tag:theconversation.com,2011:/us/topics/penser-lapres-85546/articlespenser l’après – The Conversation2021-05-27T18:25:33Ztag:theconversation.com,2011:article/1514102021-05-27T18:25:33Z2021-05-27T18:25:33ZL’activité physique, un projet pour retrouver nos repères après le confinement<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/402099/original/file-20210521-17-unw4sz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=50%2C0%2C5665%2C3748&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">On se remet au sport&nbsp;?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/rAUEs1wKfhI">Spikeball / Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le confinement a bien sûr été une nécessité pour lutter contre la pandémie de Covid-19, mais il a aussi été pour chacun d’entre nous une source de contraintes et de tension psychique. Confinés, nous avons perdu nos repères. Il nous faut à présent les retrouver et la pratique de l’activité physique peut nous y aider.</p>
<p>Le confinement nous a mis face à notre vulnérabilité, à la privation de liberté, à un sentiment de solitude, parfois à la perte de son emploi. Si certaines personnes ont réussi à en profiter pour prendre du temps pour eux, se poser des questions sur leur vie, changer leurs habitudes, éprouver les bienfaits de l’activité physique, beaucoup d’entre nous ont mal vécu le confinement qui a eu des conséquences négatives sur notre santé physique et mentale. Les chiffres publiés par <a href="https://www.santepubliquefrance.fr/dossiers/coronavirus-covid-19/coronavirus-chiffres-cles-et-evolution-de-la-covid-19-en-france-et-dans-le-monde">Santé publique France</a> le montrent bien : diminution de l’activité physique, augmentation du grignotage, augmentation de la consommation d’alcool et de tabac, prise de poids, troubles du sommeil, état dépressif…</p>
<p>Déconfinés, nous sommes à présent libres de nos mouvements et de nos déplacements. C’est le moment de saisir cette liberté qui nous est offerte de pratiquer une activité physique pour retrouver nos repères, notre santé et nos liens avec les autres.</p>
<h2>L’activité physique pour prendre soin de soi</h2>
<p>Notre santé est bien souvent <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/22516565/">notre première motivation</a> à pratiquer une activité physique. Ses <a href="https://www.inserm.fr/information-en-sante/expertises-collectives/activite-physique-prevention-et-traitement-maladies-chroniques">bénéfices</a> ne sont plus à démontrer : augmentation de l’espérance de vie, prévention et contrôle des maladies cardiométaboliques, prévention de l’apparition et de la récidive de certains cancers, prévention du déclin cognitif lié au vieillissement, maintien de l’autonomie… Pour atteindre ces bénéfices, il n’est pas nécessaire d’être un sportif aguerri, mais une <a href="https://www.who.int/teams/health-promotion/physical-activity/developing-guidelines-on-physical-activity-and-sedentary-behaviour">pratique régulière d’activité physique</a> d’intensité modérée est recommandée.</p>
<p>Les bénéfices sur notre moral sont un peu moins connus, bien qu’ils fassent l’objet de nombreuses études. Le <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/22990628/">circuit de la récompense s’active</a> après une activité physique, notamment par la sécrétion de dopamine, qui nous procure un plaisir instantané.</p>
<p>Cet effet apparaît dès la première séance d’activité physique, mais il se renforce avec le temps : après quelques semaines, nous prenons ainsi plus de plaisir à pratiquer l’activité physique.</p>
<p>L’activité physique procure également une sensation de bien-être, de calme, et réduit l’anxiété. Cet effet est bien connu des joggeurs qui lui ont attribué le nom de « runner’s high », que l’on pourrait traduire par « euphorie du joggeur ». Mais la course à pied n’est pas la seule activité physique pouvant procurer cette sensation de calme : la marche, le vélo ou toute autre activité physique d’endurance d’intensité modérée (qui nécessite un effort sans provoquer d’essoufflement) pratiquée pendant au moins <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/22990628/">20 à 30 minutes</a> suffit.</p>
<p>L’activité physique contribue ainsi à <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32931092/">prévenir et à réduire les symptômes dépressif et anxieux</a>.</p>
<h2>L’activité physique pour renforcer nos liens avec les autres</h2>
<p>En plus d’améliorer notre moral, l’activité physique renforce nos interactions sociales. En voici un <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/fare.12307">exemple</a> : les jours où ils font de l’activité physique ensemble, les époux sont plus satisfaits de leur mariage, vivent plus d’événements positifs (apporter de l’aide et du réconfort, partager des loisirs, se sentir aimé) et moins d’événements négatifs (dispute, manque de temps pour l’autre, promesse non tenue…). Des activités comme la marche, la danse ou le yoga nous permettent de <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0022103116306114">synchroniser nos mouvements</a> avec les autres, ce qui entraîne des bénéfices insoupçonnés : cohésion au sein du groupe, attention aux autres, sensibilité à ce qu’éprouvent les autres. Ainsi, après une activité physique seul·e ou en groupe, nous sommes plus enclins à <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1527002517717299">coopérer, faire confiance, interagir</a>.</p>
<p>Renforcer nos liens aux autres serait une solution très efficace pour améliorer notre santé. De nombreuses études montrent en effet que <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/26883239/">l’appartenance à un groupe</a> (et a fortiori à plusieurs groupes) augmente l’espérance de vie, améliore les symptômes dépressifs, réduit le déclin cognitif. Ainsi, une personne recevant un soutien social de qualité bénéficie d’une amélioration de l’estime de soi, de sa capacité d’adaptation face aux situations difficiles, de son bien-être mental et de sa santé physique.</p>
<h2>L’activité physique pour réduire l’anxiété</h2>
<p><a href="https://www.decitre.fr/livres/ou-est-le-sens-les-decouvertes-sur-notre-cerveau-qui-changent-l-avenir-de-notre-civilisation-9782221246603.html">Sébastien Bohler</a>, docteur en neurosciences français, dans son dernier livre insiste sur les bienfaits du rituel en période d’incertitude.</p>
<p>Notre cerveau aime la répétition et redoute l’inconnu, et l’incertitude de la pandémie le met à rude épreuve. Le rituel est <a href="http://www.slate.fr/story/186854/psychologie-cuisiner-aide-gestion-troubles-anxieux-alimentaires-therapie">utilisé par les soignants</a> pour aider les personnes souffrant de difficultés psychologiques. En effet, le rituel tente de remédier à l’inconnu en mettant de l’ordre dans l’environnement pour créer un cadre fixe, stable et prédictible. En d’autres termes, le rituel agit comme un calmant cérébral. C’est ainsi que la pratique ritualisée de l’activité physique nous fait du bien.</p>
<h2>L’activité physique, un mode de vie adopté par les centenaires</h2>
<p>Comment vit-on dans les régions du monde où se trouvent le plus grand nombre de centenaires ? se demande <a href="https://www.decitre.fr/livres/blue-zones-9782810401147.html">Dan Buettner</a>, explorateur, journaliste et acteur de santé publique aux États-Unis. Il a réuni les quelques critères communs suivants : bouger naturellement, ne pas manger à satiété, s’octroyer un petit verre, avoir un objectif de vie, ralentir le rythme, garder le contact avec la nature, développer le sens de la famille et des relations de qualité accompagnées du sentiment d’appartenance.</p>
<p>En résumé, voici quelques conseils à retenir pour pratiquer une activité physique renforçant votre santé, votre moral et vos liens aux autres</p>
<ul>
<li><p>Profitez du beau temps pour sortir marcher, seul ou avec des proches, en vous concentrant sur le moment présent.</p></li>
<li><p>Si vous le pouvez, pratiquez une activité physique dans la nature (parc, allée boisée…).</p></li>
<li><p>Inscrivez les rituels dans votre agenda quotidien : programmez à l’avance vos séances d’activité physique, téléchargez votre podcast préféré pour l’écouter en marchant, appelez vos amis pendant la pause au cours de votre promenade…</p></li>
<li><p>Adhérez à un groupe d’activité physique en ligne ou dans un club.</p></li>
<li><p>Fixez-vous des objectifs ambitieux, mais réalistes et progressifs, et appuyez-vous sur les nouvelles technologies pour noter vos progrès.</p></li>
<li><p>Encouragez-vous en vous offrant des satisfecit et de petites récompenses.</p></li>
</ul><img src="https://counter.theconversation.com/content/151410/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alice Bellicha ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Après des mois d’immobilisation forcée, profitons du retour des beaux jours pour se remettre au sport.Alice Bellicha, Enseignante et chercheure en STAPS (activité physique pour la santé), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1413842020-07-16T17:24:26Z2020-07-16T17:24:26ZPlaidoyer pour une transition spirituelle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/347994/original/file-20200716-15-1tsyoom.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C0%2C1245%2C1576&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Marc Chagall, Moi et le village huile sur toile, 1911.</span> </figcaption></figure><p>Depuis plusieurs années de <a href="https://www.laprocure.com/etudes-hors-serie-conversion-ecologique-habiter-monde-infini/3260050795609.html">nombreux penseurs</a> venant de différents horizons disciplinaires, professionnels, religieux ou nationaux, réfléchissent dans un esprit spirituel à des réformes nécessaires pour soigner la crise de la modernité, mais aussi de la postmodernité.</p>
<p>Beaucoup ont <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/champs-essais/philosophie/20-propositions-pour-reformer-le-capitalisme">anticipé bien des phénomènes</a> qui se déroulent aujourd’hui. On se limitera ici à présenter les propositions favorables à une transition spirituelle, et pas seulement économique ou écologique, <a href="https://www.oikoumene.org/en/resources/calling-for-an-economy-of-life-in-a-time-of-pandemic-a-joint-message-from-the-wcc-wcrc-lwf-and-cwm;https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Pape/Covid-19-Vatican-prepare-monde-dapres-2020-05-16-1201094614;https://www.oikoumene.org/en/resources/documents/covid-19">émanant de milieux de différents horizons</a>, de <a href="http://www.espritcivique.org/index/">gauche</a> comme de <a href="https://www.refondation.fr">droite</a>, <a href="https://letempsestvenu.org/files/2020-05/100_principes_ltev_fnh.pdf">environnementalistes</a>, <a href="https://www.publicsenat.fr/article/societe/climat-les-50-mesures-de-la-convention-citoyenne-devoilees-181869">citoyens</a> ou <a href="http://convivialisme.org/">convivialistes</a>.</p>
<p>Ces appels à des nouvelles façons de penser, mais aussi de se comporter de façon unie et plurielle, sociale et environnementale, responsable et solidaire sont des signes d’espérance. Voici trois exemples de réformes majeures qui pourraient enclencher un mouvement démocratique et vertueux vers un monde plus juste, plus intégré, plus fraternel.</p>
<h2>Encourager la transition spirituelle des nations</h2>
<p>On peut résumer la doctrine sociale des Églises chrétiennes en <a href="https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Documentation-catholique/Eglise-dans-le-Monde/Dignite-justice-droits-homme-environnement-lEglise-orthodoxe-propose-doctrine-sociale-2020-05-11-1201093697">quelques mots</a> : défense de la dignité et de l’intégrité des personnes ; appui à la famille comme cellule fondamentale de la vie sociale ; promotion de la démocratie participative et participation aux corps intermédiaires et aux institutions d’une société ; insertion de l’économie au service de la société et de l’environnement ; mise en équilibre du droit de propriété privée avec la protection des communs et la destination universelle des biens ; option préférentielle pour les pauvres et combat contre le sous-développement ; soutien des efforts de régulation et d’organisation universelle ; respect de la création et écologie intégrale.</p>
<p>La boussole de Kate Raworth met en œuvre ce respect des êtres humains et de la création en substituant une nouvelle boussole au PIB. Cette boussole permet de repérer les chemins vers « l’équilibre prospère » de la nouvelle économie à l’âge de l’anthropocène.</p>
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<p>Elle propose une double série de critères, qui ne se limite pas, selon l’expression du patriarche orthodoxe Bartholomée <a href="https://www.dreuz.info/2019/09/07/encyclique-du-patriarche-bartholomee-pour-le-debut-du-nouvel-an-ecclesiastique-2019-et-la-journee-de-priere-pour-la-sauvegarde-de-la-creation/">« au fétichisme des indices économiques »</a> par deux cercles concentriques.</p>
<p>Au niveau extérieur, elle mesure les excès de pression sur les systèmes sources de vie tels que l’acidification des océans, le changement climatique, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la pollution chimique, la perte de biodiversité, etc. Au niveau intérieur, elle établit les nécessités de la vie dont personne ne devrait manquer, à savoir les niveaux d’éducation, de santé, de logement, de nourriture, de paix et de justice, etc.</p>
<p>La substitution de la boussole du développement harmonieux au PIB, le passage d’une économie classique à une économie intégrale n’est que le premier pas vers une transition plus globale des nations du monde qu’on souhaiterait spirituelle, c’est-à-dire paisible, participative et solidaire. La société française va être appelée à faire prochainement des choix stratégiques importants, notamment par le truchement des élections présidentielles de 2022.</p>
<p>Il sera indispensable d’organiser comme le suggèrent les Semaines sociales de France un grand débat sur le thème <a href="https://www.ssf-fr.org/page/453326-accueil">d’une « société à reconstruire »</a> pour fixer les objectifs et les moyens d’y parvenir. Le débat pourrait porter par exemple sur la définition des besoins vitaux de la population et sur les moyens de lui garantir satisfaction.</p>
<p>On devra aussi probablement interroger la population sur le nombre raisonnable de kilomètres de transport en avion par an et par personne au-delà duquel une juste écotaxe pourrait être appliquée. Il faudra également débattre des moyens d’éduquer et de réguler les désirs les plus irrationnels et irresponsables des individus. Ceci suppose peut-être d’adopter une loi sur la publicité licite dans l’espace public ainsi que <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/avis-critique/les-besoins-artificiels-de-razmig-keucheyan-le-marche-contre-lhumanite-de-dominique-bourg">sur l’obsolescence programmée</a>.</p>
<p>Il serait aussi profitable d’étudier avec attention la <a href="http://www.vatican.va/content/francesco/fr/letters/2020/documents/papa-francesco_20200412_lettera-movimentipopolari.html">suggestion du pape François</a> d’accorder un revenu décent à tous les travailleurs indépendants et d’organiser des débats et des consultations sur ce sujet. Le pape écrit : </p>
<p>« Vous les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe pour résister à ce moment… et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité : pas de travailleur sans droits. »</p>
<p>Nul doute également que, pour faciliter la transition spirituelle, de nouveaux mécanismes de financement doivent être conçus et mis en œuvre. L’économiste suisse Marc Chesney demande aux pays de l’OCDE d’interdire tout transfert en provenance ou à destination d’un paradis fiscal (il inclut parmi eux l’État du Delaware aux États-Unis, mais aussi le Luxembourg).</p>
<p>Il propose également un impôt minimal de 0,2 % sur tous les paiements électroniques, ce qui reste encore très faible selon lui en comparaison du taux de TVA. Pour donner une idée des flux qu’un tel impôt pourrait générer, l’exemple de la Suisse donné par Chesney est particulièrement intéressant.</p>
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<blockquote>
<p>« En 2013 les transactions électroniques atteignaient le montant pharaonique d’au moins 100 000 milliards de francs suisses, soit près de 160 fois le PIB du pays. Un impôt ne serait-ce que de 0,2 % sur chacun de ces transferts électroniques aurait rapporté 200 milliards de francs, c’est-à-dire un peu plus du tiers du PIB suisse. Ce montant est supérieur à la somme de tous les impôts perçus dans ce pays, à savoir environ 140 milliards de francs. »</p>
</blockquote>
<h2>Des formations pour stimuler de nouveaux comportements respectueux et fraternels</h2>
<p>Le temps est venu en Europe de développer des programmes de recherche transdisciplinaires qui puissent favoriser l’évolution spirituelle des nations en intégrant les différents niveaux de conscience.</p>
<p>On pourrait imaginer des formations, au moyen notamment de MOOC en plusieurs langues, sur l’écologie intégrale, sur l’économie bleue ou encore sur le biomimétisme. La réflexion du pape François dans <em>Laudato si</em>, <a href="http://www.leparisien.fr/archives/bartholomee-ier-le-patriarche-vert-21-07-2015-4959643.php">celle du patriarche Bartholomée</a>, celle des 345 Églises réunies au sein <a href="https://www.oikoumene.org/en/what-we-do/climate-change">du Conseil Œcuménique des Églises</a>, mais aussi celle d’entrepreneurs ou d’universitaires venant de différents horizons nationaux et religieux pourrait ainsi être enseignée et étudiée au-delà des cercles religieux.</p>
<p>Selon le pape François, « quand on propose une vision de la nature uniquement comme objet de profit et d’intérêt cela a aussi de sérieuses conséquences sur la société ». (<em>Laudato si</em>, n°82)</p>
<p>C’est pourquoi la crise des démocraties modernes, qui ont perdu les chemins secrets unissant les idéaux « d’harmonie, de justice, de fraternité et de paix », est liée à la perte de la philo-<em>sophie</em> authentique qui consiste à considérer l’homme comme un microcosme et le monde comme un buisson ardent pénétré par la lumière divine.</p>
<p>Pour contrer le mythe moderne de l’autonomie radicale de l’homme à l’origine de ces conséquences désastreuses, le pape François propose une anthropologie plus équilibrée et plus intégrée. « On ne peut pas exiger de l’être humain, écrit-il, un engagement respectueux envers le monde si on ne reconnaît pas et ne valorise pas en même temps ses capacités particulières de connaissance, de volonté, de liberté et de responsabilité ». (LS, n°118)</p>
<p>Ces leaders religieux, mais aussi ces entrepreneurs et ces universitaires de différentes nationalités et de différentes confessions contribuent de la sorte à une « révolution du regard ». Celle-ci doit encore être accompagnée d’un apprentissage de la sobriété et de la fraternité, d’une éducation à la liberté et au service, qui seules permettront l’avènement <a href="https://economie-de-communion.fr/accueil-video/;https://francescoeconomy.org/">d’une authentique économie de communion</a>.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est le troisième et dernier d’une série menée dans le cadre d’une réflexion du Collège des Bernardins sur le thème : « Examen de conscience. Penser demain ». Un webinaire a été organisé le <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/node/25738/">jeudi 2 juillet 2020 de 18 à 19h</a>, afin de nourrir la réflexion.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/141384/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>De nombreux penseurs venant de différents horizons réfléchissent dans un esprit spirituel à des réformes nécessaires pour soigner la crise de la modernité mais aussi de la postmodernité.Antoine Arjakovsky, Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des BernardinsJean-Baptiste Arnaud, Docteur en théologie, Collège des BernardinsLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1399182020-06-17T17:36:37Z2020-06-17T17:36:37ZLes frontières à l’ère de l’intelligence artificielle, du changement climatique et des pandémies<p>L’ordre économique mondial est basé sur des modèles de croissance favorisant les échanges internationaux. Il a été, ainsi, largement façonné depuis plus d’un demi-siècle par les termes mondialisation, globalisation, libéralisation financière, décloisonnement, commerce international, coopération et coalition, flux des capitaux, mobilité.</p>
<p>Ces politiques de développement ont permis d’améliorer le bien-être social et contribué à générer des facteurs de croissance à travers le globe. Mais des questions de base demeurent non résolues. Il s’agit notamment de la pauvreté, des inégalités sociales, de la sous-alimentation, de l’accès aux soins sanitaires et de plusieurs autres défis démographiques et sociaux.</p>
<h2>Le retour de la frontière</h2>
<p>La crise actuelle, causée par la plus grave pandémie de l’histoire contemporaine, vient rappeler l’importance cruciale d’une coopération internationale réelle et effective. Elle invite également à une nouvelle réflexion sur le rôle de l’État. Les pénuries d’équipements médicaux, les limites des capacités de la couverture sanitaire et l’inefficacité des voies de distribution alimentaire suscitent une véritable remise en question de la soutenabilité du modèle suivi dans de nombreux pays au cours des dernières décennies. Pourtant, ce modèle réduit sans cesse les prérogatives de l’État au nom de l’application de la doctrine libérale.</p>
<p>Dans un monde profondément marqué par les inégalités et par la disparité de la distribution des ressources économiques, l’interdépendance est un facteur déterminant de la mondialisation, qui restera toujours un pilier du développement. Toutefois, la fermeture des frontières, les mouvements de rapatriement des étrangers et la fermeture des espaces aériens laissent présager que le monde contemporain – si souvent présenté comme un monde sans frontières dépassant la définition de base des délimitations géographiques – n’est en réalité pas prêt à affronter des défis mondiaux nécessitant une réponse et une synergie universelles. Dès lors, une nouvelle définition de la notion de frontière paraît s’imposer.</p>
<p>Le retour au premier plan, dans le débat public, de la question de la frontière est l’un des faits politiques majeurs de la crise due à la pandémie de Covid-19. Celle-ci a révélé les limites d’un modèle régi par les principes de dérégulation des échanges et de liberté totale de circulation.</p>
<p>La maladie a mis en exergue deux réflexes contradictoires. Le premier se traduit par une course effrénée vers l’importation de médicaments et de masques pour protéger sa propre population. L’autre consiste à entraver la circulation des humains pour empêcher la propagation de la pandémie.</p>
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<span class="caption">Des travailleurs tunisiens bloqués en Libye s’apprêtent à retourner chez eux en raison de la pandémie de la Covid-19.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fathi Nasri/AFP</span></span>
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<p>Ainsi, les frontières sont envisagées par certains comme une protection des communs, et la relocalisation des activités comme une manière de lutter contre le grand déménagement du monde. D’autres prennent pour prétexte la dénonciation de la mondialisation pour prôner la fermeture des frontières et justifier le rejet de l’immigration.</p>
<p>Sur le vieux continent, l’irruption du Covid-19 a mis entre parenthèses l’Europe sans passeport. C’est ainsi, à titre d’exemple, qu’après avoir déclaré le 11 mars que les fermetures de frontières ne sont pas la réponse adéquate, la chancelière Angela Merkel décidait cinq jours plus tard la <a href="https://www.liberation.fr/direct/element/lallemagne-fermera-lundi-ses-frontieres-avec-lallemagne_110572/">fermeture quasi-totale</a> de ses liaisons avec la France, le Danemark, le Luxembourg, la Suisse et l’Autriche. L’idéal d’une Europe sans frontières se trouve sérieusement ébranlé au point que certains redoutent une <a href="https://theconversation.com/schengen-a-lepreuve-du-coronavirus-134267">cassure définitive de l’esprit Schengen</a>.</p>
<p>De son côté, le président américain avait <a href="https://techcrunch.com/2020/03/20/u-s-closes-mexican-border-to-all-non-essential-travel-due-to-coronavirus-crisis/">annoncé</a> le 20 mars, alors que les USA ne déploraient que 150 morts, de nouvelles restrictions au passage de la frontière avec le Mexique, faisant clairement le lien entre migrations et Covid-19. Des mesures similaires seront prises postérieurement avec le <a href="https://edition.cnn.com/travel/article/us-canada-border-coronavirus/index.html">Canada</a>, ce qui n’a pas empêché le pays de franchir récemment la barre des <a href="https://www.france24.com/fr/20200527-covid-19-les-%C3%A9tats-unis-passent-la-barre-des-100-000-morts">100 000 morts</a>.</p>
<h2>Les défis futurs et l’importance de l’inclusion économique</h2>
<p>La théorie des cycles économiques longs (nous nous référons principalement aux travaux de <a href="https://www.cairn.info/revue-innovations-2004-1-page-9.htm">Kondratieff</a> (1929)) et les scénarios des futurs possibles (qui présentent les réponses envisageables aux grands défis climatiques mais aussi sanitaires) alertent les décideurs et la communauté internationale sur la possibilité d’un passage à un <a href="https://www.bilan.ch/economie/kondratieff_la_crise_jusqu_en_2020_#:%7E:text=Les%20secousses%20de%202008%20n,pour%20y%20voir%20plus%20clair.&text=Les%20th%C3%A9ories%20de%20Nikola%C3%AF%20Dimitrievitch,d%E2%80%99une%20aura%20de%20myst%C3%A8re.">nouveau cycle économique après 2020</a>.</p>
<p>Prenant la suite du dernier cycle commencé à partir de 1950, le nouvel ordre s’appuierait sur un appel à la mise en place d’une économie inclusive basée sur une transition digitale et verte et assurant une nouvelle relation entre l’Homme et la nature, mais aussi renforçant l’accointance entre l’économique, le social et l’environnemental. Il est entre autres crucial de dépasser les externalités négatives de la croissance économique actuelle.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/cHz5b1CKkzA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Les grandes tendances dressant les scénarios d’avenir possibles suggèrent l’urgence d’une réponse collective et harmonieuse permettant de juguler les défis multiples du monde à venir : augmentation du nombre de « réfugiés » fuyant les changements climatiques, épuisement des ressources naturelles, mutations des métiers sous l’effet de l’intelligence artificielle et du probable <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/l-intelligence-artificielle-pourrait-mettre-50-de-l-humanite-au-chomage_1763475.html">nouveau chômage</a> que celle-ci engendrera, hausse de la cybercriminalité, expansion des nanotechnologies et évolution globale de l’éthique d’utilisation et d’intégration des technologies avancées.</p>
<p>Les efforts de la communauté internationale destinés à définir des conventions, à l’image de la <a href="https://www.apc-paris.com/cop-21">COP21</a> et de l’Agenda des Nations unies autour des <a href="https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/">Objectifs pour le Développement durable</a>, visent à instaurer des facteurs de synergie et des orientations universelles communes, encourageant fortement la coopération. À titre d’exemple, dans leur définition de l’<a href="https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/globalpartnerships/">objectif 17</a>, les Nations unies stipulent que</p>
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<p>« des partenariats efficaces entre les gouvernements, le secteur privé et la société civile sont nécessaires pour un programme de développement durable réussi. Ces partenariats inclusifs construits sur des principes et des valeurs, une vision commune et des objectifs communs qui placent les peuples et la planète au centre, sont nécessaires au niveau mondial, régional, national et local. »</p>
</blockquote>
<h2>L’Intelligence artificielle peut-elle favoriser l’inclusion ?</h2>
<p>En réponse à ces défis et marasmes annoncés, la mobilité de l’être humain, à côté d’un tracking plus standardisé des échanges de toute nature, s’impose. Comment peut-on sécuriser et faciliter cette mobilité alors qu’existent des problèmes d’accès aux données à côté de la divergence de définition d’identité et d’immatriculation d’un pays à l’autre ? Le problème est plus important du côté de l’être humain du fait des multiples nouvelles tendances et évolution économique tel que l’inclusion financière mais aussi, la cybercriminalité et surtout le grand besoin d’un registre de santé universel.</p>
<p>Aujourd’hui, dans un monde connecté, l’intelligence artificielle pourrait faciliter ces efforts de coopération, à travers des solutions d’identification universelles. De la reconnaissance faciale à la reconnaissance de l’iris, des solutions biométriques émergentes viennent dépasser les failles des empreintes digitales et peuvent offrir des solutions futuristes aux problèmes de mobilité de l’Homme dans des conditions d’extrême danger, et renforcer la coopération sur la voie d’une économie inclusive et d’une meilleure équité sociale nationale et universelle. Ces solutions peuvent être utilisées pour remplacer l’usage des supports de reconnaissance et d’identification ordinaires dans le cadre d’algorithmes respectant l’éthique et les données personnelles.</p>
<p>Certes, la fermeture des frontières comme réponse aux grands risques de contagion d’une pandémie a bien prouvé ses fondements. Il n’en demeure pas moins qu’une meilleure coordination, la standardisation des actions et le renforcement des facteurs de synergie au sens global s’imposent aujourd’hui plus que jamais. Les discussions des mesures de déconfinement et des actions mitigées, d’un pays à l’autre, d’ouverture d’espace des frontières et d’acceptation de l’autre, sont désormais le grand argument de ce besoin d’harmonie, de standardisation et des protocoles universels. L’intelligence artificielle pourra fortement les faciliter à travers un système d’identification universel basé sur des solutions de reconnaissance intelligentes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/139918/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’intelligence artificielle peut-elle jouer un rôle positif dans le fameux « monde d’après » le Covid-19, notamment dans le domaine délicat de la mobilité humaine par-delà les frontières nationales ?Amira Kaddour, Professeur associé en finance, Université de CarthageLotfi Hamzi, Professeur en géopolitique, Neoma Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1389092020-05-30T20:14:07Z2020-05-30T20:14:07ZPanser l'après : vers un monde habitable et désirable<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/338672/original/file-20200530-78858-1ezxmyq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C2%2C722%2C596&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Paul Klee, Château et soleil, 1928</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wikiart.org/en/paul-klee/castle-and-sun-1928">Wikiart</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après. Nous publions aujourd'hui le dernier « long format » de cette série, <a href="https://theconversation.com/fr/topics/penser-lapres-85546">à retrouver dans son intégralité ici.</a></em></p>
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<p>Alors que s’amorce, en France, la phase 2 du déconfinement, et après avoir pensé l’après, il nous faut panser le présent : prendre soin du monde qui vient, pour qu’il ne redevienne pas le « monde d’avant ».</p>
<p>En effet, la crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur : non seulement de la fragilité de la vie humaine, que l’idéologie <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Transhumanisme">transhumaniste</a> prétendait immortelle, mais aussi de la nécessité des systèmes sociaux et de la recherche fondamentale, que le système néolibéral croyait superficielle, et enfin des menaces que fait peser sur l’espèce humaine tout entière un développement techno-économique qui touche désormais ses limites à l’échelle planétaire.</p>
<p>Alors qu’une crise économique majeure semble se profiler et venir s’ajouter à la catastrophe écologique en cours depuis de nombreuses années, les géants du web profitent de l’<a href="https://www.alternatives-economiques.fr/daniel-cohen-coronavirus-accelerateur-capitalisme-numerique/00092478">allié objectif que constitue le virus</a> pour accélérer le rythme de leurs activités disruptives, dans un monde promis à être de plus en plus soumis à ce type de crise.</p>
<p>Alors que la <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/la-fortune-de-jeff-bezos-le-patron-d-amazon-augmente-de-22-milliards-d-euros_2123873.html">fortune de Jeff Bezos</a> (patron d’Amazon) a considérablement augmenté depuis le mois de janvier (<a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/14/coronavirus-la-justice-ordonne-a-amazon-de-limiter-son-activite-et-d-evaluer-le-risque-pour-les-salaries_6036565_3234.html">apparemment en dépit du droit du travail et de la protection de la santé des employés</a>), <a href="https://www.usine-digitale.fr/article/l-application-de-visioconference-zoom-a-atteint-les-200-millions-d-utilisateurs-quotidiens.N949441">l’application de visioconférences Zoom</a> a vu son volume quotidien de téléchargements exploser passant en trois mois de 10 millions à 200 millions d’utilisateurs quotidiens. Pendant ce temps <a href="https://www.wired.co.uk/article/facebook-portals-in-uk-carehomes">Facebook</a> envisage un accord avec le système de santé publique au Royaume-Uni pour distribuer ses cadres photos connectés dans les maisons de retraite isolées, et <a href="https://www.usine-digitale.fr/article/covid-19-des-pays-europeens-dont-la-france-se-rapprochent-de-palantir-pour-traquer-le-virus.N949346">Palantir Technologies</a>, start-up fondée en 2004 par Peter Thiel (cofondateur de PayPal et conseiller de Donald Trump) entre en pourparlers avec les pays européens pour leur fournir des outils d’analyse de données permettant de tracer la propagation du virus parmi les citoyens. <a href="https://theintercept.com/2020/05/08/andrew-cuomo-eric-schmidt-coronavirus-tech-shock-doctrine/">« Screen new deal »</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_num%C3%A9rique">économie des données</a> semblent ainsi court-circuiter <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Green_New_Deal">Green New Deal</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9carbonation">économie décarbonée</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/des-grecs-au-transhumanisme-lidee-dimmortalite-comme-symptome-de-notre-humanite-85435">Des Grecs au transhumanisme, l’idée d’immortalité comme symptôme de notre humanité</a>
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<p>Dans un tel contexte, la possibilité même de panser l’après semble compromise. Au contraire, toutes les menaces contenues dans l’avant semblent s’accélérer : alors que les risques pandémiques de l’Anthropocène se sont vus confirmés (la <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547">propagation des virus au sein de l’espèce humaine étant directement liée aux perturbations des écosystèmes</a>), les risques liés à la <a href="https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RES_177_0163#">« gouvernementalité algorithmique »</a> tendent à se multiplier.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338673/original/file-20200530-78863-17wcjpy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Accostage miraculeux,1920, par Paul Klee,</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wikiart.org/fr/paul-klee/miraculous-landing-1920">Wikiart</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au moment même où les hommes réalisent de manière plus ou moins consciente les dangers auxquels ils sont désormais confrontés, « <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/economie/la-strategie-du-choc">stratégie du choc</a> » et <a href="https://www.fypeditions.com/resoudre-laberration-du-solutionnisme-technologique-evgeny-morozov/">« solutionnisme technologique »</a> se combinent pour réaliser de manière performative le devenir numérique de sociétés de plus en plus automatisées et connectées.</p>
<h2>Le devenir numérique, un devenir entropique ?</h2>
<p>Mais un tel devenir est-il encore porteur d’avenir ? Un capitalisme de plate-forme fondé sur l’extraction de valeur déterritorialisée et la monétisation de toutes les sphères de l’existence peut-il s’exercer durablement selon les seules lois du marché ? Ne risque-t-il pas ainsi, indépendamment de tous les dangers qu’il pourrait provoquer, de détruire ses conditions mêmes de possibilités ? Car il ne suffit jamais d’exploiter : les livraisons d’Amazon reposent sur des infrastructures de transport publiques, les visioconférences de Zoom supposent des câbles sous-marins et des satellites, le <em>business model</em> de Facebook repose sur les relations sociales et les énergies psychiques…</p>
<p>Or, qu’il s’agisse des ressources naturelles qui font fonctionner nos appareils connectés ou des ressources pulsionnelles qui font consommer les individus (dé)confinés, la question du renouvellement des énergies (qu’elles soient physiques ou psychiques) finit toujours par se poser.</p>
<p>Dans la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_g%C3%A9n%C3%A9rale_des_syst%C3%A8mes">théorie des systèmes</a>, un système (vivant, social, technique) qui évolue dans le sens de l’épuisement de ses propres ressources ou qui se déploie en ruinant ses propres conditions de possibilités peut être défini comme un processus entropique : en se développant, il épuise ses potentialités de renouvellement et amoindrit sa capacité de conservation et de transformation.</p>
<p>Dès lors, son devenir tend vers la désorganisation, le désordre, la désintégration : le système n’a pas d’avenir, puisqu’il est incapable d’évoluer, de se diversifier, de produire de la nouveauté.</p>
<p>En ce sens, le développement techno-économique et industriel actuel semble s’orienter dans une direction entropique, aussi bien en termes d’écologie environnementale que d’écologie mentale ou d’écologie sociale, pour reprendre les <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2868">trois écologies définies par Félix Guattari</a>.</p>
<h2>Écologie et entropie environnementales</h2>
<p>Dans le champ de l’écologie environnementale tout d’abord, les <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02398756/">recherches de Maël Montévil</a> en biologie théorique suggèrent que la raréfaction des ressources énergétiques, la destruction des écosystèmes et la réduction de la biodiversité caractéristique de l’Anthropocène peuvent être interprétés comme des phénomènes entropiques : la production d’artefacts engendre une dispersion des ressources minérales ou énergétiques, alors que les perturbations climatiques provoquées par les activités humaines produisent une « désynchronisation » entre les populations (végétales et animales), une désorganisation des écosystèmes et une perte des singularités biologiques.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ce-que-la-notion-d-anthropocene-dit-de-nous-88930">Ce que la notion d’« anthropocène » dit de nous</a>
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<p>Dans la mesure où les espèces et organismes vivants qui sont aujourd’hui menacés constituent ce que Norbert Wiener, le fondateur de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cybern%C3%A9tique">cybernétique</a>, décrivait comme des « <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/cybernetique-et-societe-norbert-wiener/9782757842782">îlots d’entropie décroissante dans un monde où l’entropie générale ne cesse de croître</a> » (de par leur organisation, leur diversification et leur historicité), leur extinction correspond à une accélération du devenir entropique de l’univers.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=469&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=469&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=469&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=589&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=589&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338675/original/file-20200530-78849-1c2tcv4.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=589&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Ad Parnassum, Paul Klee, 1932.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wikiart.org/fr/paul-klee/ad-parnassum-1932">Wikiart</a></span>
</figcaption>
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<p>Mais comme le souligne de nombreux experts de l’Anthropocène, les disruptions des écosystèmes ne tarderont pas à se répercuter dans les sociétés humaines, sous forme de catastrophes naturelles, de crises sanitaires, ou de conflit économique et politique : c’est la raison pour laquelle, selon de <a href="https://www.pnas.org/content/115/33/8252">nombreux scientifiques</a>, une action collective est désormais nécessaire pour maintenir le système Terre dans un état habitable, qui suppose « une réorientation profonde des valeurs, comportements, institutions, économies et technologies humaine ».</p>
<h2>Écologie et entropie sociales</h2>
<p>Néanmoins, une telle bifurcation politique semble difficile à concevoir dans le contexte actuel. Dans le champ de l’écologie sociale aussi, l’entropie semble régner. Le sociologue Wolfgang Streeck décrit en effet la <a href="https://www.versobooks.com/books/2519-how-will-capitalism-end">crise actuelle du système capitaliste</a> comme « l’âge de l’entropie sociale ». Pour lui, loin de permettre l’émergence d’un nouvel ordre ou de nouvelles organisations sociales, la « fin » du capitalisme se caractérise par une désintégration du système sous l’effet de ses contradictions internes (baisse de la croissance, déclin de la démocratie, accumulation des inégalités, marchandisation du travail, de la terre et de l’argent, désordres systémiques, corruption, démoralisation généralisée, etc.).</p>
<p>De ce fait, elle engendre des sociétés « post-sociales » et « sous-institutionnalisées » caractérisées par des structures instables et non fiables, qui ne constituent plus des lieux de solidarités et ne fournissent plus aux individus les normes de leurs existences. Ils se voient alors soumis à toutes sortes de perturbations et d’accidents, condamnés à développer des stratégies individuelles d’adaptation et de survie, incapables de s’organiser collectivement pour concevoir et produire un avenir différent.</p>
<p>Sans doute la disruption numérique, qui contribue à fragiliser les systèmes sociaux (familiaux, académiques, linguistiques, juridiques) et à standardiser les pratiques n’est-elle pas innocente dans ce devenir entropique des structures sociales, court-circuitées par une innovation technologique permanente qui <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2015/09/MOROZOV/53676">ignore les réglementations économiques locales et menace le secteur public</a>.</p>
<h2>Écologie mentale et entropie psychique</h2>
<p>Du point de vue de l’écologie mentale ou de l’écologie de l’esprit, les technologies numériques au service de la data economy semblent en tout cas jouer un rôle fondamental dans la production d’entropie psychique. Les <a href="https://www.researchgate.net/publication/250061169_Hyper_and_Deep_Attention_The_Generational_Divide_in_Cognitive_Modes">travaux de Katherine Hayles</a> ont par exemple montré que le passage de l’écriture imprimée et littérale à l’écriture électronique et digitale correspondait à celui d’une attention profonde (concentration sur un objet unique pendant un temps long) à une « hyperattention » (dissémination de l’attention dans plusieurs tâches simultanément).</p>
<p><a href="https://www.versobooks.com/books/1570-24-7">Jonathan Crary</a>, de son côté, a montré qu’en stimulant et sollicitant constamment les sujets, les objets et environnements connectés détruisaient les capacités de concentration, de patience, d’imagination et de projection.</p>
<p>Selon la <a href="https://www.harpercollins.com/9780061339202/flow/">théorie du flow du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi</a>, cet état de désordre psychique dans lequel l’attention du sujet est sans cesse divertie et absorbée dans des objets ou des tâches qu’il n’a pas choisies peut être décrit comme une « entropie psychique », qui correspond à une « désorganisation du moi » : le sujet devient incapable d’investir son attention et de poursuivre ses objectifs sur le long terme. Son énergie psychique (que Freud décrivait sous le nom d’énergie libidinale) devient alors inutilisable et inopérante, car elle est dispersée et disséminée, au lieu d’être concentrée sur un objet désiré.</p>
<p>À l’inverse, les états d’expérience optimale ou expérience de « flow » (caractérisés par une joie ou une satisfaction profonde et durable) surviennent le plus souvent lorsque le sujet parvient à accomplir quelque chose de nouveau au prix d’un effort de concentration durant lequel il est parvenu à orienter toute son énergie sur un objet unique. Après un tel effort, qui peut être individuel ou collectif, l’individu se sent à la fois enrichi et unifié, en cohésion avec lui-même et avec le monde qui l’entoure, capable de s’engager dans des projets de long terme et de produire de la nouveauté.</p>
<h2>Inverser la tendance</h2>
<p>À l’époque de l’Anthropocène, qui est aussi celle du capitalisme numérique et de l’économie de l’attention, entropie psychique, entropie sociale et entropisation des organisations biologiques semblent donc se combiner. Qu’il s’agisse de l’épuisement de l’énergie psychique à travers la dissémination de l’attention et la destruction des capacités de projection, qu’il s’agisse de la disruption des organisations sociales et de l’élimination des pratiques locales par les plates-formes digitales, ou qu’il s’agisse de la désorganisation des écosystèmes et de l’élimination de la biodiversité par les forçages anthropiques, les dispositifs industriels, technologiques et médiatiques caractéristiques du XXI<sup>e</sup> siècle semblent favoriser une perte d’organisation, de diversité, de singularité, d’avenir et de nouveauté. Cette tendance pourrait-elle s’inverser ?</p>
<p>Sans doute, à condition non seulement de « décarboner » pour économiser les énergies fossiles et mobiliser les énergies durables, mais aussi d’économiser les énergies psychiques en les investissant dans des projets collectifs susceptibles de les renouveler. La question de la « transition énergétique », toujours posée au singulier, devrait dès lors se voir démultipliée : c’est la question des transitions énergétiques (physique et psychique, naturelles et libidinales) qui devrait être soulevée.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=491&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=491&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=491&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=617&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=617&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338676/original/file-20200530-78863-zo0jec.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=617&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jardins du temple, Paul Klee, 1920.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wikiart.org/fr/paul-klee/temple-gardens-1920">Wikiart</a></span>
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<p>Dans ce contexte, les trois points de vue écologiques semblent moins que jamais pouvoir être dissociés : comme l’écrivait <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2868">Félix Guattari</a>, « l’écologie environnementale devrait être pensée d’un seul tenant avec l’écologie sociale et l’écologie mentale ». En effet, si « les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète » alors « il n’est pas juste de séparer l’action sur la psychè, le socius et l’environnement ». Une transition « triplement » écologique supposerait donc la mise en œuvre d’une économie des énergies physiques, orientée vers l’utilisation d’énergies renouvelables, mais aussi d’une économie des énergies psychiques, orientée vers la structuration et la sublimation des pulsions dans des activités sociales.</p>
<h2>Différer l’entropie : savoirs et soins créatifs</h2>
<p>Dans <em>Le Malaise dans la Culture</em>, <a href="https://www.puf.com/content/Le_malaise_dans_la_culture">Sigmund Freud</a> explique qu’à travers la pratique toujours collective d’« activités socialement valorisées », les sujets psychiques diffèrent l’accomplissement de leurs pulsions agressives et parviennent ainsi à se relier et à vivre en amitié.</p>
<p>Ces activités socialement valorisées peuvent être des activités scientifiques, des activités artistiques, des activités techniques ou pratiques, des activités culturelles, bref, toute activité permettant au sujet d’exercer ce que le psychologue <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Connaissance-de-l-Inconscient/Jeu-et-realite">Donald Winnicott</a> désignera quarante ans plus tard sous le nom de « créativité ». Selon Winnicott, la créativité n’est pas réservée au génie : au contraire, « elle est inhérente au fait de vivre », elle est ce qui permet « à l’individu de devenir une personne en participant à la vie de la communauté ».</p>
<p>« Une création, écrit Winnicott, c’est un tableau, une maison, un jardin, un vêtement, une coiffure, une symphonie, une sculpture, et même un plat préparé… ». À travers la pratique de ces activités sociales ou créatives, qui s’apparentent à différents types de savoirs, les sujets prennent soin de leurs milieux naturels et techniques (ils s’occupent de leurs environnements quotidiens en exerçant des savoir-faire ou des savoirs techniques), de leurs milieux sociaux (ils se relient les uns les autres à travers arts de vivre et savoir-être) et de leurs milieux mentaux (ils concentrent et cultivent leurs énergies psychiques en pratiquant des savoirs concevoir ou savoirs théoriques). Ainsi comprises, les pratiques des différents savoirs semblent constituer autant d’activités de soin qui permettent de lutter contre les tendances entropiques propres aux différents champs écologiques – en favorisant la culture et le renouvellement des « ressources » environnementales, psychiques et sociales.</p>
<h2>Vers des sociétés anti-anthropiques ?</h2>
<p>On comprend alors pourquoi, contrairement à l’anthropologue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Tristes_Tropiques">Claude Lévi-Strauss</a>, qui proposait de décrire l’anthropologie comme une entropologie (en soutenant que les civilisations humaines accéléraient le devenir entropique de l’univers à travers leurs productions technologiques), le philosophe <a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/la-societe-automatique-9782213685656">Bernard Stiegler</a> soutient que les <em>anthropoi</em> sont aussi susceptibles de ralentir, de suspendre ou de différer l’accomplissement du processus entropique, à travers la pratique de savoirs anti-anthropiques : c’est-à-dire, en faisant bifurquer les savoirs transmis dans des directions improbables et en ouvrant ainsi un avenir incalculable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=478&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=478&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=478&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=600&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=600&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338677/original/file-20200530-78885-vfia3r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=600&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le messager de l'automne, Paul Klee, 1922.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wikiart.org/en/paul-klee/the-messenger-of-autumn-1922">Wikiart</a></span>
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<p>Ces bifurcations, fondées sur une réappropriation collective du passé hérité, sont toujours singulières et locales, donc irréductibles aux calculs ou aux programmes des algorithmes, puisque même ceux qui les produisent ne peuvent les anticiper.</p>
<p>À travers leurs savoirs, les individus psychiques, qui sont aussi des êtres désirants et apprenants, seraient donc capables de s’organiser, de se diversifier et de produire de la nouveauté : la transmission, la pratique et la production de savoirs constitueraient dès lors des processus anti-anthropiques, porteurs « <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php ?sp=liv&livre_id=2868">d’enrichissement processuel pour l’ensemble de l’humanité</a> » et permettant d’orienter les développements techno-scientifiques vers de nouvelles finalités collectivement réfléchies et décidées.</p>
<p>Quand bien même l’extériorisation technique et le processus économique qui caractérisent les sociétés humaines contribueraient à la tendance entropique globale, puisque, comme le soulignait l’économiste <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/decroissance/decroissance.html">Nicholas Georgescu-Roegen</a>, « il n’y a pas d’industrie sans déchets » (tout ce qui est produit est consommé et tout finit par se décomposer), il semblerait donc qu’à travers la pratique de savoirs ou d’activités collectives et créatives, les groupes humains puissent inverser la tendance entropique qui se manifeste dans les trois champs écologiques.</p>
<p>Sans doute la pratique des différentes formes de savoirs devrait-elle alors constituer le cœur de l’économie du « monde d’après » : non pas pour transformer les savoirs en « <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Condition_postmoderne">marchandises informationnelles</a> » ou pour les mettre au service du <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/le-capitalisme-cognitif-2/">« capitalisme cognitif »</a>, mais pour valoriser les pratiques sociales à travers lesquels les êtres prennent soin les uns des autres et de leurs différents milieux (sociaux, techniques, mentaux). Il s’agirait ainsi de penser une économie pour les trois écologies, pour ouvrir des îlots d’avenir « <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/cybernetique-et-societe-norbert-wiener/9782757842782">dans un univers en dégradation progressive</a> ».</p>
<hr>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138909/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anne Alombert est inscrite en doctorat à l'Université Paris Nanterre et travaille à l'Institut de Recherche et d'Innovation du Centre Pompidou. Elle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds dans ou d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article.</span></em></p>Pour Félix Guattari, « l’écologie environnementale devrait être pensée d’un seul tenant avec l’écologie sociale et l’écologie mentale ». C'est à cette condition que nous pourrons inventer l'après.Anne Alombert, Doctorante en philosophie, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1388422020-05-29T17:13:54Z2020-05-29T17:13:54ZPenser l’après : Les limites physiques de la planète<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/338316/original/file-20200528-51445-7my5wn.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C150%2C1488%2C840&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La physique fixe des bornes à notre vie sur Terre.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/argonne/32229215831/in/photostream/">Sean M. Couch, MSU</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Le confinement mis en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19 a radicalement modifié nos vies en stoppant de nombreuses activités. Une des conséquences de cette crise sanitaire est la <a href="https://theconversation.com/covid-et-baisse-des-emissions-de-co-une-nouvelle-etude-fait-le-point-secteur-par-secteur-138971">diminution de nos émissions</a> de CO<sub>2</sub> la <a href="https://www.lemonde.fr/blog/huet/2020/05/11/covid-19-combien-de-co2-evite/">plus importante</a> depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : <a href="https://arxiv.org/abs/2004.13614">7 % sur les quatre premiers mois de 2020</a>. Respecter l’objectif de l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_Paris_sur_le_climat">Accord de Paris</a> pour limiter le réchauffement à 1,5 °C nécessite une baisse des émissions équivalente à celle imposée par le Covid-19, mais <em>en continu</em> <a href="https://www.unenvironment.org/resources/emissions-gap-report-2019">durant les prochaines décennies</a>.</p>
<p>La pandémie a aussi révélé la fragilité de notre société. Quelles seraient les conséquences humaines d’une telle pandémie combinée avec un phénomène naturel extrême – <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/21/le-cyclone-amphan-devaste-l-inde-et-le-bangladesh_6040335_3244.html">ouragan</a>, <a href="https://www.franceculture.fr/environnement/2019-annee-sous-les-feux">incendie géant</a>, canicule – dont la probabilité et l’amplitude <a href="http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/56362">augmentent</a> à cause du réchauffement climatique ?</p>
<p>Il est grand temps de prendre des mesures face aux risques futurs – qui se cumuleront – et d’augmenter l’intensité des efforts consentis pour être en état d’y faire face. Deux oublis sont à l’origine de nos imprudences : l’oubli de principes de base de la physique et l’oubli des limites physiques de notre planète.</p>
<h2>La physique ne se laisse pas oublier</h2>
<p>L’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89nergie_(physique)">énergie</a> est une notion fondamentale de la physique, qui quantifie la capacité à transformer la matière. Déplacer un objet, le construire ou le détruire, le chauffer, et toute autre transformation, nécessitent de l’énergie, et d’autant plus d’énergie que la transformation est importante.</p>
<p>Depuis sa maîtrise du feu, l’humanité a domestiqué de nombreuses <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ressources_et_consommation_%C3%A9nerg%C3%A9tiques_mondiales">formes d’énergie</a>, classées en deux groupes : <a href="https://www.pourlascience.fr/sd/energie/energie-de-stock-ou-energie-de-flux-1973.php">énergies <em>de flux</em> et énergies <em>de stock</em></a>. Voici une analogie. En cas de soif, vous pouvez vous abreuver à une source – il est impossible de choisir son débit, mais elle coule en permanence. Avec une bouteille d’eau, l’eau peut être bue d’un coup ou progressivement, mais la quantité totale consommée est fixée par le stock initial – la taille de la bouteille.</p>
<p>Les énergies de flux sont le vent, le solaire, l’hydraulique au fil de l’eau, les courants marins et la géothermie. Elles ont une puissance limitée et nous devons l’accepter. Impossible de faire souffler le vent plus fort, ou de tirer du Soleil plus de lumière que la Terre n’en reçoit.</p>
<p>Les énergies de stocks sont les énergies fossiles – pétrole, gaz, charbon – et l’énergie nucléaire. Avec celles-ci, la contrainte est la quantité totale qui est disponible moyennant un effort considéré comme acceptable. En pratique, le débit d’énergie (la puissance) résultant de l’exploitation d’une énergie de stock est si grand que le rythme des transformations s’accroît considérablement tant que le stock n’atteint pas une valeur critique. À cause de la difficulté à estimer « ce qu’il reste dans le puits » (l’état du stock), il est fréquent d’être leurré par le mirage d’une source illimitée, alors qu’en réalité un stock utilisé finit par s’épuiser.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=391&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=492&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=492&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338320/original/file-20200528-51509-ffvoww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=492&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Différents types d’énergie, différentes contraintes.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/black-background-form-3d-illustration-rendering-797190190">Angelatriks/Shutterstock</a></span>
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</figure>
<p>Les matériaux extraits de la croûte terrestre utiles à nos sociétés, comme les métaux, forment aussi un stock. Or des <a href="https://www.pnas.org/content/112/20/6295">métaux importants</a> sont dispersés dans la roche avec des teneurs parfois aussi faibles que quelques grammes par tonne. <a href="https://ecoinfo.cnrs.fr/2014/09/03/2-lenergie-des-metaux/">Concentrer la matière</a> est une étape clé qui utilise d’énormes <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959652609003199">quantités d’énergie, souvent à haute puissance</a>. <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378017313031">90 milliards de tonnes de matériaux</a> sont extraits chaque année et l’état des stocks devient <a href="https://www.zeit.de/wissen/2015-06/ressourcen-rohstoffe.pdf">critique</a>. De plus, cette matière concentrée artificiellement n’est pas toujours bien recyclée : sur une soixantaine de métaux <a href="http://wedocs.unep.org/handle/20.500.11822/8702">34 ont un taux de recyclage inférieur à 1 %</a>, dont beaucoup sont demandés par les nouvelles technologies.</p>
<h2>Les trois limites de la planète : matière, énergie, environnement</h2>
<p>Matière, énergie et environnement forment un triptyque interconnecté et indissociable. Par exemple, transformer la matière grâce à l’énergie modifie l’environnement : directement par l’extraction et la production, indirectement par les déchets qui en résultent inéluctablement. Agir sur une seule des crises qui touchent ce triptyque aboutit souvent à aggraver les deux autres.</p>
<p>Il est désormais acquis que le <a href="https://ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr">déclin rapide de la biodiversité</a> et le changement climatique menacent <a href="https://advances.sciencemag.org/content/6/19/eaaw1838">l’habitabilité de notre planète</a> et la survie à long terme de l’espèce humaine, requérant des <a href="https://theconversation.com/rapport-de-lipbes-sur-la-biodiversite-lheure-nest-plus-aux-demi-mesures-116473">actions urgentes</a>. <a href="http://vaclavsmil.com/2012/12/21/harvesting-the-biosphere-what-we-have-taken-from-nature/">L’empreinte de l’humanité sur la biosphère</a> prend de <a href="https://science.sciencemag.org/content/347/6223/1259855.abstract">multiples formes</a> et a considérablement augmenté depuis qu’aux énergies de flux utilisées traditionnellement se sont ajoutées les énergies de stock.</p>
<p>Nous entrons dans une période où nous disposerons sans doute de moins en moins d’énergie à cause de la <a href="https://www.lemonde.fr/blog/petrole/2019/02/04/pic-petrolier-probable-dici-a-2025-selon-lagence-internationale-de-lenergie/">raréfaction des stocks d’énergies fossiles</a>. Surtout, il est indispensable que nous en réduisions sensiblement notre consommation pour limiter le réchauffement climatique qui posera <a href="https://www.refletsdelaphysique.fr/articles/refdp/abs/2015/01/refdp201543p46/refdp201543p46.html">certainement des problèmes avant l’épuisement des stocks</a>. Développer le nucléaire pour compenser cette réduction <a href="https://www.refletsdelaphysique.fr/dossiers/255-l-electricite-nucleaire-questions-ouvertes-et-points-de-vue">n’est pas la solution idéale</a>, en particulier à cause des déchets.</p>
<p>Disposer de moins d’énergie, volontairement ou non, c’est effectuer des déplacements moins nombreux et moins rapides, produire moins d’objets manufacturés, réduire l’usage du numérique, altérer les services publics, bref avoir moins de capacités à affronter les catastrophes naturelles ou les effets de la société de consommation. Si l’on pense à la pandémie actuelle, cela veut dire moins de masques, et plus de difficulté à les laver.</p>
<p>On pourrait certes espérer que la solution passe par l’amélioration de l’efficacité de nos machines, les perfectionnant pour qu’elles rendent le même service en consommant moins d’énergie et de matière. Mais tant qu’on reste attaché aux énergies fossiles et aux hautes puissances, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_rebond_(%C3%A9conomie)">l’effet rebond</a> menace : un gain d’efficacité visant à réduire la consommation d’une machine en énergie ou en matière est souvent annulé par une augmentation de son usage et donc de sa consommation globale.</p>
<p>Certains rêvent d’aller chercher des <a href="https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/exploration-spacex-elon-musk-promet-million-personnes-mars-2050-79254/">régions habitables</a> ou des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Exploitation_mini%C3%A8re_des_ast%C3%A9ro%C3%AFdes">minerais</a> hors de notre planète. Une telle tentative détournerait à son profit des ressources d’énergie et de matière considérables, sans avoir démontré au préalable qu’elle rapporterait effectivement plus d’énergie qu’elle n’en consomme. On peut aussi craindre une exportation des problèmes environnementaux.</p>
<h2>De quels leviers disposons-nous ?</h2>
<p>Pour l’instant, notre société ne lance des projets et ne prend des décisions que sous l’angle du profit monétaire. Pourquoi ne pas faire preuve désormais de prévoyance, en calculant les coûts d’abord selon le triptyque matière-énergie-environnement et de ses limites ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=379&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338321/original/file-20200528-51483-81nc2i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=476&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Quels leviers pour faire avec moins ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/vector-ink-swirling-water-isolated-cloud-204927085">Duvanova/Shutterstock</a></span>
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<p>Concernant la matière : le cycle entier de la production – extraction, fabrication, distribution, usage, fin de vie, retour à la fabrication ou à l’usage – doit être pensé pour diminuer la dégradation spontanée. En l’occurrence une triple dégradation : l’énergie se transforme en des formes de moins en moins utilisables, et se dilue <em>in fine</em> en chaleur ; les matières se mélangent et se diluent ; l’environnement est de moins en moins adapté à la vie. Le recyclage, tel qu’il est pratiqué, est <a href="https://theconversation.com/pourquoi-ne-recycle-t-on-que-22-des-plastiques-49626">limité</a> et n’est <a href="https://www.linkedin.com/pulse/la-d%C3%A9sillusion-dune-start-up-de-l%C3%A9conomie-circulaire-charles-dauzet/">pas la solution</a>. La robustesse, la modularité et la facilité de réparation permettraient de passer de l’obsolescence à la durabilité, et de l’irresponsabilité à la responsabilité vis-à-vis des objets que nous utilisons.</p>
<p>Constatant que les énergies de stocks ne sont pas durables, il serait judicieux de se tourner vers la seule source qui l’est : le Soleil, qui devrait encore briller pendant <a href="https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/astronomie-soleil-notre-etoile-va-t-elle-mourir-9545/">5 milliards d’années</a>. Le flux solaire reçu par la Terre est directement ou indirectement à l’origine de nos énergies solaires, hydroélectrique, éolienne et alimentaire. Il a une puissance considérable : <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Irradiation_solaire">174 000 térawatts, à peu près dix mille fois</a> supérieure à la consommation de l’humanité entière. En effet, à titre de comparaison, notons que les ressources fossiles que nous avons brûlées en à peine deux siècles proviennent de l’accumulation de l’énergie solaire captée par la photosynthèse durant cent mille fois plus longtemps.</p>
<p>La puissance reçue du Soleil est distribuée sur toute la surface de la planète. La capter entièrement et la concentrer pour alimenter la société de consommation, par exemple sous forme de panneaux photovoltaïques ou de biocarburants, se heurte à des obstacles en <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Biocarburant#Possibilit%C3%A9_de_remplacement_des_%C3%A9nergies_fossiles">pratique</a>, tant en termes d’utilisation de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89nergie_solaire_photovolta%C3%AFque#Risques_environnementaux">matière première</a> que d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Biocarburant#Utilisation_de_terre_arable">utilisation des sols</a> et d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Biocarburant#Bilan_environnemental">environnement</a>.</p>
<p>Il serait donc judicieux de se restreindre à utiliser des technologies de basse puissance. C’est-à-dire limitées par ce qui arrive sur une surface donnée locale au cours de l’année : le flux solaire, le vent, la pluie et les fleuves, la géothermie, le bois et la végétation qui poussent. Du fait qu’on intègre ces limites, il ne peut y avoir d’effet rebond.</p>
<p>De telles technologies seraient-elles réalisables en pratique ? L’exemple de la vie depuis plusieurs milliards d’années montre qu’il est non seulement faisable, mais aussi durable, de n’utiliser que le flux d’énergie venant du Soleil, et surtout la matière disponible inlassablement recyclée à partir de sources diluées.</p>
<p>Qu’est-ce à dire ? Il y a des éléments dont nos cellules ne peuvent se passer, mais qu’elles emploient en toute petite quantité, le fer par exemple. Qu’ils proviennent de l’eau de mer ou d’une roche, ils y étaient très dilués. Jamais, dans toute la chaîne écologique, il n’y a l’équivalent d’un haut-fourneau qui les utilise sous forme pure avec un coût énergétique élevé. Ils restent plus ou moins dilués dans les cellules, à l’état de trace, et passant ainsi d’un organisme à l’autre. La biochimie fine des cellules limite la dégradation de l’énergie et la déperdition de matière.</p>
<p>Cependant, les leviers d’actions sont loin de se limiter à des choix technologiques. La <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Scientisme">foi inconsidérée en la science</a> ou la technique a montré ses limites. Est-il raisonnable d’espérer que la technologie, à elle seule, résoudra les problèmes qu’elle pose ? Qui oserait encore proclamer aujourd’hui que <a href="https://www.albin-michel.fr/ouvrages/homo-deus-9782226393876">« nous sommes parvenus à dominer la famine, les épidémies et la guerre »</a> ? Un premier levier d’action consisterait à forger les outils mentaux qui nous permettront de réagir à une situation encore jamais vue.</p>
<p>De la pandémie, nous pouvons tirer une leçon d’<a href="https://theconversation.com/face-au-mur-de-la-croissance-exponentielle-135331">anticipation</a>, <a href="https://editions-metailie.com/livre/histoire-dun-escargot-qui-decouvrit-limportance-de-la-lenteur/">sans confondre urgence et précipitation</a>. La prudence, vertu recommandable, consiste à imaginer les conséquences de nos actes, et aussi à admettre que certaines nous échappent. La pandémie rappelle crûment qu’il y a deux durées distinctes : celle de la prise de décision – brève – et celle au bout de laquelle les conséquences des décisions deviennent perceptibles – potentiellement longue. Les physiciens savent bien qu’une telle situation est difficilement pilotable et potentiellement <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9troaction#Boucle,_cha%C3%AEne_et_oscillation">instable</a>.</p>
<p>La pandémie a aussi changé notre perception de la mobilité incessante, réputée indispensable auparavant et désormais source de diffusion du danger. Le confinement nous a donné un exemple collectif d’autolimitation, d’une ampleur inédite dans l’histoire récente de l’humanité. La <a href="https://theconversation.com/pourquoi-leconomie-circulaire-ne-doit-pas-remplacer-la-sobriete-119021">sobriété</a>, vertu tout aussi recommandable que la prudence, dépend de nos capacités à nous limiter nous-mêmes.</p>
<p>À l’échelle de l’individu, viser plus de sobriété nécessite de rétablir le lien entre nos actions et la perception de leurs conséquences. Par exemple, dans les pays industrialisés, nous consommons l’eau du robinet sans prêter aucune attention à la somme colossale d’efforts individuels, collectifs, industriels, technologiques et scientifiques que requiert son arrivée apparemment miraculeuse. Expliquer, enseigner, persuader peut amener à changer nos comportements. Ici aussi, le confinement a contribué au <a href="https://theconversation.com/trier-reemployer-reparer-entretenir-confines-quatre-conseils-pour-une-consommation-plus-sobre-136915">changement d’attitude</a>.</p>
<p>À l’échelle collective, il existe des tentatives de répartir les contraintes concernant la pollution, comme le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Budget_carbone">budget carbone</a>. La subvention ou la taxe, le quota ou le rationnement, la norme ou la loi, bref tous les mécanismes collectifs de limitation peuvent être des leviers d’action s’ils sont justifiés et compris. L’enjeu, dans toute sa complexité, est bien sûr que ces contraintes soient équitables pour être acceptées : là encore, la pandémie a été un <a href="https://theconversation.com/dans-les-cites-le-sentiment-dinjustice-sintensifie-avec-le-confinement-137135">révélateur</a>.</p>
<h2>Leçons collectives à tirer</h2>
<p>Les termes de « croissance verte » ou de « développement durable » sont des <a href="https://reporterre.net/Les-mensonges-de-la-croissance">oxymores</a> : sans croissance de la consommation d’énergie <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01151590">pas de croissance</a> du flux formel d’échanges monétaires, aussi appelé PIB. Parce qu’il semble <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13563467.2019.1598964">impossible</a>, ou extrêmement difficile, de consommer moins d’énergie tout en maintenant la croissance économique telle qu’elle est définie actuellement, il est irresponsable de miser sur la perpétuation de cette dernière.</p>
<p>La <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9croissance">décroissance</a> n’est pas l’opposé de la croissance économique : elle se place sur un plan plus large, positif, aussi qualitatif que quantitatif. Considérant que la société de consommation apporte plus de nuisances que de bienfaits, elle invite à repenser l’économie, la culture et la politique afin de limiter tant la consommation d’énergie que l’empreinte écologique tout en réduisant les inégalités. Ce n’est donc pas une simple diminution quantitative : c’est un changement de structure. Si la société de consommation était comparée à une voiture, la croissance économique et énergétique serait son carburant. Passer à la décroissance ne consisterait pas à priver la voiture de carburant, mais plutôt à la remplacer par un vélo.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338323/original/file-20200528-51477-sl7z16.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La pandémie a montré que nous pouvons nous autolimiter, individuellement et collectivement, en nous réorganisant.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/smooth-curles-colorful-strings-on-white-1303569259">Evgeniy Zebolov/Shutterstock</a></span>
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<p>Longtemps confinée aux <a href="http://www.decroissance.org/">cercles militants</a>, la notion de décroissance est depuis un an reprise par les milieux <a href="https://www.pnas.org/content/113/22/6105">académiques</a> puis <a href="https://www.usinenouvelle.com/blogs/julien-fosse/la-croissance-verte-ideal-ou-illusion.N853460">économiques</a>. Elle suscite des remises en cause inattendues, <a href="https://www.linkedin.com/pulse/la-d%C3%A9sillusion-dune-start-up-de-l%C3%A9conomie-circulaire-charles-dauzet/">d’un startupper</a> comme de l’<a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/mon-probleme-avec-la-croissance-1158702">éditorialiste des Échos</a>. La réflexion gagne une frange de <a href="https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/11/03/ces-jeunes-ingenieurs-qui-choisissent-la-decroissance_6017843_4401467.html">jeunes ingénieurs</a>. Quand un sondage indique que <a href="http://www.odoxa.fr/sondage/barometre-economique-doctobre-francais-plus-ecolos-jamais/">54 % des Français préfèrent la décroissance à une croissance « verte »</a>, le journal <em>La Décroissance</em> titre ironiquement : <a href="http://www.ladecroissance.net/?chemin=journal&numero=165">« On a gagné ? ! »</a>.</p>
<p>La pandémie fait basculer le statut du débat croissance/décroissance, devenu un sujet <a href="https://lbbe.univ-lyon1.fr/Francois-Graner-Matiere-et-Systemes-Complexes-CNRS-Univ-de-Paris-Diderot.html">scientifique</a>. Il peut désormais être abordé dans les <a href="https://www.franceinter.fr/societe/agricultrice-entrepreneur-autrice-on-a-demande-aux-moins-de-35-ans-ce-qu-ils-veulent-pour-le-monde-d-apres">médias grand public</a>. Des <a href="https://labos1point5.org/nos-objectifs/">scientifiques</a> s’engagent – au nom des limites physiques de la planète – et œuvrent pour réorienter les politiques publiques de façon à s’affranchir du <a href="https://theshiftproject.org/article/crise-climat-plan-transformation-economie-chantier-urgence-crowdfunding/">pari incertain et périlleux de la croissance</a>.</p>
<h2>À quoi sommes-nous prêts pour survivre ?</h2>
<p>La pandémie frappe de manière très <a href="https://theconversation.com/logement-comment-la-crise-sanitaire-amplifie-les-inegalites-135762">inégalitaire</a>, et une crise économique frappe beaucoup plus violemment à mesure que l’on est moins riche. De la même façon, la crise écologique et énergétique qui s’annonce risque de frapper plus fortement les pays et les personnes les plus pauvres. Pour nous autolimiter dans un cadre de collaboration plutôt qu’en compétition, une réforme profonde de notre système politico-économique est nécessaire.</p>
<p>L’un des rares <a href="https://www.thomassankara.net/sankarisme-et-environnement-communication-de-meng-nere-fidele-kientega/">chefs d’État ayant commencé à implémenter une politique écologique</a> a été assassiné après quelques années. On peut imaginer qu’un changement profond vers une <a href="https://editions-libertaires.org/?p=885">écologie politique assumée</a> aurait à surmonter de fortes résistances. Pourtant, la pandémie met aussi en lumière que, même dans des sociétés basées sur la concurrence, les <a href="https://theconversation.com/dossier-la-solidarite-en-temps-de-crise-138670">solidarités</a> prennent parfois le dessus.</p>
<p>Elle apporte aussi la preuve que les États peuvent prendre, au nom de la survie, la décision d’arrêter la machine économique et industrielle. Bien sûr, la brutalité de cet arrêt a eu des conséquences très graves : en premier lieu, la faim, de l’<a href="https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/En-Inde-peur-faim-prevaut-celle-coronavirus-2020-04-05-1201087921">Inde</a> à la <a href="https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-la-pandemie-aggrave-la-crise-alimentaire_3934589.html">Colombie</a> en passant par les États-Unis où l’on peut voir des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=iWT9aOE0OGo">Mercedes dans une queue</a> pour recevoir de l’aide alimentaire gratuite. Dans le futur, mieux vaudrait étaler ces changements dans le temps, les anticiper et les piloter, plutôt que les subir.</p>
<p>Face à cette pandémie qui ne contient qu’un seul risque, certes très grave, une large frange de l’humanité a donné un coup de frein d’une ampleur encore jamais vue. Face à la crise globale énergétique, matérielle et environnementale, face aux risques bien plus nombreux, tout aussi certains, et au moins aussi <a href="https://advances.sciencemag.org/content/6/19/eaaw1838">mortels</a>, mais à une échéance plus étalée, consentirons-nous les efforts indispensables ?</p>
<hr>
<p><em>Cet article a bénéficié de discussions avec Emmanuelle Rio, Jean‑Manuel Traimond et Aurélien Ficot. Nous remercions aussi les nombreux relecteurs</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138842/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La pandémie confirme les limites de la croissance, incite à repenser nos relations aux technologies en tenant compte du triptyque énergie-matière-environnement, et ouvre le débat de la décroissance.Roland Lehoucq, Chercheur en astrophysique, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)François Graner, Directeur de recherche CNRS, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1388602020-05-23T11:58:01Z2020-05-23T11:58:01ZPenser l’après : Le respect, vertu cardinale du monde post-crise ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/335807/original/file-20200518-83357-1dl7nli.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=28%2C37%2C6212%2C4116&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La période actuelle nous invite à concevoir la valeur de respect avec autant de réalisme que d’humanité.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/video-conference-during-covid19-coronavirus-outbreak-1718434738">eamesBot / Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Pendant des siècles les sociétés humaines ont fonctionné selon un principe établi, celui du respect. Respect des honneurs et de la dignité, à commencer par celle du Roi, et donc des rangs, des hiérarchies sociales, des inégalités en tous genres.</p>
<p>Nous nous figurons sans doute aujourd’hui que le respect n’est plus la valeur cardinale de nos sociétés contemporaines, remplacée par ses contraires, la dérision, qui s’exprime sur toutes les ondes à toute heure. Ou encore la contestation, grâce à laquelle nous semblons renouer, par instants, avec notre ADN révolutionnaire national.</p>
<p>C’est pourtant bien cette notion qui revient en force ces jours-ci : respect des règles d’hygiène, respect des gestes barrières, respect des distances de sécurité – la distanciation sociale –, etc.en cette période de crise virale, le règne de nos devoirs sanitaires ne cesse de s’étendre.</p>
<p>Respecter revient ici à ne pas attenter à la vie d’autres personnes en cas de possible transmission du virus, mais aussi, sans doute, à esquiver le jugement négatif d’autrui, par exemple en cas de non-port du masque dans les lieux publics.</p>
<h2>« Respectus »</h2>
<p>Or que nous apprend l’étymologie du mot, qui nous vient du latin « respectus » ? Celui-ci signifie se retourner pour regarder, et indique un temps d’arrêt de notre attention tournée vers quelqu’un. En faisant cet effort d’attention, nous optons toujours, sans le savoir, pour une vision « interactionnelle » de la dignité : le respect revenant à lutter contre l’indifférence, à se détourner de soi comme signe d’une certaine considération d’autrui.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335813/original/file-20200518-83388-m72wbt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La crise sanitaire a modifié nos interactions sociales en profondeur.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/video-conference-during-covid19-coronavirus-outbreak-1718434738">eamesBot/Shutterstock</a></span>
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<p>Et pourtant, malgré notre goût des autres, constaté ici ou là, dans les circonstances actuelles il faut le reconnaître : certes, ces règles sont « bonnes » à honorer dans la mesure où elles ont pour but la préservation immédiate de la santé de nos proches et de nos prochains, mais elles demeurent toutefois difficiles à accepter pour au moins deux raisons.</p>
<p>Tout d’abord elles ont un caractère autoritaire (on n’ose dire jupitérien). Le moindre relativisme est comme frappé d’interdiction. Fin mars par exemple, dans la région du parc Kruger en Afrique du Sud, un touriste français contaminé par le coronavirus s’est vu accusé de <a href="https://alnas.fr/actualite/en-vrac/afrique-du-sud-un-touriste-francais-est-accuse-de-tentative-de-meurtre-pour-avoir-propage-le-coronavirus-dans-le-pays/">« tentative de meurtre »</a> pour ne pas avoir respecté les règles de confinement. On ne rigole pas partout avec les mesures de quarantaine.</p>
<p>Aussi, ces instructions sont-elles difficiles à accepter dans nos sociétés en grande partie construites sur des valeurs qui s’opposent autant que possible au respect, par exemple la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=FPYKlOGEbxc.">désobéissance</a> ou la transgression.</p>
<p>Il faut ici redire à quel point le respect est à l’origine même des plus grandes créations de l’humanité : dans des domaines aussi divers que l’art, la science ou la philosophie, où les auteurs se posent en s’opposant à ceux qui les ont précédés.</p>
<p>C’est ainsi qu’avec L’Anti-Œdipe on a pu dire avec raison que Félix Guattari et Gilles Deleuze avaient fait « un <a href="https://www.cairn.info/revue-chimeres-2010-1-page-303.htm">enfant dans le dos</a> » au psychanalyste Jacques Lacan. Cette remarque pourrait d’ailleurs être formulée pour la majorité des grandes œuvres de l’histoire de la pensée.</p>
<p>C’est également le cas dans les secteurs de l’industrie, en entrepreneuriat par exemple comme l’ont montré les <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2008-3-page-201.htm.">travaux</a> de l’économiste Olivier Babeau, qu’il s’agisse alors de transgresser les valeurs communes ou les normes en vigueur.</p>
<p>On retrouve ici finalement la tension interne qui transparaît toujours en matière de respect, qui d’un côté symbolise un principe moral central de notre civilisation, mais qui de l’autre est reçu avec un sentiment de défiance à l’égard d’une certaine forme d’autorité, laquelle nous est devenue à peu près insupportable.</p>
<p>Comme l’énonçait déjà la politologue et philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage <em>Crise de la culture</em> en effet, l’autorité (soit le contraire de l’autoritarisme) a bel et bien disparu de nos sociétés postmodernes.</p>
<p>Il ne fait cependant aucun doute que la situation créée par le Covid-19 rebat les cartes de ce conflit d’interprétation, et nous contraint à faire au respect de nouveau une place parmi nos valeurs. On ne peut douter en effet que les gestes barrières en particulier, et la stricte observance qui en est le corollaire, sont là pour longtemps.</p>
<p>Ils marqueront de leur empreinte le conditionnement de nos relations sociales quotidiennes, notamment dans l’entreprise. C’est pourquoi il apparaît urgent de nous réconcilier avec cette idée, même si cela doit être de manière transgressive, ou en tout cas d’en comprendre le potentiel pour mieux en redécouvrir les pauvretés et les richesses, les risques et les vertus, la grandeur… mais aussi la misère.</p>
<h2>Pauvreté du respect, avec Melville</h2>
<p>Commençons par rappeler que respecter revient le plus souvent à obéir. Obéir à un pouvoir, à une police ou à des maîtres. Le respect apparaît comme une valeur de conservation, voire de réaction. On respecte le passé, les anciens ou les règles auxquelles il conviendrait de se conformer. Il y a toujours dans le respect quelque chose qui est de l’ordre de la mécanique, de la politesse obligée. De la surveillance aussi.</p>
<p>Mais la tentation avec le respect des anciens, c’est toujours d’en exagérer l’importance au-delà du territoire naturel dans lequel elle est censée s’exercer : dans le domaine scientifique par exemple, une bonne dose d’irrespect n’est-elle pas nécessaire à l’égard des anciens afin de faire progresser la connaissance ?</p>
<p>En philosophie, c’est un peu la même chose. La réflexivité scientifique ou philosophique présuppose une certaine prise de risque par rapport aux convictions des autres, à leur confort intellectuel ou moral.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335790/original/file-20200518-83367-5pv7tw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Être irrespectueux en transgressant la norme s’avère utile pour faire progresser nos sociétés.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/stop-domino-effect-market-economics-collapse-1679486191">eamesBot/Shutterstock</a></span>
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<p>C’est ainsi que Socrate fut invité à boire la cigüe que lui tendaient les autorités athéniennes de son époque avec pour reproche une forme d’inconvenance, d’incongruité, d’irrespect justement, des conventions et du discours tenu à l’endroit des plus jeunes.</p>
<p>Or c’est parce les anciens eux-mêmes ont su faire montre de cette forme particulière d’irrévérence, de démêlé avec les opinions courantes que sont le raisonnement scientifique et philosophique, qu’ils ont pu, en leur temps, remettre en cause des savoirs erronés, pour le plus grand bien de notre déniaisement intellectuel. Le progrès suppose toujours une dose de dispute face aux fausses vérités héritées du passé.</p>
<p>Respecter revient finalement à dire oui un peu trop souvent, au prix parfois de notre liberté de pensée, d’action ou d’expression, laquelle n’est jamais autant palpable que lorsque nous expérimentons, non pas notre pouvoir de faire, mais notre pouvoir de ne pas faire.</p>
<p>Sans cette capacité négative, ce pouvoir de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=DkseaG3INXo">résistance</a>, ce « savoir immédiat de la vie » comme le dirait le phénoménologue Michel Henry, nous serions sans cesse placés sous la férule du pouvoir, et de son autoproclamée respectabilité.</p>
<p>C’est pour cette raison que Bartleby, le clerc énigmatique d’une nouvelle d’Herman Melville, et sa célèbre phrase adressée à son chef de bureau qui lui demande d’obtempérer, « I would prefer not to », a fasciné tant de philosophes et d’écrivains du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>« J’aimerais mieux éviter » nous dit Bartleby, sans dire davantage, mais nous en disant assez pour comprendre que son refus, énoncé respectueusement, n’est rien d’autre qu’une forme polie d’irrespect.</p>
<h2>Splendeur du respect, avec Kant</h2>
<p>On rappellera toutefois que, sous couvert d’irrévérence aux opinions des anciens, c’est un hommage respectueux à la raison qui est proposé par les contestataires. Ne pas faire semblant peut aussi être compris comme une forme de respect à l’égard de soi-même, de devoir vis-à-vis de soi-même et des autres. De son côté, le philosophe Emmanuel Kant dans le <em>Fondement de la métaphysique des mœurs</em> croit bon d’ajouter ceci :</p>
<blockquote>
<p>« Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc..) dont cette personne nous donne l’exemple ».</p>
</blockquote>
<p>Le penseur de l’Aufklärung est en effet celui qui a le plus contribué à défendre le respect, cette forme de non-indifférence au sort d’autrui, et à lui reconnaître sa dignité proprement philosophique.</p>
<p>Le respect est ce qui rend compte de la transcendance de la règle morale. C’est parce que nous respectons la dignité des autres, dans leurs différences même, que nous nous interdisons de les juger. Le respect de la dignité d’autrui est sans condition et s’adresse toujours, selon Kant, à des personnes et non à des choses. Pour la mer, un volcan, un cheval ou une bête féroce nous avons de la crainte, de l’étonnement ou de l’admiration, mais point de respect explique-t-il encore. Kant ajoute ceci :</p>
<blockquote>
<p>« Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. »</p>
</blockquote>
<p>La liberté ne serait pas un sentiment de nature psychologique, mais résulterait en réalité d’un choix autonome, raisonnable et désintéressé en faveur de la destination morale de l’humanité.</p>
<p>Sentiment moral par excellence donc, le respect ne tiendrait pas son point d’origine de la sensibilité, mais du jugement de la raison. Respecter autrui ce ne serait pas ressentir des émotions de type peur ou séduction, mais ce serait au contraire faire fi de nos inclinations sensibles, pour privilégier la « majesté » de la loi morale commandée par le devoir.</p>
<p>Respecter cela revient donc à humilier notre amour-propre, d’où les difficultés que nous avons de nous « délivrer de ce terrible respect » comme le formule Kant, au bénéfice d’une influence pratique de la morale que « l’on ne peut plus se lasser d’admirer. »</p>
<h2>Du respect dans les organisations</h2>
<p>Notons à ce titre que depuis quelques années le respect n’a eu de cesse de constituer un thème de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0149206314557159">recherche en management</a>, notamment nord-américaine, où il est souvent considéré comme un élément positif sur le plan de la performance organisationnelle.</p>
<p>Au point que la question est moins de savoir si le respect rendu, notamment par les managers aux personnes constituant les équipes, est un élément de sûreté psychologique et de meilleure communication interpersonnelle, car de cela personne ne paraît douter sérieusement, mais de mieux comprendre les mécanismes qui permettent de s’assurer que le respect est bel et bien établi dans les modes opératoires de l’organisation.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335800/original/file-20200518-83397-i1axdp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">En cette période troublée, comment s’emparer de la valeur de respect au travail ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/work-home-video-conference-meeting-team-1697516779">eamesBot/Shutterstock</a></span>
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<p>Il semble assuré dans ces études en effet que le respect, sorte de besoin profond exprimé universellement, fonctionne sur un mode circulaire dans lequel les personnes traitées avec respect tendent à « payer de respect » à leur tour celles qui leur ont prodigué ces marques d’honorabilité.</p>
<p>Cette circularité est particulièrement marquée dans les métiers de la création, ainsi que le remarque <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/caim.12004">Dagmar Abfalter</a>, où le respect mutuel est un facteur-clé de succès attesté. Pour deux économistes, <a href="https://econpapers.repec.org/article/aeajecper/v_3a21_3ay_3a2007_3ai_3a4_3ap_3a135-150.htm">Tore Elligsen et Magnus Johannesson</a>, le respect sur le lieu de travail devrait même être considéré comme un facteur de motivation autrement plus important que la rémunération. Tout se passant comme si homo respectus supplantait Homo œconomicus.</p>
<p>Le problème avec ces études c’est qu’il est parfois difficile de situer avec précision le sens de la notion : s’agit-il de respecter autrui pour sa différence ? Pour son humanité ? Pour ses qualités professionnelles, ou ses valeurs personnelles ? Parce que nous partageons les mêmes droits, et les mêmes devoirs ? Parce que nous reconnaissons des compétences à tel collaborateur, une vision stratégique à tel « leader », ou tout simplement une efficacité supérieure à la moyenne ?</p>
<p>Ou alors s’agirait-il plutôt, dans une direction inverse, de tenir finalement à chaque fois autrui « en respect », c’est-à-dire à l’écart, sans implication affective particulière, en renouant ici peut-être avec une autre interprétation étymologique de la notion : celle qui indiquerait que « regarder en arrière » revient au fond à laisser de côté, conserver à distance, « tenir » en respect comme on tient en laisse ?</p>
<p>Cette interprétation qui associerait finalement le respect à une sorte de phobie de la proximité, à laquelle notre époque présente unissant visages masqués et distanciation obligatoire ne ferait que donner un élan supplémentaire.</p>
<h2>Pour une éthique de la « bonne distance »</h2>
<p>On voit bien que le respect ne peut avoir de sens pour nous que si, et seulement si, il associe le niveau moral entrevu par Kant, le respect comme obligation, avec le niveau politique, le respect des « gestes barrières » au sens où nous l’entendons dans la crise sanitaire actuellement traversée, et enfin le niveau éthique.</p>
<p>Car de quelle qualité en effet serait le respect s’il n’était associé, non seulement à une obligation à l’égard d’autrui (l’amour de bienveillance n’est jamais qu’une obligation de plus), mais aussi à la possibilité d’apprécier les personnes que l’on côtoie sans y être contraint ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335817/original/file-20200518-83357-1dhxr07.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Respecter l’autre sans se sentir contraint, éthique du monde d’après ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/social-distancing-people-keep-distance-public-1703712031">eamesBot/Shutterstock</a></span>
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<p>De quelle qualité serait en dernier ressort un sentiment téléguidé par une prescription morale obligatoire ?</p>
<p>Or, dans la période que nous vivons, un autre philosophe, Blaise Pascal, peut nous aider à concevoir la valeur de respect avec autant de réalisme que d’humanité.</p>
<p>Dans ses <em>Trois discours sur la condition des Grands</em>, il fait une différence entre d’un côté les grandeurs « d’établissement », qui sont dû à une certaine hiérarchie sociale, inévitable, car, écrit-il « nous aurons toujours du dessus et du dessous, de plus habiles et de moins habiles ». La verticalité, la « Tour » pour employer l’expression de l’historien <a href="https://www.youtube.com/watch?v=DCiiKjp2VwI">Niall Ferguson</a>, serait comme la condition d’un « nous », du fait de ce que Pascal nomme les « cordes de nécessité » qui nous unit les uns aux autres. De l’autre côté figureraient les grandeurs « naturelles », qui correspondent aux mérites et aux qualités intrinsèques.</p>
<p>Or cette distinction entre horizontalité (estime) et verticalité (rapport de force) du respect lui permet de remarquer qu’aux grandeurs « d’établissement » ne sont dus que des respects « d’établissement », ces « cérémonies extérieures » qui n’engagent qu’une certaine considération pour la dignité de la fonction, pas plus.</p>
<p>Aux seules grandeurs « naturelles » est due l’estime proprement dite, marque de justice et appréciation des mérites propres à chacune et chacun. De fait, les aperitivi virtuels qui se sont multipliés dans le monde entier pour célébrer le personnel soignant, n’ont-ils pas été précisément le signe tangible de ces respects naturels, impliquant un consentement intérieur auquel rien ni personne n’obligeait ?</p>
<p>La période à venir nous invite donc, par la force des choses, coûte que coûte, d’une manière ou d’une autre, à nous réconcilier avec l’idée de respect.</p>
<p>Du respect il faut donc savoir, encore et toujours s’incommoder, si possible avec légèreté, ironie ou humour, comme Slavoj Zizek qui avec le design et la vente en ligne d’un <a href="https://www.teepublic.com/fr/masque/1846345-i-would-prefer-not-to-zizek-bartleby-t-shirt?fbclid=IwAR2OtDQejP2UsxOZkqS1SMpeIc3eXuA8ztV0Cy2kH7NAZTJr_IJHES5i-n4">masque de protection philosophique</a> en donne le plaisant exemple.</p>
<p>Le Bartleby slovène se montre donc accommodant avec le respect des règles en vigueur. Mais à la condition, visiblement, d’inscrire sur le masque barrière la mention suivante : « I would prefer not to ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138860/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ghislain Deslandes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors que nous n’avons jamais été aussi enjoints à respecter l’autre, il devient crucial de nous réconcilier avec cette notion et de l’appréhender au niveau éthique.Ghislain Deslandes, Professeur en philosophie des sciences de gestion, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1373362020-05-22T18:15:41Z2020-05-22T18:15:41ZPenser l’après : Le Covid-19 pousse les scientifiques hors de leurs laboratoires<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/336426/original/file-20200520-152349-hihbgm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C1155%2C2634%2C1766&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les recherches en cours peuvent sembler chaotiques et criblées d'incertitudes, et en équilibre avec des processus extrêmement cadrés.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/3d-render-eschers-inspired-stairs-17144950">Fotocrisis / Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<blockquote>
<p>« Ce soir, je partage avec vous ce que nous savons et ne savons pas ». (Emmanuel Macron, <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/04/13/adresse-aux-francais-13-avril-2020">adresse aux Français du 13 avril 2020</a>).</p>
</blockquote>
<p>Voilà un Président de la République qui revendique ouvertement son ignorance tandis que des experts reconnaissent publiquement que le Covid-19 est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Oui – les temps changent.</p>
<p>Habituellement, ceux qui nous gouvernent s’emploient, pour nous rassurer, à dire qu’ils consultent les experts, qu’ils suivent leurs avis et que la situation est sous contrôle. Mais il faut bien reconnaître que depuis quelques années cette position devient de plus en plus difficile à tenir. La confiance inconditionnelle dans la science, qui permettait de justifier les décisions, a été émoussée. Elle laisse progressivement place au doute voire à la suspicion et dans certains cas à l’incrédulité.</p>
<p>La multiplication des controverses au cours desquelles les chercheurs s’affrontent durement, n’hésitent pas à dénigrer leurs collègues, comme ce fut le cas par exemple à propos des <a href="http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=1613">dangers de l’amiante</a>, a contribué à cette perte de confiance. Ces affrontements ont permis également de comprendre que, <a href="https://journals.openedition.org/developpementdurable/1316">sans controverses, la connaissance scientifique ne progresserait pas</a>. En sciences, il convient toujours de commencer par douter, pour ensuite confronter et discuter impitoyablement les hypothèses et les résultats obtenus, afin d’avoir quelque chance de parvenir à un consensus. Pour, au terme de ce tortueux chemin, avoir le droit de dire : « Il est certain que le réchauffement climatique est un phénomène irréversible » ; puis d’ajouter sans crainte d’être démenti « que le réchauffement est dû pour l’essentiel aux activités humaines ».</p>
<p>Les citoyens ordinaires ont également appris, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_Mediator">souvent aux dépens de leur santé</a>, que l’ignorance pouvait dans certains cas être volontairement entretenue. Des historiens obstinés et des journalistes scrupuleux <a href="https://www.editions-lepommier.fr/les-marchands-de-doute">ont montré</a> que les grands producteurs de tabac ont pendant longtemps financé des chercheurs, plus intéressés par l’argent que par la vérité, afin de jeter le doute sur les études de plus en plus robustes qui établissaient la nocivité du tabac. Comme dans les enquêtes criminelles, il ne faut pas hésiter à se demander, face à l’ignorance entretenue à grand renfort de dollars, d’euros ou de yuans, à qui profite-t-elle ?</p>
<h2>Des scientifiques assument aujourd’hui leur ignorance en <em>prime time</em></h2>
<p>L’ignorance, celle qui est déclarée et assumée à l’occasion de la pandémie Covid-19, aussi bien par les décideurs que par les experts, n’est pas de même nature.</p>
<p>Quand Jean‑François Delfraissy, le président du comité scientifique conseillant le gouvernement, <a href="https://www.publicsenat.fr/article/politique/beaucoup-d-incertitude-sur-le-role-des-enfants-dans-la-propagation-du-covid-19">déclare</a> : « On ne comprend pas pourquoi les enfants résistent mieux à l’infection » ou encore : « On n’arrive pas à expliquer pourquoi certains porteurs contaminés et guéris sont susceptibles de contracter à nouveau la maladie », personne ne conteste de telles déclarations d’ignorance.</p>
<p>En écoutant ce grand spécialiste, ceux qui connaissent de l’intérieur le monde clos de la recherche ont sans doute eu le sentiment que, à une heure de grande écoute, des scientifiques conviaient le grand public à une de leurs réunions. À une de ces discussions, tenues en général dans l’espace confiné des labos, et au cours desquelles les chercheurs élaborent collectivement leurs projets de recherche pour les mois ou les années à venir. Leur ordre du jour est de définir les questions auxquelles ils souhaitent répondre, de dresser l’état des connaissances internationales et de faire l’inventaire de leurs lacunes en insistant sur ce qu’ils voudraient prioritairement savoir, puis sur cette base, de justifier les moyens demandés. Et tout cela sans obligation de résultats ! </p>
<p>Si, au moment où ils débattent de ces questions à l’abri des regards, des profanes s’introduisaient dans ces cénacles savants, ils seraient horrifiés de découvrir un monde chaotique et criblé d’incertitudes. Ces réunions, où l’on envisage des projets sans but clairement fixé et sans que l’on soit certain d’avoir choisi le bon chemin, constituent pour les chercheurs des moments indispensables où ils décident d’investiguer ce qu’ils ne connaissent pas encore mais qu’ils voudraient, pour mille bonnes raisons, absolument comprendre. Le huis clos leur permet de travailler au calme, de prendre leur temps, de recommencer leurs expériences aussi souvent que nécessaire. Cet isolement, garantie de sérénité, a commencé à céder depuis quelques décennies. Des associations de patients, comme celles regroupant les myopathes ou les personnes atteintes par le VIH, ou des associations rassemblant des riverains qui subissent les rejets toxiques d’usines chimiques, ont contribué à ce que l’on peut appeler le dé-confinement progressif de la recherche, c’est-à-dire son ouverture à des dimensions humaines et sociales. Les coups portés par le Covid-19 amplifient ce mouvement.</p>
<h2>Les excursions « hors des murs » des chercheurs ont changé de nature avec le Covid-19</h2>
<p>Certes, de telles incursions dans l’espace public n’ont rien d’inhabituel, ni de vraiment nouveau. Que nous soyons téléspectateurs, auditeurs de chaînes de radio ou lecteurs de journaux et de magazines, nous sommes accoutumés à voir des scientifiques, aux titres prestigieux, se succéder sur les plateaux de télévision et à lire les tribunes qu’ils signent. Depuis <a href="https://phototheque.pasteur.fr:443/fr/asset/content/id/577/bypassnavigation/1">Pasteur et le suspense dramatique qu’il orchestra à Pouilly-le-Fort</a>, le public a pris l’habitude d’entendre les savants annoncer des découvertes retentissantes. Mais qu’ils s’expriment pour avouer leur ignorance est un phénomène plus rare. À plus forte raison lorsque ces spécialistes se trouvent en première ligne et répondent haut et fort aux questions cruciales qui leur sont posées qu’<em>ils ne savent pas</em>, cela est tout simplement exceptionnel – si ce n’est lorsque l’humilité les aide à récolter de l’argent ou des soutiens (Téléthon, Sidaction).</p>
<p>L’actuel dé-confinement (partiel) des spécialistes confirme l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir la recherche sur des sujets pour lesquels les pratiques existantes montrent leurs limites. Le laboratoire est devenu un lieu trop isolé et trop coupé de l’ensemble des personnes qui pourraient participer activement au travail des chercheurs. Les enquêtes de terrain largement pratiquées dans certaines disciplines, comme les sciences de la terre et leurs <a href="https://www.persee.fr/doc/spira_2118-724x_2015_sup_55_1_1738">explorations géologiques</a> ou l’agronomie et ses <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/le-zoom-de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-25-juin-2019">fermes expérimentales</a>, ne font en réalité que prolonger le travail de laboratoire en l’installant à l’extérieur et sur une plus grande échelle. Cette extension s’opère parfois en recrutant des collaborateurs, des assistants de recherche qui ne sont pas des professionnels mais plutôt des amateurs éclairés et qui participent par exemple au comptage d’oiseaux sauvages ou à des observations astronomiques.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=276&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=346&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=346&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/336435/original/file-20200520-152311-1233peo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=346&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le laboratoire est devenu un lieu trop isolé pour étudier certains sujets.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/3d-rendering-ants-walking-on-infinity-1417856375">Hugo1989/Shutterstock</a></span>
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<p>Quant aux <a href="https://www.cancer-environnement.fr/344-Etudes-epidemiologiques.ce.aspx">études épidémiologiques</a> ou aux <a href="https://www.ansm.sante.fr/Activites/Essais-cliniques/Qu-est-ce-qu-un-essai-clinique/(offset)/4">essais cliniques</a>, elles incluent certes de larges populations, ce qu’on appelle des cohortes, mais elles les enferment bien vite dans le cadre de rigoureux protocoles qui les transforment en objets de recherche comme les autres. Ce qui caractérise toutes ces formes d’organisation de la recherche, qui démontrent tous les jours leur efficacité, c’est qu’elles sont conditionnées par la passivité des patients dans le cas des essais cliniques ou l’encadrement strict des profanes extérieurs au monde de la science dans le cas des recherches dites participatives.</p>
<p>Le Covid-19, par les problèmes et les questions qu’il pose, montre les limites des formes d’organisation de la recherche dans lesquelles les scientifiques sont les seuls et indiscutables maîtres du jeu. Habituellement ce sont les chercheurs, en effet, qui déterminent de manière stricte les protocoles à suivre et les modalités expérimentales ; habituellement ce sont eux qui neutralisent, autant que faire se peut, tout ce qui est susceptible de parasiter et de biaiser leurs travaux ; habituellement ce sont eux qui font le bilan de ce que l’on sait et de ce que l’on ignore, sans inviter les profanes à partager leur réflexion. Cette exigence, à laquelle on doit des contributions irremplaçables, est à son apex avec les essais dits <a href="https://www.eupati.eu/fr/glossary/double-aveugle/">« en double aveugle »</a>. Leur principe est que personne ne doit savoir, dans quel groupe tel ou tel patient est inclus. Dans ce modèle, la lumière ne doit pas être partagée : il est nécessaire d’aveugler pour mieux savoir. Il n’est pas question d’abandonner cette stratégie, parce qu’elle a montré et continue à démontrer son efficacité. Mais, à l’évidence, elle ne suffit plus. Elle demande à être enrichie et complétée. Participer sans mot dire, ce n’est pas vraiment participer.</p>
<h2>« Nous ne savons pas et, pour savoir, nous avons besoin de votre coopération active »</h2>
<p>Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, suite à la décision gouvernementale de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=SbxCv10O3C0">sortir progressivement du dé-confinement</a>, des cadres généraux ont été fournis avec les gestes barrières à respecter. Mais comment procéder, très concrètement, dans un lycée de 2000 élèves, dans une crèche de 40 enfants tout au plus âgés de 3 ans et placés dans un espace de 100 m<sup>2</sup>, sur un chantier de BTP, dans un restaurant, dans un Ehpad ? Comment assurer dans tous ces cas les conditions minimisant les risques de contamination ? En disant qu’on ne sait pas vraiment comment procéder, on accorde, pour une fois, aux personnes concernées un espace de liberté : on les incite à proposer des solutions viables et à imaginer collectivement des dispositifs adaptés. Certes, c’est l’ignorance qui favorise cette délégation, laquelle demeure néanmoins limitée. L’ignorance rend cependant possibles une redéfinition des rôles et une nouvelle forme de contrat entre sciences et sociétés, entre chercheurs et profanes.</p>
<p>On pourrait être tenté de comparer cet état de mobilisation à ce qui se passe pendant les périodes de conflit armé, quand le pouvoir redécouvre qu’une population active est plus efficace qu’une population passive. On aurait tort. Le mot d’ordre n’est pas : « Résistez à l’ennemi », « Soutenez les soldats qui meurent au front ! », « Fabriquez des obus et de la poudre », « Prenez soin des blessés ». Non, le mot d’ordre est, comme le <a href="https://doi.org/10.1080/09581596.2020.1748310">notent</a> des collègues anglais : « Flatten the curve ! Lissez les pics de contamination ! »</p>
<p>Pour la première fois dans l’histoire, l’objectif assigné au collectif formé des chercheurs et de la population est une opération mathématique. Il s’agit de transformer la courbe aiguë des cas de Covid-19, dont la pointe acérée risque d’entraîner des dizaines de milliers de morts supplémentaires et la saturation de notre système hospitalier, en une courbe moins abrupte. Il nous est demandé d’imaginer les bons comportements permettant d’éviter la concentration dans le temps et dans l’espace des contaminations. L’objectif est d’agir pour que les mathématiciens qui suivent, grâce à leurs modèles, la diffusion du virus puissent nous dire à tous : « Merci chers collègues, grâce à vous tous nous en savons plus. Vous avez agi comme il fallait pour enrichir les modèles qui nous servent de boussole collective, vous avez trouvé en vous, et pour le bien de tous, les ressources pour créer un environnement à nouveau vivable. »</p>
<p>Cette ouverture de la recherche par une redistribution des rôles, certes bien légère, permet cependant de mieux comprendre comment fonctionnent les modèles mathématiques de l’épidémie. Ceux qui les conçoivent sortent de leurs labos pour expliquer comment la pandémie se répand ou au contraire ralentit. Taux de létalité, nombre de personnes susceptibles d’être contaminées par une personne contagieuse, taux de comorbidité : les modélisateurs exposent, à grand renfort de schémas et d’animations, sur quelles bases reposent leurs analyses prédictives. Des sites permettent même d’apprécier l’impact des comportements sur le lissage de la courbe, la manière dont on estime le pourcentage de personnes contaminées dans la population. Un jour, il sera peut-être possible de simuler en direct, comme sur les compteurs du Téléthon mesurant la générosité des Français, les effets quantifiés du choix des matériaux utilisés pour la confection de masques alternatifs !</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=267&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/336451/original/file-20200520-152288-mgh5qj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=336&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pratiquer collectivement la recherche pour appréhender des objets complexes.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/ornamental-bird-fish-texture-escher-style-145438618">Feliks Kogan/Shutterstock</a></span>
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<p>Ces interventions s’apparentent-elles à de simples opérations de vulgarisation visant à faire comprendre à la société civile ce qui se passe ? Il n’en est rien. D’abord parce que les explications scientifiques fournies s’adressent directement à ceux à qui on demande d’imaginer des comportements adaptés. Ce n’est pas la même chose d’essayer de convaincre quelqu’un que la terre est ronde ou de lui dévoiler les raisons pour lesquelles il est nécessaire d’agir de telle ou telle façon si l’on veut éviter un pic de contamination. Dans un cas on éduque, dans l’autre on cherche une collaboration qui laisse ouverts à la fois l’interprétation des règles de distanciation proposées et les choix qui restent à faire. Ensuite parce que les modélisateurs, sans l’intervention des citoyens, n’auraient aucune chance d’alimenter les modèles en données et de valider, d’infirmer ou de modifier les projections qu’ils réalisent à un moment donné.</p>
<p>Ce <a href="https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Les_mod__les_du_futur-9782707150134.html">n’est pas tout à fait la première fois</a>, même si cela demeure encore très rare, que les modélisateurs occupent le devant de la scène et exposent quelques-uns des éléments de leurs algorithmes. La crise du changement climatique a suscité une prolifération de modèles, de courbes et de variables stratégiques qui sont désormais aisément accessibles et dont les spécialistes assurent qu’ils sont robustes et que leur utilité est indéniable. Et ce n’est que très récemment, à l’occasion de l’organisation de la conférence sur le climat, que des citoyens ordinaires ont été conviés à participer à la discussion de certaines de leurs hypothèses <a href="http://www.lettreducadre.fr/19748/la-convention-citoyenne-pour-le-climat-ne-veut-pas-rester-lettre-morte/">sans pour autant être en mesure d’apprécier les effets de leurs recommandations</a>.</p>
<p>Cette façon de pratiquer collectivement la recherche n’en est qu’à ses premiers balbutiements et demeure superficielle. Elle pose en outre de nombreux problèmes qu’il faudrait traiter au fur et à mesure qu’ils apparaissent, avant qu’ils ne deviennent trop difficiles à résoudre. Certains sont connus. Ils concernent l’autonomie des personnes et les dispositifs de contrôle et de surveillance de la vie privée rendus possibles par les <em>big data</em>. D’autres, plus spécifiques, liés par exemple à la place des préoccupations sanitaires ou à la coordination des différentes manières de pratiquer la recherche, ne peuvent qu’être entr’aperçus. Mais c’est le bon moment pour se mettre au travail. N’est-ce pas une des vertus des crises que de suggérer de nouvelles manières de vivre ensemble ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137336/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les incertitudes sont inhérentes à la science et à nos vies - particulièrement en temps de crise. Un nouveau contrat émerge entre science et société.Michel Callon, Professeur de sociologie, Mines Paris - PSLPierre Lascoumes, Directeur de recherche émérite au CNRS, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1387452020-05-15T19:14:14Z2020-05-15T19:14:14ZPenser l’après : des forts plus forts dans un monde affaibli<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/335425/original/file-20200515-138654-83g5xs.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La crise sanitaire et économique favorise l’émergence d’un monde plus dur et plus inégalitaire, dominé par les jeux d'équilibre entre la Chine et les États-Unis.
</span> <span class="attribution"><span class="source">inimalGraphic/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Alors que le <a href="https://www.lci.fr/international/coronavirus-le-grand-confinement-la-crise-de-2020-du-covid-19-a-desormais-un-nom-2151154.html">« Grand Confinement »</a> touche à sa fin en <a href="https://blogs.imf.org/2020/05/12/emerging-from-the-great-lockdown-in-asia-and-europe/">Asie et en Europe</a>, on annonce partout que <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-plus-rien-ne-sera-jamais-plus-comme-avant-1187673">« plus rien ne sera comme avant »</a>. Dans l’économie mondiale et dans les relations internationales, la crise du Covid-19 aurait fait advenir « un autre monde ». Pour les uns, la pandémie et la récession auraient déclenché une <a href="https://institutdelors.eu/evenement/green-recovery-post-covid-19-european-or-national-strategies/">prise de conscience en faveur de la décroissance, de la protection de l’environnement</a> et des souverainetés nationales. Pour les autres, la crise constituerait l’acte de décès de la mondialisation et du multilatéralisme. Elle marquerait même le <a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-les-etats-unis-et-la-chine-risquent-un-choc-politique-leurope-risque-son-existence_fr_5e9ee93ac5b6a486d07f3386">début d’un chaos général dominé par la Chine</a>.</p>
<p>Toutefois, la crise actuelle bouleverse-t-elle réellement les rapports de force antérieurs, sur le plan géopolitique et géoéconomique ? N’exacerbe-t-elle pas plutôt des tensions préexistantes ? Ne révèle-t-elle pas des rapports de force latents ?</p>
<p>Un monde neuf naît-il sous nos yeux ? Sans doute pas. Nous voyons plutôt l’émergence d’un monde plus dur et plus inégalitaire où les plus puissants sont affaiblis mais résistent mieux, tandis que les plus faibles sont, eux, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/20/jean-yves-le-drian-ma-crainte-c-est-que-le-monde-d-apres-ressemble-au-monde-d-avant-mais-en-pire_6037128_3210.html">durablement affaiblis</a> et risquent l’effondrement.</p>
<p>Le « monde d’après » connaîtra non pas un bouleversement mais un durcissement.</p>
<h2>Une crise darwinienne : vers une Grande Divergence entre États</h2>
<p>En politique comme en économie, les crises majeures ont généralement <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-les-trois-effets-du-covid-19-sur-les-relations-internationales-1197493">trois effets</a> : elles révèlent des phénomènes passés inaperçus ; elles accélèrent la transformation des rapports de force ; et, parfois, elles détruisent l’ordre ancien.</p>
<p>Les crises actuelles sont à la fois sanitaires, économiques, budgétaires et politiques. Elles ont déjà produit ces effets. Mais elles ont des conséquences bien différentes des crises du XX<sup>e</sup> siècle comme les deux Guerres mondiales, la Grande Dépression ou encore la vague de décolonisations. Toutes ces évolutions historiques avaient transfiguré les relations internationales : elles avaient transféré l’hégémonie politico-économique de certains États installés ou <em>ruling powers</em> (Allemagne, France, Royaume-Uni, Japon) à d’autres États en essor ou <em>rising powers</em> (les États-Unis, l’URSS, puis les Tigres asiatiques). Ces métamorphoses géopolitiques avaient également fait apparaître de nouvelles puissances : l’Inde unifiée et indépendante en 1947, la Chine communiste et pacifiée en 1949, l’Égypte nassérienne après la crise de Suez en 1956 puis, après la crise de 1998, les BRICS.</p>
<p>La série de crises en cours déclenche des bouleversements, mais ils ne sont pas de cette nature. Bien entendu, tous les États sont frappés à des degrés divers par la pandémie. Qu’ils soient développés, émergents ou en développement, tous pâtissent d’une récession générale estimée par le FMI à <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/14/coronavirus-le-fmi-predit-une-recession-mondiale-historique-avec-un-recul-de-la-croissance-estime-a-3-en-2020_6036559_3234.html">environ 3 % du PIB mondial</a>. Mais tous n’ont pas les mêmes capacités de rebond, de résilience ou de reprise. Autrement dit, pour paraphraser <em>Les Animaux malades de la peste</em> – « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » –, tous les États affrontent le même présent d’affaiblissement économique mais ils ne se préparent pas tous le même futur de reprise. Et leurs trajectoires respectives pourraient bien diverger à l’occasion de l’incertain déconfinement, du lent rétablissement et de la lointaine reprise.</p>
<p>La crise actuelle est d’ores et déjà proprement darwinienne : les États les moins solides seront encore plus pénalisés que les autres. En effet, dans le monde qui s’annonce, les positions relatives des États seront déterminées par la solidité de leurs colonnes vertébrales étatiques. Juguler la pandémie et répondre à la crise économique nécessite des pouvoirs publics efficaces ; dès lors, les pays dotés d’institutions solides, <a href="https://jean-jaures.org/nos-productions/suede-non-confines-mais-confiants">administrativement, budgétairement et politiquement</a>, sont mieux en mesure de résister et de profiter du retour à l’activité. Facteur aggravant de la Grande Divergence qui s’annonce : alors même que la pandémie <a href="https://news.un.org/fr/story/2020/04/1065812">réclamerait un effort supplémentaire de coopération internationale</a>, le multilatéralisme se voit encore plus accusé d’inefficacité. Or, le multilatéralisme est explicitement conçu comme une barrière à la divergence entre États.</p>
<p>On pourrait penser que les crises actuelles précipitent le retour du monde du XIX<sup>e</sup> siècle régi par l’affrontement entre puissances nationales. En réalité, nous ne revenons pas deux siècles en arrière mais nous sommes brutalement projetés dans l’avènement du monde du XXIe siècle où l’affrontement entre la Chine et les États-Unis domine la scène internationale, où le multilatéralisme et le libre-échange sont sapés et où l’Union européenne tâtonne pour prendre un rôle géopolitique.</p>
<p>En un mot, la crise actuelle est profondément inégalitaire à l’intérieur de chaque société, au sein de chaque région et sur la scène mondiale : les États les plus puissants sont affaiblis au même titre que les plus faibles mais ils sont mieux à même de garantir leur résilience et d’organiser leur rebond.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=500&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=500&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=500&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=629&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=629&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335433/original/file-20200515-138615-1e4dh3m.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=629&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des États puissants affaiblis, mais capables de rebondir. Ce ne sera pas le cas des États plus faibles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">inimalGraphic/Shutterstock</span></span>
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<h2>La « ré-étatisation du monde » à marche forcée</h2>
<p>Depuis la fin de 2019, en quelques mois, en quelques semaines, le monde s’est affaibli, l’économie s’est appauvrie et les relations internationales se sont tendues. Cette dynamique a consacré le grand retour des États-nations sur la scène politique nationale, régionale et internationale. Là encore, il s’agit d’une accélération et non d’une disruption ou d’une rupture. C’est bien une ré-étatisation et non une étatisation qui est réalisée.</p>
<p>Après les épidémies – heureusement circonscrites – du SARS de 2002 à 2004 en Asie et en Amérique du Nord et d’Ebola en 2014-2015 en Afrique de l’Ouest, la maladie est redevenue un acteur majeur des relations internationales. Le bilan médical du Covid-19 est d’une ampleur inédite au XXIe siècle : le virus a <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/05/05/coronavirus-age-mortalite-departements-pays-suivez-l-evolution-de-l-epidemie-en-cartes-et-graphiques_6038751_4355770.html">contaminé plus de 4,3 millions de personnes dans le monde et a causé près de 300 000 décès</a>. La pandémie est mondiale <em>stricto sensu</em>, avec 180 pays touchés. Ce sont les phénomènes biologiques qui ont en quelques semaines pris le devant de la scène géopolitique.</p>
<p>Les mesures prophylactiques décidées par les États ont causé en quelques semaines une récession mondiale. Ces perspectives macroéconomiques défavorables laissent déjà entrevoir une hausse massive du chômage, sans doute à hauteur de <a href="https://theconversation.com/etats-unis-la-reouverture-pour-endiguer-lexplosion-du-chomage-138360">14 % de la population active aux États-Unis</a> et de <a href="https://www.lesechos.fr/economie-france/conjoncture/coronavirus-une-forte-hausse-du-chomage-est-attendue-dans-les-prochaines-semaines-1203038">10 % dans l’UE</a>. Le commerce international est en contraction nette <a href="https://news.un.org/fr/story/2020/04/1066152">(de 13 % à 32 % pour 2020 selon l’OMC)</a>. Quant à la situation sociale, elle risque de se dégrader au point de replonger dans la pauvreté les populations qui, en Asie, en étaient sorties à la faveur de la mondialisation. Des risques sévères de remous politiques intérieurs menacent à l’horizon : la défiance envers les pouvoirs publics, la dégradation de la situation matérielle des couches populaires et l’aggravation des inégalités internes pourraient déboucher sur de véritables troubles.</p>
<p>En limitant les déplacements, en stoppant l’appareil productif, en entravant le commerce, l’État « biopolitique », pour reprendre <a href="https://www.revue-elements.com/biopolitique-du-coronavirus-1-la-lecon-de-michel-foucault/">l’expression de Michel Foucault</a>, a eu pour priorité la préservation de la vie biologique au détriment explicite de la santé économique. C’est ce qui a entraîné un accroissement massif, rapide et indispensable de l’action économique de l’État.</p>
<p>Ainsi, les plans de soutien aux entreprises, aux salariés et à l’économie sont en essor constant. Aux États-Unis, les allégements fiscaux, les garanties apportées par les pouvoirs publics et les subventions directes s’élèvent chaque jour plus haut, en valeur absolue et en proportion du PIB, faisant redouter le <a href="https://www.cato.org/blog/epidemic-red-tape">retour du <em>Big Government</em></a>. De même, les institutions de l’UE ont porté leur effort financier à des sommes considérables au vu du PIB de l’Union (voir infra). Et il en va ainsi dans toutes les économies ou presque : l’intervention publique est massive et a augmenté de plusieurs points de PIB en quelques semaines. Sur les scènes politiques et dans les mondes économiques nationaux, l’État fait son grand retour : l’État « médecin » et l’État « gendarme » qui ont ordonné et surveillé les politiques de confinement ont été épaulés par l’État-Providence capable de soutenir les chômeurs et par l’État-interventionniste capable de mobiliser les finances publiques pour soutenir l’économie.</p>
<p>Cette « ré-étatisation du monde » a une incidence directe sur le cours des relations internationales : la nouvelle centralité de l’État creuse des inégalités. Qui a un État robuste doté de ressources (fiscales, budgétaires, médiatiques, administratives) importantes peut lutter contre les effets de la crise bon an mal an. Mais qui a un État déjà affaibli ou inefficace risque l’effondrement intérieur et la marginalisation internationale. La façon dont des États moyens mais administrativement efficaces comme Singapour, <a href="https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/coronavirus-bras-de-fer-tendu-entre-loms-et-taiwan-sous-loeil-furieux-de-pekin-1193934">Taïwan</a> ou la <a href="https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/en-asie-de-plus-en-plus-de-gouvernements-tentes-par-la-distanciation-economique-avec-la-chine-1202338">Corée du Sud</a> ont réagi démontre l’importance de la puissance étatique. En revanche, la lenteur et la désorganisation chronique de l’administration indienne a entravé le traitement de l’épidémie et de la crise par New Delhi.</p>
<p>Certains États tireront parti de la crise pour renforcer leurs positions à la faveur de l’affaiblissement des autres. Ce sera le cas des deux puissances déjà dominantes à l’entrée dans la crise : la <a href="https://www.lesechos.fr/monde/asie-pacifique/en-asie-de-plus-en-plus-de-gouvernements-tentes-par-la-distanciation-economique-avec-la-chine-1202338">République populaire de Chine</a> et les États-Unis d’Amérique. Pour ces puissances mondiales aussi, la crise a des effets cruels. Mais elles ont mobilisé leurs immenses ressources militaires, médiatiques, diplomatiques, technologiques et scientifiques pour gagner du terrain sur plusieurs théâtres stratégiques et économiques.</p>
<h2>Du G2 sino-américain au « piège de Thucydide »</h2>
<p>Dans la Grande Divergence entre États actuellement en cours, les deux superpuissances contemporaines sont simultanément frappées de plein fouet. Mais elles durcissent déjà leurs positions respectives en vue de la phase de reprise. <a href="https://blogs.mediapart.fr/pascalboniface/blog/010420/la-crise-du-coronavirus-va-t-elle-profiter-la-chine">Pékin</a> et Washington sont déterminés à se tailler la part du lion dans un « gâteau » géoéconomique dont la taille s’est réduite.</p>
<p>Ainsi, la RPC a opéré en six mois une mue remarquable, étonnante et paradoxale. Foyer de l’épidémie et suspectée de désinformation, elle a <a href="https://theconversation.com/la-chine-se-reve-en-premiere-puissance-sanitaire-mondiale-134278">tenté de devenir une superpuissance sanitaire</a> en déployant une <a href="https://www.liberation.fr/planete/2020/05/07/chine-la-diplomatie-des-masques-a-echoue_1787727">« diplomatie des masques »</a> ». Mise en accusation, elle essaye de faire porter la responsabilité à l’Occident et aux États-Unis, les taxant d’inconséquence, de négligence et d’impéritie, <a href="https://www.reuters.com/article/us-health-coronavirus-china-usa-idUSKBN22E0C4">comme la vidéo virale <em>Once Upon A Virus</em> qu’elle a diffusée le montre sans détour</a>. Elle a <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/le-contrat-social-chinois-en-peril.html">révélé l’ampleur de ses ambitions</a> en passant à la diplomatie du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/30/chine-la-diplomatie-du-loup-combattant_6038290_3210.html">« loup combattant »</a>, autrement dit à une tactique agressive, destinée à discréditer ses rivaux. La puissance chinoise ne sortira pas de la crise seule car son économie est trop dépendante des exportations vers l’UE et les États-Unis. Mais elle met d’ores et déjà à profit ses réserves financières et ses capacités d’investissement pour lancer des offensives de rachats dans les économies affaiblies, acquérir des parts de marché et profiter de sa légère avance en matière de déconfinement. Les PME de niches en difficulté et les États en détresse budgétaire comme le Laos et le Cambodge sont des cibles de choix.</p>
<p>Dans la période qui s’ouvre, les États-Unis ont, eux, pris du retard sur bien des plans. Initialement négligents sur le plan prophylactique, les pouvoirs publics n’ont pas empêché un bilan humain très lourd et ont ainsi subi un certain discrédit international. Durant la première phase de la crise, la présidence Trump a privilégié le repli de l’Amérique en <a href="https://www.humanite.fr/trump-decide-dune-fermeture-selective-des-frontieres-686193">fermant les frontières</a>. Elle a renoncé à montrer la voie et donc à exercer le <a href="http://www.slate.fr/story/190371/covid-19-reprise-economique-europe-modele-resilience"><em>leadership</em> mondial dans cette crise</a>. Les États-Unis sont pourtant habitués, depuis un siècle, à prendre l’initiative et à fixer leur cap ; ils l’ont fait lors des précédentes catastrophes stratégiques et économiques. Peut-on en conclure que la pandémie minera durablement la place du pays sur la scène internationale ? Ses capacités de réaction ne doivent pas être sous-estimées. L’économie américaine est résiliente : elle a été prompte à détruire des emplois mais saura rapidement les recréer une fois la reprise amorcée. Il en va de son caractère structurellement pro-cyclique. De même, au niveau international, si les États-Unis paraissent temporairement affaiblis, ils se sentent, eux, encore plus engagés dans la rivalité avec la Chine et prêts à répondre à l’offensive lancée par celle-ci. En 2017, Trump avait fondé sa candidature sur le refus de la dépendance à l’égard de Pékin. En 2018, sa présidence s’était poursuivie par un relèvement des droits de douane et par un protectionnisme assumé conduisant à une « guerre commerciale ». Est-il si néfaste pour le président-candidat en campagne de s’afficher comme <a href="https://www.lavoixdunord.fr/752947/article/2020-05-14/donald-trump-menace-de-rompre-toute-relation-avec-la-chine">l’opposant explicite de Xi Jinping</a> ? Les États-Unis pourront surprendre durant les mois qui viennent par leur capacité à mobiliser leurs ressources de tout type afin de retrouver leur place.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335416/original/file-20200515-138639-ogh8z3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un monde tiraillé entre la Chine et les États-Unis.</span>
<span class="attribution"><span class="source">inimalGraphic/Shutterstock</span></span>
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<p>Les tensions sino-américaines donnent le ton de la période : une rivalité préexistante s’accentue à la faveur de la crise, précipite un virage nationaliste de part et d’autre et accélère la rupture des deux grandes puissances avec le multilatéralisme. Sur le plan international, la crise écarte durablement la perspective d’un G2 sino-américain qui supplanterait le G7, le G8 et le G20 comme institution de direction des affaires du monde. En fait, l’évolution internationale actuelle concrétise la perspective du <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/le-tour-du-monde-des-idees-du-jeudi-21-fevrier-2019">« piège de Thucydide »</a> – autrement dit, elle hâte l’affrontement entre la Chine et les États-Unis.</p>
<p>L’accélération donnée par la crise a conduit à une clarification : le monde qui vient sera crûment dominé par cette gigantomachie sino-américaine.</p>
<h2>L’Union européenne, de la résilience au leadership ?</h2>
<p>En Europe également, la crise a précipité des évolutions à l’œuvre depuis une décennie sans les bouleverser.</p>
<p>Dans les premiers temps, elle a ravivé les démons de la discorde. L’Italie s’est considérée abandonnée par l’Europe au moment où le bilan s’élevait à près de 1 000 décès par jour, alors qu’elle s’était déjà jugé <a href="https://www.humanite.fr/trump-decide-dune-fermeture-selective-des-frontieres-686193">oubliée</a> par Bruxelles lors des crises migratoires de 2015-2016. De manière générale, le fossé entre un « Nord cigale » et un « Sud fourmi » s’est manifesté. Quand les <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/le-budget-de-lunion-europeenne-non-a-lobsession-du.html">discussions budgétaires se sont engagées</a> pour le nouveau cycle de programmation financière de l’Union, les oppositions se sont affirmées entre les « États frugaux » (Allemagne, Pays-Bas, Suède), partisans d’une décrue du déjà modeste budget commun, et les États du Sud et de l’Est, avocats d’une plus grande ambition et donc d’une plus grande cohésion. La controverse sur l’émission d’obligations émises par la Commission européenne, les fameux « coronabonds », atteste de cette dissension interne.</p>
<p>Mais l’arbre du débat interne (<a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-crise-du-coronavirus-cree-la-zizanie-en-europe-1189992">médiatisé à dessein par les Pays-Bas</a>) ne doit pas cacher la forêt du consensus fondamental. Peu à son aise en matière sanitaire, l’Europe s’est révélée réactive en matière financière, budgétaire et économique, suspendant le Pacte de stabilité et de croissance quelques jours après le début de la pandémie en Europe, déclenchant à travers la Banque centrale européenne un <a href="https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/la-banque-centrale-europeenne-se-reunit-en-urgence-1186717">plan de rachat</a> de dettes privées et publiques historique par son montant (1 000 milliards d’euros au total en 2020), activant le Mécanisme européen de stabilité pour <a href="https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/covid-19-jusqu-a-240-milliards-d-euros-de-credit-pour-les-pays-en-difficulte-en-zone-euro-844373.html">240 milliards d’euros</a> de prêts fournis aux États, mettant sur pied le mécanisme <a href="https://www.courrierinternational.com/article/economie-avec-le-plan-sure-leurope-tente-de-donner-une-reponse-solidaire-la-crise">SURE</a> de 100 milliards d’euros pour soutenir les États membres dans leur indemnisation du chômage partiel et programmant des prêts de la part de la Banque européenne d’investissement. Les institutions européennes ont repris le flambeau de l’État-Providence forgé et rôdé tout au long de <a href="http://www.slate.fr/story/190371/covid-19-reprise-economique-europe-modele-resilience">son histoire politique</a>.</p>
<p>Modèle de résilience, l’Europe aborde la fin du déconfinement sensiblement affaiblie par la pire récession de son histoire mais <a href="https://theconversation.com/debat-leurope-doit-elle-vraiment-nous-faire-honte-136031">pas nécessairement en position défavorable</a>, tant son expérience des plans de sauvetage est longue.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/335420/original/file-20200515-138615-9ndg7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Face à la crise, une Europe pas forcément en position défavorable.</span>
<span class="attribution"><span class="source">inimalGraphic/Shutterstock</span></span>
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<p>Une opportunité géopolitique pourrait même se manifester pour elle : entre un leadership chinois qui ne fédère pas et un <em>leadership</em> américain qui se dérobe pour le moment, l’UE pourrait saisir l’occasion de passer à une autre étape de son action internationale, par exemple via les mécanismes d’aide publique au développement, comme elle a commencé à le faire.</p>
<h2>De la crise du multilatéralisme aux risques de décrochage</h2>
<p>Si les puissances établies sont affaiblies mais résilientes, le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/24/le-multilateralisme-a-l-epreuve-du-coronavirus_6037600_3232.html">multilatéralisme</a> et les États qui en bénéficiaient sont, eux, exposés à un risque de décrochage majeur.</p>
<p>Le multilatéralisme du système des Nations unies est entré dans la crise sous le feu des critiques et risque d’en sortir en lambeaux. Au moment même où la coopération médicale est le plus nécessaire, l’agence spécialisée des Nations unies chargée de la santé, l’Organisation mondiale de la santé (<a href="https://www.liberation.fr/direct/element/les-mensonges-chinois-et-laveuglement-de-loms_112366/">OMS</a>) a été constamment au centre d’un affrontement entre puissances. Critiquée par la présidence Trump pour son coût pour le contribuable américain, elle a été accusée d’avoir endossé les positions chinoises et d’avoir ainsi trahi sa mission historique de lutte contre les pandémies. Symptôme du « chacun pour soi » de la crise de ce printemps, les États-Unis ont <a href="https://www.lefigaro.fr/international/les-etats-unis-suspendent-brutalement-leur-contribution-a-l-oms-20200415">suspendu leur contribution financière au budget de l’OMS</a>.</p>
<p>Alors que le multilatéralisme était (difficilement) né des crises précédentes – les deux Guerres mondiales avaient respectivement conduit à la création de la Société des Nations et de l’ONU, et la crise financière de 2008-2009 avait renforcé le poids du G7 et du G20 –, la crise actuelle contribue à le laminer. Elle consacre un Grand Repli où les instances de résolution des différends et les outils de coordination sont par principe en butte au soupçon. Dans une terrible prophétie auto-réalisatrice, la crise du multilatéralisme accroît ses inefficacités et alimente sa critique.</p>
<p>Or plusieurs régions bénéficient directement du multilatéralisme, l’Afrique au premier chef. Dans la deuxième partie du XX<sup>e</sup> siècle, c’est dans le cadre de l’ONU et des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) que les jeunes États indépendants s’étaient affirmés sur la scène internationale. Et c’est là que les programmes d’aide au développement (non exempts de lacunes) avaient été mis en place. La critique du multilatéralisme et la raréfaction des ressources budgétaires disponibles pour l’action extérieure risquent de réduire considérablement le soutien public à l’essor de l’Afrique.</p>
<p>Sur ce continent où les infrastructures médicales sont aussi réduites que les statistiques épidémiologiques fiables, <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/covid-19-en-afrique-le-pire-est-a-venir-1197102">nul ne sait encore quelle est l’étendue réelle de la pandémie</a>. Mais la récession mondiale touchera nécessairement ses économies les plus dynamiques (Éthiopie, Afrique du Sud). La division par trois des cours mondiaux des hydrocarbures <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/lafrique-questions/covid-19-sahel-pandemie-lente-impacts-multiples">affectera particulièrement l’Algérie et le Nigéria</a>. Dépourvus d’administrations rompues à l’exercice des plans de relance, ces États abordent la crise économique en position particulièrement défavorable car la relance ne pourra venir que du secteur privé – endommagé – et de l’économie internationale – paralysée.</p>
<p>Pour l’Afrique, le décrochage économique pourrait se doubler d’un découplage stratégique. Alors que les guerres au Sahel et en Libye accaparaient l’attention des diplomates et des militaires, ces conflits perdurent mais sont devenus périphériques, laissés à leur propre sort. Comme le montre le cas de l’Afrique, le monde pourrait désormais se structurer entre des zones où la lutte contre la pandémie est la priorité et d’autres où elle est secondaire et où restera donc latente pendant des années.</p>
<p>Ces dernières risquent fort de se trouver en état de relégation sanitaire, puis économique et politique. Ce qui pourrait avoir des effets sur les flux migratoires Sud-Nord – reste à savoir lesquels. Pour mémoire, depuis 2015 l’Union européenne doit son accroissement démographique aux migrations. Tenter de véritablement fermer les frontières extérieures de l’UE aux foyers migratoires et pandémiques aurait des effets accélérateurs sur l’effacement démographique relatif de l’UE. Cela passerait en outre par un durcissement des moyens consacrés à cette politique, affaiblissant davantage encore les postures morales de l’UE.</p>
<h2>De la « réétatisation » du monde à la Grande Divergence</h2>
<p>Dans les crises actuelles, bien des incertitudes sont encore à lever. Ainsi, l’<a href="https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/leconomie-iranienne-subit-une-recession-severe-1160187">Iran est mis en grande difficulté</a> par l’ampleur de la pandémie, les remous sociaux, l’effondrement des cours des hydrocarbures et le durcissement de la présidence Trump. De même, la <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/russie-face-un-triple-defi-reforme-constitutionnelle-chute-prix">Russie</a> mobilise les réserves financières de ses deux fonds souverains pour subventionner l’économie mais ne semble pas avoir de plan de relance en raison même des faiblesses structurelles de son modèle économique. En effet, la baisse des cours des hydrocarbures souligne de nouveau à quel point les ressources publiques et la prospérité de la population dépendent d’une seule et même variable. Et le Brésil est en proie à une crise politique intérieure qui s’accentue du fait des choix de gestion de l’épidémie.</p>
<p>Malgré ces incertitudes, plusieurs conséquences des crises sont déjà confirmées : la compétition pour la reprise dans un monde globalement appauvri sera d’autant plus féroce que l’activité sera rare. Dans cette lutte, les puissants d’avant la crise (Chine et États-Unis) sont en ordre de bataille pour défendre leurs intérêts à la faveur de l’affaiblissement généralisé de l’économie internationale. Et, de manière générale, la « réétatisation du monde », on l’a dit, confère aux États résilients un avantage comparatif sur les autres États moins familiers avec les politiques de santé publique, les plans de relance et l’intervention publique en matière socio-économique.</p>
<p>La crise multiforme de 2020 n’est pas grosse d’un nouveau monde. Elle rend le monde existant plus âpre, plus brutal et plus inégalitaire. </p>
<hr>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138745/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La crise actuelle affaiblit les pays du monde entier. Mais ceux qui étaient initialement les mieux lotis seront moins durement affectés que les autres. Le monde de demain sera donc plus inégalitaire.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1384712020-05-15T15:32:21Z2020-05-15T15:32:21ZPenser l’après : La géopolitique du monde qui vient<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/334644/original/file-20200513-156629-12j20e0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=43%2C10%2C7206%2C3500&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/blue-abstract-hi-speed-internet-technology-406800601">Titima Ongkantong/shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>L’acuité de la nature historique du coronavirus vient en grande partie de la triple conjonction de l’instantanéité de son impact, des conséquences de son amplitude mondiale et de l’évidence de sa nature transformatrice.</p>
<p>Avec une célérité et une certitude rarement combinées de la sorte dans les relations internationales, un consensus palpable a vu le jour à la fois au sein des sociétés de ce monde et entre celles-ci : tout a déjà changé, et tout va changer encore plus.</p>
<p>Certes, l’histoire nous apprend qu’il faut toujours relativiser l’emphase sur la nouveauté, notamment lorsque l’on se trouve encore dans l’œil du cyclone et que les précédents de crises mondiales trop souvent oubliées, <a href="https://graduateinstitute.ch/communications/news/brief-international-history-pandemics">pandémies inclues</a>, sont légion.</p>
<p>Pour autant, cette crise donne objectivement le « la » d’une nouvelle phase dans la grammaire de la sécurité internationale. Elle le fait d’abord en confirmant une tendance émergente : <a href="https://www.sipri.org/media/press-release/2019/stockholm-security-conference-opens-unpredictable-new-normal">l’imprévisibilité</a> est désormais la donne principale de cette architecture évolutive de la sécurité globale.</p>
<h2>La fin de l’« après-11 Septembre »</h2>
<p>Depuis quelques années déjà, cette notion d’incertitude avait été reconnue comme fondamentale, mais cette indétermination demeurait par trop abstraite et associée principalement aux questions de cybersécurité (à savoir, notre absence de contrôle sur les nouvelles technologies ajoutée à notre foi aveugle en leur <a href="https://www.theguardian.com/books/2018/jun/30/new-dark-age-by-james-bridle-review-technology-and-the-end-of-the-future">« solutionnisme »</a>) et aux crises politiques (c’est-à-dire les questionnements sur l’origine géographique du « prochain foyer de tensions » guidés par l’habitude à ne les voir venir que de certaines destinations). Le « bouleversement Corona » donne aujourd’hui corps à cette notion d’une façon nouvelle. Il la dote d’une réelle difficulté, à la fois opérationnelle et intellectuelle, face à une matérialisation intime de l’inattendu.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=429&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=429&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=429&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=539&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=539&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/334646/original/file-20200513-156675-1y8evs6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=539&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/safety-concept-closed-padlock-on-digital-692351653">Titima Ongkantong/Shutterstock</a></span>
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<p>De même, l’après-Corona met palpablement fin à ce trop long après-11 Septembre dans lequel le monde se trouve vaguement logé depuis près de deux décennies. Durant ces dix-neuf années, la kyrielle des insécurités mondiales est demeurée, d’une façon ou d’une autre, sous <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/09/l-ombre-portee-du-11-septembre_1569228_3232.html">l’ombre portée</a> de cet <a href="https://journals.openedition.org/terrain/1888">« évènement absolu »</a> qui avait ouvert le siècle de façon si dramatique. Ni la guerre d’Irak en 2003, ni le printemps arabe de 2011, ni la guerre en Syrie entamée la même année, ni l’épisode de l’État islamique en 2013-2017, ni l’annexion de la Crimée en 2014 ou l’élection à la présidence des États-Unis de Donald Trump en 2016 n’avaient délogé le prisme « après-11-Septembre ». Et ce, parce qu’à un titre ou à un autre, ces développements étaient tous apparus dans le sillage déstabilisant du 11-Septembre. On peut désormais dire que – précédé par la peur d’un virus électronique en 1999 (Y2K, le bug de l’an 2000) et suivi par un virus du système respiratoire en 2020 – <a href="https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/04/its-not-september-12-anymore/609502/">l’après-11 Septembre a pris fin</a> à la veille de son vingtième anniversaire, même si cette période a légué son indélébile apport ultrasécuritaire à l’ère suivante.</p>
<h2>Le renforcement des États</h2>
<p>Au-delà des aspects médicaux, quelles seront les formes géopolitiques de ce nouveau moment-charnière qui est en train de naître sous nos yeux ? S’il est trop tôt pour répondre clairement, si l’on doit se garder de tout déterminisme historique et s’il faut insister sur la nature évolutive de ce processus, quatre grandes dimensions se dessinent néanmoins déjà : le renforcement d’un étatisme à tendance autoritariste marquée ; l’approfondissement de la militarisation du monde ; la normalisation de la surveillance ; et le jaillissement d’une vague de contre-mondialisation.</p>
<p>Premièrement, de par le monde, armée et police à l’appui, l’entité étatique a clairement réaffirmé son autorité à l’occasion de la crise actuelle, intervenant comme sauveur et supra-décideur, mais aussi de façon punitive comme on l’a vu en Inde, au Kenya, aux États-Unis, en France et ailleurs. Les états d’urgence, régimes d’exception et proto-états de siège ont été investis avec trop de facilité, voire d’enthousiasme à peine voilé, par des gouvernements trouvant dans cette situation inattendue des échappatoires aux demandes de justice auxquels ils font face régulièrement. Au-delà des bureaucraties ragaillardies et aux décideurs pères-fouettards, la situation d’exception a donné une plus grande amplitude aux États déjà engagés dans une dérive autoritariste – comme la <a href="https://www.liberation.fr/planete/2020/04/03/en-hongrie-la-derive-autoritaire-continue_1783975">Hongrie de Viktor Orban</a>, les <a href="https://www.france24.com/fr/20200402-coronavirus-le-pr%C3%A9sident-philippin-menace-de-faire-abattre-les-contrevenants-%C3%A0-l-ordre-de-confinement">Philippines de Rodrigo Duterte</a> ou le <a href="https://theconversation.com/face-a-sa-gestion-de-crise-au-bresil-le-pouvoir-de-bolsonaro-ebranle-136158">Brésil de Jair Bolsonaro</a> – et l’arpenteur autocratique se trouve de fait de nouvelles destinations sociales. Repoussant les limites de ses propres excès et la violence faite à l’État de droit aux États-Unis <a href="https://responsiblestatecraft.org/2020/04/26/william-barr-much-more-than-just-a-lawyer/">sous son mandat</a>, le président Donald Trump a ainsi pu déclarer, le 13 avril, que son autorité est <a href="https://apnews.com/ba9578acf23bdb03fd51a2b81f640560">« totale »</a>.</p>
<p>Il y a de fortes chances que cette dynamique de recentrage dirigiste – entamée avant la crise du coronavirus et renforcée à cette occasion – va perdurer et s’amplifier. Elle le fera d’autant plus qu’elle a été aujourd’hui rationalisée presque partout par une demande populaire de protection. Apeurées, les sociétés s’interrogeront de moins en moins sur le bien-fondé et sur la recevabilité démocratique de ces mesures et de ces avanies asseyant de loin en loin l’infantilisation des citoyens – aujourd’hui grondés par des policiers leur délivrant lecture de civisme dans les quartiers huppés et <a href="https://edition.cnn.com/2020/04/26/europe/coronavirus-france-inequality-intl/index.html">bastonnades en zones de pauvreté</a>.</p>
<p>Si, ensuite, <a href="https://www.opendemocracy.net/en/state-building-vs-intervention-or-how-not-to-help/">l’interventionnisme des années 1990</a> et les guerres de l’après-11 Septembre ont favorisé la prolifération des logiques martiales, la pandémie actuelle va, en tout état de cause, continuer à approfondir ce <em>pattern</em> d’injonctions d’obéissance. La réponse à l’épidémie de Covid-19 est logiquement venue s’inscrire dans ce contexte martial – le président français Emmanuel Macron avertissant que son pays était <a href="https://www.youtube.com/watch?v=N5lcM0qA1XY">« en guerre »</a> – parce que les dynamiques internationales avaient été travaillées de la sorte depuis près de trente ans. Toutes les crises pourront dorénavant être perçues sous ce prisme réducteur et manichéen de « guerre » – en vérité, elles le sont déjà et la rhétorique guerrière a mondialement pris le pas sur la diplomatie.</p>
<p>Cette ubiquité étatique et cette martialité – qui <a href="https://www.reporter.lu/coronavirus-europe-la-tentation-de-letat-durgence/">ne remettent pas en cause le néolibéralisme</a> de la majorité de ces États mais le déclinent – pourront, dès lors, être accompagnées, voire devancées, par une <a href="https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/can-we-track-covid-19-and-protect-privacy-at-the-same-time">surveillance</a> étendue des citoyens géolocalisés. Installée comme une norme mondiale de moins en moins contredite, celle-ci va venir ajouter une dimension de « nécessité » en sus de l’argument d’utilité sociale déjà largement avancé. Quelque convention onusienne pourra suivre et, de même, le diktat du rendement primera.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=394&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=394&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=394&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=495&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=495&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/334657/original/file-20200513-156625-q6bhxs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=495&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/binary-circuit-board-future-technology-blue-1034089948">Titima Ongkantong/Shutterstock</a></span>
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<p>Il sera surtout de plus en plus difficile d’établir une empreinte et un suivi de ces pratiques introduites dans la <a href="https://apnews.com/fa0a3f060e3c19d5dfe157e6d880c48c">violence</a>, l’urgence et <a href="https://www.letemps.ch/economie/contre-virus-tentation-pistage-smartphone">sans consultation parlementaire</a>, comme l’ont déjà fait la <a href="https://www.nytimes.com/2020/03/01/business/china-coronavirus-surveillance.html">Chine</a>, <a href="https://www.bbc.com/news/health-52134452">Israël</a>, la <a href="https://edition.cnn.com/2020/03/29/europe/russia-coronavirus-authoritarian-tech-intl/index.html">Russie</a> et la Corée du Sud avec le pistage des citoyens, la digitalisation des restrictions de mouvement, l’exigence de reconnaissance faciale et d’autres innovations, encore et toujours au nom de la sacro-sainte sécurité. <a href="https://www.vox.com/2020/3/11/21166621/coronavirus-quarantines-legal-constitution-new-rochelle">L’ambiguïté constitutionnelle</a> des situations et l’illisibilité de certains cas permettront, on peut l’imaginer, la mise en quarantaine pour des raisons non médicales. Comme ces mesures seront mises en application par le biais de technologies faillibles (et manipulables), les dangers pour le citoyen de se retrouver dans des situations littéralement kafkaïennes augmenteront significativement. Au vrai, pourquoi, doit-on s’interroger, le futur a-t-il été régulièrement imaginé sur le mode de la dystopie au cours du siècle dernier, de René Barjavel à Margaret Atwood en passant par Aldous Huxley, Philip K. Dick, Pierre Boulle et Ira Levin ?</p>
<h2>Vers une contre-mondialisation ?</h2>
<p>Il faut sans doute tempérer. Cette implication des États n’a-t-elle pas des effets bénéfiques ? Ne vient-elle pas protéger le tissu social ? L’État n’est-il pas dans son rôle ? La technologie ne facilite-t-elle pas nos vies ?</p>
<p>À l’évidence, les mesures de soutien à la population sont partout les bienvenues, notamment pour résorber une précarité accrue ; de même, la réorganisation et le bon fonctionnement des espaces d’interaction sont indéniablement nécessaires à l’ordre social. Pour autant, il ne faudrait pas naïvement se voiler les yeux sur le fait que la période historique actuelle est marquée par le fossé grandissant entre, d’une part, des étatismes suffisants qui n’ont pas fini de s’épuiser et, d’autre part, des sociétés, au Nord comme au Sud, de plus en plus déroutées face à ces discours et ces <a href="https://chronik.fr/etat-et-technologie-la-sainte-alliance-contre-nos-libertes.html">pratiques tutélaires envahissantes</a> – désormais aseptisées, digitalisées et <a href="https://theconversation.com/dans-les-cites-le-sentiment-dinjustice-sintensifie-avec-le-confinement-137135">racialisées</a>.</p>
<p>Aujourd’hui, l’État redéployé ne remporte pas l’adhésion autant qu’il la reçoit simplement par forfait. Aussi, la crise du coronavirus pourra, enfin, fort probablement donner naissance à une vague de contre-mondialisation. Une telle vague ne sera pas nécessairement le fait idéologisé d’altermondialistes déjà actifs depuis fort longtemps, mais peut-être plus le résultat d’un nouveau moment de fatalisme partagé – paradoxalement mondialement – quant aux limites de l’interdépendance. Le sentiment est en train de naître, suivi bientôt de pratiques. Ce phénomène peut créer au sein des sociétés des vulnérabilités existentielles et non pas simplement économiques.</p>
<p>La conviction croissante voulant que « tout-échange-n’est-pas-forcément-bon » se traduira en un renforcement des logiques de désunion internationale et de protectionnisme national. À l’image de l’État autoritariste consolidé, cette <em>fermeture du monde</em> viendra somme toute s’inscrire dans la logique préexistante des forteresses à protéger en Europe et des murs à bâtir en Amérique, mais aussi des systèmes à enceindre et cadenasser en Russie, en Chine ou aux Émirats arabes unis. L’impérieux besoin de prémunir « notre » nation contre les menaces protéiformes venues de l’extérieur s’installera partout comme un thème politique récurrent, freinant sensiblement la coopération internationale.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/334648/original/file-20200513-156679-xlty46.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/safety-concept-closed-padlock-on-digital-1157160430">Titima Ongkantong/Shutterstock</a></span>
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<p>Le monde de l’après-Corona définira ses propres caractéristiques. Et c’est ici que réside fondamentalement la nouveauté, puisqu’il le fera en restant précisément fidèle à sa logique d’inconstance. Aussi, l’on ne peut encore présager de celles-ci ; dans une chute fameuse Paul Valéry écrivait en 1960 que « l’imprévu lui-même est en voie de transformation et l’imprévu moderne est presque illimité ».</p>
<p>Ce vecteur de l’inconnu fera que la géopolitique de l’après-corona sera <a href="https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2020-04-29/covid-19-oil-collapse-is-geopolitical-reset-in-disguise">plus sociale</a> que politique. Traversée d’hybridité, forme de <a href="https://www.e-ir.info/2015/12/30/technological-innovation-and-diffusion-consequences-for-ir/">laboratoire de gouvernance contemporaine hiérarchisée</a>, elle <a href="https://theintercept.com/2020/05/08/andrew-cuomo-eric-schmidt-coronavirus-tech-shock-doctrine/">lie déjà les expérimentations militaires « lointaines » et les tests sociaux « proches »</a>. À l’image des personnages du roman de José Saramago <em>Ensaio sobre a cegueira</em> (<em>L’aveuglement</em>, 1997) frappés d’une inexplicable épidémie de cécité et qui sombrent dans les tensions, la suspicion, l’hostilité, la malveillance et l’égoïsme, les États eux-mêmes pourront rejouer ce <a href="https://www.letemps.ch/culture/temps-loup-michael-haneke-imagine-une-humanite-apres-catastrophe">temps du loup</a> sur la scène mondiale, cimentant la polarisation ambiante.</p>
<p>« À quelque chose malheur est bon », veut l’adage, lui aussi ancien. Gageons alors qu’au sein même de cette instabilité et de cet inconnu, et afin de vivre et non pas simplement survivre, il naîtra également certainement de cette crise une meilleure compréhension de notre relation au monde, ainsi qu’une humilité et une générosité dans l’entraide qui font cruellement défaut à une scène internationale où la justice et la sagacité se font rares. Pour l’heure, on ne saurait néanmoins ignorer les signes renforcés du virus d’une Orwellisation de la géopolitique toujours plus sensible. </p>
<hr>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138471/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Étatisme autoritariste, aggravation de la martialité, banalisation de la surveillance et contre-mondialisation émergente risquent de marquer la nouvelle scène internationale.Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, Professor of International History, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1379372020-05-09T19:02:13Z2020-05-09T19:02:13ZPenser l’après : en finir avec les discriminations au travail<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/333106/original/file-20200506-49550-22vbjt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=28%2C3050%2C6212%2C3143&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans l’urgence, les invisibles sont devenus plus que visibles : ils sont au front là où nous avions tendance à les mettre à « l’arrière boutique».</span> <span class="attribution"><span class="source">MJgraphics</span></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Ils sont livreurs à vélo d’origine africaine ; ils sont agents de sécurité d’origine maghrébine devant les postes et les grandes surfaces ; elles sont caissières ; elles sont infirmières sous-payées et sous-considérées.</p>
<p>La crise du Covid-19 a mis en lumière de manière exacerbée ce que nous acceptons difficilement de voir habituellement : la <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-la-lcd-lutte-contre-les-discriminations-2019-2.htm">précarisation des individus</a>, la gestion ethnique de la main-d’œuvre et la <a href="https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2006-1-page-3.htm">segmentation du marché du travail</a>, le salto du <a href="https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2002_num_15_60_1240">stigmate de genre</a> et les <a href="https://www.armand-colin.com/le-plafond-de-verre-et-letat-la-construction-des-inegalites-de-genre-dans-la-fonction-publique">plafonds de verre</a>.</p>
<p>Dans l’urgence, les invisibles sont devenus plus que visibles : ils sont au front là où nous avions tendance à les mettre à « l’arrière-boutique » afin de ne pas « faire avec » leurs différences. Mais derrière ces processus, se cache bien en réalité la question sociale : nous ne sommes pas effectivement mobilisés au même endroit, de la même manière et avec le même risque face à la mort en fonction de notre appartenance de classe.</p>
<p>Par ailleurs, le monde du travail s’est vu bouleversé brutalement. En effet, le télétravail « imposé » est venu dessiner de nouvelles configurations de la productivité d’un <a href="https://www.myrhline.com/actualite-rh/etude-sur-le-teletravail-pour-qui-ou-quel-secteur.html">salarié</a>.</p>
<p>La crise financière sous-jacente à cette crise sanitaire suscite certes des interrogations sur l’avenir du système économique actuel mais surtout des craintes sur son coût social. Un des principaux coûts est bien celui de l’égalité au travail. Que deviendront les combats en faveur de l’égalité des 20 dernières années, et les acquis dans les entreprises ? Comment les sciences de l’Homme peuvent-elles apporter des réponses pour accompagner cet avenir prochain ?</p>
<h2>Le regain de solidarité face aux inégalités ?</h2>
<p>Ces dernières années, nous avons observé une crise des solidarités, c’est-à-dire, explique le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=v7JrcNXVyLg">sociologue François Dubet</a>, une crise de « l’attachement aux liens sociaux qui nous font désirer l’égalité de tous, y compris et surtout l’égalité de ceux que nous ne connaissons pas ». On comprend que nos sociétés auraient choisi l’inégalité et ceci malgré les crises financières vécues de 1929 à 2008. Ainsi, la lutte contre les inégalités serait difficilement au centre des préoccupations des Français depuis les années 80.</p>
<p>Or, la crise sanitaire a vu émerger des milliers d’initiatives collaboratives face à l’épreuve des détachements des liens sociaux et avec le désir profond- et semble-t-il sincère – de rétablir des inégalités face à l’accès aux soins et autres difficultés des plus vulnérables. Doit-on alors espérer une préférence pour l’égalité avec un regain des solidarités désormais ? Un système plus solidaire nous permettra-t-il de réussir à freiner cette ascension des inégalités sur le marché du travail ? Dans un contexte marqué par le chômage partiel et par la perte d’emplois d’une tranche de la population active dans différents secteurs, allons-nous mieux ou plus accepter les différences et ainsi ne plus du tout discriminer ?</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333093/original/file-20200506-49579-1morxa5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Sans les outils adéquats, les luttes contre la discrimination au travail se heurtent à des murs.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>Nous pouvons l’espérer mais avant tout, il nous semble fondamental de comprendre comment les processus de lutte contre les discriminations et les inégalités sont installés et mis en œuvre de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/1369183X.2017.1293591">manière directe et indirecte</a> dans les entreprises et les administrations publiques.</p>
<p>Le monde du travail a vu progressivement la mise en place de mesures visant à lutter contre les discriminations ou promouvant la diversité. Néanmoins mes recherches, ma <a href="https://www.academia.edu/31827086/THESE_YAMINA_MEZIANI_REMICHI">thèse</a> et l’ouvrage à paraître fin 2020 avec Régis Cortesero, <em>La jeunesse fantôme, jeune âge et discrimination dans le recrutement</em> (éditions le Bord de l’Eau), ont mis en évidence la pluralité des effets positifs et parfois pervers de ces dispositifs.</p>
<p>En observant par ailleurs les acteurs qui mènent ces <a href="https://pure.uva.nl/ws/files/29932067/_14_11_2018_Recruitmen.pdf">combats de terrain</a>, il semble désormais capital de questionner les approches des dix dernières années afin de replacer les sciences sociales comme source de solutions à ces défis d’égalité au travail même en pleine crise économique.</p>
<h2>Des politiques de terrain</h2>
<p>Mes recherches sur la jeunesse, le poids du patronyme, le critère de résidence, le genre, l’appartenance à une origine, et le handicap au travail se sont concentrées d’un côté sur la mise en œuvre des politiques de diversité, de lutte contre les discriminations et/ou de promotion de l’égalité, et de l’autre sur le métier des acteurs qui portent ces actions.</p>
<p>Ils sont recruteurs, chargé·e·s de mission, responsables diversité, etc. ; et leurs missions consistent en l’implémentation de dispositifs d’action positive et de discrimination positive. On note des avancées, mais aussi des régressions par certains effets contre-productifs.</p>
<p>Des entreprises et administrations se sont mobilisées depuis 2004 notamment en faisant preuve d’un volontarisme, récompensé ainsi par les <a href="https://www.academia.edu/28816505/Instrumenter_la_lutte_contre_les_discriminations_le_label_diversit%C3%A9_dans_les_collectivit%C3%A9s_territoriales">Labels Diversité et Égalité</a>.</p>
<p>Certaines collectivités ont ainsi été pionnières dans la lutte contre les discriminations en expérimentant le CV anonyme, par exemple la Région Nouvelle-Aquitaine suivie par <a href="https://www.cairn.info/revue-de-gestion-des-ressources-humaines-2017-2-page-61.htm">100 entreprises</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333095/original/file-20200506-49558-1cp9oes.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Certaines démarches pionnières ont permis quelques avancées.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>Cet outil permet lors de la première phase du processus de recrutement (le tri des CV) d’éviter une discrimination.</p>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2014-2-page-115.htm">Pôle emploi participe en 2007</a> à une même démarche avec la méthode de recrutement par simulation (MRS), qui a pour but de recruter par le biais d’exercices en situation permettant de détecter les habiletés nécessaires au poste.</p>
<p>D’autres initiatives pilotes au niveau national ont été le fruit d’un travail de terrain de villes « pilotes » telles que la ville de Lyon (première ville à avoir obtenu le Label Diversité en 2010), la ville de Rennes (avec la mission Lutte contre les discriminations disposant d’un volet employeur en 2008), la Métropole de Nantes (notamment avec son plan territorial de lutte contre les discriminations, PTLCD). On peut penser à certaines actions :</p>
<ul>
<li><p>la parité dans les instances consultatives,</p></li>
<li><p>l’intégration de mesures non discriminatoires dans les marchés publics</p></li>
<li><p>le diagnostic sur l’égalité professionnelle et d’un suivi sur le déroulement des carrières des agents</p></li>
</ul>
<p>D’autres acteurs ont accordé un investissement important à ce champ en développant des innovations récentes. La SCNF et la RATP avec la mise en route d’un <a href="https://www.reseau-alliances.org/actualites-adherents-et-partenaires/1232-prodiversite-un-serious-game-elabore-par-sncf"><em>serious game</em> en ligne</a> pour une partie de ses salariés afin de les sensibiliser sur les stéréotypes dans le management de la diversité ; ou l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) créateur d’un plateau de jeu destiné à lutter contre le sexisme au travail.</p>
<h2>Des pratiques internes axées sur la communication ?</h2>
<p>Nos travaux nous ont permis de noter que toutes ces politiques partagent <em>in fine</em> deux socles communs.</p>
<p>La majorité des entreprises ont investi très largement en leur sein des modules de sensibilisation dans la formation de leurs salariés, au regard des injonctions juridiques fixées par la loi de 2017 relative <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033934948&categorieLien=id">à l’égalité et à la citoyenneté</a>.</p>
<p>Par ailleurs, ces politiques ne vivent, voire ne survivent qu’avec un sur-investissement en termes de communication. C’est en effet un axe constitué comme central dans le but d’animer dans les bassins de vie et d’emploi des réseaux d’acteurs associatifs volontaires pour sensibiliser contre le harcèlement discriminatoire.</p>
<p>Les actions « à la française » d’ailleurs sont fortement influencées par les <a href="https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fundamental-rights/combatting-discrimination/tackling-discrimination_en">pratiques</a> de nos <a href="https://www.proi.com/companies/case-studies/82">pays voisins</a> en termes de communication. Barcelone, Turin, Copenhague ont nommé des rues au féminin, produit des guides et des campagnes d’affichage, organisé des expositions photographiques dans les espaces publics…</p>
<p>Cependant, nos travaux ont montré que, même si l’employeur adopte un plan « gestion des ressources humaines » et des pratiques fortes, nécessaires à l’obtention notamment de labels, beaucoup d’actions sont souvent pensées à l’extérieur de l’organisation. De nombreux chantiers ne sont pas menés en interne à cause de résistances aux changements dans les procédures et l’environnement traditionnel du travail.</p>
<h2>En France, une préférence à l’action positive</h2>
<p>Si les politiques de diversité et de lutte contre les discriminations sont facilement affichées par les acteurs et les élus qui les portent au nom de valeurs telles que l’intérêt général, les actions qui les composent réellement sont parfois plus difficiles à mettre en exergue.</p>
<p>En effet, on notera que certains critères sont traités plus directement. Tel est le cas des dispositifs en faveur du handicap et du genre. Même si cela fait l’objet de quotas ou de discrimination positive (<a href="https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2005-2-page-106.htm">mesures territoriales spécifiques</a> accordant une aide sur la base de la reconnaissance d’une identité particulière), les efforts pour contrer les discriminations au regard de ces deux critères sont réalisés à partir d’une approche intégrée ou « mainstreaming ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333098/original/file-20200506-49556-1mv5lcm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La France est prise dans des contradictions entre les valeurs républicaines qu’elle défend et la réalité du terrain.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>Cette dernière consiste à impliquer de manière systématique des politiques de droit commun en repérant les angles morts dans le but de les corriger.</p>
<p>En revanche, des mesures impliquant l’usage de classifications ethniques font face, comme le montre le sociologue Daniel Sabbagh, à une <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2006/02/25/daniel-sabbagh-sur-la-discrimination-positive-il-y-a-convergence-entre-les-etats-unis-et-la-france_745189_3224.html">exigence de discrétion</a> et à une préférence à l’action positive.</p>
<p>Celle-ci recouvre les mesures visant à prévenir ou compenser les désavantages causés par la discrimination en agissant au départ sans pour autant avantager une personne en raison de son critère d’appartenance à la phase finale de la sélection.</p>
<p>L’action positive se démarque donc de la discrimination positive, car elle n’agit que sur la première étape et n’active pas un favoritisme sur l’étape finale.</p>
<p>Des mesures de discrimination positive sont en réalité bien réelles et diagnostiquées comme en partie « efficaces » par les acteurs sur le terrain local. Mais elles demeurent peu assumées, <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/10/04/milena-doytcheva-cette-inavouable-discrimination-positive_962817_3260.html">voire inavouables</a> car elles semblent être en résonnance contradictoire avec le <a href="https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/node/20846">modèle universaliste républicain « color-blind »</a> » (indifférence aux différences).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=392%2C168%2C5651%2C2703&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333102/original/file-20200506-49558-1t6d7mm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Va-t-on enfin comprendre l’urgence de traiter des inégalités au travail ?</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>En effet, ces dispositifs de discrimination positive traitant de la question ethnoraciale restent encore très rares et sont surtout activés de manière indirecte via le critère souvent de la « jeunesse » ou de la « résidence », provoquant même des discriminations négatives.</p>
<p>Une étude que j’ai menée sur les <a href="https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2014-2-page-9.htm">jeunes adultes des quartiers</a> « politiques de la ville » montre ainsi que des dispositifs en faveur de certaines minorités viennent renforcer les stéréotypes à leurs égards et ainsi légitimer une certaine répartition ségrégative des salariés et/ou la <a href="https://journals.openedition.org/sociologies/10914">« couleur des compétences »</a>. Par exemple, les femmes maghrébines seraient douces, empathiques, maternelles et adaptées dans le service éducation ; les hommes d’origine africaine, eux sportifs et stricts, dans les services jeunesses et sports.</p>
<p>Malgré des avancées, cette recherche de changement pratique nécessite d’être outillée véritablement. Alors comment les responsables en charge de ces questions font-ils pour vivre et faire vivre ces politiques ?</p>
<h2>Des acteurs de bonne volonté dans l’incertitude</h2>
<p>En 10 ans, on est passé d’une politique de « lutte » à des stratégies managériales ayant pour intérêt l’adéquation entre performance économique et égalité. S’il est toujours difficile d’évaluer les résultats de ces politiques, ce n’est pas pour autant que les acteurs clés porteurs de ces politiques ne cherchent pas à avoir de l’impact.</p>
<p>Bien au contraire, ils sont consultants en égalité, « diversity officers », chargé·e·s de missions « LCD », responsable RH avec une casquette égalité, partageant tous cette même volonté : améliorer les conditions d’égalité de chacun. A l’interface de l’entreprise et de la société, ils partagent le souci de défendre à la fois des principes juridiques, des <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2019-2-page-175.htm">convictions politiques et/ou des valeurs</a>.</p>
<p>Néanmoins, ils sont constamment dans le combat et dans l’incertitude. Ils rencontrent de véritables obstacles.</p>
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<span class="caption">Les acteurs locaux engagés dans la lutte contre les discriminations au travail se confrontent à de lourds obstacles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>Leur budget est limité et ne représente parfois que 10 % des budgets des autres services. Ils ont du mal à mobiliser leurs collègues et à travailler donc en transversalité. C’est ce que nous révèlent nos entretiens et nos observations :</p>
<blockquote>
<p>« La lutte contre les discriminations, ce n’est pas une priorité pour eux, simplement un supplément d’âme. D’ailleurs, quand ils arrivent à organiser des réunions décisionnaires, il y a souvent un vide ou seulement des personnes qui se sentent concernées par la question donc des responsables femmes, des homosexuels et des minoritaires. » (Cheffe de service d’une grande collectivité territoriale, 2018)</p>
</blockquote>
<p>Ils font face constamment à l’épreuve du temps, temps qui est celui du mandat de l’élu dans la fonction publique, ou du mandat du gérant ou chef.f·e d’entreprises pour les structures ayant une gouvernance tournante. La réussite d’un programme est fortement dépendante et orientée par le politique.</p>
<p>Enfin, ils font l’épreuve de différentes accusations car vus comme des collaborateurs « imposants », et « contraignants » : les expériences ethnographiques nous ont montré qu’ils doivent chercher la majorité du temps à convaincre et par là font face constamment à des imputations dont ils doivent se prémunir : <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2018-1-page-141.htm">militantisme, communautarisme, féminisme</a>.</p>
<p>Face à la crise actuelle et alors que ces métiers viennent juste d’émerger au cours des dix dernières années, que va-t-il advenir de ces fonctions considérées comme « supplément d’âme » ? Va-t-on enfin comprendre l’urgence de traiter des inégalités au travail notamment parce que de nouvelles formes de configurations du travail vont apparaître ?</p>
<p>Ces dernières interrogations nous amènent à nous pencher véritablement sur le souhait réel ou non de vouloir en finir concrètement avec les discriminations.</p>
<p>Si cette volonté est ancrée, alors la sociologie peut nous y aider. Trois principales propositions peuvent être émises.</p>
<h2>Repenser l’approche de la formation professionnelle</h2>
<p>La première est celle de la nécessité d’innover dans l’approche de la formation professionnelle à travers la forme et du contenu des formations sur la lutte contre les discriminations. En outre, elles ne portent que sur un niveau réflexif sur les stéréotypes (mise en situation, jeu autour des stéréotypes, etc.) au lieu de porter sur les compétences.</p>
<p>Elles ne délivrent que peu outil d’animation ; elles ne traitent pas de <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2008-1-page-73.htm">l’intersectionnalité</a> du problème, et elles n’offrent pas de suivi de progression.</p>
<p>Le format de sept heures par jour est pensé spécifiquement sur la forme de transfert de savoirs comme s’il s’agissait de l’apprentissage d’un logiciel. Or, ici il est bien question de compétences comportementales, de « soft skills » exigeant des sollicitations de la pensée différente.</p>
<p>Les stagiaires ont certes une prise de conscience, mais qui n’est pas inscrite dans la durabilité. Ils ont des difficultés à transformer ce savoir en capacité d’agir pour ne pas reproduire l’usage de leurs stéréotypes.</p>
<h2>Mieux anticiper le circuit de la mise en œuvre</h2>
<p>La deuxième proposition concerne la dimension de la <a href="http://sk.sagepub.com/reference/the-sage-handbook-of-public-administration-2e/n17.xml">mise en œuvre d’une politique de diversité et d’égalité</a>. Les auteurs en sociologie de l’action publique ont rigoureusement démontré l’importance de saisir le processus d’une politique publique comme un continuum, un circuit aller-retour incluant la nécessité de prise en compte de trois séries de variables dès l’étape de conception de la politique : les idées, les logiques institutionnelles et les expériences sociales des individus.</p>
<p>Certaines entreprises sont à l’écoute de cette approche, qui implique l’intégration d’un diagnostic sociologique anticipé et continu dés la conception de l’action publique. Il est question d’en finir avec les diagnostics « justificatifs » a posteriori rangés « au placard » pour réellement analyser puis rectifier au fil de l’eau les contraintes organisationnelles rencontrées par les managers et salariés ainsi que les expériences sociales des publics cibles.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333101/original/file-20200506-49550-6ear4r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les sciences sociales ont un rôle crucial pour expliquer et faire comprendre les discriminations sur le temps long.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MJGraphics</span></span>
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<p>Il s’agit d’ajuster rapidement le travail des « street level bureaucrats », c’est-à-dire des acteurs en ligne de front, pour éviter au maximum les effets « boomerangs ». Enfin, il serait intéressant surtout d’être en capacité de penser la mise en œuvre pour qu’elle ne puisse pas être modifiée en cours de route pour des raisons de mandat ou de posture attribuée à « un seul homme » alors que celle-ci a prouvé efficacité et effets positifs pour le bien commun de tous.</p>
<h2>Réviser la qualification juridique des discriminations</h2>
<p>Pour terminer, la reprise du travail avec une haute exigence de productivité ne peut pas nous faire oublier que le sentiment et la perception des <a href="https://www.cget.gouv.fr/actualites/experience-et-perception-en-hausse-de-240-en-ile-de-France">discriminations au travail sont en hausse</a>.</p>
<p>Gardons en tête qu’être discriminé signifie être traité différentiellement sur la base d’un critère illégitime et illégal. Et qu’en dépit d’un renforcement de la judiciarisation dans ce champ (modification de la logique de la preuve, <a href="https://www.pressesdesmines.com/produit/legalite-au-travail/">augmentation à 25 critères de discrimination</a>), le hiatus entre le pourcentage de nombres de personnes déclarant être victimes de discrimination et le nombre de plaintes portées au tribunal pour ce motif est profond.</p>
<p>La qualification juridique de la discrimination et du harcèlement discriminatoire semble ne pas permettre de rendre compte juridiquement des discriminations dites quotidiennes, qui relèvent de micro-agressions subtiles, répétitives, ne correspondant pas à un acte isolé et facilement identifiable.</p>
<p>L’une des pistes est alors de pouvoir travailler sur la question avec des chercheurs en droit et en santé, afin de prendre en compte des conséquences des discriminations et injustices notamment en termes d’absentéisme au travail.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137937/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Yamina Meziani est docteure en scoiologie. Chercheure associée au Centre Emile Durkheim et chargée d'enseignement, elle est présidente et co-fondatrice d'Anthropolead, la première Jeune Entreprise Universitaire en sociologie de France, conventionnée avec l'Université de Bordeaux.</span></em></p>Dans l’urgence, les invisibles sont devenus plus que visibles : ils sont au front là où nous avions tendance à les mettre à « l’arrière-boutique » afin de ne pas reconnaître leurs différences.Yamina Meziani, Sociologue, centre Emile Durkheim, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1380082020-05-08T20:11:12Z2020-05-08T20:11:12ZPenser l’après : Seule la reconversion écologique pourra éviter la déshumanisation du travail<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/333178/original/file-20200506-49569-vf76v9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C12%2C1191%2C939&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La reconversion écologique apparaît comme une manière radicale de repenser le travail et l’emploi.</span> <span class="attribution"><span class="source">Tetiana Yurchenko / Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Le risque est grand que la crise sanitaire que nous traversons n’accélère fortement les évolutions en cours dans le monde du travail, sans même que nous puissions prendre le temps d’ouvrir les débats et d’organiser les délibérations pourtant absolument nécessaires.</p>
<p>Premier risque : l’extension, voire la généralisation, du travail à distance. Alors que l’on faisait l’éloge depuis des décennies, du travail <em>relationnel</em>, la peur du contact et la recherche de la distance vont sans nul doute contribuer à restructurer fortement le monde du travail. Deux modalités distinctes sont à prévoir : d’une part, un fort développement du télétravail ; d’autre part, une réorganisation du travail en présentiel visant la diminution des contacts.</p>
<p>Avant la crise sanitaire, le télétravail était peu répandu en France. En 2017, seuls 3 % des salariés déclaraient le pratiquer au moins un jour par semaine, dont plus de <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238635">60 % de cadres</a>. Selon une définition large du télétravail, on comptait environ 1,8 million de télétravailleurs en France, soit <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_analyses_salaries_teletravail.pdf">7 % des salariés</a>. La crise sanitaire a fait exploser ce chiffre : un <a href="https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/tableaux-de-bord/le-marche-du-travail-pendant-le-covid-19/enquete-acemo-pendant-la-crise-sanitaire-covid-19/article/activite-et-conditions-d-emploi-de-la-main-d-oeuvre-pendant-la-crise-sanitaire">quart des salariés</a> était considéré en télétravail à la fin mars 2020, selon l’enquête Acemo spéciale de la Dares.</p>
<h2>Interactions insuffisantes</h2>
<p>Lors de sa conférence de presse du 19 avril, le premier ministre Édouard Philippe a demandé aux Français de <a href="https://www.lefigaro.fr/sciences/coronavirus-le-teletravail-toujours-privilegie-apres-le-11-mai-selon-philippe-20200419">continuer à télétravailler</a> après le 11 mai. Étant donnés l’absence de vaccin et le risque de voir se développer un processus de « stop and go » en matière de confinement/déconfinement, on peut s’attendre à ce que de nombreuses organisations, publiques et privées, revoient assez drastiquement leur organisation pour permettre à un plus grand nombre de salariés d’exercer leur travail à distance de manière durable.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333171/original/file-20200506-49542-33rhyy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Près d’un salarié sur quatre était en télétravail fin mars 2020.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>Ces derniers semblaient souhaiter un développement du télétravail avant la crise : en 2015, lorsque le premier ministre Manuel Valls avait annoncé un plan national de déploiement du télétravail, plus de <a href="http://www.odoxa.fr/sondage/les-francais-et-le-teletravail/">80 % des personnes interrogées</a> par l’agence Odoxa avaient déclaré être favorables à sa mise en œuvre, 59 % souhaitant elles-mêmes télétravailler et beaucoup considérant la méfiance des employeurs comme la principale raison du faible développement de cette forme de travail.</p>
<p>Mais ne risque-t-on pas de passer sans aucun débat d’un trop faible développement du télétravail à une généralisation qui ne manquera pas d’être très problématique ? Certes, à petite dose, le télétravail comporte – pour ceux qui peuvent le pratiquer – de nombreux avantages. Il permet aux salariés d’effectuer moins de déplacements – ce qui est aussi bon pour le climat – et de gagner du temps et de la concentration. Il peut améliorer la conciliation entre travail et famille dans certains cas.</p>
<p>Mais il comporte aussi de très nombreux inconvénients, devenus plus évidents avec sa diffusion récente. Il prive les salariés de certaines dimensions du travail pourtant essentielles : le contact physique, les échanges informels, les interactions, les expressions du visage sont des éléments constitutifs du travail qui ne peuvent durablement disparaître qu’au prix d’une dégradation des conditions d’exercice de l’activité.</p>
<p>Même si des logiciels performants ont permis l’organisation de réunions, la prise de décision, la poursuite du travail, nous avons aussi fait l’expérience du caractère gravement insuffisant des interactions par écran interposé, de la fatigue engendrée par ce type d’échange, de la baisse de concentration qu’elle engendre rapidement, mais surtout des risques inhérents à l’isolement.</p>
<h2>Inégalités redupliquées</h2>
<p>Qu’il s’agisse des travailleurs – y compris les professeurs qui ont assuré leurs cours de cette manière – ou des élèves et étudiants, tous ont pris conscience du manque que constitue la privation de la co-présence et du collectif de travail. Le télétravailleur est isolé, privé du soutien de ce dernier, seul face à une éventuelle surcharge de travail ou à des consignes floues, incapable de voir comment réagissent les collègues, de bénéficier de leur aide, de se mobiliser éventuellement.</p>
<p>Par ailleurs, l’expérience du télétravail a également mis en évidence le considérable brouillage entre vie personnelle et vie professionnelle engendré par le télétravail : la présence de la famille, notamment de jeunes enfants, mais aussi d’autres adultes, interfère avec le travail et entraîne des chevauchements des différentes sphères les unes sur les autres.</p>
<p>L’exiguïté des logements, la biactivité, le nombre insuffisant d’équipements constituent autant de phénomènes aggravants qui ne font souvent qu’entraîner la reduplication des inégalités à l’œuvre dans la société : gageons que les études en cours mettront en évidence que le déséquilibre dans la prise en charge des activités domestiques et familiales entre les hommes et les femmes se sera accru durant le confinement.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333173/original/file-20200506-49573-1vdmj6f.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La frontière entre vie familiale et vie professionnelle disparaît avec le confinement.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>Les organisations dont la vocation est d’accueillir massivement du public et ayant réussi à mettre en place le travail à distance vont être fortement incitées à mettre en place rapidement des changements permettant de faire face durablement à la forte incertitude des prochains mois. Une fois ceux-ci implémentés, il sera difficile de revenir en arrière. On pense évidemment aux universités et aux établissements d’enseignement qui sont parvenus ces dernières semaines à assurer en grande partie les cours et s’interrogent sur les modalités de la prochaine rentrée universitaire.</p>
<p>Plusieurs établissements ont déjà annoncé que celle-ci se ferait en travail à distance : la tentation sera grande ensuite – étant données notamment les difficultés rencontrées en matière de locaux – de conserver un régime sinon de tout distanciel au moins mixte – qui transformerait de fond en comble la pratique de l’enseignement. Il est impossible que de tels enjeux soient soustraits au débat.</p>
<p>Qu’il s’agisse du développement du télétravail ou du travail en présentiel, la distance sera de mise : un pas déterminant risque donc d’être franchi dans le processus déjà en cours d’individualisation du travail qui transforme peu à peu ce dernier en une série d’opérations individuelles réalisées selon des scripts précis.</p>
<h2>Retaylorisation et rehiérarchisation</h2>
<p>C’est une étape supplémentaire du déploiement du numérique dans le travail que nous risquons de connaître avec la diffusion massive de mécanismes de surveillance et de contrôle, mais aussi des scripts organisant pour chacun le travail de façon prédéterminée à l’aide de logiciels découpant le travail en tâches précises et le schématisant grâce à des algorithmes.</p>
<p>La <a href="https://www.puf.com/content/Les_nouveaux_travailleurs_des_applis">retaylorisation, la tâcheronisation, l’algorithmisation du travail</a> risquent donc de se déployer massivement à tous les niveaux et dans tous les espaces, dans les entrepôts, dans les métiers du contact et dans le travail à distance. Le tout avec des applications appartenant le plus souvent à des entreprises américaines, ce qui constitue un risque majeur pour notre indépendance et la propriété de nos données.</p>
<p>Le deuxième risque est de voir la séparation et la hiérarchisation entre les différents métiers déjà en cours s’aggraver dans une sorte de rehiéarchisation de la société, voire comme l’explicite le juriste Alain Supiot, de « reféodalisation ». Devant les risques engendrés par le contact, la division sociale du travail entre « sale » boulot et professions protégées <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1997_num_38_4_4670">ne devrait pas manquer de s’approfondir</a>.</p>
<p>Depuis quelques années, la tâche a ainsi été déléguée aux livreurs d’apporter leur repas à ceux qui disposent des revenus nécessaires pour s’acheter le temps des autres. De nouvelles domesticités se mettent en place, qui profitent des inégalités de rémunération et des différences de valeur de l’heure de travail.</p>
<p>Le numérique avait déjà permis d’organiser un tel processus pour la livraison des biens et services commandés par Internet, qu’il s’agisse de la livraison des courses alimentaires ou de biens et services plus élaborés. L’achat à distance va sans nul doute connaître une forte augmentation, concentrant la charge et le risque du contact sur les travailleurs œuvrant dans des entrepôts où s’accentueront la <a href="https://www.cairn.info/les-risques-du-travail--9782707178404-page-219.htm">commande vocale</a> et les dispositifs permettant de ne pas se croiser, d’une part, et des livreurs en bout de chaîne assumant le contact avec le client, d’autre part.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333160/original/file-20200506-49579-1utb89d.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">De nombreux livreurs travaillent actuellement sous le statut d’autoentrepreneur, comme l’exigent les plates-formes.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>Rappelons qu’une grande partie des livreurs travaille actuellement pour des plates-formes qui exigent d’eux qu’ils prennent le statut d’autoentrepreneur – ce qui les prive de la protection du code du travail, de l’accès à l’assurance chômage, des <a href="https://www.puf.com/content/Les_nouveaux_travailleurs_des_applis">dispositions protégeant leur santé</a>. La Cour de cassation a pourtant récemment rappelé dans sa décision du 4 mars que le statut d’indépendant de ces travailleurs était <a href="https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/notes_explicatives_7002/relative_arret_44525.html">« fictif »</a> et que leurs conditions de travail faisaient bien d’eux des salariés.</p>
<p>Quant aux autres travailleur.e.s, dont le métier consiste précisément à être au contact d’autres humains, notamment les auxiliaires de vie, les aides à domicile, les aides-soignantes, les caissières, la crise a révélé en même temps que leur immense utilité la <a href="https://theconversation.com/remuneration-des-soignants-lattractivite-financiere-des-carrieres-nest-pas-au-niveau-136510">sous-rémunération chronique</a> de leur activité : majoritairement exercés par des femmes, qui travaillent souvent à temps partiel subi, ces métiers présentent des salaires nets médians à temps complet entre 1300 à 1500 euros.</p>
<h2>Un risque de segmentation de la société</h2>
<p>Les conditions de travail sont souvent très dures, comme en témoigne par exemple le <a href="https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_grand_age_autonomie.pdf">rapport Libault</a> qui signale la fréquence et la gravité des accidents du travail et maladies professionnelles parmi les plus de 830 000 personnes (en ETP) qui travaillent auprès des personnes âgées dépendantes.</p>
<p>Le fossé risque de s’agrandir entre des travailleurs protégés par le travail à distance et des travailleurs au contact très peu payés pour assurer les tâches de plus en plus risquées, avec probablement de moins en moins de mélange entre ces différentes catégories, ce qui accroîtra encore la segmentation de la société et l’entre-soi.</p>
<p>Une <a href="https://www.cepr.net/a-basic-demographic-profile-of-workers-in-frontline-industries/">étude</a> américaine a mis en évidence la surreprésentation parmi les travailleurs en première ligne des femmes, des personnes de couleur et des personnes aux revenus les plus modestes. Les statistiques de surmortalité en Seine-Saint-Denis semblent ainsi confirmer la plus grande vulnérabilité de ceux qui sont à la fois à faibles revenus – et qui présentent le plus souvent des pathologies comme l’obésité, le diabète ou l’hypertension, facteurs de co-morbidité du Covid-19 – et en première ligne. Comme les épidémiologistes Kate Pickett et Richard G. Wilkinson l’avaient mis en évidence, il existe un <a href="https://www.lemonde.fr/blog/internetactu/2019/06/05/linegalite-est-elle-au-coeur-des-problemes-de-societe/">lien fort</a> entre les inégalités de revenus et les indicateurs sociaux et de santé.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333155/original/file-20200506-49565-eh5nri.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La crise a révélé la sous-rémunération chronique de métiers indispensables comme les aides-soignantes.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>Si nous voulons éviter à la fois de franchir une étape supplémentaire dans l’atomisation et la déshumanisation du travail, – qui étaient déjà bien amorcées avec l’automatisation et la plate-formisation du travail –, et d’être submergés par la très forte augmentation du chômage qui ne manquera pas d’accompagner la crise économique qui s’annonce, plusieurs mesures s’avèrent nécessaires.</p>
<h2>Oui, autonomie et protection sont conciliables</h2>
<p>Le télétravail mérite d’être étendu avec une fréquence raisonnable (sans doute pas plus de trois jours par semaine), mais imposer sa généralisation à haute fréquence serait une grave erreur. De même, l’enseignement en présentiel doit rester la norme : si l’enseignement à distance, les MOOC, et un certain nombre d’innovations pédagogiques permettant de préparer, d’enrichir et d’améliorer le travail en présentiel sont souhaitables, il ne peut être question, pour la qualité même de l’enseignement, de réduire fortement la place du présentiel.</p>
<p>Plus généralement, il nous faut mener un débat de fond sur la place du numérique dans le travail. Alors qu’ils sont à la recherche de plus d’autonomie, trop de salariés voient désormais leurs pratiques <a href="https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2017-3-page-25.htm">strictement prescrites par le biais du numérique</a>. L’inspection du travail devrait pouvoir sanctionner voire interdire des pratiques qui organisent une individualisation et une déshumanisation évidentes du travail.</p>
<p>En ce qui concerne les métiers de contact, qui se sont révélés les plus utiles socialement, mais qui font trop souvent partie des <a href="https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Le_travail_non_qualifi__-9782707144683.html">métiers déconsidérés</a> (une large partie est regroupée dans la catégorie « emplois non qualifiés »), plusieurs mesures devraient être prises. Concernant les livreurs et plus généralement les travailleurs des plates-formes, il est urgent de ramener la plupart d’entre eux sous la protection du code du travail : une <a href="https://www.senat.fr/leg/ppl18-717.html">proposition de loi</a> du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) doit être prochainement mise en discussion au Sénat. Elle organise le rapatriement de la plupart des travailleurs des plates-formes dans le septième livre du code du travail, ce qui permettrait de les assimiler aux salariés et de les faire profiter de la plupart des dispositions du code du travail.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333162/original/file-20200506-49550-1xpe8aj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les différentes innovations pédagogiques ne pourront jamais remplacer l’enseignement en présentiel.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>Contrairement à ce que prétendent les dirigeants des plates-formes – qui profitent honteusement d’une situation de dumping social et de concurrence déloyale puisqu’ils ne payent pas de cotisations sociales et n’assument aucune des obligations imposées par le code du travail –, l’autonomie légitimement revendiquée par les travailleurs des plates-formes est <a href="https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/02/19/le-nouvel-esprit-du-salariat-des-salaries-toujours-plus-autonomes_6030038_1698637.html">parfaitement conciliable</a> avec la protection du code du travail. Une telle politique permettrait une moralisation du secteur : seules les entreprises capables de proposer des conditions de travail décentes à leurs salariés pourraient continuer de proposer des services.</p>
<p>Quant aux travailleur.e.s en contact dont le travail est chroniquement sous-rémunéré, c’est un devoir moral, mais aussi l’intérêt bien compris de la société que d’augmenter leurs rémunérations – en proportion de leur utilité.</p>
<p>D’une part, parce que la qualité de l’emploi est manifestement un élément de la résilience de nos concitoyens (les mauvaises conditions de travail participent à la fragilisation de la population, donc à la vulnérabilité aux virus et plus généralement aux crises) ; d’autre part, parce que les métiers dont il est question font face pour certains à de fortes difficultés de recrutement – précisément dues aux mauvaises conditions de travail et de rémunération –, alors même que les besoins de main-d’œuvre ne vont faire que croître : les effectifs nécessaires pour s’occuper des personnes âgées en perte d’autonomie devraient augmenter de 20 % selon le rapport Libault.</p>
<h2>Créer des millions d’emplois durables et utiles</h2>
<p>On objectera sans doute que le nombre de personnes concernées constitue un obstacle de taille à cette augmentation : en effet, les aides-soignantes étaient 600 000 en 2014, les aides à domicile et aides-ménagères, 540 000, les caissières et personnels de vente près de 300 000, les agent.e.s d’entretien 1,4 millions… et les caisses de l’État et des entreprises bien vides.</p>
<p>C’est donc bien à un resserrement de la hiérarchie des salaires, prenant la forme à la fois d’une augmentation des plus bas salaires – sous la forme notamment d’une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/06/inegalites-salariales-entre-les-femmes-et-les-hommes-le-diable-se-cache-dans-les-details_6032003_3232.html">révision des classifications</a> comme le suggèrent les économistes Séverine Lemière et Rachel Silvera – et d’une limitation drastique des plus hautes rémunérations, soit sous la forme de dispositifs internes aux professions soit par le biais de la fiscalité et notamment l’introduction de nouvelles tranches d’impôt sur le revenu, que nous devrons procéder.</p>
<p>Mais la question à laquelle nous allons être très rapidement confrontés est celle de l’explosion du chômage. La tentation sera forte pour les gouvernements d’opérer une relance « brune » (entraînant une augmentation de l’usage des énergies fossiles et donc des émissions de gaz à effet de serre), qui aggravera la crise climatique – dont les effets seront, n’en doutons pas, <a href="https://theconversation.com/quoi-quil-en-coute-la-relance-economique-porte-le-risque-de-futures-crises-pandemiques-135435">bien pires</a> que ceux de la crise que nous traversons, notamment parce que nos capacités de production, nos réseaux d’énergie, de télécommunications, nos infrastructures… seront dégradés ou gravement endommagés par les cyclones, incendies, sécheresses, inondations qui accompagneront la crise écologique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=317&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=317&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=317&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/333151/original/file-20200506-49558-pyeupq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une relance visant à rattraper la croissance perdue pendant le confinement entraînerait une hausse des émissions de gaz à effet de serre qui aggraverait la crise climatique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">One line man/Shutterstock</span></span>
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<p>C’est donc tout au contraire une relance verte que nous devons organiser dès aujourd’hui, qui certes creusera encore un peu plus la dette et les déficits, mais qui nous permettra des économies ainsi que le <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/documents-temoignages-et-essais-d-actualite/une-autre-voie-est-possible">renforcement de nos capacités de production</a>. Cet engagement dans la reconversion écologique de nos sociétés, accompagné de l’adoption de pratiques de sobriété devrait pouvoir permettre la <a href="https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2014/11/21/on-peut-creer-des-millions-d-emplois-utiles-dans-une-perspective-durable-1">création de millions d’emplois</a> durables et utiles.</p>
<p>Le défi est de mettre en place les politiques et dispositifs nécessaires pour que les transitions qui s’étaleront sur une vingtaine d’années se fassent sans passage par le chômage grâce notamment à une garantie d’emploi organisée par l’État sur le modèle du <a href="https://www.ecole.org/fr/seance/127-l-epopee-du-new-deal-comment-le-civilian-conservation-corps-a-mobilise-trois-millions-de-personnes-de-1933-a-1942"><em>Civilian Conservation Corps</em></a> (mis en œuvre par Roosevelt qui avait transformé l’État fédéral américain en employeur en dernier ressort de millions de jeunes hommes, mobilisés notamment au service de projets environnementaux). La relocalisation d’une partie de nos activités devrait s’accompagner d’une forte démocratisation des organisations de travail facilitant la satisfaction des besoins sociaux dans le cadre d’une <a href="https://journals.openedition.org/nrt/2228">société post-croissance</a>.</p>
<p>La reconversion écologique de nos sociétés apparaît donc non seulement comme le seul moyen d’éviter une dégradation inimaginable de nos conditions de vie, mais aussi comme une manière radicale de repenser le travail et l’emploi.</p>
<hr>
<p><em>Derniers ouvrages parus : Eric Heyer, Pascal Lokiec, Dominique Méda, « Une autre voie est possible » (Flammarion, 2018) ; Sarah Abdelnour, Dominique Méda, « Les nouveaux travailleurs des applis » (PUF, 2019)</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138008/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Méda fait partie d'un programme de recherches qui a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche. </span></em></p>La crise a accéléré la mise à distance des salariés ou encore de creusement des inégalités. La croissance verte ouvrirait la voie à une démocratisation des organisations qui limiterait ces tendances.Dominique Méda, Directrice de l'IRISSO - UMR CNRS 7170, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1372722020-05-02T19:05:21Z2020-05-02T19:05:21ZPenser l’après : Sciences, pouvoir et opinions dans l’après Covid-19<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/331695/original/file-20200430-42908-og517r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1920%2C1080&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quelle place pour les sciences et l'opinion dans l’après Covid-19 ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/embroidery-two-griffins-gold-cage-template-1481354375">matrioshka / Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Depuis le début de la pandémie, on entend parler dans les médias de SARS-CoV-2, de <em>R<sub>0</sub></em>, de tests PCR, de tests sérologiques, d’hydroxychloroquine… Le coronavirus met la science à la une des journaux et a réduit les actualités sportives et culturelles à zéro, ou presque.</p>
<p>La communication scientifique bat son plein parce que le virus a soudain rapproché le gouvernement des communautés scientifiques. Le 11 mars 2020, le gouvernement crée un Conseil Scientifique de sept membres présidé par le Pr Delfraissy pour éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus. Deux semaines après, il met en place un Comité d’analyse recherche expertise (<a href="https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid151204/le-comite-analyse-recherche-et-expertise-care-covid-19.html">CARE</a>) de douze chercheurs et médecins, présidé par la prix Nobel et virologue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7oise_Barr%C3%A9-Sinoussi">Françoise Barré-Sinoussi</a>, pour conseiller l’exécutif sur la gestion de l’épidémie et les essais cliniques en cours.</p>
<p>Le recours massif aux experts en temps de crise n’est pas une nouveauté. Depuis des décennies, on prétend fonder la politique sur des preuves scientifiques. Des comités d’experts, comme le GIEC (<a href="https://www.ipcc.ch/languages-2/francais/">Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat</a>) ou la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (<a href="https://fr.unesco.org/links/biodiversity/ipbes">IPBES</a>) par exemple, sont en charge d’éclairer les politiques face à la crise écologique.</p>
<p>Si la gestion de la crise sanitaire s’inscrit dans le régime normal des sociétés modernes, elle surprend néanmoins car elle a conduit à réactiver un modèle archaïque, le confinement généralisé de la population, qui révèle les limites de la politique à base de science. Et comme une crise est un moment critique – de bifurcation possible – il est possible de saisir cette opportunité pour transformer les rapports entre science et pouvoir. Changer les règles d’un jeu qui ne laisse aucune initiative à la société civile.</p>
<h2>Modèles de biopolitique</h2>
<p>Ainsi que l’écrivait <a href="http://1libertaire.free.fr/MFoucault112.html">Michel Foucault</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Depuis la fin du Moyen Âge, il existait, non seulement en France mais dans tous les pays européens, ce que l’on appellerait aujourd’hui un « plan d’urgence ». Il devait être appliqué lorsque la peste ou une maladie épidémique grave apparaissait dans une ville. Ce plan d’urgence comprenait les mesures suivantes :</p>
<ol>
<li><p>Toutes les personnes devaient rester chez elles pour être localisées en un lieu unique. Chaque famille dans son foyer et, si possible, chaque personne dans sa propre chambre. Personne ne devait bouger.</p></li>
<li><p>La ville devait être divisée en quartiers placés sous la responsabilité d’une personne spécialement désignée. […] Il s’agissait donc d’un système de surveillance généralisé qui compartimentait et contrôlait la ville.</p></li>
<li><p>Ces surveillants de rue ou de quartier devaient présenter tous les jours au maire de la ville un rapport détaillé sur tout ce qu’ils avaient observé. On utilisait ainsi non seulement un système de surveillance généralisé, mais aussi un système d’information centralisé.</p></li>
<li><p>Les inspecteurs devaient passer chaque jour en revue toutes les habitations de la ville. […]</p></li>
<li><p>On procédait à la désinfection, maison par maison, à l’aide de parfums et d’encens. »</p></li>
</ol>
</blockquote>
<p>Ces mesures, qui ont permis de faire face aux épidémies de peste, ressemblent fort aux mesures mises en œuvre en 2020 dans la plupart des pays du monde. La gestion de la crise sanitaire convoque la notion de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Biopolitique">biopolitique</a> introduite par Michel Foucault, pour montrer comment la vie est devenue un enjeu politique, à travers une analyse fine des rapports entre savoir et pouvoir.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331694/original/file-20200430-42918-1nbktzq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans la tourmente.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/embroidery-koi-fish-carp-blue-sea-1388001680">Matrioshka/Shutterstock</a></span>
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</figure>
<p>Michel Foucault souligne le contraste entre ce modèle archaïque de la quarantaine où un pouvoir souverain autoritaire régit depuis un état central la vie des populations, et les dispositifs stratégiques de contrôle diffus de la vie mis en place depuis <a href="http://1libertaire.free.fr/MFoucault112.html">« le décollage médical et sanitaire de l’Occident »</a> grâce à la médecine scientifique. Or la plupart de ces dispositifs basés sur la science – mesures statistiques des taux de mortalité et de morbidité, hygiène, vaccinations, contrôle des flux migratoires – se retrouvent dans la gestion actuelle de la crise, côte à côte avec des mesures archaïques que l’on croyait depuis longtemps périmées. </p>
<p>La seule différence est que les mesures de quarantaine visent aujourd’hui avant tout à sauver le système hospitalier. La médecine scientifique, qui s’est développée et a évolué en lien avec le pouvoir, nous laissait croire – à nous habitants des pays du Nord – qu’on avait vaincu les maladies infectieuses. Voici que l’émergence d’un virus nous prend <a href="https://www.hurstpublishers.com/book/the-pandemic-century/">au dépourvu</a> et remet à l’honneur d’<a href="https://www.leslibraires.fr/livre/10812488-histoire-medicale-generale-et-particuliere-des--jean-antoine-ozanam-hachette-livre-bnf">effroyables images du passé</a> avec des catastrophes, des populations décimées, des <a href="https://lejournal.cnrs.fr/print/2502">empires défaits</a>.</p>
<p>Cela jette-t-il un doute sur les rapports établis entre science et pouvoir dans les sociétés modernes ?</p>
<h2>Troubles sur le règne des experts</h2>
<p>Il est assez troublant qu’un modeste virus soit parvenu en quelques semaines à stopper toute la machine économique, industrielle et commerciale à l’échelle mondiale. Obtenir en quelques jours la réduction des émissions de gaz à effet de serre que les experts du GIEC recommandent depuis des dizaines d’années sans parvenir à entraîner les décisions politiques nécessaires, c’est une prouesse !</p>
<p>Un virus constitué de quelques brins d’ARN défie la puissance des plus grands cerveaux réunis pour tenter de faire face aux crises qui s’enchaînent : voilà une belle leçon d’humilité, qui nous ramène à notre condition terrestre d’êtres vivants partageant la planète avec une foule d’autres habitants plutôt qu’en « maîtres et possesseurs de la nature ». On est loin des programmes de bionanotechnologies qui promettaient de <a href="https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Les_vertiges_de_la_technoscience-9782707156334.html">« façonner le monde atome par atome »</a>, de <a href="https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/engins-de-creation-9782711748532/">fabriquer des micro-organismes machines</a>, esclaves dociles qui résoudraient tous les problèmes et <a href="https://www.basicbooks.com/titles/george-m-church/regenesis/9780465038657/">feraient des « hommes augmentés »</a>.</p>
<p>Ce virus jette un doute sur la politique scientifique des dernières décennies. Depuis la Seconde Guerre mondiale la recherche scientifique est pilotée par la politique. En gros, la science a <a href="http://sk.sagepub.com/books/the-new-production-of-knowledge">d’abord</a> été généreusement financée au service de la puissance militaire à l’époque de la guerre froide, puis elle a été <a href="https://www.cairn.info/science-argent-et-politique--9782738011008.htm">mise au service</a> de la compétition économique dans une course effrénée aux innovations technologiques. Ce régime de recherche « technoscientifique » est une source de la défiance du public à l’égard de la parole des experts, alimentant le climato-scepticisme et les campagnes contre les vaccinations.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=470&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=470&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331692/original/file-20200430-42908-1fffqvn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=470&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Troubles sur le règne de l’expertise.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/embroidery-peacocks-seamless-pattern-fashionable-template-734859352">Matrioshka/Shutterstock</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La parole scientifique se trouve en perte d’autorité. En effet, l’autorité de l’expert repose sur une vision idéale du fonctionnement de la science, qui méconnaît les conditions concrètes de la recherche. Si la connaissance scientifique transcende les frontières et les jeux de pouvoir, elle procède néanmoins de recherches qui ne sont pas indépendantes à l’égard des intérêts locaux, politiques, économiques, religieux… Il est clair désormais, aux yeux de tous, que les chercheurs défendent eux aussi leurs intérêts et leurs valeurs, que ce soit la vérité, l’utilité, l’avancement des connaissances, ou leur carrière. Ces intérêts sont parfois difficilement compatibles avec le <em>devoir de scepticisme organisé</em> qui reste l’un des grands principes de l’ethos scientifique. Plusieurs controverses sur les méfaits du tabagisme comme sur l’origine anthropique des désordres climatiques ont révélé au grand public des <a href="https://www.sup.org/books/title/?id=11232">manœuvres</a> <a href="https://www.editions-lepommier.fr/les-marchands-de-doute">qui peuvent biaiser les résultats scientifiques</a>.</p>
<p>D’où un doute justifié qui oblige les scientifiques à renforcer leurs règles éthiques avec déclarations d’intérêt, transparence sur les sources de financement, etc.</p>
<h2>Le public sous tutelle</h2>
<p>Plus fondamentalement, l’appel à l’expertise scientifique et médicale partage un point commun avec le modèle archaïque de gestion des épidémies : c’est que le public est réduit au silence, sommé d’obéir aux injonctions du pouvoir ou bien des experts, pour son bien, pour sa sécurité. Cette attitude infantilisante rappelle celle qui prévalut au XX<sup>e</sup> siècle quand philosophes et savants ne voyaient qu’un fossé entre savants et ignorants, un fossé grandissant à mesure des progrès de la science, condamnant « le profane » à vivre sous tutelle.</p>
<p>Certes le partage antique entre science et opinion (doxa) fonde une hiérarchie dans l’ordre de la connaissance : l’opinion est un savoir inférieur qui ne peut produire son titre à la vérité. Mais chez les Anciens, cela n’implique pas une hiérarchie politique. C’est plutôt une <em>division du travail</em> qui devait s’établir dans la cité : aux uns le soin de la vérité, aux autres celui des affaires. Les Anciens, dans leur grande sagesse, reconnaissaient la doxa comme une forme de connaissance, terre à terre, pragmatique. Loin d’attribuer au philosophe le soin de conseiller le prince, Aristote accordait à l’opinion une valeur pratique, au point d’en faire une vertu propre aux citoyens. Ainsi, l’opinion est-elle reconnue comme un savoir légitime dans la sphère de l’action et non comme un défaut de savoir qui obligerait les citoyens à vivre sous tutelle des experts.</p>
<p>D’ailleurs l’opinion ne se laisse pas réduire au silence, ni à la passivité. Lors de l’épidémie du sida, des associations de malades sont parvenues à influer sur les programmes de recherche et leur voix <a href="https://www.inserm.fr/espace-associations-malades">est désormais entendue à l’Inserm</a>. Après l’accident nucléaire de Tchernobyl, des citoyens ont instauré la <a href="https://www.criirad.org/">CRIIRAD</a> une instance de contre-expertise aux mesures officielles. D’une manière générale, le mouvement de science citoyenne a réhabilité la figure de l’opinion publique éclairée comme garant de liberté inventée au siècle des Lumières. L’idée de créer des forums de discussion, <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/La-Technique-et-la-science-comme-ideologie">lancée par le philosophe Jürgen Habermas</a>, s’est concrétisée sous diverses formes : conférences de consensus, cafés des sciences, <em>focus groups</em>, etc. Les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=BfkJuAmTvEw">« technosciences »</a> offrent une prise à la société civile pour intervenir, d’autant plus qu’elles ont un impact direct sur la vie quotidienne des citoyens. Elles relèguent peu à peu dans le passé la vision du public ignorant, irrationnel et manipulable, tandis que les pratiques d’expertise plurielle et non limitée aux savoirs académiques commencent à se répandre.</p>
<h2>Convoquer les savoirs d’opinion en régime d’incertitude</h2>
<p>Poursuivre ce mouvement de réhabilitation de l’opinion comme un savoir nourri par l’expérience du terrain – savoir alternatif au savoir universel de la science – devient nécessité impérieuse dans le régime d’incertitude où nous place la crise sanitaire. Les experts, sommés de « dire le vrai au pouvoir », selon la fonction qui leur est traditionnellement attribuée, se trouvent fort dépourvus car ils ne savent presque rien sur le Covid-19. S’il est vrai que les méthodes de séquençage ont permis l’identification très rapide du virus, son comportement, les voies de transmission, la période de contagiosité, la durée de l’immunité sont autant d’énigmes qu’il va falloir résoudre. En se transmettant inexorablement de la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient puis à l’Amérique et bientôt à l’Afrique le coronavirus crée non seulement une crise mondiale, il transforme le monde en un vaste laboratoire. Tous les pays cherchent à comprendre comment il fonctionne, comment il se transmet, comment on peut l’inhiber, le contrôler, s’immuniser, prévenir l’infection ou se préparer à d’autres virus émergents.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331690/original/file-20200430-42942-1m8ijmv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Convoquer d’autres savoirs.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/embroidery-pack-asian-cranes-flies-over-1401756314">Matrioshka/Shutterstock</a></span>
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<p>L’incertitude redouble du fait de la crise climatique qui, elle aussi, a fait de la planète un laboratoire d’expérience. Pour les recherches sur le coronavirus, chaque pays, chaque région offre une cohorte de cas avec des paramètres variables (mesures de confinement, tests précoces) qui pourront permettre des comparaisons avec groupes témoins. Dans ce processus mondial d’apprentissage du contrôle des virus, tous les humains infectés ou pas, traités ou pas, vivants ou morts, deviennent de fait des objets d’expérience, de tests ou d’essais cliniques, des données statistiques. La quête du savoir se confond avec le gouvernement des populations par la biopolitique, et mobilisera <a href="https://theconversation.com/face-a-la-pandemie-a-quoi-sert-le-numerique-136980">sans doute</a> le traçage des individus par leur téléphone portable.</p>
<p>Pourtant l’incertitude ne signe pas forcément l’arrêt de mort de la démocratie. Au contraire on peut inventer des solutions en confrontant les savoirs experts et les savoirs pratiques de l’opinion. Pour vivre et <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/agir-dans-un-monde-incertain-essai-sur-la-democratie-technique-yannick-barthe/9782020404327">agir dans un monde incertain</a>, des forums hybrides favorisant le dialogue entre experts et acteurs de terrain permettent de co-construire des connaissances et de proposer des mesures efficaces et légitimes. De tels forums ne favorisent pas forcément le high-tech et conduisent bien souvent à des solutions <em>low-tech</em> peu coûteuses et ajustables.</p>
<p>Réhabiliter les savoirs de terrain non scientifiques comme sources d’invention et de solutions, ce n’est pas répandre l’antiscience, ou la technophobie. Regarder vers le passé pour y puiser des idées au lieu de vouer un culte à l’innovation, ce n’est pas vouloir s’éclairer à la bougie mais construire l’avenir pas à pas, au fil d’un dialogue entre science et société.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137272/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernadette Bensaude-Vincent a reçu des financements de ANR et Institut universitaire de France.</span></em></p>L’autorité des experts repose sur une vision idéale du fonctionnement de la science, qui méconnait les interdépendances de la recherche et de la société et l’importance des « savoirs d’opinion ».Bernadette Bensaude-Vincent, Philosophe, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1370052020-05-01T19:32:39Z2020-05-01T19:32:39ZPenser l’après : Pour une école de l’essentiel<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/331141/original/file-20200428-110748-1pravt9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=15%2C7%2C2533%2C1429&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Notre survie dépend de notre capacité à éduquer les enfants et les adolescents pour faire face au gros temps qui menace de devenir la règle pour très longtemps. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/vector-teacher-hand-holding-book-bridging-1511963099">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Nous venons de subir, coup sur coup, deux chocs qui nous contraignent à revoir notre façon de concevoir et de mettre en œuvre l’action éducative.</p>
<p>Le premier choc est celui de la révolution numérique. Si le panel des technologies dédiées à l’apprentissage s’était considérablement étoffé ces dernières années, celles-ci s’intégraient toujours dans un cadre scolaire classique, avec une transmission magistrale des connaissances. Avec le confinement, la mise en place d’un enseignement à distance généralisé ébranle ce modèle vertical, avec un maître au centre de la classe.</p>
<p>Le second choc, provoqué par la pandémie même du Covid-19, touche aux certitudes que nous pouvions avoir sur la place de l’homme dans la nature, et sur la solidité et la pérennité de l’être humain. Ne devons-nous pas abandonner notre prétention de devenir, comme l’exprimait Descartes dans son <em>Discours de la méthode</em> (sixième partie), « comme maîtres et possesseurs de la nature » ?</p>
<p>Au lieu d’être bien à l’abri derrière les hauts murs construits par le développement des sciences et des techniques, nous (re)découvrons avec un peu d’effroi que les techniques peuvent devenir nos ennemies, et qu’un virus peut nous détruire. Après avoir vécu pendant plusieurs siècles avec la certitude d’un progrès irréversible, nous entrons dans un monde où plus rien n’est sûr… sauf, peut-être, le pire !</p>
<blockquote>
<p>« Ballotés, pareils aux flots soumis à des vents opposés… nous ignorons notre avenir et notre destin. » (Spinoza, « Éthique », Troisième partie, P. 59, Scolie)</p>
</blockquote>
<p>Notre survie, à la fois comme individus, et comme espèce, dépend, à court terme, de décisions urgentes et fortes, d’ordre politique, économique, et sanitaire. Mais, à moyen ou plus long terme, elle dépend aussi de notre capacité à éduquer les enfants et les adolescents pour les rendre capables de faire face au gros temps qui menace de devenir la règle pour très longtemps.</p>
<p>Il est donc capital de réfléchir à ce que pourrait (devrait ?) être une éducation pour temps de crise et d’incertitudes. Quels défis doit surmonter l’École pour contribuer à l’émergence d’un « monde d’après », si possible meilleur que le monde d’avant ? Et, d’abord, pour faire qu’il y ait un monde d’après ?</p>
<h2>Sauvegarder l’avenir</h2>
<p>En quoi l’école est-elle vraiment indispensable ? La double crise nous contraint à reposer, radicalement, la question des finalités de l’activité éducative. Pourquoi éduque-t-on ? Essentiellement parce que la nature, qui fait, comme l’écrit encore Descartes, « que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes » (Discours, Deuxième partie), nous y contraint.</p>
<p>L’homme n’est pas « d’un seul coup », selon les mots de Lévinas dans <em>Totalité et infini</em>. Ses capacités de développement doivent être préservées, et enrichies, par des actions appropriées, pendant tout ce temps qui lui permet de devenir adulte (c.-à-d. : celui dont le développement est achevé), et même tout au long de sa vie.</p>
<p>De là découlent deux grandes finalités, complémentaires. Protéger et sauvegarder les individus durant cette période de faiblesse qu’est l’enfance. Et les préparer à leur vie future d’adulte capable de s’insérer heureusement dans une société. Sauvegarder les potentialités de chacun, pour l’armer dans le combat de la vie. On pourrait dire : sauvegarder l’avenir.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331148/original/file-20200428-110775-19z2nc0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’homme n’est pas « d’un seul coup », selon les mots de Lévinas dans <em>Totalité et infini</em>.</span>
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<p>La réalisation de ce projet impose deux grandes missions à toute institution se voulant éducative. Celle, pour ne pas repartir à chaque fois de zéro, de transmettre le trésor de connaissances et de valeurs progressivement construit par les générations précédentes. Et celle d’armer ceux que l’on éduque pour leur permettre de faire face aux problèmes qu’ils vont affronter. Transmettre, pour armer.</p>
<p>Certes, ces missions correspondent à des nécessités aussi vieilles que l’espèce humaine ! Mais la dureté des temps présents ne fait qu’accroître leur importance. Penser l’éducation d’après signifie d’abord essayer de dire comment il pourrait être possible, désormais, d’accomplir ces deux missions.</p>
<p>Une réponse nous paraît s’imposer : en allant à l’essentiel. Surtout, ne pas chercher à en rajouter, dans la désastreuse logique du toujours plus. Mais se recentrer sur ce sans quoi les enfants ne deviendront pas des hommes capables d’affronter le temps tourmenté de l’incertitude.</p>
<h2>Comment s’approprier les savoirs</h2>
<p>La première mission soulève deux questions. La première est de savoir ce qu’il est absolument nécessaire de transmettre. « Absolument », car il faut préserver ce sans quoi il ne sera pas possible de survivre en temps de crise. Quels savoirs ? Quelles valeurs ? Quelle culture ? Il faut les identifier, et reconstruire une école autour d’eux.</p>
<p>Le temps est venu de reprendre la question des programmes et des curricula sous l’angle du « ce sans quoi ». Ce sans quoi l’on ne sera pas suffisamment armé pour faire face aux défis du XXI<sup>e</sup> siècle, dont ceux du réchauffement climatique, et de la survie de la démocratie. Le temps n’est plus à l’inflation de programmes qui enchantent leurs concepteurs, mais ne se traduisent guère en acquisitions utiles chez les élèves.</p>
<p>Il est à déflation, et à la centration sur ce qu’il serait impardonnable d’ignorer, quitte à bouleverser le champ des disciplines d’enseignement. Dans le mouvement de ressourcement sur l’essentiel, il faut être prêt à aller jusque-là.</p>
<p>La seconde question est de savoir comment transmettre au mieux ce trésor, question que la révolution numérique vient de rendre plus brûlante. On s’est beaucoup chamaillé pour savoir si l’école devait avant tout <a href="https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere-nouvelle-2014-4-page-93.htm">transmettre</a>, ou plutôt faire apprendre. Se centrer sur le savoir, ou sur l’apprenant.</p>
<p>Cette querelle n’a guère de sens. Car l’école doit à la fois transmettre, et armer. Du point de vue de la transmission, il s’agit de permettre aux élèves (aux apprenants) de s’approprier les savoirs, les valeurs, et la culture, qui constituent le « trésor » dont ils doivent hériter (pour leur survie). Il existe, pour cela, une condition « sine qua non », connue depuis très longtemps : qu’ils soient actifs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331145/original/file-20200428-110765-14gmhfv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Articuler présentiel et enseignement à distance est un défi de l’école d’après.</span>
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<p>La révolution numérique, avec l’apparition des MOOC, et l’émergence des « classes inversées », tout comme l’expérience forcée d’école à la maison en période de confinement, ont redistribué les rôles. L’enseignant doit assumer un triple rôle : concepteur de contenus « intelligents » (préparer des « cours » conçus sur le mode de l’interactivité), pourvoyeur en exercices adaptés et stimulants, et accompagnateur à la fois empathique et vigilant.</p>
<p>Celui qui apprend devient davantage acteur de ses apprentissages, en particulier grâce à l’individualisation que rend possible l’accompagnement numérique, et au travail personnel, celui que personne ne peut faire à sa place, et que le confinement rend obligatoire.</p>
<p>L’école d’« après » devrait pouvoir articuler de façon heureuse « présentiel », et enseignement à distance : travail en classe, et travail en dehors de la classe, au CDI, ou à la maison, ou ailleurs encore. Car on peut être totalement inactif en classe, malgré la présence physique d’un enseignant. Et très actif loin de tout professeur.</p>
<p>L’essentiel est de créer les conditions rendant « l’apprenant » actif, qu’il soit à proximité immédiate, ou à distance, de ceux qui ont pour tâche d’enseigner. L’école d’après sera active, ou ne sera pas.</p>
<h2>Pouvoir d’apprendre</h2>
<p>La deuxième mission est d’« armer » chaque enfant et adolescent pour le combat de la vie. Cela signifie les « outiller », en les dotant des modèles, suffisamment opératoires, mais aussi suffisamment souples, de comportement moteur, socio-affectif, ou cognitif, qui sont à la base de leur pouvoir d’agir.</p>
<p>La maîtrise de cet ensemble de « modèles » leur permettra, d’une part, de bénéficier d’une formation débouchant sur l’exercice d’activités socialement utiles, et grâce auxquelles ils pourront vivre heureusement dans leur vie quotidienne. Mais aussi, d’autre part, de pouvoir faire face aux événements, et d’inventer de nouveaux comportements, quand l’histoire devient tragique. C’est-à-dire de pouvoir s’adapter, et d’inventer des réponses innovantes.</p>
<p>Tel un smartphone que l’on enrichit avec des applications apportant autant de fonctions nouvelles, chacun d’entre nous doit avoir l’occasion, dans le temps de son éducation, de se doter de pouvoirs utiles. Et, plus encore, de développer sa capacité à s’en doter.</p>
<p>Car l’homme, en dépit de son impuissance radicale, révélée par sa fragilité face au virus, et ses difficultés à maîtriser les effets pervers de son activité (réchauffement climatique), est un être de « pouvoirs » (au pluriel) :</p>
<ul>
<li><p>Pouvoirs concrétisant son pouvoir d’agir avec son corps : nager, danser, pratiquer des activités sportives ;</p></li>
<li><p>Pouvoirs concrétisant sa capacité de vivre en groupe et sa nature d’« animal politique », selon la formule d’Aristote : trouver sa place dans des groupes, bénéficier de la présence des autres, aimer et être aimé ;</p></li>
<li><p>Pouvoirs concrétisant ses potentialités cognitives (penser, comprendre, et apprendre) ;</p></li>
<li><p>Pouvoirs qui n’existeraient pas sans le pouvoir fondamental d’acquérir et de développer des pouvoirs ; ce que Rousseau appelait la « perfectibilité ».</p></li>
</ul>
<p>On peut noter que ce qui justifie la transmission d’un héritage est la participation de ce qui est transmis à la sauvegarde et au développement de tels pouvoirs. Et que la sauvegarde du pouvoir général d’apprendre devrait être le souci obsessionnel de l’action éducative.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331149/original/file-20200428-110775-4kf8nc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les connaissances transmises ne sont pas une fin en soi, elles doivent permettre aux enfants de trouver leurs propres réponses, d’innover.</span>
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</figure>
<p>L’éducation d’« après » devrait donc à la fois développer le plus possible tous ces pouvoirs concrets, qui s’inscrivent dans l’axe des pouvoirs fondamentaux de l’espèce humaine. Et, en même temps, faire prendre conscience de leurs limites. Car la pire des choses est de se croire tout puissant, et invulnérable. Il a manqué à l’homme moderne un peu (beaucoup !) d’humilité. Pour ce qui le concerne, et pour ce qui concerne son rapport aux autres êtres vivants, et à la nature.</p>
<p>Le défi pour le travail éducatif sera ici de viser, de façon conjointe, la plus grande expertise, et la plus grande humilité. Que finisse la guerre des égos, et que vienne le temps des savants modestes, sachant qu’il reste tant à apprendre, et que la science ne peut pas tout ! On pourra (peut-être ?) y parvenir en faisant de tout apprentissage des savoirs l’occasion d’une prise de conscience de l’étendue de ce que l’on ignore. Ou encore : en privilégiant l’étude des questions encore sans réponse, plutôt que celle des réponses déjà apportées par la science.</p>
<p>Dans cette recherche de l’enrichissement des pouvoirs des individus, l’éducation devra privilégier les apprentissages durables, et l’ouverture sur une pluralité de champs d’action. Le premier souci oriente vers la construction d’un état d’esprit, et l’apprentissage d’attitudes, de méthodes, de savoir-faire (dont le savoir-penser, primordial). Vers tout ce qui arme durablement.</p>
<p>Le second souci conduit à donner une place importante à l’éducation motrice (EPS), et à l’éducation artistique et culturelle. De nouveaux équilibres sont nécessaires. Toujours en ne visant que l’essentiel !</p>
<h2>Le défi de l’éducation éthique</h2>
<p>Il est donc essentiel de sauvegarder et de développer les pouvoirs d’action de l’être humain. Mais pour faire quoi ? Cette question est plus que jamais d’actualité. Tout acte éducatif implique un « idéal humain », selon les mots de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Avanzini">Guy Avanzini</a>, idéal qu’il prend pour fin. Mais notre époque n’est-elle pas marquée par la faillite des idéaux ? Comment pourrait-on croire à un monde d’après qui chante ? Qui pourrait avoir la prétention de dire ce qu’est un homme idéal ? Plus difficile encore, une société idéale ?</p>
<p>Pourtant, ce questionnement, pour l’être humain, est essentiel. Il nous fait accéder à l’ordre de l’éthique. C’est-à-dire à l’ordre des questions auxquelles on ne peut échapper, bien qu’elles ne puissent recevoir de réponse scientifique. L’éthique est le mouvement de recherche de ce qui paraît être absolument digne d’être poursuivi par toute personne humaine.</p>
<p>Ce mouvement soulève nécessairement la question du Bien et du Mal. Avec un risque majeur, à une époque où les limites de la science risquent d’être perçues comme autant de brèches où peuvent s’engouffrer les opinions les plus déraisonnables. Le risque de voir triompher les idéologies, et les fanatismes.</p>
<p>On ne peut pas ne pas poser la question, que la pandémie de Covid-19 ramène de façon aveuglante sur le devant de la scène : « mais qu’est-ce qui vaut, pour l’homme ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’une vie humaine ? ». L’éducation d’après devrait avoir pour hantise de faire saisir l’urgence et l’importance de ce questionnement. D’entretenir la <a href="https://www.cairn.info/faut-il-avoir-peur-de-l-evaluation--9782804168735-page-205.htm?contenu=article">« flamme éthique »</a>, pour que l’homme ne vive pas sans avoir compris qu’il n’est pas pleinement homme s’il vit sans se soucier de ce qui est bien pour l’homme.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/331151/original/file-20200428-110779-1t8zzmt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La question de la transmission croise des enjeux éthiques.</span>
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<p>On peut rêver à cet égard d’un travail d’ouverture à l’éthique dès l’école maternelle, pour ne pas laisser le champ libre aux faux prophètes et aux endoctrineurs de tous poils.</p>
<p>Mais, à une époque où plus rien ne paraît certain, pourra-t-on trouver des certitudes d’ordre éthique en restant en dehors des religions ? Une éducation laïque ne doit pas devenir l’ennemi des religions :</p>
<blockquote>
<p>« Dans un État libre, il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. » (Spinoza, <em>Traité théologico-politique</em>)</p>
</blockquote>
<p>Chacun est libre d’opiner, et de croire, comme il veut. Mais la religion ne peut imposer aucun dogme. Le défi, pour l’éducation, est, dans ces conditions, d’ouvrir vers une <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/07/16/ruwen-ogien-ne-pas-nuire-aux-autres-rien-de-plus_1219322_3260.html">« éthique minimaliste »</a>, susceptible d’exprimer des devoirs à valeur universelle, obligeant tout être humain voulant être digne du beau nom d’« homme ».</p>
<p>En ce sens, l’éducation dans le monde d’après aura la lourde tâche de faire renaître l’humanisme de ses cendres. Est-ce possible ? L’avenir le dira. Si, toutefois, la chanson de Béart, « Il n’y a plus d’après », ne s’avère pas prémonitoire pour l’espèce humaine, qui pourrait mourir par manque d’éducation !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137005/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment éduquer dans un contexte d’incertitude généralisée ? Comment armer les enfants face aux défis futurs ? La question se pose après les deux chocs que nous venons de subir.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1357442020-04-24T12:33:27Z2020-04-24T12:33:27ZPenser l’après : Le confinement, un rite de passage ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/329789/original/file-20200422-47826-10p0b50.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C0%2C1030%2C775&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Joseph Mallord William Turner, _Landscape with a River and a Bay in the Background_</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Joseph_Mallord_William_Turner_-_Landscape_with_a_River_and_a_Bay_in_the_Background_-_WGA23174.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Nous sommes plus de trois milliards de personnes à être confinées en ce moment, soit la moitié de la population mondiale. Face au caractère inédit de la situation, il est tentant de croire qu’un changement fort adviendra « après » la crise. Mais sortirons-nous vraiment transformés par cette épreuve ? À quoi ressemblera « l’après » ?</p>
<p>Si l’incertitude règne en ce temps de confinement mondial, elle semble en effet coexister avec la croyance, partagée par un grand nombre, que le monde ne sera plus le même après cette catastrophe sanitaire. Une croyance qui semble davantage reposer sur un vœu pieux, celui que nous ne puissions pas revenir à l’état antérieur, à ce qui constituait notre normalité, une normalité qui portait déjà en elle les germes de la catastrophe (mondialisation effrénée non réglementée, désengagement de l’État, baisse des dépenses publiques de santé…). Cette croyance renvoie également à une forme de bon sens : si c’est de cette « normalité » que la catastrophe a émergé, il n’est pas concevable d’y revenir.</p>
<p>Mais qu’en est-il vraiment de notre capacité à changer durablement, individuellement et collectivement, nos comportements et nos modes de vie ? Sommes-nous <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Hom%C3%A9ostasie">dépendants des lois de l’homéostasie</a> – phénomène selon lequel la pression interne du biologique ou externe du système nous contraint à la stabilité, à l’équilibre, le plus souvent au travers d’un retour à un état antérieur ? La pandémie qui sévit pourrait-elle, au contraire, marquer une bifurcation radicale de notre système et conduire à un changement de paradigme ? Pouvons-nous identifier in vivo ce qui pourrait constituer les conditions favorables à une bifurcation effective, pour reprendre la terminologie de la théorie des catastrophes <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_catastrophes">du mathématicien René Thom</a>, de notre système et de notre trajectoire de développement ? Un tel changement peut-il s’opérer dans un contexte d’incertitude radicale, sans connaissance de la destination, ni feuille de route ? Telles sont les questions auxquelles nous tentons d’apporter un éclairage dans cet article en mobilisant le concept anthropologique de liminarité (ou liminalité).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1243140818950594560"}"></div></p>
<h2>« Je ne peins pas l’être, je peins le passage » : les trois étapes des rites de passage</h2>
<p>Pour faire face à la catastrophe, l’humanité est invitée à « rester à la maison », à pratiquer la distanciation sociale et à se confiner. Cet état de confinement général nous place dans une situation singulière dans laquelle nous sommes amenés à stopper nos déplacements, nos interactions sociales et nos routines quotidiennes, sans pour autant cesser de travailler et de nous mobiliser. Ce confinement, présenté comme un acte civique, nous place dans un état intermédiaire entre la pause et l’agitation, un entre-deux inconfortable dans lequel nos repères sont balayés à l’intérieur même de notre « chez-soi ». Cet entre-deux, cet état de marge n’est pas sans rappeler les états liminaires identifiés en anthropologie comme l’étape essentielle et fondatrice des rites de passage.</p>
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<span class="caption">Coucher de soleil écarlate, Turner.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:TUR_William_Turner_Sunset_Scarlet_D24666_10.jpg">Wikipedia</a></span>
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<p>Dans ses travaux pionniers sur les rites de passage, l’anthropologue français Arnold Van Gennep identifie trois phases : la phase de séparation durant laquelle l’individu est disjoint de son environnement et de son flot d’activités quotidiennes ; la phase de liminarité (du latin <em>limen</em> qui signifie le seuil), aussi appelée période de marge, qui est la phase de transition durant laquelle l’individu se trouve entre deux états ou statuts ; et la phase d’incorporation qui marque la réintégration de l’individu dans son environnement avec un statut, une identité et un état modifiés.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=163&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=163&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=163&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/330378/original/file-20200424-163088-ckojnt.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=204&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les trois étapes des rites de passage selon Van Gennep.</span>
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<p>C’est dans la phase de liminarité que se mettent en place les processus de déstructuration, de remise en question des normes, des repères, des valeurs et de l’identité (sociale, familiale, professionnelle…), mais aussi et surtout d’ouverture et de transformation de l’individu, ou d’un groupe d’individus, pour les conduire à un état modifié plus mature. Dans les années 60, l’anthropologue britannique Victor Turner reprend les travaux d’Arnold Van Gennep et approfondit le concept de liminarité en étudiant comment l’expérience, au sens phénoménologique du terme, et la personnalité des individus peuvent être modifiées par la liminarité et par l’intégration de cette expérience. Turner (1982) suggère que la phase de liminarité peut être vue comme une sorte de « limbe social » qui combine des attributs de l’état initial et final (c.-à-d., avant et après le rite), et qui est essentielle pour développer une compréhension plus nuancée des deux états. Il les qualifie d’espaces d’expérimentation et de jeu (« daring microspaces ») dans lesquels les individus peuvent recombiner leurs savoirs et leurs pratiques, renégocier leurs identités, réinterroger leurs valeurs et leurs croyances.</p>
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<p>C’est parce que cette phase crée les conditions d’un changement profond et durable que le concept de liminarité est également repris, depuis une dizaine d’années, dans plusieurs disciplines. Dans le domaine du management et des organisations, il est utilisé pour étudier les modes de changement et les processus d’adaptation des organisations et/ou des individus au sein des organisations. En psychologie, la liminarité est appliquée dans le champ de l’adolescence, plus précisément aux processus de la séparation (c.-à-d., séparation du monde de l’enfance, phase d’immaturité) et de l’individuation (c.-à-d., intégration au monde de l’adulte, phase de maturité), ainsi que dans le champ de la formation de l’identité. Auprès de personnes ayant vécu un traumatisme, la phase liminaire peut également être travaillée comme une phase de transition nécessaire à la reconstruction psychique de soi <a href="https://www.erudit.org/en/journals/fr/1900-v1-n1-fr3943/045029ar.pdf">ainsi qu’à la réinsertion sociale</a>.</p>
<h2>Un espace possible de liminarité et de réflexivité</h2>
<p>Aussi, en quoi ce concept de liminarité peut-il nous éclairer sur ce que nous sommes en train de vivre et les potentialités d’un changement durable de nos modes de vie et de développement ? Cette situation de confinement mondial présente-t-elle des caractéristiques de liminarité ? Le cas échéant, cette expérience collective de liminarité pourrait-elle nous faire « grandir » <a href="https://www.amazon.fr/soci%C3%A9t%C3%A9-risque-voie-autre-modernit%C3%A9/dp/2081218887">et sortir de nos comportements à risques</a> (économiques, écologiques, sanitaires…) d’une humanité « adolescente » en quête de sens et d’identité ? Pourrions-nous faire de ce que nous vivons un rite de passage plutôt qu’une tragédie du déclin ?</p>
<p>Difficile de répondre à ces questions, alors même que nous sommes au cœur de la crise et que nous ne disposons pas du recul suffisant. Pour autant, il nous semble nécessaire de ne pas attendre « l’après » pour le penser et tenter d’identifier dans ce que nous vivons, à la fois les leviers de changement et de créativité, ainsi que les forces d’inertie qui pourraient nous conduire à ne pas apprendre de notre expérience collective. C’est sur ces points que le concept de liminarité peut être éclairant.</p>
<p>La distanciation sociale et le confinement nous placent, vus sous l’angle des rites de passage, dans un état qui présente des caractéristiques de liminarité : séparation de notre communauté sociale, état transitoire de pertes de repères et d’anxiété, espace entre-deux qui conjugue des éléments inédits et familiers (c.-à-d., séparation de l’environnement habituel de travail/poursuite de l’activité professionnelle dans l’espace familier du « chez-soi »), remise en question de nos représentations, normes sociales et valeurs (recentrage sur les valeurs essentielles, notamment familiales).</p>
<p>Tout comme dans les rites de passage, la liminarité créé ici des conditions d’interruption de nos routines et pratiques quotidiennes, d’exploration et d’expérimentation hors cadres professionnel et social usuels (ex : télétravail, réunions par visioconférence, moments de convivialité à distance…), nous invitant à adopter de nouvelles règles et normes (ne plus s’embrasser ou se serrer la main, se parler en gardant une distance de sécurité, utiliser un masque de protection qui dissimule notre visage…), à réinterroger <a href="https://www.cerveauetpsycho.fr/sr/cas-clinique/claire-et-marion-confinees-hors-du-temps-19280.php">nos représentations, notre rapport au temps et notre identité</a>. Cette dimension d’être « hors » est fondamentale à la liminarité et nous renvoie à la problématique même de l’existence, dont l’étymologie latine existere ou exsistere signifie « sortir de, s’élever de ».</p>
<p>C’est pourquoi Turner étend l’utilisation du concept aux situations qui constituent ce qu’il appelle le « drame social dans lequel le cours ordinaire de la vie est suspendu ». Le drame social, tel que celui que nous vivons aujourd’hui, met en évidence la dimension de destruction créatrice de la liminarité. Un état qui incite à la réflexion et à la réflexivité, à une quête de sens dont attestent les nombreux témoignages sur les réseaux sociaux et la multiplication des journaux de confinement.</p>
<h2>Identifier les conditions d’un changement durable et incorporé</h2>
<p>Si l’analogie avec la liminarité est parlante sur certains points, elle demeure néanmoins incomplète et problématique sur trois points essentiels.</p>
<p>En premier lieu, contrairement aux rites dans lesquels séparation et liminarité ont vocation à effacer les inégalités pour ramener l’individu à sa condition humaine et communautaire, notre expérience du confinement exacerbe les inégalités sociales. Si l’épidémie semble toucher tout le monde, indépendamment des classes sociales (avec toutefois une mortalité bien plus forte pour les plus fragiles et les plus démunis), tous les individus ne bénéficient pas des mêmes conditions de confinement et des mêmes dispositions et dispositifs pour développer des stratégies d’évitement des risques et en minorer les conséquences. Cette épidémie nous renvoie bien à notre destin commun d’espèce humaine en danger, mais elle met aussi en lumières de façon criante, et souvent insupportable, les <a href="https://www.inegalites.fr/Ce-que-fait-le-coronavirus-aux-inegalites">inégalités sociales</a>, au risque de nous diviser, de nous désunir et d’entraver ainsi le processus de changement collectif.</p>
<p>Tout l’enjeu est alors de définir des « communs », en termes de valeurs, d’identités et de principes éthiques et moraux pour faire primer l’esprit collectif, réduire les inégalités sociales et restaurer notre sentiment d’appartenance à une communauté humaine. Un esprit de communauté d’autant plus difficile à développer que nous sommes appelés à nous éloigner les uns des autres, et à voir l’autre comme une source potentielle de danger pour notre santé.</p>
<p>En second lieu, si la question du sens et de l’identité est fondamentale dans la liminarité des rites de passage, elle se pose aujourd’hui dans des conditions très spécifiques. En effet, le caractère inédit de la situation ainsi que l’ampleur et la gravité de la crise nous invitent à une réflexion et une remise en question profonde de nos modes de vie et de nos valeurs, mais sans que le sens ne nous soit donné ou incarné par l’institution ou l’autorité qui nous a placés en état de marge. En d’autres termes, ni le sens ni la destination (ou l’état final après ledit changement) ne sont donnés, ni même déterminés par le politique, ce qui constitue une différence fondamentale par rapport aux rites de passage institués.</p>
<p>Si le confinement est présenté comme l’unique moyen de lutter contre la pandémie, son sens ne s’arrête évidemment pas là… C’est avant tout un moyen de pallier les inefficiences de notre système de santé et de notre modèle économique (des dizaines de milliers de lits d’hôpitaux supprimés ces vingt dernières années, insuffisance des stocks de masques et de respirateurs, manque d’anticipation et de préparation à la gestion d’une pandémie, etc.). Si <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Homo_%C5%93conomicus"><em>l’Homo œconomicus</em></a>, figure emblématique de la théorie économique rationaliste, semble fortement contraint par ce confinement, force est de constater que c’est surtout de sa santé économique future que l’on s’inquiète, en se demandant quand et comment il pourra se remettre au travail « as usual », afin d’éviter l’effondrement de nos économies. Or ce sont bien le sens, les valeurs morales et l’identité de cet <em>Homo œconomicus</em> qui doivent être remis en cause pour construire un nouvel ordre économique et social qui place la santé de tous au cœur de ses priorités. Une économie au service de la santé de tous, et non une santé au service de l’économie, qui soit aussi une économie du temps long et de la prudence (la prudence étant définie par le père de l’économie politique Adam Smith comme l’une des <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-4-page-110.htm">vertus morales essentielles à l’humanité</a>).</p>
<h2>Un moment-clé</h2>
<p>La question du cadre et des fonctions symboliques, essentielle dans les phases de liminarité des rites de passage, demeure également très floue. Existe-t-il véritablement un cadre pour cette expérience de confinement au-delà des interdictions, des autorisations et des sanctions imposées par les États ? Quelles sont les valeurs transmises ? Par qui et comment sont-elles incarnées et supervisées ? Autant de points déterminants des processus de changement et de transformation à l’œuvre dans la phase liminaire qui restent ici en suspens.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=443&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=556&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=556&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/330374/original/file-20200424-163077-y95trv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=556&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Joseph Mallord William Turner, <em>Norham Castle, Sunrise</em>, c. 1845.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.tate.org.uk/visit/tate-britain/display/turner-collection">Tate</a></span>
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<p>La mise en scène médiatique et politique qui repose sur les ressorts tragiques du catastrophisme et la rhétorique guerrière, sont-ils les plus adaptés pour nous conduire vers un changement collectif et des comportements plus responsables ? Certainement pas. Lors de son allocution du 13 avril, le Président Emmanuel Macron a changé de ton, en tentant d’esquisser un cadre et d’incarner un changement de cap, en se référant notamment à « l’utilité commune » et à un « monde d’après bâti sur les principes de justice sociale et de solidarité ». Mais ce cadre doit s’incarner concrètement dès à présent, dans cette phase liminaire, se traduire par des actes et des décisions collectives, pour restaurer la confiance de tous dans l’avenir, dans le progrès et dans nos institutions, une confiance indispensable pour construire ensemble et s’engager dans ce monde d’après. À cet égard, l’intérêt collectif et le bien commun devraient, par exemple, s’appliquer dès à présent dans la recherche scientifique et médicale sur le Covid-19, en donnant lieu à une mutualisation mondiale des connaissances et une coopération internationale sans précédent, en rupture totale <a href="https://theconversation.com/drug-companies-should-drop-their-patents-and-collaborate-to-fight-coronavirus-135241">avec l’habituelle course aux brevets</a>.</p>
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<p>En conclusion, le concept anthropologique de liminarité apparaît comme une heuristique pertinente et un concept fécond pour appréhender la crise que nous traversons, en termes de transition et de changement. Cette approche par la liminarité est également proposée par l’anthropologue danois Bjørn Thomassen qui, dans son livre <em>Liminality and the Modern</em> (2014), l’applique à la société entière pour étudier les périodes de transitions et de changements historiques suite à des révolutions, des guerres, des catastrophes naturelles <a href="https://www.amazon.fr/Liminality-Modern-Bj%C3%B8rn-Thomassen/dp/1138610941">ou encore économiques et politiques</a>. Thomassen identifie trois niveaux de l’expérience liminaire : le niveau de l’individu, de la communauté et de la société ; <a href="https://forskning.ruc.dk/en/publications/the-uses-and-meaning-of-liminality">qu’il met en lien avec trois types de durée, à savoir moment, période, époque</a>.</p>
<p>Sur le plan sociétal, Thomassen montre que la liminarité permet d’appréhender les transitions, au niveau macro et micro, en mettant l’humain au centre de la transformation. La liminarité se présente alors comme un moment clé où il nous faut démasquer le poids de l’idéologie et reconstruire notre éthique et les fondements moraux de notre société.</p>
<h2>Quelle guidance ?</h2>
<p>Toutefois, cette phase de liminarité est aussi à appréhender avec la plus grande prudence, en particulier la question de sa sortie. Les rites de passage ont toujours un « maître de cérémonie » qui assure une certaine guidance et les individus connaissent leur « destination », en lien avec leur processus de développement et de maturité. Comme le souligne Thomassen, l’incertitude et le chaos des phases liminaires sont autant source d’espoirs que de dangers, permettant éventuellement à certains « illégitimes » de s’autoproclamer maîtres de cérémonie.</p>
<p>Cette crise nous révèle que seuls les États peuvent gérer une crise d’une telle ampleur et garantir l’intérêt public, et qu’une nouvelle forme de solidarité et de coopération internationale est nécessaire pour affronter et prévenir ces risques et ces crises mondiales. Une solidarité internationale qui peine à se mettre en place et dont les rares instances, en particulier l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations Unies (ONU), ne parviennent à s’imposer dans la gestion de crise. L’OMS, créée suite à la pandémie de grippe espagnole, semble au contraire menacée par la récente annonce de Donald Trump de <a href="https://theconversation.com/ce-que-la-suspension-du-financement-de-loms-par-donald-trump-signifie-pour-le-monde-136428">suspendre la contribution américaine</a>. L’ONU, quant a elle, met en garde contre de nombreux dangers liés à la pandémie, notamment le risque d’une régression des droits humains (certains États pourraient profiter de la pandémie du Covid-19 <a href="https://www.france24.com/fr/20200423-covid-19-l-onu-met-en-garde-contre-une-r%C3%A9gression-des-droits-de-l-homme">pour réduire les droits de l’homme)</a></p>
<p>Au final, la question de la sortie de la liminarité et, pour reprendre la terminologie des rites de passage, de la réintégration dans un nouvel état plus mature du monde, ne se résume pas au seul déconfinement, à la découverte d’un vaccin, ni même à la fin de cette pandémie du Covid-19. L’enjeu du passage est de nous laisser transformer, individuellement et collectivement, par la liminarité, d’en tirer tous les enseignements pour nous redéfinir et mettre en œuvre un nouvel ordre, un autre modèle économique et social, capable d’anticiper et de gérer les risques économiques, sociaux, sanitaires et écologiques générés par le monde d’avant. Et si nous ne savons pas quand et comment aura lieu « l’après », il est certain qu’il se préfigure dans le présent.</p>
<iframe frameborder="0" width="100%" height="360" src="https://www.dailymotion.com/embed/video/xmvyqr" allowfullscreen="" allow="autoplay"></iframe>
<blockquote>
<p>« Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : c’est un contrôle de divers et muables accidents, et d’imaginations irrésolues, et quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances, et considérations. » (Montaigne, Essais III, II, « Du repentir »)</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/135744/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Si l’incertitude règne en ce temps de confinement mondial, elle semble coexister avec la croyance, partagée par un grand nombre, que le monde ne sera plus le même après cette catastrophe sanitaire.Vanessa Oltra, Maître de conférences en économie, auteure et conférencière, Université de BordeauxGregory Michel, Professeur de Psychologie Clinique et de Psychopathologie, Université de Bordeaux, Auteur et Conférencier, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1370422020-04-24T08:24:44Z2020-04-24T08:24:44ZPenser l’après : La reconstruction plutôt que la reprise<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/330303/original/file-20200424-163077-dmx89s.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/g/jamesbin">Jamesbin/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_cygne_noir">« cygne noir »</a> désigne un événement très peu probable, non anticipé et aux conséquences incalculables. La crise du Covid-19 ne répond pas strictement à cette définition puisque le risque d’une pandémie avait été maintes fois signalé dans différents rapports de l’OMS ou du PNUE, et aussi dans la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/11/beaucoup-de-scientifiques-ont-averti-qu-une-pandemie-se-preparait-et-personne-n-a-semble-les-ecouter_6036307_3212.html">littérature d’anticipation</a>.</p>
<p>Mais il est certain que ses effets sont aujourd’hui incalculables : l’enchaînement des conséquences économiques et sociales de la crise et la détresse sanitaire et humaine qui en découleront restent malheureusement encore à découvrir. Il aurait fallu s’y préparer, mais aujourd’hui les politiques, les experts les plus chevronnés, les citoyens, tous doivent affronter une situation d’incertitude radicale sur les développements futurs de cette crise.</p>
<p>Comment se préparer à l’après et avec quelles armes, alors même que, dans l’ébranlement du monde, il faut gérer l’urgence ?</p>
<p>Gardons-nous d’une instrumentalisation des événements en cours dans la poursuite d’autres fins et, évidemment, chacun voit dans la crise une confirmation de son appréhension du monde. Mais il est clair que l’ampleur du choc exogène sera telle qu’un effort de reconstruction s’impose. Autant le mettre à profit pour engager des transformations durables dans la dynamique de la société mondiale.</p>
<p>C’était l’optique du <a href="https://www.herodote.net/New_Deal-mot-280.php">New Deal</a> de Roosevelt au début du XX<sup>e</sup> siècle, qui cherchait à piloter ensemble trois horizons d’action : l’intervention d’urgence, la relance, et un profond changement dans le projet de société (relief, recovery, reform). C’était aussi la perspective des accords de <a href="https://theconversation.com/les-accords-de-bretton-woods-un-champ-de-batailles-119336">Bretton Woods</a> qui ont permis de refonder le système économique et financier mondial, dans la reconstruction de l’après-Seconde Guerre mondiale.</p>
<p>Les jours d’après, il faut en discuter maintenant.</p>
<p>Les bouleversements que nos sociétés auront subis avec l’actuelle crise sanitaire pourraient très bien conduire, comme le souligne l’économiste turc Dani Rodrik, à approfondir les tropismes nationaux comme les <a href="https://www.project-syndicate.org/commentary/will-covid19-remake-the-world-by-dani-rodrik-2020-04">tendances délétères du monde d’avant</a> – inégalités, dégradations environnementales, captures du pouvoir…</p>
<p>Mais elles pourraient aussi constituer une rupture féconde à condition, comme le souligne Joseph Stiglitz, que la gravité des périls permette de <a href="https://www.project-syndicate.org/commentary/covid19-impact-on-developing-emerging-economies-by-joseph-e-stiglitz-2020-04">dépasser les égoïsmes nationaux</a> de court terme. En tous cas, à moins de souhaiter un simple retour au statu quo, la réflexion collective doit être menée dès maintenant.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=420&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/330000/original/file-20200423-47832-1dwhmf3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=528&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/g/jamesbin">Jamesbin/Shutterstock</a></span>
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<h2>Apprendre des crises passées ?</h2>
<p>Dans ce contexte si particulier, le retour sur les crises du passé est nécessaire, même si aucune ne donne toutes les clés pour penser l’après. La crise actuelle est radicalement nouvelle.</p>
<p>La relance suite aux crises financières, comme celles de 1929 ou plus près de nous de 2008, donne le cadre de référence dans lequel est le plus souvent envisagé la sortie de crise, à travers une reprise de la consommation et de l’investissement. Mais la relance keynésienne n’est pas toujours la solution, comme l’avaient déjà montré les réponses aux chocs pétroliers des années 1970, qui avaient aggravé des déséquilibres économiques structurels et conduit à la <a href="https://major-prepa.com/economie/le-tournant-liberal-des-annees-80/">révolution monétariste</a> de Margaret Thatcher et Ronald Reagan.</p>
<p>Un simple effort de relance ne serait pas approprié à la nature et à l’ampleur des problèmes que nous traversons actuellement. Pedro Sanchez, le chef du gouvernement espagnol, <a href="https://www.theguardian.com/world/commentisfree/2020/apr/05/europes-future-is-at-stake-in-this-war-against-coronavirus">parle bien de « reconstruction »</a>. Ce qui nous renvoie plutôt au processus de rétablissement après la Seconde Guerre mondiale, avec des enjeux à trois niveaux : l’analyse économique pour reconstruire des systèmes mis à terre tant du côté de l’offre que de la demande ; l’exercice de la solidarité, au sein des sociétés nationales et à l’international ; enfin, la nécessaire refondation d’un projet politique autour de la coopération, comme ce fut le cas pour l’Europe de l’après-guerre.</p>
<p>C’est donc à la fois en s’appuyant sur les enseignements des crises passées, mais aussi en définissant des cadres conceptuels et des solutions nouvelles, qu’il faut prendre dès maintenant le temps de reconsidérer trois grandes questions : la coopération dans un monde aujourd’hui à la fois globalisé et fracturé ; le rôle de l’analyse économique dans la réflexion sur le processus de reconstruction des économies ; la nécessaire transformation des modèles de consommation et des modèles productifs associés… Vaste programme !</p>
<h2>Entre globalisation et repli sur soi… œuvrer pour le retour de la coopération internationale</h2>
<p>Le bilan des trente dernières années de globalisation accélérée reste encore à faire. Les impacts positifs de ce mouvement, qui a bouleversé l’économie mondiale ne peuvent être ignorés : depuis 1990 le nombre de personnes vivant sous le seuil de la grande pauvreté (avec moins de 1,9 dollar par jour) est passé de 1,9 milliard à 700 millions, alors que le taux de pauvreté passait de <a href="https://www.worldbank.org/en/publication/poverty-and-shared-prosperity">35 % à moins de 10 % aujourd’hui</a>. Résultats très significatifs, même si la baisse de la pauvreté s’est jusqu’à présent concentrée en Chine et en Asie du Sud-Est.</p>
<p>Mais, depuis plusieurs années déjà, les coûts de cette globalisation étaient manifestes : déstabilisation des économies les plus développées, <a href="http://www.blog-illusio.com/article-la-concurrence-chinoise-et-le-declin-de-l-emploi-americain-124433738.html">chômage et fragilisation de régions entières</a>, extension des chaînes logistiques et intensification des transports… La crise du Covid-19 renforce évidemment les risques, et donc les coûts associés, puisque l’un des principaux facteurs de diffusion concerne l’hypermobilité des personnes sur la planète.</p>
<p>La question est donc posée, avec d’autant plus d’acuité aujourd’hui, de savoir s’il faut revenir en arrière : la démondialisation est-elle possible, est-elle souhaitable ?</p>
<p>Possible, elle l’est sans doute et les débuts de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, lancée par Donald Trump au nom de la défense de la production américaine, en témoignent. Souhaitable, c’est une autre histoire. Une démondialisation par le repli sur soi et la fermeture des frontières commerciales aurait des conséquences dramatiques en matière de désorganisation des économies et <a href="https://www.facebook.com/guillaume.duvalaltereco/posts/1818559638268662">d’appauvrissement des populations</a>, en particulier dans le contexte d’une économie mondiale déjà déstabilisée.</p>
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/g/jamesbin">Jamesbin/Shutterstock</a></span>
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<p>La recherche de résilience va-t-elle réellement modifier la structure productive matérielle de cette mondialisation (chaînes d’approvisionnement, logistique, stocks de sécurité…) ? Il est trop tôt pour prévoir ce que feront dans ce domaine les grands acteurs économiques et les gouvernements.</p>
<p>La démondialisation pourrait en outre déboucher sur un affaiblissement des dispositifs multilatéraux en faveur de l’environnement, comme l’illustrent les reports ou les annulations de nombreuses réunions clés, alors même que 2020 devait être une année majeure tant pour le climat, la biodiversité et l’océan que pour l’Agenda 2030 du développement durable. Il est impératif que des contacts efficaces, même entre un nombre limité de pays, soient maintenus afin de préserver les chances d’accords internationaux ambitieux sur la biodiversité. C’est nécessaire aussi pour que de grands blocs économiques comme l’Inde, la Chine et l’Europe décident conjointement d’annoncer des engagements renforcés en matière de climat.</p>
<p>La pandémie nous montre qu’à côté des biens communs, il y a aussi des maux communs. L’interdépendance est inévitable et les solutions du repli sur soi sont portées par des intérêts à court terme, égoïstes et mal compris. Les besoins de résilience et de protection passent en fait par davantage de coopération. C’est bien le cas à l’échelle européenne, fondamentale pour renforcer la protection des populations, la sécurité d’approvisionnement, la souveraineté économique. C’est une question d’intérêt bien compris.</p>
<p>Et cela pose de nombreuses questions sur les mandats et les moyens d’action donnés à la Commission européenne pour sa politique intérieure, mais aussi extérieure. Les réflexions sur le <a href="https://www.euractiv.fr/section/climat/news/2020-a-test-year-for-europes-much-vaunted-green-deal/">« Green deal »</a> européen, parallèles à celles sur les « Nouvelles infrastructures » en Chine, devraient conduire à des échanges d’expérience et des coopérations. Elles pourraient ainsi prendre le pas sur les marchandages commerciaux et la concurrence industrielle aveugle. C’est dans ces échanges, difficiles, mais concrets et porteurs d’avantages réciproques, que peuvent se construire d’autres scénarios de mondialisation.</p>
<p>Car en Europe comme à l’échelle mondiale, la crise révèle les dangers d’un monde politiquement fragmenté où dominerait l’impuissance à agir de concert. Peut-on encore s’attendre à ce que des coopérations qui paraissaient déjà improbables en régime de croisière deviennent politiquement possibles à la faveur de la crise systémique en cours ?</p>
<p>Il faut en tous cas tout faire pour renforcer la prise de conscience des interdépendances et des gains apportés par la coopération. C’est la seule option pour transformer les périls majeurs d’aujourd’hui en opportunités pour le futur.</p>
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/g/jamesbin">Jamesbin/Shutterstock</a></span>
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<h2>L’économie peut-elle aider à penser la reconstruction plutôt que la reprise ?</h2>
<p>Dans cette prise de conscience, l’expertise scientifique a un rôle majeur à jouer. La confiance dans les scientifiques existe dans les sondages d’opinion, malgré la circulation accélérée d’informations non référencées ou manipulées sur les réseaux sociaux. La crise actuelle devrait conduire à renforcer cette confiance et ainsi le rôle joué par les scientifiques.</p>
<p>Mais elle met aussi au premier plan l’une des dimensions de l’activité scientifique, celle des controverses qui lui sont consubstantielles. Le public découvre que dans le domaine de l’épidémiologie, comme en économie : « Les experts sont formels, le seul problème est qu’ils ne sont pas d’accord ». Cette difficulté doit être affrontée par les politiques et gérée de manière à construire néanmoins des consensus collectifs.</p>
<p>En ce qui concerne l’économie, les contributions utiles à la définition des politiques publiques devront tout d’abord s’appuyer sur le réexamen d’un certain nombre de questions fondamentales. Retenons-en trois à ce stade : la question de la sécurité, celle de la dette, enfin celle de l’équilibre dynamique entre l’offre et la demande.</p>
<p>Premièrement : la sécurité – qui doit combiner robustesse et résilience des systèmes sociotechniques et des écosystèmes – a un coût. Ceci fut largement oublié dans les grandes réformes de libéralisation à partir des années 1980 dans les pays anglo-saxons, plus tardivement en France. Ainsi dans de nombreux domaines, dont la santé, la montée des contraintes économiques et financières a conduit à faire la chasse aux capacités de réserve ou aux stocks jugés inutiles. On constate aujourd’hui les risques portés par ces stratégies de gestion.</p>
<p>De même, dans l’énoncé des politiques énergétiques européennes l’objectif était d’assurer un approvisionnement à la fois <a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=14&ved=2ahUKEwjqz6vq6s7oAhUFxYUKHXndCFUQFjANegQIBRAB&url=https%3A%2F%2Feuropa.eu%2Fdocuments%2Fcomm%2Fgreen_papers%2Fpdf%2Fcom2006_105_en.pdf&usg=AOvVaw26KKYW4gPQdvaU5qaXxY6T">sûr, compétitif et soutenable</a>. Sans qu’il y ait alors conscience de la contradiction potentielle entre un bas prix de l’énergie et la sécurité d’approvisionnement. Contradiction que l’on retrouve d’ailleurs entre un prix bas de l’énergie pour la compétitivité et le nécessaire renchérissement de ce prix pour que les industriels et les consommateurs réduisent leurs consommations d’énergie et leurs émissions.</p>
<p>L’organisation des systèmes productifs, des stratégies économiques des grands groupes multinationaux aux modes de gestion des services publics, doit aujourd’hui être repensée dans un régime d’instabilité chronique. En matière de changement climatique, il s’agit de faire face aux risques en se préparant à des tendances de fond en partie inéluctables, quel que soit l’effort d’atténuation (montée du niveau des mers, augmentation de la fréquence et de la magnitude des événements extrêmes). On ne peut alors qu’essayer de penser des systèmes adaptatifs ou de résilience transformative. Mais pour que ces concepts se traduisent dans la réalité, il faudra accepter d’abandonner le principe du fonctionnement au moindre coût de court terme.</p>
<p>Deuxièmement : la dette. Elle n’est pas un problème… tant que le débiteur trouve des prêteurs, donc apparaît solvable à long terme, donc maîtrise l’équilibre entre ses ressources récurrentes et ses obligations de remboursement. C’est ce que rappelle Jean Tirole lorsqu’il indique qu’il n’y a <a href="https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2020/04/02/jean-tirole-quatre-scenarios-pour-payer-la-facture-de-la-crise/">pas de chiffre magique pour le maximum d’endettement</a> et que tout dépend des multiples facteurs qui déterminent la pérennité financière de chaque État. Or il est certain aujourd’hui que les dettes publiques vont bondir dans les prochains mois et que de fait chaque État devra donner des gages de sa solvabilité à long terme.</p>
<p>Là encore, au-delà des différentes solutions techniques envisageables, la <a href="https://www.project-syndicate.org/commentary/suspend-emerging-and-developing-economies-debt-payments-by-carmen-reinhart-and-kenneth-rogoff-2020-04">solidarité internationale</a>, et singulièrement la solidarité européenne, seront un élément-clé de la capacité de chaque État à gérer une dette augmentée de vingt, trente pour cent ou plus. Certains y voient même une expérience cruciale pour la <a href="https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-un-danger-mortel-pour-lunion-europeenne-avertit-jacques-delors_3890543.html">survie de l’Europe</a>.</p>
<p>Troisièmement : la nécessaire gestion des équilibres offre-demande de produits et services dans l’économie. La théorie de l’équilibre général est construite sur des hypothèses de comportement des agents pris isolément. C’est une démarche dite micro-économique. Elle a des mérites importants pour décrire et expliquer les mécanismes économiques en conditions d’évolution régulière. Mais hors de l’équilibre, et nous sommes déjà et serons hors équilibre dans la crise du Covid-19, la question se pose de la nécessaire mise en convergence de la demande et de l’offre totale dans l’économie. Et on assiste logiquement au <a href="https://www.liberation.fr/direct/element/selon-leconomiste-esther-duflo-cest-vraiment-le-moment-keynesien-par-excellence_111596/">grand retour de Keynes</a>, théoricien des déséquilibres, invoqué par l’économiste française Esther Duflo. Reste à savoir s’il s’agira du Keynes de la relance de la demande après la crise de 1929 ou du <a href="https://jmsiroen.com/2020/03/31/esther-duflo-un-grand-moment-keynesien-oui-mais-lequel/">Keynes du financement par l’impôt de l’effort de guerre</a> en 1940.</p>
<p>Cette question de l’ajustement dynamique de l’offre et de la demande se posera de manière encore plus aiguë dans la reconstruction des systèmes énergétiques. On sait que pour sauver le climat, il faudra décarboner et donc <a href="https://www.linfodurable.fr/finance/le-desinvestissement-des-energies-fossiles-passe-un-nouveau-cap-8502">désinvestir du secteur des énergies fossiles</a> pour investir massivement dans les autres énergies. Mais à quel rythme et qu’adviendra-t-il alors sur les marchés de ces énergies fossiles ? Sera-t-il possible d’assurer un timing ordonné entre la réduction de la demande et celle des capacités de production ?</p>
<p>Dans ce domaine, <a href="https://theconversation.com/prix-du-petrole-comment-decrypter-les-chocs-et-les-contre-chocs-53656">tout déséquilibre se solde par de nouveaux chocs</a>, à la baisse ou à la hausse des prix. Sans mentionner la situation dramatique de ceux des pays exportateurs qui ne disposent pas de réserves financières suffisantes. Là encore, une bonne analyse économique et une coordination internationale efficace seront nécessaires.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/330301/original/file-20200424-163110-o8uo37.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/g/jamesbin">Jamesbin/Shutterstock</a></span>
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<h2>Concilier sobriété et maintien d’un niveau suffisant d’emplois décents</h2>
<p>Si l’économie doit assurer l’ajustement de l’offre et de la demande globale et sectorielle, elle devra aussi s’attaquer au défi d’assurer de manière durable le nombre nécessaire d’emplois décents, en quantité et en qualité. Et cela dans un monde qui sera traversé par de véritables lames de fond.</p>
<p>La pandémie actuelle a remis en pleine lumière l’importance des <a href="https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/plus-de-11-000-offres-d-emplois-dans-les-secteurs-essentiels-mis-en-ligne-en-une-semaine-1586408172">emplois du soin et des services à la personne</a>, ainsi que ceux des commerces essentiels et de la logistique. Nul doute qu’il faudra reconsidérer leur statut dans la société. Mais dans le même temps, comme le souligne l’économiste Daniel Cohen, les technologies numériques vont continuer à <a href="https://bfmbusiness.bfmtv.com/monde/daniel-cohen-craint-que-la-pandemie-accelere-le-passage-vers-la-ville-numerique-anti-humaniste-1896542.html">bouleverser les autres secteurs</a> avec notamment plus de télétravail, mais aussi moins d’emplois de services à tâches répétitives. La transition énergétique sera également pourvoyeuse d’emplois, mais dans des secteurs comme la rénovation thermique des bâtiments, aujourd’hui encore mal structurés.</p>
<p>Et la demande peut profondément changer, en volume et en structure. Le déploiement de nouveaux modèles d’<a href="https://www.lsa-conso.fr/les-nouvelles-pratiques-alimentaires-de-demain-etude,254067">alimentation</a> ou de <a href="https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/automobile/cette-crise-choque-notre-rapport-consumeriste-a-la-mobilite-mathieu-flonneau-842486.html">mobilité</a> peut s’accélérer. La massification du télétravail va-t-elle réduire significativement les déplacements de <em>commuters</em> ? Le tourisme de masse, conduisant au « surtourisme », va-t-il disparaitre ou se transformer ? L’alimentation, qui laisse aujourd’hui trop de place à la viande va-t-elle évoluer plus rapidement vers des régimes plus équilibrés ? Va-t-on assister à une réorganisation durable des chaînes d’approvisionnement pour des sources plus locales et plus diversifiées, avec acceptation de prix plus élevés reflétant la qualité environnementale et sociale des produits ?</p>
<p>L’expérience actuellement vécue d’une forme de rationnement n’a que peu de chances de conduire à une rupture brutale vers plus de sobriété, alors que cette dernière semble pourtant indispensable d’un point de vue écologique. Le risque est qu’à la sortie de la crise, la consommation reparte comme avant, non seulement en raison d’un effet report, mais aussi et surtout parce que le premier moteur économique de nos sociétés est celui de la consommation. Dans une société durable, il faudra consommer moins, mais investir plus pour des produits et une énergie de meilleure qualité, ce qui permettra de sauvegarder l’emploi.</p>
<p>Après le choc de la crise, reconstruire une société plus durable ne pourra se faire qu’en imaginant des transitions progressives, certes les plus rapides possible, mais sans croire que le jour d’après sera tout de suite différent du monde d’avant : cela demandera un énorme effort collectif, rendu possible par l’inévitable réflexion sur le lien social et la coopération que la crise impose aux citoyens comme aux États.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/137042/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrick Criqui est chercheur associé à l’Iddri et conseiller scientifique d’Enerdata. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Sébastien Treyer dirige l’Institut du développement durable et des relations internationales, un institut indépendant de recherche sur les politiques, fondation reconnue d’utilité publique, associé à Sciences Po.</span></em></p>La nouvelle configuration du monde dépendra des choix politiques dans les domaines des relations internationales et de la reconstruction des systèmes productifs.Patrick Criqui, Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA)Sébastien Treyer, Directeur général, Iddri, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1356472020-04-17T06:51:41Z2020-04-17T06:51:41ZPenser l’après : En quoi Camus est-il indispensable pour nous aider à sortir de la crise ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/328424/original/file-20200416-192715-969i63.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C502%2C3988%2C2964&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pour aborder la crise actuelle, l'humilité est de mise. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/abstract-image-climber-helmet-which-climbs-309183671">Shutterstock/Yuriy2012</a></span></figcaption></figure><p><em>Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.</em></p>
<hr>
<p>Il y a deux raisons essentielles pour lesquelles Camus nous est indispensable pour sortir de la crise. La première concerne un extrait de <em>La Peste</em> qui fait l’objet d’une abondante diffusion sur les réseaux sociaux. La deuxième, moins aperçue, est précieuse si l’on veut apprendre de Camus à vivre autrement. Ces deux raisons ont un socle commun, celui des évidences de notre temps, qui est le temps du triomphe du capitalisme depuis l’effondrement du bloc soviétique (le « communisme » chinois est loin d’être communiste au sens propre).</p>
<p>Le capitalisme partage, avec le marxisme et avec les idéologies les plus extrêmes de notre temps – c’est-à-dire ici des deux derniers siècles de l’histoire du monde –, le goût des « perfections », et de ce qui est total, au sommet absolu des possibles. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir à l’esprit des expressions comme « rationalité pure et parfaite », ou « maximisation du profit ou de la satisfaction » en théorie économique, ou encore sur les plans à la fois théorique et pratique « zéro stocks », « zéro délai », » zéro risque », « zéro défaut » ; enfin de manière générale de « contrôle » et de « transparence », via des processus de « reporting » systématiques.</p>
<p>Dans le monde de la gestion, le fantasme de perfection revient au fantasme de trouver la recette miracle, qui garantirait la prospérité des entreprises, voire du monde entier – nonobstant la compétition de plus en plus âpre que tout le monde s’impose à cet effet.</p>
<p>Cet « extrémisme » des attentes, des présuppositions et des attitudes est profondément problématique, car il alimente de manière pernicieuse, déniée, et peu visible, des jugements tout aussi extrêmes de tous contre tous. Nous pourrions aller, sans nous en apercevoir, vers une guerre radicale de tous contre tous, que le système économique et financier mondial nourrit abondamment.</p>
<p>Ne pas aggraver la crise : éviter tout esprit d’accusation</p>
<p>C’est sur ce premier point que Camus est en effet d’abord indispensable. Camus n’accuse jamais personne : il observe, comprend, imagine. Dans <em>La Peste</em>, il fait observer ceci au début de la maladie, citation abondamment diffusée ces derniers temps sur les réseaux sociaux :</p>
<blockquote>
<p>« Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. […] Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. »</p>
</blockquote>
<p>Deux leçons sont à retenir pour nous dans cette citation : sur le déni d’abord, sur les accusations ensuite.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/328438/original/file-20200416-192703-9twfps.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/abstract-silhouette-mountaineer-who-climbs-mountains-309185864">Yuriy2012</a></span>
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<h2>Sur le déni</h2>
<p>Il est d’abord humain – « trop humain » dirait Nietzsche –, de nier lorsqu’elle apparaît, une catastrophe aussi radicale qu’une épidémie, et qui plus est une pandémie. Il est « normal » de ne pas vouloir voir une telle chose, car nous avons tous besoin de simplicité et d’évidences pour conduire notre vie au quotidien. C’est par la répétition de gestes ordinaires connus, bien appris, qui marchent bien, évidents, que nos vies nous sont à la fois possibles et supportables. Nous sommes toutes et tous pris tôt ou tard dans ce que nous pourrions appeler nos « zones de confort ». Et c’est vital.</p>
<p>Il importe, pour bien mesurer ce qui est en jeu, d’observer ce qui fait nos zones de confort, avant même nos lâchetés, nos intérêts, et nos entêtements. Font partie de nos zones de confort la langue que l’on parle, la manière dont nous sommes en relation avec les autres, la manière dont nous nous alimentons, nos réflexes lorsqu’il s’agit de prendre une douche ou de se faire un café, etc. C’est ce quotidien le plus ordinaire qui fait nos zones de confort. Et bien évidemment, cela s’étend au domaine du travail lorsque l’on a la chance d’avoir un emploi. Autrement dit, nous ne pouvons pas ne pas adosser nos vies quotidiennes à toutes sortes de manières de faire les choses, et d’« évidences », s’il s’agit de vivre. Et nous nous accrochons à nos habitudes et à nos intérêts immédiats lorsque nous en pressentons la vulnérabilité. Le désarroi vient précisément lorsque les évidences deviennent impossibles, lorsque « tout devient un combat » comme dit Cabrel.</p>
<p>Si tout nous devient un combat, y compris par exemple de marcher debout comme cela nous est venu normalement dès la prime enfance, alors la vie est impossible, et peut survenir jusqu’à la folie. Il arrive en psychiatrie de rencontrer des patients dont l’altération des évidences va jusqu’à l’oubli de la marche debout.</p>
<p>C’est pourtant là précisément le deuxième aspect de notre humanité : nous sommes tous capables de mettre en question toutes nos évidences, et sans devenir fous. Nous sommes tous capables d’interroger nos zones de confort et de prendre du recul par rapport à ce qu’elles représentent. Autrement dit, nous sommes tous capables de douter, et d’accepter de constater que ce qui nous était certitude, adossement, repos, disparaît sous nos pieds. C’est cela l’humanité au sens fort : être capable de douter, de prendre du recul, et de découvrir que la manière de vivre que nous avions eue n’était en fait peut-être pas si bonne que cela, voire mauvaise, et soudain plus viable. Nous sommes tous capables de cet écart par rapport à nos intérêts les plus habituels, les plus convenus, et de recommencer à vivre, en mettant sur le métier d’autres manières de vivre.</p>
<p>Camus sait ces deux aspects de notre humanité, tendue entre zones de confort et interrogation. Et rien n’est entrepris dans sa littérature pour y juger qui que ce soit. Il n’est jamais pour lui question d’accuser mais d’accompagner les hommes dans leurs faiblesses, tendrement, presque paternellement, vers le dépassement de leur déroute, aussi absurde que soit le monde. On trouve chez Camus du christianisme, ce que le Christ sur le point de mourir demande à son père : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». L’équivalent de cette demande dans le monde grec se trouve exprimé par Socrate : « Nul n’est méchant volontairement ». Camus est très proche de bien des attitudes et des postures anciennes que nous gagnons à réentendre.</p>
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/silhouette-man-who-jumps-over-rocks-306933065">Yuriy2012</a></span>
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<h2>Sur les accusations</h2>
<p>Soulignons précisément ce deuxième point de la citation de Camus : « Leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration. » Camus anticipe ce que nous avons vécu ou ce que nous sommes en train de vivre, qu’il est vital de ne pas intensifier. Ce qui est fondamental dans cette observation, est l’inconséquence en quoi consiste toute accusation lorsque l’on est au pied du mur, quand l’urgence est de répondre à la question de savoir comment l’on va sortir de la crise. Dans ce passage de La Peste, l’on est encore dans un contexte de déni. Tant que le déni domine, le sentiment de l’urgence à agir n’est pas, comme on vient de le voir, le premier qu’on éprouve. Il n’en demeure pas moins qu’en temps de crise, l’essentiel n’est pas de trouver des coupables pour « expliquer » ce qui arrive, mais d’identifier les problèmes en les priorisant et de tout faire pour les résoudre, et traverser la crise avec le moins de pertes possibles. À tous égards, notamment la perte du sens de ce que nous faisons.</p>
<p>Nous retrouvons ici le problème de la « perfection », ou de l’extrémisme des attentes par quoi nous avons commencé. L’origine du mot « accusation » est révélatrice des enjeux que draine ce terme : « ac-cuser » revient à « trouver la cause » de quelque chose. Autrement dit, accuser c’est expliquer, « déplier » le réel pour identifier comment est advenu tel ou tel événement. Un monde qui cherche la perfection, qui exige et présuppose la perfection en tout, est un monde où aucune place n’est laissée à l’hésitation, à l’erreur, à la véritable recherche de solutions au cœur des circonstances, sur le fond de l’ignorance irréductible à une situation nouvelle. Si l’on croit que tout un chacun est censé tout savoir et tout pouvoir au sujet de ce dont il ou elle est responsable – quel que soit le niveau de ces responsabilités –, alors ne pas réussir devient une faute voire un scandale. Un monde qui présuppose que la perfection est à la fois possible et réelle, est un monde d’accusations dans tous les sens, où tout le monde est coupable d’imperfection.</p>
<p>Évidemment en particulier, bien que non exclusivement, l’« administration », ou celles et ceux qui sont censés garantir la sécurité et la paix civiles. Il ne s’agit pas ici de dire que l’administration qui est la nôtre en France fait tout bien. Il s’agit de ne pas perdre de temps à l’incriminer, pour se consacrer au plus urgent et au plus important : si nous voulons traverser la crise sanitaire avec le moins de dégâts possibles, et qu’elle ne devienne pas une crise économique, sociale et politique mondiale, infiniment plus grave que la crise sanitaire elle-même déjà gravissime, alors il est de la responsabilité de chacune et chacun d’orienter notre regard, solidairement, en direction de son dépassement. Outre les urgences sanitaires en tant que telles, l’urgence est de cesser de regarder les poutres dans les yeux des voisins, et de redéfinir sans cesse ensemble le métier de vivre.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=506&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=506&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=506&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=636&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=636&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/328432/original/file-20200416-192744-z13p4g.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=636&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-illustration/abstract-silhouette-climber-helmet-sitting-on-309188870">Yuriy2012</a></span>
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<h2>Enraciner notre futur à partir de là où nous sommes</h2>
<p>Le caractère délétère de la culture de la perfection apparaît également lorsque l’on considère le rapport actuel du monde économique aux « innovations ». En remarquant qu’il n’y a rien de plus banal à notre époque que de vouloir se différencier en « innovant » – en particulier grâce aux « progrès » que permettent les nouvelles technologies, on peut remarquer également que le « changement » voire les « transformations » sont de plus en plus abordées en pratique sur la base d’un effort pour faire « table rase » du passé dans les organisations. La vectorisation du monde économique en direction du futur est autrement dit de plus en plus unilatérale, et tout se passe la plupart du temps comme si aucune compétence préalable n’existait, comme s’il fallait tout inventer à nouveaux frais, comme si notre passé ne nous était absolument de rien.</p>
<p>Une telle posture largement dominante dans le monde économique est profondément problématique à plusieurs titres, dont le moindre n’est pas de faire éprouver aux travailleurs, aux employés, aux équipes des organisations – qu’elles soient publiques ou privées – un sentiment de nullité radical. Car s’il fallait vraiment tout changer, et totalement, pour s’orienter en direction d’un avenir meilleur, ce serait donc que ce qui était fait jusqu’ici n’avait absolument aucune valeur et aucun sens.</p>
<p>Outre l’effet dévastateur en termes de motivation et de reconnaissance des personnes et des compétences, cette posture recèle en puissance des conséquences catastrophiques. Ce qui est en train de se jouer au niveau mondial serait le passage à un « monde » fondamentalement structuré par la puissance incontestablement dominante des technologies, « monde » tour à tour souhaité, fantasmé, craint, et systématiquement réputé inéluctable. Or, derrière le caractère inéluctable de l’essor exponentiel des nouvelles technologies se nicherait de manière plus ou moins cachée la disparition de l’humanité tout court. L’extrémisme revendiqué du transhumanisme radical rêve délibérément à un point singulier du temps où à la fois l’intelligence artificielle deviendrait supérieure à l’humaine, et où l’humanité vaincrait la mort.</p>
<p>Plus pernicieux encore peut-être, car plus généralisé, est le rêve au quotidien de l’inféodation de nos sociétés aux technologies comme « évidemment » supérieures aux humains, sur le fond de l’oubli que ce sont des femmes et des hommes qui inventent et fabriquent ces dites technologies tous domaines confondus. Est en jeu soit la disparition de l’humanité telle que nous la connaissons jusqu’ici, soit son inféodation définitive aux technologies qu’elle invente et fabrique.</p>
<p>C’est ici que Camus est de nouveau indispensable. En écrivant L’homme révolté, qu’il publie en 1951, et qu’il attribue au même cycle d’œuvres que La Peste, Camus est l’un des tout premiers intellectuels, si ce n’est le tout premier, à identifier les proximités entre les révolutions communiste et nazie. L’argument central du livre consiste à observer que dès que nous humains, rêvons à quelque « solution finale » que ce soit, lorsque nous nous mettons en demeure de rendre le rêve réel, nous provoquons l’exact inverse, que Camus appelle les « terrorismes d’État ».</p>
<p>Ceci, qu’il s’agisse de l’horreur délibérée d’un rêve de « pureté et de perfection » comme le rêve de faire régner pour jamais une « race » aryenne supposée supérieure à toutes les autres, ou, et il est profondément douloureux de le constater, qu’il s’agisse du rêve de supprimer définitivement la domination de l’homme par l’homme comme le dit le très grand humaniste Karl Marx, laquelle suppression a abouti entre autres aux camps staliniens que Camus pressentait, et à des régimes comme celui de Pol Pot dont malheureusement son livre anticipait l’horreur. Or, qu’ont eu de commun les révolutions du XX<sup>e</sup> siècle, si ce n’est de rêver de faire « table rase » du passé, pour créer un monde définitivement meilleur, enfin débarrassé de toute scorie, de toute imperfection, de toute « erreur » et de tout mal – quel que soit le contenu que l’on donne au « mal » en question.</p>
<p>Il en est exactement de même dans le monde où nous vivons, de manière cependant encore plus radicale et pernicieuse. Car c’est au creux même de ce que nous tenons pour du « progrès », et éminemment celui des nouvelles technologies, au cœur de notre approbation fondamentale pour un monde meilleur voire parfait, d’où la mort même serait exclue, que se loge la posture qui présuppose que ce qui a été jusqu’ici n’a aucune valeur pour l’humanité en route vers son futur, et qu’il faut œuvrer à une « solution finale » de tous les problèmes pourtant déjà vécus, affrontés, résolus ou surpassées par des femmes et des hommes. Or, cette « solution finale » qui ne dit pas son nom consiste en effet à éliminer l’humanité telle qu’elle fut jusqu’ici au profit d’une « post-humanité » nouvelle, idéalement pure et parfaite. La différence fondamentale entre l’idéologie nazie et cette perspective, est qu’à ce compte, ce serait l’humanité entière qui serait non conforme et qu’il faudrait supprimer pour accéder enfin à un bonheur pur et total.</p>
<p>Ce qu’il y a d’infiniment dangereux dans cette révolution supplémentaire en cours est d’une part qu’elle se joue avec le consentement croissant d’une humanité manquant de l’éducation nécessaire pour prendre distance avec la fascination provoquée par les nouvelles technologies. D’autre part, parce qu’étant le fait d’une société et d’une économie mondialisée, une telle révolution conduirait si on la laisse se faire, à un terrorisme qui ne serait plus un terrorisme d’État, encore localisé et contre lequel l’on pourrait lutter, mais à un terrorisme mondial d’entreprises privées plus puissantes que tous les États du monde. Un terrorisme mondial qu’il serait impossible de fuir. Nous serions alors très proches de la plus grande des tyrannies pressentie par les anciens et en particulier Platon, lorsqu’ils mettent en garde contre le volontarisme s’agissant de politique (voir par exemple <em>La république</em>, fin du Livre IX).</p>
<p>Camus, très proche dans son diagnostic de cette prudence des anciens Grecs, plaide pour une posture fondamentalement humaine de « révolte » permanente, au cœur de l’inachèvement irréductible de toute chose. Adopter une telle posture faite d’humilité, d’écoute et d’essais, plutôt que d’orgueil, de certitude et d’efficacité en direction d’on ne sait quoi, reviendrait à vivre de nouveau ce que furent tempérance et modération pour les Grecs. On peut supposer si ce n’est espérer qu’au travers même de son horreur, la crise du coronavirus nous réapprenne une telle posture.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/135647/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Bibard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Avec Camus, adoptons une posture faite d’humilité, d’écoute et d’essais, plutôt que d’orgueil, de certitude et d’efficacité.Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.