Pakistan, l’Iran et l’Arabie saoudite, ont fait part de leur indignation et exigé des excuses publiques. Le BJP – la formation du premier ministre Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014 – n’a pas présenté d’excuses mais a suspendu Sharma de son poste le 5 juin. Cette mesure <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/08/l-inde-s-attire-les-foudres-des-pays-musulmans_6129359_3210.html">n’a pas suffi à apaiser les esprits</a>.</p>
<h2>L’Inde de Modi et les musulmans</h2>
<p>Cet épisode s’inscrit dans une tendance lourde : les <a href="https://indianexpress.com/article/opinion/columns/what-the-recent-hate-speech-incidents-will-achieve-7712243/">discours de haine à l’encontre des musulmans</a> se sont multipliés en Inde depuis l’arrivée au pouvoir du BJP il y a huit ans. Pis encore, plusieurs <a href="https://www.bbc.com/news/world-asia-india-60225543">lynchages de musulmans par des foules hindoues</a> ont eu lieu au cours des dernières années, <a href="http://www.slate.fr/story/188130/inde-police-lynchages-musulmans-hindous">sans que la police n’intervienne</a>, et la justice s’est montrée <a href="https://www.hindustantimes.com/opinion/why-the-bjp-has-no-incentive-to-stop-the-lynching-of-muslims-in-india/story-RQooSADkUmiMu8ECla1A6I.html">particulièrement apathique</a> au moment de juger ces exactions. En 2019, le BJP a adopté une nouvelle loi sur la citoyenneté <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/12/11/l-inde-adopte-une-loi-tres-controversee-contre-les-musulmans_6022532_3210.html">discriminatoire à l’égard des musulmans</a>. L’exemple le plus récent d’actions anti-musulmanes est la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/violences-en-inde-des-manifestations-durement-reprimees-contre-les-propos-sur-mahomet">destruction par le gouvernement BJP de certaines maisons appartenant à des musulmans</a> accusés d’avoir organisé des manifestations de protestation contre les remarques de Nupur Sharma.</p>
<p>Ces politiques discriminatoires ont une portée mondiale car l’Inde possède la troisième plus grande population musulmane de la planète, après l’Indonésie et le Pakistan. <a href="https://www.pewresearch.org/religion/2015/04/02/religious-projection-table/">Environ 210 millions des 1,4 milliard d’Indiens</a>, soit 15 %, sont musulmans.</p>
<p>S’il est tout à fait compréhensible que les propos de l’ex-porte-parole du BJP aient choqué bon nombre de musulmans de par le monde, il n’en reste pas moins que la réaction des gouvernements des pays musulmans reflète aussi leur régime politique. Comme je l’explique dans mon livre <a href="https://www.oasiscenter.eu/fr/l-alliance-qui-etouffe-le-monde-musulman"><em>Islam, Authoritarianism, and Underdevelopment</em></a>, la plupart des gouvernements des pays majoritairement musulmans sont autoritaires et, dans les faits, se montrent nettement plus enclins à <a href="https://theconversation.com/pourquoi-le-blaspheme-est-il-passible-de-la-peine-capitale-dans-certains-pays-musulmans-133458">condamner ce qu’ils considèrent comme des blasphèmes contre l’islam</a> qu’à défendre concrètement les droits des minorités musulmanes résidant dans d’autres pays du monde.</p>
<h2>Aïcha, une femme puissante</h2>
<p>La récente polémique indienne est née d’une discussion sur l’âge d’Aïcha lorsqu’elle a épousé le Prophète. <a href="http://cup.columbia.edu/book/politics-gender-and-the-islamic-past/9780231079990">Aïcha est l’une des figures les plus importantes et les plus puissantes</a> de l’histoire de l’islam. Épouse préférée du Prophète, elle était la fille de son successeur et ami le plus proche, Abu Bakr. Elle est devenue l’une des principales sources des hadiths – les comptes rendus des paroles et des actes du Prophète –, a enseigné à de nombreux érudits et a joué un rôle de chef militaire dans la <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Grande-Discorde-al-fitna-al-kubra.html">guerre civile de 656</a>.</p>
<p>Selon un hadith, <a href="https://yaqeeninstitute.org/read/paper/understanding-aishas-age-an-interdisciplinary-approach">Aïcha avait 9 ans</a> lorsqu’elle a épousé Mahomet. Certains musulmans reconnaissent ce texte et considèrent que cet âge au mariage était normal pour l’époque, tandis que d’autres, se référant à d’autres sources, pensent que Aïcha avait soit <a href="https://unity1.store/2021/09/26/the-age-of-aisha-at-marriage/">18</a>, soit <a href="https://www.hindustantimes.com/india/hazrat-aisha-was-19-not-9/story-G4kaBHqM0VXoBhLR0eI2oO.html">19</a> ans au moment de son mariage.</p>
<p>Il est impossible de se prononcer avec certitude sur l’âge d’Aïcha. Comme le <a href="https://law.ucla.edu/faculty/faculty-profiles/khaled-m-abou-el-fadl">souligne</a> l’islamologue Khaled Abou El Fadl, <a href="https://www.searchforbeauty.org/2016/06/30/my-good-friend-confronted-me-on-the-issue-of-the-prophet-s-wife-aisha-and-asked-did-muhammad-rape-a-child-i-was-disturbed-and-confounded-and-did-not-answer/">« nous ne savons pas et ne saurons jamais »</a>. La version qu’a évoquée Sharma n’est donc qu’une parmi plusieurs existantes, et elle n’a pas mentionné cette variété de sources.</p>
<h2>Priorité à la dénonciation du blasphème et pas à la protection des droits humains</h2>
<p>Ce n’est pas la première fois, loin de là, que des gouvernements de pays musulmans réagissent à des propos relatifs au Prophète. La liste d’épisodes comparables est longue. Citons, entre autres nombreux cas similaires, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/il-y-a-30-ans-la-fatwa-de-khomeiny-contre-rushdie-et-ses-quot-versets-sataniquesquot-le-parcours-d-039-un-homme-traque_3384035.html">l’appel à assassiner l’écrivain Salman Rushdie</a> lancé « à tous les musulmans » en 1989 par le Guide suprême iranien Ruhollah Khomeini et le <a href="https://yalebooks.yale.edu/book/9780300124729/the-cartoons-that-shook-the-world/">boycott des produits danois dans tout le Moyen-Orient en 2006</a> en réaction à une douzaine de caricatures publiées dans un journal.</p>
<p>On observe une constante dans l’attitude des gouvernements des pays musulmans : alors qu’ils montent volontiers au créneau pour condamner des œuvres artistiques ou des propos perçus comme attentatoires aux valeurs islamiques, ils se montrent généralement très silencieux sur les violations des droits humains dont les individus musulmans sont victimes.</p>
<p>Voilà près de dix ans que les musulmans indiens se plaignent de leur sort, mais les <a href="https://time.com/6185355/india-bjp-muslim-world-prophet/">gouvernements musulmans n’ont pas eu de réaction notable à l’égard du BJP</a> avant les propos de Sharma en mai dernier.</p>
<p>Un autre exemple édifiant est celui de la Chine, qui <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/24/ouigours-au-c-ur-de-la-machine-repressive-chinoise_6127417_3210.html">persécute 12 millions de musulmans ouïghours</a> depuis de nombreuses années, <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/jo-de-pekin-le-silence-des-pays-musulmans-sur-les-persecutions-des-ou%C3%AFgours_2167524.html">sans susciter de réaction particulièrement courroucée de la part des gouvernements des pays musulmans</a>. Au contraire, ces gouvernements, focalisés sur la préservation de leurs intérêts matériels, <a href="https://uhrp.org/wp-content/uploads/2021/06/Transnational-Repression_FINAL_2021-06-24-1.pdf">ferment les yeux sur la façon dont l’État chinois traite sa minorité musulmane</a>.</p>
<p>Ces doubles standards s’expliquent largement par <a href="https://esprit.presse.fr/actualites/ahmet-t-kuru/l-alliance-entre-les-oulemas-et-l-etat-dans-le-monde-musulman-44048">l’autoritarisme généralisé dans le monde musulman</a>. Sur 50 pays musulmans, <a href="https://institute.global/policy/ulema-state-alliance-barrier-democracy-and-development-muslim-world">seuls cinq sont démocratiques</a>. La plupart des États autoritaires du monde musulman ont des <a href="http://www.slate.fr/story/146214/monde-musulman-blaspheme">lois sur le blasphème</a> qui punissent les déclarations sacrilèges et font taire les voix dissidentes. Le fait qu’ils demandent à l’Inde ou à d’autres pays non musulmans de punir le blasphème découle de leur propre législation.</p>
<p>Une autre caractéristique commune à la plupart des gouvernements autoritaires des pays musulmans est leur propre propension à <a href="https://www.state.gov/reports/2021-report-on-international-religious-freedom/">violer les droits des minorités religieuses et ethniques</a> résidant sur leur territoire. Les exemples sont à cet égard multiples. Citons, entre autres, le Pakistan, où les <a href="https://www.uscirf.gov/sites/default/files/2022-06/USCIRFAnnualReport2022_ONLINE_FINAL.pdf">communautés ahmadies, chiites, hindoues et d’autres communautés religieuses</a> sont souvent discriminées, ou encore l’Iran, où les minorités ethniques, notamment les Turcs azerbaïdjanais, les Baloutches et les Kurdes, sont victimes de <a href="https://www.amnesty.org/en/location/middle-east-and-north-africa/iran/report-iran/">discrimination dans l’éducation et l’emploi</a>. La promotion des droits des minorités à l’étranger entrerait donc en contradiction directe avec les politiques que ces gouvernements appliquent chez eux.</p>
<p>L’attitude des gouvernements autoritaires en place dans de nombreux pays musulmans n’aide pas les minorités musulmanes d’Inde et d’ailleurs. En effet, les réactions émotionnelles et court-termistes des gouvernements musulmans à certaines affaires de blasphème ne contribuent guère à améliorer la situation des minorités musulmanes, qui auraient besoin d’un soutien plus cohérent et fondé sur des principes s’appliquant à toutes les minorités, où qu’elles résident.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/184966/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ahmet T. Kuru ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De nombreux gouvernements de pays musulmans critiquent avec force les « blasphèmes » mais restent silencieux sur les violations concrètes des droits des minorités musulmanes résidant à l’étranger.Ahmet T. Kuru, Professor of Political Science, San Diego State UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1701602022-02-23T18:35:01Z2022-02-23T18:35:01ZPourquoi le voilement du corps des femmes est au cœur du projet des islamistes<p>Au Maghreb, durant l’année 2021, des cérémonies incitant les adolescentes et les étudiantes à se voiler ont été organisées. En <a href="https://www.businessnews.com.tn/D%C3%A9sormais,-en-Tunisie,-le-port-du-voile-%C3%A7a-se-f%C3%AAte-!537,109467,3">Tunisie</a> et en <a href="https://www.youtube.com/watch?v=bEYIV9DwHiE">Algérie</a> des jeunes filles fraîchement voilées ont été récompensées dans une ambiance festive.</p>
<p>Une <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/03/une-campagne-du-conseil-de-l-europe-celebrant-la-diversite-et-la-liberte-dans-le-hijab-retiree_6100773_823448.html">campagne pro-hijâb</a> a également été récemment mise en place au sein du Conseil de l’Europe par les <a href="https://dial.uclouvain.be/downloader/downloader.php?pid=boreal%3A91446&datastream=PDF_01">organisations fréristes</a> (<a href="https://www.lepoint.fr/debats/tribune-la-propagande-pro-hidjab-du-conseil-de-l-europe-est-inacceptable-03-11-2021-2450445_2.php">Frères musulmans</a>) européennes.</p>
<p>Autant d’évènements qui semblent témoigner d’une recrudescence de l’activisme islamiste qui fait du voile son fer de lance. Le voilement des femmes est en effet au fondement de <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/egypte/egypte-quand-nasser-se-moquait-du-voile-c-etait-il-y-a-plus-de-50-ans_3066035.html">l’idéologie islamiste</a> qui se développe après la naissance, en 1928 en Egypte, de l’association des Frères musulmans fondée sur la revendication de la création d’un <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Le-Prophete-et-Pharaon">État islamique</a> basé sur la « loi islamique » (<em>charî’a</em>).</p>
<p>Pour ne pas tomber dans le travers de la rhétorique islamiste, assimilant toute critique du voile à de l’islamophobie, il nous paraît utile d’adopter une <a href="https://lemonde-arabe.fr/15/10/2018/leila-tauil-feminisme-arabe-maroc-tunisie/">approche historique</a> du phénomène du voile, en contextes musulmans et ailleurs, en vue d’en comprendre sa complexité.</p>
<h2>Les premières féministes arabes anticoloniales et anti-voile</h2>
<p>Les premières associations féministes arabes et maghrébines, qui apparaissent durant les années 1920-1930 dans un contexte de colonisation, s’engagent en faveur de l’accès à l’éducation et aux fonctions sociales et politiques des femmes tout en s’investissant systématiquement dans le combat anticolonial.</p>
<p>Elles s’opposent également avec force au voilement de la gent féminine – <a href="https://www.letemps.ch/culture/leyla-belkaid-une-femme-voiles">voile social</a> dénué de connotation religieuse sous la forme d’un drapé, à l’image du haïk et du safsari au Maghreb, porté indistinctement par les femmes musulmanes, chrétiennes et juives en contextes islamiques – car elles comprennent l’enjeu de la place du corps des femmes dans l’espace public.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1045&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1045&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/442010/original/file-20220121-13-zo0zm5.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1045&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Leyla Belkaïd, Voiles, Ed. Vestipolis, 2009.</span>
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<p>Elles décident de s’inscrire dans un rapport d’égalité avec les hommes qui ne font pas l’objet de la même contrainte vestimentaire. A l’image du dévoilement spectaculaire de la féministe égyptienne <a href="https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1998_num_16_1_1184">Huda Sharawi</a> en 1923, suivi par une vague de dévoilement, ces pionnières transgressent les normes patriarcales en s’engageant publiquement débarrassées de leurs voiles comme la tunisienne Bchira Ben Mrad et la marocaine Malika Al Fassi qui créent les premiers <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-feminismes_arabes_un_si%C3%A8cle_de_combat_les_cas_du_maroc_et_de_la_tunisie_leila_tauil-9782343146430-59538.html">mouvements de femmes</a> durant les années 1930.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=929&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=929&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=929&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1168&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1168&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/442011/original/file-20220121-19-yaectt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1168&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Leyla Belkaïd, Voiles, Ed. Vestipolis, 2009.</span>
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<p>Face au phénomène de dévoilement apparaît dès la fin des années 1920, dans les milieux de l’islam conservateur et de l’islam politique naissant, un nouveau type de discours sur le voile, le hijâb, fondé sur un argumentaire religieux. Ce dernier n’a toutefois qu’un impact restreint au sein de la population et est surtout arboré par les premières femmes islamistes telles que l’égyptienne <a href="https://experts.illinois.edu/en/publications/an-islamic-activist-zaynab-al-ghazali">Zaynab al-Ghazali</a> qui crée, en 1936, l’Association des Femmes musulmanes, aile féminine de la confrérie des Frères musulmans.</p>
<p>En réaction à cette volonté conservatrice de contrôler religieusement le corps des femmes, des féministes se positionnent courageusement. Parmi elles, la libanaise druze Nazîra Zayn al-Dîn qui fait preuve d’une audace intellectuelle subversive, dans la lignée des théologiens réformistes, en publiant en 1928 un ouvrage, <a href="https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2010-2-page-123.htm">Voile et dévoilement (al-Sufûr wa-l-hijâb)</a> qui déconstruit théologiquement le postulat du voile obligatoire et provoque durant une vingtaine d’années des débats sociétaux féconds entre féministes et autorités religieuses.</p>
<p>Au moment des indépendances, l’abandon progressif et généralisé du voile social traditionnel se banalise dans les sociétés travaillées par le <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/histoire-des-peuples-arabes-albert-hourani/9782020200011">panarabisme de gauche</a> – projet politique prônant l’unité du monde arabe incarné par le président égyptien Gamal Abdel Nasser – où de nombreuses femmes jusque dans les années 1980 occupent l’espace public, la tête nue, comme en témoignent de nombreuses archives.</p>
<h2>La visibilité politique des courants islamistes</h2>
<p>C’est à partir des années 1980 que le succès de l’islamisme (islam politique) et de la <a href="http://www.sudoc.abes.fr/cbs/xslt/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=003007812">réislamisation</a> (islamisation des mœurs), après l’échec du panarabisme fondé sur une modernisation mais sans démocratisation, s’accompagnent d’un <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2006-4-page-89.htm">voilement massif des femmes</a>. Dès lors, le port du nouveau voile (hijâb) garantit « la visibilité politique des courants islamistes ».</p>
<p>En une vingtaine d’années, les acteurs islamistes et de la réislamisation ambitionnent de <a href="https://www.histoire-immigration.fr/opac/38079/show">contrôler le corps</a> – assimilé à une nudité à cacher – d’une grande partie de la gent féminine en diffusant à grande échelle et de manière récurrente le postulat du voile obligatoire en associant « la femme voilée » à « la bonne musulmane », via les associations, les mosquées, les chaînes satellites et les réseaux sociaux.</p>
<p>A l’image de <a href="https://www.worldcat.org/title/global-mufti-the-phenomenon-of-yusuf-al-qaradawi/oclc/611131071">Youssef Al-Qaradawi</a>, ténor de la confrérie des Frères musulmans ayant contribué à la réislamisation frériste de la « masse orthodoxe » en animant une émission religieuse sur la <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2004/08/30/al-qaradawi-l-islam-a-l-ecran_377155_1819218.html">chaîne Al-Jazira</a> suivie par plusieurs millions d’arabophones, qui participe explicitement au voilement massif des femmes musulmanes.</p>
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<figcaption><span class="caption">Dans cette vidéo, cheikh Qaradawi explique le caractère « obligatoire » du hijab.</span></figcaption>
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<p>Les femmes non-voilées, à partir des années 1980 font l’objet d’une <a href="https://journals.openedition.org/ema/1473">disqualification</a> islamiste banalisée et répandue, au sein des sociétés musulmanes et ailleurs, qui les assimile à des mutabarijât – concept coranique désignant les femmes païennes préislamiques aux « mœurs légères » – entraînant un voilement tant des militantes réislamisées que des femmes « ordinaires ».</p>
<p>Nos <a href="https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=65477">recherches de terrain</a>, entre 2006 et 2011, portant sur les discours des acteurs fréristes et salafistes influents d’Europe et du monde arabe, montrent que le phénomène du voilement massif des jeunes filles et des femmes est directement lié à <a href="https://www.academia.edu/43926061/Entretien_avec_Le%C3%AFla_Tauil_sur_lactualit%C3%A9_de_son_ouvrage_Les_femmes_dans_les_discours_fr%C3%A9ristes_salafistes_et_f%C3%A9ministes_islamiques_Une_analyse_des_rapports_de_force_genr%C3%A9s">l’activisme des tenants de l’islamisme et de la réislamisation</a> en contextes musulmans et ailleurs.</p>
<p>En effet, le <a href="https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/comptes-rendus-ouvrages/femmes-au-miroir-lorthodoxie-islamique">voilement du corps de la gent féminine</a> s’inscrit dans le projet de société islamiste – ayant pour modèle de société la période médinoise mythifiée du VII<sup>e</sup> siècle – fondé sur une morale sexuelle patriarcale, une assignation des femmes à l’espace privé – en qualité d’épouses et de mères – avec un accès à l’espace public conditionné par le port du voile et la revendication du primat de la « loi islamique » (la charî’a) qui légalise et sacralise l’infériorité de la gent féminine.</p>
<p>A l’image de <a href="https://www.cairn.info/islam-politique-sexe-et-genre--9782130587927.htm">Khomeyni</a> qui contraint les femmes à porter le tchador dès son investiture en 1979, les talibans qui accèdent au pouvoir en Afghanistan en août 2021, imposent le voile et remplacent le ministère des affaires féminines par le ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice.</p>
<p>En <a href="https://www.karthala.com/2028-les-freres-musulmans-des-origines-a-nos-jours-9782811101688.html">Egypte</a>, terre mère de l’islamisme, la réislamisation par le bas – activisme islamiste visant à islamiser les mœurs via notamment les associations et les universités –, aboutit à un <a href="https://www.lemonde.fr/m-moyen-format/article/2015/06/17/l-egypte-tout-voile-dehors_4655971_4497271.html">voilement généralisé</a> – environ 90 % de femmes sont désormais voilées.</p>
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<figcaption><span class="caption">Manifestation des femmes égyptiennes, 2011.</span></figcaption>
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<p>L’argument d’autorité religieuse relatif au voile obligatoire, mobilisé par tous les acteurs islamistes et de la réislamisation, se fonde sur deux versets coraniques – évoquant la tenue vestimentaire des femmes – qui ne stipulent pourtant nullement la tête à couvrir. De plus, dans l’exégèse coranique médiévale, le voile constitue un signe de distinction sociale entre femmes libres, sommées de le porter, et femmes esclaves, contraintes de l’enlever comme l’attestent les sources scripturaires citées ci-dessous.</p>
<h2>Le voile : signe de distinction sociale entre femmes libres et femmes esclaves</h2>
<p>Le corpus coranique contient 6236 versets dont seuls deux font allusion au vêtement féminin et ne mentionnent aucunement la tête à couvrir, à savoir :</p>
<blockquote>
<p>« Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes (jalabîbihinna), sûr moyen d’être reconnues et d’échapper à toute offense. Dieu est toute indulgence, Miséricordieux. » (33 : 59)</p>
<p>« Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qu’il en paraît et qu’elles rabattent leur voile (khumurihinna) sur leurs poitrines. » (24 : 31)</p>
</blockquote>
<p>A propos du verset 59 de la sourate 33, l’ensemble des exégètes médiévaux, à l’image du célèbre commentateur At-Tabarî (m. 923), lui confèrent exclusivement une fonction de distinction sociale entre les femmes libres, priées de se revêtir d’une mante, et les femmes esclaves, sommées de s’en défaire en pouvant faire hélas l’objet d’agressions sexuelles.</p>
<blockquote>
<p>« [P]orter la mante montre aux hommes qu’elles ne sont pas des esclaves, ce qui leur éviterait d’être blessées par un dire ou un exposé à une convoitise malsaine. » <a href="https://books.google.ch/books?id=Y09iDwAAQBAJ">(At-Tabarî, m. 923) Ibn Jarir Al Tabary (224-310 H./839-923 J.C.)</a></p>
</blockquote>
<p>Aussi, les femmes voilées dans leur grande majorité, convaincues de se soumettre à une injonction religieuse coranique, ignorent – comme d’ailleurs les <a href="https://www.lesinrocks.com/actu/question-voile-divise-t-feministes-76486-08-04-2016/">féministes post-coloniales</a> qui défendent le droit pour les femmes de porter le voile – la fonction discriminante initiale du voile des femmes libres à l’égard des femmes esclaves présente pourtant dans les sources scripturaires médiévales. En effet, ces dernières comprennent des récits décrivant la violence exercée sur les femmes esclaves, qui osent arborer le voile des femmes libres, par le deuxième calife de l’islam et compagnon du prophète Umar Ibn Khattâb (m. 644).</p>
<blockquote>
<p>« <a href="https://www.lalibrairie.com/livres/encyclopedie-de-la-femme-en-islam-la-tenue-vestimentaire-et-la-parure-de-la-femme-musulmane-vol--4_0-48371_9782909469263.html">Ibn Taymiyya</a> (m. 1328) a dit : ‘‘ Le voile est spécifique aux femmes libres à l’exclusion des esclaves. La pratique des croyants du temps du Prophète et des Califes était ainsi que les femmes libres se voilent tandis que les esclaves restaient découvertes. Lorsque ‘Omar ibn al-Khattâb (que Dieu soit satisfait de lui) voyait une esclave portant le voile, il la frappait en lui disant : ‘‘Sotte, tu t’habilles comme les femmes libres !’’ »</p>
</blockquote>
<p>Par ailleurs, la posture des acteurs de l’islam idéologique, qui assimilent le voile à un acte de foi, est également démentie par les sources religieuses car l’imam Mâlik (m. 796), fondateur d’une des quatre écoles juridiques sunnites, autorise la femme musulmane esclave à prier sans voile.</p>
<blockquote>
<p>« L’imam Malik a dit à propos de la servante qui prie sans voile : ‘‘ Telle est sa tenue habituelle’’. »</p>
</blockquote>
<p>La fonction de distinction sociale du voile entre femmes libres et femmes esclaves, explicitement décrite dans les <a href="https://pdfprof.com/PDF_Doc_Telecharger_Gratuits.php?q=les+causes+et+les+circonstances+de+la+r%C3%A9v%C3%A9lation+des+versets+coraniques/-26PDF30542-">sources scripturaires</a>,est complètement passée sous silence par les acteurs islamistes et de la réislamisation au profit du voile religieusement obligatoire car ils savent pertinemment que, dans la logique chariatique, l’absence d’éléments d’application (ici l’abolition de l’esclavage) entraîne la disparition d’une pratique.</p>
<h2>Fer de lance</h2>
<p>Les acteurs islamistes et de la réislamisation, dans leur projet de société, font du voile leur fer de lance pour, d’une part, contrôler le corps de la gent féminine et, d’autre part, rendre visible l’islamité sur l’espace public dont seules les femmes sont sommées de manifester.</p>
<p>Au-delà du fait que nous respectons la liberté individuelle des femmes voilées, souvent animées par des convictions religieuses sincères, il nous semble important de mettre en lumière le patriarcat sacralisé de l’ensemble des gestionnaires contemporains de l’islam orthodoxe et idéologique. En effet, ces derniers – en dehors des jihâdistes – entretiennent un rapport à géométrie variable avec le corpus coranique acceptant, par exemple, d’historiciser les nombreux versets explicites sur l’esclavage (cf. notamment verset 71 de la sourate 16), le combat armé, le jihâd, (cf. notamment verset 5 et 29 de la sourate 9) mais refusent catégoriquement de discuter du statut du voile, dont les versets sont pourtant plus que discutables, tout en sacralisant et absolutisant les versets relatifs à l’autorité maritale (verset 34 de la sourate 4), à la polygamie (verset 3 de la sourate 4), à l’inégalité successorale (verset 11 de la sourate 4) en vue de maintenir les privilèges masculins.</p>
<p>Enfin, dans les sociétés à majorité musulmane, traversées par l’islamisme et la réislamisation, il existe des féministes qui se positionnent explicitement et publiquement sur cette contrainte vestimentaire touchant exclusivement la gent féminine, à l’image de l’Association tunisienne des femmes démocrates qui déclare : « s’opposer au voile n’est pas rejeter les femmes qui le portent, mais <a href="https://www.vie-publique.fr/catalogue/277874-femmes-et-republique">refuser le voile pour horizon politique pour les femmes</a> ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/170160/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Leïla Tauil ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Plusieurs événements semblent témoigner d’une recrudescence de l’activisme islamiste qui fait du voile son fer de lance.Leïla Tauil, Enseignante-chercheure, Université de GenèveLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1724222021-12-15T20:40:47Z2021-12-15T20:40:47ZDébat : Les sciences sociales face à l’instrumentalisation politique de l’islam<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/438075/original/file-20211216-21-1ozij1d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=32%2C24%2C1245%2C1684&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Différentes unes de magazines français.</span> </figcaption></figure><p>L’instrumentalisation de l’islam à des fins politiciennes atteint des sommets aujourd’hui au sein des médias <em>mainstream</em>. Depuis longtemps déjà, des <a href="http://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-peur-de-lislam-2/">chercheurs</a> ont analysé cette <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_fascination_de_l_islam-9782707172631">fascination</a> comme étant pathogène, et ce, bien avant les attentats djihādistes sur notre sol.</p>
<p>N’ayons pas peur des mots, il s’agit maintenant d’une véritable <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-mediatique/les-medias-face-a-lislam-a-quoi-jouent-ils">obsession</a> qui transcende les courants politiques. Comme le soulignait récemment un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ip93-LXMib4">chroniqueur humoristique</a>, certains « parlent plus d’islam qu’un imam ». Désormais, nul besoin d’être spécialiste du fait religieux, tout le monde se croit autorisé à en disserter doctement, monsieur Jourdain est devenu docteur en islamologie.</p>
<p>Dans cette cacophonie, les spécialistes de l’étude scientifique de l’islam (ou « islamologues ») sont pris de court face à tant de fake news touchant leur domaine de compétences. Ils ont déjà été écartés des débats publics de par le délabrement progressif des <a href="https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2016-1-page-4.htm">études classiques arabes</a> portées notamment par quelques départements universitaires. Certains se sont aussi autocensurés, suivant en cela une ligne radicalement anti-médias inspirée par le sociologue <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1996/04/BOURDIEU/5425">Pierre Bourdieu</a> en se réfugiant dans le strict champ de leur spécialisation.</p>
<p>Des politologues spécialistes des mouvements fondamentalistes de l’islam ont certes investi la parole publique en livrant leurs <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/le-terrorisme-en-face">analyses</a> <a href="https://www.liberation.fr/debats/2016/04/14/olivier-roy-et-gilles-kepel-querelle-francaise-sur-le-jihadisme_1446226/">contradictoires</a> mais eux-mêmes sont désormais largement dépassés par des éditorialistes et chroniqueurs « toutologues », peu aptes à respecter le laborieux travail des universitaires. Comme le rappelle fort justement <a href="https://www.youtube.com/watch?v=f89WVeqWe-M">Étienne Klein</a> : « pour se rendre compte qu’on est incompétent, il faut être compétent ».</p>
<p>Une nouvelle <a href="https://www.ozap.com/actu/charles-consigny-s-eleve-contre-la-nouvelle-doxa-incarnee-par-les-editorialistes-de-cnews/610419">doxa médiatique</a> ultra réactionnaire semble désormais se dessiner sous nos yeux, avec ses ayatollahs et ses nécessaires boucs émissaires. Pour pasticher Gilles Kepel, cette <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/12/histoire-du-jihadisme-d-atmosphere-par-gilles-kepel_6069672_3232.html">« haine d’atmosphère »</a> nous place <em>de facto</em>, nous, chercheurs du temps long, dans une forme de dissidence. Pourquoi ? Non pas car nous serions des militants, ou que notre rôle serait de défendre une communauté en particulier, mais parce que la recherche scientifique vise justement à lutter contre le simplisme et les visions binaires partisanes.</p>
<p>En fait, les sciences humaines et sociales visent à déconstruire <em>tous</em> les édifices de certitude, qu’ils proviennent de l’extrême droite ou de n’importe quelle idéologie, même progressiste. Notre travail consiste à mettre au jour les mécanismes sous-jacents de tout discours dominant, en dévoilant les aspérités que ce dernier cherche à gommer ; gymnastique indispensable à l’esprit critique au cœur même du projet démocratique. Raison pour laquelle les régimes autoritaires cherchent toujours à domestiquer les universités et ses chercheurs, l’exemple récent me venant à l’esprit étant celui de la Hongrie de <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/120920/la-methode-orban-pour-prendre-le-controle-des-universites?onglet=full">Viktor Orban</a>.</p>
<h2>La thèse du clash/choc des civilisations</h2>
<p>À ce titre, exerçons ce regard critique en « tordant le cou » pour le moment à deux fausses évidences fort répandues désormais : la <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/geopolitique-et-strategie/choc-des-civilisations_9782738156211.php">thèse du « choc/clash des civilisations »</a> et l’équation dangereuse <a href="https://www.youtube.com/watch?v=4RASDjtfef0">islam = « islamisme »</a>. Il y en a d’autres mais l’espace qui est le nôtre ne nous permet pas d’en traiter davantage et ces deux idées reçues structurent le discours complotiste autour de l’islam de manière centrale.</p>
<p>Le professeur de sciences politiques états-unien Samuel Huntington a effectivement popularisé la thèse du choc des civilisations dans un article devenu ensuite son célèbre ouvrage mais il n’est pas le père de cette notion. Il l’a empruntée à un collègue islamologue célèbre, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2018-3-page-265.htm">Bernard Lewis</a>.</p>
<p>Les partisans de cette théorie ignorent qu’ils partagent en cela la vision du monde binaire des théoriciens du <em>djihād</em> offensif qui y croient eux aussi fermement et poussent des individus perméables aux rhétoriques belliqueuses à prendre part à cette soi-disant guerre civilisationnelle. Bien entendu, les termes utilisés pour la présenter ne sont pas identiques, les djihādistes manipulent des notions de l’islam classique telles que <em>dār al-ḥarb</em> (territoires de la guerre) face à un <em>dār al-islām</em> (territoires de l’islam) assiégé, toutefois, le résultat est identique, c’est toujours la guerre du bien (fantasmé) contre le mal (fanstasmé).</p>
<p>Huntington considérait dans son ouvrage que la religion était la matrice de neuf « civilisations » qu’il croyait déceler mais il se trouve que même à une époque où les religions structuraient bien plus qu’aujourd’hui la vie des populations, à l’apogée par exemple des trois puissants empires islamiques (ottoman, perse et moghol), la France de François 1<sup>er</sup> était déjà l’alliée de l’Empire ottoman sunnite contre les Habsbourg pourtant chrétiens. Et quant aux Portugais, chrétiens eux aussi, ils étaient alliés avec l’Empire perse chiite (contre les Ottomans).</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Cartographie des trois empires islamiques au XVIᵉ siècle" src="https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=361&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=361&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=361&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=454&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=454&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/435273/original/file-20211202-13-vollgk.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=454&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Cartographie des trois empires islamiques au.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/File:Islamic_Gunpowder_Empires.jpg">Pinupbettu/WikiCommons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les intérêts stratégiques furent bien plus à l’origine des alliances entre les empires que la propagande religieuse. Le célèbre réalisateur Ridley Scott a fait de ce constat basique un beau et divertissant film sur les croisades <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kingdom_of_Heaven">Kingdom of Heaven</a>, on peut utilement bien sûr, et de manière plus scientifique, consulter sur ces questions des <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/V/bo5956520.html">ouvrages</a> <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/de-lautre-cote-des-croisades-lislam-entre-croises-et-mongols">savants</a>.</p>
<p>En réalité, il n’existe pas de choc des civilisations car il n’existe aujourd’hui plus qu’une seule civilisation capitalistique néo-libérale qui règne sans partage et au sein de laquelle musulmans, juifs ou encore Chinois confucéens participent pleinement. Et au sein de cette civilisation, les fondamentalismes religieux sont paradoxalement très à l’aise avec l’<a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/les-neo-freres-musulmans-et-le-nouvel-esprit-capitaliste-entre-rigorisme-moral-cryptocapitalisme-et-0">idée de marché</a> <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_double_impasse-9782707182913">transnational dérégulé</a>.</p>
<p>Que dire alors de notre temps, depuis que la sécularisation s’est répandue au XX<sup>e</sup> siècle en Europe mais aussi dans le monde, et ce, jusqu’au plus intime, la <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-rendez-vous-des-civilisations-youssef-courbage/9782020925976">maîtrise de la fécondité</a> ? Où classer d’après les catégories huntingtoniennes, l’<a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/dr-saoud-et-mr-djihad-la-diplomatie-religieuse-de-larabie-saoudite">Arabie saoudite</a>, pays d’obédience salafiste, qui reste l’allié le plus fidèle des USA pourtant protestants, après avoir été l’allié des Britanniques jusqu’au milieu du XX<sup>e</sup> siècle ?</p>
<p>Ces catégories de « civilisations » sont une supercherie qui masque la complexité du monde, elles confondent les religions historiques avec les fondamentalismes religieux qui en sont issus. Ne perdez pas votre temps avec Huntington, lisez plutôt <a href="https://www.grasset.fr/livres/le-dereglement-du-monde-9782246681519">« Le dérèglement du monde »</a>, cet essai utile et toujours aussi actuel d’Amin Maalouf.</p>
<h2>L’inquiétante équation : islam = « islamisme »</h2>
<p>Pour ce qui concerne maintenant l’équation islam = « islamisme », les <a href="https://iremmo.org/publications/bibliotheque-de-liremmo/lislamisme-decrypte/">spécialistes</a> des <a href="https://www.fayard.fr/pluriel/genealogie-de-lislamisme-9782818500842">mouvements politico-religieux</a> de l’islam reprennent souvent ce terme placé ici entre guillemets, ils parlent également de « courants fondamentalistes » ou d’« <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/comprendre_l_islam_politique-9782707192134">islam politique</a> ». Ce faisant, ils désignent par là des mouvements précis par exemple, le salafisme saoudien, les Frères musulmans ou encore le mouvement missionnaire du tablīġ.</p>
<p>À ma connaissance toutefois, aucun spécialiste digne de ce nom n’aurait l’imprudence de réduire l’islam (religion) et l’Islam (civilisation) à ces courants fondamentalistes. Ce serait aussi incongru que d’affirmer que l’on pourrait réduire le judaïsme et sa grande histoire à n’importe quel mouvement messianique israélien contemporain.</p>
<p>Par ailleurs, il ne faut pas confondre ces mouvements fondamentalistes avec les <a href="https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/271020/cet-islam-qui-assassine-et-rend-fou">organisations qui appellent à la violence</a> et au crime de masse, ce que l’on a désormais coutume de qualifier de djihādistes ou de terroristes car, malgré quelques points communs d’ordre théologique, ce sont des réalités bien distinctes.</p>
<h2>L’émergence d’un islam réformé</h2>
<p>À l’instar des autres monothéismes, l’islam est en train de faire émerger en son sein, de manière discrète mais inéluctable, un <a href="https://theconversation.com/imamat-feminin-une-tradition-meconnue-de-lislam-124056">« islam réformé »</a> ou « progressiste » (<em>iṣlāḥī</em>/<em>taqaddumī</em>). C’est un courant pour le moment minoritaire mais tout comme l’était le <a href="https://www.editions-hermann.fr/livre/9782705688929">mouvement juif réformé</a> en Allemagne à ses débuts au XIX<sup>e</sup> siècle avant que ce courant devienne aujourd’hui majoritaire aux USA.</p>
<p>Affirmer que l’islam ne pourrait être que fondamentaliste c’est donner raison à l’extrême droite religieuse du monde musulman tels que les idéologues de Daech qui prétendent à cette hégémonie, c’est valider leur vision du monde.</p>
<p>Ces points de crispations, et d’autres encore, sont devenus des <a href="https://www.liberation.fr/politique/toujours-plus-a-droite-ciotti-croit-la-theorie-complotiste-du-grand-remplacement-20211109_MFDGHLKGUNEH7CVWHJZHOSTVLM/">sujets récurrents</a> dans les débats politiques <em>mainstream</em>. Ils sont un symptôme d’une société où l’expertise scientifique n’irrigue plus ses citoyens, ni ses élites, il s’agit bel et bien d’une <a href="https://cessp.cnrs.fr/Comment-sommes-nous-devenus-reacs">hégémonie culturelle</a> qui s’installe, un nouveau « politiquement correct » avec ses nouveaux ayatollahs.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172422/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Steven Duarte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors que l’islam devient un sujet prégnant dans le débat public et le champ médiatique, l’apport des sciences sociales et de l’Histoire permet de relativiser les discours inquiétants et menaçants.Steven Duarte, Maître de conférences arabe / islamologie, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1673192021-09-09T19:03:57Z2021-09-09T19:03:57ZLes talibans à l’épreuve du pouvoir<p>Aussi dérangeant que soit ce constat pour la communauté internationale, le régime taliban peut apparaître, pour une <a href="https://www.franceculture.fr/geopolitique/lafghanistan-vu-par-les-talibans">partie des Afghans</a>, comme acceptable.</p>
<p>Dans un pays marqué par quarante ans de guerre, le retour au pouvoir des « étudiants en religion » est synonyme de possibilité de stabilisation et de justice (violente) rendue aux tenants corrompus des régimes précédents. En outre, les valeurs des talibans ne sont pas si éloignées des mœurs d’une partie de la population (ils n’ont inventé ni la burqa, ni la réclusion des femmes), du moins dans les régions pachtounes.</p>
<p>Reste que pour les nouveaux maîtres de Kaboul – qui <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afghanistan/afghanistan-les-talibans-annoncent-leur-nouveau-gouvernement-trois-semaines-apres-avoir-pris-le-pouvoir_4763187.html">viennent d’annoncer la composition de leur gouvernement</a>, où l’on ne retrouve aucune personnalité extérieure à leur mouvement, et comme il fallait s’y attendre aucune femme –, le plus dur est à venir.</p>
<h2>Un pays ingouvernable ?</h2>
<p>Les effectifs des talibans sont estimés à <a href="https://www.rferl.org/a/taliban-government-islamic-state-who-controls-what-in-afghanistan-/30644646.html">environ 60 000 hommes permanents</a> et 90 000 « saisonniers ». Cela paraît insuffisant pour contrôler le pays.</p>
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<figcaption><span class="caption">Vivre en pays taliban (Arte, 3 juin 2021).</span></figcaption>
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<p>Maîtriser les villes (ce qui est théorique) et les points de passage frontaliers (par ailleurs peu nombreux) n’a jamais assuré le contrôle du pays, comme l’ont illustré toutes les tentatives modernes d’asseoir un pouvoir national en Afghanistan.</p>
<p>Les seuls pouvoirs un tant soit peu fonctionnels se sont toujours basés sur l’arbitrage des intérêts tribaux et régionaux et sur la capacité de l’État à s’entendre avec les chefs locaux, dont les alliances mouvantes et les vendettas font la réalité de la politique afghane. Les talibans sauront-ils satisfaire (ou plutôt laisser faire) les <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-1-page-129.htm?contenu=article">chefs de clans</a> ? Au-delà de cette question cruciale, quatre dossiers s’annoncent problématiques :</p>
<ul>
<li><p>Une partie des Tadjiks – un groupe ethnique qui représente environ 25 % de la population totale du pays – s’est regroupée, dans le nord, autour d’<a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2021/09/BELKAID/63443">Ahmad Massoud</a>. Une proportion importante des Tadjiks sont <a href="https://www.scienceshumaines.com/les-ismaeliens-histoire-et-traditions-d-une-communaute-musulmane_fr_3690.html">ismaéliens</a>, une forme de l’islam incompatible avec le rigorisme taliban. Même s’ils ont dernièrement subi des déconvenues militaires, les Tadjiks du Nord vont continuer de faire peser une menace sécuritaire sur le pouvoir taliban.</p></li>
<li><p>Les <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/625938/etre-hazara-sous-les-talibans">Hazaras (moins de 10 % de la population), eux aussi « hérétiques »</a> aux yeux des talibans car chiites, redoutent de subir un ethnocide. Même si ce risque ne semble pas immédiat du fait des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/l-iran-tente-un-nouveau-depart-avec-les-talibans-20210824">contacts pris par les talibans avec l’Iran</a>, cette minorité se sent en danger et les talibans, qui ont déjà commis de nombreuses exactions à son égard, peinent à la convaincre de leur faire confiance.</p></li>
</ul>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1432999337907339269"}"></div></p>
<ul>
<li><p>Les producteurs d’opium, dont nombre sont alliés aux talibans d’une façon ou d’une autre, ne sont pas totalement sous leur contrôle. On peut supposer que les talibans <a href="https://theconversation.com/afghanistan-le-controle-du-marche-de-la-drogue-lautre-victoire-des-talibans-166209">auront du mal à se passer d’eux</a>, étant donné la place de l’opium comme ressource financière pour le pays. Or, le 18 août dernier, les nouveaux dirigeants ont annoncé qu’il n’y aurait <a href="https://www.leprogres.fr/defense-guerre-conflit/2021/08/26/les-talibans-peuvent-ils-vraiment-renoncer-a-l-opium">« plus de production ni de contrebande d’opium »</a> en Afghanistan…</p></li>
<li><p>L’État islamique, dont les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/02/afghanistan-talibans-al-qaida-et-etat-islamique-quelles-differences_6093168_3210.html">militants en Afghanistan</a> restent actifs, comme on l’a constaté lors du sanglant attentat de l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier, n’a rien à envier aux talibans en termes de violence et de détermination. Les deux groupes se sont combattus plus ou moins vivement ces dernières années.</p></li>
</ul>
<p>Même en admettant que le pouvoir taliban arrive à atténuer ces problèmes (les résoudre semble illusoire), d’autres questions vont devoir trouver des réponses pour la construction d’un pouvoir pérenne.</p>
<h2>Insurgés mais pas fonctionnaires</h2>
<p><a href="https://www.nytimes.com/2021/08/25/world/asia/taliban-women-afghanistan.html">De l’aveu même des responsables talibans</a>, le contrôle de leurs propres troupes est difficile : l’ivresse de la victoire, la tentation de pillage, le zèle de certains et la structure même de l’appareil militaire taliban (qui fait appel à de multiples commandants autonomes auxquels va la fidélité de leurs hommes) entraînent des <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/08/afghanistan-taliban-responsible-for-brutal-massacre-of-hazara-men-new-investigation/">actes de violence</a> qui risquent d’aliéner durablement la population, et rendent peu crédibles les discours d’apaisement des leaders du pays.</p>
<p>Les militants talibans sont par ailleurs <a href="https://www.la-croix.com/Monde/En-Afghanistan-gouvernement-taliban-fait-attendre-2021-09-05-1201173832">bien incapables de prendre en charge une administration</a>, sans parler des aspects techniques de la gouvernance : le pouvoir devra rallier les fonctionnaires et techniciens présents dans le pays, moins susceptibles d’accepter, du fait de leur éducation et de leur statut de classe moyenne privilégiée, le rigorisme taliban.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1433408796785844224"}"></div></p>
<p>La peur et la violence ne permettront pas de les mettre au service du pouvoir de manière durable et efficace. D’autant qu’une partie de ces cadres sont des femmes. Dès lors, la capacité des talibans à assurer les services publics, la santé, l’alimentation, la distribution d’eau et d’électricité semble compromise.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1434793240071393289"}"></div></p>
<h2>Un positionnement délicat sur la scène internationale</h2>
<p>La situation internationale n’est pas non plus très simple. Outre que les talibans ne peuvent plus durablement invoquer l’ingérence étrangère comme explication à tout (d’autant qu’il faudra clarifier <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/11/l-ombre-du-pakistan-derriere-l-avancee-des-talibans-en-afghanistan_6091155_3210.html">leurs liens avec le Pakistan</a>), l’environnement régional ne leur est, a priori, guère favorable.</p>
<p>Ni les puissances d’Asie centrale, ni l’Iran, ni l’Inde, ni la Chine, ni la Russie ne peuvent rester indifférents à ce qui se passe dans ce carrefour régional, surtout s’il s’y profile un risque djihadiste. Les talibans eux-mêmes n’ont un agenda que national, mais d’autres mouvements (à commencer par l’EI et Al-Qaïda) pourraient faire du pays leur base arrière s’ils n’y prennent pas garde.</p>
<p>L’Iran peut-il accepter sur ses frontières un régime inspiré du radicalisme sunnite en provenance du Golfe ? Téhéran <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20210829-afghanistan-face-au-retour-des-talibans-t%C3%A9h%C3%A9ran-choisit-la-neutralit%C3%A9">a acté la prise de pouvoir contre garanties</a>, mais il faudra que ce modus vivendi résiste au temps. De même, l’Inde vient d’engager des <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Afghanistan-lInde-sonde-les-talibans-2021-09-01-1201173314">prises de contact</a>, mais craint un soutien depuis l’Afghanistan aux islamistes du Cachemire.</p>
<p>Les dirigeants talibans actuels sont incontestablement intelligents, pragmatiques et soucieux de reconnaissance internationale, comme en témoignent les multiples contacts et accords établis (<a href="https://www.peaceagreements.org/view/2232">notamment à Doha</a>) avec les pays voisins et les USA.</p>
<p>Cette tentative de normalisation est-elle réelle ou temporaire ? L’avenir le dira, mais, pour l’instant, les relations internationales des talibans sont <a href="https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/afghanistan-les-talibans-en-quete-de-reconnaissance-internationale-1339660">moins conflictuelles qu’elles ne pourraient l’être</a>. En dépendent les revenus des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/les-talibans-au-turkmenistan-pour-discuter-de-projets-d-infrastructures-20210206">futurs gazoducs</a> devant traverser le pays, l’aide internationale, ou encore les réserves en dollars détenues (mais bloquées) par la banque centrale, toutes ressources vitales à l’installation durable du nouveau régime à la tête du pays.</p>
<p>C’est bien sur le plan interne que les difficultés les plus grandes s’annoncent dans l’immédiat.</p>
<h2>Une doctrine de guérilla à l’épreuve du pouvoir</h2>
<p>L’Afghanistan est plus une région avec un <a href="https://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/afghanistan-une-mosaique-ethnique-dans-un-pays-fragmente_2157075.html">écosystème politique particulier</a> qu’un État au sens plein, qui n’est né que parce que Britanniques et Russes souhaitaient une zone tampon entre leurs zones d’influence respectives en Asie (<a href="https://mjp.univ-perp.fr/traites/1907petersbourg.htm">traité de Saint-Pétersbourg, 1907</a>).</p>
<p>Contrôler Kaboul n’a jamais permis de contrôler le pays autrement que symboliquement. D’autant qu’il faut aussi contrôler une population de la ville très jeune, éduquée, connectée et moderne, peu susceptible d’accepter des interdits religieux impliquant un retour en arrière.</p>
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<figcaption><span class="caption">Un pays « accidenté », Le dessous des cartes | Arte, 2019.</span></figcaption>
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<p>La prise du territoire implique aussi la perte de <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2013-2-page-183.htm">l’avantage stratégique dont les talibans disposaient dans le passé</a> : la souplesse opérationnelle et la mobilité. Le contrôle effectif du territoire et la menace d’un conflit de longue durée avec les Tadjiks mobilisent leurs moyens déjà limités.</p>
<p>Par ailleurs, aucun régime dont la base doctrinale est la pureté (religieuse, ethnique ou morale) n’a jamais perduré. La réalité des hommes, la nécessité de pragmatisme et de compromis, a toujours soit transformé ces tentatives en régimes totalitaires inefficaces, soit renforcé l’hostilité internationale, soit entraîné la disparition progressive de ses prétentions.</p>
<p>Quoi qu’en disent les dirigeants talibans, chantres de valeurs de l’islam « non négociables », cette position n’est pas tenable dans le temps. Car la prétention à la pureté n’est légitime que si elle entraîne une récompense (paix, prospérité, victoire militaire, extension…) : face à l’impossibilité de réaliser ces objectifs, sa légitimité politique devient nulle.</p>
<p>La victoire des talibans n’est pas une fin mais le début d’un nouvel épisode. Il ne se passera pas six mois avant que le nouveau pouvoir ne soit confronté à des contradictions qu’il lui sera extrêmement difficile de surmonter. Pour tenir, il devra perdre une partie de son identité, ou voir s’affaiblir ses capacités, ce qui menacerait les compromis difficilement établis avec les parties prenantes nationales. Dans l’intervalle, quel bien et quel mal les talibans feront-ils au pays ? Nul ne peut le dire aujourd’hui.</p>
<p>Il est toujours plus difficile de gérer la paix que d’obtenir la victoire par les armes. Les talibans devront tirer les conclusions des leçons apprises par ceux qu’ils se vantent d’avoir vaincus : les Américains, qui se retirent finalement autant par réalisme que par découragement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167319/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Marc Huissoud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>C’est une chose de s’emparer du pouvoir en Afghanistan. C’en est une tout autre de gérer un pays aussi complexe, surtout avec la rigidité propre aux talibans.Jean-Marc Huissoud, Professeur et chercheur, Relations Internationales Stratégies d'internationalisation, Grenoble École de Management (GEM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1666322021-09-09T13:54:55Z2021-09-09T13:54:55ZBonnes feuilles : « Terrorisme : les affres de la vengeance »<p><em>Analyses religieuses, géopolitiques, historiques, philosophiques… Les travaux sur le terrorisme sont variés, mais la notion de vengeance demeure généralement en arrière-plan de leurs exposés, présente en filigrane mais jamais étudiée pour elle-même. Myriam Benraad, politologue spécialiste de la violence politique au Moyen-Orient, professeure en relations internationales (ILERI, Schiller International University) et chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM, Aix-Marseille Université), propose dans <a href="http://www.lecavalierbleu.com/livre/terrorisme-affres-de-vengeance/">Terrorisme : les affres de la vengeance</a>, sous-titré « Aux sources liminaires de la violence » et paru aux éditions Le Cavalier Bleu le 26 août 2021, une analyse des mouvements terroristes à l’aune de cette pulsion originelle, qui en sature l’histoire et se retrouve à toutes les étapes de leurs cycles de violence.</em></p>
<p>Au printemps 2020, la nébuleuse jihadiste internationale <a href="https://theconversation.com/quand-la-propagande-djihadiste-sempare-de-la-crise-sanitaire-135886">se saisit</a> sans surprise de la pandémie de coronavirus et de la crise sanitaire qu’elle provoque. Les militants radicaux s’emploient en effet à en exploiter le développement et les répercussions selon le répertoire de la vengeance. Dans l’éditorial qui ouvre sa principale publication arabophone <em>An-Naba’</em> (« La Nouvelle »), l’État islamique avance que Dieu prend là une revanche impitoyable contre les « croisés » et les « adversaires de l’islam » – au premier plan desquels la Chine, l’Europe, les États-Unis et l’Iran – en leur infligeant un supplice inouï, durable, des souffrances exponentielles répondant à celles endurées par les musulmans.</p>
<p>L’épidémie survient dans un environnement géopolitique où la mouvance radicale s’est vue affaiblie en différents points du globe après une succession de défaites militaires au Moyen-Orient, tout en demeurant très active sur le plan insurrectionnel. Depuis la mort en Syrie du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi en octobre 2019, les jihadistes sont entièrement dédiés à le venger et orchestrent des attaques sanglantes sur tous leurs théâtres d’opérations. D’autres mouvements comme Al-Qaïda ou Boko Haram ne sont pas en reste et se réjouissent du désastre global.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1189933603880407040"}"></div></p>
<p>Une telle instrumentalisation vengeresse n’est pas étonnante pour quiconque étudie de longue date les narrations terroristes. La vengeance s’inscrit en effet de manière cumulative dans les discours et les actes d’une majorité d’organisations. Toute l’histoire du terrorisme, ancien ou plus contemporain, est marquée du sceau de la vengeance. Ainsi, la <em>terreur</em>, du latin <em>terror</em> – signifiant l’épouvante, la frayeur intense, l’effroi violent, la peur panique – à partir duquel le néologisme <em>terrorisme</em> est construit, n’est guère une invention moderne (<a href="https://www.routledge.com/International-Encyclopedia-of-Terrorism/Crenshaw-Pimlott/p/book/9781579580223">Crenshaw et Pimlott, 1997 : 25</a>). Elle traverse toutes les époques, toutes les sociétés et toutes les cultures, charriant systématiquement dans son sillage la question connexe de la vengeance – mot quant à lui bâti depuis la racine latine <em>vindicatio</em>, c’est-à-dire l’action de venger, la revendication de justice ou la poursuite d’un crime au nom d’une société.</p>
<p>Dans leur acception large, terreur et vengeance traversent les siècles, de l’Antiquité à nos jours, en inondant les arts et les lettres. Elles posent d’importants défis aux sciences humaines et sociales dans leur ensemble. Or, alors que ces deux notions sont clairement inséparables par leurs rapports sémantiques et historiques, la relation qui les lie n’a étrangement suscité qu’un intérêt académique très limité. Omniprésente, qu’il s’agisse des pensées, des motivations ou des discours terroristes, comme des réactions que leur violence engendre, la vengeance comme objet scientifique est à maints égards un « trou noir » des études sur le terrorisme.</p>
<p>Cette absence est d’autant plus frappante que la <em>vindicatio</em> est consubstantielle à la <em>terror</em>, à sa définition, ainsi qu’à ses formes. Elle se trouve au cœur des cadres cognitifs et des actes des groupes qui s’en revendiquent, essentielle à leur faculté de séduire, de convaincre et de recruter pour perpétuer leur lutte dans la durée. La vengeance s’ancre en outre dans les trajectoires individuelles qui finissent toujours plus ou moins par adosser leurs griefs à une cause qui les transcende et est jugée « juste ».</p>
<p>Comment, dès lors, expliquer que terreur et vengeance ne soient qu’effleurées dans leurs relations mutuelles et pourtant limpides ? Pourquoi la vengeance, plus particulièrement, demeure-t-elle la grande inconnue théorique et empirique du terrorisme ?</p>
<h2>Le terrorisme comme vengeance intégrale</h2>
<p>Pour comprendre les raisons de cette carence, il importe en premier lieu de souligner que la vengeance n’est pas nécessairement une violence ; lorsqu’elle l’est, encore faut-il identifier à quels types et à quelles catégories de violence elle se réfère exactement. Par effet d’exclusion, ses rapports spécifiques avec le terrorisme deviennent alors plus clairs et l’on voit poindre la notion de « vengeance intégrale », très éloignée des expressions vengeresses plus modérées.</p>
<p>Toutes les « terreurs », qu’elles soient ancestrales ou contemporaines, procèdent en l’espèce de cet intégralisme vengeur. Même dévoyées de leurs interprétations coutumières, les sources religieuses et la loi du talion montrent, par exemple, en quoi la vengeance a toujours été une marque de fabrique du terrorisme et un comportement pluriséculaire.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Reproduction d’un tableau dépeignant la chute de Jericho" src="https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=757&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419243/original/file-20210903-19-1l14guy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=951&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">L’épisode de la chute de Jéricho témoigne du lien ancien entre vengeance et terreur.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Gustave Doré (illustration biblique)</span></span>
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<p>Dans le Livre de Josué, les Israélites vengeurs à la conquête du pays de Canaan ne se contentent ainsi pas de détruire Jéricho qui leur refuse son accès : un à un, les murs cèdent sous la brutalité de leur assaut et la population crie au son des cornes, avant de finir massacrée. Au niveau historique, la terreur est indéniablement liée à la quête de vengeance, cette « justice sauvage » selon Francis Bacon. Il y a, derrière chaque acte de terreur, un crime, un tort, un mal, une offense, une humiliation, que le coupable désigné doit payer.</p>
<p>Ici surgit la relation inhérente mais tortueuse de la vengeance – et par association du terrorisme – avec la justice. Rongé par la rancœur et la haine, le vengeur entend terroriser ses adversaires par tous les moyens dont il dispose, suivant d’interminables cycles de représailles et de contagion dans lesquels l’échelle individuelle s’entremêle étroitement au collectif. Comment ne pas songer au « prix du sang » dont les Grecs et les Romains étaient coutumiers, au même titre que d’autres peuples de l’époque aux yeux desquels le diptyque terreur-vengeance constituait une norme ?</p>
<p>Assassinats politiques, meurtres ciblés, tyrannicides étaient des méthodes courantes et rodées pour propager la peur. Sous l’Empire romain, terreur et vengeance se sont perfectionnées en laissant dans leur sillage de lourdes séquelles. Mais c’est avec la Révolution française, l’entrée dans la modernité et les campagnes coloniales que le terrorisme a revêtu ses dimensions plus actuelles, devenant indissociable des insurrections populaires, des guerres civiles et des extrémismes de tous bords, tous dressés contre l’État et son monopole légitime de la violence.</p>
<p>Alors qu’il se concentrait en Europe, le terrorisme s’est progressivement étendu au reste du monde après la Seconde Guerre mondiale (Moyen-Orient, Asie, Amérique latine) et, avec la fin de la Guerre froide, dans les anciens territoires soviétiques. Puis le 11 septembre 2001 a entériné une nouvelle ère, celle d’une vengeance terroriste se retournant contre l’Occident et d’autres zones du monde qui s’en étaient longtemps préservées.</p>
<p>Cette tendance s’est renforcée pendant la dernière décennie avec la multiplication et la globalisation des attaques, d’une part, et l’apparition de nouvelles menaces, de l’autre.</p>
<h2>Contre-terrorisme : une contre-vengeance ?</h2>
<p>Toutefois, le terrorisme n’est pas l’apanage des ennemis de l’État et uniquement une violence déployée en dehors de ses cadres. Il est même plutôt, à l’origine, une histoire d’État. Ce n’est ainsi que très récemment qu’un glissement définitionnel et son resserrement se sont produits.</p>
<p>Initialement, la <em>terreur</em> se référait à la vengeance « par le glaive de la loi » du gouvernement révolutionnaire de Maximilien Robespierre, entre 1793 et 1794, lorsque la France faisait face au complot réactionnaire d’aristocrates exilés avec le soutien de puissances étrangères. Contre la subversion des royalistes, la Terreur a systématisé les exécutions punitives et les arrestations arbitraires. Beaucoup, qui avaient tout d’abord soutenu cette politique, ont d’ailleurs fini par dénoncer le <em>terrorisme</em> des Jacobins : Robespierre fut ainsi guillotiné et la Terreur se retourna contre ses partisans.</p>
<p>Plus tard, Karl Marx évoqua une « vengeance de la société civile » contre un projet que l’on avait tenté de lui imposer par la force (<a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Penser-la-Revolution-francaise">Furet, 1978</a>). De cette époque vient la formule « terrorisme d’État », auquel les « terroristes » désignés par celui-ci et agissant à l’extérieur de son périmètre affirment s’opposer.</p>
<p>Dans les deux cas, la vengeance est inhérente à la violence, quoique l’État s’en défende en la réduisant à une œuvre « barbare » de ses adversaires.</p>
<p>Derrière le contre-terrorisme (encore désigné d’antiterrorisme), la vengeance est palpable partout, certes sans dire son nom. L’État applique en effet contre les terroristes des punitions plus ou moins drastiques, culminant fréquemment dans l’élimination pure et simple de ces rivaux existentiels, ou dans la peine capitale lorsque cette sentence passe par le système judiciaire d’États qui la légalisent. Peut-on parler de vengeance institutionnelle, ou d’une contre-vengeance officielle entièrement inscrite, <em>in fine</em>, dans l’interminable spirale des représailles et de la violence ?</p>
<p>Vengeresses sans l’admettre, les politiques et les mesures s’employant à vaincre le terrorisme sont à la fois inéluctables, pour la préservation de l’État et de la société, mais aussi instrumentales quant à la détermination des terroristes à assouvir leur vengeance démesurée, ce qui en constitue le point d’achoppement. Depuis le lancement de la « guerre contre la terreur » (<em>war on terror</em>), ce cycle semble s’être massifié.</p>
<p>Se pose enfin la problématique de la justice officielle face à celle, farouche et sans restreinte, dont se réclament les terroristes. Lorsqu’ils ne sont pas éliminés, ces derniers se voient soumis à une kyrielle de traitements. Mais dans l’absolu, un désir de vengeance qui fait directement écho à celui des terroristes s’exprime partout parmi les peuples touchés par leur violence.</p>
<p>Entre judiciarisation, réflexes rétributifs difficilement contenus par les victimes et leurs proches, et instauration de programmes de prise en charge des militants les plus radicaux, « faire justice » dans le contexte du terrorisme est un sujet sensible, aux enjeux sociopolitiques, institutionnels et éthiques lourds.</p>
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<figcaption><span class="caption">Comment la justice punit-elle les terroristes depuis 2014 ? <em>Le Figaro Live</em>.</span></figcaption>
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<p>Sur un plan personnel, les survivants d’attentats renvoient à la complexité et l’inéluctable ambivalence des réactions à cette violence, entre impératif justicier, espérance, renoncement à la tentation de se venger, résignation, ou indifférence plus rarement. Puis c’est la question de la rédemption du terroriste et du pardon qui se fait jour en dernier ressort. Un terroriste peut-il en effet se racheter ? Traumatismes et mémoires peuvent-ils être réparés ? Le pardon, antithèse de la vengeance, est-il un horizon atteignable ou une vaine illusion ?</p>
<h2>Un angle mort des études sur le terrorisme</h2>
<p>En dépit de son ubiquité, la vengeance se résume généralement à une évocation superficielle. Cette absence, sur un phénomène au cœur de l’actualité, est saisissante car la vengeance hante chaque attentat terroriste, comme chaque souhait exprimé d’en commettre un. Il n’existe pas de cause unique à ce déficit d’attention mais un faisceau de facteurs explicatifs.</p>
<p>La peur, tout d’abord, d’introduire la vengeance au sein de la discussion, de l’observer pour ce qu’elle est. En effet, la vengeance n’a pas – ou « plus », depuis l’émergence de l’État moderne – de place dans nos sociétés. Au fil du temps, elle s’est transformée en véritable tabou, condamnée par la philosophie, refoulée par les institutions établies, qualifiée d’« attitude archaïque et arbitraire, renvoyant à des temps où la violence primait le droit, et que les principes de la justice comme institution auraient invalidée au long du processus de civilisation » (<a href="https://www.decitre.fr/livres/eloge-de-la-vengeance-9782130591283.html">Erman, 2012 : 9-10</a>). Aussi, lorsqu’elle est citée en rapport avec le terrorisme, est-ce davantage pour la dépeindre comme un fait « en dehors de la cité ».</p>
<p>Le terroriste est repoussé aux marges comme une « anomalie », un dysfonctionnement, dont il faut bien se garder de chercher à comprendre les motivations et les agissements. Tenter de les saisir équivaudrait, selon certaines voix, à les justifier. Il s’agit là de la position « orthodoxe » des études sur le terrorisme et d’une majorité de gouvernements.</p>
<p>Dans le même temps, nul ne peut entièrement se libérer de la vengeance car elle est partout. Reconnaître son omniprésence permet en l’occurrence de ramener le terrorisme à une violence qui, en définitive, n’est pas si exceptionnelle et dont les racines et ressorts doivent être pleinement déchiffrés. La vengeance nous confronte à ce qu’il y a de plus « brut » chez l’humain et n’a jamais été « domestiquée » par l’État.</p>
<p>Assumée et revendiquée par les terroristes, elle forme une réalité anthropologique qui n’a de cesse de se renouveler. Néanmoins, il n’est pas admis que des individus socialisés la recherchent et l’exécutent contre le système. N’est-ce pas, de ce point de vue, la fragilité de l’ordre sociopolitique tout entier à laquelle la figure du terroriste renvoie ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Couverture de livre" src="https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=875&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=875&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=875&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1100&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1100&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/419236/original/file-20210903-27-19qgyhy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1100&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de <em>Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence</em>, qui vient de paraître aux éditions Le Cavalier Bleu.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Le Cavalier Bleu</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>L’enjeu est bel et bien d’expliciter les liens particuliers qu’entretiennent terreur et vengeance, ce que la première dit de la seconde, et réciproquement. À cet égard, le recours à une méthode transdisciplinaire mixte, qualitative et quantitative, permet de distinguer dans cette vengeance terroriste certaines dynamiques propres.</p>
<p>Depuis les attentats de l’année 2015 en France, dans le sillage d’autres pays meurtris par le terrorisme jihadiste, des thèses aux ancrages multiples se sont succédé dans le débat public, prétendant pour la plupart clore la réflexion scientifique. Abondamment relayés par les sphères médiatiques et officielles, ces paradigmes n’accordent pourtant à la question de la vengeance qu’une place résiduelle.</p>
<p>« Radicalisation de l’islam », « islamisation de la radicalité », nihilisme générationnel, facteurs géopolitiques, ressentiments historiques, spécificités biographiques, logiques « processuelles » d’entrée dans la radicalité, facteurs socio-économiques, identitaires ou communautaires, réalités géographiques et réseaux organisés… La vengeance, en filigrane de ces approches, en constitue symptomatiquement le grand impensé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166632/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’histoire du terrorisme est traversée par la vengeance. Omniprésente, la notion reste pourtant un angle mort des études sur le sujet. Cet ouvrage la remet au centre et tente de la déchiffrer.Myriam Benraad, Chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM, Aix-Marseille Université) ; Professeure en relations internationales à la Schiller International University) et à l'ILERI, Institut libre d'étude des relations internationales (ILERI)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1668682021-09-07T18:24:29Z2021-09-07T18:24:29ZLes djihadistes peuvent-ils gagner ?<p>Les attentats du 11 septembre 2001 furent un choc incommensurable pour l’Amérique. Le président des États-Unis, George W. Bush, compara cet événement à l’attaque-surprise de Pearl Harbor en 1941. Il répliqua par le déclenchement d’une « guerre globale contre le terrorisme » dont le premier théâtre fut l’Afghanistan. Le régime taliban – qui avait refusé de livrer Oussama Ben Laden – fut balayé en quelques semaines et les camps d’entraînement d’al-Qaïda furent détruits. Nul n’aurait alors songé que 20 ans plus tard, les talibans seraient de retour à Kaboul, ni qu’al-Qaïda et ses épigones auraient <a href="https://www.csis.org/analysis/evolution-salafi-jihadist-threat">essaimé dans de nombreux pays</a>.</p>
<p>Deux décennies après l’effondrement des tours du World Trade Center, les djihadistes peuvent-ils gagner ? Cette question est plus compliquée qu’il n’y paraît. Commençons par rappeler que les djihadistes – partisans d’une doctrine politico-religieuse qui prône la lutte armée au nom d’une conception fondamentaliste de l’islam – ne forment pas un ensemble homogène. Une manière de les différencier consiste à distinguer les groupes ayant des objectifs locaux de ceux poursuivant des buts globaux.</p>
<h2>Djihad local et djihad global</h2>
<p>Les talibans sont généralement classés dans la première catégorie, mais ils entretiennent historiquement des liens avec al-Qaïda qui appartient à la seconde catégorie. Un point essentiel de l’<a href="https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/Agreement-For-Bringing-Peace-to-Afghanistan-02.29.20.pdf">accord de Doha</a>, signé en février 2020 par le diplomate américain Zalmay Khalilzad et le mollah Abdul Ghani Baradar, est que l’émirat islamique d’Afghanistan s’engageait à ne pas héberger al-Qaïda ni à lui fournir la moindre assistance. De sérieux doutes, émis notamment par <a href="https://www.undocs.org/pdf?symbol=fr/S/2021/486">l’Organisation des nations unies</a>, existent néanmoins sur la crédibilité de cet engagement, d’autant que la formulation de l’accord était relativement ambiguë.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/laccord-entre-les-etats-unis-et-les-talibans-un-jeu-de-dupes-134060">L’accord entre les États-Unis et les talibans : un jeu de dupes ?</a>
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<p>Les États-Unis, de leur côté, promettaient de retirer leurs troupes du pays. Profitant de ce retrait et de l’effondrement subséquent de l’armée nationale afghane, les talibans ont réussi à s’emparer du pouvoir à l’été 2021, à l’issue d’une offensive-éclair. Ils ont ainsi gagné leur guerre et rempli leur objectif stratégique. On ne peut pas en dire autant d’al-Qaïda – même si <a href="https://english.alarabiya.net/News/gulf/2021/08/19/Al-Qaeda-in-Yemen-congratulates-Taliban-vows-to-continue-campaigns">différentes</a> <a href="https://ent.siteintelgroup.com/Statements/aqim-and-jnim-issue-joint-statement-congratulating-taliban-promoting-its-victory-as-justifying-jihad.html">filiales</a> de l’organisation terroriste se sont réjouies de la victoire talibane.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1433487420125859840"}"></div></p>
<p>Oussama Ben Laden avait exposé publiquement ses objectifs : « chasser les juifs et les croisés » des terres d’islam, renverser les gouvernements « apostats » et unifier la communauté des croyants sous l’autorité d’un calife. Force est de constater qu’au cours des deux dernières décennies, ces buts n’ont été atteints ni par al-Qaïda, ni par son principal concurrent au sein de la mouvance djihadiste internationale : Daech. Si ces deux organisations paraissent aujourd’hui affaiblies, minées par leurs divisions internes et traquées par les unités contre-terroristes, elles disposent néanmoins de trois grands atouts qui ont rendu jusqu’à présent leur éradication impossible.</p>
<h2>La force de l’idéologie</h2>
<p>Le premier atout est la force de l’idéologie <a href="https://www.hurstpublishers.com/book/salafi-jihadism/">salafo-djihadiste</a> qui plonge ses racines dans les écrits d’<a href="https://brill.com/view/book/9789004412866/BP000005.xml">Ibn Taymiyya</a> (1263-1328), <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Sayyed-Qutb.html">Sayyid Qutb</a> (1906-1966) ou encore <a href="https://www.cambridge.org/core/books/caravan/F92B16194E70D55E6ABF362A06271E71">Abdallah Azzam</a> (1941-1989). Les partisans de cette mouvance ont le sentiment de défendre l’islam contre des agresseurs et d’œuvrer pour une cause sacrée. Ils perçoivent l’interventionnisme occidental dans le monde musulman comme une forme de guerre contre l’<em>oumma</em> et présentent l’engagement dans le « djihad défensif » comme une obligation individuelle pour tous les musulmans. Ceux qui refusent de suivre ce précepte ne peuvent être considérés à leurs yeux comme de véritables croyants. Dans cette vision de la « guerre sainte », les « croisés » doivent être combattus jusque sur leurs terres, ce qui permet de légitimer les attentats dans les pays occidentaux.</p>
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<p>Les djihadistes sont persuadés de jouir d’une forme de supériorité morale et développent par conséquent une détermination hors du commun au service d’une cause sacrée. Ils mènent une guerre totale et se vantent de ne pas craindre d’aller au-devant de la mort. Leur propension à mourir est d’autant plus élevée que mille félicités sont promises aux « martyrs ». La devise « Nous aimons la mort autant que vous aimez la vie » n’a pas uniquement vocation à terroriser les adversaires : elle est aussi le <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-djihad-et-la-mort-olivier-roy/9782757876534">reflet d’un système de valeurs</a> fondamentalement différent de celui des Occidentaux. La lutte contre le djihadisme n’est peut-être pas un <em>clash</em> des civilisations, mais c’est assurément un choc de valeurs.</p>
<h2>La capacité à innover</h2>
<p>L’idéologie est un socle essentiel pour motiver les combattants et attirer de nouvelles recrues, mais elle ne suffit pas à garantir la puissance d’un mouvement. Or, d’un point de vue matériel, les djihadistes ne font pas le poids face à leurs ennemis. S’ils engageaient toutes leurs forces dans un combat frontal face aux armées occidentales – sans même mentionner d’autres adversaires comme la Russie ou l’Iran –, ils seraient vaincus. Conscients de cette faiblesse matérielle, ils misent sur un deuxième atout : la capacité à surprendre et à déstabiliser leurs opposants en misant sur l’innovation.</p>
<p>Ainsi, al-Qaïda et Daech ont su innover à différents niveaux : organisationnel, stratégique et tactique. Un exemple d’évolution organisationnelle est la décentralisation de la nébuleuse qaïdiste qui a pris deux formes : d’une part, l’ouverture de <a href="https://www.cairn.info/un-monde-de-ruptures--9782100745562-page-48.htm?contenu=plan">« filiales » régionales</a> et, d’autre part, le déploiement d’un <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/focus-strategique/web-social-djihadisme-diagnostic-aux-remedes">vaste appareil de propagande sur Internet</a> en vue, notamment, de susciter du « terrorisme d’inspiration ». L’innovation stratégique peut être illustrée par la volonté d’Abou Bakr al-Baghdadi d’unifier les théâtres syrien et irakien en 2013, puis de rétablir le califat en 2014. Au niveau tactique, enfin, les exemples sont nombreux, de l’utilisation quasi industrielle de véhicules-suicides à la <a href="https://www.defenseone.com/technology/2017/01/drones-isis/134542/">confection de drones armés artisanaux</a>.</p>
<h2>La mobilité stratégique</h2>
<p>Ces savoir-faire tactiques peuvent être déployés sur différents théâtres car les djihadistes bénéficient d’un troisième atout : leur mobilité stratégique. Ils ont su, au cours des deux dernières décennies, faire passer le centre de gravité de leurs actions de l’Afghanistan à l’Irak puis à la Syrie, à la Libye et à l’Afrique subsaharienne. Ils savent se greffer sur des conflits locaux, profiter de la mauvaise gouvernance, des injustices et des inégalités, nouer des alliances tribales et promouvoir les mérites de leur <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/politique-etrangere/articles-de-politique-etrangere/sahel-soubassements-dun-desastre">modèle alternatif</a>. Dans des États faillis ou marqués par des fractures ethno-sociales, les djihadistes ne gagnent pas seulement du terrain en terrorisant les populations réfractaires mais aussi en se présentant comme les défenseurs d’un ordre islamique plus équitable.</p>
<p>Ces trois atouts offrent à la mouvance djihadiste internationale une capacité de résilience remarquable. Ils peuvent lui permettre de continuer à porter des coups à ses adversaires et lui fournir les bases d’une possible remontée en puissance. Ils ne sauraient toutefois suffire à offrir la victoire à des combattants irréguliers opposés aux États les plus puissants. Souvenons-nous de la formule de <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2011-2-page-281.htm">Gérard Chaliand</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Si la guérilla est l’arme du faible, le terrorisme, utilisé de façon exclusive, est l’arme du plus faible encore. »</p>
</blockquote>
<p>En définitive, après vingt ans de guerre contre le terrorisme, les États occidentaux continuent d’être confrontés à un ennemi qu’ils ne parviennent pas à éradiquer, mais qui n’est pas en mesure de l’emporter. La victoire des talibans pourrait agir comme un trompe-l’œil stratégique, laissant penser à une mouvance djihadiste enhardie qu’elle est capable de mettre l’Occident à genoux. Or, ce n’est pas le cas. Les dirigeants américains ont décidé de cesser le combat parce qu’ils ne voyaient plus dans cette guerre lointaine une priorité et qu’ils mesuraient les limites de leur action. S’ils l’avaient voulu, ils auraient néanmoins pu tenir Kaboul encore des années.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Marc Hecker a récemment publié, avec Élie Tenebaum, <em>La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle</em>, aux éditions Robert Laffont.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Robert Laffont</span></span>
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<p>La situation est différente de celle de l’URSS à la fin des années 1980. On se souvient qu’Oussama Ben Laden était persuadé que les moudjahidines, du fait de leur victoire contre l’Armée rouge en Afghanistan, avaient joué un grand rôle dans la chute de l’Union soviétique. Cette perception avait conduit l’émir d’al-Qaïda à développer une forme d’hybris, à déclarer le djihad aux États-Unis et à <a href="https://www.foreignaffairs.com/articles/afghanistan/2021-08-13/osama-bin-ladens-911-catastrophic-success">anticiper de façon erronée la réaction des Américains aux attentats du 11 septembre 2001</a>. Il est peu probable que l’histoire se répète, mais les pays occidentaux ne sont pas à l’abri d’une nouvelle surprise stratégique. Les conditions chaotiques du retrait américain d’Afghanistan risquent en tout cas de renforcer la détermination des djihadistes à poursuivre le combat et Washington pourrait avoir du mal à clore définitivement le cycle de la <em>global war on terror</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166868/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Hecker est directeur de la recherche et de la valorisation à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Il est aussi rédacteur en chef de la revue Politique étrangère.</span></em></p>Chasser « les juifs et les croisés » des terres d’islam, renverser les gouvernements « apostats » et unifier l’oumma : c’était l’objectif de Ben Laden, et c’est toujours celui de ses épigones.Marc Hecker, Enseignant à Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1666012021-08-29T17:53:07Z2021-08-29T17:53:07ZLes talibans afghans : carte d’identité<p>Les talibans afghans sont de retour au pouvoir en Afghanistan après 20 ans d’insurrection et de combat contre les troupes internationales. (Le terme <em>talib</em> désigne un étudiant en religion ; <em>taliban</em> est la forme plurielle de <em>talib</em> et ne devrait pas prendre de <em>s</em> mais nous emploierons ici la forme la plus courante en français.)</p>
<p>À l’heure où <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2021/08/15/afghanistan-taliban-islamic-emirate/">l’Émirat islamique d’Afghanistan est à nouveau instauré</a>, de nombreuses interrogations subsistent toutefois sur cette organisation.</p>
<p>Qui sont-ils exactement, quelle est leur hiérarchie, quels sont leurs soutiens, leurs ressources, et leurs objectifs ultimes ?</p>
<h2>Un mouvement pachtoune…</h2>
<p>Les talibans sont issus de tribus afghanes pachtounes dont de nombreux membres se sont réfugiés au Pakistan voisin à partir de 1979 puis sont revenus en Afghanistan pendant la décennie d’invasion soviétique qui dure jusqu’en 1989 pour affronter l’Armée rouge.</p>
<p>Fondée en 1994, en plein cœur de la guerre civile, l’organisation prend le pouvoir en Afghanistan en 1996 et instaure un Émirat islamique. Celui-ci est <a href="https://www.cfr.org/timeline/us-war-afghanistan">renversé</a> deux mois après le 11 septembre 2001, et les talibans mis en déroute.</p>
<p>Ils se regroupent alors dans les régions montagneuses frontalières avec le Pakistan voire, pour le leadership du mouvement, au Pakistan même. Depuis ces sanctuaires, les talibans récupèrent leurs forces, puis entament le combat contre les troupes internationales. Estimés à 7 000 combattants en 2006, leurs effectifs passent à près de 80 000, voire 100 000 aujourd’hui). D’abord concentrée à l’est et au sud, l’insurrection devient nationale à partir de 2006-2007. L’objectif est d’expulser d’Afghanistan les troupes internationales – en particulier les troupes américaines, plus gros contingent dès le début de l’intervention.</p>
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<p>En parallèle de ces opérations sur le terrain, les talibans travaillent leur image, notamment en se développant leur diplomatie. C’est ainsi que l’on aboutit aux négociations avec les États-Unis, qui aboutissent à <a href="https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/Agreement-For-Bringing-Peace-to-Afghanistan-02.29.20.pdf">l’accord de février 2020</a>. Pour certains, les talibans d’aujourd’hui seraient <a href="https://apnews.com/article/afghanistan-taliban-kabul-1d4b052ccef113adc8dc94f965ff23c7">plus modérés et plus tolérants</a> que leurs prédécesseurs pré-2001. L’image est <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/afghanistan-un-proche-d-un-journaliste-de-deutsche-welle-tue-par-les-talibans-20210820">trompeuse</a> : derrière une apparence plus moderne, leur idéologie et leur vision du monde demeurent inchangées.</p>
<p>Imprégnés des traditions, codes moraux et d’honneur des tribus pachtounes (le <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/03068374.2020.1832772">pashtounwali</a>, les talibans sont le fruit de la culture afghane pré-1979, insufflée de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09592310701674481">soufisme</a> et de coutumes préislamiques, à quoi se mêle le courant idéologique <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/25765949.2021.1928415">déobandi</a>, qui représente une forme de réformisme puritain sunnite.</p>
<p>Néanmoins, si le groupe trouve son origine dans les régions pachtounes, il ne revendique pas pour autant cette identité ethnique, lui préférant un caractère national.</p>
<h2>… mais qui ne veut ni ne peut s’y résumer</h2>
<p>L’idéologie talibane associe religion et guerre, ce qui explique qu’ils sont parfois qualifiés de « mollahs armés » : ces deux dimensions, religieuse et martiale, se renforcent mutuellement. Intransigeante et intégriste, la vision du monde des talibans ne soutient ni la dissension ni la contradiction. Il s’agit d’ailleurs là de l’une des clés de la longévité du groupe.</p>
<p>La loi islamique telle qu’interprétée par les érudits du mouvement reste dotée d’une <a href="https://www.usip.org/sites/default/files/PW102-Rhetoric-Ideology-and-Organizational-Structure-of-the-Taliban-Movement.pdf">moralité suprême</a> quasi sacerdotale : l’Émirat islamique se considère comme moralement supérieur et unique source d’autorité officielle et légitime sur le territoire de l’Afghanistan. Le nationalisme islamiste est ainsi la pierre angulaire du mouvement. De là découle l’inévitabilité de la victoire talibane, message largement véhiculé dans la propagande du groupe.</p>
<p>Le mouvement a, certes, évolué : initialement ancré dans la tradition pachtoune, il s’est graduellement rapproché de raisonnements similaires à ceux des groupes panislamistes comme Al-Qaïda. Cette altération trouve ses racines dans la nécessité pragmatique de favoriser l’implantation de la gouvernance talibane dans les régions non pachtounes du pays.</p>
<p>Finalement, ce sont bien ses relations publiques que le mouvement a travaillées : un langage qui se veut rassurant, une recherche d’acceptabilité, une apparence de modération, tout cela diffusé grâce à une <a href="https://www.nytimes.com/2021/08/20/technology/afghanistan-taliban-social-media.htm">certaine maîtrise des réseaux sociaux</a> (Facebook, WhatsApp).</p>
<h2>Les principaux dirigeants</h2>
<p>La constance idéationnelle du mouvement est partiellement due au fait que son <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2021/08/16/taliban-leaders-afghanistan/">leadership actuel</a> est assuré par la génération pré-2001.</p>
<p><a href="https://www.letemps.ch/monde/haibatullah-akhundzada-lhomme-tete-talibans-victorieux">Haibatullah Akhundzada</a>, émir ou « commandeur des croyants » (<em>Amir-ul-Mauminin</em>), est né dans la province de Kandahar, berceau des talibans. À 60 ans, il est, depuis 2016, le troisième émir du mouvement (après Omar (1996-2013) et Mansour (2015-2016)).</p>
<p>Akhundzada rejoint les talibans dès le milieu des années 1990 et devient l’un des proches d’Omar. Ancien juge, érudit religieux, il est une figure respectée parmi les talibans. Discret, il ne se montre que peu en public. Peu d’images existent d’ailleurs de lui, ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude du mollah Omar à l’encontre des représentations visuelles.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1427220105050562560"}"></div></p>
<p>L’émir est entouré de trois députés : Mohammad Yaqoob (fils d’Omar), Abdul Ghani Baradar (co-fondateur des talibans) et Sirajuddin Haqqani (à la tête du réseau Haqqani). Le fonctionnement de l’organisation, sous la direction de l’émir, est assuré par la Shura Rahbari, ou Shura de Quetta, qui tire son nom de la ville pakistanaise dans laquelle s’est regroupée la direction talibane après 2001.</p>
<p>La Shura, ou conseil taliban, rassemble les chefs du mouvement et décide des orientations politiques et militaires. Sous la direction du conseil se trouvent des commissions et organes administratifs. Cette structure a facilité le développement d’institutions parallèles pendant la période 2001-2021, dans des domaines aussi variés que l’économie, la santé ou l’éducation. Se définissant comme un acteur étatique, les talibans ont ainsi acquis des compétences régaliennes traditionnellement associées à un État. D’où, à leurs yeux et aux yeux de leurs soutiens, la légitimité de leur usage de la force.</p>
<p>Si la direction du mouvement réside bien entre les mains d’Akhundzada, <a href="https://www.vox.com/22626240/taliban-afganistan-baradar">Baradar</a>, 53 ans, en est le visage le plus public. Emprisonné entre 2010 et 2018 au Pakistan (cette arrestation est à comprendre dans le cadre du <a href="https://thediplomat.com/2018/10/why-does-pakistans-release-of-a-key-taliban-leader-matter/">double jeu mené par le Pakistan</a> depuis 2001, apportant d’un côté son soutien aux troupes internationales et à la lutte contre le terrorisme, tout en soutenant également les talibans de l’autre côté), Baradar est <a href="https://www.liberation.fr/planete/2019/01/27/le-taliban-baradar-converti-en-negociateur-pour-la-paix_1705791/">libéré</a> à la demande de l’émissaire des États-Unis pour l’Afghanistan, Zalmay Khalilzad, pour participer aux discussions entre les talibans et l’administration Trump, du fait de son autorité et de sa réputation de négociateur.</p>
<p>Ce rôle lui confère visibilité et légitimité ; certains le présentent d’ailleurs comme le véritable leader du mouvement. Quoi qu’il en soit, il est certain que Baradar, numéro deux des talibans, a joué un rôle central dans la <a href="https://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/how-the-taliban-did-it-inside-the-operational-art-of-its-military-victory/">stratégie</a> qui a permis de reconquérir le pays aussi rapidement.</p>
<h2>Ressources et soutiens</h2>
<p>Aux ressources idéologiques s’ajoutent des ressources matérielles, financières et diplomatiques : dès leur formation, les talibans, dont les rangs sont remplis d’anciens combattants contre l’armée soviétique, bénéficient des armes soviétiques abandonnées lors du retrait de l’armée, ainsi que des armes occidentales fournies aux combattants afghans pour les soutenir dans leur lutte contre les Soviétiques. Au fur et à mesure de leurs conquêtes territoriales de ces derniers mois, les talibans ont pu ajouter à leur arsenal des équipements modernes que les troupes internationales avaient fournis aux forces nationales de sécurité.</p>
<p>Sur le plan financier, la <a href="https://theconversation.com/afghanistan-le-controle-du-marche-de-la-drogue-lautre-victoire-des-talibans-166209">culture de l’opium et le trafic de drogues</a>, bien que moins importants qu’auparavant, restent une source centrale de revenus pour l’organisation. S’y ajoutent d’autres activités criminelles : extorsion, trafic de bois, extractions minières illégales, kidnapping…</p>
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<p>Le lien entre terrorisme, insurrection et criminalité organisée transnationale est <a href="https://www.routledge.com/Organized-Crime-and-Terrorist-Networks/Ruggiero/p/book/9780367784416">bien connu et documenté</a>. Les <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S259029112100036X">donations et contributions financières</a> d’organisations de charité islamique fournissent également des revenus au mouvement, tout comme les taxations sur les commerces et entreprises, les transports, ou encore les droits de douane. Il n’est d’ailleurs par anodin que la reconquête de territoires ait inclus très rapidement des zones frontalières, garantissant ainsi au mouvement des revenus supplémentaires. Enfin, l’ISI, le service de renseignements de l’armée pakistanaise, apporte un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/11/l-ombre-du-pakistan-derriere-l-avancee-des-talibans-en-afghanistan_6091155_3210.html">soutien financier et matériel</a> non négligeable au mouvement.</p>
<p>Au niveau diplomatique, les talibans ont su utiliser le contexte géopolitique international pour s’assurer du soutien, ou au moins de la neutralité, d’un certain nombre d’acteurs internationaux, au premier rang desquels la Chine, la Russie (qui par ailleurs les désigne toujours comme groupe terroriste) ou encore l’Iran ou le Qatar. Ainsi, les talibans recherchent des garanties, sinon de reconnaissance officielle, tout au moins de non-interférence.</p>
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<p>Au-delà des acteurs étatiques, les talibans maintiennent des <a href="https://cisac.fsi.stanford.edu/mappingmilitants/profiles/afghan-taliban">liens avec d’autres groupes</a>, notamment le Mouvement islamique d’Ouzbékistan qui, en plus de bénéficier de leur <a href="https://sgp.fas.org/crs/row/IF10604.pdf">soutien</a>, conduit des opérations communes avec eux dans le nord de l’Afghanistan. Plus connus, et <a href="https://www.dw.com/fr/afghanistan-talibans-sanctuaire-djihadistes-Daech-al-qa%C3%AFda/a-58958378">sources d’inquiétude</a>, les liens avec Al-Qaïda restent importants via le réseau Haqqani, basés notamment sur l’histoire de leurs relations et une motivation religieuse commune.</p>
<p>Affilié aux talibans tout en restant un mouvement séparé, le <a href="https://www.journaldemontreal.com/2021/08/22/le-reseau-haqqani-des-attentats-suicides-au-gouvernement-afghan">réseau Haqqani</a> leur fournit armes et entraînement. Les liens entre les deux groupes sont illustrés par la nomination de Sirajuddin Haqqani au conseil taliban.</p>
<p>Enfin, il existe des liens entre les talibans et le <a href="https://rusi.org/explore-our-research/publications/commentary/resurgence-tehrik-i-taliban-pakistan">TTP (<em>Tehrik-e-Taliban Pakistan</em>, ou taliban pakistanais)</a>, du fait de leur chevauchement idéologique et ethnique. Leurs objectifs sont toutefois distincts, chacun ayant un projet national dans son pays d’ancrage. Notons ici qu’aucun lien n’a été relevé entre les talibans afghans et la <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/L-%C3%89tat-islamique-dans-le-Khorasan-1-2.html">branche Khorasan de l’État islamique</a>, active en Afghanistan et au Pakistan ; et ui vient de revendiquer l’attentat de l’aéroport de Kaboul du 26 août ; il existe au contraire une <a href="https://www.stimson.org/2021/https-www-stimson-org-2021-iskp-and-afghanistans-future-security/">opposition</a> entre les deux mouvements.</p>
<h2>Continuité de 1994 à 2021</h2>
<p>Il serait erroné de concevoir l’évolution du groupe selon une gradation claire allant de l’extrémisme à la modération. Les talibans de 1994 étaient davantage attentifs au comportement externe de la population ; ceux de 2021 portent particulièrement attention à la vie morale interne des Afghans, dans une exigence d’adhésion pleine et entière à leur projet politique. C’est ainsi que l’on assiste à des <a href="https://www.nytimes.com/2021/08/17/world/asia/afghanistan-women-taliban.html">répressions strictes et violentes</a> de manifestations dans les villes provinciales du pays : exécutions, mariages forcés de femmes ou jeunes filles, fermetures d’écoles…</p>
<p>L’apparence a évolué, le discours est lissé, mais le fond reste bien inchangé.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166601/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dorothée Vandamme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Radiographie du mouvement qui vient de s’emparer à nouveau du pouvoir en Afghanistan.Dorothée Vandamme, Chargée de cours, UMons et Chargée de cours invitée, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1669382021-08-28T19:25:05Z2021-08-28T19:25:05ZQu’est-ce que l’État islamique au Khorassan, qui a revendiqué l’attentat de l’aéroport de Kaboul ?<p>L’<a href="https://www.nytimes.com/live/2021/08/27/world/afghanistan-taliban-biden-news">attentat suicide doublé d’une fusillade</a> commis devant l’aéroport de Kaboul le 26 août 2021 a fait au moins 100 morts, dont <a href="https://apnews.com/article/bombings-evacuations-kabul-bb32ec2b65b54ec24323e021c9b4a553">au moins 13</a> soldats américains. L’État islamique au Khorassan (EIK) <a href="https://www.reuters.com/world/islamic-state-claims-responsibility-kabul-airport-attack-2021-08-26/">a revendiqué</a> cette opération survenue quelques jours seulement après que le <a href="https://deadline.com/2021/08/joe-biden-terror-attack-warning-afghanistan-taliban-infrastructure-vote-g7-kamala-harris-1234821064/">président Joe Biden a averti</a> que ce groupe – une filiale de Daech active en Afghanistan – « cherchait à cibler l’aéroport et à attaquer les forces américaines et alliées ainsi que des civils innocents ».</p>
<p>Amira Jadoon, <a href="https://www.westpoint.edu/social-sciences/profile/amira_jadoon">spécialiste du terrorisme à l’Académie militaire américaine de West Point</a>, et Andrew Mines, <a href="https://extremism.gwu.edu/andrew-mines">chargé de recherche au Programme sur l’extrémisme de l’Université George Washington</a>, qui étudient l’EIK depuis des années, ont répondu aux questions de The Conversation US sur ce groupe terroriste et la menace qu’il représente.</p>
<h2>Pouvez-vous présenter l’EIK ?</h2>
<p>L’État islamique de la province de Khorasan, également connu sous les acronymes anglas ISIS-K, ISKP et ISK, est une filiale du groupe État islamique en Irak et en Syrie, <a href="https://www.ctc.usma.edu/pledging-baya-a-benefit-or-burden-to-the-islamic-state/">reconnue</a> par les principaux dirigeants de cette dernière organisation, laquelle est également désignée par l’acronyme arabe Daech.</p>
<p>L’EIK a été officiellement fondé en janvier 2015. En peu de temps, il est parvenu à prendre le contrôle de plusieurs districts ruraux du <a href="https://www.afghanistan-analysts.org/en/reports/war-and-peace/qari-hekmats-island-a-Daech-enclave-in-jawzjan/">nord</a> et du <a href="https://www.afghanistan-analysts.org/en/reports/war-and-peace/the-islamic-state-in-khorasan-how-it-began-and-where-it-stands-now-in-nangarhar/">nord-est</a> de l’Afghanistan, et a lancé une campagne meurtrière à travers l’Afghanistan et le Pakistan. Au cours de ses trois premières années d’existence, l’EIK a commis des <a href="https://ctc.usma.edu/allied-lethal-islamic-state-khorasans-network-organizational-capacity-afghanistan-pakistan/">attentats</a> contre des groupes minoritaires, des espaces publics et des institutions publiques, ainsi que des cibles gouvernementales, dans plusieurs des principales villes d’Afghanistan et du Pakistan.</p>
<p>En 2018, l’EIK était déjà devenu l’une des <a href="https://www.visionofhumanity.org/wp-content/uploads/2020/11/GTI-2019-web.pdf">quatre organisations terroristes les plus meurtrières</a> au monde, selon l’indice mondial du terrorisme établi par l’Institute for Economics and Peace.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1431304845097676808"}"></div></p>
<p>Mais la coalition dirigée par les États-Unis et ses partenaires afghans ont infligé à l’EIK d’importantes <a href="https://ctc.usma.edu/broken-not-defeated-examination-state-led-operations-islamic-state-khorasan-afghanistan-pakistan-2015-2018/">pertes</a> (aussi bien en termes de territoires contrôlés qu’en termes humains, bon nombre de ses responsables et soldats de rang ayant été tués). Le recul de l’organisation a culminé avec la <a href="https://undocs.org/S/2020/53">reddition</a> de plus de 1 400 de ses combattants et de leurs familles au gouvernement afghan fin 2019 et début 2020. Si bien que certains ont pu considérer que l’EIK avait été <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2020/02/09/afghanistan-claims-islamic-state-was-obliterated-fighters-who-got-away-could-stage-resurgence/">vaincue</a>.</p>
<h2>Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les origines du groupe ?</h2>
<p>L’EIK a été <a href="https://www.ctc.usma.edu/situating-the-emergence-of-the-islamic-state-of-khorasan/">fondé</a> par d’anciens membres des talibans pakistanais, des talibans afghans et du Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Au fil du temps, cependant, des militants de divers autres groupes ont rejoint ses rangs.</p>
<p>L’une des plus grandes forces de l’EIK est sa capacité à tirer parti de l’expertise locale de ces combattants et commandants. Le groupe a commencé par consolider son emprise territoriale dans les <a href="https://www.afghanistan-analysts.org/en/reports/war-and-peace/the-islamic-state-in-khorasan-how-it-began-and-where-it-stands-now-in-nangarhar/">districts méridionaux de la province de Nangarhar</a>, laquelle est située à la frontière nord-est de l’Afghanistan avec le Pakistan. C’est dans cette zone, plus précisément dans la région de Tora Bora, que se trouvait l’ancien bastion d’Al-Qaïda.</p>
<p>Son contrôle de certaines parties de la zone frontalière a permis à l’EIK de s’approvisionner et de recruter dans les zones tribales pakistanaises, ainsi que de s’appuyer sur l’expertise d’autres groupes locaux avec lesquels il a forgé des <a href="https://ctc.usma.edu/allied-lethal-islamic-state-khorasans-network-organizational-capacity-afghanistan-pakistan/">alliances opérationnelles</a>.</p>
<p>Des preuves substantielles montrent que le groupe a reçu de <a href="https://www.undocs.org/S/2016/629">l’argent</a>, des conseils et une <a href="https://www.hurstpublishers.com/book/islamic-state-khorasan/">formation</a> de la part de l’organe organisationnel central du groupe État islamique en Irak et en Syrie. Certains <a href="https://www.hurstpublishers.com/book/islamic-state-khorasan/">experts</a> ont estimé que cette aide s’élève à ce jour à plus de 100 millions de dollars américains.</p>
<h2>Quels sont ses objectifs et ses procédés ?</h2>
<p>La stratégie générale de l’EIK consiste à établir une tête de pont qui permettra à l’État islamique d’étendre son « califat » à l’Asie centrale et à l’Asie du Sud.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nX4Ijph6noc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Vidéo du 3 mai 2017.</span></figcaption>
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<p>Il vise à s’imposer comme la principale organisation djihadiste de la région, notamment en s’appropriant l’héritage des groupes djihadistes qui l’ont précédé. Cet objectif apparaît de façon évidente dans le message du groupe, qui attire des combattants djihadistes chevronnés ainsi que des militants plus jeunes issus de <a href="https://www.usip.org/publications/2020/06/bourgeois-jihad-why-young-middle-class-afghans-join-islamic-state">zones urbaines</a>.</p>
<p>Comme son homonyme en Irak et en Syrie, l’EIK tire parti de l’expertise de son personnel et de ses <a href="https://ctc.usma.edu/allied-lethal-islamic-state-khorasans-network-organizational-capacity-afghanistan-pakistan/">alliances opérationnelles</a> avec d’autres groupes pour mener des attaques dévastatrices. Ces attaques visent des minorités comme les <a href="https://www.forbes.com/sites/ewelinaochab/2021/05/09/bombings-outside-a-school-in-afghanistan-kill-over-68-people-mostly-children/?sh=3472baea1f3a">Hazaras</a> et les <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/mar/25/afghanistan-dozens-killed-in-attack-on-kabul-sikh-temple">Sikhs</a> d’Afghanistan, ainsi que des <a href="https://www.nytimes.com/2020/12/10/world/asia/afghanistan-journalist-malalai-maiwand.html">journalistes</a>, des <a href="https://www.theguardian.com/world/2018/jan/24/explosion-attack-save-the-children-office-jalalabad-afghanistan">travailleurs humanitaires</a>, des membres des forces de sécurité et les infrastructures gouvernementales.</p>
<p>L’objectif de l’EIK est de créer toujours plus de chaos afin d’attirer les combattants désabusés appartenant pour l’instant à d’autres groupes et de démontrer l’incapacité du gouvernement en place à assurer la sécurité de la population.</p>
<h2>Quelle relation l’EIK entretient-il avec les talibans ?</h2>
<p>L’EIK considère les talibans afghans comme ses rivaux stratégiques. Il qualifie les talibans afghans de <a href="https://www.afghanistan-analysts.org/en/reports/war-and-peace/iskps-battle-for-minds-what-are-their-main-messages-and-who-do-they-attract/">« nationalistes crasseux »</a> dont l’ambition se limite à former un gouvernement confiné aux frontières de l’Afghanistan. Une ambition qui ne s’inscrit pas dans l’objectif de l’État islamique, qui est d’établir un califat mondial.</p>
<p>Depuis sa création, l’EIK a tenté de recruter des membres des talibans afghans tout en ciblant les positions des talibans dans tout le pays.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1431325560727384067"}"></div></p>
<p>Ces efforts ont rencontré un certain succès, mais les talibans ont tout de même réussi à endiguer l’expansion de l’EIK en menant des <a href="https://www.afghanistan-analysts.org/en/reports/war-and-peace/qari-hekmats-island-overrun-taleban-defeat-iskp-in-jawzjan/">opérations</a> contre ses combattants et contre les zones situées sous son contrôle.</p>
<p>Lors de ces affrontements avec l’EIK, les talibans ont souvent bénéficié de l’appui de la puissance aérienne et des offensives terrestres des <a href="https://www.washingtonpost.com/outlook/2020/10/22/taliban-isis-drones-afghanistan/">États-Unis et de l’Afghanistan</a>, bien que l’on ne sache pas à ce jour dans quelle mesure ces opérations ont été coordonnées.</p>
<p>Ce qui est clair, c’est que la majorité des <a href="https://ctc.usma.edu/broken-not-defeated-examination-state-led-operations-islamic-state-khorasan-afghanistan-pakistan-2015-2018/">pertes d’effectifs et de dirigeants</a> de l’EIK ont été le résultat des opérations menées par les États-Unis et par les troupes officielles afghanes, et spécialement des frappes aériennes américaines.</p>
<h2>Quelle est la menace que représente l’EIK en Afghanistan et pour la communauté internationale ?</h2>
<p>L’EIK ayant été relativement affaibli, ses objectifs immédiats consistent avant tout à reconstituer ses rangs et à afficher sa détermination en menant des attaques de grande envergure. Ce faisant, le groupe cherche à rester un acteur important dans le paysage afghan et pakistanais. Il souhaiterait sans doute s’en prendre aux États-Unis et à leurs partenaires à l’étranger, il n’y a <a href="https://www.nytimes.com/2019/08/02/world/middleeast/isis-afghanistan-us-military.html">pas de consensus au sein de l’armée américaine et de la communauté du renseignement</a> quant à sa capacité à frapper des territoires éloignés de l’Afghanistan.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/76e4XF0jUek?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Mais en Afghanistan même, l’EIK apparaît comme un danger majeur. Outre ses attaques contre les minorités et les institutions civiles afghanes, le groupe a massacré des <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/isis-islamic-state-afghanistan-wilayat-khorasan-red-cross-aid-workers-killed-shot-gunmen-massacre-a7568791.html">travailleurs humanitaires internationaux</a> et des <a href="https://thediplomat.com/2021/06/10-killed-in-attack-on-demining-camp-in-afghanistan/">démineurs</a>, et a même tenté, en janvier 2021, d’<a href="https://www.cnn.com/2021/01/13/middleeast/isis-assassination-attempt-us-intl/index.html">assassiner</a> le principal envoyé américain à Kaboul.</p>
<p>Il est encore trop tôt pour savoir à quel point le retrait des États-Unis d’Afghanistan profitera à l’EIK, mais l’attentat de l’aéroport de Kaboul illustre tragiquement la menace permanente que le groupe fait peser sur le pays.</p>
<p>À court terme, l’EIK continuera probablement à chercher à semer la panique et le chaos, à perturber le processus de retrait des troupes américaines et à démontrer que les talibans afghans sont incapables d’assurer la sécurité de la population.</p>
<p>Si le groupe parvient à reconstituer un certain niveau de contrôle territorial à long terme et à recruter davantage de combattants, il sera très probablement en mesure de retrouver le niveau qui était le sien il y a encore deux ou trois ans et à représenter une menace très réelle aux niveaux national, régional et international.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166938/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Amira Jadoon est professeure adjointe au Combating Terrorism Center et au département des sciences sociales de l'Académie militaire américaine de West Point, à New York. Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne représentent pas le Combating Terrorism Center, l'Académie militaire américaine, le ministère de la Défense ou le gouvernement américain.
</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Andrew Mines ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Deux experts présentent l’État islamique au Khorassan, la branche afghane de Daech, active depuis plusieurs années, qui a revendiqué le sanglant attentat commis le 26 août devant l’aéroport de Kaboul.Amira Jadoon, Assistant Professor at the Combating Terrorism Center, United States Military Academy West PointAndrew Mines, Research Fellow at the Program on Extremism, George Washington UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1663222021-08-19T14:22:52Z2021-08-19T14:22:52ZLes talibans « n’ont pas changé » d’après les femmes assujetties à leur régime extrémiste<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/417015/original/file-20210819-15-1hhrzeb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C4000%2C2598&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des citoyens afghans lors d'un rassemblement organisé à Kaboul en mars 2021 pour soutenir les pourparlers de paix entre les talibans et le gouvernement.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/afghan-women-youths-activists-and-elders-gather-at-a-rally-news-photo/1232002648">Haroon Sabawoon/Anadolu Agency via Getty Images</a></span></figcaption></figure><p>Les talibans <a href="https://www.lesoleil.com/actualite/monde/les-talibans-ont-gagne-en-afghanistan-144e1e7fd315e905e172931e2578c1f9">règnent désormais en maître absolu en Afghanistan</a>, vingt ans après avoir été chassés du pouvoir par l’armée américaine.</p>
<p>C’est ce que craignaient le plus les 15 militantes que nous avons interviewées depuis un an, dirigeantes communautaires et politiciennes afghanes, dans le cadre d’une initiative internationale <a href="https://www.wluml.org/afghancampign/">axée sur la défense et la protection constitutionnelle des droits des femmes en Afghanistan</a>. Pour assurer la sécurité des participantes à notre étude, nous avons choisi de ne pas mentionner leur nom, ou de nous en tenir à leur prénom. Elles étaient extrêmement sceptiques sur le fait que les talibans aient pu changer.</p>
<p>« Toute réforme des talibans semble impossible », nous a affirmé une militante de Kaboul, âgée de 40 ans. « Ils prônent une idéologie fondamentaliste, en particulier en ce qui concerne les femmes. »</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-talibans-reduisent-les-femmes-et-les-jeunes-filles-en-esclaves-sexuelles-et-le-monde-ne-peut-se-detourner-les-yeux-166161">Les talibans réduisent les femmes et les jeunes filles en esclaves sexuelles et le monde ne peut se détourner les yeux</a>
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<h2>De la soumission au Parlement</h2>
<p>De 1996 à 2001, les talibans ont régné sur l’intégralité de l’Afghanistan. Si l’ensemble de la population a dû se plier aux interdictions découlant de leur interprétation conservatrice du Coran, <a href="https://www.nytimes.com/2001/11/24/opinion/liberating-the-women-of-afghanistan.html">ce sont les femmes qui en ont le plus souffert</a>.</p>
<p>À l’époque, les femmes n’étaient pas autorisées à sortir de chez elles sans un chaperon mâle, et devaient porter une burqa les recouvrant de la tête aux pieds. Il leur était interdit de <a href="https://www.nytimes.com/2000/03/09/world/afghanistan-s-girls-fight-to-read-and-write.html">se rendre dans les centres de santé, fréquenter l’école ou travailler</a>.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Deux femmes afghanes portant des burqas de styles différents passent devant un soldat de la milice fondamentaliste talibane armée" src="https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/412914/original/file-20210723-23-fu4db3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Kaboul sous le règne des talibans, octobre 1996.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/two-afghan-women-wearing-different-styles-of-burqas-pass-by-news-photo/114936599">Saeed Khan/AFP</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 2001, les États-Unis ont envahi l’Afghanistan, renversé le régime des talibans et travaillé avec les Afghans à mettre en place un gouvernement démocratique.</p>
<p>L’occupation américaine du pays visait officiellement à mettre la main sur Osama ben Laden, le cerveau des attentats du 11 septembre à New York, réfugié en Afghanistan avec l’aval des talibans. <a href="https://www.usfca.edu/sites/default/files/arts_and_sciences/international_studies/saving_muslim_women-_feminism_u.s_policy_and_the_war_on_terror_-_university_of_san_francisco_usf.pdf">Mais les États-Unis ont aussi invoqué les droits des femmes pour justifier leur occupation</a>.</p>
<p>Une fois les talibans chassés du pouvoir, de très nombreuses femmes ont intégré la vie publique, y compris dans les sphères du droit, de la médecine et de la politique. Les femmes représentent aujourd’hui <a href="https://data.ipu.org/women-ranking?month=10&year=2020">plus du quart des parlementaires afghans</a>. Déjà en 2016, <a href="https://www.centreforpublicimpact.org/case-study/building-trust-in-government-afghanistans-national-solidarity-program">plus de 150 000 femmes avaient été élues à des postes locaux</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/laccord-de-paix-entre-lafghanistan-et-les-extremistes-talibans-pourrait-avoir-des-repercussions-nefastes-pour-les-femmes-156735">L’accord de paix entre l’Afghanistan et les extrémistes talibans pourrait avoir des répercussions néfastes pour les femmes</a>
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<h2>Rhétorique et réalité</h2>
<p>L’an dernier, après 20 ans de présence en Afghanistan, les États-Unis ont signé un accord avec les talibans, <a href="https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2020/03/05/around-the-halls-brookings-experts-discuss-the-implications-of-the-us-taliban-agreement/">s’engageant à retirer leurs troupes du pays à condition que les talibans coupent les ponts avec al-Qaida</a> et entament des pourparlers de paix avec le gouvernement. Cet accord est évidemment désuet aujourd’hui, alors que les talibans règnent en maître sur tout le pays.</p>
<p>Les talibans avaient alors affirmé dans le cadre des pourparlers engagés, - <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817144/afghanistan-kaboul-talibans-gouvernement">et réaffirmé ces jours-ci</a> - vouloir accorder aux femmes des <a href="https://www.rferl.org/a/taliban-constitution-offers-glimpse-into-militant-group-s-vision-for-afghanistan/30577298.html">droits « conformes à l’Islam »</a>.</p>
<p>Cela dit, selon les femmes que nous avons interviewées, les talibans rejettent toujours la notion d’égalité des sexes. « Même si les talibans ont appris à apprécier Twitter et les réseaux sociaux à des fins de propagande, leurs actions sur le terrain montrent qu’ils n’ont pas changé », nous a récemment affirmé Meetra, une avocate.</p>
<p>L’équipe de négociateurs des talibans ne comptait aucune femme, et, à mesure que leurs combattants locaux s’emparaient de districts, les droits des femmes y régressaient.</p>
<p><a href="https://www.csmonitor.com/World/Middle-East/2021/0715/Back-to-the-darkness-Afghan-women-speak-from-Taliban-territory">Une institutrice</a> du district situé dans la province septentrionale de Mazâr-e-Sharif, tombé au printemps aux mains des talibans, nous a raconté : « Au début, en voyant les interviews des talibans à la télé, nous avons cru qu’il existait un espoir de paix, que les talibans avaient peut-être changé. Mais je les ai vus de près, et ils n’ont absolument pas changé. »</p>
<p>Dans les zones sous le contrôle des talibans, il n’était pas rare d’entendre les haut-parleurs des mosquées claironner que les femmes doivent désormais porter la burqa et être accompagnées d’un chaperon mâle en public. Ils brûlent les écoles publiques, les bibliothèques et les laboratoires d’informatique.</p>
<p>« Nous détruisons ces lieux et mettons en place nos propres écoles religieuses pour former les talibans de demain », a expliqué un <a href="https://www.france24.com/en/tv-shows/reporters/20210611-afghanistan-a-journey-through-taliban-country?ref=fb_i">combattant local à la chaîne France 24 en juin 2021</a>.</p>
<p>Dans les écoles religieuses pour filles dirigées par les talibans, les <a href="https://theculturetrip.com/asia/afghanistan/articles/the-rise-of-fundamentalist-madrassas-in-northern-afghanistan/">élèves apprennent en quoi consiste le rôle « approprié » des femmes</a>, selon leur interprétation stricte du Coran. Il consiste essentiellement en l’accomplissement de tâches domestiques.</p>
<p>Pour beaucoup d’Afghans, la manière d’agir des talibans prouve que ceux-ci rejettent les principes de base de la démocratie, dont ceux de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression.</p>
<h2>Une histoire d’égalité</h2>
<p><a href="https://theconversation.com/islam-and-feminism-are-not-mutually-exclusive-and-faith-can-be-an-important-liberator-77086">De nombreux pays musulmans</a> ont peu à peu progressé vers l’égalité des hommes et des femmes. C’est le cas de l’Afghanistan, où les femmes luttent depuis un siècle avec succès pour obtenir de nouveaux droits.</p>
<p>Dans les années 1920, la <a href="https://time.com/5792702/queen-soraya-tarzi-100-women-of-the-year/">reine Soraya d’Afghanistan</a> a pris part au développement politique du pays au côté de son époux, le roi Amanullah Khan. Militante des droits des femmes, elle a veillé à ce que les femmes bénéficient non seulement d’une formation traditionnelle axée sur les arts ménagers et la religion, mais aussi d’une éducation moderne axée sur les sciences, l’histoire et d’autres domaines.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Le roi Amanullah Khan et le reine Soraya Tarzi Hanim arrivent à une gare ferroviaire" src="https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/412916/original/file-20210723-19-1jltxm1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La reine Soraya Tarzi Hanim et le roi Amanullah Khan œuvrant ensemble au développement de l’Afghanistan en 1928.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/emir-king-of-afghanistan-01-06-1892-amanullah-khans-news-photo/876358664">ullstein bild/ullstein bild via Getty Images</a></span>
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<p>Dans les années 1960, des <a href="https://digitalcommons.nyls.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1372&context=n/32ewdfsxq783yls_law_review">femmes figuraient parmi les rédacteurs de la première véritable Constitution de l’Afghanistan</a>. Ratifiée en 1964, elle a instauré l’égalité des droits entre hommes et femmes ainsi que des élections démocratiques. En 1965, quatre femmes ont été élues au Parlement afghan, <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691643434/afghanistan">et plusieurs autres sont ensuite devenues ministres</a>.</p>
<p>Les femmes afghanes ont manifesté contre toutes les atteintes à leurs droits. En 1968, par exemple, lorsque les conservateurs ont tenté d’adopter une loi leur interdisant de partir étudier à l’étranger, des <a href="http://www.afghandata.org:8080/xmlui/bitstream/handle/azu/3788/azu_acku_pamphlet_hq1735_6_d87_1981_w.pdf">centaines d’étudiantes ont manifesté à Kaboul et dans d’autres villes</a>.</p>
<p>Le statut des femmes afghanes a continué de s’améliorer sous les régimes socialistes de la fin des années 1970 et des années 1980, soutenus par les Soviétiques. Pendant cette période, le Parlement a encore renforcé l’éducation des filles et rendu illégales les pratiques préjudiciables aux femmes, comme celles qui consistaient à les offrir en mariage pour mettre fin aux conflits entre tribus <a href="http://www.afghandata.org:8080/xmlui/handle/azu/3837?show=full">ou encore à forcer les veuves à épouser le frère de leur mari décédé</a>.</p>
<p>À la fin de l’ère socialiste, en 1992, les femmes participaient pleinement à la vie publique en Afghanistan. En 1996, l’ascension des talibans a mis un terme aux progrès accomplis, temporairement.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="De jeunes hommes et femmes marchent dans un parc de Kaboul" src="https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/412917/original/file-20210723-27-bn3hoy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La vie quotidienne à Kaboul en 1988, un an avant l’éclatement de la guerre civile.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/daily-life-in-kabul-one-year-before-the-civil-war-and-at-news-photo/542346650">Patrick Robert/Sygma via Getty Images</a></span>
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<h2>Une république résiliente</h2>
<p>L’ère post-talibans a montré la résilience des femmes afghanes après le terrible recul de leurs droits. Elle a aussi mis en lumière le souhait des citoyens de voir mis en place un gouvernement plus démocratique et réactif.</p>
<p>Les talibans n’étaient pas en mesure de s’emparer du pouvoir par les urnes. En effet, dans le cadre d’un sondage mené en 2019 par The Asia Foundation, seuls 13,4 % des répondants ont exprimé une certaine sympathie pour eux.</p>
<p>C’est la raison pour laquelle les talibans ont imposé leur autorité au peuple afghan par la force des armes, comme ils l’avaient fait dans les années 1990. De nombreuses femmes craignent que l’Histoire ne se répète…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166322/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Homa Hoodfar est est affiliée à Women Living Under Muslim Laws en tant que membre du conseil d'administration.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Mona Tajali siège au conseil d'administration de l'association Women Living Under Muslim Laws.
</span></em></p>Le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan est terrible pour les femmes de ce pays, dont les droits avaient fait des progrès considérables ces 20 dernières années.Homa Hoodfar, Professor of Anthropology, Emerita, Concordia UniversityMona Tajali, Associate Professor of International Relations and Women's, Gender, and Sexuality Studies, Agnes Scott CollegeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1662122021-08-16T17:45:52Z2021-08-16T17:45:52ZLes talibans réduisent les femmes en esclavage : une réalité que le monde ne peut ignorer<p>Après le retrait des forces américaines et otaniennes d’Afghanistan en juillet, les talibans ont rapidement pris le contrôle du pays. Le président a fui et le <a href="https://www.nytimes.com/live/2021/08/15/world/taliban-afghanistan-news">gouvernement est tombé</a>.</p>
<p>Enhardis par leur succès, par le manque de résistance des forces afghanes et par la faible réaction internationale, les talibans se montrent de plus en plus violents. Pour les femmes afghanes, leur retour au pouvoir constitue une <a href="https://abcnews.go.com/Politics/im-scared-afghan-girls-women-fear-talibans-return/story?id=78443760">réalité terrifiante</a>.</p>
<p>Début juillet, les dirigeants talibans qui venaient de prendre le contrôle des provinces de Badakhshan et de Takhar ont ordonné aux chefs religieux locaux de leur fournir une liste de filles de plus de 15 ans et de veuves de moins de 45 ans <a href="https://www.hindustantimes.com/world-news/taliban-asks-for-list-of-girls-widows-to-be-married-to-their-fighters-reports">à « marier » avec des combattants talibans</a>. On ne sait pas encore si les chefs religieux ont obtempéré.</p>
<p>Si ces <a href="https://www.thenationalnews.com/world/asia/2021/08/03/taliban-trying-to-force-afghan-girls-as-young-as-13-into-marriage/">mariages forcés</a> ont lieu, les femmes et les jeunes filles seront emmenées au Waziristan (Pakistan) pour être rééduquées et converties à un « islam authentique ».</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/FLq9dVJgTnk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cet ordre a effrayé les femmes et leurs familles vivant dans ces régions et les a forcées à <a href="https://tolonews.com/index.php/afghanistan-173504">fuir et à rejoindre les rangs des personnes déplacées à l’intérieur du pays</a>. L’Afghanistan est en proie à un véritable désastre humanitaire : rien qu’au cours des trois derniers mois, <a href="https://tolonews.com/index.php/afghanistan-173980">900 000 personnes ont été déplacées</a>.</p>
<h2>La brutalité du premier règne des talibans</h2>
<p>Cette directive des talibans, de mauvais augure pour la suite des événements, rappelle ce qu’a été leur régime quand ils ont exercé le pouvoir en Afghanistan entre 1996 et 2001. Les femmes ont alors été privées de bon nombre des droits humains les plus élémentaires. Il leur a été interdit d’exercer un emploi et d’avoir accès à l’éducation. Elles ont été systématiquement contraintes de porter la burqa et il leur était impossible de <a href="https://gandhara.rferl.org/a/taliban-repression-afghan-women/31358597.html">sortir de chez elles sans être accompagnées d’un « tuteur » masculin, ou <em>mahram</em></a>.</p>
<p>Les talibans prétendent <a href="https://www.npr.org/2021/08/04/1023426247/the-taliban-say-theyve-changed-experts-arent-buying-it-and-fear-for-afghanistan">avoir évolué sur la question des droits des femmes</a> ; mais leurs récentes actions, qui semblent attester de leur détermination à livrer des milliers de femmes à l’esclavage sexuel, montrent que ce n’est absolument pas le cas.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/_n9ohBeJX9g?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>En outre, les <a href="https://time.com/6078072/afghanistan-withdrawal-taliban-girls-education/">talibans ont déjà annoncé leur intention de mettre fin à l’éducation des filles</a> après l’âge de 12 ans, d’interdire aux femmes de travailler et de rétablir la loi exigeant que les femmes soient accompagnées d’un tuteur pour la moindre sortie hors de leur domicile.</p>
<p>Les progrès obtenus par les femmes afghanes au cours des vingt dernières années, notamment en matière d’éducation, d’emploi et de participation politique, <a href="https://foreignpolicy.com/2021/07/23/afghanistan-taliban-women-gender/">sont gravement menacés</a>.</p>
<p>La pratique consistant à offrir des « épouses » relève d’une stratégie visant à inciter les hommes à rejoindre les rangs des talibans. Il s’agit d’esclavage sexuel, et non de mariage. Or contraindre les femmes à l’esclavage sexuel sous le couvert du mariage constitue à la fois un crime de guerre et un crime contre l’humanité. <a href="https://treaties.un.org/doc/Treaties/1954/04/19540422%2000-23%20AM/Ch_V_2p.pdf">L’article 27 de la Convention de Genève</a> stipule :</p>
<blockquote>
<p>« Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur. »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1427251337595600896"}"></div></p>
<p>En 2008, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la <a href="https://undocs.org/fr/S/RES/1820(2008)">résolution 1820</a> qui fait observer que « le viol et d’autres formes de violence sexuelle peuvent constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif du crime de génocide ». Elle reconnaît la violence sexuelle comme une tactique de guerre visant à humilier, dominer et instiller la peur chez les civils.</p>
<h2>Comment réagir ?</h2>
<p>L’ONU doit agir avec détermination pour empêcher de nouvelles atrocités contre les femmes en Afghanistan.</p>
<p>Je propose à la communauté internationale quatre actions politiques visant à instaurer une paix durable. Elles sont guidées par la résolution 1820 qui souligne l’importance de l’implication des femmes en tant que participantes égales au processus de paix et qui condamne toutes les formes de violence sexiste contre les civils dans les conflits armés :</p>
<ol>
<li><p>Appeler à un cessez-le-feu immédiat pour garantir que le processus de paix puisse se poursuivre de bonne foi.</p></li>
<li><p>Veiller à ce que les droits des femmes – inscrits dans la Constitution afghane, la législation nationale et le droit international – soient respectés.</p></li>
<li><p>Insister pour que les négociations futures se déroulent avec une participation significative des femmes afghanes. Lors des négociations entre le gouvernement Ghani et les talibans, il n’y avait que quatre femmes dans l’équipe du gouvernement afghan et aucune dans celle des talibans.</p></li>
<li><p>La levée des sanctions contre les talibans doit être conditionnée à leur engagement à respecter les droits des femmes. L’Union européenne et les États-Unis, qui sont actuellement les principaux bailleurs de fonds de l’Afghanistan, doivent conditionner leur aide au respect des droits des femmes et à leur accès à l’éducation et à l’emploi.</p></li>
</ol>
<p>Les femmes d’Afghanistan et de toute la région se féliciteraient des efforts que déploieraient les Nations unies et la communauté internationale pour faire en sorte que les personnes ayant survécu à des violences sexuelles bénéficient d’une protection égale au regard de la loi et d’un accès égal à la justice.</p>
<p>La lutte contre l’impunité des auteurs de violences sexuelles s’inscrit pleinement dans une approche globale visant à rechercher une paix durable, la justice et la réconciliation nationale en Afghanistan.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166212/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vrinda Narain est membre du conseil d'administration de l’organisation Women Living Under Muslim Laws.</span></em></p>Quand ils sont au pouvoir, les talibans privent les femmes de nombreux droits élémentaires. Parmi leurs exactions, l’une des pires est la pratique des mariages forcés, une forme d’esclavage sexuel.Vrinda Narain, Associate Professor, Faculty of Law, Centre for Human Rights and Legal Pluralism; Max Bell School of Public Policy, McGill UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1611982021-05-23T22:07:32Z2021-05-23T22:07:32ZMozambique : des gisements gaziers à l’insurrection islamiste<p>Le 24 avril dernier, la prise de la ville de Palma par les rebelles islamistes a contraint Total à stopper son plus grand projet et a propulsé le Mozambique au premier plan de l’actualité internationale. Comment expliquer la progression fulgurante de cette insurrection et la déconfiture concomitante des forces de sécurité du pays ? Cette trajectoire récente ne peut en réalité se comprendre qu’à la lumière de la découverte de gisements gaziers en 2013.</p>
<p>Cette « bonne fortune » a plongé le Mozambique dans la malédiction des ressources naturelles de manière prématurée et exacerbé les frustrations. Aujourd’hui, ignorer cette réalité conduirait à se méprendre gravement sur la nature de l’insurrection islamiste qui secoue le Nord mozambicain.</p>
<h2>La success story des bailleurs</h2>
<p>Pendant vingt ans, le Mozambique a été une success story, encensée par la communauté des bailleurs, qui a mal tourné sans que ces derniers aient été capables de prévoir ce revirement de fortune.</p>
<p>Après une longue guerre civile entre le Frelimo et la Renamo, le Mozambique est sorti de la violence grâce à une paix négociée en 1992 qui a abouti à un régime stable et une période de croissance économique soutenue. Le taux de croissance du PIB a été de 7,2 % de 2000 à 2016 et le taux de pauvreté est passé de 60,3 % en 2000 à 48,4 % en 2015. Le Mozambique a reçu des montants importants d’aide internationale depuis la fin de la guerre civile, qui représentaient plus de la moitié du budget jusqu’en 2009 et faisaient encore de lui le huitième pays d’Afrique le plus aidé en 2015. Les indicateurs de santé et la scolarisation s’y sont améliorés.</p>
<p>Mais ces progrès reposaient sur des bases malsaines. D’une part, les élections étaient certes organisées régulièrement mais elles étaient tout aussi régulièrement gagnées par le même parti, le Frelimo, qui est au pouvoir depuis l’indépendance en… 1975. Après la guerre, ce mouvement a fait sans état d’âme sa mutation du communisme au capitalisme politique. Le parti contrôle l’État et l’économie, l’élite politique étant devenue une oligarchie économique à la faveur des privatisations : de 1989 à 1998, 800 des 1 250 entreprises publiques ont été privatisées.</p>
<p>D’autre part, la croissance n’a pas été assez inclusive et les inégalités sociales et territoriales se sont accrues, avec un coefficient de Gini passé de 0,47 en 2008 à 0,56 en 2014. Le clivage entre un Sud prospère, siège de la capitale Maputo, et un Nord et un Centre ruraux, pauvres et peuplés, s’est creusé.</p>
<p>Par ailleurs, la croissance a été en grande partie tirée par le secteur extractif et les grands projets d’infrastructures y afférant. L’exploitation minière d’abord puisque le Mozambique est le second producteur de charbon en Afrique. Mais aussi l’exploitation forestière, le pays étant le cinquième fournisseur africain de bois à la Chine. En une décennie, ce pays ravagé par la guerre civile s’est transformé en un nouvel État rentier dans lequel ont investi beaucoup de pays émergents (Inde, Chine, Brésil, etc.).</p>
<h2>Une euphorie gazière de courte durée</h2>
<p>Entre 2010 et 2013, les explorations off-shore ont conduit à la découverte d’immenses gisements de gaz sur la côte nord du Mozambique. Ces énormes découvertes, évaluées à 160 trillions de pieds cubes, furent saluées comme la promesse de transformer le huitième pays le plus pauvre d’Afrique (en termes de PIB par habitant) en un futur grand producteur de gaz naturel liquéfié… un nouveau Qatar.</p>
<p>La plupart des grandes compagnies occidentales et asiatiques défilèrent alors à Maputo et firent miroiter à l’élite au pouvoir des investissements colossaux : une centaine de milliards de dollars en 20 ans pour développer le potentiel gazier. Cette euphorie gazière a créé l’illusion d’une richesse instantanée et a propagé la vision du Mozambique comme le nouvel eldorado du XXI<sup>e</sup> siècle. D’État rentier, le Mozambique était voué à devenir un État super-rentier, courtisé par toutes les majors et leurs gouvernements.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=588&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=588&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=588&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=739&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=739&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/402196/original/file-20210521-13-1qk3q1a.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=739&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Cette euphorie a gagné tout le monde, y compris les bailleurs qui s’y sont laissés prendre d’autant plus facilement que le Mozambique faisait figure de bon élève en termes de gestion macroéconomique et de privatisations. Ainsi, le FMI organisa la conférence Africa Rising à Maputo les 29 et 30 mai 2014 et, au début de l’année 2016, le FMI et la Banque mondiale chantaient les louanges de la gestion des autorités locales et encourageaient les bailleurs à leur fournir de l’aide budgétaire.</p>
<p>Quelques mois plus tard, à la lecture du <a href="https://www.wsj.com/articles/tuna-and-gunships-how-850-million-in-bonds-went-bad-in-mozambique-1459675803?mod=article_inline&mod=article_inline&mod=article_inline">Wall Street Journal</a>, ils découvraient le scandale politico-financier des prêts cachés évalués d’abord à 1 puis à 2 milliards (soit 13 % du PIB du pays en 2016). Après avoir salué « de <a href="https://www.imf.org/fr/News/Articles/2015/09/28/04/53/sp052914">longues années de renforcement des institutions et de bonne gestion économique</a> » au Mozambique, la directrice du FMI, Christine Lagarde, <a href="https://clubofmozambique.com/news/lagarde-links-suspension-of-imf-programme-to-hidden-corruption/">accusait alors le gouvernement de corruption</a>.</p>
<h2>Les dérives d’une oligarchie politico-économique</h2>
<p>Pourtant des signes précurseurs étaient apparus bien avant 2016. Le budget de l’État mozambicain n’était pas participatif, était peu transparent et très modérément contrôlé depuis 2012. En 2019, le Mozambique occupait la 64<sup>e</sup> place sur 117 dans le <a href="https://www.internationalbudget.org/open-budget-survey/country-results/2019/mozambique">classement de la transparence budgétaire</a>. Les dirigeants du Frelimo se sont mués en une véritable oligarchie politico-économique. Non contents de contrôler sans partage les ressources de l’État grâce à l’absence d’opposition, ils ont aussi pris le contrôle de pans entiers de l’économie licite et illicite – le <a href="https://mg.co.za/article/2012-01-06-mozambiques-mr-guebusiness/">clan du président Guebuza s’imposant dans le transport</a>, entre autres.</p>
<p>Le coût de la corruption entre 2002 et 2014 s’élevait à 4,9 milliards, représentant 30 % du PIB du pays sur la même période, et le Mozambique occupe aujourd’hui une place centrale dans le <a href="https://www.econstor.eu/bitstream/10419/224816/1/wp190.pdf">trafic d’héroïne</a> d’Asie en <a href="https://globalinitiative.net/wp-content/uploads/2018/07/2018-06-27-research-paper-heroin-coast-pdf.pdf">Afrique australe</a>.</p>
<p>Mais surtout, le vieil ennemi endormi depuis l’accord de paix en 1992, la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/08/01/mozambique-signature-d-un-accord-de-paix-entre-le-pouvoir-et-la-renamo_5495551_3212.html">Renamo</a>, est sorti de sa torpeur. À partir de 2013, sur fond de revendication d’accès au pouvoir provincial, elle a lancé des attaques ponctuelles dans ses anciens fiefs du Nord et du Centre. Il s’agissait moins de déclencher une nouvelle guerre civile que de rappeler <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/regalia_resurgence_conflict_mozambique_2017_v2.pdf">son pouvoir de nuisance</a> au Frelimo dans des zones où venaient d’être découvertes des réserves de gaz.</p>
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<p>Après plusieurs cessez-le-feu et le décès du leader historique de la Renamo en 2018 (Afonso Dhlakama), un compromis discret fut négocié et officialisé par un accord de paix signé en août 2019. Le régime a apaisé la Renamo en s’engageant à lui ouvrir les portes des services de sécurité et du pouvoir local et aussi probablement en récompensant discrètement certains de ses leaders. La formation d’une oligarchie politico-économique, l’opacité budgétaire grandissante et la résurgence du conflit avec la Renamo furent alors considérées comme des indices négligeables, uniquement mis en avant par les esprits chagrins de la société civile nationale et internationale. Or tous ces développements étaient déjà les signes avant-coureurs d’une malédiction des ressources prématurée.</p>
<h2>Des réglementations et outils anticorruption inefficaces</h2>
<p><a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/crise-financiere-mozambique-un-pays-modele-remis-cause">Le scandale des dettes cachées</a>, qui a éclaté en 2016, a été l’autre effet collatéral. Orchestré entre des compagnies publiques mozambicaines principalement détenues par les services de renseignement mozambicains, des banques étrangères et une société basée au Liban, ce montage financier, qui avait été caché au Parlement et aux bailleurs et dont les détails sont maintenant bien connus, a jeté une lumière crue sur la corruption du régime.</p>
<p>Au niveau mozambicain, ce scandale impliquait le président Guebuza, les ministres de la Défense et des Finances et des responsables des services de renseignement. Les réglementations et outils anticorruption mis en place à l’instigation des bailleurs démontraient leur inutilité de manière flagrante dans un régime de parti-État sans véritables contre-pouvoirs.</p>
<p>Ce scandale des dettes cachées a ouvert la boîte de Pandore. À partir de 2017, les scandales de corruption gouvernementale se sont succédé à un rythme soutenu : détournements du Fonds de développement agricole, utilisation des fonds de la Sécurité sociale pour acheter des avions, etc. Comme au même moment une autre crise de corruption éclatait au Brésil, des firmes brésiliennes actives au Mozambique contribuèrent aussi à la chronique des scandales locaux.</p>
<p>Dans le cadre de l’affaire des prêts cachés, le ministre des Finances mozambicain, Manuel Chang, a été arrêté en Afrique du Sud en 2018, où il est toujours détenu. Les autorités de Pretoria hésitent entre leur voisin mozambicain et la justice américaine qui demande son extradition.</p>
<h2>La malédiction des ressources naturelles prématurée</h2>
<p>L’impact financier du scandale fut immédiat. Endettement vertigineux, dépréciation brutale de la monnaie locale, suspension du programme du FMI, retrait des aides budgétaires, crise de confiance des bailleurs, enquête internationale : le bon élève se révélait être un tricheur professionnel. Alors qu’il avait bénéficié du mécanisme multilatéral d’annulation de dettes en 2002, le Mozambique était endetté à hauteur de 109 % de son PIB en 2017 ! La moitié de sa dette était contractée auprès de banques commerciales à des taux d’intérêt élevés et pour des <a href="https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2019/08/22/a-2bn-loan-scandal-sank-mozambiques-economy">investissements à l’utilité très douteuse</a>.</p>
<p>La succession des scandales révélait qu’à l’instar d’une bulle spéculative sur le marché financier, une bulle de corruption s’était constituée dans le régime de Maputo à partir des découvertes de gaz. Cette bulle de corruption révélait l’inconséquence de la supervision du FMI. Celui-ci avait ignoré que le Mozambique était devenu en peu d’années un cas classique de <a href="https://resourcegovernance.org/blog/what-presource-curse"><em>pre-resource curse</em></a>. Le gouvernement avait surendetté le pays avant de percevoir les premiers revenus de l’exploitation gazière, les prévisions de recettes étaient excessives, la corruption explosait et la future manne gazière provoquait déjà des tensions.</p>
<h2>Le recours à la Chine</h2>
<p>Le scandale de 2016, le remplacement du président Guebuza par Filipe Nyusi en 2015 et la pression des bailleurs auraient dû modifier le cours de l’histoire mais, au lieu d’assainir un peu les écuries d’Augias, le régime a préféré la fuite en avant. Si des arrestations ont été faites au Mozambique dans le cadre de l’enquête sur le scandale des prêts cachés, le gouvernement ne semble guère pressé de faire toute la lumière sur cette affaire. Les négociations avec le FMI sont au point mort.</p>
<p><a href="https://resourcegovernanceindex.org/country-profiles/MOZ/oil-gas">D’après l’évaluation de la qualité de la gouvernance</a> des ressources naturelles par le Natural Resource Governance Institute, les faiblesses du Mozambique restent sa gestion budgétaire des revenus du secteur extractif et l’écart constant entre la réglementation et son application. Mis à l’index par les bailleurs et les grandes banques, le gouvernement de Maputo s’est alors tourné vers la Chine pour financer ses projets d’infrastructures. Très modeste en 2010, avec 45 millions de dollars, la dette chinoise atteint aujourd’hui 2 milliards de dollars, soit 20 % de la dette extérieure totale.</p>
<p>Cette croissance très rapide, qui avait débuté avant le scandale de 2016, s’est accélérée depuis. <a href="https://www.cipeleicoes.org/wp-content/uploads/2020/10/DEBT-CONTRACTED-WITH-CHINA.pdf">L’absence de transparence des prêts chinois</a> et des informations contradictoires nourrissent le soupçon de nouvelles dettes cachées pour un pays déjà surendetté. Par ailleurs, le régime ne fait que des concessions rhétoriques à la lutte contre la corruption. Dans le classement de Transparency International, entre 2012 et 2020, le Mozambique a perdu six places : il est 149<sup>e</sup> sur 180 pays en 2020.</p>
<h2>Les origines de la menace islamiste</h2>
<p>C’est dans ce contexte que la menace islamiste a émergé en 2017 dans la province frontalière du Cabo Delgado avec le mouvement Al-Shabab (« les jeunes »). Comme la Renamo, l’émergence de cette menace est aussi une réaction à l’euphorie gazière et confère au Cabo Delgado un air de delta du Niger. Deux problèmes sont à l’origine de cette insurrection :</p>
<ul>
<li><p>un problème régional : l’extension le long de la côte orientale de l’Afrique à majorité musulmane de réseaux islamistes qui, sous pression au Kenya et en Tanzanie, se sont en partie délocalisés au nord du Mozambique où les autorités n’étaient pas sensibilisées à la problématique islamiste ;</p></li>
<li><p>un problème national : la confiscation préorganisée par le pouvoir du Sud de la future manne gazière localisée au Nord, fief historique de l’opposition concentrant la majorité de la population et surtout de la population pauvre : 52 % des Mozambicains vivent dans les quatre provinces du Nord et le taux de pauvreté y est de 68 % contre 19 % dans les provinces du Sud.</p></li>
</ul>
<p>Affiliés à l’État islamique, les militants de <a href="https://www.jeuneafrique.com/1145721/politique/infographie-jihadisme-au-mozambique-la-montee-en-puissance-dal-shabab/">Al-Shabab</a> ont déjà fait, depuis 2017, au moins 2 780 morts et plus de 700 000 déplacés et visent les ports du Cabo Delgado qui sont stratégiques pour la future exploitation gazière. Leur extrémisme religieux trahit une idéologie radicalement anti-État qui prône la création d’un nouvel ordre basé sur une certaine vision de l’islam et donc moins corrompu et plus égalitaire. Ils sont une version radicale et adaptée au nouveau contexte international de la Renamo dont ils partagent l’origine (le Nord mozambicain) et la haine du pouvoir en place.</p>
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<figcaption><span class="caption">Reportage de France 24 sur les jihadistes qui terrorisent le nord du Mozambique.</span></figcaption>
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<p>Mais à l’inverse de la vieille Renamo, ils ne sont ouverts ni à la négociation ni à la cooptation. Par ailleurs, leur expansion rapide qui compromet maintenant les investissements gaziers s’explique en grande partie par les problèmes structurels des forces de sécurité mozambicaines. À l’instar du gouvernement, leur commandement a sombré dans l’affairisme, la corruption gangrène l’armée et la police. Comble de malchance, à peine nommé le 14 janvier, le chef d’état-major, Eugénio Mussa, est mort le 8 février.</p>
<h2>Maputo sous la pression des investisseurs et de ses voisins</h2>
<p>Incapable de contenir la menace, le gouvernement s’est tourné vers des sociétés de sécurité privées de mercenariat et a coupé l’accès des journalistes et des ONG à la région pour limiter les informations sur l’aggravation de la situation. Or, avec la prise de Palma et la suspension des activités de Total, il est impossible de masquer l’échec de la stratégie sécuritaire actuelle et l’entrée en production prévue en 2024 s’éloigne inexorablement.</p>
<p>Une nouvelle solution sécuritaire devant être inventée pour sauver l’eldorado gazier, les pays voisins et les investisseurs (l’américain ExxonMobil, l’italien ENI, le français Total, le chinois CNPC et leurs partenaires d’affaires) pressent maintenant un gouvernement mozambicain jaloux de sa souveraineté d’internationaliser la lutte en <a href="https://www.dailymaverick.co.za/article/2021-04-27-sadc-military-officials-to-propose-a-3000-strong-rapid-response-force-to-take-on-mozambique-jihadists/">impliquant la SADC et l’UE</a>. Mais cette option, qui conduirait à des regards indiscrets sur la gestion gouvernementale du problème, est peu appréciée dans les cercles dirigeants mozambicains.</p>
<h2>Leçons mozambicaines</h2>
<p>Au moment où le président mozambicain est attendu à Paris, le 18 mai, pour un sommet consacré au financement des économies africaines, le bilan de la dernière décennie au Mozambique est porteur de quelques enseignements précieux qui ne se limitent pas à ce pays.</p>
<p>Le modèle de développement par le secteur extractif est un modèle d’effondrement pour les pays pauvres à faible gouvernance. Les créations d’emplois sont insignifiantes, l’économie ne se diversifie pas, l’effet d’industrialisation est minime. La majorité de la population continue de vivoter dans l’agriculture de subsistance, tout en regardant l’élite s’enrichir – recette parfaite pour une révolte armée. Le Mozambique a la particularité de connaître déjà ce scénario avant même le début de l’exploitation du gaz. Il n’a tout simplement pas la gouvernance nécessaire pour éviter la pre-resource curse.</p>
<p>Alors que la crise de corruption est au centre de ce qui se passe au Mozambique depuis 2013, les investisseurs et les gouvernements concernés préfèrent se concentrer sur les effets (le péril djihadiste) plutôt que sur les causes. Cette menace est aujourd’hui réelle, mais il ne faut pas se tromper dans son interprétation : si la forme de la révolte (le djihadisme) est une importation étrangère, le fond de cette révolte est mozambicain. En Afrique, le djihadisme du XXI<sup>e</sup> siècle ressemble beaucoup au marxisme-léninisme tropicalisé des années 1970 : il est le nom moderne et international de luttes dont l’origine est ancienne et locale.</p>
<p>Enfin, l’extrême complaisance des bailleurs face aux dérives financières de l’establishment mozambicain montre que la corruption ne devient un vrai problème que lorsqu’elle met en péril le remboursement de la dette. Aujourd’hui, le rêve de voir émerger le nouveau « Qatar de l’Afrique » est progressivement en train de se transformer en cauchemar et la première guerre du gaz se profile à l’horizon.</p>
<hr>
<p>Article publié en partenariat avec <a href="https://ideas4development.org/">Ideas4Development</a>, un blog animé par l’Agence française de développement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/161198/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thierry Vircoulon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La découverte d’importants gisements gaziers en 2013 a plongé le Mozambique dans la malédiction des ressources naturelles et exacerbé les frustrations, donnant lieu à une insurrection islamiste.Thierry Vircoulon, Coordinateur de l'Observatoire pour l'Afrique centrale et australe de l'Institut Français des Relations Internationales, membre du Groupe de Recherche sur l'Eugénisme et le Racisme, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1598782021-05-03T18:34:59Z2021-05-03T18:34:59ZBonnes feuilles : « La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle »<p><em>Cette guerre peut-elle se terminer un jour ? La question s’impose plus que jamais aujourd’hui, près de vingt ans après que des avions de ligne se sont écrasés sur le World Trade Center et le Pentagone. Depuis, le terrorisme djihadiste, s’il n’a plus réussi d’opérations d’aussi grande ampleur, a continué d’endeuiller aussi bien les pays occidentaux que le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie, prenant de multiples formes et suscitant des réponses variées et diversement efficaces de la part des États ciblés. Marc Hecker et Élie Tenenbaum, chercheurs à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et enseignants à Sciences Po, livrent avec <a href="https://www.lisez.com/livre-grand-format/la-guerre-de-vingt-ans/9782221250976"><em>La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle</em></a> _qui vient de paraître aux Éditions Robert Laffont le fruit d’une longue enquête de terrain sur cette tragédie inachevée qu’ils divisent en cinq actes majeurs.</em></p>
<hr>
<p>La lutte contre le terrorisme a déjà fait couler beaucoup d’encre. Certains auteurs se sont intéressés aux djihadistes, leurs doctrines, leurs pratiques, leur sociologie ou encore leur psychologie. Toute une discipline, la « djihadologie », a émergé, traversée depuis par des débats fiévreux entre spécialistes sur le sens à donner au phénomène. D’autres chercheurs se sont penchés sur le champ des « contre- » : contre-terrorisme, contre-insurrection, contre-discours. Discuté tantôt par des « experts » relayant le discours des autorités, tantôt par des critiques plus ou moins virulents des politiques sécuritaires, ce champ aussi est marqué par une forte polarisation des points de vue.</p>
<p>Chacune de ces approches est nécessaire, mais aucune n’est suffisante. Adopter un point de vue stratégique suppose de s’intéresser aux différentes parties d’un conflit. La guerre, comme l’écrit Clausewitz, est une « action violente [où] chacun des adversaires impose sa loi à l’autre ». Prolongeant cette idée, <a href="https://www.hachette.fr/livre/introduction-la-strategie-9782818502990">André Beaufre</a> la décrivait comme le produit d’une dialectique des volontés, une escrime où il faut savoir « attaquer, menacer, surprendre, feindre, tromper, forcer, fatiguer, parer, riposter, esquiver, rompre ». L’ambition de ce livre est d’essayer de comprendre la chaîne d’actions et de réactions ayant conduit à prolonger la guerre contre le terrorisme pendant deux décennies, sans qu’on en voie véritablement la fin.</p>
<p>Revenons à la tragédie. En 1935 Louis Jouvet faisait donner au théâtre de l’Athénée <em>La guerre de Troie n’aura pas lieu</em> de Jean Giraudoux, plaidoyer pacifiste sur le caractère évitable des conflits à la veille d’une nouvelle conflagration mondiale. Un demi-siècle plus tard, Jean Baudrillard publiait en clin d’œil <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2680"><em>La guerre du Golfe n’a pas eu lieu</em></a>. Dans cet essai paru après la défaite de Saddam Hussein en 1991, le philosophe affirmait que le résultat de la confrontation était connu d’avance, tant la supériorité des États-Unis et de leurs alliés était nette. L’événement qui s’était déroulé à cette époque au Koweït et en Irak ne pouvait même pas être qualifié de guerre car le choc des deux armées n’avait pas véritablement eu lieu. Les forces américaines s’étaient contentées d’écraser à distance, en 42 jours, un adversaire technologiquement dépassé et incapable de réagir.</p>
<p>La guerre contre le terrorisme dure, elle, depuis plus de 7 000 jours. La supériorité technologique et militaire des Occidentaux face aux djihadistes est encore plus flagrante qu’en 1991 face à l’armée irakienne. Et pourtant, les djihadistes ne sont pas demeurés spectateurs de leur défaite. Ils ont ingénieusement pratiqué l’escrime de la stratégie et appris à esquiver, fatiguer, feindre et rompre autant qu’à attaquer et menacer. Ils ne sont pas pour autant parvenus à rééditer un attentat aussi spectaculaire que celui du 11-Septembre, ni à conserver plus de quelques années une assise territoriale comparable à celle dont ils bénéficiaient en Afghanistan avant 2001. L’État islamique en Irak et au Levant n’est plus qu’une chimère et le califat universel est redevenu une utopie, ou plutôt une dystopie à l’aune des atrocités de Daech.</p>
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<p>Il n’y aura ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d’action dans les pages qui suivent. La guerre de vingt ans n’est pas une pièce de théâtre mais un drame bien réel, <a href="https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-2-page-130.htm">non linéaire</a>, qui a charrié son lot de victimes des contreforts de l’Hindou Kouch aux plaines de Mésopotamie, en passant par les sables du Sahara et les métropoles de la vieille Europe. Seule concession faite aux règles de la dramaturgie classique : cinq actes se succèderont.</p>
<p>Le premier, de 2001 à 2006, est celui de l’hyperterrorisme et des guerres post-11-Septembre. Suivant toujours le schéma de la tragédie grecque, la <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2011-3-page-495.htm"><em>némésis</em> ne manque pas de succéder à l’<em>hubris</em></a>. On pense ici au péché d’orgueil d’Oussama Ben Laden qui croyait <a href="https://editions.flammarion.com/lhistoire-secrete-du-djihad/9782081407305">être en capacité de mettre l’Amérique à genoux</a>, mais aussi à celui de George W. Bush qui s’est engagé dans le projet prométhéen d’imposer la démocratie par la force à travers le « grand Moyen-Orient ».</p>
<p>Le deuxième acte, de 2006 à 2011, correspond à l’ère de la contre-insurrection. Au début de cette période, les États-Unis et leurs alliés paraissent s’enliser dans les guerres en Afghanistan et en Irak. Ils finissent par adapter leurs méthodes de combat aux conflits asymétriques et lorsqu’Oussama Ben Laden est tué en mai 2011, al-Qaïda semble aux abois.</p>
<p>Le troisième acte, de 2011 à 2014, voit la mouvance djihadiste se relancer à la faveur des révoltes qui secouent le monde arabe. La Syrie devient progressivement le nouveau centre névralgique du djihadisme international. C’est aussi pendant cette période que la France cède aux sirènes de la guerre contre le terrorisme. Alors que les dirigeants français rejetaient jusque-là ce concept, ils finissent par l’endosser en se lançant dans leur propre guerre au Mali.</p>
<p>Au quatrième acte, de 2014 à 2017, le leadership d’al-Qaïda au sein de la nébuleuse djihadiste est contesté par Daech. Ce dernier ébranle le Moyen-Orient en y créant un État terroriste qui provoque le monde entier par sa férocité. Alors qu’une coalition internationale se forme pour s’y opposer, le groupe conduit ou inspire des attentats dans de nombreux pays. La France, notamment, est durement frappée et développe en réponse un nouvel arsenal antiterroriste.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/398344/original/file-20210503-19-iy155o.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de <em>La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle</em> qui vient de paraître aux éditions Robert Laffont.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Robert Laffont</span></span>
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<p>Le cinquième acte commence en 2017 avec la reprise de Mossoul aux combattants de l’État islamique (EI) et perdure jusqu’à aujourd’hui. Le califat s’effondre sous les coups de boutoir de ses nombreux en-nemis mais Daech survit pour mieux renaître de ses cendres. La mouvance djihadiste est affaiblie sans être vaincue. Du Sahel à la Corne de l’Afrique en passant par la péninsule arabique et l’Asie centrale, ses combattants poursuivent le combat. De guerre lasse, les Occidentaux, eux, souhaitent réduire leur engagement, alors que de nouveaux défis frappent à la porte de l’Histoire. La guerre contre le terrorisme entre dans sa troisième décennie et tous se demandent quand, enfin, le rideau retombera.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/159878/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Hecker est directeur de la recherche et de la valorisation de l'Institut français des relations internationales (Ifri). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Élie Tenenbaum est membre de l'Institut Français des Relations Internationales. </span></em></p>Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, la « guerre contre la terreur » est loin d’être achevée. Un ouvrage très complet rend compte des multiples étapes de ce conflit appelé à durer.Marc Hecker, Enseignant à Sciences Po, Sciences Po Élie Tenenbaum, Directeur du Centre des Études de Sécurité de l’IFRI, enseignant à Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1583652021-04-08T18:24:58Z2021-04-08T18:24:58ZUn islam « made in Germany » affranchi de l’influence turque ?<p>Des imams indépendants de toute influence étrangère, maîtrisant bien la langue et la culture allemandes, tel est le vœu des pouvoirs publics outre-Rhin. Peut-être ne s’agit-il pas seulement d’un vœu pieux, comme en témoigne l’annonce de l’ouverture imminente – en avril 2021 – d’un cursus de formation pratique des imams au sein du centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>), créé en 2019 à Osnabrück.</p>
<p>Alors que les tâtonnements et les difficultés du gouvernement actuel en France pour former des imams <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/03/mosquees-imams-les-propositions-de-macron-pour-un-islam-libere-des-influences-etrangeres_6054621_3224.html">« qui défendent un islam pleinement compatible avec les valeurs de la République »</a> semblent traduire un certain désarroi des pouvoirs publics français en matière de formation des imams et des cadres musulmans en général, faut-il en déduire que le voisin allemand aurait quelques longueurs d’avance, du moins pour réduire l’influence turque ?</p>
<h2>Des formations scientifiques en allemand pour les enseignants, les théologiens et les imams</h2>
<p>En octobre 2010, Christian Wulff, ancien ministre-président de Basse-Saxe et à l’époque président de la République fédérale d’Allemagne, affirmait à l’occasion du <a href="https://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Reden/DE/Christian-Wulff/Reden/2010/10/20101003_Rede.html">vingtième anniversaire de la réunification allemande</a> « l’islam fait partie de l’Allemagne », déclenchant une polémique aux accents particulièrement virulents.</p>
<p>En 2018, Horst Seehofer (CSU), actuel ministre fédéral de l’Intérieur, du Logement et de l’Identité (<em>Bundesminister des Innern, für Bau und Heimat</em>), répondait, quant à lui, par la négative à la question : <a href="https://taz.de/Kritik-an-Islam-Aeusserung/!5489304/">« l’islam fait-il partie de l’Allemagne ? »</a>. Depuis, Seehofer affiche clairement son ambition de <a href="https://www.deutsche-islam-konferenz.de/SharedDocs/Meldungen/DE/rede-seehofer-videokonferenz-imamausbildung.html">favoriser un islam enraciné en Allemagne</a>, non sans arrière-pensées. Dans un pays qui compte aujourd’hui entre 5 % et 6 % de musulmans, la question de la place de l’islam dans la société demeure un sujet sensible et explosif, souvent associé depuis les attentats de septembre 2001 à des considérations sécuritaires ou relatives à la radicalisation.</p>
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<p>Jusqu’à la fin du XX<sup>e</sup> siècle, la gestion publique de l’islam en Allemagne s’est effectuée essentiellement par l’intermédiaire des services consulaires turcs, reflet de l’ingérence de l’État turc dans le champ migratoire outre-Rhin et de la volonté des autorités allemandes de traiter l’islam comme un « objet » externe, de politique étrangère. Depuis le tournant du XXI<sup>e</sup> siècle, l’Allemagne tente de faire émerger un islam affranchi des influences et des financements étrangers.</p>
<p>Les pouvoirs publics allemands ont ainsi soutenu la mise en place d’un enseignement religieux islamique en allemand à l’école, au même titre que le cours de religion catholique ou protestant, dans la mesure où l’enseignement religieux est inscrit comme matière scolaire obligatoire à l’article 7-3 de la Loi fondamentale.</p>
<p>L’objectif des pouvoirs publics est aussi de limiter par ce biais l’influence d’États étrangers ou d’écoles coraniques radicales sur les élèves de confession musulmane, d’où les efforts mis en œuvre pour développer des formations universitaires en théologie islamique et en didactique de l’enseignement religieux à destination des futurs professeurs de religion islamique. Depuis 2011, des instituts de théologie islamique – alignés en grande partie sur les facultés de théologie catholique ou protestante – <a href="https://presses-universitaires.univ-amu.fr/reconnaissance-lislam-systeme-educatif-allemand-annees-1980-a-2015">ont vu le jour dans plusieurs universités</a>, à Münster, Osnabrück, Tübingen, Erlangen, Francfort, grâce au soutien financier de l’État fédéral – 20 millions d’euros sur 5 ans, renouvelés en 2016 – et des <em>Länder</em>.</p>
<p>Les tentatives visant à mettre en place des formations universitaires à l’imamat n’ont en revanche pas été couronnées de succès jusqu’à ce jour, alors que la formation des imams représente un enjeu majeur pour les acteurs musulmans comme pour les pouvoirs publics.</p>
<h2>Une formation à l’imamat affranchie de la Turquie</h2>
<p>Le centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>) d’Osnabrück, qui inaugure à partir d’avril 2021 un cursus de formation pratique en langue allemande – ouvert aux étudiantes et étudiants titulaires d’une licence (<em>Bachelor</em>) de théologie islamique – destiné à de futurs imams, cherche à pallier une lacune dans les formations universitaires existantes. C’est en effet la partie pratique qui manquait jusqu’à présent dans les cursus de religion et de théologie islamique proposés dans les universités. La nouveauté de ce centre tient au fait qu’il a été créé par de petites associations ou fédérations islamiques indépendantes : le Conseil central des musulmans en Allemagne, fondé en 1994, et d’autres plus récentes comme le Conseil central des Marocains, l’Alliance des communautés malékites, la communauté islamique des Bosniaques et la fédération indépendante <a href="https://www.deutschlandfunkkultur.de/unabhaengiger-islamverband-in-niedersachsen-eine-stimme.1278.de.html?dram:article_id=440483">Musulmans de Basse-Saxe</a>, tandis que les grandes fédérations islamiques jugées conservatrices (Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB), Millî Görüş…) n’en font pas partie. Quant à la direction scientifique, elle est assurée par <a href="https://house-of-one.org/de/news/prof-dr-b%C3%BClent-ucar-erh%C3%A4lt-das-bundesverdienstkreuz-am-bande">Bülent Uçar, professeur de didactique de la religion islamique à l’université d’Osnabrück depuis 2008</a>, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes d’exégèse coranique en Allemagne.</p>
<p>L’un des objectifs de la formation est bien d’assurer la formation des imams en dehors de toute influence étrangère, nommément de la Turquie. Au programme des enseignements figurent non seulement la récitation du Coran, la formation aux prêches, l’accompagnement spirituel, mais également l’éducation politique avec des thématiques telles que la <a href="https://www.zdf.de/nachrichten/panorama/imamkolleg-islam-ausbildung-100.html">liberté d’opinion, la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité entre hommes et femmes</a>. Ce programme est financé pour une période expérimentale de cinq ans – à hauteur d’un million d’euros par an – par le ministère des Sciences et de la Culture de Basse-Saxe et le ministère fédéral de l’Intérieur. Ce dernier en attend à terme une diminution drastique de l’influence turque dans les mosquées allemandes et la réduction du nombre des imams envoyés en Allemagne par l’État turc. Mais la Turquie n’a pas dit son dernier mot.</p>
<h2>Concurrence territoriale entre acteurs politiques et acteurs musulmans</h2>
<p>Depuis les années 1980, les imams des quelque 900 mosquées gérées par l’Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB), sont directement liés à la Turquie par le biais de la Direction des affaires religieuses (<em>Diyanet</em>), créée en 1924 par l’État turc pour défendre un islam sunnite officiel et représentée dans chaque ambassade par un conseiller aux affaires religieuses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1331484570366119940"}"></div></p>
<p>La <em>Dyanet</em> envoie en Allemagne ses imams pour une durée de cinq ans et les rémunère. Dans la ligne de mire des pouvoirs publics allemands depuis la tentative de coup d’État de 2016, la DITIB est fortement soupçonnée d’être le bras religieux du régime d’Ankara, d’espionner les opposants au régime membres de la mouvance Gülen et de freiner l’intégration des personnes d’origine turque. Sous le feu des critiques, elle réagit. En janvier 2020, elle a ouvert, en Rhénanie du Nord-Westphalie, un centre de formation des imams et cadres religieux musulmans qui propose un <a href="https://www.ditib.de/detail1.php?id=689&lang=de">cursus de deux ans aux titulaires d’une licence de théologie islamique</a>, désormais en concurrence directe avec la formation proposée par le centre de formation d’Osnabrück. Les imams ayant suivi ce parcours seront ensuite recrutés dans des mosquées gérées par la DITIB et rémunérés par l’État turc.</p>
<p>Le soutien financier du ministère de l’Intérieur accordé au centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>) d’Osnabrück montre clairement quelles sont les attentes de l’État allemand. Les considérations sécuritaires ne sont pas absentes de ce projet qui est tout autant politique que religieux. La formation des imams est également perçue par le ministère de l’Intérieur comme un moyen de lutter contre la radicalisation. Les critiques ne se sont pas fait attendre, certaines grandes fédérations islamiques dénonçant une <a href="https://www.deutschlandfunk.de/ausbildungsbeginn-am-islam-kolleg-der-imam-gehoert-zu.724.de.html?dram:article_id=494311">immixtion de l’État dans les affaires des communautés religieuses</a> et une atteinte à la neutralité confessionnelle de l’État. Reste à voir quels seront le succès et les débouchés de cette formation qui devrait débuter avec trente candidats et candidates, étant donné que la DITIB et d’autres grandes fédérations islamiques proposent elles aussi des formations à l’imamat sur le sol allemand, dispensées pour l’essentiel en allemand.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158365/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvie Toscer-Angot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Allemagne a récemment mis en place un cursus de formation pratique des imams. Que peut-on attendre de cette initiative ?Sylvie Toscer-Angot, Maître de conférences en civilisation allemande (HDR), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1513122020-12-06T23:04:02Z2020-12-06T23:04:02ZLutter contre la radicalisation : comment la France et le Royaume-Uni s’appuient sur l’école<p>Le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/06/assassinat-de-samuel-paty-trois-nouveaux-suspects-presentes-a-la-justice_6058736_3224.html">meurtre</a> de Samuel Paty – professeur d’histoire-géographie décapité en octobre 2020 par un jeune de 18 ans, Abdoullakh Abouyedovich Anzorov, quelques jours après avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet lors d’un cours d’éducation civique – a provoqué chez les enseignants une onde de choc et une peur bien compréhensibles.</p>
<p>Nombre d’entre eux peinaient déjà à gérer en classe les discussions autour de sujets sensibles comme la publication de ces caricatures controversées par le journal satirique <em>Charlie Hebdo</em>. Désormais, certains craignent <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/091120/n-est-pas-des-cow-boys-des-referents-laicite-temoignent-de-leur-action-l-ecole">pour leur sécurité personnelle</a>.</p>
<p>Ma thèse traite de l’impact du terrorisme islamique sur les politiques éducatives en France et en Angleterre. Alors que ma recherche touche à sa fin, les événements récents suscitent une fâcheuse impression de déjà-vu.</p>
<h2>Critiques et polémiques</h2>
<p>J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet après les attaques des bureaux de Charlie Hebdo en janvier 2015. Les entretiens que j’ai réalisés ces trois dernières années révèlent que ces caricatures continuent de susciter colère et mécontentement chez certains élèves musulmans.</p>
<p>Lors de l’hommage rendu à Samuel Paty dans les établissements scolaires début novembre, <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/religion-laicite/assassinat-de-samuel-paty-il-y-a-eu-environ-400-violations-de-la-minute-de-silence-dans-les-etablissements-scolaires-annonce-jean-michel-blanquer_4170727.html">400 élèves</a> auraient refusé de participer à la minute de silence, selon les chiffres communiqués par le ministère de l’Education nationale.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1324636388399087621"}"></div></p>
<p>Depuis cet assassinat, on parle beaucoup de l’approche « daltonienne » de la France vis-à-vis de la diversité culturelle, mettant l’accent sur l’égalité de droits entre les citoyens. Une approche souvent considérée à l’opposé du <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-16256-0_4">multiculturalisme</a> en cours dans des pays comme le Royaume-Uni, laissant plus de place à l’expression des cultures et religions minoritaires.</p>
<p>Face aux critiques internationales sur la réaction de son gouvernement, le président de la République Emmanuel Macron <a href="https://www.nytimes.com/2020/11/15/business/media/macron-france-terrorism-american-islam.html">a insisté</a> sur les spécificités françaises, et l’incapacité des commentateurs anglo-saxons à la comprendre.</p>
<p>Ce faisant, on oublie qu’il y a de <a href="https://www.palgrave.com/gp/book/9783030316419">fortes similitudes</a> dans la manière dont les gouvernements anglais et français s’appuient sur l’école pour promouvoir la cohésion sociale et protéger leur jeunesse des risques de radicalisation.</p>
<h2>Valeurs fondamentales</h2>
<p>Dans chacun des deux pays, les gouvernements ont cherché à mettre l’accent dans le système éducatif sur leurs valeurs communes. Depuis 2014, les écoles en Angleterre sont tenues de <a href="https://www.gov.uk/government/news/guidance-on-promoting-british-values-in-schools-published">promouvoir</a> les <a href="https://policy.bristoluniversitypress.co.uk/tea-and-the-queen">« valeurs britanniques fondamentales »</a> de la démocratie, de l’État de droit, de la liberté individuelle, du respect mutuel et de la tolérance à l’égard des personnes de confession différente.</p>
<p>Dans les écoles françaises, depuis les <a href="https://www.gouvernement.fr/grande-mobilisation-de-l-ecole-pour-les-valeurs-de-la-republique">attentats</a> de janvier 2015, on s’attache à remettre l’accent sur la promotion des valeurs de liberté, égalité, fraternité et sur la <a href="https://theconversation.com/frances-la-cite-why-the-rest-of-the-world-struggles-to-understand-it-149943">laïcité</a> – qui limite l’expression des croyances religieuses dans les espaces publics comme l’école.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1323128954648170496"}"></div></p>
<p>D’autres politiques, dans les deux pays, ciblent les élèves exposés à un risque de radicalisation. Dans ce cas, les enseignants sont tenus de faire remonter leurs inquiétudes à la direction de l’école ou à certains organismes externes. Les acteurs du monde éducatif sont également formés à repérer les signes de radicalisation – cette approche étant toutefois bien plus développée <a href="http://eprints.hud.ac.uk/id/eprint/32349/">au Royaume-Uni</a> qu’en France.</p>
<p>Les questions soulevées par les actes atroces comme le meurtre de Samuel Paty ont également des conséquences sur la manière dont les enseignants gèrent leurs classes, en Angleterre comme en France.</p>
<h2>Discussions houleuses</h2>
<p>Dans le cas de la France, les attentats contre Charlie Hebdo ont souligné les difficultés que les enseignants éprouvaient déjà à gérer les discussions sur des sujets comme la laïcité ou la liberté d’expression.</p>
<p>En Angleterre, des problèmes similaires se sont révélés lors de débats sur certaines questions contemporaines, dans le cadre de la politique autour des valeurs britanniques fondamentales, et lors de discussions sur les attentats terroristes récents.</p>
<p>Les enseignants, les chefs d’établissement et les responsables politiques des deux pays déclarent fréquemment que tous les professeurs n’ont pas une connaissance assez approfondie de ces sujets qu’ils sont amenés à traiter plus souvent en classe. En outre, beaucoup craignent de ne pas réussir à canaliser les émotions que ces questions sensibles peuvent quelquefois générer chez les élèves, et, finalement, de perdre le contrôle de la situation.</p>
<p>C’est une préoccupation qui se manifeste tout particulièrement chez certaines personnes sollicitées pour ces travaux de recherche en France qui estiment qu’en raison d’une tradition éducative trop centrée sur le cours magistral, certains de leurs collègues peuvent éprouver une forme de nervosité quand il leur faut gérer des débats en classe.</p>
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<figcaption><span class="caption">Formation des enseignants et laïcité (France 3 Nouvelle-Aquitaine, octobre 2020).</span></figcaption>
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<p>En Angleterre, l’important déclin de l’éducation à la citoyenneté dans le <a href="https://doi.org/10.1080/04353684.2018.1434420">système éducatif</a> limite les possibilités d’engagement autour des valeurs civiques et des questions contemporaines. Cette situation est aggravée, comme le fait remarquer un responsable d’établissement, par le fait que les programmes officiels restent très succincts sur la manière de promouvoir ces valeurs britanniques fondamentales.</p>
<p>Mes recherches montrent que les enseignants doivent être mieux préparés à ces discussions compliquées. Cette préparation devrait s’intégrer à la formation initiale des enseignants et à leur formation continue.</p>
<p>Cela est d’ores et déjà pratiqué dans certaines académies en France et en Angleterre. En France, des formateurs accompagnent par exemple sur de longues périodes des équipes d’enseignants autour de thèmes comme l’animation de débat, les croyances religieuses des élèves, la façon d’aborder le sujet du terrorisme avec des jeunes.</p>
<p>Dans un établissement du secondaire que j’ai visité à Londres, les enseignants organisent des journées d’éducation à la citoyenneté qu’ils animent collectivement. Cela leur permet de bénéficier d’un meilleur soutien si des situations difficiles surviennent.</p>
<p>Les personnes rencontrées lors de mes recherches soulignent aussi combien il est essentiel de respecter les élèves lors de ces conversations. Certains chefs d’établissement et formateurs d’enseignants en France ont le sentiment que les <a href="http://ijse.padovauniversitypress.it/system/files/papers/2018-3-04.pdf">croyances personnelles</a> des professeurs et la manière dont ils les expriment en classe ont pu contribuer à envenimer certaines confrontations.</p>
<p>Il semblerait que, de part et d’autre de la Manche, les enseignants ne soient pas à l’abri d’un climat plus large d’anxiété autour de l’Islam et de suspicion vis-à-vis des populations musulmanes. Cela peut conduire certains enseignants à engager certaines discussions avec une <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-la-lcd-lutte-contre-les-discriminations-2016-2-page-99.htm">forme d’hostilité</a>.</p>
<p>Il faudra faire passer ce message avec précaution. Dans un contexte où les enseignants peuvent craindre pour leur sécurité, il est important que de tels avertissements ne soient pas perçus comme des critiques. Mais il serait aussi regrettable que l’horrible meurtre de Samuel Paty rende impossible le débat sur ces questions urgentes, au cœur des défis actuels.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/151312/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan James est membre du Parti travailliste.</span></em></p>Au-delà des différences entre le multiculturalisme des pays anglo-saxons et la laïcité à la française, retour sur les priorités communes des politiques éducatives dans la lutte contre le terrorisme.Jonathan James, PhD Candidate, Department of Education, Practice and Society, UCLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.