tag:theconversation.com,2011:/us/topics/recep-tayyip-erdogan-21581/articlesRecep Tayyip Erdogan – The Conversation2024-01-07T15:34:43Ztag:theconversation.com,2011:article/2200782024-01-07T15:34:43Z2024-01-07T15:34:43ZEn Suède, la multiplication des autodafés du Coran met à l’épreuve le pari multiculturel<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567329/original/file-20231225-19-xykc6z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C313%2C2160%2C1807&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’activiste et politicien dano-suédois Rasmus Paludan pendant un autodafé du Coran devant l’ambassade de Turquie à Stockholm le 21&nbsp;janvier 2023.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rasmus_Paludan#/media/Fichier:Rasmus_Paludan_burning_the_Koran_2023-01-21_(2).jpg">Tobias Hellsten/ToHell.Wikipedia </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span></figcaption></figure><p>Entre l’enlisement de la guerre en Ukraine et les effets de l’embrasement de la bande de Gaza, l’année 2023 a été caractérisée, partout en Europe, par une dégradation du climat sécuritaire et par de brusques recompositions du cadre des relations diplomatiques. En Suède, des tensions sans précédent ont marqué l’actualité, assorties d’inquiétudes palpables et, hélas, justifiées, relatives à la sécurité des ressortissants suédois à l’étranger.</p>
<p>Cet été, à <a href="https://edition.cnn.com/2023/06/28/europe/sweden-quran-protest-intl/index.html">Ankara</a>, à <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1342756/coran-brule-en-suede-manifestation-devant-la-mosquee-al-amine-a-beyrouth.html">Beyrouth</a> et à <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1342773/pakistan-des-milliers-de-personnes-protestent-contre-lautodafe-dun-coran-en-suede.html">Islamabad</a>, des manifestants ont mis le feu au drapeau suédois ; en <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20230720-des-partisans-de-moqtada-al-sadr-ont-incendi%C3%A9-l-ambassade-de-su%C3%A8de-%C3%A0-bagdad">Irak</a> et au <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/liban-un-cocktail-molotov-lance-contre-l-ambassade-de-suede-20230810">Liban</a>, les désordres ont été suivis de violences contre les ambassades du pays.</p>
<p><a href="https://www.tf1info.fr/international/direct-belgique-deux-personnes-decedees-dans-une-fusillade-a-bruxelles-2273181.html">Le 17 octobre, à Bruxelles</a>, un islamiste se revendiquant de l’État islamique a abattu deux supporters de l’équipe suédoise de football venus assister au match Belgique-Suède. Cet attentat a confirmé le bien-fondé des craintes de Stockholm. Depuis l’été, le gouvernement avait en effet recommandé à ses ressortissants de se montrer très précautionneux lorsqu’ils se trouvent à l’étranger : un choc pour un pays identifié depuis des décennies à des politiques migratoires généreuses et au souci du dialogue interculturel.</p>
<h2>Provocations anti-islam et menaces d’attentats</h2>
<p>Cette flambée d’hostilité tient à une cause : les autodafés du Coran, d’abord <a href="https://www.euronews.com/2019/04/25/denmark-s-quran-burning-politician-gathering-support-for-election-candidacy">organisés au Danemark</a> depuis la fin des années 2010, et qui ont désormais la Suède pour théâtre habituel.</p>
<p>L’initiateur de cette modalité de provocation anti-islamique est un citoyen dano-suédois, <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/05/31/rasmus-paludan-le-visage-danois-de-l-extreme-xenophobie_5469724_4500055.html">Rasmus Paludan</a>, avocat de profession, aujourd’hui âgé de 41 ans. Leader du parti danois « Ligne dure » (<em>Hart Stram</em>), Paludan a émergé il y a quelques années comme un pourfendeur de « l’islamisation des sociétés européennes » et du brassage des cultures. Sa formation a récolté 1,8 % des suffrages aux élections législatives danoises de 2019. Après que son parti s’est vu exclu de la vie politique du pays pour avoir manipulé les listes de signatures nécessaires pour déposer des candidatures, Paludan s’est tourné vers la Suède, où les <a href="https://information.tv5monde.com/international/suede-la-question-de-limmigration-au-coeur-des-legislatives-29998">enjeux liés à l’immigration se trouvent</a> au cœur des débats de société depuis une dizaine d’années. </p>
<p>Son premier exploit, en 2020, a eu pour cadre Rosengården, un quartier de Malmö dont près de 90 % des habitants sont d’origine étrangère, épicentre des <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-39047455">révoltes urbaines des années 2015-2017</a>. L’action incendiaire de Paludan a entraîné une <a href="https://www.nst.com.my/world/world/2020/08/620385/riot-sweden-amidst-quran-burning-rally">recrudescence des violences</a>, ce qui lui a valu un arrêté d’interdiction de séjour sur le sol suédois. Sa condition de binational lui a toutefois permis de contourner la décision de justice et de concentrer son activité sur la Suède, où il a fait des émules, dont un réfugié irakien, <a href="https://www.lefigaro.fr/international/qui-est-salwan-momika-le-bruleur-de-coran-a-l-origine-d-une-crise-diplomatique-entre-la-suede-et-le-monde-musulman-20230721">Salwan Momika</a>.</p>
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<p>Les autodafés se sont vite multipliés, même si Paludan et Momika (qui s’est spécialisé dans la diffusion en direct des autodafés sur la plate-forme TikTok) restent les protagonistes les plus médiatisés de cette forme de contre-liturgie. Les sites où ils se déroulent sont choisis pour exacerber les tensions entre autochtones et immigrés : lieux de culte dédiés à l’islam, quartiers à haute concentration d’étrangers, ambassades de pays musulmans…</p>
<p>Au printemps 2022, Paludan s’est engagé dans une « tournée électorale » (d’après ses propres mots) à travers la Suède : une série de profanations dûment autorisées, qui ont occasionné d’une part des échauffourées violentes dans plusieurs villes, et d’autre part une dégradation de l’image du pays au Moyen-Orient. Une énième provocation, aux abords de l’ambassade de Turquie en janvier 2023, a suscité des réactions particulièrement virulentes d’Ankara, au point de compromettre le premier point de l’agenda de politique étrangère du gouvernement : l’adhésion à l’OTAN.</p>
<p>En effet, le <a href="https://www.letemps.ch/monde/adhesion-de-la-suede-a-l-otan-un-coran-brule-a-stockholm-seme-la-zizanie">Parlement turc a réagi en demandant le rejet de la demande de la Suède</a>, formalisée sept mois auparavant (rappelons qu’un pays ne peut pas rejoindre l’Alliance atlantique si l’un des pays membres s’y oppose ; la Turquie, qui a intégré l’OTAN en 1952, peut donc bloquer à elle seule l’entrée de la Suède). Pendant quelques jours, l’Institut suédois (agence officielle de diplomatie culturelle) comptabilisera 350 000 interventions <em>par heure</em> sur les médias sociaux en turc, dénonçant l’affront à la foi musulmane effectué par Paludan sans que les autorités suédoises n’interviennent. La plainte contre Paludan déposée auprès de la police par un citoyen suédois sera classée sans suite.</p>
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<p>Pour autant, les provocateurs ne cessent pas leurs actions. En juin, à l’ouverture des festivités de <a href="https://www.lepoint.fr/societe/qu-est-ce-que-l-aid-el-kebir-la-grande-fete-musulmane-28-06-2023-2526640_23.php">l’<em>Aid al-Adha</em></a>, un autodafé sous protection policière est organisé par Momika devant la grande mosquée de Stockholm. Il déclenchera un déluge de protestations, la Ligue des États arabes et l’Organisation de coopération islamique s’insurgeant contre l’intolérable… tolérance de la justice suédoise. Au Pakistan, en Iran et en Irak, où l’auteur d’un tel geste encourrait la peine de mort, des milliers d’individus manifestent pour exiger le boycott de la Suède, voire la vengeance à l’égard du pays.</p>
<p>Du fait de ces menaces, l’agence suédoise de contre-espionnage (SÄPO) a décidé au mois d’août de relever au niveau 4 (sur 5) le seuil d’alerte contre les attaques terroristes visant le pays : un retour au climat de 2016, lorsque la guerre en Syrie avait provoqué un bond historique du nombre des réfugiés en Suède, doublée de l’aggravation des tensions dans les banlieues. Et en octobre, nous l’avons dit, <a href="https://www.touteleurope.eu/societe/attentat-a-bruxelles-deux-suedois-tues-le-suspect-abattu-la-france-renforce-sa-securite/">deux Suédois mouraient à Bruxelles</a> sous les balles d’un homme qui les avait visés expressément du fait de leur nationalité.</p>
<h2>Des causes endogènes, et une nouvelle fracture du spectre politique</h2>
<p>Bien que l’activisme anti-islam, y compris dans la forme de la profanation du Coran, soit le fait d’acteurs transnationaux, c’est en Suède qu’il se manifeste de la manière la plus voyante. Les tensions interethniques qui secouent le pays depuis la crise migratoire des années 2015-2016 et la prolifération des <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/guerre-des-gangs-en-suede-des-victimes-toujours-plus-jeunes_6054725.html">règlements de comptes entre gangs</a>, ont participé à créer un terrain favorable. Selon le gouvernement, la Russie aurait également <a href="https://www.theguardian.com/world/2023/jul/26/russia-using-disinformation-to-imply-sweden-supported-quran-burnings">fait jouer ses réseaux</a> pour attiser les conflits entre Suédois installés de longue date et nouveaux arrivants, afin de déstabiliser ce pays qui a pris le parti de l’Ukraine depuis le début de la guerre en février 2022 et a mis fin à deux siècles de neutralité pour rejoindre l’OTAN.</p>
<p>La polémique sur l’islam s’inscrit surtout dans une période marquée par un tournant en matière de politique intérieure : la percée, en septembre 2022, du Parti populiste des <a href="https://politiqueinternationale.com/revue/n178/article/lessor-des-democrates-de-suede-ou-la-fin-de-lexception-suedoise">« Démocrates de Suède »</a> (SD), qui fait de la lutte contre l’immigration – sur la base du postulat de la guerre des civilisations – l’axe de son discours. Depuis l’installation de l’exécutif dirigé par le libéral-conservateur Ulf Kristersson, les SD lui assurent une majorité par leur appui externe, tout en s’efforçant d’insuffler dans l’action du gouvernement leurs thèmes de prédilection. Leur dernière proposition en date est la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/polemique-l-extreme-droite-suedoise-en-guerre-contre-les-mosquees">démolition de nombre des mosquées existant dans le pays</a>.</p>
<p>La généralisation des autodafés n’a fait qu’exacerber la préoccupation du monde islamique face à la banalisation de ce type d’agissements ; mais la cible de la colère des représentants des communautés musulmanes est avant tout l’indifférence des autorités, qui détonne avec le cas de la France – mais aussi de voisins scandinaves, tels que la Finlande – où de tels projets sont <a href="https://www.20minutes.fr/france/704393-20110411-france-il-brule-urine-coran-trois-mois-sursis-requis">immédiatement jugulés</a>. Comment expliquer la posture passive des responsables suédois face à ce phénomène, à l’heure où la situation en matière politique de sécurité apparaît (d’après le <a href="https://europeanconservative.com/articles/news/swedish-pm-delivers-a-grim-christmas-speech/">discours de Noël 2022 du premier ministre Kristersson</a>) comme « la pire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » ?</p>
<h2>Les raisons culturelles de l’inaction des autorités</h2>
<p>La cause technique le plus souvent invoquée pour expliquer la généralisation des autodafés en Suède est l’absence d’un arsenal juridique qui les interdit. Le blasphème et la diffamation de la religion ont été rayés des textes de loi il y a plus de 50 ans. C’est donc autour de l’enjeu de la possibilité formelle d’enrayer cette provocation, plutôt que sur ses causes, ou son bien-fondé, que la discussion s’est cristallisée.</p>
<p>À ce jour, les tribunaux ont rechigné à mobiliser deux articles pertinents du code pénal qui répriment, respectivement, « les comportements vexatoires » et « l’incitation à la haine raciale ». Le premier exige que l’impact choquant du geste soit avéré – et non seulement probable – alors que dans le second cas de figure, l’interprétation qui prévaut chez les magistrats est que l’injure à l’égard d’un culte n’est pas assimilable à la discrimination d’un groupe ethnique.</p>
<p>La pratique, et plus généralement une approche antinormative de la liberté d’expression, découragent finalement l’activation de ces dispositifs légaux. C’est pourquoi les cours administratives d’appel ont été amenées à annuler des interdictions policières prononcées contre les actions de Paludan ou de Momika.</p>
<p>Face à une indignation qui fédère <a href="https://www.europe1.fr/international/coran-brule-le-president-turc-erdogan-fustige-la-suede-4191624">Erdogan</a>, <a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/poutine-le-non-respect-du-coran-est-un-crime-r%C3%A9prim%C3%A9-par-la-l%C3%A9gislation-russe-/2933734">Poutine</a> et <a href="https://www.euractiv.fr/section/international/news/un-coran-brule-au-coeur-du-blocage-hongrois-pour-laccession-de-la-suede-a-lotan/">Orban</a>, mais aussi le <a href="https://www.letemps.ch/monde/le-conseil-des-droits-de-l-homme-condamne-les-autodafes-du-coran">Conseil des droits de l’homme de l’ONU</a>, l’opposition sociale-démocrate semble pencher vers un réajustement de l’arsenal juridique, alors que les déclarations des partis au gouvernement oscillent entre la critique des autodafés et le refus de « céder aux diktats étrangers ».</p>
<p>Il convient de rappeler que si le principe de la liberté d’expression représente depuis le XVIII<sup>e</sup> siècle un pilier de l’identité nationale, une législation souvent poussée par des urgences politiques en a restreint la portée. Depuis 1933, par exemple, le port de vêtements révélant une appartenance politique est interdit aux citoyens suédois. En 1996, un homme ayant arboré, lors de la fête nationale, un drapeau suédois orné de figures mythologiques et du mot <em>Valhalla</em> avait ainsi été condamné en justice. En 2014, les collages de l’artiste Dan Park – mettant en scène la pendaison de trois individus de couleur, identifiés par leur nom, comme après un lynchage – <a href="https://hyperallergic.com/154676/sentenced-swedish-artist-dan-park-incited-against-an-ethnic-group/">lui valurent</a> une lourde amende, six mois de prison et la destruction de ses œuvres.</p>
<p>La réticence à modifier la loi s’explique aujourd’hui par le rejet de l’idée que la sphère du sacré puisse être l’objet de tutelles ou d’interdits <em>ad hoc</em>. S’attaquer à un « symbole » – a statué le parquet dans le cas de l’autodafé organisé devant l’ambassade turque – n’est jamais illégal, pour autant que la manifestation n’a pas pour cible des croyants en chair et en os. Cette position est au cœur de l’exception suédoise, par rapport à la France, au Royaume-Uni ou au Danemark – capable de défendre farouchement le droit au blasphème lors de l’épisode des caricatures de Mahomet (2005), mais qui vient d’adopter, le 7 décembre, une <a href="https://fr.euronews.com/2023/12/08/le-danemark-interdit-de-bruler-le-cora">loi</a> qui pénalise le « traitement inapproprié » (incendie ou profanation) de textes religieux dans l’espace public.</p>
<p>Dans un spectre politique polarisé, la querelle a contribué à raidir les positions. Si les SD y ont vu l’occasion de s’ériger en défenseurs d’une vertu nationale – la tolérance, étendue aux expressions extrêmes du droit de réunion – le gouvernement se livre à un équilibrisme périlleux : dénoncer l’instrumentalisation du thème de l’islamophobie par des puissances étrangères souvent fort peu démocratiques et tolérantes par ailleurs, tout en se dissociant d’une manifestation du rejet de l’Autre aussi repoussante.</p>
<p>Une enquête publique a été lancée en août pour examiner le pour et le contre de la révision des normes sur la liberté d’expression : elle rendra ses conclusions le 1<sup>er</sup> juillet 2024. En s’appuyant sur des dispositifs consensuels bien rodés, l’establishment tâche de sortir d’une impasse qui place la Suède dans une position excentrée – et inconfortable – par rapport à la manière dont la majorité des pays occidentaux conçoivent l’équilibre entre droit d’expression des individus et sensibilité des communautés de foi.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220078/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Piero S. Colla ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En Suède, des activistes très hostiles à l’islam brûlent des Corans en public, ce qui vaut au pays des critiques véhémentes venues des pays musulmans mais aussi des menaces terroristes très réelles.Piero S. Colla, Chargé de cours à l’université de Strasbourg, laboratoire « Mondes germaniques et nord-européens », Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2200622024-01-01T15:44:36Z2024-01-01T15:44:36ZTurquie : où en est-on trois ans après la transformation de Sainte-Sophie en mosquée ?<p>En octobre 2023, le ministre turc de la Culture et du Tourisme a <a href="https://lepetitjournal.com/istanbul/actualites/visiter-sainte-sophie-va-devenir-payant-en-2024-371869">annoncé</a> que l’entrée dans l’ancienne basilique byzantine devenue mosquée allait redevenir payante à compter de janvier 2024, pour les visiteurs étrangers, afin de financer la préservation de l’édifice.</p>
<p>L’annonce est aussi l’occasion de faire un bilan du changement de statut de cet édifice emblématique dans le contexte des prochaines élections municipales qui s’annoncent disputées et tendues à Istanbul.</p>
<h2>Les multiples destinations de Sainte-Sophie (Ayasofya)</h2>
<p>Construite par les Byzantins au VI<sup>e</sup> siècle avant même l’apparition de l’islam, elle incarne la chrétienté d’Orient par ses dimensions tant matérielle que spirituelle, avant d’être, pendant un peu plus d’un demi-siècle, après la prise de Constantinople lors de la quatrième croisade en 1204 (qui se solde notamment par son pillage), le siège du patriarcat latin de la ville, qui dépend de l’Église de Rome. </p>
<p>Redevenue orthodoxe en 1261, quand les Byzantins reprennent la cité, Sainte-Sophie le restera pour presque deux siècles. En 1453, elle est convertie en mosquée au soir de la prise de Constantinople par les Ottomans, et devient le symbole de leur victoire sur la chrétienté.</p>
<p>Aménagée pour la pratique du culte musulman, « Ayasofya » (en turc) est dès lors, pendant près de cinq siècles, la grande mosquée impériale où le Sultan se rend solennellement, chaque semaine, pour la prière du vendredi. Sa coupole imposante, à laquelle des minarets ont été adjoints, inspire l’architecture de la plupart des mosquées ottomanes et turques, construites par la suite.</p>
<p>Après la <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/10/28/26010-20181028ARTFIG00116-mustafa-kemal-atatuumlrk-proclamait-la-republique-turque-il-y-a-95-ans.php">proclamation de la République</a> en 1923, la <a href="https://www.retronews.fr/religions/chronique/2021/01/11/abolition-du-califat-par-mustafa-kemal">fin du Califat</a> en 1924 et de spectaculaires <a href="https://www.cairn.info/20-idees-recues-sur-la-turquie--9791031802473-page-25.htm">réformes de modernisation</a>, Mustafa Kemal Atatürk entend promouvoir un islam national. Dès 1924, il a ainsi placé la religion majoritaire (le sunnisme hanéfite) sous l’autorité d’une présidence des affaires religieuses (Diyanet). L’appel à la prière se fait désormais en turc et une lecture du Coran a même lieu en 1932 dans cette langue à Ayasofya. </p>
<p>En 1934, le leader de la Turquie moderne, qui vient de signer un <a href="https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2006-1-page-283.htm">traité d’amitié</a> avec la Grèce et qui est en train de finaliser un <a href="https://www.jstor.org/stable/45344735">Pacte balkanique</a> avec des pays majoritairement orthodoxes, décide de transformer le bâtiment en musée pour le dédier symboliquement à l’humanité entière. Ce dernier devient alors l’un des symboles de la laïcité dans le pays ; il va aussi, au cours des décennies suivantes, se trouver au cœur des évolutions politiques de la Turquie, notamment de la tendance de plus en plus puissante qui prône un retour aux valeurs de l’islam.</p>
<p>Ainsi, dans les années 1950, le gouvernement du Parti démocrate d’Adnan Menderes, qui s’efforce d’assouplir le laïcisme kémaliste et qui restaure l’appel à la prière en arabe, fait réinstaller dans l’édifice de grands médaillons proclamant les noms d’Allah et des quatre premiers califes.</p>
<p>L’arrivée au pouvoir en 2002 des post-islamistes de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan ne change pas immédiatement la donne pour Sainte-Sophie, ceux-ci étant surtout occupés à défendre la <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/adhesion-de-la-turquie-a-l-union-europeenne-ou-en-est-on/">candidature de leur pays à l’Union européenne</a>. Mais la deuxième décennie de l’AKP au pouvoir voit se multiplier les incidents et les polémiques. Des groupes radicaux tentent régulièrement de pénétrer dans l’enceinte du musée <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/12/sainte-sophie-fait-de-la-politique_4333435_3214.html">pour y prier</a>. </p>
<p>Les déclarations de Recep Tayyip Erdogan évoquant le retour d’<em>Ayasofya</em> au culte musulman se font de plus en plus pressantes. En 2019, notamment, le chef de l’État turc adresse une véritable mise en garde aux Occidentaux, en s’écriant : « Ceux qui demeurent silencieux face aux violations de la mosquée Al Aqsa [la plus grande mosquée de Jérusalem, située sur l’esplanade des mosquées à proximité du Dôme du Rocher, troisième lieu saint de l’islam] n’ont rien à nous demander en ce qui concerne le statut de Sainte-Sophie. »</p>
<h2>Réislamisation et préservation du patrimoine culturel</h2>
<p>En juillet 2020, alors qu’il mène une <a href="https://theconversation.com/que-veut-la-turquie-en-mediterranee-orientale-147694">politique très offensive en Méditerranée orientale</a> pour faire valoir ses intérêts dans le grand jeu gazier qui s’y joue, Erdogan obtient du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/10/en-turquie-recep-tayyip-erdogan-annonce-l-ouverture-de-l-ex-basilique-sainte-sophie-aux-prieres-musulmanes_6045870_3210.html">Conseil d’État turc</a> la reconversion du musée en mosquée. L’événement est un symbole de la réislamisation du pays, entreprise depuis plusieurs années.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/debat-sainte-sophie-transformee-en-mosquee-comment-sortir-de-limpasse-politico-religieuse-143417">Débat : Sainte-Sophie transformée en mosquée : comment sortir de l’impasse politico-religieuse ?</a>
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<p>L’accès au bâtiment semblait toutefois initialement sauvegardé et même facilité, puisque n’étant plus un musée, il était devenu libre et gratuit. Il reste que le premier étage de la basilique, où se situent les plus belles mosaïques sauvegardées, a été fermé pour des travaux qui s’éternisent, et que depuis trois ans son caractère de lieu de culte s’est affirmé au détriment de sa destination patrimoniale et culturelle. </p>
<p>La tenue de prières régulières confine souvent les visiteurs dans le narthex et la partie basse de la nef. Les mosaïques du cœur sont cachées par des rideaux qui, contrairement aux promesses initiales, ne sont pas mobiles. Un lieu de prière pour les femmes a été créé. Paradoxalement, l’atmosphère religieuse du lieu est plus ostensiblement affirmée que dans les grandes mosquées ottomanes d’Istanbul.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567503/original/file-20231230-23-l23w8.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Au cœur de l’édifice, les mosaïques sont cachées par des rideaux. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">I. Khillo, J. Marcou</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/567290/original/file-20231222-27-n1c6ds.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La mosaïque chrétienne de La Vierge et l’Enfant dans le dôme de Sainte-Sophie.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_mosaique_de_la_Vierge_et_l%27Enfant_dans_le_dome_de_Sainte_Sophie_-_panoramio.jpg">Corine Rezel/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p><a href="https://www.unesco.org/fr/articles/sainte-sophie-istanbul-declaration-de-lunesco?TSPD_101_R0=080713870fab20007120dfa926106f80e449d75135bb6904c6d51100f4d05b8481fcb7db80fbe469082ff89a8c143000f974b4f563c2c58089d4bffc38a9f0b13f883ff79035a51f6ab5b11bb7a1c7f6d68327b8fecf0508b4cd4eb489aaeb28">L’Unesco s’inquiète des évolutions en cours</a>. Alors qu’elle ne dépendait que du ministère de la Culture et du Tourisme, la gestion du bâtiment relève désormais de plusieurs autres instances, comme la Présidence des affaires religieuses (Diyanet), la direction des fondations et la préfecture d’Istanbul. La multiplication des acteurs rend plus difficiles les interventions visant à préserver l’édifice, lorsque des aménagements inappropriés sont réalisés. </p>
<p>En outre, la fin du paiement du droit d’entrée a privé l’État turc d’une manne financière pourtant nécessaire pour couvrir les énormes frais d’entretien et de préservation que les experts ont identifiés pour les cinquante années à venir. C’est ce qui explique la décision du ministère de la Culture de demander le paiement d’un droit d’entrée aux visiteurs étrangers à partir de 2024.</p>
<p>Il faut rappeler, en outre, que le changement de statut d’Ayasofya a été suivi, à Istanbul, par une reconversion similaire, celle de l’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/22/turquie-apres-sainte-sophie-une-autre-ex-eglise-reconvertie-en-mosquee_6049594_3210.html">église Saint-Sauveur-in-Chora</a>, considérée comme l’un des joyaux de l’art byzantin les mieux préservés du fait de la beauté de ses fresques et de ses mosaïques. Comme celles-ci couvrent l’ensemble des murs de l’ancienne église, on peut se demander comment on pourra aménager le site en mosquée en préservant la visibilité de ce patrimoine.</p>
<h2>L’enjeu électoral</h2>
<p>Il est probable que dans la perspective des élections municipales du printemps prochain et, par ailleurs, eu égard à la situation qui prévaut actuellement à Gaza, Recep Tayyip Erdogan compte entre autres sur ces initiatives religieuses pour obtenir les voix qui lui permettront de reconquérir la mairie métropolitaine d’Istanbul, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/24/turquie-erdogan-perd-istanbul-c-ur-de-son-pouvoir_5480713_3210.html">remportée par le kémaliste Ekrem Imamoglu en 2019</a>. </p>
<p>Les <a href="https://www.lesoir.be/516063/article/2023-05-28/elections-en-turquie-erdogan-revendique-la-victoire-la-presidentielle">élections de 2023</a>, qui ont vu la reconduction du leader de l’AKP à la présidence, ont montré la solidité et la résilience du socle conservateur religieux du pays, en dépit de l’urbanisation de ses modes de vie, de la <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/turquie-l-inflation-reste-stable-en-octobre-mais-le-pays-reste-englue-dans-la-crise-982249.html">crise économique</a> sans précédent qu’il subit, et des séismes qui ont ravagé le sud-est de son territoire en février dernier.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/seisme-en-turquie-la-catastrophe-humanitaire-sexplique-aussi-par-la-corruption-generalisee-200568">Séisme en Turquie : la catastrophe humanitaire s’explique aussi par la corruption généralisée</a>
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<p>Mais Istanbul n’est pas l’Anatolie, et au-delà de l’importante influence de l’opposition dans l’ancienne capitale ottomane, même son électorat conservateur pourrait bien, comme en 2019, se servir de ce scrutin local pour manifester le mécontentement lors des prochaines municipales qu’il n’a pas osé exprimer lors des dernières élections générales. </p>
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<p>Imad Khillo et Jean Marcou sont membres du séminaire <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/seminaires/geopolitique-et-religions-autour-de-la-mediterranee-entre-permanence-et-recomposition">Géopolitique et religions autour de la méditerranée : entre permanence et recomposition</a> du Collège des Bernardins.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220062/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Trois ans après la transformation en mosquée de l’ancienne basilique Sainte-Sophie à Istanbul, où en est la stratégie de réislamisation de Recep Tayyip Erdogan ?Imad Khillo, Maître de conférences de droit public à Sciences Po Grenoble Chercheur associé à l'IREMMO-Institut de Recherche et d'Etudes Méditerranée Moyen-Orient, Sciences Po GrenobleJean Marcou, Directeur des relations internationales, Sciences Po GrenobleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2175842023-11-13T19:33:33Z2023-11-13T19:33:33ZLa Turquie face à la guerre à Gaza : Erdogan sur une ligne de crête<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/559057/original/file-20231109-29-sl40tf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C14%2C3277%2C2179&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le président turc Recep Tayyip Erdogan prononce un discours à Istanbul lors d’une manifestation en soutien aux habitants de Gaza, le 28&nbsp;octobre 2023.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/turkish-president-tayyip-erdogan-speaks-during-a-rally-news-photo/1749720071?adppopup=true">Yasin Akgul/AFP via Getty Images</a></span></figcaption></figure><p>Au lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël, le président turc Recep Tayyip Erdogan <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/erdogan-says-turkey-will-ramp-up-diplomacy-calm-israeli-palestinian-conflict-2023-10-08/">avait proposé son assistance diplomatique</a> pour apaiser la situation au Moyen-Orient. Moins d’un mois plus tard, le 4 novembre 2023, il a <a href="https://www.forbes.fr/politique/guerre-israel-hamas-a-linstar-de-six-autres-pays-la-turquie-rappelle-son-ambassadeur-en-israel/">rappelé son ambassadeur d’Israël</a>.</p>
<p>En quelques semaines seulement, et face à l’escalade de la violence en Israël et dans la bande de Gaza, la Turquie a donc drastiquement <a href="https://warontherocks.com/2023/11/turkeys-response-to-the-war-in-gaza/">recalibré sa position</a>.</p>
<p>La première réaction d’Erdogan au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre avait été soigneusement équilibrée, le chef de l’État turc appelant à la retenue et à la fin des <a href="https://www.aljazeera.com/news/2023/10/7/we-are-at-war-reactions-to-palestinian-hamas-surprise-attack-in-israel">« actions agressives »</a>. Mais au vu du bilan humain des opérations israéliennes à Gaza, il a rapidement adopté une position pro-Hamas et anti-israélienne. Le 25 octobre, il <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2023/11/what-driving-turkeys-erdogan-pro-hamas-fiery-israel-criticism">a accusé Israël</a> d’avoir mené « l’une des attaques les plus sanglantes et les plus sauvages de l’histoire », tout en défendant le Hamas, qu’il a qualifié de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/25/guerre-israel-hamas-erdogan-joue-les-equilibristes-entre-les-occidentaux-et-le-mouvement-islamiste_6196301_3210.html">« groupe de libérateurs »</a>.</p>
<p>Cette évolution de la rhétorique d’Erdogan s’explique par les nombreuses contraintes nationales et internationales qui pèsent sur lui. Il est, en effet, confronté à un dilemme presque insoluble : d’une part, il doit donner satisfaction à sa base politique nationale – qui est <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-13746679">largement acquise aux idées islamistes</a> et a de <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/erdogan-address-pro-palestinian-rally-eve-turkeys-centenary-2023-10-28/">fortes sympathies pour la Palestine</a> – sans pour autant s’aliéner totalement Israël ; d’autre part, la Turquie entretient <a href="https://thehill.com/opinion/international/4228775-what-turkey-israel-reconciliation-means-for-the-region-and-the-world/">d’importants liens géopolitiques et économiques</a> avec l’État hébreu et, ces dernières années (jusqu’aux tout récents développements), la relation bilatérale a connu un <a href="https://jstribune.com/turkey-israel-relations-on-the-upswing/">net réchauffement</a>.</p>
<p>Dans le même temps, Erdogan cherche à renforcer son statut d’acteur régional clé au Moyen-Orient, et à s’imposer en tant que <a href="https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2023-11-09/turkey-is-key-to-ending-the-israel-hamas-war">médiateur dans la crise actuelle</a>. Pour comprendre comment il compte y parvenir, il faut aller au-delà de l’examen de ses discours et gestes diplomatiques.</p>
<h2>Discours incendiaires à l’intérieur, realpolitik à l’extérieur</h2>
<p>Erdogan tente de concilier ses intérêts de politique intérieure, qui le poussent à tenir des propos extrêmement virulents sur Israël, et sa stratégie internationale, qui relève avant tout de la realpolitik.</p>
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<p>Depuis la reprise du conflit à Gaza, le président turc <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2023/10/turkeys-erdogan-strikes-moderate-stance-israel-hamas-war-rages">s’est retrouvé sous la pression</a> de divers milieux en Turquie. Sa première réaction a suscité <a href="https://www.gazetepencere.com/babacandan-erdogana-israil-tepkisi-turkiye-iliskileri-duzeltmek-icin-israilin-pesinden-kostu-erdogan-gitti-new-yorkta-netenyahunun-elini-sikti/">l’ire</a> des cercles islamistes du pays, qui partagent depuis longtemps une profonde sympathie pour le Hamas, dont plusieurs membres éminents sont <a href="https://2017-2021.state.gov/president-erdogans-meeting-with-hamas-leadership/">réfugiés en Turquie</a>.</p>
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<p>Ahmet Davutoglu, ancien ministre des Affaires étrangères (2009-2014) puis premier ministre (2014-2016) d’Erdogan, <a href="https://www.bbc.com/turkce/articles/c2vdn5q7vn4o">a reproché au président turc</a> ses atermoiements et l’a appelé à s’aligner sur sa base islamiste. Les dirigeants d’autres <a href="https://yenidenrefahpartisi.org.tr/page/genel-baskanimiz-fatih-erbakan-39-dan-iktidara-israil-cagrisi-incirlik-ve-kurecik-kapatilmali-/2661">partis islamistes</a> et le partenaire de coalition d’Erdogan <a href="https://www.hurriyetdailynews.com/turkiye-must-step-into-gaza-conflict88-says-bahceli-187244">Devlet Bahceli</a>, chef du Parti d’action nationaliste (extrême droite), ont également demandé au gouvernement d’adopter une position anti-israélienne plus ferme.</p>
<p>La <a href="https://theconversation.com/international-reaction-to-gaza-siege-has-exposed-the-growing-rift-between-the-west-and-the-global-south-216938">montée de l’hostilité envers Israël constatée dans l’arène internationale</a> a également encouragé Erdogan à afficher son appui au Hamas. Le 26 octobre, 120 pays de l’Assemblée générale des Nations unies ont voté en faveur d’une <a href="https://news.un.org/en/story/2023/10/1142847">résolution</a> appelant à une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue ». Entre-temps, les <a href="https://www.pbs.org/newshour/world/thousands-march-in-capitals-around-the-world-demanding-cease-fire-in-israel-hamas-war">manifestations dans les rues des capitales occidentales</a> ont renforcé la pression sur les gouvernements de ces pays pour qu’ils assouplissent leur soutien à Israël. Elles ont également facilité le repositionnement d’Erdogan.</p>
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<p>Pour autant, le leader turc ne veut pas aller jusqu’à une rupture totale des liens avec Tel-Aviv. Israël est, en effet, un partenaire important pour la Turquie. Les deux pays ont vu leurs relations commerciales se développer, les <a href="https://tradingeconomics.com/turkey/exports/israel">exportations turques vers Israël</a> ayant doublé entre 2017 et 2022. Ces échanges portent en particulier sur le commerce d’armements, les producteurs israéliens et turcs ayant enregistré la <a href="https://www.middleeasteye.net/news/turkey-israel-defence-firms-see-highest-growth-arms-sales">plus forte croissance</a> de ventes d’armes dans le monde en 2021.</p>
<p>De plus, ces dernières années, l’évolution de la dynamique géopolitique régionale a contribué à un rapprochement entre Israël et la Turquie. En 2021, les deux parties se sont retrouvées du même côté de la ligne de fracture arméno-azerbaïdjanaise, toutes deux <a href="https://www.sipri.org/commentary/topical-backgrounder/2021/arms-transfers-conflict-zones-case-nagorno-karabakh">fournissant des armes à Bakou</a> dans le cadre du <a href="https://theconversation.com/le-haut-karabakh-livre-a-lui-meme-214195">conflit au Haut-Karabakh</a>.</p>
<p>En outre, dans sa lutte contre les séparatistes kurdes, la Turquie a déployé des <a href="https://www.crisisgroup.org/europe-central-asia/western-europemediterranean/turkey/turkeys-pkk-conflict-regional-battleground-flux">drones de surveillance israéliens</a> à la fin des années 1990 et <a href="https://www.reuters.com/article/turkey-drones-israel/turkey-reaches-deal-with-israel-on-drone-purchase-idUSLDE5BL0N420091222">dans les années 2000</a> – avant de développer, plus récemment, ses propres drones.</p>
<h2>Erdogan, faiseur de paix ?</h2>
<p>Un autre facteur essentiel entre en jeu dans l’évolution de la position d’Erdogan. Dès le début de la crise, il a cherché à s’affirmer en tant que possible médiateur entre Israël et le Hamas. À cette fin, il a eu des entretiens avec les autres dirigeants de la région, au cours desquels il a fait part de son intention <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/turkeys-erdogan-discusses-israeli-palestinian-conflict-with-uns-guterres-turkish-2023-10-10/">d’agir en tant qu’agent de la paix</a>. Des officiels turcs ont également révélé qu’Ankara avait <a href="https://www.reuters.com/article/israel-palestinians-turkey-prisoners-idAFL8N3BH6T1">tenté de lancer des négociations</a> au sujet des otages détenus à Gaza par le Hamas.</p>
<p>Cette approche fait écho à la stratégie d’Erdogan en Ukraine, où il s’est également <a href="https://theconversation.com/la-turquie-une-puissance-mediatrice-entre-la-russie-et-lukraine-203782">présenté comme un médiateur potentiel</a>.</p>
<p>D’une certaine manière, c’est précisément parce qu’il doit trouver un équilibre entre ses préoccupations nationales et régionales qu’Erdogan est <a href="https://www.aljazeera.com/news/2023/10/22/is-turkey-uniquely-positioned-to-mediate-between-palestinians-and-israel">particulièrement bien placé</a> pour jouer ce rôle d’intermédiaire : il est l’un des rares acteurs à <a href="https://foreignpolicy.com/2023/10/20/erdogan-turkey-hamas-ties-israel-war-normalization/">maintenir des liens avec le Hamas</a> et à avoir récemment réchauffé ses relations avec Israël.</p>
<p>Toutefois, il ne sera pas aisé pour lui de parvenir à ses fins. Les premières propositions de médiation turque dans la crise auraient été <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2023/10/eying-gaza-mediator-role-turkey-cools-hamas-ties-erdogan-restrains-rhetoric">rejetées</a> par le Hamas.</p>
<p>Le durcissement du discours d’Erdogan sur Israël avait peut-être pour but d’inciter le Hamas à s’asseoir à la table des négociations, mais en l’espèce, il est probablement allé trop loin. Le fait de qualifier le Hamas de <a href="https://www.deccanherald.com/world/turkeys-erdogan-calls-hamas-freedom-fighters-terms-israel-occupier-2746457">groupe de combattants de la liberté</a> et d’<a href="https://www.timesofisrael.com/israel-pulls-diplomats-from-turkey-to-reassess-ties-as-erdogan-blasts-its-war-crimes/">accuser Israël de crimes de guerre à Gaza</a> a nui aux relations turco-israéliennes. Il se peut qu’Erdogan ait déjà <a href="https://www.lemonde.fr/en/opinion/article/2023/11/07/turkey-s-erdogan-is-mediator-no-more-in-israel-hamas-war_6233351_23.html">gâché l’occasion</a> de jouer un rôle d’arbitre.</p>
<p>Mais au-delà des mots, autre chose se joue. Tout en parlant durement d’Israël, Erdogan a pris des mesures concrètes pour éviter que ses relations, déjà tendues, avec l’Occident et Israël, ne s’enveniment complètement. Le 23 octobre, il a <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2023/10/explainer-why-turkeys-erdogan-finally-initiated-swedens-nato-ratification">signé le protocole d’adhésion de la Suède à l’OTAN</a>, à l’issue d’un face-à-face long de plusieurs mois entre Ankara et ses partenaires de l’Alliance atlantique. Le même jour, les forces de l’ordre turques ont <a href="https://www.aa.com.tr/en/turkiye/turkish-police-arrest-33-Daech-isis-terror-suspects/3029850">arrêté à Ankara 33 membres de Daech</a>, possiblement afin de devancer les critiques occidentales relatives au soutien d’Erdogan aux réseaux islamistes.</p>
<p>Le lendemain, les médias turcs ont fait savoir que les <a href="https://www.fdd.org/analysis/2023/10/24/ankara-denies-asking-hamas-leaders-to-leave-turkey/">dirigeants du Hamas quittaient la Turquie</a>.</p>
<p>Il convient également de souligner ce que la Turquie n’a pas fait. Elle n’a pas essayé d’entraver les <a href="https://aze.media/a-million-barrels-of-azerbaijani-oil-are-headed-to-israel/">expéditions de pétrole azerbaïdjanais</a> vers Israël via son territoire, et elle continue d’autoriser les États-Unis à utiliser sa base aérienne d’Incirlik, malgré la pression croissante de l’opinion publique. Le 5 novembre, la <a href="https://www.nbcnews.com/video/pro-palestinian-crowds-try-to-storm-air-base-housing-u-s-troops-in-turkey-197161541899">police a dû disperser des foules pro-palestiniennes</a> qui cherchaient à prendre la base d’assaut.</p>
<h2>Un équilibre instable</h2>
<p>Cela pourrait expliquer la réaction relativement discrète de Washington et de Tel-Aviv aux déclarations d’Erdogan. Le département américain du Trésor s’est contenté de <a href="https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1816">sanctionner</a> quelques organisations turques pour leurs liens commerciaux avec le Hamas. Le secrétaire d’État Antony Blinken <a href="https://x.com/SecBlinken/status/1721539780226236891">s’est rendu à Ankara</a> dans le cadre de son récent voyage au Moyen-Orient, et plusieurs représentants de l’administration américaine se sont efforcés de <a href="https://www.aa.com.tr/en/world/us-affirms-turkiyes-vital-role-as-valuable-nato-ally-/3038233">souligner la valeur de la Turquie en tant qu’allié</a>, malgré les désaccords concernant les commentaires d’Erdogan sur le Hamas.</p>
<p>Israël a réagi à ces remarques en rappelant sa <a href="https://www.timesofisrael.com/israel-pulls-diplomats-from-turkey-to-reassess-ties-as-erdogan-blasts-its-war-crimes/">mission diplomatique</a> d’Ankara, ce qui a provoqué une <a href="https://www.politico.com/news/2023/11/04/turkey-recalls-ambassador-from-israel-00125397">mesure réciproque</a> de la part de la Turquie.</p>
<p>Toutefois, selon certaines informations, cet épisode était avant tout destiné à sauver les apparences des deux côtés, et les diplomates israéliens <a href="https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/turkey-says-israel-pulls-out-its-diplomats-due-to-security-concerns-amid-war/">avaient déjà été rappelés</a> en raison de craintes pour leur sécurité.</p>
<p>Il y a des raisons de penser que la stratégie d’Erdogan sera couronnée de succès : malgré son changement de ton, Ankara a gardé ouverts ses canaux de communication avec Israël et avec le Hamas tout au long de la crise. Mais équilibrer le soutien interne au Hamas et la dépendance géopolitique à l’égard d’Israël implique pour Erdogan de marcher sur un fil très fin – et certaines de ses déclarations les plus récentes suggèrent qu’il commence à vaciller.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217584/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ozgur Ozkan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le président turc aimerait jouer les médiateurs, mais il lui est difficile de s’exprimer son soutien au Hamas tout en ménageant Israël.Ozgur Ozkan, Visiting Scholar at the Fletcher School's Russia and Eurasia Program, Tufts UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2066312023-05-29T16:46:43Z2023-05-29T16:46:43ZCe que la réélection d’Erdogan signifie pour l’avenir de la Turquie<p>Vainqueur au second tour de l’élection de dimanche face à son rival de longue date, Kemal Kiliçdaroglu, <a href="https://theconversation.com/fr/topics/recep-tayyip-erdogan-21581">Recep Tayyip Erdogan</a> restera président de la Turquie <a href="https://www.letemps.ch/monde/indetronable-erdogan-remporte-lelection-presidentielle-turquie">pour cinq années supplémentaires</a>. S’il va jusqu’au bout de son mandat, il aura été au pouvoir pendant 26 ans.</p>
<p>Ce qui est étonnant, c’est que la majorité des Turcs ont élu Erdogan malgré une <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/11/20/en-turquie-l-economie-sur-une-pente-dangereuse_6150780_3234.html">économie qui se dégrade</a> et une <a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-turquie-les-entreprises-sous-le-choc-de-l-hyperinflation-20230509">hyperinflation</a> désormais chronique – une situation qui ferait probablement tomber n’importe quel gouvernement dans un pays démocratique.</p>
<p>Comment Erdogan a-t-il pu remporter les élections et, plus important encore, comment s’annonce le futur proche du pays ?</p>
<h2>Une élection libre mais inéquitable</h2>
<p>L’élection présidentielle a été libre, dans la mesure où les partis politiques ont pu présenter des candidats de leur propre chef et mener campagne. Les partis avaient également le droit d’avoir des représentants dans chaque bureau de vote afin de s’assurer que les bulletins étaient correctement comptés. Enfin, les électeurs étaient libres de voter.</p>
<p>Cependant, l’élection a été loin d’être équitable.</p>
<p>Tout d’abord, un rival potentiel dans la course, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, a été <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20221214-turquie-le-maire-d-istanbul-ekrem-imamoglu-condamn%C3%A9-%C3%A0-plus-de-deux-ans-de-prison">condamné</a> en décembre dernier à plus de deux ans de prison pour « insulte à des personnalités publiques ».</p>
<p>En réalité, le populaire Imamoglu avait surtout eu le tort d’infliger au parti d’Erdogan une rare <a href="https://www.liberation.fr/planete/2019/06/23/defaite-historique-d-erdogan-a-istanbul_1735740/">défaite aux élections municipales de 2019 à Istanbul</a>. Les sondages avaient montré que s’il s’était porté candidat à la présidentielle, <a href="https://www.duvarenglish.com/politics/2020/02/10/poll-shows-imamoglu-as-only-candidate-who-could-beat-erdogan-in-election">il aurait pu gagner contre Erdogan avec une marge confortable</a>. Certains <a href="https://www.contretemps.eu/condamnation-ekrem-imamoglu-maire-distanbul/">soutiennent</a> que la condamnation d’Imamoglu était motivée par des considérations politiques. Quoi qu’il en soit, Imamoglu étant hors jeu, l’opposition a dû se rallier à Kiliçdaroglu, le plus faible de tous les candidats à forte notoriété.</p>
<p>Erdogan exerce également une <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/chronique-des-m%C3%A9dias/20230512-la-libert%C3%A9-des-m%C3%A9dias-en-turquie">emprise sur les médias turcs</a> pratiquement généralisée, par l’intermédiaire de Fahrettin Altun, responsable des médias et de la communication au palais présidentiel.</p>
<p>Les médias turcs sont soit directement détenus par des proches d’Erdogan, comme le journal populaire <em>Sabah</em>, dirigé par Sedat Albayrak, soit contrôlés par des rédacteurs en chef nommés et surveillés par Altun. Certains sites d’information indépendants sur Internet, comme <a href="https://t24.com.tr/">T24</a>, pratiquent l’autocensure pour rester opérationnels.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1661761115687198721"}"></div></p>
<p>Grâce à ce contrôle massif des médias, Erdogan et ses proches s’étaient assurés d’avoir un <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/presidentielle-en-turquie-recep-tayyip-erdogan-a-60-fois-plus-de-temps-de-parole-sur-la-television-publique-que-son-rival_5805047.html">temps d’antenne à la télévision bien supérieur à celui de l’opposition</a>. Le président réélu avait été dépeint dans les médias comme un leader mondial faisant progresser la Turquie en construisant des aéroports, des routes et des ponts. Il s’était présenté devant des dizaines de journalistes à la télévision, mais toutes les questions étaient préparées à l’avance et Erdogan a simplement lu ses réponses à l’aide d’un prompteur.</p>
<p>Altun avait également orchestré une vaste campagne de diffamation contre Kiliçdaroglu. Le leader de l’opposition avait bénéficié d’un temps d’antenne minimal, et lorsqu’il apparaissait dans les médias, il était dépeint comme un dirigeant inapte à gouverner le pays.</p>
<p>Altun contrôlait non seulement les chaînes de télévision et la presse écrite traditionnelles, mais aussi les réseaux sociaux. Sur Twitter, une plate-forme très influente en Turquie, Altun utilise depuis longtemps des robots et une <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-AK-Trolls-une-armee-digitale-au-service-des-interets-politiques-du-pouvoir-3580.html">armée de trolls</a> et d’influenceurs rémunérés pour tenter de contrôler les débats.</p>
<p>Et cela a fonctionné. Un nombre suffisant d’électeurs ont été influencés par la confusion et la peur que le pays serait dans un bien pire état si Kiliçdaroglu venait à être élu.</p>
<p>Enfin, il y avait un <a href="https://www.europe1.fr/international/presidentielle-en-turquie-face-a-lenorme-risque-de-fraude-la-societe-civile-turque-se-mobilise-4182741">risque de fraude</a> en raison de l’opacité du traitement des résultats des élections. Une fois chaque urne dépouillée, le bulletin de vote et la feuille de résultats sont transportés par la police (dans les villes) et par l’armée (dans les régions) jusqu’aux bureaux de la commission électorale. La police et l’armée sont toutes deux sous le contrôle étroit d’Erdogan.</p>
<p>Ajoutons que les résultats sont rapportés uniquement par l’agence publique Anadolu, alors qu’auparavant ils étaient rapportés par de multiples agences indépendantes.</p>
<p>Même si <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/election-presidentielle-en-turquie/temoignages-elections-en-turquie-ces-gardiens-des-urnes-qui-ont-les-yeux-bien-ouverts-pour-eviter-les-fraudes-en-ce-jour-de-vote-crucial_5823620.html">aucune preuve incontestable de fraude</a> n’est révélée, le spectre de la manipulation pourrait remettre en question l’intégrité de l’ensemble du processus électoral.</p>
<h2>Le soutien massif des électeurs religieux</h2>
<p>Deux autres facteurs ont joué un rôle décisif dans les élections.</p>
<p>Le premier est l’appel à voter en faveur d’Erdogan lancé par Sinan Ogan, qui était arrivé en troisième position au premier tour de l’élection présidentielle il y a deux semaines, avec 5,2 % des suffrages. Erdogan a persuadé <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230522-turquie-l-ultranationaliste-sinan-ogan-annonce-son-soutien-%C3%A0-erdogan-au-second-tour">Ogan de lui apporter son soutien</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1660654751585796102"}"></div></p>
<p>Le deuxième facteur, le plus important, est la perception quasi surnaturelle qu’ont les électeurs conservateurs et religieux d’Erdogan. Pour eux, le président sortant est un héros religieux et un sauveur.</p>
<p>La population religieuse de Turquie a longtemps souffert de persécutions au nom de la laïcité. Pour eux, Kiliçdaroglu et son Parti républicain du peuple symbolisent cette persécution. Bien que Kiliçdaroglu ait abandonné les politiques laïques strictes du parti, ces électeurs ne lui ont jamais pardonné d’avoir empêché les femmes musulmanes de porter le foulard dans les établissements d’enseignement et les institutions publiques, et d’avoir tenu la religion à l’écart de la vie publique et de la politique pendant des décennies.</p>
<p>La droite conservatrice et religieuse turque voit en Erdogan un leader mondial et un héros qui a lutté contre des forces mal intentionnées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, pour rendre à la Turquie sa grandeur.</p>
<h2>Que va-t-il se passer en Turquie après les élections ?</h2>
<p>La Turquie avait désespérément besoin d’un changement de gouvernement et d’une bouffée d’air frais. Aujourd’hui, l’asphyxie sociale, politique et économique risque de s’aggraver.</p>
<p>Il y a quelques années, Erdogan avait <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/17/erdogan-poursuit-sa-mission-de-reinscrire-la-turquie-sur-la-grande-carte-du-monde-pour-rendre-aux-turcs-leur-fierte_6173667_3232.html">promis une renaissance de la Turquie d’ici à 2023</a>, date du <a href="https://www.bostonglobe.com/2023/01/04/opinion/turkey-turns-100-its-democratic-future-still-has-not-arrived/">centième anniversaire</a> de la fondation de la République. La Turquie était censée entrer dans le top 10 des économies mondiales d’ici là. Cependant, la Turquie <a href="https://www.worldometers.info/gdp/gdp-by-country/">se situe à peine dans le top 20</a>.</p>
<p>L’économie a connu un ralentissement important au cours des trois dernières années. La valeur de la <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20211127-la-chute-de-la-livre-turque-une-aubaine-pour-les-voisins-grecs-et-bulgares">livre turque a chuté</a>, ce qui a conduit à une économie basée sur le dollar.</p>
<p>Mais les dollars sont difficiles à trouver. La Banque centrale turque a maintenu l’économie à flot en vidant ses réserves au cours des derniers mois en vue des élections. Le <a href="https://www.leconomistemaghrebin.com/2023/04/11/turquie-deficit-courant-plonge-rouge-profond/">déficit du compte courant</a> a été de 8 à 10 milliards de dollars chaque mois, et les réserves sont tombées dans le négatif la semaine dernière pour la première fois depuis 2002.</p>
<p>Erdogan doit maintenant trouver de l’argent. Il aura recours à des prêts étrangers à des taux d’intérêt élevés et se lancera dans une tournée diplomatique des pays musulmans riches en pétrole pour attirer une partie de leurs fonds vers la Turquie. L’incertitude qui entoure le succès de ces initiatives risque de plonger l’économie turque dans la récession.</p>
<p>Pour la population turque, cela pourrait se traduire par un chômage massif et une hausse du coût de la vie. Le <a href="https://fr.euronews.com/2022/10/03/linflation-atteint-834-en-turquie-le-taux-le-plus-eleve-depuis-24-ans">taux d’inflation a atteint son plus haut niveau en 24 ans, 85,5 %</a> l’année dernière, et pourrait encore augmenter, car le gouvernement, à court d’argent, continue d’imprimer de la monnaie numérique pour payer son importante main-d’œuvre bureaucratique.</p>
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<p>En matière de politique étrangère, Erdogan continuera d’essayer de faire de la Turquie une puissance régionale indépendante de l’OTAN, de l’Union européenne et des États-Unis. Il continuera probablement à <a href="https://www.europe1.fr/international/turquie-la-politique-etrangere-derdogan-passe-par-sa-relation-avec-moscou-4185649">renforcer les liens de la Turquie</a>] avec le président russe Vladimir Poutine, ce qui inquiète les alliés occidentaux du pays.</p>
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<h2>Que nous réserve l’avenir ?</h2>
<p>Il s’agit du dernier mandat d’Erdogan, conformément à la Constitution turque, et il est possible qu’il soit écourté.</p>
<p>Le président, âgé de 69 ans, a de <a href="https://www.leparisien.fr/international/turquie-cinq-minutes-pour-comprendre-les-inquietudes-autour-de-la-sante-derdogan-28-04-2023-PYKOMNEAHRGG7ES5OYRFF23PX4.php">nombreux problèmes de santé</a>. Il est de plus en plus fragile physiquement, il a du mal à marcher et ses discours sont souvent saccadés. Dans les années à venir, son état de santé pourrait se dégrader et il pourrait être contraint de céder sa place à un homme de confiance.</p>
<p>L’autre possibilité est que des dirigeants potentiels de son parti décident de commettre un coup d’État pour renverser Erdogan avant la fin de son mandat, afin d’obtenir le soutien de l’opinion publique en vue de l’élection présidentielle de 2028.</p>
<p>Bien que la Turquie postélectorale connaisse pour l’instant une certaine stabilité politique, le pays sera en proie à des troubles économiques, sociaux et politiques dans un avenir prévisible.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206631/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mehmet Ozalp est affilié à l'Islamic Sciences and Research Academy of Australia.</span></em></p>Avec la reconduction du président sortant pour cinq années supplémentaires, l’asphyxie sociale, politique et économique risque de s’aggraver en Turquie.Mehmet Ozalp, Associate Professor in Islamic Studies, Director of The Centre for Islamic Studies and Civilisation and Executive Member of Public and Contextual Theology, Charles Sturt UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2063662023-05-25T16:48:57Z2023-05-25T16:48:57ZLes Turcs de l’étranger, un électorat acquis à Erdogan ?<p>Les résultats des élections législatives et du premier tour de la présidentielle turque de ce 14 mai 2023 ont été accueillis avec une certaine surprise par les médias français suivant la campagne, dans la mesure où nombre d’entre eux <a href="https://www.tf1info.fr/actualite/election-la-fin-de-l-ere-recep-tayyip-erdogan-une-presidentielle-cruciale-en-turquie-13304/">avaient annoncé</a> dans les jours précédents la fin de <a href="https://www.lopinion.fr/international/election-presidentielle-en-turquie-la-fin-de-lere-erdogan/">« l’ère »</a> ou du <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/presidentielle-en-turquie-la-fin-du-regne-erdogan_5814086.htm">« règne »</a> de Recep Tayyip <a href="https://theconversation.com/fr/topics/recep-tayyip-erdogan-21581">Erdogan</a>.</p>
<p>Un étonnement qui peut s’expliquer à la fois par les <a href="https://www.courrierinternational.com/article/elections-turquie-une-defaite-d-erdogan-au-premier-tour-n-est-plus-a-exclure">nombreux sondages</a> qui donnaient le président sortant défait par la coalition hétéroclite de six partis ayant fait front commun pour essayer de le faire chuter après 20 ans au pouvoir, mais aussi par une tendance au « wishful thinking » illustrant l’espoir du paysage politico-médiatique français de voir perdre le chef d’État turc.</p>
<p>Par exemple, parmi les Turcs de France amenés à livrer leurs analyses, seuls des opposants au gouvernement sortant ont été <a href="https://www.france.tv/france-5/c-ce-soir/c-ce-soir-saison-3/4840510-erdogan-la-fin-d-une-ere.html">invités à développer leur point de vue sur le sentiment politique national</a>, au détriment des sympathisants du président Erdogan. Un biais qui alimente le discours gouvernemental turc sur les <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/complorama/la-turquie-complotiste-a-l-heure-de-l-election-presidentielle_5842877.html">« complots étrangers » visant à faire chuter le gouvernement</a>, et qui contribue également à invisibiliser le vote des Turcs de France.</p>
<p>Ces derniers, comme la majorité des Turcs installés à l’étranger, sont en effet très majoritairement favorables au parti au pouvoir depuis l’ouverture des urnes dans les consulats de Turquie à l’occasion de l’élection présidentielle de 2014 qui fut la première à sacrer Recep Tayyip Erdogan. Jusqu’alors, le vote des ressortissants turcs n’était possible que depuis les postes-frontières de la Turquie, ce qui limitait bien plus la participation des expatriés.</p>
<h2>Les Turcs de l’étranger, un réservoir de voix pour Erdogan</h2>
<p>Avec 49,52 % des 55 833 000 suffrages exprimés au premier tour, il n’a manqué que 268 000 voix au président sortant pour être réélu dimanche 14 mai pour un troisième mandat présidentiel consécutif.</p>
<p>Or, sur l’ensemble des urnes dépouillées hors des frontières turques, l’actuel chef d’État a rassemblé 57,5 % des suffrages avec 1 047 740 électeurs, pour un taux de participation total des Turcs de l’étranger de seulement 50,73 %, alors que 88,82 % des votants se sont déplacés en Turquie. Une baisse de l’abstention des expatriés pourrait ainsi à elle seule suffire à faire réélire le président lors du second tour.</p>
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<p>Le chef de l’État et son gouvernement sont effectivement plus populaires auprès des ressortissants turcs qu’auprès des électeurs vivant en Turquie, comme l’illustrent les scores obtenus par Recep Tayyip Erdogan dans les quatre pays étrangers où les citoyens turcs sont le plus nombreux.</p>
<p>En Allemagne (avec 65,5 % des suffrages pour 475 593 électeurs), en France (64,8 %, 126 572), aux Pays-Bas (68,4 %, 98 265) et en Belgique (72,3 %, 50 318) il a ainsi à chaque fois obtenu un <a href="https://www.yenisafak.com/secim-cumhurbaskanligi-2023/dunya-secim-sonuclari">score qui aurait suffi à le faire réélire dès le premier tour</a>.</p>
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<p>Un large soutien que l’on retrouve également au niveau local dans la quasi-totalité des <a href="https://www.yenisafak.com/secim-cumhurbaskanligi-2023/yurtdisi-fransa-secim-sonuclari">neuf bureaux de vote installés sur le territoire français</a>, avec des scores plébiscitaires à Clermont-Ferrand (90,9 %), Lyon (86,3 %) et Orléans (85,8 %) ; d’autres larges victoires à Strasbourg (70,9 %), Mulhouse (65,8 %), Nantes (65,7 %) et Bordeaux (57,3 %) ; un résultat plus serré à Paris (51,2 %) et une seule défaite, à Marseille (42,8 % contre 56,3 % pour son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu).</p>
<p>Ces résultats du candidat Erdoğan en France sont même meilleurs que lors de la présidentielle précédente, en 2018, quand il n’avait remporté « que » <a href="https://www.yenisafak.com/secim-cumhurbaskanligi-2018/yurtdisi-fransa-secim-sonuclari">63,7 % des suffrages dans le pays</a>, ce qui ne l’avait pas empêché d’être réélu dès le premier tour avec 52,6 % des voix sur l’ensemble des votants. En 2014, il avait rassemblé déjà <a href="https://www.memurlar.net/secim/haziran-2018-secim-sonuclari/cb-dunya.html">63,68 % des suffrages</a> dans les bureaux de vote installés sur le territoire français (il avait alors aussi été élu au premier tour, avec 51,79 %).</p>
<h2>Le cas de la France dans le paysage politique turc</h2>
<p>Lors des précédents scrutins, la France avait fait l’objet d’une campagne électorale à part entière, avec la venue de plusieurs personnalités du Parti de la Justice et du Développement) (AKP) au pouvoir. Le chef d’État en personne avait même pris part à de véritables meetings électoraux à Paris en 2010, Lyon en 2014 et <a href="https://www.francetvinfo.fr/elections/presidentielle/turquie-un-meeting-pro-erdogan-a-metz-fait-polemique_2094869.html9">Metz en 2017</a>.</p>
<p>Des rassemblements comparables ont également eu lieu à l’instigation des partis de l’opposition, comme le Parti démocratique des Peuples (HDP), dont certains députés et autres représentants sont participé à des débats citoyens en France, notamment <a href="https://www.kedistan.net/2018/05/28/meeting-marseille-garo-paylan/">à Marseille en 2018</a> à l’invitation d’associations arméniennes et kurdes locales. La spécificité du bassin électoral marseillais, plutôt favorable aux candidats anti-Erdoğan en 2023 comme en 2018 et 2014 – quand le président fut chaque fois au coude à coude avec le candidat du HDP, <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20210528-turquie-l-opposant-kurde-selahattin-demirtas-de-nouveau-condamn%C3%A9">Selahattin Demirtas, désormais emprisonné en Turquie</a> –, s’explique par <a href="https://www.researchgate.net/publication/346786184_Le_developpement_transnational_de_la_cause_kurde_etude_du_foyer_d%E2%80%99implantation_militante_en_region_marseillaise">l’implantation ancienne de réseaux kurdes et d’une importante diaspora arménienne</a> opposés aux gouvernements turcs successifs.</p>
<p>L’électorat turc présent sur le reste du territoire français est surtout constitué de personnes arrivées à la suite de la signature d’un <a href="https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1973_num_28_2_15411">accord d’envoi de main-d’œuvre signé avec la Turquie en 1965</a>, en grande partie issues des régions rurales de l’Anatolie, majoritairement acquises à l’AKP et à Erdoğan. De plus, cette population d’émigrés économiques et de leurs descendants est depuis longtemps particulièrement <a href="https://www.researchgate.net/publication/346786034_Les_Turcs_de_l%E2%80%99etranger_au_coeur_de_la_strategie_d%E2%80%99influence_internationale_d%E2%80%99Erdogan_etude_du_cas_franco-europeen">courtisée par les organisations de l’islam politique turc transnational</a>, dont le président turc est issu. Elle est aussi souvent ciblée par les discours nationalistes visant à renforcer les liens de la Turquie avec ses ressortissants résidant au-delà de ses frontières.</p>
<h2>Une exportation des dérives du système électoral turc</h2>
<p>L’une des principales réussites politiques du chef de l’État turc – en tant que premier ministre puis président, depuis 2003 – est justement d’avoir consolidé la synthèse entre l’islamisme et le nationalisme, comme l’illustre la coalition gouvernementale qu’il a formée avec le Parti d’Action nationaliste (MHP, extrême droite d’inspiration fasciste) depuis les élections de 2018. Ce parti qui va lui permettre à nouveau de former un gouvernement de coalition majoritaire à la suite des élections législatives de cette année avec ses 50 députés, est également l’organisation mère de la mouvance des « Loups gris ».</p>
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<p>Les « Loups gris » désignent une milice rassemblant de jeunes militants du parti qui a été, en France, officiellement <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/11/02/le-gouvernement-annonce-la-dissolution-des-loups-gris-mouvement-ultranationaliste-turc_6058211_823448.html">dissoute par un décret du Conseil des ministres en 2020</a>, suite à des manifestations violentes contre la communauté arménienne de Décines. De nouvelles violences ont eu lieu cette année dans cette même ville de l’agglomération lyonnaise dans le cadre des élections turques, puisque des assesseurs censés garantir le bon déroulé du scrutin et issus du Parti de la Gauche Verte (YSP) <a href="https://www.lepoint.fr/societe/presidentielle-en-turquie-des-opposants-d-erdogan-agresses-pres-de-lyon-12-05-2023-2519875_23.php">ont été agressés</a> lors de la fermeture du bureau de vote installé dans la commune pour les électeurs turcs de la région de Lyon.</p>
<p>La tenue même du scrutin dans des locaux d’ordinaire utilisés par l’organe consulaire du ministère des Affaires religieuses turques – l’Union des Affaires culturelles turco-islamiques (DITIB, <em>Diyanet İşleri Türk İslam Birliği</em>) de Lyon – <a href="https://www.leprogres.fr/politique/2023/05/11/elections-turques-la-deputee-tanzilli-saisit-le-procureur">pose par ailleurs question</a>, dans la mesure où la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043964778">loi contre le séparatisme</a> votée le 24 août 2021 en France interdit justement d’organiser des élections dans des bâtiments « servant habituellement à l’exercice du culte ou utilisés par une association cultuelle ». Or la Turquie est officiellement un État laïc au même titre que la France, bien que les <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/france-turquie-deux-laicites-que-tout-oppose_2137862.html">deux conceptions nationales de cette notion de laïcité soient profondément différentes</a>.</p>
<p>Reste qu’il peut demeurer gênant pour une partie de l’électorat turc lyonnais de se rendre dans un lieu associé à la pratique de l’islam sunnite, notamment dans la mesure où le principal opposant au président Erdoğan lors de cette élection a lui-même <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/10/elections-en-turquie-en-se-revendiquant-alevi-kemal-kilicdaroglu-a-brise-un-tabou_6172737_3232.html">proclamé son appartenance au mouvement religieux alévi</a>. Un culte traditionnellement marginalisé par l’organe gouvernemental responsable des affaires religieuses en Turquie comme à l’étranger, et qui est justement accusé d’être propriétaire des lieux dans lesquels a été organisé le vote des ressortissants turcs habitant dans la région de Lyon.</p>
<h2>Une polarisation croissante</h2>
<p>Cette transposition de la polarisation de plus en plus profonde du système politique turc s’observe dans cet exemple lyonnais mais aussi à Marseille, où des affrontements ont <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/presidentielle-en-turquie-une-bagarre-a-l-arme-blanche-dans-un-bureau-de-vote-a-marseille-2764382.html">également eu lieu à proximité du bureau de vote des Turcs de la région lors de ces élections</a>, ou encore en Allemagne, près de Stuttgart, où une dispute apparemment liée à ce même scrutin aurait fait <a href="https://tr.euronews.com/2023/05/11/almanyada-secim-kavgasi-iddiasi-mercedes-fabrikasinda-2-turk-isci-oldu">deux morts parmi des ouvriers turcs</a>.</p>
<p>Le comportement électoral des Turcs de l’étranger illustre ainsi l’évolution politique de la Turquie, dans la mesure où la persistance du soutien des expatriés au gouvernement actuel et au chef de l’État reflète leur popularité constante auprès d’une large base militante… mais aussi l’intégration de la synthèse idéologique islamo-nationaliste gouvernementale et de la rhétorique agressive qui l’accompagne par cet électorat qui n’hésite plus, dès lors, à s’en prendre directement à ses opposants, à l’étranger autant comme en Turquie. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206366/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rémi Carcélès bénéficie d'une bourse doctorale financée par l'Université d'Aix-Marseille ainsi que de fonds alloués par l'Institut des Hautes Études du Ministère de l'Intérieur (IHEMI), dans le cadre de son travail de recherche - portant sur "la transposition des conflits nationaux en contexte migratoire par l'étude des militantismes turcs, kurdes et arméniens en France" - il est notamment amené à côtoyer régulièrement des associations militantes turques pouvant être en lien avec des organisations mentionnées dans cet article.</span></em></p>Recep Tayyip Erdogan et son parti obtiennent de bien meilleurs scores auprès des Turcs installés en Europe occidentale qu’en Turquie même. Les élections de mai 2023 l’ont encore confirmé.Rémi Carcélès, Doctorant en science politique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2054952023-05-16T18:39:59Z2023-05-16T18:39:59ZQuand les États-Unis voient leurs alliés leur échapper…<p>Le contexte de la guerre en Ukraine a révélé l’importance de la stratégie du <a href="https://academic.oup.com/irap/article-abstract/19/3/367/5563899?redirectedFrom=fulltext">« hedging »</a>, une notion <a href="https://www.ig.com/fr/strategies-de-trading/le-hedging-explique-apprendre-a-trader-avec-la-strategie-du-hedging-190418">venue de l’univers de la finance</a> et qui désigne une approche consistant, pour un État, à assurer sa sécurité et à préserver ses intérêts en multipliant les partenariats.</p>
<p>Alors que l’hégémonie des États-Unis a longtemps reposé sur l’adhésion de leurs partenaires à l’agenda stratégique global américain à travers la construction d’alliances pérennes, l’ordre mondial est, aujourd’hui, de plus en plus caractérisé par la fluidification des rapports internationaux, l’affirmation d’intérêts nationaux et régionaux qui ne s’alignent plus sur les intérêts américains, et l’essor de <a href="https://orientxxi.info/magazine/bertrand-badie-les-alliances-de-bloc-sont-mortes-et-l-occident-ne-le-comprend,5706">« connivences fluctuantes »</a>. Plusieurs exemples l’illustrent actuellement de manière frappante.</p>
<h2>Un « monde non aligné ? »</h2>
<p>Comme le note avec justesse la revue <em>Foreign Affairs</em> dans l’introduction de son numéro de mai-juin 2023, consacré au <a href="https://www.foreignaffairs.com/issues/2023/102/3">« Monde non aligné »</a>, « étant donné que les hedgers attachent de l’importance à la liberté d’action, ils peuvent former des partenariats de convenance pour poursuivre des objectifs de politique étrangère spécifiques, mais il est peu probable qu’ils concluent des alliances générales. Il s’agit d’éviter la pression de choisir entre la Chine, la Russie et les États-Unis. »</p>
<p>La Chine, <a href="https://theconversation.com/quand-la-chine-organise-un-nouvel-espace-de-vassalite-190932">favorable à une transformation de l’architecture de gouvernance mondiale</a>, encourage ces « connivences fluctuantes » qui apparaissent aujourd’hui comme une manifestation, voire le fondement d’un nouvel ordre international. À cet égard, le politologue français Bertrand Badie <a href="https://youtu.be/NBLp3BfYtTI">rappelle</a> que « l’un des postulats de la diplomatie chinoise est que la Chine a besoin d’un monde stable et d’une économie mondiale prospère, à défaut de quoi le pari chinois de prendre la tête de la mondialisation viendrait à s’effondrer ; c’est la raison pour laquelle elle n’a aucun intérêt à une aggravation des conflits ». Pour Bertrand Badie, cette orientation sonne le glas de la <a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-de-leurope-en-miettes-a-leurope-en-blocs-179392">géopolitique de blocs</a>, car Pékin promeut, dans une approche pragmatique, la multiplication des partenariats au détriment des alliances exclusives et pérennes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/avec-le-conflit-russie-ukraine-le-renouveau-des-non-alignes-184295">Avec le conflit Russie-Ukraine, le renouveau des non alignés ?</a>
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<p>De leur côté, les partenaires traditionnels de Washington ne veulent pas se laisser entraîner dans une polarisation géopolitique, comme l’a illustré, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le <a href="https://www.washingtonexaminer.com/policy/foreign/which-countries-have-decided-not-to-sanction-russia">refus d’un certain nombre d’entre eux d’imposer des sanctions à la Russie</a>.</p>
<p>Ils perçoivent l’émergence de la Chine comme une opportunité de manœuvrer afin d’accroître leur autonomie décisionnelle. Deux exemples frappants illustrent aujourd’hui la consécration de ces « connivences fluctuantes » au détriment de la géopolitique de blocs : la <a href="https://theconversation.com/iran-arabie-saoudite-un-compromis-diplomatique-sous-legide-de-pekin-201828">normalisation entre l’Arabie saoudite et l’Iran</a>, intervenue grâce à la médiation chinoise ; et l’évolution de la <a href="https://theconversation.com/la-turquie-une-puissance-mediatrice-entre-la-russie-et-lukraine-203782">relation entre la Turquie et la Russie</a>.</p>
<h2>La connivence Iran/Arabie</h2>
<p>Ces deux acteurs étaient en conflit depuis plusieurs années. Dès 2013, l’Arabie saoudite, ainsi que les Émirats arabes unis, s’est fortement impliquée dans la guerre en Syrie, à la fois pour contrer l’influence de la Turquie et du Qatar (qui soutenaient également l’opposition à Bachar Al-Assad) et pour s’opposer à l’Iran, allié du régime de Damas.</p>
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<p>La confrontation entre Riyad et Téhéran s’est durcie à partir de 2015 <a href="https://geopolri.hypotheses.org/2590">du fait de la guerre au Yémen</a>, qui a mis à mal la crédibilité américaine et ses engagements de défense envers ses alliés du Golfe, Washington n’ayant guère réagi à la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/14/arabie-saoudite-deux-installations-petrolieres-attaquees-par-des-drones_5510368_3210.html">première attaque contre les installations pétrolières du géant saoudien Aramco en 2019</a>.</p>
<p>Ce contexte a accéléré le changement de paradigme en Arabie saoudite et donné naissance à une volonté d’appliquer une politique alternative pour apaiser la confrontation régionale tout en diversifiant les partenariats afin de préserver au mieux les intérêts saoudiens.</p>
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<p>Bien que les États-Unis demeurent un partenaire privilégié de Riyad, les <a href="https://theconversation.com/joe-biden-a-riyad-les-lecons-dun-echec-187645">tensions politiques restent persistantes</a>. L’Arabie saoudite a parallèlement renforcé son partenariat avec la Russie, allant jusqu’à refuser de souscrire aux demandes américaines d’augmenter sa production pétrolière et <a href="https://www.irsem.fr/publications-de-l-irsem/breves-strategiques/breve-strategique-n-47-2022-la-politique-petroliere-de-l-arabie-saoudite-et-des-eau.html">s’accordant avec Moscou sur une baisse</a>.</p>
<p>Dans cette approche visant à réduire les tensions régionales et à favoriser des formes de convergence, <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/turquie-arabie-saoudite-rivalite-rapprochement-2022">l’Arabie saoudite a également renoué avec la Turquie</a>, perçue comme un concurrent régional depuis 2011. Mais l’évolution la plus spectaculaire a été le resserrement des liens avec la Chine, devenue <a href="https://trends.levif.be/a-la-une/international/comment-la-chine-est-devenue-le-premier-partenaire-commercial-de-larabie-saoudite/">son premier partenaire commercial</a>. Riyad a approuvé la médiation chinoise sur le dossier iranien et <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/l-arabie-saoudite-resserre-ses-liens-avec-la-chine-en-s-associant-a-l-organisation-de-cooperation-de-shanghai-957175.html">s’est associé à l’Organisation de coopération de Shanghaï</a>.</p>
<p>En acceptant le parrainage chinois pour le rétablissement de ses relations avec l’Iran, l’Arabie saoudite a <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/05/08/united-states-influence-middle-east-iran-china/">mis à l’écart les États-Unis</a> qui, historiquement, ont toujours joué un rôle politique de premier plan au Moyen-Orient. Cette évolution est contraire aux intérêts américains, notamment parce que la réconciliation Riyad-Téhéran intervient dans un contexte de redéfinition des relations internationales – qui connaissent une évolution des alliances stables et durables vers ces « connivences fluctuantes » – et d’émergence, encouragée par Pékin, d’un monde non aligné.</p>
<p>La Chine tente en effet de <a href="https://www.courrierinternational.com/article/repositionnement-la-chine-se-reve-en-acteur-diplomatique-global-pour-contrer-washington">refonder l’ordre international</a> à travers une diplomatie de plus en plus active, un rôle de médiateur sur les dossiers régionaux, la multiplication des accords et des structures régionales de coopération et des rencontres politiques (BRICS, Asean, Organisation de Shanghaï, sommets Chine-pays arabes et Chine-Afrique…) qui remettent en cause le monopole du leadership américain.</p>
<p>Un autre cas mérite une attention particulière : la relation entre Moscou et Ankara, qui illustre une approche pragmatique des deux parties et une convergence d’intérêts, en dépit de contradictions persistantes.</p>
<h2>Turquie-Russie : un partenariat de convenance</h2>
<p>Les antagonismes entre la Russie et la Turquie se sont cristallisés en <a href="https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/la-tension-monte-en-syrie-entre-la-turquie-et-la-russie-1171604">Syrie</a>, en <a href="https://www.portail-ie.fr/univers/influence-lobbying-et-guerre-de-linformation/2021/la-libye-typologie-dune-guerre-dinfluence-russo-turque/">Libye</a>, mais aussi <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/13/haut-karabakh-tiraillements-entre-la-russie-et-la-turquie-sur-la-supervision-du-cessez-le-feu_6059600_3210.html">dans le Caucase</a>. Pourtant, sur tous ces terrains de conflits, Russes et Turcs ont trouvé un modus vivendi et mis en place des mécanismes de gestion pacifiés.</p>
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<p>Par ailleurs, bien que dans le contexte de la guerre en Ukraine, Ankara ait publiquement affirmé son soutien à l’intégrité territoriale du pays et <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/la-guerre-en-ukraine-vitrine-du-drone-turc-bayraktar-7094729">armé Kiev</a>, elle <a href="https://www.huffingtonpost.fr/international/article/guerre-en-ukraine-a-quoi-joue-la-turquie_196423.html">s’est toujours refusée à appliquer des sanctions contre la Russie</a>, dont elle dépend pour son approvisionnement en gaz.</p>
<p>En outre, malgré son statut de membre de l’OTAN, la <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/la-turquie-est-prete-a-utiliser-le-systeme-antimissile-russe-s-400-1453226">Turquie a fait le choix d’acquérir des S-400 russes</a> pour son système de défense anti-missiles, une décision qui a fait ressurgir les tensions dans sa relation avec Washington.</p>
<p>Enfin, <a href="https://english.aawsat.com/home/article/4254811/%E2%80%98normalization%E2%80%99-talks-between-ankara-damascus-kick-moscow">Ankara a accepté de s’engager dans un dialogue avec le régime de Damas, sous l’égide de la Russie</a>, et contre l’avis de Washington – une évolution qui laisse entrevoir une possible normalisation prochaine dans les relations bilatérales turco-syriennes.</p>
<p>Notons toutefois qu’une éventuelle victoire de Kemal Kiliçdaroglu, plus sensible aux positions européennes et plus réceptif aux demandes américaines qu’Erdogan, <a href="https://foreignpolicy.com/2023/04/14/turkey-election-kemal-kilicdaroglu-chp-platform-erdogan/">pourrait rebattre les cartes</a>. Mais au vu des résultats du premier tour, le président sortant semble <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230515-turquie-recep-tayyip-erdogan-en-position-de-force-avant-le-deuxi%C3%A8me-tour-de-la-pr%C3%A9sidentielle">mieux placé pour l’emporter</a>.</p>
<h2>La fin des alliances stables</h2>
<p>En définitive, la diversification des partenariats stratégiques des alliés historiques des États-Unis et leur volonté de construire des convergences conformes à leur propre représentation de leurs intérêts stratégiques témoignent aujourd’hui d’une tendance de fond : la fin des alliances stables et le dépassement de la logique de polarisation géopolitique nécessaire au maintien de l’hégémonie américaine.</p>
<p>Cette évolution est encouragée par la Chine dans un contexte où Pékin incite également à une <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/26/10-points-sur-les-sanctions-americaines-et-la-dedollarisation/">remise en cause de la domination incontestée du dollar</a>. En mars dernier, la transaction inédite de TotalEnergies avec le géant chinois des hydrocarbures CNOOC <a href="https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/totalenergies-livre-a-la-chine-du-gnl-paye-en-yuans-une-premiere-957227.html">libellée en yuans</a> a provoqué la surprise. Plus récemment, c’est l’Argentine qui a pris la décision de régler ses importations chinoises en <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/l-argentine-abandonne-le-dollar-au-profit-du-yuan-pour-payer-ses-importations-chinoises-960393.html">yuans plutôt qu’en dollars</a>…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/205495/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alliées historiques de Washington, l’Arabie saoudite (en se rapprochant de l’Iran) et la Turquie (en suivant sa propre ligne vis-à-vis de la Russie) s’émancipent de la tutelle américaine.Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2048762023-05-09T18:25:00Z2023-05-09T18:25:00ZLa Turquie va-t-elle sortir de l’erdoganisme ?<p>En <a href="https://theconversation.com/fr/topics/turquie-21579">Turquie</a>, les élections présidentielle et législatives de mai 2023 (premier tour le 14 mai pour les deux, second tour le 28 pour la présidentielle) auront un caractère de référendum. Les électeurs sont, en effet, appelés à choisir entre deux voies politiques opposées.</p>
<p>En votant à la présidentielle pour <a href="https://theconversation.com/fr/topics/recep-tayyip-erdogan-21581">Recep Tayyip Erdogan</a> et aux législatives pour les partis de l’Alliance populaire constituée autour de lui et de sa formation l’AKP (Parti de la justice et du développement), ils soutiendront la consolidation d’un régime autocratique mettant en œuvre une politique répressive nationale-islamiste.</p>
<p>L’autre option est de voter pour le retour à la démocratie, à l’État de droit et au régime parlementaire. Le chef du Parti républicain du peuple (CHP, républicain, social-démocrate et laïc) Kemal Kiliçdaroglu incarne cette seconde option, qui signifierait la fin de l’erdoganisme, régime taillé sur mesure pour le pouvoir d’un seul homme. Pour la première fois, une très large coalition – la Table des Six, réunie autour du CHP, se présente unie face à Erdogan et son régime. Sera-ce suffisant pour mettre fin à un système dont l’édification a démarré il y a vingt ans ?</p>
<h2>Le durcissement d’Erdogan</h2>
<p>Le glissement progressif vers l’autocratie a commencé après les <a href="https://ovipot.hypotheses.org/5745">élections législatives de 2011</a>. Sorti victorieux pour la troisième fois des élections générales, Recep Tayyip Erdogan, premier ministre depuis 2003, commença alors à faire l’éloge d’un système présidentiel qui lui permettrait de « diriger le pays comme une société anonyme » et de « prendre des décisions le plus vite possible ». En 2014, pour la première fois, le président de la République doit être élu au suffrage universel. Erdogan se fait élire et déclare que désormais « le régime est devenu, de fait, présidentiel ».</p>
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<p><a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2017-2-page-105.htm">La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016</a> et le régime d’état d’exception qui a suivi lui donnèrent l’occasion de transformer cet état de fait en état de droit.</p>
<p>Grâce au soutien du parti d’extrême droite MHP, <a href="https://www.lejdd.fr/International/Turquie-Pourquoi-Erdogan-flirte-t-il-avec-l-extreme-droite-824296-3148787">nouvel et indispensable allié de l’AKP pour conserver la majorité au Parlement</a>, le régime présidentiel a été entériné de justesse (51,4 %) en avril 2017, à l’issue d’un référendum entaché d’irrégularités.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"854291471624794114"}"></div></p>
<p>Une autocratie élective et répressive, sans séparation des pouvoirs, fondée sur une idéologie nationaliste-religieuse, une <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/economie-la-pauvrete-dans-la-croissance-6458417">politique économique chaotique</a> et une politique étrangère agressive et <a href="https://theconversation.com/la-turquie-une-puissance-mediatrice-entre-la-russie-et-lukraine-203782">opportuniste</a> s’est ainsi mise en place. Les réussites économiques d’antan ont laissé place à une <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/11/20/en-turquie-l-economie-sur-une-pente-dangereuse_6150780_3234.html">grave crise</a> marqu&ée par une très forte inflation, une croissance chaotique et la dépréciation vertigineuse de la livre turque.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/seisme-en-turquie-pourquoi-autant-de-degats-et-dimpuissance-203191">Les tremblements de terre du 6 février 2023</a>, qui ont causé des dizaines de milliers de morts, ont révélé toutes les faiblesses du système mis en place : l’incurie des institutions, les conséquences de l’hypercentralisation et du népotisme dans l’administration, les résultats des <a href="https://theconversation.com/seisme-en-turquie-la-catastrophe-humanitaire-sexplique-aussi-par-la-corruption-generalisee-200568">autorisations accordées à des fins électorales à des constructions non conformes aux normes antisismiques</a>… C’est dans ce contexte que la Turquie est entrée dans la campagne électorale.</p>
<h2>Une opposition enfin unie</h2>
<p>Erdogan, en <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/polls-show-erdogan-lags-opposition-by-more-than-10-points-ahead-may-vote-2023-03-13/">perte de popularité</a> et pour la première fois en position défensive, a dû élargir la coalition formée avec l’extrême droite – l’Alliance populaire – vers des <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1333017/pour-elargir-son-alliance-erdogan-sentoure-de-partis-islamistes-dextreme-droite.html">partis très minoritaires se réclamant d’un fondamentalisme islamiste radical</a>. Face à lui, une coalition formée à la veille des élections de juin 2018, l’Alliance de la Nation, s’est élargie à d’autres partis et est devenue, en février 2022, la « Table des Six ».</p>
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<p>La première expérience de formation d’un front uni anti-Erdogan avait donné des résultats probants lors des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/24/turquie-erdogan-perd-istanbul-c-ur-de-son-pouvoir_5480713_3210.html">élections municipales de 2019</a>. Prenant appui sur cette réussite, le chef du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, a imposé à son parti un aggiornamento pour former des alliances avec les partis conservateurs.</p>
<p>La Table des Six, ou l’Alliance de la Nation, regroupe donc le CHP, le Bon parti (droite nationaliste formée en partie des dissidents de MHP), deux partis libéraux et conservateurs créés par des dissidents de l’AKP, et un parti qui représente l’islamisme historique et très critique à l’égard de la corruption et du népotisme de l’AKP. Ces six partis ont désigné Kiliçdaroglu comme leur candidat pour l’élection présidentielle. Le parti pro-kurde de gauche HDP (Parti démocratique des peuples) qui représente au Parlement la majorité des électeurs kurdes (la population kurde est estimée autour de 18 %), ainsi que les différents courants de la gauche, ont aussi appelé à voter pour lui.</p>
<p>Voyant venir ce danger de front uni, Erdogan avait pourtant pris le soin auparavant de faire écarter de la course présidentielle le très populaire maire d’Istanbul, <a href="https://www.lepoint.fr/monde/le-maire-d-istanbul-condamne-un-concurrent-de-moins-pour-erdogan-15-12-2022-2501916_24.php">Ekrem Imamoglu</a> (CHP), élu en 2019, en le <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20221214-turquie-le-maire-d-istanbul-ekrem-imamoglu-condamn%C3%A9-%C3%A0-plus-de-deux-ans-de-prison">faisant condamner</a> en décembre 2022 à deux ans et sept mois de prison pour « insultes » à l’encontre de certains hauts fonctionnaires du régime. Le chef de l’État espérait voir la Table des Six se déchirer dans la recherche de son candidat à la présidentielle et finalement éclater. Sa stratégie a échoué et le large consensus réalisé autour d’un candidat anti-Erdogan unique a changé le contexte politique traditionnel dans lequel ce dernier avait l’habitude de manœuvrer facilement.</p>
<h2>Un scrutin aux faux airs de référendum pour ou contre Erdogan</h2>
<p>Depuis le <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270002-la-turquie-d-erdogan-une-evolution-politique-spectaculaire">virage</a> vers un nationalisme religieux et autoritaire opéré par Erdogan au début de la décennie 2010, un des axes majeurs de sa stratégie politique a été d’attiser les fractures ethniques (Turcs-Kurdes), confessionnelles (sunnites-alévis) et culturelles (modernistes-conservateurs) qui travaillent la société.</p>
<p>Il se plaçait comme le leader naturel de la majorité sociologique turque, sunnite et conservatrice, accusant les représentants de l’opposition d’être des « diviseurs de l’unité nationale et confessionnelle », « le prolongement d’organisations terroristes » ou des agents de puissances étrangères ayant des visées sur la Turquie.</p>
<p>L’expression « authentique et nationale » devint son leitmotiv pour qualifier les actions de son gouvernement. Mais la composition des partis qui forment la Table des Six autour de Kiliçdaroglu, le soutien du mouvement kurde et des mouvements de gauche et la grave crise économique ont brouillé sa stratégie. La fracture entre les partisans et les adversaires d’Erdogan semble devoir surdéterminer l’issue des élections de mai 2023.</p>
<p>Avec une personnalité diamétralement opposée à celle d’Erdogan, Kilicdaroglu se positionne comme une « force tranquille » dans cette campagne électorale et a réussi à créer, ces dernières semaines, une <a href="https://www.taurillon.org/le-courrier-d-europe-kemal-kilicdaroglu-met-toutes-les-chances-de-son-cote">vraie dynamique électorale</a>. Il répond à l’aspiration d’une large partie de la population d’un retour à la quiétude, à une certaine normalité démocratique et à des politiques économiques plus rationnelles, moins chaotiques et imprévisibles par exemple au sujet des taux d’intérêt qu’Erdogan a <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/la-turquie-baisse-ses-taux-directeurs-de-1-5-point-a-rebours-du-reste-du-monde-942085.html">fait passer en dessous de 10 % alors que le taux d’inflation s’approche de 100 %</a>.</p>
<p>De son côté, le HDP, malgré la <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/turquie-le-parti-pro-kurde-hdp-prive-de-subventions-20230105">répression</a> et les discriminations quasi quotidiennes qu’il subit, a réussi à former une alliance avec des petits partis de gauche pour les élections législatives. Et pour court-circuiter l’épée de Damoclès d’une dissolution par la Cour constitutionnelle à la veille du scrutin qui pèse sur lui depuis deux ans, il a pris la décision de se présenter aux élections sous les couleurs d’un autre parti, le <a href="https://kurdistan-au-feminin.fr/2023/03/31/turquie-le-hdp-entre-dans-la-course-electorale-sous-la-banniere-du-parti-de-la-gauche-verte/">Parti de la gauche verte</a>. Cette alliance qui ne présente pas de candidat pour la présidentielle et appelle à voter Kilicdaroglu dès le premier tour aura aussi un rôle décisif à jouer dans la future assemblée. Le soutien de ses élus sera probablement nécessaire pour former une majorité parlementaire avec l’Alliance de la nation.</p>
<p>Le dénominateur commun de tous ces nouveaux mouvements de rapprochement est leur volonté de mettre fin au règne de vingt ans d’Erdogan, de revenir au régime parlementaire à travers un changement constitutionnel, de rétablir l’État de droit et les droits et libertés fondamentaux, de mettre fin à l’arbitraire, au népotisme, à la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/corruption-en-turquie-les-revelations-d-un-mafieux-plongent-le-parti-d-erdogan-dans-la-tourmente">corruption</a> et au recours à la religion comme instrument politique actif, et enfin de rétablir la confiance des acteurs économiques internationaux et de relancer les négociations avec l’UE, <a href="https://www.lepoint.fr/europe/adhesion-de-la-turquie-a-l-ue-des-negociations-reellement-au-point-mort-26-06-2018-2230829_2626.php">au point mort depuis plusieurs années</a>.</p>
<h2>Et après les élections ?</h2>
<p>Si l’opposition gagne ces élections, la tâche pour sortir du système légué par l’erdoganisme sera immense, et en tout état de cause la Turquie ne deviendra pas rapidement une démocratie apaisée. On ne peut qu’espérer que ce grand moment d’effervescence démocratique ne soit pas passager, comme ce fut le cas plusieurs fois dans le passé.</p>
<p>En revanche, en cas de nouvelle victoire d’Erdogan et de l’AKP, la Turquie s’engouffrera pour longtemps dans le camp des autocraties populistes et du <a href="https://theconversation.com/la-chine-ou-le-paradigme-du-national-capitalisme-autoritaire-174488">national-capitalisme autoritaire</a>. Les espoirs d’une sortie possible de l’autocratie par les élections seront affaiblis.</p>
<p>Et si l’opposition gagne mais <a href="https://www.challenges.fr/idees/turquie-erdogan-lachera-t-il-le-pouvoir-en-cas-de-defaite-electorale_854332">Erdogan ne reconnaît pas les résultats des élections</a> ou si le système juridique qu’il a mis en place annonce des résultats contraires ?</p>
<p>Cette question est bien sûr dans la tête de tous les électeurs de l’opposition en Turquie. Mais à part organiser une grande mobilisation civile pour assurer la sécurité du scrutin et réaliser un travail acharné pour convaincre les électeurs hésitants à voter pour le changement, tous les partis d’opposition sont unanimes pour ne pas parler de cette hypothèse sombre avant les élections.</p>
<p>D’abord pour ne pas effrayer les électeurs par un tel scénario du chaos, pour le moment hypothétique, et les dissuader ainsi d’aller voter ; ensuite, parce qu’il est impossible et surtout contreproductif de parler aujourd’hui des moyens et des modalités de lutte contre un tel coup de force qui signifierait qu’Erdogan aura franchi le Rubicon et se sera engagé dans la voie d’une dictature assumée comme telle. L’opposition aspire d’abord à gagner les élections dans les urnes ; il sera temps, alors, de prendre les mesures nécessaires pour que la volonté populaire soit respectée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/204876/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ahmet Insel est membre fondateur du Parti de la gauche verte en Turquie crée en 2012.</span></em></p>Au pouvoir depuis vingt ans, jamais Recep Tayyip Erdogan n’avait paru aussi proche d’être vaincu qu’aux prochaines élections.Ahmet Insel, Économiste, politologue, professeur émérite à l'Université Galatasaray, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2037822023-04-19T16:57:04Z2023-04-19T16:57:04ZLa Turquie, une puissance médiatrice entre la Russie et l’Ukraine ?<p>Au cours de ces dernières années, la politique étrangère conduite par la Turquie – en <a href="https://www.cairn.info/la-guerre-de-l-information-aura-t-elle-lieu--9782100759729-page-196.htm">Syrie</a>, en <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2021-HS3-page-70.htm">Libye</a> au <a href="https://theconversation.com/haut-karabagh-cessez-le-feu-sur-une-ligne-de-faille-geopolitique-149958">Haut-Karabakh</a> ou encore en <a href="https://theconversation.com/que-veut-la-turquie-en-mediterranee-orientale-147694">Méditerranée orientale</a> – a souvent été perçue par ses partenaires occidentaux traditionnels (États-Unis et UE) comme excessivement interventionniste, voire agressive. Les tensions étaient multiples entre Ankara d’un côté, Washington et les Européens de l’autre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/tensions-entre-la-turquie-et-la-france-un-effet-miroir-149245">Tensions entre la Turquie et la France, un effet miroir ?</a>
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<p>Depuis février 2022, le conflit en Ukraine a rebattu les cartes. <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/13/guerre-en-ukraine-erdogan-se-pose-en-mediateur-aupres-de-poutine_6145659_3210.html">Se positionnant en tant que médiatrice</a> entre Kiev et Moscou, Ankara est redevenue un acteur incontournable sur la scène internationale.</p>
<p>Au même titre que la crise économique ou les <a href="https://theconversation.com/seisme-en-turquie-pourquoi-autant-de-degats-et-dimpuissance-203191">séismes du 6 février dernier</a>, l’activisme diplomatique turc pèsera sans doute sur les prochaines élections présidentielle et législatives, qui se tiendront le 14 mai et pourraient aboutir à la fin de l’ère Recep Tayyip Erdogan et de son parti AKP, entamée en 2002.</p>
<h2>Ankara-Moscou : vingt ans de rapprochement</h2>
<p>Alors que durant la guerre froide, la <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2003-3-page-209.htm">Turquie et l’URSS avaient été des adversaires idéologiques</a>, Ankara a développé avec la Russie, au cours des vingt dernières années, un <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/russia-and-turkey-strategic-partners-and-rivals">« partenariat stratégique » fondé sur une relation ambivalente</a> : coopération politique, économique et militaire renforcée d’un côté, rivalités régionales de l’autre (en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh, les deux parties ont soutenu, et soutiennent encore, des camps opposés).</p>
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<p>Le volume des échanges commerciaux <a href="https://data.tuik.gov.tr/">n’a cessé de croître depuis vingt ans</a> et la Turquie est aujourd’hui fortement dépendante de Moscou pour ses besoins énergétiques (la Russie est <a href="https://www.dailysabah.com/business/energy/turkeys-gas-imports-up-65-in-august-as-russia-top-supplier">son premier fournisseur de gaz</a>) et la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-chronique-d-anthony-bellanger/histoires-du-monde-du-mardi-17-mai-2022-5201337">société russe Rosatom est en train d’y construire une centrale nucléaire</a>. Le <a href="https://fr.euronews.com/2022/09/15/rebond-du-tourisme-en-turquie-les-touristes-russes-sont-nombreux-sur-les-rives-du-bosphore">tourisme en provenance de Russie</a>, estimé à plusieurs millions de visiteurs par an, représente aussi un apport de devises essentiel pour la Turquie.</p>
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<p>Dans le contexte de la dégradation des relations entre la Russie et les pays européens, ces échanges devraient sans doute se renforcer dans l’avenir, facilités par l’absence de visa pour voyager entre les deux pays et le maintien de liaisons aériennes directes entre la Turquie et la Russie malgré les sanctions européennes.</p>
<p>De plus, de nombreux entrepreneurs russes utilisent la Turquie pour acheter des marchandises européennes en contournant les sanctions occidentales, ce qui conduit certains à considérer la Turquie comme le <a href="https://www.courrierinternational.com/article/le-chiffre-du-jour-la-turquie-cheval-de-troie-des-sanctions-contre-la-russie">« cheval de Troie » des sanctions contre la Russie</a>.</p>
<p>Enfin, le rapprochement stratégique entre les deux pays s’est traduit par la mise en œuvre d’une coopération militaire dont témoigne <a href="https://www.frstrategie.org/publications/defense-et-industries/export-russe-systemes-anti-aeriens-s-400-intentions-strategiques-atouts-industriels-politiques-limites-2019">l’achat par Ankara en 2017 de systèmes de défense antiaérienne S-400</a> auprès de Moscou, ce qui a entraîné les protestations des alliés de la Turquie au sein de l’OTAN et l’adoption de sanctions par les États-Unis : en juillet 2019, l’administration Trump a exclu la participation de la Turquie du programme de construction de l’avion de chasse américain F-35. En décembre 2020, les <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20201214-les-%C3%A9tats-unis-sanctionnent-la-turquie-pour-l-achat-de-missiles-russes-s-400">États-Unis interdisent tout nouveau permis d’exportation d’armes</a> à l’agence gouvernementale turque en charge des achats d’armement. À terme, ces sanctions étatsuniennes pourraient conduire la Turquie à se rapprocher d’autres partenaires que ses alliés occidentaux.</p>
<h2>Ankara-Kiev : un partenariat militaire intense</h2>
<p>Parallèlement à cette <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2018-1-page-113.htm?ref=doi">proximité croissante avec la Russie</a>, la Turquie a développé depuis la disparition de l’URSS des relations économiques importantes avec l’Ukraine, les deux pays étant riverains de la mer Noire.</p>
<p>Ankara importe des céréales et des oléagineux depuis l’Ukraine, dont les touristes affluent tout au long de l’année sur les côtes turques (2 millions en 2021, en troisième position après la Russie et l’Allemagne). Le tourisme en provenance de Russie et Ukraine, qui représentait un quart du total en 2021, s’est <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/en-direct-du-monde/en-turquie-la-guerre-en-ukraine-gache-la-saison-touristique_4976706.html">brutalement arrêté à partir de février 2022</a>, malgré les efforts des autorités turques pour le relancer. Par ailleurs, la Turquie est devenue un <a href="https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine">pays d’accueil pour de nombreux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre</a>, mais aussi pour de nombreux Russes qui fuient la répression dans leur pays, la mobilisation ou les effets des sanctions occidentales.</p>
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<p>Surtout, depuis l’affaiblissement de ses liens avec ses partenaires occidentaux, Ankara s’est tournée vers Kiev pour développer une coopération renforcée en matière d’industrie de défense et exporter sa production de drones. En mai 2016, un premier accord d’armement officiel acte la fourniture des drones turcs Bayraktar à l’Ukraine.</p>
<p>En août 2020, un accord bilatéral prévoit une coopération accrue entre les industries de défense turque et ukrainienne, avec la mise en place de projets communs en matière de production de navires de guerre, de drones et un échange de savoir-faire et d’équipements. En 2021, des marins militaires ukrainiens sont formés par la Turquie. Un accord est signé pour la production conjointe de drones en novembre 2021 et <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/turquie-arbitre-guerre-ukraine-2022">l’ouverture d’une usine qui produira le drone turc TB2 Bayraktar SİHA en Ukraine est prévue pour fin 2023</a>.</p>
<p>Les drones turcs ont été <a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/l-ukraine-utilise-des-drones-turcs-pour-frapper-les-s%C3%A9paratistes-dans-la-r%C3%A9gion-du-donbass/2404410">utilisés par l’Ukraine contre les séparatistes pro-russes du Donbass</a> pour la première fois en octobre 2021. Depuis le déclenchement de l’agression russe en 2022, ils ont été employés à de multiples reprises contre les colonnes blindées russes en Ukraine, et auraient aussi joué un rôle dans l’attaque du croiseur russe Moskva en avril 2022, suscitant <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/04/18/guerre-en-ukraine-les-drones-bayraktar-pomme-de-discorde-entre-ankara-et-moscou_6122641_3210.html">l’irritation de Vladimir Poutine</a>. </p>
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<p>Lors d’une visite du président Erdogan à Kiev début février 2022, les deux pays ont signé un accord de libre-échange qui favorise l’approfondissement de la coopération militaire et technologique bilatérale à travers la multiplication de projets de défense communs, incluant notamment des transferts de technologies. Au cours du premier trimestre 2022, les exportations d’armements turcs vers l’Ukraine ont été <a href="https://www.reuters.com/world/ukraines-defence-imports-turkey-jumped-30-fold-q1-turkish-data-2022-04-06/">multipliées par 30</a>. La Turquie bénéficie aussi, pour le développement de ses drones, du niveau technologique de l’Ukraine en matière de motorisation aérienne.</p>
<h2>Une posture de médiation</h2>
<p>La relation de dépendance de la Turquie à l’égard de la Russie, dont témoigne le <a href="https://www.mfa.gov.tr/relations-between-turkey-and-the-russian-federation.en.mfa">fort déséquilibre des échanges économiques et commerciaux entre les deux pays</a>, combinée à ses liens privilégiés avec l’Ukraine sur les plans économique et militaire, a conduit Ankara à ne pas prendre totalement parti pour l’un ou l’autre camp dans le conflit, et à tenter de jouer un rôle de médiation.</p>
<p>D’un côté, la Turquie a toujours exprimé sa solidarité à l’égard de l’Ukraine dans son conflit avec la Russie. Elle a condamné l’annexion de la Crimée en 2014 et <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/erdogan-reconnaitre-les-republiques-separatistes-pro-russes-est-inacceptable-20220222">n’a jamais reconnu les républiques autoproclamées</a> du Donbass. Elle a dénoncé l’agression russe contre l’Ukraine, appelé Moscou à retirer ses troupes et <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/03/guerre-en-ukraine-la-turquie-verrouille-ses-detroits-aux-navires-russes_6115976_3210.html">fermé les détroits de la mer Noire</a> au passage des navires de guerre russes. Mais, de l’autre côté, elle n’applique pas les sanctions européennes contre Moscou. C’est dans ce contexte qu’elle a proposé ses bons offices pour le règlement du conflit.</p>
<p>Depuis février 2022, trois rencontres ont été organisées entre les diplomaties russe et ukrainienne sur le territoire turc. Parallèlement, Recep Tayyip Erdogan est l’un des rares dirigeants mondiaux à pouvoir s’entretenir avec Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, qu’il a tous deux rencontrés personnellement au cours de l’année 2022.</p>
<p>La Turquie a également joué un rôle décisif en signant en juillet 2022 <a href="https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/cereales-ukrainiennes-les-enjeux-de-l-accord-entre-l-ukraine-la-russie-et-la-turquie-1658494066">l’accord céréalier</a>, ukraino-russe sous l’égide de l’ONU, qui a permis à près de 25 millions de tonnes de céréales ukrainiennes d’être exportées en sortant du blocus imposé à l’Ukraine et d’atteindre leur destination au Moyen-Orient et Afrique pour éviter une crise alimentaire mondiale. En mars 2023, la Turquie et l’ONU ont annoncé la <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/extension-de-120-jours-de-laccord-sur-les-cereales-ukrainiennes-20230318_DDEISXC43RF2HHB34D42RJRAJA/">prolongation de l’accord international sur l’exportation des céréales ukrainiennes</a>. </p>
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<img alt="Recep Tayyip Erdogan serre la main du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres sous les yeux de Volodymyr Zelensky" src="https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/521316/original/file-20230417-16-9ekbcz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Recep Tayyip Erdogan serre la main du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres devant Volodymyr Zelensky à Lviv (Ukraine), le 18 août 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Mykola Tys/Shutterstock</span></span>
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<p><a href="https://www.liberation.fr/international/turquie-la-crise-ukrainienne-est-une-opportunite-historique-pour-erdogan-de-montrer-son-importance-20220608_KKIQYMHA3JGPZFTVGH7PYXBHGE/">Certains observateurs</a> ont interprété cette posture comme une opportunité, pour la Turquie, de redynamiser sa politique étrangère, confrontée à de multiples errements et échecs au cours des dernières années dans la région. </p>
<h2>Quelles conséquences sur les relations avec les alliés de la Turquie ?</h2>
<p>Au plus bas à cause des facteurs cités plus haut, les relations entre Ankara et l’Occident se sont dernièrement réchauffées, les Occidentaux appréciant l’intérêt que présente la posture d’intermédiaire entre Moscou et Kiev qu’a adoptée la Turquie et, bien sûr, sa position stratégique, qui fait d’elle la gardienne des détroits de la mer Noire. Aux yeux des partenaires occidentaux, la Turquie retrouve une valeur stratégique qu’elle semblait avoir perdue.</p>
<p>En outre, face à la menace plus sensible que jamais posée par la Russie, la Finlande et la Suède, traditionnellement neutres, ont décidé de rejoindre l’OTAN. La Turquie, membre de l’Alliance, est incontournable dans le processus d’adhésion des deux nouveaux pays candidats en raison de l’unanimité requise des pays membres de l’organisation.</p>
<p>Si la <a href="https://theconversation.com/finlande-une-nouvelle-ere-203576">Finlande a été admise en mars 2023</a>, la Suède voit pour l’instant son adhésion bloquée par la Turquie (ainsi que la Hongrie). Les autorités turques <a href="https://fr.euronews.com/2023/01/21/adhesion-a-lotan-la-turquie-annule-une-visite-du-ministre-suedois-de-la-defense-a-ankara">reprochent à la Suède d’héberger des militants kurdes</a> qu’elle considère comme des terroristes, et réclame leur extradition. Plusieurs <a href="https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20230124-otan-nouvel-incident-diplomatique-entre-la-turquie-et-la-su%C3%A8de-apr%C3%A8s-une-manifestation">incidents diplomatiques</a> ont également dégradé les relations entre les deux pays, malgré de nombreux contacts au plus haut niveau et un <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/organismes-internationaux/otan/la-turquie-donne-son-accord-pour-soutenir-l-entree-de-la-suede-et-de-la-finlande-dans-l-otan-580f39f2-f713-11ec-8d9e-ebb0bb3f5c46#">mémorandum d’accord</a> levant le blocage d’Ankara à la candidature de Stockholm (et de Helsinki) signé en juin 2022.</p>
<h2>Et après le 14 mai ?</h2>
<p>Le conflit russo-ukrainien offre ainsi à la Turquie un levier qu’elle peut utiliser aussi bien envers la Russie pour affaiblir son influence en mer Noire par une coopération renforcée avec l’Ukraine qu’envers ses partenaires occidentaux, afin de leur rappeler qu’elle demeure un allié utile dans ce conflit en sa qualité de puissance régionale médiatrice, puisqu’elle est le seul pays membre de l’OTAN à dialoguer avec les deux belligérants.</p>
<p>L’inconnue demeure l’évolution de la politique étrangère turque après les élections du 14 mai 2023. En cas de victoire de l’opposition, une inflexion dans le discours des autorités turques pourrait être envisageable. La « table des six », qui réunit six partis d’opposition autour de son candidat unique Kemal Kiliçdaroglu, a promis le retour à une diplomatie institutionnalisée et une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/03/elections-en-turquie-les-dirigeants-europeens-doivent-se-preparer-a-l-eventualite-d-une-alternance-au-sommet-de-l-etat-turc_6168028_3232.html">normalisation des rapports avec l’OTAN</a>. Dans la pratique, en revanche, une certaine continuité des orientations de la politique étrangère d’Ankara semble toutefois probable sur plusieurs enjeux (question chypriote, relations avec la Russie), en raison de la position géopolitique de la Turquie et de ses liens de dépendance avec ses voisins.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203782/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La Turquie de Recep Tayyip Erdogan cherche à jouer les médiateurs dans le conflit russo-ukrainien, retrouvant ainsi une place centrale dans la géopolitique régionale, voire mondiale.Nicolas Monceau, Maître de conférences en science politique, Université de BordeauxBayram Balci, Chercheur au CERI-Sciences Po, ancien directeur de l'Institut français d'études anatoliennes-Georges Dumézil d'Istanbul, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2031912023-04-13T17:49:53Z2023-04-13T17:49:53ZSéisme en Turquie : Pourquoi autant de dégâts et d’impuissance ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/519941/original/file-20230407-22-g3cadh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C8192%2C5457&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le tremblement de terre du 6&nbsp;février 2023, qui a frappé une zone frontalière turco-syrienne, a fait plus de 50&nbsp;000 morts.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/turkey-earthquake-kahramanmaras-gaziantep-adana-hatay-2261981611">FreelanceJournalist/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>À un mois de <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20230310-pr%C3%A9sidentielle-en-turquie-l-opposition-unie-face-%C3%A0-un-erdogan-plus-fragilis%C3%A9-que-jamais">l’élection présidentielle en Turquie</a>, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan essuie de nombreuses critiques du fait de sa gestion du <a href="https://theconversation.com/seisme-en-turquie-la-catastrophe-humanitaire-sexplique-aussi-par-la-corruption-generalisee-200568">tremblement de terre du 6 février dernier</a>, qui a provoqué un traumatisme national. Dans les heures suivant la catastrophe, la société civile s’est mobilisée en un temps record pour envoyer de l’aide humanitaire dans la région. L’État, lui, a semblé tétanisé, et n’a commencé à réagir qu’au bout de 48 heures.</p>
<p>Chacun a pu constater que l’État n’était pas vraiment préparé à un plan d’action d’urgence en cas de séisme de grande ampleur et que ses services étaient largement dysfonctionnels. Au-delà, la catastrophe a également mis en évidence les immenses lacunes de la Turquie en matière de mise en œuvre d’une urbanisation rationnelle tenant compte du <a href="https://theconversation.com/pourquoi-il-y-a-des-seismes-en-cascade-en-turquie-et-en-syrie-199350">risque sismique</a>.</p>
<p>Ce risque n’a pourtant rien de nouveau dans le pays, qui a déjà connu, par le passé, des secousses comparables, notamment le <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230207-la-turquie-une-longue-histoire-de-s%C3%A9ismes-d%C3%A9vastateurs">séisme d’Elazığ en 1939, qui avait causé la mort de 33 000 personnes</a>. Rien que depuis 1999, la Turquie a subi (si l’on tient compte du 6 février dernier) 11 tremblements de terre d’une magnitude de plus de 6 sur l’échelle de Richter, qui ont causé au total plus de 70 000 morts et des dégâts colossaux.</p>
<p>Pourquoi la Turquie n’arrive-t-elle toujours pas à mettre en place un système de construction fiable et solide et une politique urbanistique adaptée aux réalités géologiques ? Le 6 février en a tragiquement rappelé l’urgence, d’autant que les spécialistes indiquent qu’un séisme de grande ampleur <a href="https://www.courrierinternational.com/article/geologie-istanbul-tarde-a-se-premunir-contre-le-seisme-qui-vient">va très probablement bientôt frapper la métropole d’Istanbul</a> et ses 16 millions d’habitants…</p>
<h2>Cent ans d’urbanisation prenant très peu en compte les risques sismiques</h2>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2017-2-page-54.htm">L’urbanisation</a> a été une priorité de l’État dans les premières années suivant la fondation de la République (1923). Le gouvernement de Mustafa Kemal Atatürk avait alors convié des aménageurs français et allemands pour planifier et développer des villes, notamment la capitale <a href="https://books.openedition.org/ifeagd/2700?lang=fr">Ankara</a>, selon des normes modernes.</p>
<p>Néanmoins, dès la fin des années 1930, cette volonté s’est heurtée à deux phénomènes devenus endémiques jusqu’à nos jours : d’une part, le manque de moyens ; de l’autre, la spéculation et les intérêts fonciers des dirigeants eux-mêmes.</p>
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<p>Dès les années 1940, les politiques d’urbanisation et de logement sont pratiquement devenues lettre morte et les villes se sont développées d’une manière anarchique, les grandes métropoles se couvrant d’habitats informels (gecekondus). Si bien que, dans les années 1990, 72 % des habitants d’Ankara vivaient dans ce type de logements.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/519940/original/file-20230407-26-xepsrk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Vue de bidonvilles à Ankara.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Cem Aytas/Shutterstock</span></span>
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<p>Mis à part quelques tentatives infructueuses, les gouvernements ont longtemps laissé faire, et n’ont pas tenté de transformer à grande échelle les gecekondus, craignant une sanction électorale dans ces zones fortement peuplées.</p>
<p>Cette position a évolué à la suite <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/turquie-ao%C3%BBt-1999-17-000-morts-en-moins-de-quarante-secondes-4517831">du grand tremblement de terre de 1999</a> dans la mer de Marmara près d’Istanbul, qui a causé la mort de 16 000 personnes et la destruction de 20 000 bâtiments, et de la <a href="https://www.persee.fr/doc/tiers_1293-8882_2003_num_44_175_5414">crise financière de 2001</a>, qui a provoqué une rupture politique et économique considérable.</p>
<p>Porté au gouvernement après la crise de 2001, le Parti de la justice et du développement (AKP) a massivement utilisé l’argument du risque sismique pour entreprendre de vastes projets urbains : transformation ou rénovation des quartiers informels ou vétustes, construction de grandes infrastructures comme des ponts, des autoroutes et des aéroports. L’idée était de relancer la croissance économique du pays en stimulant le secteur de la construction. Malheureusement, l’urbanisation rapide ainsi mise en œuvre n’a guère pris en compte les normes anti-sismiques, ce qui aurait pu sauver des milliers de vies au vu des séismes qui se sont produits par la suite et qui, pour la plupart, étaient prévisibles.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=292&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/519051/original/file-20230403-26-mwa3tf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=367&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Institution nationale des statistiques de Turquie (TÜIK).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Les projets d’urbanisation ont souvent été justifiés par la nécessité d’adapter les bâtiments et infrastructures du pays aux risques sismiques mais, dans les faits, les normes correspondantes n’ont que très peu été appliquées, et ces projets ont surtout servi à enrichir les entreprises proches de l’AKP et, partant, à renforcer le pouvoir en place.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=219&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/520272/original/file-20230411-1531-2y20ky.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=275&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/1468-2427.12154">Erdi-Lelandais, 2014</a>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>L’urbanisation conduite par l’AKP a abouti à la destruction des gecekondus et au déplacement forcé de leurs habitants vers les marges des villes. Comme le montre le tableau ci-dessus, la construction de nouveaux bâtiments suite à une catastrophe naturelle comme le séisme est restée minime (0,1 %), la priorité étant donnée à l’édification d’immeubles générant de hauts profits et rapportant de l’argent à l’État (75,25 %).</p>
<h2>La centralisation des politiques d’urbanisme</h2>
<p>En termes de construction et de protection contre les désastres naturels, la Turquie possède un arsenal législatif couvrant l’ensemble des domaines de l’urbanisation.</p>
<p>Dès son arrivée au pouvoir, l’AKP décide de restructurer la gouvernance du marché immobilier et de l’urbanisme en renforçant le rôle des institutions étatiques dans ce secteur.</p>
<p>En 2003, il élargit les compétences de l’Administration des Logements Collectifs (TOKI), autorisée à édifier des logements sur les terrains appartenant à l’État. En 2004, la TOKI obtient le pouvoir de procéder à des expropriations dans les zones de rénovation urbaine, d’établir des partenariats avec des entreprises privées et des trusts financiers, et de développer des projets de transformation dans les zones de gecekondus. En 2007, elle devient la seule autorité responsable de la détermination des zones de construction et de la vente des terrains publics. Enfin, en 2012, la « loi sur la transformation des zones à risques de catastrophe » donne au gouvernement les mains libres pour entreprendre des projets de renouvellement, toujours via la TOKI, en utilisant l’argument du « risque ». Les propriétaires des logements situés dans des zones déclarées à risque sont obligés de les vendre à la municipalité ou de les démolir à leurs propres frais.</p>
<p>Depuis le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2017/04/16/le-premier-ministre-turc-proclame-la-victoire-du-oui-au-referendum-constitutionnel_5112199_3210.html">référendum constitutionnel de 2017</a>, le pouvoir politique est plus que jamais centralisé autour du président Erdogan qui gère plusieurs domaines comme la défense, le patrimoine national, les affaires religieuses voire la communication, via des décrets présidentiels, sans passer par le Parlement. Cette centralisation se reflète au niveau local : les mairies métropolitaines deviennent compétentes dans l’ensemble des départements où elles se trouvent, y compris les villages et les zones rurales. Elles peuvent entreprendre des actions d’expropriation ou changer la caractéristique des sols, ouvrant les zones agricoles à la construction.</p>
<h2>Clientélisme et corruption</h2>
<p>Si l’ultra-centralisation aurait pu fournir à l’État la possibilité d’améliorer l’ensemble du parc immobilier du pays de façon à le rendre plus résistant aux séismes, la législation n’a pas été utilisée en ce sens.</p>
<p>L’État a utilisé l’urbanisation et la construction pour faire des profits grâce au développement de projets dans des zones à haute valeur foncière, ces projets étant sous-traités à des entreprises privées de construction « amies » : Limak, Cengiz, Kolin, Kalyon et Makyol… Les dirigeants de ces entreprises figurent dans le cercle rapproché d’Erdogan et constituent ensemble la <a href="https://www.jstor.org/stable/2777096">« machine de croissance » urbaine</a> du pays, selon les termes du sociologue Harvey Molotch.</p>
<p>Le candidat de l’opposition à la prochaine élection présidentielle, <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/turquie/turquie-qui-est-kemal-kilicdaroglu-l-homme-qui-va-defier-recep-tayyip-erdogan-dans-les-urnes_5703293.html">Kemal Kılıçdaroğlu</a>, utilise la formule <a href="https://www.duvarenglish.com/erdogan-sues-main-opposition-chp-leader-kemal-kilicdaroglu-for-1-million-liras-for-calling-him-money-collector-of-five-construction-firms-news-60772"><em>Beşli Çete</em> (Gang des Cinq)</a> pour désigner ces entreprises. Celles-ci accumulent les contrats publics et se sont constitué, d’après l’opposition, une fortune d’environ 418 milliards de dollars attribués uniquement par l’État.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/JwoPBVOVdaE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Cette gouvernance où s’imbriquent et se chevauchent des liens amicaux, familiaux, économiques, financiers mais aussi politiques se retrouve non seulement dans la construction et les infrastructures physiques (transport, facilités portuaires, canalisation, approvisionnement en eau, etc.) mais aussi dans les infrastructures sociales (éducation, culture, technologie…). Mais le secteur de la construction est particulièrement marqué par le clientélisme. Jusqu’à récemment, les constructeurs pouvaient choisir eux-mêmes l’entreprise chargée d’inspecter la conformité de leurs bâtiments aux normes antisismiques.</p>
<p>Les intérêts financiers ont toujours dépassé l’intérêt public et le pouvoir a fermé les yeux pendant des années sur ces relations. Aucun système efficace, susceptible de sanctionner ces dérives, n’a été établi.</p>
<p>Depuis des années, des <a href="https://www.lefigaro.fr/international/turquie-le-seisme-revele-le-manque-d-anticipation-des-autorites-20230207">scientifiques annonçaient l’imminence d’un grand séisme dans la région</a>, mais le gouvernement a fait la sourde oreille et continué d’autoriser la construction de bâtiments au-dessus des lignes de faille.</p>
<p>Le comble a été <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/seisme-en-turquie-et-en-syrie/seisme-en-turquie-une-loi-d-amnistie-a-autorise-durant-plus-de-40-ans-la-construction-illegale-de-logements_5660081.html">l’adoption en 2018 d’une loi rendant légaux les bâtiments construits dans des zones à risques</a> illégalement et sans respecter les normes sismiques. Ce faisant, au lieu de consolider le bâti résistant au séisme, l’État a laissé en place de nombreux bâtiments mal conçus, ce qui a, de fait, augmenté le nombre de pertes humaines le 6 février dernier.</p>
<p>On l’aura compris : l’État turc actuel, ultra-centralisé, focalisé sur les intérêts financiers d’entreprises proches du pouvoir, voit ses institutions publiques de tous les niveaux pratiquement paralysées et incapables d’agir pour réduire les risques sismiques. À chaque niveau, l’accord des supérieurs hiérarchiques est nécessaire, ce qui empêche ainsi un fonctionnement souple. À titre d’exemple, l’envoi de soldats dans la zone du séisme du 6 février pour participer aux opérations de sauvetage a pris deux jours car (en partie à cause de la méfiance envers l’armée consécutive à la <a href="https://theconversation.com/erdogan-la-guerre-tous-azimuts-64916">tentative de putsch de 2016</a>) hormis le président Erdogan, personne n’était habilité à prendre cette décision. La transformation du fonctionnement du système politique et étatique en Turquie apparaît aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Il aura fallu les dizaines de milliers de morts du 6 février pour que cette prise de conscience s’opère…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/203191/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gülçin Erdi a reçu des financements de l'ANR France pour un projet de recherche sur les villes capitales (SPACEPOL) </span></em></p>Le bilan du tremblement de terre qui a dévasté le 6 février dernier une zone à cheval entre la Turquie et la Syrie s’explique en partie, côté turc, par des décennies d’urbanisation incohérente.Gülçin Erdi, Chargée de recherches CItés, TERritoires, Environnement, Sociétés (CITERES), CNRS, Université de ToursLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2023802023-03-27T16:51:24Z2023-03-27T16:51:24ZDerrière le cas de Pinar Selek, la recherche en danger en Turquie et ailleurs dans le monde<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/517861/original/file-20230328-452-k14h7p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C11%2C1917%2C1063&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pinar Selek pendant une conférence à Paris en 2010.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pinar_selek.jpg">Streetpepper/Wikipedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Le combat de Pinar Selek se poursuit : réunie le 31 mars 2023, peu avant l'élection présidentielle de mai 2023, la cour d’assises d’Istanbul avait décidé de reporter l’audience au 29 septembre prochain et <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20230331-pinar-selek-cible-d-une-traque-judiciaire-en-turquie-nous-luttons-de-fa%C3%A7on-tr%C3%A8s-d%C3%A9termin%C3%A9e">confirmé le mandat d’arrêt</a> émis contre cette citoyenne française, l’entravant dans sa liberté de circuler et, de fait, dans sa liberté de recherche et d’enseignement.</em></p>
<p><em>Pınar Selek n’est malheureusement pas la seule à être menacée par le pouvoir turc. Son combat pour obtenir justice, qui se poursuit depuis plus de 25 ans, est plus que jamais emblématique des risques qui pèsent sur la liberté académique dans son pays d'origine et ailleurs aussi. Universitaires, étudiants, personnalités du monde littéraire, avocats, juristes, élus, journalistes, militants de tous pays continuent à lui apporter <a href="https://pinarselek.fr/actualites/26-27-29-septembre-2023/">un soutien sans faille</a> auquel il est toujours <a href="https://www.helloasso.com/associations/karinca/formulaires/1">possible de contribuer</a>. Nous vous proposons de relire cet article que ses collègues lui avaient consacré peu avant l’audience du 31 mars 2023.</em></p>
<p>Ce 29 septembre 2023 se tiendra à Istanbul le procès contre <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2018-2-page-5.htm">Pinar Selek</a>, sociologue, écrivaine, militante féministe, antimilitariste et pacifiste, exilée en France depuis fin 2011 et qui risque la prison à vie en Turquie.</p>
<p>Elle subit depuis 25 ans une <a href="https://www.lepoint.fr/monde/la-persecution-sans-fin-de-pinar-selek-refugiee-en-france-16-01-2023-2504973_24.php">persécution judiciaire constante de la part du pouvoir turc</a>. La moitié d’une vie. Motif : son refus de révéler l’identité des personnes qu’elle a interrogées lors d’une enquête qu’elle a conduite sur les mouvements kurdes.</p>
<p>Arrêtée en juillet 1998, elle est <a href="https://www.dailymotion.com/video/xgmcli">torturée</a> et emprisonnée pendant plus de deux années. Elle apprend en prison qu’elle est accusée d’avoir déposé une bombe qui aurait explosé sur le marché aux épices d’Istanbul, faisant 7 morts et 121 blessés.</p>
<p>Libérée fin décembre 2000, elle est acquittée en 2006, en 2008, en 2011 et en 2014, les expertises ayant toutes montré que ce drame était dû à l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz. Bien que la justice turque l’ait blanchie à quatre reprises, le procureur a déposé un recours après chaque acquittement. Après un silence de près de neuf années, la Cour suprême de Turquie a annoncé l’annulation de son dernier acquittement et donc ce nouveau procès, qui se déroulera en son absence.</p>
<p>Avant même l’audience du 31 mars, Pinar Selek fait l’objet d’un <a href="https://www.lalsace.fr/faits-divers-justice/2023/01/16/mandat-d-arret-international-contre-pinar-selek-une-farce-judiciaire">mandat d’arrêt international</a> en vue de son emprisonnement immédiat en Turquie. Difficile de ne pas lier le « réveil » de la justice turque, neuf ans après le dernier acquittement de la chercheuse, au fait que l’année 2023 sera cruciale pour la Turquie, en raison des élections présidentielles et législatives prévues en mai et de la célébration du centenaire de la République turque.</p>
<p>Au-delà du sort personnel de Pinar Selek, cet épisode est révélateur de la répression dont les universitaires font l’objet en Turquie depuis des années et qui s’est encore intensifiée après la tentative de coup d’État de 2016.</p>
<h2>La liberté scientifique en danger</h2>
<p>« Je ne lâcherai rien », promet la <a href="https://www.liberation.fr/portraits/pinar-selek-la-chercheuse-recherchee-20220728_3EG5AYRYKBBXVFPMCMSE54UOCY/">« chercheuse recherchée »</a> pour <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/30/que-la-turquie-cesse-de-harceler-pinar-selek_1824500_3232.html">« crime de sociologie »</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=686&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/517249/original/file-20230323-1627-a8jigg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=862&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Image pour le Comité de soutien à Pinar Selek, Pays basque. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://blogs.mediapart.fr/fred-sochard/blog/080323/justice-pour-pinar-selek">Fred Sochard</a>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Depuis son arrivée en France en 2011, elle a soutenu une <a href="https://www.theses.fr/164430822">thèse de doctorat</a> en sciences politiques à l’Université de Strasbourg, <a href="https://www.cairn.info/publications-de-Pinar-Selek--140498.htm">publié de nombreux travaux scientifiques</a> et enseigne à l’Université Côte d’Azur depuis 2016. Après l’aide du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil <a href="https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/programme-PAUSE">(PAUSE)</a> les deux premières années, l’Université Côte d’Azur a créé pour elle un poste pérenne d’enseignante-chercheure en 2022.</p>
<p>À travers elle, c’est aussi la liberté académique qui est en jeu. Les présidences des universités Côte d’Azur et de Strasbourg, ainsi que de nombreux laboratoires de recherche et d’autres instances universitaires et scientifiques ont <a href="https://pinarselek.fr/actualites/soutien-a-pinar-selek-la-mobilisation-sorganise/">publiquement pris position</a> en sa faveur. Des collectifs de soutien universitaires, étudiants et militants se sont également constitués. Elle a été nommée <a href="https://sociologuesdusuperieur.org/cat/pinarselek">présidente d’honneur de l’Association des Sociologues de l’Enseignement Supérieur</a>. Une délégation de <a href="https://pinarselek.fr/actualites/une-centaine-deuropeen%c2%b7nes-convergeront-a-istanbul-le-31-mars-prochain-au-proces-de-pinar-selek/">près d’une centaine de représentants français et étrangers</a> des mondes civils, associatifs, culturels, artistiques, politiques, juridiques, scientifiques, universitaires et étudiants se rendront à Istanbul pour assister à son procès, exiger la vérité et demander officiellement que justice lui soit rendue.</p>
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<p>Engagée dans un mouvement d’ouverture des sciences sociales sur la société et de critique des postures scientistes au service de l’ordre établi, Pinar Selek est une « scientifique en danger ». Même si elle a obtenu la nationalité française en 2017, elle continue à subir la violence politique d’un régime autoritaire qui s’attaque à <a href="https://theconversation.com/la-liberte-scientifique-en-danger-sur-les-cinq-continents-130624">l’autonomie du monde académique</a> – un phénomène dont la Turquie n’a pas le monopole. Nombre d’<a href="https://www.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/les-chercheurs-etrangers-en-danger-ont-besoin-de-pause">universitaires</a> irakiens, syriens, afghans, égyptiens, turcs, iraniens et tant d’autres payent un <a href="https://theconversation.com/pourquoi-le-combat-de-fariba-adelkhah-est-le-combat-de-tous-139892">lourd tribut à la répression d’État</a>.</p>
<h2>Une situation qui s’est envenimée en Turquie depuis 2016</h2>
<p>La situation de Pinar Selek reflète la montée de l’autoritarisme en Turquie, particulièrement sensible depuis le renforcement des pouvoirs présidentiels consécutif au <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2017/04/16/le-premier-ministre-turc-proclame-la-victoire-du-oui-au-referendum-constitutionnel_5112199_3210.html">référendum d’avril 2017</a>.</p>
<p>Suite à la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/retour-sur-le-putsch-rate-de-2016-en-turquie-4604024">tentative de coup d’État du 15 juillet 2016</a> au cours de laquelle des centaines de civils, de soldats, de policiers ont perdu la vie, un grand nombre d’universitaires ont été <a href="https://laviedesidees.fr/La-chasse-aux-intellectuels-en-Turquie.html">désignés comme cibles par le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan</a>. Les signataires de la <a href="https://mouvements.info/des-universitaires-pour-la-paix-en-turquie/">pétition des universitaires pour la paix</a> ont été accusés de terrorisme, victimes d’ostracisme professionnel, de poursuites judiciaires et de lynchage médiatique.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EiTaXX2sAaQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Parmi eux, <a href="https://barisicinakademisyenler.net/node/314">549</a> universitaires ont été forcés de démissionner ou de prendre leur retraite, licenciés, révoqués et bannis de la fonction publique en vertu des décrets-lois. Le cas des <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/06/turkiye-free-the-gezi-7/">« sept de Gezi »</a> est emblématique de la répression massive des droits humains dans le pays. Parmi eux, l’éditeur et mécène Osman Kavala, emprisonné en 2017, a été condamné à la prison à vie pour avoir organisé et financé les manifestations de Gezi en 2013, sans possibilité de libération conditionnelle <a href="https://www.ldh-france.org/la-turquie-doit-liberer-sans-delai-osman-kavala/">après avoir été injustement reconnu coupable de tentative de coup d’État</a>. Même s’il y a eu une décision de la Cour constitutionnelle turque le 26 juillet 2019 les acquittant, ces universitaires ont perdu leur emploi et ont été victimes de harcèlement dans leur milieu professionnel. De plus, l’<a href="https://science-societe.fr/soutien-aux-universitaires-turcs-pour-la-paix/">Agence nationale de recherche turque</a> bloque leurs publications. Les accusations pour terrorisme continuent, en particulier en lien avec la question kurde. Ainsi, en octobre 2021, l’écrivaine Meral Simsek est condamnée à un an et trois mois d’emprisonnement pour <a href="https://actualitte.com/article/107920/international/turquie-l-autrice-et-editrice-kurde-meral-simsek-condamnee-en-appel">« propagande en faveur d’une organisation terroriste »</a>.</p>
<p>Les menaces pèsent également sur des chercheurs installés en France. En 2019, le mathématicien <a href="https://aoc.media/entretien/2019/11/15/tuna-altinel-mon-proces-na-aucune-raison-detre/">Tuna Altinel</a>, enseignant-chercheur à l’Université Lyon 1, accusé de propagande terroriste pour avoir participé, à Villeurbanne, à une réunion publique sur les crimes de guerre de l’armée dans le Sud-Est du pays, a été arrêté en Turquie. Libéré au bout de trois mois, il n’a pu récupérer son passeport et rentrer en France qu’en juin 2021, à l’issue d’une longue bataille <a href="https://blogs.mediapart.fr/amities-kurdes-de-lyon/blog/240522/trois-ans-apres-les-persecutions-contre-tuna-altinel-continuent">qui n’est pas terminée à ce jour</a>.</p>
<p>Des centaines d’arrestations abusives, des acquittements prononcés – le plus souvent annulés en appel par la Cour de cassation –, des affaires rejugées malgré les recommandations de la <a href="https://www.coe.int/fr/web/commissioner/country-monitoring/turkey">Cour européenne des droits de l’homme</a>, émaillent ce sombre tableau. Mais les nombreuses épreuves auxquelles chercheurs et chercheuses ont dû faire face ont renforcé leur solidarité, ainsi qu’en témoignent leurs récits rassemblés dans le <a href="https://www.amnesty.be/evenement/projection-debat-documentaire-living-truth-eylem">documentaire <em>Living in truth</em></a> d’Eylem Sen.</p>
<h2>Au nom de l’inconditionnalité de la liberté d’expression des chercheurs</h2>
<p>« En condamnant Pinar Selek, c’est à l’indépendance de la recherche en sciences sociales que s’attaque le gouvernement turc », titre une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/12/en-condamnant-pinar-selek-c-est-a-l-independance-de-la-recherche-en-sciences-sociales-que-s-attaque-le-gouvernement-turc_6134424_3232.html">tribune</a> d’un collectif d’universitaires parue dans <em>Le Monde</em> en juillet 2022. Le combat de Pinar Selek nous rappelle la vulnérabilité des chercheurs et chercheuses face aux attaques qu’ils et elles subissent dans de nombreux pays.</p>
<p>Les conférences et déclarations internationales réaffirment régulièrement la protection des libertés académiques, mais le maintien de celles-ci nécessite des combats permanents de la <a href="https://contrelarepressionenturquie.wordpress.com/">communauté universitaire</a> et elles ne sont, de fait, <a href="https://www.cairn.info/liberte-de-la-recherche--9782841749485-page-71.htm">jamais pérennes</a> : les étudiants, professeurs et chercheurs sont toujours au mieux suspectés ou menacés ; au pire arrêtés, torturés et tués, quand s’installent des pouvoirs forts auxquels ils refusent de se soumettre.</p>
<p>« Militante de la poésie », comme elle aime à se définir, Pinar Selek, qui est aussi l’autrice de romans et de contes pour enfants, fait l’objet d’une violence politique qui ne pourra être combattue que par la dénonciation et l’annulation de sa condamnation à perpétuité. Son combat sans relâche contre les injustices, les oppressions, les atteintes à la liberté académique aujourd’hui fragilisée en de <a href="https://academia.hypotheses.org/30191">nombreux endroits du monde</a>, illustre celui de tous les scientifiques menacés <a href="https://theconversation.com/la-liberte-academique-aux-prises-avec-de-nouvelles-menaces-171682">dans les pays autoritaires, mais aussi dans les démocraties</a>. Notre solidarité avec elle constitue plus qu’un devoir moral. Elle s’inscrit dans une lutte partagée au service de la liberté de la recherche et de l’exercice d’une citoyenneté qui doit plus que jamais s’affirmer comme <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/25/face-a-l-acharnement-du-pouvoir-turc-contre-la-sociologue-pinar-selek-les-pays-europeens-doivent-cesser-de-regarder-ailleurs_6166957_3232.html">transnationale</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/202380/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Erlich est membre du Comité de soutien Université Côte d'Azur à Pinar Selek</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Fanny Jedlicki est présidente de l'ASES. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Pascale Laborier a reçu des financements de l'Institut Convergence Migrations .
Elle est membre du comité de parrainage du programme PAUSE</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Sylvie Monchatre est membre du collectif lyonnais de solidarité avec Pinar Selek</span></em></p>La sociologue turque Pinar Selek, réfugiée en France, est persécutée dans son pays depuis 25 ans. Son cas est emblématique des répressions visant les universitaires en Turquie – et ailleurs.Valérie Erlich, Maîtresse de conférences de sociologie, URMIS (Unité de recherche Migrations et Société), CNRS, IRD, Université Côte d’AzurFanny Jedlicki, Maîtresse de conférences de sociologie, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales (LIRIS), Université Rennes 2Pascale Laborier, Professeure de science politique, Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresSylvie Monchatre, Professeure de sociologie, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2005682023-02-23T20:32:02Z2023-02-23T20:32:02ZSéisme en Turquie : la catastrophe humanitaire s’explique aussi par la corruption généralisée<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/511962/original/file-20230223-2744-jvfo37.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=187%2C0%2C1088%2C720&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Au moins 45&nbsp;000 personnes ont trouvé la mort après le séisme de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter qui a frappé la Turquie et la Syrie début février.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2023_Turkey–Syria_earthquake_montage.jpg#/media/File:2023_Turkey_Earthquake_Damage.jpg">Wikimedia commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le 6 février 2023, un séisme de magnitude <a href="https://earthquake.usgs.gov/earthquakes/eventpage/us6000jllz/executive">7,8 sur l’échelle de Richter</a> a frappé la Syrie et la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/turquie-21579">Turquie</a>, détruisant notamment Antakya (l’antique cité d’Antioche). Pour les assureurs, il s’agit d’un « act of god », une catastrophe naturelle sans cause humaine, mais l’ampleur des victimes avec 45 000 décès recensés à ce jour (et peut-être plus de 100 000 avec les disparus) et des millions de sinistrés a très vite suscité la colère des Turcs contre l’exécutif.</p>
<p>En réponse, le pouvoir a dénoncé leur indécence face à la « catastrophe du siècle » qui ne serait due qu’à <a href="https://www.mediapart.fr/journal/international/160223/seisme-en-turquie-la-colere-prend-le-pas-sur-le-deuil">« la main du destin »</a> selon le président Recep Tayyip Erdogan. Les autorités ont très vite <a href="https://www.lemonde.fr/en/international/article/2023/02/08/twitter-down-in-turkey-as-quake-response-criticism-mounts_6014930_4.html">coupé le réseau Twitter</a> comme de nombreux sites Internet et procédé à <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2023/02/08/erdogan-turkey-aftermath-earthquake-politics/">l’arrestation des critiques des secours</a> puis le Conseil supérieur de la radio-télévision a sanctionné le 22 février <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/22/seisme-trois-medias-turcs-sanctionnes-pour-avoir-critique-le-pouvoir_6162898_3210.html">trois chaines de télévision</a> qui avaient blâmé le gouvernement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1624740523733819395"}"></div></p>
<p>Les risques sismiques dans la région étaient en effet parfaitement <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-64566296">connus des scientifiques</a>, comme le rappelait le sismologue néerlandais Frank Hoogerbets du Solar System Geometry Survey (SSGEOS) dans un tweet du 3 février dernier « tôt ou tard il y aura un séisme d’une magnitude d’environ 7,5 dans cette région ».</p>
<p>Les accusations se sont ainsi rapidement cristallisées sur l’autorité de gestion d’urgence des catastrophes naturelles, l’AFAD, créée en 2009 et dirigée par Ismail Palakoglu, un diplômé d’une faculté de théologie qui a réalisé l’essentiel de sa carrière au ministère des Affaires religieuses et dénué de compétences dans le domaine. Les équipes d’aide internationales ont d’ailleurs déploré la désorganisation des premiers secours et le peu d’appui de l’AFAD dans leur travail.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1621479563720118273"}"></div></p>
<p>Le gouvernement a même tenté d’entraver l’aide civile : le ministre de l’Environnement, de l’urbanisation et du changement climatique, Murat Kurum, a ainsi décrété que les dons ne pourront être collectés que par l’intermédiaire de l’AFAD et que le <a href="https://rojinfo.com/le-gouvernement-turc-entrave-laide-aux-regions-sinistrees-par-le-seisme/">matériel de secours des organisations non gouvernementales (ONG) sera confisqué</a>.</p>
<h2>Engagements non tenus</h2>
<p>Quand l’actuel président <a href="https://theconversation.com/fr/topics/recep-tayyip-erdogan-21581">Recep Tayyip Erdogan</a> est devenu premier ministre en 2003, quatre ans après le séisme d’Izmit qui avait fait <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Seisme-Turquie-1999-tremblement-terre-dIzmit-faisait-17-000-morts-2023-02-07-1201254106">plus de 17 000 victimes</a>, il s’était engagé à renforcer les normes de construction et les constructions existantes. Pourtant, fin 2022, après un séisme de magnitude 5,9, l’Union des architectes et ingénieurs turcs affirmait dans un communiqué que « la Turquie avait <a href="https://time.com/6253208/turkey-earthquake-syria-updates/">échoué à prendre les mesures nécessaires</a> en cas de tremblement de terre », relevant de sérieux problèmes dans la conception, la construction et le contrôle des bâtiments.</p>
<p>Les premiers responsables de la fragilité des bâtiments sont les promoteurs qui cherchent systématiquement à réduire leurs coûts de construction en employant massivement le béton peu cher et en limitant la quantité d’acier destinée à le renforcer.</p>
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<p>Les dispositifs antisismiques existent pourtant depuis longtemps, comme en atteste la résistance des bâtiments dans des pays à haut risque sismique comme le Japon et le Chili où on a dénombré <a href="https://lepetitjournal.com/istanbul/actualites/seisme-en-turquie-linevitable-questionnement-du-respect-des-normes-de-construction-356572">525 morts et disparus</a> dans un séisme bien plus puissant, de magnitude 8,8 le 27 février 2010. Plus grave encore, pour agrandir les espaces dans les étages inférieurs, les promoteurs turcs détruisent fréquemment certaines colonnes de soutien des immeubles, pour pouvoir ouvrir des magasins ou des chaines de supermarchés.</p>
<p>Pour tenter de calmer la colère populaire, les autorités ont immédiatement arrêté et incarcéré une quarantaine d’entrepreneurs et maîtres d’ouvrage. Pour leur défense, ces derniers ont rejeté la faute sur les autorités locales qui ont accordé les permis de construire, ces dernières reconnaissant ne pas disposer de compétences en interne et se défaussant à leur tour sur les bureaux de certification privés sous-traitants.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Photo de Tayyip Recep Erdogan" src="https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/511959/original/file-20230223-787-238kgx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Devenu premier ministre en 2003, Tayyip Recep Erdogan s’était engagé à renforcer les normes de construction.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Recep_Tayyip_Erdogan_%282020-03-05%29_02.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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</figure>
<p>Comme ailleurs dans le monde, ce sont les administrations locales qui délivrent les permis de construire, mais la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/corruption-21440">corruption</a> est telle en Turquie qu’il est facile d’obtenir un permis moyennant le versement d’un pot-de-vin. Preuve par l’absurde d’une corruption locale généralisée, Erzin, une ville de 42 000 habitants située dans une région dévastée n’a subi ni dommage, ni victimes, ni blessés.</p>
<p>Le maire de la commune, Okkes Elmasoglu, a en effet expliqué qu’à la différence de nombre de ses confrères, il n’avait jamais autorisé de construction illégale. « Certains ont essayé », a-t-il précisé, interrogé par <em>Le Monde</em>, « Nous les avons alors signalés au bureau du procureur et pris la décision de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/16/derriere-le-bilan-humain-des-seismes-en-turquie-des-annees-de-corruption-et-de-laisser-faire-du-pouvoir_6162015_3210.html">démolir les édifices</a> » en chantier. Dans sa ville, à la différence de ses voisines, la majorité des habitations sont soit individuelles, soit à quatre étages et le bâtiment le plus élevé n’en compte que six.</p>
<h2>Amnisties récurrentes</h2>
<p>La corruption ne se limite pas aux potentats locaux au contraire, elle est même le résultat d’un système généralisé au niveau national mêlant incurie, incompétence, détournement de fonds publics, népotisme et électoralisme méthodiquement tissé depuis vingt ans par Erdogan et son parti, l’AKP.</p>
<p>Créée en 1984 pour pallier le manque de logements sociaux et freiner l’étalement des quartiers informels, l’Agence nationale du logement social (TOKI) rattachée au bureau du premier ministre en 2004 puis au président en 2018 s’est vite imposée comme l’acteur et le promoteur le plus puissant du secteur foncier et immobilier du pays. Outil principal des grands chantiers de logements et d’infrastructures du parti au pouvoir depuis 20 ans, elle a pour mission de faciliter l’accès à la propriété des nouvelles classes moyennes et populaires, cœur électoral du pouvoir en place.</p>
<p>La connivence croissante entre le pouvoir politique et le secteur de la construction, de notoriété publique, a fini par éclater au grand jour le 17 décembre 2013 avec <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/17/vaste-coup-de-filet-dans-l-entourage-de-m-erdogan-en-turquie_4336062_3214.html">l’arrestation d’une cinquantaine de personnalités</a> accusées de malversations, de corruption et de blanchiment d’argent ainsi que d’avoir délivré des permis de construire mettant en danger la sécurité de certains édifices. Mais six mois plus tard, le nouveau procureur chargé du volet immobilier des enquêtes <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2212567115000118">abandonnait subitement les charges contre tous les suspects</a>.</p>
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<img alt="Réfugiés dans un gymnase" src="https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/511961/original/file-20230223-25-lm89i6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le séisme du 6 février a fait des millions de sinistrés.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2023_Turkey–Syria_earthquake_montage.jpg#/media/File:2023_Gaziantep_Earthquake_Shelter.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Après chaque séisme, le gouvernement turc procède rituellement à des arrestations de promoteurs qui sont non moins rituellement amnistiés un peu plus tard. Au total, les pouvoirs publics ont accordé une dizaine d’amnisties générales dans le secteur de la construction depuis 2002, permettant ainsi aux propriétaires de logements non conformes de régulariser leur situation moyennant le paiement de droits.</p>
<p>Plus de 7 millions de bâtiments en ont bénéficié, dont 300 000 se trouvent dans les dix villes les plus touchées par l’actuel tremblement de terre. Au moment du séisme, une nouvelle loi d’amnistie était d’ailleurs en discussion au parlement en prévision des prochaines élections…</p>
<h2>Le pouvoir en place fragilisé</h2>
<p>Comme dans les tragédies antiques, le drame du 6 février est peut-être le signe avant-coureur de la fin du règne du président Erdogan. L’État de droit s’est d’ailleurs <a href="https://carnegieeurope.eu/strategiceurope/88887">considérablement affaibli ces 20 dernières années</a> et la Turquie pointe aujourd’hui seulement à la <a href="https://rsf.org/fr/classement-mondial-de-la-libert%C3%A9-de-la-presse-2021-le-journalisme-est-un-vaccin-contre-la">149ᵉ place sur 180 États</a> dans le classement l’ONG Reporters sans frontières en matière de liberté de la presse.</p>
<p>En outre, le niveau de vie des Turcs est laminé par une inflation officiellement proche de 60 % (mais en réalité sans doute du <a href="https://globalvoices.org/2022/09/01/undertones-in-turkeys-plunging-economy-conspiracy-and-corruption-allegations-abound/">double</a> selon les économistes indépendants) provoquée par une politique monétaire absurde qui prétend la <a href="https://www.economist.com/special-report/2023/01/16/the-turkish-economy-is-in-pressing-need-of-reform-and-repair">réduire en diminuant les taux d’intérêt</a>.</p>
<p>Le président Erdogan avait avancé les élections présidentielle et législative initialement prévues en juin au 14 mai 2023 mais le séisme a bousculé ses plans en exacerbant la colère populaire. La constitution interdit en l’état de repousser les législatives (sauf en cas de guerre) et le parti présidentiel ne dispose que de 333 sièges, loin du seuil des 400 parlementaires nécessaire à la modifier.</p>
<p>L’opposition craint toutefois que le pouvoir qui a déclaré l’état d’urgence (et non pas, comme cela aurait été plus logique, l’état de catastrophe naturelle) pour trois mois ne demande un délai pour se consacrer à la reconstruction du pays en transformant l’état d’urgence actuel en un état permanent.</p>
<p>À l’approche du <a href="https://www.herodote.net/29_octobre_1923-evenement-19231029.php">centenaire de la proclamation la République turque</a>, le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, autour des principes de sécularisation, d’occidentalisation et de modernisation du pays, la démocratie turque vit sans doute aujourd’hui son heure de vérité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200568/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Éric Pichet est membre de l'association anticorruption française Anticor et de l'organisation non gouvernementale Amnesty international France.</span></em></p>Les villes qui sont parvenues à limiter les constructions illégales ont enregistré des bilans humains moins lourds après le tremblement de terre du 6 février.Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1975622023-01-12T18:44:39Z2023-01-12T18:44:39ZPourquoi l’État français entretient-il un rapport ambivalent avec les militants kurdes ?<p>Le nouvel <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/231222/attaque-paris-trois-kurdes-tues-par-balles-un-francais-de-69-ans-arrete">attentat</a> qui a frappé la communauté kurde parisienne du X<sup>e</sup> arrondissement de Paris le 23 décembre 2022 marque une nouvelle meurtrissure dans l’histoire du militantisme kurde en France ; près de dix ans jour pour jour après le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/09/dix-ans-apres-la-communaute-kurde-demande-la-verite-et-la-justice-pour-le-triple-assassinat-de-la-rue-la-fayette_6157132_3224.html">triple assassinat du Centre d’Information du Kurdistan</a> dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013. </p>
<p>Il suffit de seulement quelques minutes de marche pour se rendre d’une scène de crime à l’autre, du 147 rue La Fayette au Centre Culturel Ahmet Kaya du 16 rue d’Enghien. Sur le chemin, on peut également passer devant la porte de l’Institut kurde de Paris, au 106 rue La Fayette. Un petit Kurdistan au centre de la France où l’on retrouve des nombreux commerces anatoliens à chaque coin de rue jusqu’au Faubourg Saint- Denis, comme le restaurant et le salon de coiffure où s’est également rendu le tueur du 23 décembre. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-kurdes-victimes-indirectes-de-la-guerre-en-ukraine-196372">Les Kurdes, victimes indirectes de la guerre en Ukraine</a>
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<p>Mais le quartier est loin d’être seulement marqué par l’identité kurde, le X<sup>e</sup> arrondissement et les artères adjacentes de la rue d’Enghien ont en effet une longue histoire d’accueil de différentes populations issues de l’immigration, turque autant que kurde par exemple. Les alentours de la porte Saint-Denis et de la Gare de l’Est représentent ainsi un carrefour multiethnique qui amène les proches des victimes de cette nouvelle tuerie <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/12/25/la-communaute-kurde-refuse-de-croire-a-la-these-de-l-attaque-raciste-au-lendemain-de-la-tuerie-de-la-rue-d-enghien_6155633_3224.html">à douter des motivations uniquement racistes</a> du meurtrier.</p>
<h2>D’une attaque à l’autre</h2>
<p>Alors que le <a href="https://www.20minutes.fr/justice/4016309-20221226-attaque-raciste-contre-kurdes-pourquoi-caractere-terroriste-encore-retenu">parquet national antiterroriste</a> n’a pas, pour l’instant, été saisi de l’affaire, la possibilité d’une organisation de l’attaque par le <a href="https://www.liberation.fr/societe/police-justice/pour-les-kurdes-de-france-lombre-de-la-turquie-derriere-le-crime-raciste-20221225_QZBHE5RUC5FHLJ4SCUY6QPIU5Y/">gouvernement turc</a> ne cesse de hanter les militants kurdes de France qui voient de nouveau dans cette affaire une volonté de les intimider dans leur combat, mené en exil comme au Moyen-Orient. </p>
<p>Le refus continu du gouvernement français de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/20/militantes-kurdes-tuees-en-2013-le-poids-du-secret-defense-pese-sur-l-enquete_6080850_3224.html">lever le secret-défense</a> sur les notes des services de renseignement confirmant potentiellement l’implication de leurs collègues turcs dans l’attaque de 2013 – dont la <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/070123/d-un-triple-meurtre-l-autre-des-milliers-de-kurdes-reclament-une-reaction-de-la-france">manifestation de commémoration des dix ans</a> était organisée au moment de l’attentat de 2022 –, est la raison principale de ce doute constant et illustre également toute l’ambiguïté de la France vis-à-vis du militantisme kurde.</p>
<h2>Soutien à géométrie variable</h2>
<p>Le lendemain de cette nouvelle attaque, les responsables du Centre Démocratique Kurde en France (CDK-F) – dont le siège est situé au 16 rue d’Enghien – ont ainsi été reçus par le <a href="https://twitter.com/Le_CDKF/status/1606695019037048833">ministre de la Justice</a>, alors qu’un an plus tôt, l’une des antennes de cette organisation faisait l’objet d’une descente de police menée par la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) et conduisant à une série d’arrestations. </p>
<p>Accusées de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/20/le-pkk-a-nouveau-dans-le-viseur-de-la-justice-antiterroriste_6080851_3224.html">« financement terroriste »</a>, les personnes incriminées se voient reprochés leurs liens présumés avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK). Cette organisation est considérée comme terroriste par les États-Unis et l’Union européenne, du fait de son engagement dans la lutte armée en Turquie, l’un des principaux piliers de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Or, depuis l’été 2014, les États-Unis comme plusieurs pays européens membres de l’OTAN, dont la France, participent à une coalition militaire visant à combattre l’État islamique en Irak et en Syrie, notamment à travers l’appui aérien et logistique apporté à l’antenne syrienne du PKK, le Parti de l’Union Démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD).</p>
<p>Frappée de plein fouet par les attentats fomentés par l’autoproclamé État islamique depuis 2015, la France a été particulièrement engagée dans ce soutien aux milices kurdes du PYD : que ce soit à travers la mobilisation du <a href="https://www.opex360.com/2015/11/18/depart-de-toulon-du-porte-avions-charles-de-gaulle-de-son-escorte-pour-la-mediterranee-orientale/">porte-avions Charles de Gaulle</a>, la réception de <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/emmanuel-macron-recoit-des-kurdes-syriens-et-les-assure-du-soutien-de-la-france-contre-le-groupe-etat-islamique_3405889.html">plusieurs délégations des Kurdes de Syrie à l’Élysée</a> ou encore la <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/cause-kurde-devenue-populaire-france/">médiatisation sans précédent</a> autour des Kurdes et de leurs revendications. </p>
<p>Ce fort soutien dont a bénéficié la cause kurde à cette époque a dès lors permis aux associations porteuses de ce militantisme sur le territoire français de jouir d’un nouveau souffle de reconnaissance et d’adhésion, autant que du témoignage de soutiens transpartisans – de <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/03/21/97001-20180321FILWWW00139-retailleau-accuse-macron-d-abandonner-les-kurdes.php">Bruno Retailleau</a> à <a href="https://www.lepoint.fr/politique/kurdes-tues-a-paris-melenchon-veut-une-saisine-du-parquet-antiterroriste-26-12-2022-2502885_20.php">Jean-Luc Mélenchon</a>, en passant par <a href="https://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/bhl-ukraine-kurdistan-meme-combat-08-09-2022-2489140_69.php">Bernard Henri-Lévy</a> – parfois inespérés au vu des fondements idéologiques de ces organisations historiquement proches de la gauche plus ou moins radicale en France. </p>
<h2>Un militantisme kurde qui a évolué en France</h2>
<p>Si les prémisses de l’insertion des revendications kurdes dans l’espace des mouvements sociaux français remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, je décris dans une recherche à paraître que c’est dans le contexte des luttes décoloniales, anti-impérialistes et tiers-mondistes que se sont véritablement développés des réseaux de soutien à la cause kurde en France. À cette époque les grandes revendications s’inscrivaient dans un discours reprenant les grandes lignes de la pensée marxiste et de ses dérivées, avec la mise en avant de l’héritage des combats menés par les révolutionnaires cubains et les indépendantistes algériens. Les combats des Kurdes s’inscrivent en effet dans une dynamique de lutte contre l’autoritarisme des régimes irakiens, turcs, iraniens ou syriens qui cherchent à marginaliser les revendications des minorités au sein de leurs populations respectives en menant des politiques de colonisation des régions concernées sur leurs propres territoires.</p>
<p>Et si les premiers porteurs du militantisme kurde en France vont réussir à faire connaître leurs mouvements à travers la légitimation de ce type de discours après mai 68, ainsi que grâce à leur proximité avec <a href="https://journals.openedition.org/hommesmigrations/2896?lang=en">Danielle Mitterrand</a> (qui s’est distinguée par son fort soutien aux Kurdes, notamment en Irak) ; les années 1980 vont justement être marquées par l’émergence et l’imposition du PKK comme nouvel acteur non négligeable, mais dérangeant, de la lutte des Kurdes pour la reconnaissance de leur droit à l’auto- détermination, que ce soit en Turquie ou à l’international.</p>
<h2>Internationalisation de la lutte et de sa répression</h2>
<p>Fondé par Abdullah Öcalan et ses camarades étudiants en 1978, le PKK va se démarquer des autres organisations partisanes kurdes actives à l’étranger en choisissant de transposer auprès de la diaspora son répertoire d’action politique révolutionnaire. Or, les Kurdes sont particulièrement nombreux à avoir émigré en Europe, et notamment en France, suite à la <a href="http://editionsdudetour.com/index.php/les-livres/histoire-des-turcs-en-france/">signature d’accord d’envoi de main-d’œuvre</a> entre la Turquie et les pays d’Europe de l’Ouest tout au long des années 1960. Puis à travers l’arrivée régulière de réfugiés politiques kurdes en provenance de Turquie, mais aussi d’Irak, de Syrie et d’Iran, selon les différentes périodes de répression plus ou moins violentes dont sont victimes les populations kurdes locales. Il existe donc en France, comme ailleurs en Europe, une importante population kurde sur laquelle le PKK va s’appuyer pour soutenir son combat au Moyen-Orient, à travers un réseau d’associations créées au contact des différents foyers d’installation de la diaspora à l’étranger. Ce maillage prend alors la forme d’une fédération d’associations kurdes étalées sur l’ensemble du continent européen, et qui finira par prendre le nom, pour la France, du Centre Démocratique du Kurdistan.</p>
<p>Forte de cette présence au plus près des populations kurdes expatriées, cette organisation va donc jouer dans ces différentes associations le double-rôle d’institution de sociabilité centrale pour ces populations migrantes qui cherchent à recréer du lien à l’étranger et de lieu de (re)politisation, autant pour les exilés que pour les populations locales intéressées par la cause kurde. Car bien que considéré comme terroriste, le PKK séduit certains militants internationaux pour sa position de fer de lance dans la lutte contre un État turc qui s’attire les foudres d’activiste des droits de l’homme, pour la répression qu’il mène contre ses propres compatriotes kurdes.</p>
<p>Au début des années 2000, le parti va présenter une mue idéologique qui va amener ses revendications à évoluer de l’indépendance vers l’autonomie, et son discours du marxisme-léninisme vers la nouvelle théorie du <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2014-2-page-27.htm">« confédéralisme démocratique »</a>. Un principe libertaire de communautés d’auto-administrations démocratiques, féministes et écologiques qui va séduire un activisme transnational se revendiquant notamment de l’altermondialisme. La tentative de mise en place de ce nouvel objectif politique dans le nord-est de la Syrie à partir de 2012 poussera ainsi de <a href="https://lundi.am/Rojava-y-partir-combattre-revenir">nombreux militants occidentaux</a> à faire le voyage dans la région pour y soutenir cette <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_revolution_kurde-9782707188472">« utopie »</a> en construction, et même certains à prendre les armes dans la guerre qui fait rage dans le pays, principalement contre l’État islamique (EI).</p>
<p>À leur retour dans leurs pays respectifs, dont la France, ces militants seront traités de la même manière que les volontaires partis combattre dans les rangs de l’EI. Fichés et surveillés du fait de la formation militaire et idéologique reçue en Syrie, certains seront même <a href="https://hal.science/hal-03879950/">arrêtés pour terrorisme</a>, du fait de leur engagement dans les rangs d’une organisation filiale du PKK, aux côtés de laquelle l’armée française a néanmoins elle-même combattu. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197562/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rémi Carcélès bénéficie d'une bourse doctorale financée par l'Université d'Aix-Marseille, dans le cadre de son travail de recherche - portant sur "la transposition des conflits nationaux en contexte migratoire par l'étude des militantismes turcs, kurdes et arméniens en France" - il est notamment amené à côtoyer régulièrement des associations militantes kurdes pouvant être en lien avec les réseaux mentionnés dans cet article. </span></em></p>Le nouvel attentat qui a frappé la communauté kurde marque une nouvelle meurtrissure dans l’histoire du militantisme kurde en France, près de dix ans jour pour jour après le triple-assassinat de 2013.Rémi Carcélès, Doctorant en science politique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1963722022-12-29T17:42:31Z2022-12-29T17:42:31ZLes Kurdes, victimes indirectes de la guerre en Ukraine<p>La guerre en Ukraine a des répercussions géostratégiques importantes sur le Moyen-Orient et, notamment, sur le dossier kurde.</p>
<p>Cette guerre concentre toute l’attention de la Russie et une grande partie de celle des États-Unis, et rend donc ces deux acteurs moins enclins à s’opposer fermement aux opérations conduites par la Turquie contre le PKK (parti marxiste-léniniste pankurde). En outre, le contexte actuel contribue à créer une convergence objective entre Ankara et Téhéran sur la question kurde.</p>
<h2>Quand Ankara et Téhéran s’en prennent simultanément aux groupes kurdes</h2>
<p>La recherche d’un dialogue entre les puissances occidentales et Téhéran <a href="https://english.alarabiya.net/News/middle-east/2022/10/31/Military-option-is-on-the-table-if-needed-to-prevent-Iranian-nuclear-weapon-Malley">n’est plus à l’ordre du jour</a>.</p>
<p>Les Occidentaux fustigent l’Iran pour son <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220910-nucl%C3%A9aire-france-allemagne-et-royaume-uni-doutent-s%C3%A9rieusement-des-intentions-de-l-iran">inflexibilité sur le dossier nucléaire</a> et son engagement aux côtés de la Russie en Ukraine, qui s’est matérialisé par la <a href="https://www.lefigaro.fr/international/l-iran-reconnait-avoir-livre-des-drones-a-la-russie-avant-sa-guerre-contre-l-ukraine-20221105">livraison de drones à Moscou</a>.</p>
<p>De son côté, Téhéran dénonce l’ingérence des puissances occidentales <a href="https://www.plenglish.com/news/2022/09/21/iran-denounces-western-interference-in-its-internal-affairs/">dans ses affaires intérieures</a> (puisque ces puissances critiquent avec véhémence la répression du mouvement de contestation qui traverse le pays depuis le meurtre de la jeune Kurde Mahsa Amini) et le rôle déstabilisateur des États-Unis qui <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/gaillaud_washington_teheran_reconciliation_impossible_2022.pdf">affichent leur soutien à l’opposition iranienne</a> – à savoir les monarchistes, les <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Iran-sont-moudjahidines-peuple-2018-07-03-1200952241">Moujahidines du peuple</a> (comme composante politique identifiée) et aussi les manifestants actuels à l’intérieur du pays.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-guerre-en-ukraine-bloque-un-accord-sur-le-nucleaire-iranien-192061">Comment la guerre en Ukraine bloque un accord sur le nucléaire iranien</a>
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<p>Pendant ce temps, la Turquie met à profit le contexte de la guerre en Ukraine, qui lui a permis de <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/turquie-arbitre-guerre-ukraine-2022">renforcer son influence diplomatique</a>, pour mener une offensive militaire en Syrie contre les forces kurdes affiliées au PKK. La branche syrienne du PKK, le Parti de l’union démocratique (PYD), domine les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_d%C3%A9mocratiques_syriennes">Forces démocratiques syriennes</a>, structure militaire hétéroclite composée de plusieurs dizaines de milliers de combattants.</p>
<p>Depuis le 20 novembre, Ankara <a href="https://www.dw.com/en/kurds-in-the-middle-east-why-are-they-under-fire/a-63850573">conduit une suite d’opérations militaires</a> qui ont pris la forme d’une série de raids aériens et de tirs d’artillerie contre les positions en Syrie et en Irak du PKK, tenu pour responsable de <a href="https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/attentat-a-istanbul-le-spectre-du-terrorisme-de-retour-en-turquie_2183539.html">l’attentat à la bombe qui a fait six morts à Istanbul le 13 novembre</a>. La Turquie prépare ses forces terrestres à un <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1318947/erdogan-envisage-une-operation-terrestre-en-syrie.html">engagement majeur dans le nord de la Syrie</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">La Turquie riposte à l’attentat d’Istanbul en frappant les régions kurdes de Syrie et d’Irak, France 24, 20 novembre 2022.</span></figcaption>
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<p>Téhéran, de son côté, a <a href="http://www.strato-analyse.org/fr/spip.php?article142">frappé les positions militarisées</a> dans le Mont Qandil (non nord-ouest de l’Irak) de plusieurs organisations kurdes – le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), le Parti pour une Vie Libre au Kurdistan (PJAK, branche iranienne du PKK) et Komala (Organisation autonomiste kurde (de tendance maoïste). Ces groupes sont <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/21/l-iran-mene-de-nouvelles-frappes-au-kurdistan-d-irak_6150818_3210.html">accusés par Téhéran d’attiser les manifestations contre le régime</a> consécutives à la mort de Mahsa Amini.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/iran-quand-la-revolte-des-femmes-accueille-dautres-luttes-192156">Iran : quand la révolte des femmes accueille d’autres luttes</a>
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<p>Ces nouveaux développements démontrent que si, historiquement, la question kurde renvoie à une diversité de réalités et d’intérêts, le sentiment identitaire qui déborde les frontières et la trajectoire de certains mouvements indépendantistes, ainsi que <a href="https://www.institutkurde.org/info/opinion-wesre-americass-most-loyal-ally-in-syria-donst-forget-us-1232552220">leur alliance devenue inextricable avec les États-Unis</a>, fédèrent les deux principaux acteurs régionaux dans leur volonté de neutraliser la « menace intérieure kurde ».</p>
<h2>La passivité américaine</h2>
<p>Voilà près de 40 ans que des épisodes d’affrontements rythment l’histoire conflictuelle entre le PKK, créé en 1978 par Abdullah Öcalan (et inscrit depuis 1997 sur la <a href="https://www.state.gov/foreign-terrorist-organizations">liste américaine des organisations terroristes</a>), et les autorités turques. Le conflit armé, qui débute en <a href="https://rojinfo.com/le-15-ao%C3%BBt-1984-debut-dune-nouvelle-ere-dans-lhistoire-kurde/">1984</a> et atteint son paroxysme <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/conflitkurde">dans les années 1990</a>, est passé par plusieurs phases. Après une période d’accalmie à la fin de l’année 2012, faisant suite à des <a href="https://www.liberation.fr/planete/2013/01/10/kurdes-et-turcs-en-negociations-ouvertes_873047/">négociations entre les autorités turques et le PKK</a>, le conflit s’intensifie de nouveau à partir de 2015.</p>
<p>À la faveur de la guerre en Syrie et des évolutions sur le terrain, le PYD a connu une montée en puissance qui a accru les appréhensions d’Ankara. Pour la Turquie, cette force incarne une menace pesant sur son intégrité territoriale et son unité nationale puisque le projet du PKK (dont le PYD, nous l’avons dit, est la branche syrienne) est de créer un État kurde en séparant le Kurdistan de Turquie du reste du pays.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2017/06/25/le-vrai-visage-des-liberateurs-de-rakka/">Fer de lance de la lutte contre le groupe État islamique</a>, le PYD est soutenu par les États-Unis, même si ceux-ci cherchent dans le même temps à ménager leur allié stratégique turc. Pour ne pas heurter la Turquie et appuyer de manière directe le PYD, Washington a favorisé la création des <a href="https://rojinfo.com/les-fds-representent-toutes-les-composantes-du-nord-de-la-syrie/">Forces démocratiques syriennes</a> (FDS), une coalition hétéroclite qui reste perçue par Ankara comme une structure-écran dominée par le PKK, et qui contrôle le Nord-Est de la Syrie. Cette alliance fluctuante au gré des contextes et de la redéfinition des priorités américaines est d’abord conçue dans l’intérêt des États-Unis.</p>
<p>Les FDS se sont, en effet, retrouvées dans un rapport de dépendance élevé à l’égard de Washington. Plusieurs épisodes du conflit en Syrie ont illustré la faiblesse de la garantie de sécurité américaine, à l’exemple des batailles de <a href="https://www.lorientlejour.com/article/990063/les-ambiguites-du-triangle-usa-turquie-kurdes-au-coeur-de-loffensive-contre-manbij.html">Manbij en 2016</a> et d’<a href="https://www.nytimes.com/2018/01/23/opinion/turkey-syria-kurds.html">Afrin en 2018</a> où les Kurdes ont été les otages des calculs américains, et traités davantage comme des partenaires circonstanciels que comme des alliés stratégiques.</p>
<p>L’opération militaire lancée par le président turc le 20 novembre pour <a href="https://www.atlanticcouncil.org/blogs/turkeysource/the-risks-and-rewards-of-erdogans-next-military-operation/">neutraliser la menace kurde dans les zones syriennes situées le long des frontières méridionales de la Turquie</a> en refoulant les YPG (bras armé du PYD) à près de trente kilomètres de la frontière turque a ravivé les inquiétudes des forces kurdes, qui craignent que la Turquie ne bénéficie une nouvelle fois de la mansuétude de Washington.</p>
<p>Le commandant général des FDS, Mazloum Kobane Abdi, a en effet demandé aux États-Unis d’adopter une <a href="https://www.voanews.com/a/us-backed-kurdish-commander-us-needs-stronger-position-on-turkish-threat-/6855246.html">position plus ferme « face aux menaces turques »</a>. Il a également appelé la Russie – qui avait joué un rôle de médiateur lors de la précédente offensive turque en 2019 et obtenu un accord en vertu duquel l’armée syrienne et des forces russes se sont déployées le long de la frontière – <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20221129-syrie-les-kurdes-exhortent-moscou-%C3%A0-emp%C3%AAcher-une-offensive-terrestre-turque">à faire pression sur la Turquie</a>.</p>
<p>Cette opération militaire de la Turquie pour sécuriser ses zones frontalières est toutefois perçue par les observateurs occidentaux comme s’inscrivant dans un agenda électoral : il s’agit de renforcer la position de l’AKP dans la perspective des prochaines échéances électorales, après sa défaite en 2019 aux élections locales <a href="https://www.aljazeera.com/news/2019/4/2/erdogans-ak-party-loses-major-turkey-cities-in-local-elections">à Izmir, Istanbul et Ankara</a> sur fond de profonde <a href="https://www.courrierinternational.com/article/crise-en-turquie-l-inflation-sur-un-an-atteint-83-un-pic-inedit-depuis-1998">crise économique</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1602006253802242051"}"></div></p>
<p>Mais pour Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’Études anatoliennes (IEFA), joint par téléphone, cette offensive militaire ne relève pas uniquement de l’instrumentalisation politique et obéit à un réel souci sécuritaire : « Les considérations de politique intérieure sont très importantes, les autorités turques veulent montrer que les responsables de l’attentat d’Istanbul ne sont pas restés impunis, et probablement également obtenir de meilleures chances de remporter les élections. Mais malgré cela, il y a une réalité dont nombre d’analystes ne veulent pas tenir compte : cette opération revêt un intérêt sécuritaire réel face à la menace que représente pour la Turquie la présence des milices kurdes à sa frontière. »</p>
<p>Bayram Balci estime que si jusque là ni les Russes, ni les Américains ne veulent d’une incursion militaire terrestre de la Turquie en Syrie, ils tolèrent toutefois les bombardements aériens et les tirs d’artillerie dans la mesure où ils « n’ont pas les moyens d’entrer en conflit avec Ankara et ont besoin d’elle dans le conflit en Ukraine ».</p>
<p>Pour Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe à Moscou, contacté également par téléphone, les Russes sont hostiles non pas aux Kurdes en tant que tels mais à leur alliance militaire avec les États-Unis, qui <a href="https://www.justsecurity.org/81313/still-at-war-the-united-states-in-syria/">continuent de garder sous leur contrôle la rive orientale de l’Euphrate</a> : « Moscou a régulièrement critiqué cette présence américaine et appelé les Kurdes à rompre cette alliance. Rien n’indique à ce stade que les FDS vont troquer leur allégeance aux Américains contre un retour dans le giron de Damas. Les Russes ont manifestement poussé pour que les Kurdes évacuent la bande de 30 km attenante à la frontière avec la Turquie dans les zones sous leur contrôle, mais cela n’a rien donné. Maintenant, il est vrai que l’entêtement des Kurdes à privilégier leur alliance avec Washington irrite les Russes. Mais cela ne va pas au-delà. »</p>
<h2>Une nouvelle donne appelée à durer ?</h2>
<p>Du côté de Washington, bien que le <a href="https://apnews.com/article/islamic-state-group-nato-syria-bucharest-turkey-bb1980f532b5a44cbc693897c853d9f1">durcissement de ton à l’égard la Turquie</a> pour tenter de dissuader Recep Tayyip Erdogan de lancer la phase terrestre de l’offensive augure d’un raidissement de la position américaine, les moyens de pression restent limités en raison de l’importance du rôle de la Turquie dans le conflit en Ukraine.</p>
<p>Sur ce dossier, Ankara tient une position ambivalente. D’une part, elle a contribué à l’effort de guerre de ses alliés de l’OTAN. D’autre part, elle <a href="https://www.euronews.com/2022/11/04/hungary-and-turkey-are-the-last-two-roadblocks-to-nato-membership-for-finland-and-sweden">continue de bloquer la tentative de l’OTAN d’accélérer l’adhésion de la Suède et de la Finlande</a> à l’Alliance en dépit des sollicitations américaines. Ankara est l’un des deux seuls pays membres de l’OTAN, avec la Hongrie, à ne pas avoir donné son aval à l’adhésion des pays nordiques. Washington dispose donc de peu de leviers de pression contre la Turquie dans ce contexte.</p>
<p>Quant à l’Iran, s’il n’a pas d’antagonisme majeur avec les FDS en Syrie, et ne semble pas résolument hostile au PKK en Irak, il est aujourd’hui, nous l’avons dit, engagé dans une confrontation militaire avec le PDKI, le PJAK et Komala, considérés parmi les forces motrices du soulèvement actuel contre le régime (soulèvement au moins partiellement imputé à Washington).</p>
<p>Une nouvelle donne s’esquisse donc : la convergence de la Turquie et de l’Iran qui voient désormais les acteurs kurdes comme des auxiliaires d’une stratégie américaine de déstabilisation. Les grandes puissances ayant à fort à faire ailleurs, les Kurdes risquent de ne pouvoir compter que sur leurs propres ressources pour faire face à cette double offensive…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196372/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pendant que l’attention russe et américaine est largement fixée sur l’Ukraine, Ankara et Téhéran s’attaquent aux forces kurdes, en Syrie et à la frontière Irak-Iran.Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1797072022-03-24T18:44:04Z2022-03-24T18:44:04ZUkraine-Russie : comment négocie-t-on en temps de guerre ?<blockquote>
<p>« Chaque parole est plus importante qu’un tir de canon. » (Volodymyr Zelensky, <a href="https://www.bfmtv.com/international/europe/volodymyr-zelensky-previent-que-si-l-ukraine-tombe-la-russie-s-attaquera-a-l-europe-de-l-est_AD-202203030564.html">3 mars 2022</a>)</p>
</blockquote>
<p>On a parfois <a href="https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2008-3-page-73.htm">écrit</a> que l’histoire des relations internationales n’est qu’une alternance de négociations avant la guerre et après la guerre. Et on a fait remarquer que la <a href="https://www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-199.htm">guerre se décide seul alors que la paix se négocie</a>. La guerre que mène la Russie en Ukraine ne déroge pas à ce principe.</p>
<p><a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-entrezelenskyet-poutine-l-impossible-negociation_5027926.html">Plusieurs rounds de négociation</a> ont déjà eu lieu. Beaucoup d’autres suivront sans doute, avant la conclusion d’un cessez-le-feu. L’analyse du déroulement de ces négociations permet de tirer quelques constats sur le fonctionnement d’une négociation diplomatique.</p>
<h2>La composition des délégations</h2>
<p>Russes et Ukrainiens sont autour de la table. La <a href="https://tass.com/politics/1413549">composition</a> des deux délégations qui se sont rencontrées une première fois à Gomel en Biélorussie le 28 février, quatre jours après le début de l’invasion, est déjà une première indication du niveau de la négociation.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1498257113931522058"}"></div></p>
<p>Si, du côté ukrainien, on retrouve le ministre de la Défense Reznikov, le proche conseiller de Zelensky Mikhailo Podolyak, ou encore le vice-ministre des Affaires étrangères et ancien ambassadeur d’Ukraine auprès de l’UE, Nikolai Tochitskty, l’équipe russe, elle, semble composée d’apparatchiks sans envergure. Le chef de la délégation, <a href="https://slate.com/news-and-politics/2022/03/who-is-vladimir-medinsky-negotiator-russia-ukraine.html">Vladimir Medinsky</a>, est un ancien ministre de la Culture (2012-2020), qui s’est surtout illustré par sa <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/06/09/vladimir-medinski-ministre-russe-de-l-inculture-et-de-la-propagande_5312227_3232.html">vision hypernationaliste et propagandiste</a>, avec même une tendance à <a href="https://www.lepoint.fr/monde/la-rehabilitation-de-staline-avance-en-russie-05-03-2018-2199748_24.php">réhabiliter Staline</a>. Il est flanqué de Leonid Sloutski, le président de la commission des affaires internationales de la Douma, un personnage à la <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/03/russia-mockery-of-sexual-harassment-claims-against-mp-prompts-protest-on-international-womens-day/">réputation sulfureuse</a>, qui figure sur la liste américaine et européenne des personnalités russes faisant l’objet de sanctions.</p>
<p>Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il envoyé de tels émissaires plutôt que son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ? S’il avait voulu signifier qu’il ne prêtait pas vraiment d’importance à ces négociations, il ne s’y serait pas pris autrement.</p>
<p>La Turquie a fait offre de médiation en organisant le 10 mars à Antalya une <a href="https://www.bfmtv.com/international/europe/guerre-en-ukraine-apres-antalya-reste-t-il-une-voie-pour-la-negociation-dans-le-conflit_AV-202203100308.html">rencontre</a> entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien. Aucun résultat probant n’en est sorti car la Turquie ne dispose pas vraiment d’un levier sur la Russie. Il est vrai qu’elle espérait en tirer des dividendes diplomatiques. Il faut savoir qu’Ankara, <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-etats-unis-exhortent-la-turquie-a-ne-plus-acheter-d-armes-russes-20211001">bien que membre de l’OTAN, achète des armes à la Russie</a> et <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-les-drones-turcs-cles-de-la-resistance-armee-face-a-la-force-de-frappe-russe-20220320">vend des drones à l’Ukraine</a>. Mais plus la guerre se prolonge et plus il sera difficile à la Turquie de ne pas s’aligner sur la position de l’OTAN concernant la Russie. D’ailleurs, les autorités turques ont <a href="https://marine-oceans.com/actualites/erdogan-appliquera-la-convention-de-montreux-dans-linteret-de-la-turquie/">réactivé la Convention de Montreux</a> qui leur confère la surveillance des détroits de la Mer noire (Bosphore, Dardanelles) : ceux-ci sont fermés aux navires de guerre depuis le début des hostilités.</p>
<p>En tout état de cause, il n’est pas indifférent que Zelensky ait déclaré récemment que la vraie négociation doit se dérouler <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/ukraine-volodymyr-zelensky-se-dit-convaincu-que-sans-negociations-on-n-arretera-pas-la-guerre_AD-202203200186.html">entre lui et Poutine</a>.</p>
<h2>L’importance du lieu et du secret</h2>
<p>Il y a, ensuite, le choix du lieu de la négociation. Négocier en Russie eut été un affront pour les Ukrainiens : cela aurait signifié qu’ils avaient déjà perdu la guerre. Il fallait donc trouver un endroit acceptable pour les deux parties. La Biélorussie (bien qu’elle puisse être considérée comme belligérante, puisqu’elle autorise l’armée russe à utiliser son territoire dans le cadre de la guerre) s’y prêtait, à condition de choisir un lieu à proximité de la frontière ukraino-biélorusse. Les autorités de Minsk ont assuré qu’elles se cantonneraient à une absolue neutralité, ce qui paraît être le cas pour lesdites négociations. À noter que les négociations suivantes, à l’exception de la rencontre d’Antalya évoquée ci-desus et qui n’a rien donné, ont eu lieu par <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1868705/ukraine-russie-guerre-diplomatie">vidéoconférence</a>.</p>
<p>Une négociation doit se faire dans le secret et la confidentialité. Si le contenu des négociations est rendu public, les négociateurs seront l’objet de pressions permanentes de l’opinion publique (notamment via les réseaux sociaux). Ils ne pourront pas, dès lors, faire la moindre concession car celle-ci sera considérée comme une forme de faiblesse et de capitulation face à la partie adverse.</p>
<p>Un exemple célèbre en est la négociation de <a href="https://www.oecd.org/fr/investissement/accordssurlinvestissementinternational/accordmultilateralsurlinvestissement.htm">l’Accord Multilatéral sur l’Investissement à l’OCDE</a> entre 1995 et 1997. Des ONG parviennent à se procurer le texte en négociation et font pression sur les gouvernements pour l’amender, voire le rejeter. La négociation suscite un large débat public qui devient un enjeu politique. Il n’y a plus de marge pour un compromis et le projet d’accord est finalement abandonné en 1998.</p>
<p>Il y a, aussi, la question de la sécurité des négociateurs. Il est évident que le pays hôte doit assurer la protection des délégués des deux pays. On imagine le scandale que produirait le kidnapping ou la mystérieuse disparition d’un délégué ukrainien… Tout ce qui porte atteinte à l’intégrité physique des négociateurs est préjudiciable à la poursuite des négociations. Il en va autrement si ce type d’événement se déroule hors du cadre des négociations, comme l’a montré le faible écho provoqué par la mort de Denis Kireev, l’un des négociateurs ukrainiens présents en Biélorussie, <a href="https://7news.com.au/news/ukraine/competing-claims-emerge-after-ukraine-official-denis-kireev-accused-of-treason-shot-dead-in-street-c-5958770">abattu à Kiev</a> quelques jours plus tard dans des circonstances troubles.</p>
<h2>Le timing et les « négociations dans les négociations »</h2>
<p>Il y a le timing de la négociation. Est-ce le bon moment pour négocier ? Choix difficile tant pour l’agresseur que pour l’agressé, dans une négociation en période de guerre.</p>
<p>Les Russes peuvent se dire qu’ils sont en position de force du fait de leur avancée militaire sur le terrain. Ils peuvent donc vouloir tirer le maximum de la négociation en cours en termes de concessions arrachées aux Ukrainiens. Ces derniers peuvent, tout au contraire, estimer qu’ils sont capables de résister sur le terrain (ce qui est avéré) et donc retarder le moment de la négociation ou, en tout cas, le moment où il faudra faire des concessions.</p>
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<p>La négociation est elle-même une épreuve temporelle. Les parties peuvent estimer qu’il convient de gagner du temps pour laisser à leur armée respective la possibilité de marquer des victoires sur le terrain. Les premiers rounds sont donc souvent des exercices convenus, sans grande substance. On réaffirme sa position de principe, puis on discute sujet après sujet en déroulant l’agenda préalablement convenu.</p>
<p>À un moment, les chefs de délégation peuvent demander une interruption de séance. C’est parfois l’occasion pour eux d’aller prendre un café ensemble et de discuter à l’écart de leurs délégués respectifs au sujet de ce qui peut aboutir à un compromis et ce qui ne le peut. On pense aux <a href="https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2008-3-page-53.htm">négociations secrètes</a> entre Henry Kissinger et Le Duc Tho pour mettre fin à la guerre du Vietnam. Menées trois années durant (avec des interruptions), entre 1970 et 1973, dans un pavillon de la banlieue parisienne, elles ont abouti parce que les deux négociateurs avaient su développer une relation de confiance malgré tout ce qui les opposait.</p>
<p>Un négociateur ne peut se laisser envahir par l’émotion. On n’imagine pas le chef de la délégation ukrainienne verser une larme. Il faut rester entièrement maître de ses moyens et utiliser toute son intelligence (dans laquelle la ruse joue un rôle) pour aboutir à un compromis qui ne soit pas une capitulation.</p>
<h2>Négociations bilatérales… et intervenants extérieurs</h2>
<p>Qui a le dernier mot dans une négociation ? Supposons que les chefs de délégation russe et ukrainien s’accordent sur un compromis pour un cessez-le-feu. Cet accord est dit « ad referendum », c’est-à-dire qu’il doit être validé auprès de leurs autorités respectives.</p>
<p>Seulement voilà : imaginons que le Kremlin refuse le projet d’accord. Le chef de la délégation russe est en quelque sorte désavoué. Cela aboutit à paralyser la négociation. Il faut alors tout recommencer, et cela dans un climat de suspicion accru. D’ailleurs, le chef de délégation est souvent remplacé car lorsqu’on est désavoué par ses autorités, on a beaucoup de mal à continuer à mener une négociation.</p>
<p>Une négociation diplomatique peut être accompagnée de contacts parallèles. Ainsi, le président Macron a-t-il des <a href="https://www.franceinter.fr/politique/guerre-en-ukraine-cinq-questions-sur-les-appels-telephoniques-entre-emmanuel-macron-et-vladimir-poutine">contacts téléphoniques réguliers</a> avec son homologue russe, pour en quelque sorte appuyer les efforts de négociation de part et d’autre.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1504888141689372674"}"></div></p>
<p>Il faut, toutefois, éviter que ces négociations parallèles prennent le dessus sur les négociations bilatérales officielles, au risque de les décrédibiliser. Dans le cas russo-ukrainien, il est toutefois permis de penser que des entretiens entre Lavrov et son homologue américain Blinken constitueraient un levier appréciable pour faire aboutir un projet de cessez-le-feu.</p>
<h2>Quid des médiateurs ?</h2>
<p>Il est aussi beaucoup question de médiation, ces temps-ci. <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/l-ukraine-souhaite-la-turquie-comme-garante-d-un-eventuel-accord-avec-la-russie-20220317">La Turquie a fait offre de médiation</a>, mais on a rapidement constaté que cela n’a eu que très peu d’incidence sur les négociations, de même que la tentative entreprise <a href="https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/vu-disrael-les-mediations-turque-et-israelienne-entre-kiev-et-moscou-une-illusion">par le premier ministre israélien Naftali Bennet</a> t, qui a rencontré Poutine le 5 mars avant de parler au téléphone à Zelensky. En effet, pour qu’une médiation réussisse, il faut que le médiateur dispose d’une réelle influence (un levier) sur les parties en présence. Or l’influence des autorités turques sur le maître du Kremlin est très limitée.</p>
<p>On évoque aussi une <a href="https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-la-chine-affirme-etre-disposee-une-mediation-entre-lukraine-et-la-russie">médiation chinoise</a>, très hypothétique à ce stade-ci. Mais en termes d’influence, la Chine dispose de leviers considérables vis-à-vis de la Russie (cette dernière se tournant vers son voisin chinois pour alléger le poids des sanctions occidentales).</p>
<p>Imaginons une médiation entre la Russie et l’Ukraine. Le médiateur devra déployer toute la mesure de ses talents en se situant dans une position médiane et en faisant émerger des points d’accord entre Russes et Ukrainiens, sans leur faire perdre la face, évidemment. Tout l’art est d’intervenir ni trop tôt (et sans doute est-ce encore trop tôt, pour les Russes) ni trop tard. Lorsque la médiation a commencé, le médiateur devra s’adapter à la situation pour laquelle il intervient. La médiation nécessite souvent un « forcing » diplomatique. Il s’agit d’exercer une pression maximale sur les parties. À Dayton, en 1995, les Américains avaient enfermé dans la base aérienne de l’Ohio les acteurs du conflit bosniaque jusqu’à l’obtention <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2005/11/21/les-grandes-lignes-des-accords-de-dayton_712343_3214.html">d’un accord à l’arraché</a>.</p>
<p>Mais la médiation est un processus ponctuel, qui n’est pas appelé à durer. Elle ne se substitue pas aux mesures de rétablissement de la paix et de reconstruction du cadre normatif. À noter qu’aujourd’hui la figure solitaire du médiateur a souvent laissé la place aux médiations collectives, chacun jouant sa partition pour faire émerger une dynamique de nature à produire un accord entre les parties.</p>
<p>Reste la question centrale : pourquoi et quand <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-kiev-se-dit-pret-a-des-concessions-substantielles-1395438">faire des concessions</a> ? La négociation est toujours un rapport de force. Celui qui est en position de force va tenter d’engranger un maximum de dividendes de la situation présente, en se disant que le rapport de force peut être beaucoup moins favorable plus tard. Celui qui est en position de faiblesse sera enclin à faire des concessions, en se disant que la situation pourrait être pire encore plus tard.</p>
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<h2>Les trois logiques de la négociation</h2>
<p>La négociation se décline en trois logiques. Soit on vise le jeu à somme nulle (je gagne, tu perds), qui débouche nécessairement sur une situation privilégiant une des parties. Soit on recherche la solution gagnant-gagnant, et la négociation est dite coopérative. Soit, enfin, on est dans le cas de figure de la concession (le donnant-donnant).</p>
<p>Il semble que ce soit ce scénario qui prévale dans les négociations russo-ukrainiennes, sans que l’on sache précisément où se situera le point médian des concessions que chacune des parties est disposée à faire. En échange du retrait des troupes d’occupation russes, l’Ukraine est-elle prête à adopter un statut de neutralité (à l’instar de <a href="https://www.liberation.fr/international/neutralite-de-lukraine-pourquoi-la-suede-et-lautriche-sont-evoquees-comme-modele-par-moscou-20220316_IELOB6XA3JFTZFV3WNO3Z3THGQ/#:%7E:text=L%E2%80%99ONU%20y%20a%20install%C3%A9,sur%20la%20neutralit%C3%A9%20du%20pays.">l’Autriche</a> ?). Et est-elle prête à reconnaître l’amputation d’une partie de son territoire (le Donbass) ? On peut en douter, pour ce qui est du territoire.</p>
<p>On pressent ici que la difficulté se situe précisément dans la compréhension des buts de guerre de Poutine. Il ne les a jamais clairement énoncés. Le compromis va devoir trouver un équilibre entre des intérêts contradictoires, et ne peut faire l’économie de l’éternelle question : que vais-je lâcher ? Il est assez normal que les positions s’assouplissent en cours de négociation, sans toutefois céder sur ce que chacune des parties considère comme étant « non négociable ».</p>
<p>Finalement, on peut dire que la négociation diplomatique est une série de petites avancées. On fera une concession ici, une suggestion là, on fera jouer des leviers extérieurs, on veillera à ce que personne ne perde la face. En toutes circonstances, on évitera la moindre provocation et on veillera à contenir les émotions et l’impatience, qui sont mauvaises conseillères. La ruse n’est pas interdite mais la dissimulation peut conduire à des compromis fragiles et de courte durée…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179707/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Raoul Delcorde est ambassadeur honoraire de Belgique, professeur invité à l'Université catholique de Louvain.</span></em></p>Lieu de la négociation, timing, composition des délégations, interventions des médiateurs issus d’États tiers, secret des discussions… Chaque aspect d’une négociation en temps de guerre est crucial.Raoul Delcorde, Guest Professor European Studies, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1762142022-02-14T18:12:48Z2022-02-14T18:12:48ZJusqu’où ira le rapprochement Pékin-Ankara ?<p>La République populaire de Chine et la Turquie comptent parmi les puissances non occidentales les plus actives sur la scène internationale. Leur relation, qui s’inscrit dans une histoire longue de plusieurs siècles, <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/asie-visions/relations-turquie-chine-ambitions-limites-de-cooperation">gagne dernièrement en intensité</a>, aussi bien sur le plan politique et diplomatique qu’au niveau économique.</p>
<p>D’un côté, la Turquie constitue pour Pékin un partenaire de premier plan au Moyen-Orient. De l’autre, la Chine représente aux yeux d’Ankara un acteur économique et politique alternatif à l’Occident – un Occcident avec lequel la Turquie, bien que <a href="https://www.areion24.news/2021/10/21/quel-avenir-pour-la-turquie-dans-lotan/">membre de l’OTAN</a>, entretient des rapports pour le moins tendus.</p>
<p>Comme dans ses relations avec les <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2020/07/07/chine-et-terres-dislam-enjeux-pour-de-nouvelles-grammaires-internationales/">autres États du Moyen-Orient</a>, Pékin a diversifié le spectre de ses domaines de coopération avec le pays présidé par Recep Tayyip Erdogan : leurs échanges concernent, outre les questions diplomatiques, des domaines aussi variés que la défense, les technologies, l’énergie ou les infrastructures. Ainsi, en bonne partie du fait de la <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2020/06/05/la-resistible-ascension-de-la-chine-pt-3-un-hegemon-partiel-pour-un-monde-trop-grand/">participation d’Ankara aux Nouvelles routes de la soie</a>, la Chine est devenue, ces dix dernières années, l’un des principaux partenaires commerciaux de la Turquie.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-jordanie-acteur-cle-pour-la-chine-au-moyen-orient-173760">La Jordanie : acteur clé pour la Chine au Moyen-Orient</a>
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<p>Pour autant, cette relation demeure sujette à des <a href="https://www.reuters.com/world/china/turkeys-erdogan-chinas-xi-discuss-uyghurs-phone-call-turkish-presidency-2021-07-13/">discordes liées notamment à la question ouïgoure</a>, qui provoque des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/31/en-turquie-le-traite-d-extradition-entre-pekin-et-ankara-inquiete-la-communaute-ouigoure_6064900_3210.html">controverses au sein même du gouvernement turc</a>.</p>
<h2>Une relation pluriséculaire</h2>
<p>Aux deux extrêmes de l’Eurasie, les civilisations turque et chinoise ont appris à se connaître au fil des siècles. Il suffit de visiter les salles du <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Palais-de-Topkapi-Istanbul.html">Palais de Topkapu Sarayi</a> d’Istanbul et leurs collections de porcelaine chinoise pour s’en rendre compte. Elles témoignent d’un transfert de savoir-faire : celui permettant la conception d’une porcelaine peinte en bleu sous une couverte incolore. Sa conjugaison avec le kaolin, une argile blanche, naît à <a href="https://fr.unesco.org/creative-cities/jingdezhen">Jingdezhen (province méridionale chinoise du Jiangxi)</a>, vers 1320-1330, à la faveur de l’apport d’un minerai de cobalt provenant des confins du monde turc et de la Perse.</p>
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<p>Deux mondes sont alors connectés, sous l’égide des dynasties gengiskhanides de Chine – les Yuan (1279-1368) – et de la Perse – les Ilkhanides (1256-1335) : ces deux empires sont à l’origine d’une commercialisation du « bleu blanc » et ce, <a href="https://books.google.fr/books/about/Aspects_of_the_Maritime_Silk_Road.html?id=YJibpHfnw94C&redir_esc=y">à une échelle sans précédent</a>.</p>
<p>C’est à cette époque que le <em>Jame al-Tawarikh</em> (que l’on pourrait traduire par <em>Histoire universelle</em>) de Rashid al-Din (1247–1318) est composé. C’est le premier récit en langue persane abordant des faits historiques de la Chine. En 1516, Sayyed Ali Akbar Khitai, s’en inspirant sans doute, écrira à son tour une somme, le <em>Khitai-nameh</em>. Des siècles durant, ce texte fera autorité sur ce pays et sera d’ailleurs davantage lu <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00210862.2013.855047">dans sa version turque</a>.</p>
<p>Avec la révolution industrielle et l’essor des puissances européennes au tournant des XIX° et XX<sup>e</sup> siècles, les élites turques et chinoises se forgent soit dans des idéologies clairement anti-européennes soit, au contraire, dans la fascination que les cultures occidentales leur inspirent. Quand les empires chinois et ottoman s’effondrent, émerge l’idée de confraternité eurasienne à laquelle les peuples turcophones et musulmans de l’Asie centrale <a href="https://www.puf.com/content/Chine_et_terres_dIslam">resteront particulièrement sensibles</a>. Surtout lorsqu’il s’agit pour les dirigeants actuels de la Turquie et de la Chine de flatter l’orgueil de leurs peuples respectifs en cultivant une certaine nostalgie de leur histoire impériale.</p>
<p>La fin de la guerre froide accélère le rapprochement entre Ankara et Pékin. Ce phénomène est d’ailleurs propre à l’ensemble de la région) : que ce soit les monarchies du Golfe, la Syrie ou l’Irak, tous les pays du Proche et du Moyen-Orient accueillent progressivement des installations chinoises soutenues par les géants étatiques (Sinopec, Merchant Bank, ICBC, Agricultural Bank of China, etc.) dans les domaines les plus divers : gestion et participations dans des ports, industrie automobile, textile, transports…</p>
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<h2>Développement des relations économiques…</h2>
<p>Les années 1990 et 2000 sont marquées par la progression des relations commerciales, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/28/affaiblie-economiquement-ankara-courtise-la-chine_6078354_3210.html">toujours déséquilibrées au profit de Pékin</a>. La Turquie importe une large gamme de produits chinois, sans pouvoir en retour exporter à la hauteur des capacités chinoises – aussi parce que le marché chinois lui reste en partie fermé.</p>
<p>Plusieurs années de négociations seront nécessaires à une véritable diversification des échanges qui intervient au cours de la dernière décennie, particulièrement <a href="https://www.cairn.info/la-politique-internationale-de-la-chine--9782724618051-page-477.htm?contenu=article">pour des produits alimentaires (notamment laitiers) turcs sur le marché chinois</a>.</p>
<p>Pékin effectue, à travers différents opérateurs privés et publics, divers investissements et prêts dans les <a href="https://www.challenges.fr/monde/la-chine-s-ouvre-la-voie-du-moyen-orient_764082">infrastructures</a> en Turquie (<a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-02-10/istanbul-airport-in-talks-with-chinese-banks-on-6-billion-loans">ports, routes, ferroviaires ou infrastructures urbaines et aéroports</a>). L’un des cas les plus éloquents est probablement celui réalisé par <a href="https://portsetcorridors.com/tag/cosco/">l’opérateur COSCO</a>, qui a acheté les deux tiers des actions du port de Kumport, à proximité d’Istanbul, pour une valeur de près de 1 000 millions de dollars.</p>
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<p>Pékin déploie également un activisme notable dans le paysage bancaire turc. L’<a href="https://www.aa.com.tr/en/economy/turkish-state-lender-china-exim-bank-ink-loan-deal/2193739">Eximbank</a>, l’<a href="https://asialyst.com/fr/2020/11/28/chine-turquie-rapprochement/">ICBC</a> et la <a href="https://www.aa.com.tr/en/economy/turkcell-china-development-bank-ink-590m-loan-deal/1937231">China Development Bank</a> investissent dans de nombreux projets (infrastructures, énergie, immobilier etc.). La dynamique des relations est favorable au déploiement des géants du numérique chinois, notamment <a href="https://www.invest.gov.tr/en/whyturkey/successstories/pages/huawei.aspx">Huawei</a>, <a href="https://kr-asia.com/alibaba-invests-750m-in-turkeys-trendyol-to-compete-against-amazon">Alibaba</a> et <a href="https://www.zte.com.cn/global/404?path=/global/about/news/detail">ZTE</a>, qui ont accru leurs parts de marché en Turquie au cours de la décennie écoulée, effectuant notamment plusieurs acquisitions <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/28/affaiblie-economiquement-ankara-courtise-la-chine_6078354_3210.html">(48 % du leader turc des équipements de télécommunication Netas, et 75 % du site de commerce en ligne Trendyol)</a>.</p>
<p>En outre, dès le début de la pandémie de Covid-19, Pékin a envoyé puis vendu du matériel médical à la Turquie, des masques aux vaccins. Si la livraison de ces derniers se révèle d’ailleurs <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/13/la-turquie-confrontee-aux-limites-de-la-diplomatie-chinoise-des-vaccins_6076580_3210.html">plus problématique que prétendu par la RPC</a>, il n’en reste pas moins que cette dimension sanitaire de la coopération témoigne de la capacité de la Chine à s’imposer dans cette partie du monde.</p>
<h2>… malgré le point de discorde ouïgour</h2>
<p>Recep Tayyip Erdogan a, dans un passé récent, fait grand cas de la continuité ethno-linguistique ouïgoure, d’Istanbul à Urumqi. Dès lors, la <a href="https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/5801?file=1">question du Xinjiang et des répressions des Ouïgours</a> par le régime communiste chinois a suscité, ces dernières années, plusieurs dégradations (ponctuelles mais redondantes) des relations entre Pékin et Ankara. Rappelons que la Chine et la Turquie ont signé un traité d’extradition et que de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Turquie-Ouighours-peur-lextradition-2021-01-08-1201133819">nombreux Ouïgours installés en Turquie craignent d’être envoyés en Chine</a>.</p>
<p>La Turquie a apporté un soutien pour l’essentiel déclaratif <a href="https://www.institutmontaigne.org/blog/au-moyen-orient-la-chine-garantit-aux-dictateurs-la-longevite">aux Ouïgours de Chine</a> et accueilli sur son territoire un certain nombre de ressortissants de cette minorité nationale turcophone. Toutefois, la « question ouïgoure » constitue une <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1287049/en-turquie-les-refugies-ouigours-ont-peur-detre-extrades-vers-la-chine.html">variable d’ajustement de la politique d’Erdogan</a>.</p>
<p>Ainsi, suite aux émeutes et répressions au Xinjiang en 2009, Recep Tayyip Erdogan dénoncera une « sorte de génocide » perpétré par Pékin ; mais en 2013, lors d’une visite d’État en Chine, il a souligné la menace constituée par les mouvances djihadistes pour la Chine et <a href="https://asialyst.com/fr/2021/11/30/podcast-quelle-strategie-pour-chine-afghanistan/">s’est opposé à toute remise en cause de l’intégrité du territoire chinois</a>, effectuant d’ailleurs une escale au Xinjiang avant son retour en Turquie.</p>
<p>La dernière visite du président turc, en 2019, apportera la confirmation d’une <a href="https://asia.nikkei.com/Politics/International-relations/Erdogan-courts-Chinese-investment-on-visit-to-Beijing">volonté affirmée du développement des liens commerciaux et technologiques</a>, sur fond de convergence politique entre Ankara et Pékin au Moyen-Orient et en Asie centrale, les deux puissances souhaitant intensifier les relations avec les pays non occidentaux et peser dans cette immense zone.</p>
<h2>Et maintenant, des relations tous azimuts ?</h2>
<p>Depuis 2013, la Turquie a souligné à maintes reprises le rôle qu’elle souhaiterait jouer pour renforcer la connectivité entre la Chine et l’Europe. Signe qui ne trompe pas : quelques mois seulement après <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/le-reportage-de-la-redaction-emission-du-vendredi-16-juillet-2021">l’échec du coup d’État</a> de 2016, alors fermement <a href="https://www.aa.com.tr/en/asia-pacific/china-supported-turkey-after-2016-coup-bid/1920523">condamné</a> par les autorités chinoises, Erdogan a nommé ambassadeur à Pékin <a href="https://twitter.com/eminonen">Abdülkadir Emin Onen</a>, un homme d’affaires – et non un diplomate de carrière –, afin de densifier cette coopération économique.</p>
<p>Le <a href="https://www.oecd-ilibrary.org/sites/bus_fin_out-2018-6-en/index.html ?itemId=/content/component/bus_fin_out-2018-6-en">CCWAEC (<em>China-Central West Asia Economic Corridor</em>)</a>, qui passe par l’Asie centrale, l’Iran et la Turquie, est une ramification des Nouvelles routes de la soie qui conforte Ankara dans son ambition de se désenclaver, y compris par la promotion de ses propres projets comme le <a href="http://recca.af/ ?page_id=2080">corridor de transport <em>Lapis Lazuli</em></a>, qui vise à développer route et voie ferrée pour relier l’Afghanistan à la Turquie en passant par le Turkménistan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.</p>
<p>La politique de Pékin vis-à-vis d’Ankara est également corrélée à plusieurs projets de ventes d’armes. La Chine souhaitait notamment, en 2015, vendre à la Turquie un système modernisé de dispositifs antiaériens (12 batteries de missiles HQ-9 (DF 2000), dérivés du S 300 russe) – un projet qui, pour l’instant, <a href="https://www.questionchine.net/la-cooperation-sino-turque-autour-hq-9-fd-2000-dommage-collateral-du-terrorisme">ne s’est pas concrétisé</a> (en partie du fait de la pression américaine). Plus tard, <a href="https://air-cosmos.com/article/la-turquie-prte-acheter-un-second-lot-de-missiles-s400-25369">Ankara a privilégié l’achat de S-400 russes</a>. Mais l’achat d’armes à la Chine dans l’avenir demeure <a href="https://foreignpolicy.com/2020/09/16/erdogan-is-turning-turkey-into-a-chinese-client-state/">tout à fait possible</a>.</p>
<p>La dégradation des relations avec l’Occident (Europe, États-Unis et cadre otanien), les réflexes post-impériaux d’Ankara, qu’on constate notamment dans <a href="https://theconversation.com/que-veut-la-turquie-en-mediterranee-orientale-147694">sa politique agressive en Méditerranée</a>, et la faiblesse de ses infrastructures et de son économie convergent pour pousser Erdogan vers un choix stratégique plus tourné vers l’Est. La Turquie n’est pas membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, mais partenaire de discussion. À ce titre, elle participe à diverses réunions et aux sommets annuels, mais elle souhaiterait aller plus loin et <a href="https://thediplomat.com/tag/turkey-in-the-sco/">intégrer pleinement cette structure non occidentale</a>, comme l’a fait l’Iran en 2021.</p>
<p>Si le rapprochement se poursuit entre Ankara et Pékin, malgré les <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/ouighours-la-turquie-convoque-l-ambassadeur-chinois-20210406">tensions récurrentes autour de la question ouïgoure</a>, ce sera avant tout un <a href="https://asialyst.com/fr/2020/11/28/chine-turquie-rapprochement/">succès chinois</a> qui confirmera, aux yeux de Pékin, que l’Occident se désengage toujours plus du Moyen-Orient et que la Chine y (re)trouve progressivement une place interprétée comme <a href="https://www.nbr.org/publication/exploring-chinas-push-for-a-new-world-order/">lui revenant de droit</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176214/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuel Véron est délégué général du FDBDA.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Emmanuel Lincot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le partenariat sino-turc se déploie dans de nombreux domaines, en dépit du soutien proclamé, mais versatile, d’Ankara aux Ouïgours.Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur - Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Emmanuel Lincot, Spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut catholique de Paris (ICP)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1724182021-11-24T23:19:52Z2021-11-24T23:19:52ZViolences faites aux femmes : l’inquiétante évolution de la Turquie<p>Faire défiler la page Instagram de la plate-forme turque <a href="http://kadincinayetlerinidurduracagiz.net/">« Nous arrêterons les féminicides »</a> (<em>Kadın cinayetlerini durduracağız platformu</em>, <a href="https://www.instagram.com/kadincinayetlerinidurduracagiz/">@kadıncinayetlerinidurduracağızplatformu</a>), équivaut à feuilleter un album de photos, une collection de portraits en noir et blanc et en couleur dont la mise en page suit un schéma récurrent : d’un côté, l’image d’une femme ; de l’autre, ses nom et prénom, suivis par une inscription, toujours la même : <em>Bu bir kadin cinayetidir</em>, « ceci est un féminicide ».</p>
<p>La consultation de cet album macabre est certes dure, mais elle demeure un acte nécessaire qui permet de prendre la mesure d’une tragédie, le féminicide, qui jalonne le quotidien de la Turquie.</p>
<p>Cette page Instagram a pour fonction de commémorer les victimes et d’alerter sur un problème systémique qui concerne toutes les femmes turques, indépendamment de leur provenance sociale et géographique ou de leur âge. Elle rend compte de ce que veut dire être une femme en Turquie, où les chiffres officiels relatifs aux féminicides n’existent pas, où aucun canal d’information institutionnel ne s’occupe ouvertement de cette question et où seul le travail des associations et la communication qui en est faite sur les réseaux sociaux permettent de saisir l’ampleur du phénomène.</p>
<h2>La Turquie et la Convention d’Istanbul</h2>
<p>En 2011, la Turquie est le premier pays à parapher un texte fondamental adopté par le Conseil de l’Europe et signé par 45 de ses 47 États membres, seuls l’Azerbaïdjan et la Russie refusant de le faire : la <a href="https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/">Convention d’Istanbul</a> (d’où le nom du traité), dont le but est de mettre fin à toute forme de violence envers les femmes à l’échelle internationale, à travers des initiatives de prévention et des campagnes exigeant que les responsables de ces violences soient punis plus sévèrement.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-turquie-les-inegalites-homme-femme-aggravees-par-la-pandemie-de-covid-19-151620">En Turquie, les inégalités homme-femme aggravées par la pandémie de Covid-19</a>
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<p>Or, malgré l’urgence du problème, véritable phénomène systémique qui s’est encore aggravé durant les confinements, la Turquie a décidé, en juillet dernier, de <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/violences-faites-aux-femmes/la-turquie-quitte-officiellement-la-convention-d-istanbul-qui-reprime-les-violences-faites-aux-femmes_4686287.html">se retirer de la Convention</a>. Prétexte invoqué : ce texte menacerait l’intégrité de la famille (car il a été conçu en Europe et pour des États européens qui, d’après le président, placent l’individu avant la famille) et <a href="https://www.iletisim.gov.tr/english/haberler/detay/statement-regarding-turkeys-withdrawal-from-the-istanbul-convention">risquerait</a> de <a href="https://www.bbc.com/turkce/haberler-turkiye-56492232">normaliser l’homosexualité</a>. En Turquie, l’homosexualité n’est pas illégale, mais elle reste un sujet tabou, dont l’explicitation risque d’avoir des répercussions (notamment en termes d’agressions et de discrimination au travail).</p>
<p>Sacralisée, l’institution familiale traditionnelle devient un totem qu’il faut, selon le gouvernement en place, défendre contre d’hypothétiques « menaces ». Dans les faits, cette posture des autorités nuit au combat qu’une partie de la société civile turque livre contre une menace qui, elle, est dramatiquement réelle : les violences faites aux femmes.</p>
<p>Le maintien du <em>statu quo</em> de la famille traditionnelle ne peut pas s’accompagner de la protection des femmes contre les violences : les deux sont mutuellement exclusifs. La ligne cynique suivie par le pouvoir relègue les féminicides à un problème secondaire en Turquie. Là aussi, le fait de renoncer à une Convention qui est censée protéger les femmes turques contre des agressions qui ont lieu tous les jours, sous prétexte que la vision que l’Europe a de la famille est différente, voire incompatible avec celle d’Ankara, signifie que, aux yeux du gouvernement, défendre cette idée de famille face à des menaces supposées est plus important que défendre les femmes exposées à des menaces très concrètes.</p>
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<figcaption><span class="caption">La Turquie quitte la Convention d’Istanbul réprimant les violences contre les femmes, France 24, 20 mars 2021.</span></figcaption>
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<h2>Avant Erdogan : un féminisme d’État ambigu</h2>
<p>Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment le pays qui a été un des premiers en Europe à <a href="https://orientxxi.info/magazine/en-turquie-la-politique-porte-toujours-la-moustache,2150">autoriser les femmes à voter</a> est devenu le premier à sortir de la Convention d’Istanbul ?</p>
<p>Lorsque l’Empire ottoman <a href="https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2019/12/comment-le-puissant-empire-ottoman-sest-effondre-avec-fracas">s’effondre définitivement</a> après la Première Guerre mondiale, l’idéologie nationaliste qui contribue à la <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Turquie_histoire/187043">fondation de la nouvelle République de Turquie</a> donne une définition très nette « des rapports de sexe » et <a href="http://leoscheer.com/spip.php?article91">« du rôle attendu de chacun dans le récit que l’on se fait de soi »</a>.</p>
<p>À travers l’adoption d’un <a href="https://www.swissinfo.ch/fre/d-inspiration-suisse--le-code-civil-turc-a-80-ans/1059520">nouveau code civil</a> qui abolit la polygamie (1926), puis <a href="https://orientxxi.info/magazine/en-turquie-la-politique-porte-toujours-la-moustache,2150">l’octroi du droit de vote</a> (1934), le droit au divorce et l’encouragement à adopter un style de vie (et vestimentaire) à l’occidentale, le gouvernement kémaliste cherche à <a href="https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2007-1-page-16.htm?contenu=plan">faire des femmes turques un exemple</a>, une vitrine ; la preuve de la <a href="https://brill.com/view/title/17402">« révolution culturelle »</a> qu’il entame dans le pays.</p>
<p>La situation des femmes est ainsi inscrite dans le cadre de la modernisation à marche forcée du pays, nécessaire pour montrer son évolution par rapport à l’époque impériale ottomane (<a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/Empire_ottoman/136521">XIVᵉ-XXᵉ siècle</a>) et, par conséquent, <a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9780429502606-4/awakening-emergence-women-movements-modern-middle-east-1900%E2%80%931940-ellen-fleischmann">son droit à être inclus</a> au sein des grandes nations modernes européennes.</p>
<p>Néanmoins, ce <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/new-perspectives-on-turkey/article/abs/feminism-in-turkey-a-short-history/0A24AB74EC8736D02821EFC79EC04ECE">« féminisme d’État »</a> prôné par une élite masculine et accueilli avec une grande joie par les femmes issues de la bourgeoisie urbaine (Istanbul, Ankara, Izmir, etc.) peine à s’imposer chez les femmes les plus conservatrices, contraintes à ne pas porter le voile dans les universités et dans la fonction publique, ou chez <a href="https://www.jstor.org/stable/3177804">celles vivant dans les zones rurales du pays</a>.</p>
<p>En même temps, lorsque des femmes souhaitent former des partis politiques indépendants de celui au pouvoir, leurs initiatives sont étouffées, au <a href="https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9780429502606-4/awakening-emergence-women-movements-modern-middle-east-1900%E2%80%931940-ellen-fleischmann">prétexte que leur émancipation a déjà été atteinte</a>.</p>
<p>Par conséquent, dès les années 1980, nombreuses sont les militantes et les intellectuelles qui rappellent que l’affranchissement des femmes turques au début du XX<sup>e</sup> siècle a été partiel, voire illusoire : les femmes étaient <a href="https://books.google.fr/books/about/Women_Family_and_Social_Change_in_Turkey.html?id=VSC3AAAAIAAJ&redir_esc=y">« émancipées mais pas libres »</a>, autorisées à poursuivre un modèle d’affranchissement à l’européenne sans pourtant pouvoir remettre en cause les codes patriarcaux dominant la société et les cadres familiaux.</p>
<h2>L’AKP et les femmes : du progressisme à la répression</h2>
<p>Lorsque <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/quest-ce-que-lakp-le-retour-en-turquie-du-refoule-islamique">l’AKP</a> de Recep Tayyip Erdogan se porte <a href="https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-choc-de-l-arrivee-au-pouvoir-de-l-AKP-en-2002-_NG_-2011-06-09-626101">candidat aux législatives de 2002</a>, qu’il remportera, son programme électoral contient une rubrique consacrée aux femmes, et à la nécessité de les inclure au sein de la vie politique du pays.</p>
<p>Dans une logique différente de celle de son prédécesseur, le <em>Refah Partisi</em> (le Parti de la prospérité), l’AKP se présente dès le début de son mandat comme étant plus ouvert et enclin à avancer sur les réformes portant sur la <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14683849.2018.1543026">condition des femmes turques</a>.</p>
<p>Cependant, selon certains, cette politique, nettement visible durant le premier mandat de l’AKP (2002–2007), n’a été favorisée que par le fait qu’à l’époque, la Turquie <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00263206.2015.1125339">essayait encore de se plier</a> aux conditions d’adhésion à l’UE posées par Bruxelles.</p>
<p>Étant donné les exigences de l’Union en termes de droits civils, la réussite de certains chantiers (notamment celui du changement du code pénal de 2004 accordant, entre autres, un statut égalitaire aux hommes et aux femmes mariés) s’explique non seulement par la détermination des activistes, mais également par les pressions exercées par l’Union européenne.</p>
<p>Néanmoins, une fois que les négociations avec l’UE furent gelées, et en concomitance avec le virage autoritaire d’Erdogan (à partir du deuxième mandat de l’AKP, qui démarre en 2007), les discours tenus par la classe dirigeante sur les femmes <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19448953.2017.1328887">s’imprégnèrent d’une idéologie plus conservatrice</a>.</p>
<p>En témoignent les <a href="http://www.radikal.com.tr/turkiye/basbakan-her-kurtaj-bir-uluderedir-1089235">déclarations</a> faites en 2012 par Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, à propos de l’avortement – dont le délai autorisé passe alors de 10 à 4 semaines – et de la <a href="https://theconversation.com/erdogan-banned-caesarean-sections-so-why-does-turkey-have-the-highest-rates-in-the-oecd-65660">césarienne</a>, les deux étant <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14683849.2015.1067863">comparés à une action criminelle</a> fomentée par les ennemis de la Turquie. Erdogan a également appelé les femmes à rester à la maison, à faire au moins trois enfants, et à s’occuper de la famille – car, selon le pouvoir turc, du bien-être de la famille dépend la survie et le salut de la nation entière.</p>
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<figcaption><span class="caption">Nous, femmes journalistes, en résistance en Turquie – Leila à Istanbul.</span></figcaption>
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<h2>La nécessité de résister</h2>
<p>Tous ces discours sont des illustrations criantes d’un environnement où le rôle de la femme n’est envisagé qu’à travers une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/19448953.2017.1328887">optique religieuse conservatrice</a> qui fait d’elles les seules en charge de l’assistance familiale (c’est-à-dire du <em>care</em>), un domaine délaissé par l’État <a href="https://www.jstor.org/stable/41427090">notamment pour des raisons économiques</a>.</p>
<p>À l’heure où la famille traditionnelle qui cantonne les femmes au foyer est présentée comme la seule organisation familiale possible pour garantir la survie de l’État turc, les militantes qui y s’opposent sont discréditées et accusées d’être les <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00263206.2015.1125339">agents des conspirations occidentales</a>.</p>
<p>Autrefois exemples visibles de la révolution culturelle prônée par Kemal Atatürk, les femmes turques, qui se retrouvent pour manifester dans le quartier du <a href="https://www.google.com/maps/search/terminal+ferry+de+Kad %C4 %B1k %C3 %B6y/@40.9690271,28.9268822,10.71z">terminal du ferry de Kadıköy</a> en 2021, demandent à grands cris à être entendues et protégées ; elles demandent des peines plus sévères pour les hommes qui ont tué leurs amies, leurs sœurs et leurs mères. Elles chantent et montrent fièrement leurs pancartes et leur corps, malgré la foule de policiers anti-émeute qui les encercle.</p>
<p>Et si l’espace public est trop dangereux ou inaccessible, des comptes Instagram tels que @kadıncinayetlerinidurduracağızplatformu, ou des hashtags sur Twitter tel que #yeterartık (<em>maintenant, ça suffit</em>) permettent de donner un nouvel élan à leur propos. Se crée ainsi une nouvelle forme de solidarité (et de sororité) qui fait des likes et des hashtags un outil du combat pour la défense des femmes turques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172418/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ludovica Tua ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Turquie s’est récemment retirée de la Convention d’Istanbul, un texte qui lutte contre les violences faites aux femmes. Un fléau pourtant très réel dans ce pays.Ludovica Tua, Doctorante en co-tutelle à l'Université Toulouse 2 Jean Jaurès, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1705792021-11-16T18:52:12Z2021-11-16T18:52:12ZLa Turquie, nouvel acteur majeur en Afrique ?<p>« Qu’est-ce qui fait courir Erdogan en Afrique ? » Après la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/angola/avec-une-nouvelle-tournee-en-afrique-de-l-ouest-le-president-turc-erdogan-poursuit-methodiquement-sa-strategie-diplomatique-africaine_4814593.html">dernière tournée</a> de Recep Tayyip Erdogan sur le continent, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les motifs de ce voyage et, surtout, sur ses conséquences.</p>
<p>Du 17 au 21 octobre dernier, le président turc s’est rendu en Angola, au Nigeria et au Togo. Dès son retour, il a inauguré à Istanbul le <a href="https://www.aa.com.tr/fr/afrique/le-3%C3%A8me-forum-d%C3%A9conomie-et-daffaires-turquie-afrique-se-tiendra-%C3%A0-istanbul/2397714">3ᵉ Forum d’Économie et d’Affaires Turquie-Afrique</a>, tenu en présence de nombreux ministres turcs et de plusieurs centaines de responsables africains en provenance de 41 pays. En outre, le <a href="https://www.mondeactuel.net/2021/10/02/le-sommet-turquie-afrique-se-tiendra-en-decembre-a-istanbul/">3ᵉ sommet de partenariat Turquie-Afrique</a> aura lieu les 17-18 décembre prochain, également à Istanbul.</p>
<p>La Turquie en Afrique, c’est nouveau. L’intérêt turc pour le continent remonte à peine au début des années 2000. Une stratégie de développement des relations commerciales et économiques est <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2011-3-page-107.htm?contenu=plan">mise en œuvre depuis 2003</a>. La percée est spectaculaire.</p>
<p>Le nombre d’ambassades turques sur le continent est ainsi passé de <a href="https://www.mfa.gov.tr/les-relations-entre-la-turquie-et-l_afrique.fr.mfa">12 en 2002 à 43 aujourd’hui</a> et le volume des échanges commerciaux de 5,4 milliards de dollars à <a href="https://www.trt.net.tr/francais/economie/2021/10/21/le-volume-des-echanges-commerciaux-turco-africain-a-atteint-25-3-milliards-de-dollars-en-2020-1723003">25,3 milliards en 2020</a>. Une dynamique que le président turc entend conforter. Au dernier Forum d’Économie et d’Affaires Turquie-Afrique, il a ainsi <a href="https://fr.allafrica.com/stories/202110250725.html">déclaré</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Notre objectif est d’atteindre d’abord 50 puis 75 milliards de dollars d’échanges commerciaux. »</p>
</blockquote>
<p>Par ailleurs, les exportations, importations, investissements et projets privés turcs en Afrique ont fortement augmenté ces vingt dernières années, faisant de la Turquie un partenaire commercial important du continent, particulièrement pour les pays où l’enjeu alimentaire est primordial, étant donné l’autosuffisance alimentaire turque.</p>
<p>Le continent africain est ainsi devenu, en l’espace de deux décennies, un axe majeur de la politique d’influence d’Ankara. D’abord culturel et économique, l’intérêt turc se diversifie et prend de plus en plus des allures stratégiques. Cependant, il convient de rappeler l’échelle des grandeurs : face à la Chine, à la Russie ou à l’Union européenne, la Turquie est loin d’être la plus grande puissance ayant des intérêts en Afrique. Les interventions turques se mesurent en millions de dollars alors que d’autres <a href="https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_20_2076">y déversent des milliards</a>.</p>
<h2>La confiance en soi retrouvée, moteur d’une nouvelle politique</h2>
<p>Après avoir suivi une <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2011-3-page-587.htm">politique pro-occidentale</a> durant plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale, la Turquie s’oriente depuis l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du Développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan vers une autonomie politique <a href="https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2017-4-page-15.htm">qui menace ses rapports avec ses alliés</a>, plus particulièrement avec les États-Unis et la France.</p>
<p>Profondément installé dans une logique de ressentiment anti-occidental, un sentiment d’hostilité victimaire se diffuse en permanence dans la société turque, aussi bien au sein des catégories les plus croyantes du peuple qu’au niveau des élites islamoconservatrices.</p>
<p>Ces discours sont marqués par la justification du repli sur soi, qui s’exprime après chaque déception dans l’adage populaire <a href="https://www.middleeasteye.net/fr/en-bref/les-turcs-pensent-que-la-turquie-na-dautres-damis-que-les-turcs">« Le Turc n’a pas d’amis »</a>. De là, on passe à « la confiance en soi » fièrement revendiquée et un brin narcissique, à l’origine de l’ambition de rayonnement du pays sur tous les continents, et pas seulement dans le monde arabo-musulman.</p>
<p>Cette ambition s’est exprimée sur de nombreux théâtres : à la recherche de nouveaux espaces d’influence, le président turc a d’abord pensé adhérer à <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/la-turquie-rejoindra-t-elle-lorganisation-de-la-co.html">l’Organisation de coopération de Shanghai</a> ; puis, aux côtés du Brésil, il a cherché à <a href="https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2010/05/17/accord-sur-le-combustible-nucleaire-iranien_1352601_3216.html">jouer un rôle dans le dossier nucléaire iranien</a>. En Syrie, il s’est <a href="https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/5f47t9k2mq994ofs0n3q2veq3v/resources/2018-02-balci-turquie-iran-russie-etude-235-236.pdf">rapproché de la Russie et de l’Iran</a> pour former un trio à l’influence décisive dans la conflit. En Libye, il a <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/guerre-en-libye-quels-roles-jouent-la-turquie-et-la-russie">dépêché des renforts</a> au secours du gouvernement de Tripoli, et dans le Haut-Karabakh <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/12/le-haut-karabakh-une-victoire-en-demi-teinte-pour-la-turquie_6059454_3210.html">à celui des Azéris</a>. Enfin, on a vu le déploiement de forces en Méditerranée orientale pour élargir ses espaces maritimes, selon sa doctrine de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/de-lidee-a-laction-quatre-doctrines-geopolitiques-34-eurasisme-la-russie-veut-sa-part-deurope">« Patrie bleue »</a>.</p>
<p>Évidemment, toutes les portes ne lui sont pas grandes ouvertes : le président américain Joe Biden l’a fait attendre six mois avant de le <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/turquie-erdogan-estime-qu-une-nouvelle-ere-s-est-ouverte-avec-washington-20210621">rencontrer</a>, l’UE le traite désormais <a href="https://www.lefigaro.fr/international/l-europe-sceptique-face-au-ton-conciliant-d-erdogan-20210623">avec circonspection</a>, le monde arabe n’est <a href="https://www.canal-u.tv/video/ifea/la_turquie_de_l_akp_vue_du_monde_arabe_entre_attraction_et_mefiance.51929">plus un terrain conquis</a>… D’où l’idée consolatrice de « la valeureuse solitude » brandie de temps en temps !</p>
<p>Le monde islamique, première destination des tentatives d’Erdogan d’inventer une politique active et multidimensionnelle, n’ayant pas donné les résultats souhaités, l’Afrique apparaît désormais comme un terrain plus facilement accessible vers lequel se tourner pour le leader turc.</p>
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<figcaption><span class="caption">Recep Tayyip Erdogan en Afrique : quelles relations entretiennent la Turquie et le continent ? France 24, 19 octobre 2021.</span></figcaption>
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<p>Par rapport aux anciennes puissances coloniales, mais aussi face à la Russie et la Chine, la Turquie, avec un profil plus modeste, adresse aux Africains un discours séduisant, qui donne l’impression de privilégier ses interlocuteurs dans une relation d’égal à égal et dans un partenariat gagnant-gagnant.</p>
<p>Le président turc prend ainsi ostensiblement une posture anti-impérialiste en Afrique et ne cesse de répéter que la Turquie ne porte <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/angola/avec-une-nouvelle-tournee-en-afrique-de-l-ouest-le-president-turc-erdogan-poursuit-methodiquement-sa-strategie-diplomatique-africaine_4814593.html">« aucune tache »</a> d’impérialisme ou de colonialisme. Il se présente comme un leader bienfaiteur d’une puissance sans passé colonial et n’hésite pas à accuser la France d’« avoir utilisé l’Afrique comme un continent à exploiter ».</p>
<p>Ces discours, centrés sur la justice et l’abnégation, associés aux offres de coopération économique, semblent plaire aux Africains. Selon le <a href="https://www.cian-afrique.org/media/2021/03/barometre_Africaleads2021_defweb.pdf">baromètre Africaleads</a> du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), la Turquie bénéficie d’ores et déjà d’une image positive auprès des leaders d’opinion africains : 15 % d’entre eux la citent comme le pays non africain dont ils ont la meilleure image.</p>
<p>Cette montée en puissance est accompagnée, entre autres acteurs, par la compagnie aérienne <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/lebel_turkish_airlines_2020.pdf">Turkish Airlines</a> qui, ces dernières décennies, a multiplié les liaisons aériennes entre Istanbul et les grandes villes africaines.</p>
<h2>De la culture à l’armement</h2>
<p>Accompagnant ces développements, on constate un <a href="https://les-yeux-du-monde.fr/actualites-analysees/proche-moyen-orient/49141-lessor-de-lindustrie-de-defense-de-la-turquie/">essor remarquable</a> de la Turquie dans l’industrie de défense ces dernières années.</p>
<p>Entre autres produits, les <a href="https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/armement-les-ventes-de-drones-militaires-un-vecteur-de-linfluence-turque-en-afrique">drones armés attirent l’attention des acheteurs internationaux</a>. Efficaces et à prix abordable, ils ont fait leur preuve en Irak contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en Libye contre les assauts du maréchal Haftar sur Tripoli, en Syrie contre l’armée syrienne et, surtout, dans le conflit du Haut-Karabakh.</p>
<p>Ces armes redoutables intéressent aussi beaucoup les armées confrontées au défi terroriste. Le Maroc et le Burkina Faso en ont ainsi déjà acheté et l’Éthiopie et la Tunisie pourraient les imiter.</p>
<p>Il faut aussi signaler le début d’une présence militaire turque sur le continent : Ankara dispose d’une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/la-turquie-installe-en-somalie-sa-plus-importante-base-militaire-a-l-etranger_3058607.html">base en Somalie</a> et d’une autre au Niger avec un accord datant de 2020, qui prévoit <a href="https://www.crisisgroup.org/fr/africa/sahel/turkey-sahel">l’envoi de soldats turcs pour combattre Boko Haram</a>.</p>
<p>Suite à la réduction de la présence des forces occidentales au Sahel, y a-t-il une conjoncture favorable pour que la Turquie prenne pied en Afrique ? Diplomates et militaires s’interrogent.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-fin-de-loperation-barkhane-vue-du-niger-162903">La fin de l’opération Barkhane vue du Niger</a>
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<p>L’agence de presse russe Sputnik, <a href="https://www.franceculture.fr/numerique/rt-sputnik-cctv-ces-organes-de-propagande-qui-reussissent-a-se-respectabiliser">bien connue pour relayer les éléments de propagande russe</a>, voit la montée en puissance turque en Afrique comme étant de nature à générer une situation plus « confuse », voire « conflictuelle », traduisant un certain agacement des diplomates russes face à cette situation.</p>
<h2>Solidarité islamique ?</h2>
<p>L’islam offre également à la diplomatie turque un <a href="https://www.la-croix.com/Religion/En-Afrique-Turquie-joue-carte-islam-2021-09-20-1201176335">avantage d’affinité</a> pour traiter avec les pays africains musulmans. Disparate, contradictoire, multiforme et en même temps omniprésent, l’essor de l’islam politique constitue un adjuvant à la politique de rayonnement turc.</p>
<p>Ainsi, la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Diyanet_%C4%B0%C5%9Fleri_Ba%C5%9Fkanl%C4%B1%C4%9F%C4%B1">Direction des affaires religieuses</a> (DIB), se déploie sur le continent, entre autres en participant à la construction de mosquées. La deuxième plus grande mosquée d’Afrique de l’Ouest, construite par les Turcs, a ainsi été <a href="https://www.dw.com/en/ghanas-massive-new-national-mosque/av-58691690">inaugurée cette année à Accra</a>, capitale du Ghana.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/428810/original/file-20211027-13-cyl855.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=599&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La mosquée Nationale du Ghana, à Accra, la capitale du pays. C’est la deuxième plus grande mosquée d’Afrique de l’Ouest.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fquasie/wikimedia</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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</figure>
<p>Cependant, en dépit d’une solidarité religieuse a priori favorable, le pouvoir turc est handicapé par ses contradictions internes. Bien avant Erdogan, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fethullah_G %C3 %BClen">Fethullah Gülen</a>, l’ancien allié devenu le meilleur ennemi du président turc, a mené une <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2015-3-page-23.htm">politique d’influence éducative</a>, en disséminant un peu partout en Afrique et ailleurs des collèges et des lycées de qualité reconnue, qui semblent avoir joué un grand rôle dans la formation des élites africaines.</p>
<p>Mais comme ce prédicateur est <a href="https://www.lesechos.fr/2016/07/qui-est-fethullah-guelen-accuse-par-erdogan-de-la-tentative-de-putsch-215718">tenu pour responsable</a> du putsch raté de juillet 2016, la plupart de ces écoles ont soit fermé leurs portes, soit ont été transférées à une fondation (Maarif) <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/erdogan-aura-t-il-la-peau-des-ecoles-gulen-d-afrique_3059173.html">contrôlée par l’État turc</a>.</p>
<p>Pourtant, le <a href="https://www.lepoint.fr/monde/hizmet-le-puissant-reseau-des-gulenistes-en-turquie-et-a-l-etranger-17-07-2016-2055075_24.php">puissant mouvement planétaire</a> créé par Fethullah Gülen (« Hizmet » – service en turc) associant modernité et islam a longtemps été encouragé et protégé par les gouvernements AKP depuis l’arrivée du parti au pouvoir en 2002.</p>
<p>Mais le <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2014/03/KAZANCIGIL/50236">divorce idéologique, intervenu en 2014</a>, entre Erdogan et son ancien allié, affaiblit le mouvement. Depuis le putsch raté du 15 juillet 2016, le président turc présente le Hizmet comme un mouvement « terroriste » et tente de l’éradiquer, autant au sein de la Turquie qu’à l’international. C’est pourquoi, lors de ses visites, Erdogan ne cesse de demander aux dirigeants africains leur soutien pour combattre l’organisation de Fethullah Gülen.</p>
<p>Enfin, on observe également un activisme humanitaire concrétisé en Afrique par les aides apportées par la Turquie à travers ses organismes comme <a href="https://www.tika.gov.tr/en">TIKA</a> (Agence turque de coopération et de coordination), le <a href="https://www.kizilay.org.tr/kizilayhaftasi/">Croissant-Rouge turc</a> (Kızılay) ou <a href="https://en.afad.gov.tr/">l’AFAD</a> (l’Agence turque de Gestion des catastrophes et des situations d’urgences).</p>
<h2>La Turquie en Afrique, une volonté d’Erdogan</h2>
<p>Le pouvoir turc peut donc paraître « soft », comme dans les Balkans ou en Afrique, ou « hard », comme en Syrie, en Irak ou en Libye, selon le moment et les circonstances.</p>
<p>Dans les pérégrinations planétaires du président turc, l’Afrique marque une poussée originale, sinon rentable de la politique turque de ces dernières décennies. Mise à part l’Afrique du Nord où il y a eu une <a href="https://journals.openedition.org/chrhc/4505">longue présence ottomane</a>, la Turquie n’avait jamais montré un grand intérêt pour le reste du continent.</p>
<p>C’est ce qui distingue Erdogan des élites républicaines l’ayant précédé ; jamais aucun responsable n’avait imaginé la présence turque en dehors de son pré carré ; ni en Afrique, ni dans l’espace, ni en Arctique… Même symbolique, même insignifiant, pour Erdogan, la Turquie doit avoir droit au chapitre partout dans le monde ; c’est l’ambition planétaire qui l’anime.</p>
<p>Il reste à voir, désormais, s’il parviendra à prolonger sa présence au pouvoir aux prochaines élections en juillet 2023, et si la Turquie, malgré une <a href="https://www.la-croix.com/Economie/Leconomie-turque-pleine-zone-turbulences-2021-03-22-1201147040">économie actuellement en berne</a>, réussira à poursuivre ses ambitions à l’horizon de l’année du centenaire de la République en octobre 2023.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/170579/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Bozdémir est membre des organisations :
Membre du Centre de Recherche Moyen-Orient, Méditerranée, CERMOM de l'INALCO
Membre du Conseil d'Administration du Comité France-Turquie</span></em></p>Recep Tayyip Erdogan affiche de grandes ambitions pour la Turquie en Afrique. Celles-ci sont autant motivées par les opportunités économiques que par les implications symboliques de cette présence.Michel Bozdémir, Professeur émérite de langue et civilisation turques, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1683982021-10-20T19:33:51Z2021-10-20T19:33:51ZQuand les séries historiques turques épousent la vision du pouvoir<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/422893/original/file-20210923-25-1gpfnkw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1504%2C1004&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_Diriliş: Ertuğrul_ raconte la vie du chef turc qui a posé les bases de l'Empire ottoman au XIIIe siècle. La série en fait une métaphore des luttes de la nation turque contemporaine.</span> <span class="attribution"><span class="source">TRT</span></span></figcaption></figure><p>Des pays du Moyen-Orient à ceux d’Amérique latine, en passant par les Balkans et l’Asie, les <a href="https://www.researchgate.net/publication/271625312_Neo-Ottoman_Cool_Turkish_Popular_Culture_in_the_Arab_Public_Sphere">feuilletons turcs inondent les écrans de télévision</a>. La production est variée : soap operas, thrillers… et, souvent, séries historiques.</p>
<p>Si celles-ci apparaissent au début des années 2000, il faut attendre 2011 pour assister à l’explosion des séries en costume traitant du passé impérial de la Turquie.</p>
<p><a href="https://www.rts.ch/info/culture/cinema/9922180-le-si%C3%A8cle-magnifique-soap-opera-inspire-par-la-vie-de-soliman-ier.html"><em>Le Siècle Magnifique</em></a> (<em>Muhteșem Yüzyıl</em>), un feuilleton relatant l’époque du sultan Soliman (XVI<sup>e</sup>) et diffusé à partir de 2011, qui atteint en 2015 le chiffre record de 250 millions de spectateurs repartis à travers 70 pays différents, fait office de précurseur. Non seulement par sa large diffusion mais, aussi, par les réactions très contrastées que la série suscite – des réactions qui reflètent la vivacité des débats sur l’histoire turque et parmi lesquelles on distingue celles du pouvoir en place, soucieux de nourrir un récit historique très précis. Un peu plus tard, deux autres séries diffusées par la télévision publique donneront, elles, pleinement satisfaction à Recep Tayyip Erdoğan et à son parti, l’AKP.</p>
<h2>Du <em>Siècle Magnifique</em> à <em>Payitahth : Abdülhamid</em></h2>
<p><em>Le Siècle Magnifique</em> <a href="https://www.georg.ch/the-historians-saison-2p.49">attire les critiques des franges nationalistes dans certains pays des Balkans</a> (autrefois sous le joug ottoman), et, aussi, de <a href="https://teleobs.nouvelobs.com/series/20130327.OBS5535/le-si%C3%A8cle-magnifique-la-serie-qui-defrise-le-gouvernement-turc.html">la partie la plus conservatrice</a> de la classe dirigeante et de la société civile turque. Des manifestations ont même lieu dans les rues d’Istanbul pour appeler au boycott. Alors Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan prend la parole pour condamner la diffusion de la série.</p>
<p>La raison de cet acharnement tient au fait que le scénario privilégie les intrigues du harem, orchestrées davantage par les personnages féminins, au lieu de l’histoire politique du sultan Soliman, présenté comme un homme faible, victime des femmes qui gravitent autour de lui et peu engagé dans les affaires militaires.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/422885/original/file-20210923-20-mmdi7y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Critiquée par les conservateurs turques pour l’image qu’elle donne du sultan Soliman, <em>Le Siècle Magnifique</em> n’est connaît pas moins un immense succès en Turquie et à l’international.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Star TV/Timur Savci</span></span>
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<p>Néanmoins, <em>Le Siècle Magnifique</em> s’impose sur les écrans de nombreux pays du monde car elle s’inscrit dans un phénomène transnational de nostalgie du passé qui se manifeste, ailleurs, dans des séries en costume telles que <em>The Tudors</em>, <em>The Borgia</em>, <em>Rome</em>, <em>Versailles</em>, etc.</p>
<p>Consciente du succès de ces dernières, et en ayant en tête les profits de <em>Le Siècle Magnifique</em> (qui avait été diffusé sur deux chaînes privées), la chaîne publique turque TRT (<em>Türkiye Radyo ve Televizyon</em>) décide de diffuser deux séries historiques beaucoup plus conformes à la vision de la droite nationaliste, <em>Diriliş : Ertuğrul</em> (2014-2019) et <em>Payitahth : Abdülhamid</em> (2017-2021), les deux ayant entre 150 et 155 épisodes de deux heures et demie chacun (une longueur exorbitante aux yeux du public occidental, mais fréquente en Turquie), diffusés en <em>prime time</em>.</p>
<h2>Le roman national fait série</h2>
<p><em>Dirilis</em> (Résurrection) porte sur la vie d’<a href="https://www.college-de-france.fr/media/gilles-veinstein/UPL65500_veinstein.pdf">Ertuğrul</a>, un personnage historique du XIII<sup>e</sup> siècle qui n’a laissé que très peu de traces, mais qui est communément considéré comme le père d’Osman, le fondateur de la dynastie ottomane.</p>
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<figcaption><span class="caption">Resurrection Ertugrul S1 Épisode 1, sous-titres anglais.</span></figcaption>
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<p><em>Payitaht…</em> (Capitale), quant à elle, raconte l’histoire d’un sultan régnant au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, à propos duquel les sources sont très controversées : si, d’après une large partie de l’historiographie européenne, <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Abdulhamid-II-sultan-ottoman-1876-1909.html">Abdülhamid II</a> est un despote, responsable des massacres des chrétiens de Bulgarie (1876) et des Arméniens (1894-1897), aux yeux de la droite musulmane turque il est une icône nationaliste, victime des conspirations et des entreprises expansionnistes d’une importante partie de l’Europe.</p>
<p>La particularité de ces séries tient principalement à deux facteurs. Il s’agit de deux grandes productions télévisuelles (en termes de longueur et d’investissements) qui, malgré le recours à des sources historiques lacunaires ou controversées, <a href="https://journals.openedition.org/tvseries/4042">prétendent relater la « vraie histoire » de la Turquie</a> et leur diffusion est largement appuyée par le gouvernement d’Ankara.</p>
<p>En témoigne le fait que <a href="https://tccb.gov.tr/en/news/542/32623/president-erdogan-visits-set-of-dirilis-ertugrul">Recep Tayiip Erdogan, devenu président en 2014, se rend sur le plateau de <em>Diriliş…</em></a> pour connaître la distribution. Par la suite, il ne manque pas d’affirmer que la série a « séduit le cœur de la nation » et qu’elle possède une grande valeur pédagogique et culturelle pour le peuple turc et étranger.</p>
<p><a href="https://www.trt.net.tr/francais/turquie/2018/02/11/la-serie-payitaht-abdulhamid-doit-etre-rapidement-exportee-vers-divers-pays-du-monde-908008">Un discours similaire</a> est prononcé à propos de <em>Payitaht…</em>, une série que le président évoque en 2018 lors de la commémoration du centième anniversaire de la mort du sultan Abdülhamid et lors d’un congrès de son parti l’AKP (le Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002) : Erdogan encourage son audience à regarder <em>Payitaht…</em> pour avoir une version véridique du passé et mieux comprendre qui sont, depuis des siècles, les ennemis du peuple turc.</p>
<p>En outre, les vidéos des campagnes électorales d’avril 2017 et de juin 2018, ainsi que la <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2016/05/29/01003-20160529ARTFIG00204-turquie-erdogan-commemore-en-grande-pompe-les-563-ans-de-la-prise-de-constantinople.php">commémoration de la prise de Constantinople en 2016</a> organisée par l’AKP intègrent des références aux deux séries.</p>
<p>Dans un contexte médiatique de plus en plus politisé, le fait que <em>Diriliş…</em> et <em>Payitaht…</em> soient souvent évoquées au sein des discours de l’AKP et que leur scénario puise sans hésitation dans la rhétorique populiste et religieuse du parti, en fait les séries phares du gouvernement turc. En témoigne leur insistance sur l’importance de défendre à tout prix les communautés dont sont issus les deux héros Ertuğrul et Abdülhamid – une tribu nomade dans le cas du premier et un empire séculaire dans le cas du deuxième –, qui servent de métaphore pour la nation turque contemporaine.</p>
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<figcaption><span class="caption">Les valeurs de l’État selon <em>Payitaht : Abdülhamid</em>.</span></figcaption>
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<p>En outre, la présence constante d’un ennemi interne (qui incarne la figure du traître, <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/fragilise-erdogan-lance-de-nouvelles-purges-en-turquie-1310048">particulièrement exploitée dans la Turquie post-coup d’État</a>) et externe, alimente la polarisation entre le « nous » et le « eux » typique des discours de l’AKP, alors que les nombreuses références à l’islam servent à revendiquer une supériorité spirituelle face aux ennemis non turcs ou non musulmans.</p>
<h2>Des épouses et des filles discrètes</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/422428/original/file-20210921-13-xdizbp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Dans <em>Diriliş : Ertuğrul</em>, les femmes sont vêtues de manière bien plus conforme aux mœurs des conservateurs turcs que dans <em>Le Siècle Magnifique</em>.</span>
<span class="attribution"><span class="source">TRT</span></span>
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<p>La rhétorique pieuse se manifeste à travers le langage, qu’il s’agisse des invocations d’Allah ou des citations du Coran, à travers le tournage de longues scènes de prière pouvant durer jusqu’à quatre minutes et à travers les costumes : les personnages féminins musulmans ont toujours la tête voilée et des tenues qui s’éloignent beaucoup des robes moulantes et décolletées qui avaient fait autant scandale dans le <em>Le Siècle Magnifique</em>.</p>
<p>En outre, les scènes d’amour et de séduction sont chastes et moins récurrentes, le contact physique entre les amoureux est réduit à des caresses ou à des câlins et les baisers sur les lèvres et la nudité sont bannis.</p>
<p>Ertuğrul et Abdülhamid sont des modèles de dévotion religieuse, ainsi que des héros tout-puissants. Ils incarnent une <a href="https://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2011-11-page-29.html">masculinité basée sur la force physique</a> et sur la résilience dans le cas du premier et sur la sagesse et l’habileté à inventer des stratagèmes pour défaire les ennemis dans le cas du second.</p>
<p>Dans <em>Diriliş…</em> et <em>Payitaht…</em>, les femmes sont reléguées à des rôles plus marginaux : les intrigues basées sur leur rivalité au sein du harem existent, mais elles ne sont pas prépondérantes et sont fréquemment éclipsées par les scènes politiques et militaires dominées par les hommes. En outre, les deux séries insistent sur l’importance, pour les femmes des héros, de la maternité et du mariage comme marqueurs de féminité ainsi que sur l’importance de savoir rester à sa place et d’éviter de se mêler des affaires politiques.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Tout comme la capitale est très importante pour l’État, les voiles de nos femmes sont tout aussi importants pour elles. ».</span></figcaption>
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<p>Et s’il arrive qu’une femme dépasse les bornes, un homme n’est jamais loin pour la remettre à sa place (même en la frappant dans le cas de <em>Diriliş…</em> – épisode 23), en lui rappelant que de telles attitudes sont une menace pour le salut de la communauté.</p>
<p>Ainsi, les deux séries alimentent un discours patriarcal qui intime aux femmes d’être des épouses et des filles discrètes, engagées dans des activités « typiquement » féminines (s’occuper du foyer ou du harem, les activités caritatives, la filature et le tissage) et conscientes de leur rôle au sein du couple et de la communauté.</p>
<h2>Des séries inspirantes… pour le gouvernement</h2>
<p>Malgré des scènes où l’on voit la mère d’Ertuğrul, Hayme, et l’épouse d’Abdülhamid, Bidar, tenir un rôle d’autorité suite à l’absence exceptionnelle, et très courte, du leader masculin, les personnages féminins arrivent rarement à s’imposer sur les hommes dans <em>Diriliş…</em> et <em>Payitaht…</em>.</p>
<p>Les séries en costume turques ont été principalement étudiées en fonction de leur valeur historique et de leur rapport avec le gouvernement d’Ankara : néanmoins, les critiques déclenchées par la diffusion du <em>Siècle Magnifique</em> évoquées précédemment et la manière dont le masculin et le féminin sont articulés au sein des séries phare de l’AKP prouvent que les questions de genre sont un prisme d’analyse également valide pour en saisir les enjeux politiques et sociaux.</p>
<p>À la différence de séries turques plus récentes produites par Netflix (<em>Atiye</em>, <em>Ethos</em>, <em>Fatma</em>), qui se lancent, elles, dans la création d’héroïnes intrépides qui contestent le système patriarcal et de personnages masculins vulnérables, les séries historiques diffusées par la chaîne étatique accordent une place d’honneur à des hommes aux traits historiques discutables transformés en de véritables héros et porteurs d’un type de masculinité nationaliste et religieuse servant à inspirer les partisans du gouvernement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/168398/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ludovica Tua ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Succès internationaux, les séries turques en costume sont autant un outil de propagande manié par Erdoğan et l’AKP pour défendre leur vision de la nation qu’un miroir de leurs conceptions sociétales.Ludovica Tua, Doctorante en co-tutelle à l'Université Toulouse 2 Jean Jaurès, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1586702021-05-31T13:45:38Z2021-05-31T13:45:38ZComment empêcher les psychopathes et les narcissiques d’accéder aux postes de pouvoir ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/395068/original/file-20210414-19-1w9k3m2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C3777%2C2524&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'ancien président américain Donald Trump prend la parole lors d'une conférence à Orlando, en Floride, en février 2021. Les personnes qui, comme lui, présentent des traits narcissiques et psychopathiques ont un fort désir de domination et occupent de façon disproportionnée des postes de direction.
</span> <span class="attribution"><span class="source">(AP Photo/John Raoux)</span></span></figcaption></figure><p>L’un des plus grands problèmes de l’humanité est que les gens qui occupent des postes de pouvoir sont souvent incapables d’utiliser leur pouvoir de manière responsable. Par le passé, cela résultait principalement des systèmes héréditaires qui accordaient le pouvoir aux rois, aux seigneurs et à d’autres qui n’avaient pas forcément la capacité intellectuelle ou morale de bien user de leur statut. De nos jours, le <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S019188691730199X">pouvoir semble attirer</a> des gens insensibles et narcissiques qui manquent cruellement d’empathie et de conscience.</p>
<p>En psychologie, on parle de la <a href="https://www.sciencedirect.com/topics/psychology/dark-triad">« triade noire »</a> des traits de personnalité maléfiques : la psychopathie, le narcissisme et le machiavélisme. Ces traits sont étudiés ensemble, car ils se superposent et se combinent presque toujours. Si quelqu’un présente des traits psychopathiques, il <a href="https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychiatrie/narcissique-machiavelique-psychopathe-la-triade-noire-des-traits-de-personnalite-8663.php#:%7E:text=En%202002%2C%20Delroy%20Paulhus%20et,consonances%20inqui%C3%A9tantes%20%3A%20la%20triade%20noire.">a généralement aussi</a> des traits narcissiques et machiavéliques.</p>
<p>Les gens qui ont ces types de personnalités sont incapables de percevoir les sentiments des autres ni de voir le monde d’un autre point de vue que le leur. Ils n’ont pas de sentiment de culpabilité ni la conscience nécessaire pour se retenir de se comporter de manière immorale. Ils se sentent supérieurs et ont tendance à vouloir manipuler et contrôler les autres. Ils ont aussi besoin de se sentir respectés et admirés et aiment être le centre de l’attention.</p>
<p><a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S019188691730199X">Plusieurs éléments indiquent</a> que les gens dont la personnalité est de type triade noire sont attirés par le monde de l’entreprise et de la politique. <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1002/per.1893">Des études montrent</a> que les personnes avec des traits narcissiques et psychopathiques ont un fort désir de domination et sont disproportionnellement nombreuses à occuper des postes de direction.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/narcissiques-et-psychopathes-voici-comment-certaines-societes-ecartent-du-pouvoir-ces-personnes-dangereuses-119127">Narcissiques et psychopathes: voici comment certaines sociétés écartent du pouvoir ces personnes dangereuses</a>
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<p>Pour reprendre les <a href="https://www.researchgate.net/publication/346550812_The_narcissistic_appeal_of_leadership_theories">propos</a> des psychologues Niklas Steffens et Alexander Haslam, comme des papillons de nuit par une flamme, les narcissiques peuvent être naturellement intéressés par les positions de pouvoir et d’influence. Ou encore, comme l’écrit le psychologue <a href="http://www.hare.org/welcome/bio.html">Robert Hare</a> à propos des psychopathes, ce sont des prédateurs sociaux et, comme tous les prédateurs, ils sont à la recherche de terrains de chasse. On les retrouve partout où il y a du pouvoir, du prestige et de l’argent.</p>
<p>Les dirigeants les plus maléfiques du XX<sup>e</sup> siècle, comme Staline, Hitler, Mao Zedong, Pol Pot, Saddam Hussein et le colonel Kadhafi, possédaient de toute évidence de forts traits de la triade noire. Ils ne sont pas devenus dirigeants grâce à leurs compétences ou à leur intelligence, mais simplement parce qu’ils avaient un énorme désir de pouvoir et qu’ils étaient particulièrement impitoyables et cruels dans leur quête.</p>
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<img alt="Saddam Hussein" src="https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=472&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/395067/original/file-20210414-17-1n85gmk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=593&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’ancien dictateur irakien, Saddam Hussein, en compagnie de ses fils Oday et Qusay, à l’époque où il régnait sur l’Irak. Comme d’autres dirigeants sanguinaires du XXᵉ siècle, il possédait de toute évidence de forts traits psychopathes et narcissiques.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(AP Photo, File)</span></span>
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<p>De nombreux politiciens actuels semblent également présenter des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/2474736X.2019.1707697">traits psychopathiques et narcissiques</a>. Il est facile de repérer ces dirigeants, car ils sont autoritaires et adeptes de la ligne dure. Ils ont tendance à saboter la démocratie, à réduire la liberté de la presse et à réprimer la dissidence. Ils sont obsédés par le prestige national et persécutent souvent les groupes minoritaires. Et ils sont toujours corrompus et dépourvus de principes moraux.</p>
<h2>Narcissiques et sociopathes</h2>
<p>Dans les pays démocratiques comme le Royaume-Uni et les États-Unis, on pourrait croire que les risques que des personnes psychopathes se retrouvent à la tête du pays sont faibles. Mais il est toujours possible que des personnes fortement narcissiques, impitoyables et non empathiques accèdent au pouvoir. La présidence de Donald Trump en est la preuve.</p>
<p>Comme de nombreux professionnels de la santé mentale, la nièce de l’ancien président, Mary Trump — une psychologue clinicienne — <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1717920/niece-mary-donald-trump-portrait-devastateur-president-famille-pere">considère que M. Trump</a> souffre de plusieurs troubles de la personnalité. Elle affirme que son principal problème est un grave narcissisme, mais aussi qu’il répond aux critères du trouble de la personnalité antisociale, qui, dans sa forme sévère, est généralement perçu comme de la sociopathie.</p>
<p>Au fil du temps, à mesure que des personnes sensées et responsables quittaient son administration, Trump en attirait d’autres avec des traits de personnalité semblables aux siens. C’est ainsi que son régime est devenu ce que le psychologue polonais Andrzej Łobaczewski a appelé une « pathocratie » — un gouvernement composé d’individus souffrant de troubles de la personnalité. Au Royaume-Uni, plusieurs <a href="https://www.refinery29.com/en-gb/2019/09/8482356/dark-triad-examples">politiciens de premier plan</a> montrent également des signes de narcissisme, d’impitoyabilité et de manque d’empathie. Cela pourrait indiquer une tendance vers la pathocratie.</p>
<p>Le fond du problème est que les gens durs et peu empathiques sont attirés par le pouvoir, alors que ceux qui sont empathiques et responsables (qui pourraient faire d’excellents dirigeants) ne ressentent pas de désir de domination et préfèrent généralement faire du travail de terrain en interaction avec d’autres personnes. Cela laisse le champ libre aux individus maléfiques qui souhaitent occuper des postes de pouvoir.</p>
<h2>Que peut-on faire ?</h2>
<p>Comme d’autres personnes qui ont étudié le problème de la « psychopathie d’entreprise », le psychologue australien <a href="https://www.utas.edu.au/profiles/staff/management/clive-boddy">Clive Boddy</a> a proposé que les entreprises évaluent si les candidats à la direction souffrent de psychopathie. Selon moi, nous devrions faire quelque chose de similaire en politique. Chaque gouvernement (chaque organisation) devrait employer des psychologues pour évaluer les aptitudes au pouvoir de ceux qui souhaitent les diriger.</p>
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<img alt="Une femme portant des lunettes dans un bureau" src="https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/393785/original/file-20210407-21-1uhg7oy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le profilage de la personnalité pourrait-il aider les entreprises à trouver des dirigeants adéquats ?</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/photo/photo-of-woman-wearing-eyeglasses-3184405/">pexels/fauxels</a></span>
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<p>Un test de personnalité ne serait pas très utile, car les personnalités de la triade noire sont manipulatrices et malhonnêtes. Mais on pourrait avoir recours à d’autres examens. Il est largement admis qu’il existe des signes de traits de la triade noire dès l’enfance, tels que l’insensibilité, la cruauté et le manque d’empathie, de culpabilité et d’émotion. Les psychologues pourraient donc examiner l’histoire de vie du candidat, en interrogeant ses anciens superviseurs et collègues de travail. Ils pourraient également s’entretenir avec d’anciennes connaissances, d’anciens enseignants ou professeurs.</p>
<p>Certains diront que cela donnerait trop de pouvoir aux psychologues, qui deviendraient des faiseurs de roi — et pourraient être vulnérables à la corruption. Si cela n’est pas faux, cela demeure préférable à la situation actuelle, où rien n’empêche les personnes présentant des traits narcissiques et psychopathiques d’accéder au pouvoir et d’en faire un usage malveillant.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158670/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Steve Taylor ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les entreprises (et les partis politiques) devraient être en mesure de dépister la psychopathie et le narcissisme chez les candidats à la direction.Steve Taylor, Senior Lecturer in Psychology, Leeds Beckett UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1583652021-04-08T18:24:58Z2021-04-08T18:24:58ZUn islam « made in Germany » affranchi de l’influence turque ?<p>Des imams indépendants de toute influence étrangère, maîtrisant bien la langue et la culture allemandes, tel est le vœu des pouvoirs publics outre-Rhin. Peut-être ne s’agit-il pas seulement d’un vœu pieux, comme en témoigne l’annonce de l’ouverture imminente – en avril 2021 – d’un cursus de formation pratique des imams au sein du centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>), créé en 2019 à Osnabrück.</p>
<p>Alors que les tâtonnements et les difficultés du gouvernement actuel en France pour former des imams <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/03/mosquees-imams-les-propositions-de-macron-pour-un-islam-libere-des-influences-etrangeres_6054621_3224.html">« qui défendent un islam pleinement compatible avec les valeurs de la République »</a> semblent traduire un certain désarroi des pouvoirs publics français en matière de formation des imams et des cadres musulmans en général, faut-il en déduire que le voisin allemand aurait quelques longueurs d’avance, du moins pour réduire l’influence turque ?</p>
<h2>Des formations scientifiques en allemand pour les enseignants, les théologiens et les imams</h2>
<p>En octobre 2010, Christian Wulff, ancien ministre-président de Basse-Saxe et à l’époque président de la République fédérale d’Allemagne, affirmait à l’occasion du <a href="https://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Reden/DE/Christian-Wulff/Reden/2010/10/20101003_Rede.html">vingtième anniversaire de la réunification allemande</a> « l’islam fait partie de l’Allemagne », déclenchant une polémique aux accents particulièrement virulents.</p>
<p>En 2018, Horst Seehofer (CSU), actuel ministre fédéral de l’Intérieur, du Logement et de l’Identité (<em>Bundesminister des Innern, für Bau und Heimat</em>), répondait, quant à lui, par la négative à la question : <a href="https://taz.de/Kritik-an-Islam-Aeusserung/!5489304/">« l’islam fait-il partie de l’Allemagne ? »</a>. Depuis, Seehofer affiche clairement son ambition de <a href="https://www.deutsche-islam-konferenz.de/SharedDocs/Meldungen/DE/rede-seehofer-videokonferenz-imamausbildung.html">favoriser un islam enraciné en Allemagne</a>, non sans arrière-pensées. Dans un pays qui compte aujourd’hui entre 5 % et 6 % de musulmans, la question de la place de l’islam dans la société demeure un sujet sensible et explosif, souvent associé depuis les attentats de septembre 2001 à des considérations sécuritaires ou relatives à la radicalisation.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/sG7SeLsyPvc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Jusqu’à la fin du XX<sup>e</sup> siècle, la gestion publique de l’islam en Allemagne s’est effectuée essentiellement par l’intermédiaire des services consulaires turcs, reflet de l’ingérence de l’État turc dans le champ migratoire outre-Rhin et de la volonté des autorités allemandes de traiter l’islam comme un « objet » externe, de politique étrangère. Depuis le tournant du XXI<sup>e</sup> siècle, l’Allemagne tente de faire émerger un islam affranchi des influences et des financements étrangers.</p>
<p>Les pouvoirs publics allemands ont ainsi soutenu la mise en place d’un enseignement religieux islamique en allemand à l’école, au même titre que le cours de religion catholique ou protestant, dans la mesure où l’enseignement religieux est inscrit comme matière scolaire obligatoire à l’article 7-3 de la Loi fondamentale.</p>
<p>L’objectif des pouvoirs publics est aussi de limiter par ce biais l’influence d’États étrangers ou d’écoles coraniques radicales sur les élèves de confession musulmane, d’où les efforts mis en œuvre pour développer des formations universitaires en théologie islamique et en didactique de l’enseignement religieux à destination des futurs professeurs de religion islamique. Depuis 2011, des instituts de théologie islamique – alignés en grande partie sur les facultés de théologie catholique ou protestante – <a href="https://presses-universitaires.univ-amu.fr/reconnaissance-lislam-systeme-educatif-allemand-annees-1980-a-2015">ont vu le jour dans plusieurs universités</a>, à Münster, Osnabrück, Tübingen, Erlangen, Francfort, grâce au soutien financier de l’État fédéral – 20 millions d’euros sur 5 ans, renouvelés en 2016 – et des <em>Länder</em>.</p>
<p>Les tentatives visant à mettre en place des formations universitaires à l’imamat n’ont en revanche pas été couronnées de succès jusqu’à ce jour, alors que la formation des imams représente un enjeu majeur pour les acteurs musulmans comme pour les pouvoirs publics.</p>
<h2>Une formation à l’imamat affranchie de la Turquie</h2>
<p>Le centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>) d’Osnabrück, qui inaugure à partir d’avril 2021 un cursus de formation pratique en langue allemande – ouvert aux étudiantes et étudiants titulaires d’une licence (<em>Bachelor</em>) de théologie islamique – destiné à de futurs imams, cherche à pallier une lacune dans les formations universitaires existantes. C’est en effet la partie pratique qui manquait jusqu’à présent dans les cursus de religion et de théologie islamique proposés dans les universités. La nouveauté de ce centre tient au fait qu’il a été créé par de petites associations ou fédérations islamiques indépendantes : le Conseil central des musulmans en Allemagne, fondé en 1994, et d’autres plus récentes comme le Conseil central des Marocains, l’Alliance des communautés malékites, la communauté islamique des Bosniaques et la fédération indépendante <a href="https://www.deutschlandfunkkultur.de/unabhaengiger-islamverband-in-niedersachsen-eine-stimme.1278.de.html?dram:article_id=440483">Musulmans de Basse-Saxe</a>, tandis que les grandes fédérations islamiques jugées conservatrices (Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB), Millî Görüş…) n’en font pas partie. Quant à la direction scientifique, elle est assurée par <a href="https://house-of-one.org/de/news/prof-dr-b%C3%BClent-ucar-erh%C3%A4lt-das-bundesverdienstkreuz-am-bande">Bülent Uçar, professeur de didactique de la religion islamique à l’université d’Osnabrück depuis 2008</a>, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes d’exégèse coranique en Allemagne.</p>
<p>L’un des objectifs de la formation est bien d’assurer la formation des imams en dehors de toute influence étrangère, nommément de la Turquie. Au programme des enseignements figurent non seulement la récitation du Coran, la formation aux prêches, l’accompagnement spirituel, mais également l’éducation politique avec des thématiques telles que la <a href="https://www.zdf.de/nachrichten/panorama/imamkolleg-islam-ausbildung-100.html">liberté d’opinion, la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité entre hommes et femmes</a>. Ce programme est financé pour une période expérimentale de cinq ans – à hauteur d’un million d’euros par an – par le ministère des Sciences et de la Culture de Basse-Saxe et le ministère fédéral de l’Intérieur. Ce dernier en attend à terme une diminution drastique de l’influence turque dans les mosquées allemandes et la réduction du nombre des imams envoyés en Allemagne par l’État turc. Mais la Turquie n’a pas dit son dernier mot.</p>
<h2>Concurrence territoriale entre acteurs politiques et acteurs musulmans</h2>
<p>Depuis les années 1980, les imams des quelque 900 mosquées gérées par l’Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB), sont directement liés à la Turquie par le biais de la Direction des affaires religieuses (<em>Diyanet</em>), créée en 1924 par l’État turc pour défendre un islam sunnite officiel et représentée dans chaque ambassade par un conseiller aux affaires religieuses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1331484570366119940"}"></div></p>
<p>La <em>Dyanet</em> envoie en Allemagne ses imams pour une durée de cinq ans et les rémunère. Dans la ligne de mire des pouvoirs publics allemands depuis la tentative de coup d’État de 2016, la DITIB est fortement soupçonnée d’être le bras religieux du régime d’Ankara, d’espionner les opposants au régime membres de la mouvance Gülen et de freiner l’intégration des personnes d’origine turque. Sous le feu des critiques, elle réagit. En janvier 2020, elle a ouvert, en Rhénanie du Nord-Westphalie, un centre de formation des imams et cadres religieux musulmans qui propose un <a href="https://www.ditib.de/detail1.php?id=689&lang=de">cursus de deux ans aux titulaires d’une licence de théologie islamique</a>, désormais en concurrence directe avec la formation proposée par le centre de formation d’Osnabrück. Les imams ayant suivi ce parcours seront ensuite recrutés dans des mosquées gérées par la DITIB et rémunérés par l’État turc.</p>
<p>Le soutien financier du ministère de l’Intérieur accordé au centre de formation à l’islam (<em>Islamkolleg</em>) d’Osnabrück montre clairement quelles sont les attentes de l’État allemand. Les considérations sécuritaires ne sont pas absentes de ce projet qui est tout autant politique que religieux. La formation des imams est également perçue par le ministère de l’Intérieur comme un moyen de lutter contre la radicalisation. Les critiques ne se sont pas fait attendre, certaines grandes fédérations islamiques dénonçant une <a href="https://www.deutschlandfunk.de/ausbildungsbeginn-am-islam-kolleg-der-imam-gehoert-zu.724.de.html?dram:article_id=494311">immixtion de l’État dans les affaires des communautés religieuses</a> et une atteinte à la neutralité confessionnelle de l’État. Reste à voir quels seront le succès et les débouchés de cette formation qui devrait débuter avec trente candidats et candidates, étant donné que la DITIB et d’autres grandes fédérations islamiques proposent elles aussi des formations à l’imamat sur le sol allemand, dispensées pour l’essentiel en allemand.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158365/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvie Toscer-Angot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Allemagne a récemment mis en place un cursus de formation pratique des imams. Que peut-on attendre de cette initiative ?Sylvie Toscer-Angot, Maître de conférences en civilisation allemande (HDR), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1586382021-04-08T14:44:48Z2021-04-08T14:44:48ZLe « sofagate » ou la faillite de la politique étrangère de l’Union européenne<p>Depuis le matin du mercredi 7 avril, une vidéo de la rencontre entre Recep Tayyip Erdogan et Ursula von der Leyen et Charles Michel <a href="https://www.politico.eu/article/sofagate-ursula-von-der-leyen-turkey-sofa-charles-michel-recep-tayyip-erdogan/">met en émoi les réseaux sociaux</a>.</p>
<p>On y voit le président du Conseil européen et le président turc, suivis de la présidente de la Commission européenne et du ministre des Affaires étrangères turc, marcher de concert, comme de vieux amis, du pas énergique qui sied aux hommes de pouvoir, et s’installer sur les deux fauteuils préparés à leur intention dans l’immense salon d’un palais gouvernemental.</p>
<p>Ce faisant, comme dans le jeu des chaises musicales, ils laissent la présidente de la Commission en retrait, seule, debout, incrédule : il n’y a pas de fauteuil pour elle. Aucun d’eux ne fait mine de se préoccuper de son sort ou de se lever. Celle-ci n’a d’autre choix que de s’asseoir sur un canapé, en face de Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des Affaires étrangères.</p>
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<figcaption><span class="caption">Une rencontre avec le président turc qui frôle l’incident diplomatique ? YouTube, Huffington Post.</span></figcaption>
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<h2>Un dispositif très calculé</h2>
<p>Chacun pouvait s’attendre à pareille provocation de la part des autorités turques. Car ce n’est pas une gaffe du service du protocole de la présidence : ce serait leur faire insulte que de leur prêter tant d’amateurisme. C’est au contraire un dispositif très calculé, destiné à humilier publiquement la présidente de la Commission, dans un contexte chargé en jouant sur les ambiguïtés du protocole européen.</p>
<p>La Turquie s’est en effet <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/22/violences-contre-les-femmes-erdogan-retire-la-turquie-de-la-convention-d-istanbul_6074029_3210.html">retirée</a> le 19 mars dernier de la Convention européenne dite « d’Istanbul », relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. Et Madame Von der Leyen ne s’est pas montrée très complaisante avec les autorités turques depuis son élection à la tête de la Commission, en juillet 2019. Elle s’était notamment élevée, en octobre 2020, contre les violations des eaux territoriales chypriotes par la Turquie, déclenchant <a href="https://www.leparisien.fr/international/mediterranee-orientale-l-ue-donne-trois-mois-a-la-turquie-pour-stopper-les-provocations-02-10-2020-8395542.php">l’ire du président Erdogan</a>.</p>
<p>La présidente de la Commission a appliqué, depuis, une stratégie de la carotte et du bâton, évoquant tout à la fois une modernisation de l’union douanière avec la Turquie, pour faciliter les échanges commerciaux, et une meilleure coopération sur la question migratoire – c’est-à-dire davantage d’argent – mais également de possibles sanctions de l’Union européenne à l’encontre d’Ankara. Quant à Recep Tayyip Erdogan, c’est un fin stratège, qui sait créer de tels incidents et <a href="https://www.liberation.fr/planete/2017/03/13/apres-la-division-l-union-europeenne-resserre-les-rangs_1555452">diviser pour régner</a>, et ne craint pas les situations tendues.</p>
<p>On pourrait y voir une péripétie sans importance, considérer que les visites d’État ne sont qu’un barnum sans intérêt, et que ces histoires de chaises, de canapés et de protocole sont secondaires. Mais ce serait ignorer que ces rencontres hautement médiatisées ne sont qu’affaires de symboles : le contenu des échanges importe moins que les signes d’entente et de bonne volonté ou, au contraire, de défiance et de crispation qui sont émis durant ces courtes séquences.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1380074124924583947"}"></div></p>
<p>Il faut faire ici le parallèle avec la <a href="https://www.franceculture.fr/geopolitique/le-haut-representant-de-lue-naurait-pas-du-se-laisser-humilier-a-moscou">manière très rude</a> dont les autorités russes avaient reçu le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, Josep Borrell, à Moscou le 5 février dernier. On a évoqué des maladresses de sa part, mais il est plus juste de considérer qu’il a été la cible d’une <a href="https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/ici-l-europe/20210330-josep-borrell-sur-sa-visite-%C3%A0-moscou-humili%C3%A9-non-j-ai-%C3%A9t%C3%A9-agress%C3%A9-par-les-russes">stratégie d’humiliation</a> en bonne et due forme, orchestrée par le ministre russe des Affaires étrangères, le très aguerri Sergueï Lavrov. Borrel était en visite officielle à Moscou quand les autorités russes ont expulsé trois diplomates européens, accusés de soutien à l’opposant Alexeï Navalny. Il a aussi dû subir une conférence de presse réunissant des journalistes peu hostiles au Kremlin.</p>
<h2>Une guerre froide</h2>
<p>Ce qui s’est joué à Ankara, comme à Moscou, n’est pas du registre de la courtoisie ou de la manifestation d’une humeur, bonne ou mauvaise : ce sont des manifestations de guerre froide. La Turquie – comme la Russie, la Chine ou l’Inde – se revendique désormais avec force comme un <a href="https://www.ft.com/content/b6bc9ac2-3e5b-11e9-9bee-efab61506f44">« État de civilisation »</a>.</p>
<p>Recep Tayyip Erdogan affirme sans détour aux leaders des pays dits occidentaux qu’il ne partage pas leurs valeurs, n’entend pas s’y rallier, et veut au contraire affirmer les siennes, qu’il juge tout aussi légitimes, car fondées sur <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/13/turquie-les-nouveaux-habits-historiques-du-president-erdogan_6059559_3232.html">« une longue et glorieuse histoire »</a>, et un fort <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/monde/erdogan-mene-un-projet-panislamiste-et-neo-ottoman-qu-il-faut-combattre-de-toute-urgence-20200303">attachement à des convictions religieuses</a>.</p>
<p>De même que Vladimir Poutine ou Xi Jinping, le président turc <a href="https://www.la-croix.com/Debats/Turquie-agenda-positif-prix-labdication-valeurs-europeennes-2021-02-10-1201139994">récuse</a> la prétention universelle des perceptions européennes de la démocratie, des droits de l’homme et du progrès social, et leur croyance dans des relations internationales fondées sur le règne de la coopération et du droit. Il refuse de faire siennes les conceptions sociétales promues à Bruxelles, en particulier en ce qui concerne les rapports entre hommes et femmes, les droits des minorités sexuelles ou ceux des minorités ethniques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1377635861014188040"}"></div></p>
<p>Cette manœuvre n’est pas surprenante de la part de ce leader nationaliste, dont l’agenda est connu et qui sait parfaitement ce qu’il fait.</p>
<p>Que la présidente de la Commission ait eu à subir un tel traitement n’est pas constitutif en soi d’une faillite de la politique étrangère de l’Union. Elle a fait face, a manifesté son déplaisir avec tact, et ne s’est pas laissée piéger par la provocation. Elle a pris pleinement part à la discussion, qui devait porter – ce n’est pas un hasard – sur les droits de l’homme. Rentrée à Bruxelles, elle a officiellement protesté contre ce traitement, et donné des instructions à ses équipes pour que cela n’arrive plus.</p>
<p>Si faillite de la politique étrangère de l’Union il y a eu, c’est en raison de l’attitude de Charles Michel, le président du Conseil européen. Comment, en effet, expliquer que celui-ci se soit assis sans se préoccuper du sort d’Ursula von der Leyen ? On aurait pu imaginer qu’il se lève pour lui céder son fauteuil ou exige d’être assis à côté de la présidente de la Commission européenne, mais il n’en a rien fait. Il s’est contenté, de retour à Bruxelles, de <a href="https://www.politico.eu/article/charles-michel-on-sofagate-not-my-fault-ursula-von-der-leyen-recep-tayyip-erdogan/">faire valoir</a> qu’il n’était pas responsable des dispositions protocolaires et que les images de la réunion donnaient une fausse impression de la situation.</p>
<p>Certains soulignent que ce dispositif a forcément été validé par les services du protocole de la Commission, et que l’on fait donc un mauvais procès aux autorités turques, mais ces services n’étaient pas sur place, en raison de la situation sanitaire. Le chef du protocole de la Commission, Éric Mamer, a <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/07/a-ankara-ursula-von-der-leyen-fait-les-frais-d-une-tres-sexiste-faute-de-protocole_6075893_3210.html">confirmé</a> que, lors d’une visite à l’étranger à laquelle les deux présidents prennent part, ils doivent être traités de la même manière.</p>
<p>Cette interprétation est contestée, certains estimant qu’à l’étranger, le président du Conseil européen a <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/recep-tayyip-erdogan-a-t-il-humilie-ursula-von-der-leyen-20210407_ZSQXDPRAYVAE7C6E2LFJBBDZYA/">rang de préséance sur son homologue de la Commission</a>. Jean‑Claude Juncker, ancien président de la Commission, <a href="https://www.politico.eu/article/juncker-tries-to-take-the-sting-out-of-sofagate/">laisse entendre</a> que Mme Von der Leyen est bien susceptible, et qu’il lui arrivait également de se retrouver au second plan. Il reste que Charles Michel n’est pas le supérieur hiérarchique de la présidente de la Commission, comme Recep Tayyip Erdogan l’est de son ministre. En outre, les médias abondent de photos montrant que, lors de la précédente visite officielle des responsables européens à Ankara, le président du Conseil européen Donald Tusk et celui de la Commission Jean‑Claude Juncker étaient installés tous deux aux côtés de M. Erdogan, sur un pied d’égalité.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1379867787783458816"}"></div></p>
<p>Quoi qu’il en soit, l’incident marque les limites de l’action extérieure de l’Union. Depuis les dernières élections européennes (mai 2019), les leaders européens (ceux des institutions l’Union comme ceux des États membres) n’en finissent plus d’évoquer la <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/03/conversation-avec-clement-beaune/">« puissance »</a> et <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/editoriaux-de-lifri/leurope-etre-strategiquement-autonome">« l’autonomie stratégique »</a> de l’Union, son rôle « géopolitique », voire sa <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2021/01/08/comment-definir-les-contours-de-leurope-puissance/">« souveraineté »</a>.</p>
<p>Un consensus émerge parmi eux pour reconnaître que l’UE ne peut plus s’en tenir à la promotion pacifique et angélique de ses valeurs, et que la convergence globale vers le modèle de l’État-nation occidental, <a href="https://www.franceculture.fr/histoire/lhistoire-de-la-fin-de-lhistoire">prédite au lendemain de la chute du bloc soviétique</a>, n’aura pas lieu. En conséquence, l’Union doit <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-fin-de-la-naivete-1229485">cesser de faire preuve de naïveté dans son action internationale</a>. Dans ce contexte, l’incapacité de Charles Michel à comprendre la situation créée par le président turc et à s’en saisir est assez désastreuse.</p>
<h2>Naïveté européenne</h2>
<p>L’attitude du président du Conseil européen est en effet symptomatique de l’incapacité de l’UE à définir et à mettre en œuvre une ligne politique claire à l’échelle internationale, et à parler d’une seule voix avec ses interlocuteurs. Elle illustre parfaitement la situation qu’engendre la <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/maxime-lefebvre-le-traite-de-lisbonne-ne-met-pas-fin-aux-risques-de-cacophonie/amp/">polyarchie</a> européenne en matière de relations extérieures, qui voit la responsabilité de sa politique étrangère divisée entre de multiples leaders qui se trouvent dans une situation de concurrence objective : les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne, le Haut Représentant de l’Union, ainsi que la « présidence semestrielle » du Conseil.</p>
<p>Il faut, bien entendu, compter également avec les responsables politiques des 27 États membres, qui restent libres de définir leur politique étrangère pour tout ce qui ne relève pas des compétences centrales de l’Union (commerce, environnement, agriculture…). Cette situation engendre une concurrence et une cacophonie persistantes, dont le manque de solidarité de Charles Michel à l’endroit d’Ursula von der Leyen est la parfaite illustration.</p>
<p>Il faut rappeler ici l’importance stratégique que revêtait la visite à Ankara, qui visait à <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20210406-les-dirigeants-de-l-union-europ%C3%A9enne-en-turquie-pour-apaiser-les-tensions">réchauffer des relations</a> entre l’UE et la Turquie au point mort. Le président Erdogan souffle désormais le chaud et le froid, contrarié par l’élection de Joe Biden, qui n’est plus aussi conciliant que ne l’était Donald Trump. L’année 2020 a été difficile entre les deux blocs, avec une série de déclarations belliqueuses du président turc, qui avait notamment <a href="https://www.challenges.fr/monde/erdogan-interroge-la-sante-mentale-de-macron_734206">mis en doute la santé mentale d’Emmanuel Macron</a> et qualifié la France de pays <a href="https://www.aa.com.tr/fr/politique/erdogan-en-france-on-est-face-%C3%A0-un-racisme-institutionnel/2161087">« raciste »</a>.</p>
<p>Les dirigeants de l’Union voulaient sonner l’heure du rapprochement, la Turquie étant toujours officiellement candidate à l’adhésion. Cette rencontre devait leur permettre d’exposer leur point de vue sur l’avenir de la région, à travers des discussions sur la coopération économique, les questions de mobilité et les migrations. Le nœud des relations entre la Turquie et l’Union reste en effet la <a href="https://www.touteleurope.eu/societe/crise-migratoire-qu-est-devenu-l-accord-entre-l-union-europeenne-et-la-turquie/">question migratoire</a>. En la matière, l’Union fait miroiter à Ankara des financements – il est question de 6 milliards d’euros – en échange du maintien sur le sol turc des 4 millions de migrants syriens qui espèrent venir en Europe.</p>
<p>Le « sofagate » créé délibérément par Recep Tayyip Erdogan augure mal de la capacité de l’Union à parler d’une seule voix à l’étranger et de défendre ses intérêts dans une relation équilibrée avec les autres grandes puissances. Espérons qu’il sera l’occasion d’un sursaut de lucidité au sein des institutions européennes.</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158638/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Olivier Costa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’incident diplomatique survenu lors de la visite à Ankara d’Ursula von der Leyen et Charles Michel illustre la faiblesse de l’Union face à la Turquie de Recep Tayyip Erdogan.Olivier Costa, Directeur de recherche au CNRS, CEVIPOF / Directeur des Etudes politiques au Collège d'Europe, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1508622020-12-15T19:50:32Z2020-12-15T19:50:32ZChypre-Nord, au cœur des préoccupations turques<p>Avant d'entrer dans le détail des récents événements, il convient de resituer rapidement le conflit chypriote. Chypre-Nord, officiellement « République turque de Chypre du Nord » (RTCN), est une République autoproclamée en 1983 au nom de la communauté des Turcs de Chypre, reconnue comme État indépendant uniquement par la Turquie. Le reste du monde considère que la République de Chypre est le seul État souverain sur l’île, même si elle n’en contrôle que le sud.</p>
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<figcaption><span class="caption">Chypre, une île divisée.</span></figcaption>
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<p>La division de l’île est le résultat d’une <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/histoires-d-info/chypre-de-l-independance-a-la-division-1960-1983_1775753.html">guerre civile larvée</a> entre les communautés turque, minoritaire, et grecque, majoritaire, dont les objectifs nationalistes contradictoires ont rendu impossible tout partage de pouvoir dans cette ancienne colonie britannique (1878-1960) indépendante depuis 1960. En 1974, <a href="https://www.diploweb.com/Chypre-un-lieu-de-tensions-en-Mediterranee-orientale.html">suite à un coup d’État en soutien à l’unification de l’île avec la Grèce</a>, la Turquie lance une opération militaire et occupe le nord de l’île, appuyée par une partie de la communauté turque-chypriote. La fuite des habitants grecs-chypriotes et un échange de populations entérinent la division de l’île.</p>
<p>Des tentatives de réunification, parrainées par l’ONU avant 2004, puis par Bruxelles depuis 2004 en conséquence de l’adhésion à l’UE de la seule République de Chypre, ont toutes échoué. Territoire marginalisé à la frontière entre l’UE et la Turquie, Chypre-Nord revient actuellement sur le devant de la scène.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"883302328731803648"}"></div></p>
<h2>Un pique-nique très politique</h2>
<p>Dimanche 15 novembre, Recep Tayyip Erdogan est venu célébrer le 37<sup>e</sup> anniversaire de la <a href="http://press.cydialogue.org/2020/11/16/tcc-press-review-16-nov-2020/">déclaration d’indépendance</a> de la RTCN. Après le défilé, il est allé <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20201115-chypre-nord-erdogan-en-visite-pique-nique-la-cit%C3%A9-fant%C3%B4me-varosha">« pique-niquer »</a> à Varosha/Maras. Cette station balnéaire proche de Famagouste, <a href="https://www.lepoint.fr/monde/les-chypriotes-grecs-revent-toujours-de-famagouste-04-04-2012-1448295_24.php">vidée de ses habitants grecs-chypriotes pendant l’opération militaire turque de 1974</a> et occupée par l’armée d’Ankara depuis lors, est l’un des plus forts symboles de l’intractabilité du conflit chypriote.</p>
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<figcaption><span class="caption">Chypre Nord : réouverture controversée du littoral de Varosha.</span></figcaption>
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<p>Varosha a été, un temps, promise à un retour sous souveraineté <a href="https://cyprus-mail.com/2016/12/29/peace-plans-2004-annan-plan/">grecque-chypriote</a> ; certains l’ont même rêvée en projet de réconciliation <a href="https://www.facebook.com/BicommunalFamagustaInitiative/">sous l’égide de l’ONU</a>.</p>
<p>Ces dernières semaines, la ville semble plutôt se diriger vers une « réouverture » sous autorité turque-chypriote. Partiellement rouverte aux touristes le <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-54465684">8 octobre dernier</a>, elle n’a toujours pas été transférée au pouvoir civil. Mais Erdogan et son allié le président turc-chypriote Ersin Tatar, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/19/ersin-tatar-l-homme-lige-de-la-turquie-remporte-l-election-dans-le-nord-de-chypre_6056563_3210.html">élu le 18 octobre</a>, appellent au retour ou à l’indemnisation des propriétaires grecs-chypriotes, dernière étape d’une réouverture complète. Toutefois, il semble que les caisses de la commission chargée de compenser les propriétaires soient <a href="https://www.lgcnews.com/ipc-option-ineffective-claimants-say/">vides</a>. La remise en marche de la ville étant estimée à plusieurs milliards de dollars, dans un contexte de crise économique allant crescendo en <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/comment-erdogan-a-conduit-leconomie-turque-dans-une-impasse-1266560">Turquie</a> et à <a href="https://www.liberation.fr/planete/2018/12/17/crise-en-turquie-chypre-du-nord-en-carafe_1698449">Chypre-Nord</a>, il semble difficile d’imaginer de grands changements à court terme.</p>
<p>La visite d’Erdogan, véritable démonstration de force, <a href="https://www.eureporter.co/frontpage/2020/11/16/eu-slams-erdogans-visit-to-varosha/">condamnée par l’UE</a>, s’est déroulée dans un contexte où, tout particulièrement <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/13/turquie-les-nouveaux-habits-historiques-du-president-erdogan_6059559_3232.html">vu de France</a>, la Turquie fait sentir sa présence partout à la fois et semble vouloir tisser des liens entre ses différentes interventions.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1334413661595709440"}"></div></p>
<p>Une stratégie qui a ses limites. Si Erdogan ne s’est pas privé de <a href="https://youtu.be/caeULpbO12Q?t=1250">souligner la concomitance</a> d’un « retour à Chypre » et de la victoire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh, cherchant à renvoyer l’image d’une puissance régionale capable de renverser les équilibres géopolitiques dans son voisinage, le parallèle risque de ne pas aller plus loin : l’Azerbaïdjan a jusqu’ici toujours refusé d’approfondir ses relations avec Chypre-Nord, tant le projet sécessionniste tranche avec le principe d’intégrité territoriale défendu par Bakou. Même si l’idée est <a href="http://aidhr.org/?p=6038">entretenue par certains</a>, sa concrétisation reste incertaine. La mise en lien de ces deux dossiers pourrait bien rester lettre morte.</p>
<h2>De l’eau dans le gaz</h2>
<p>En revanche, l’intervention à Chypre-Nord est fortement liée à un autre dossier, <a href="https://theconversation.com/que-veut-la-turquie-en-mediterranee-orientale-147694">celui du gaz</a> en Méditerranée orientale, <a href="https://observatoireturquie.fr/index.php/2020/11/20/webinar-making-sense-of-developments-in-the-eastern-mediterranean-by-cies/">considéré comme central</a> par Ankara. La <a href="https://cyprus-mail.com/2016/06/27/special-report-drilling-cyprus-gas-timeline/">course au gaz</a> a relancé, en Turquie, la « cause nationale » <a href="https://www.aa.com.tr/en/energy/international-relations/cyprus-is-turkeys-national-aim-turkish-defense-chief/30053">chypriote</a>, qui semblait pourtant avoir été abandonnée par l’AKP et l’opinion publique au profit d’une ambition européenne.</p>
<p>En effet, en 2003 le tout nouveau premier ministre Erdogan, en gage de bonne foi de cette ambition, avait affiché son soutien à la <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/01/04/chypre-recep-tayyip-erdogan-affiche-sa-volonte-de-negocier_304287_1819218.html">réunification de l’île</a>. Mais l’échec du <a href="https://news.un.org/fr/story/2004/06/50792">plan Annan</a> en 2004 et l’adhésion à l’UE de la République de Chypre sans Chypre-Nord, puis l’apparition d’autres embûches entre la Turquie et l’UE, ont changé la donne et rendu le dossier chypriote périphérique.</p>
<p>La <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/liban/chypre-gisements-gaziers-sources-de-rivalite_3073219.html">découverte de gaz au sud de Chypre en 2011</a> a constitué, en premier lieu <a href="https://www.aa.com.tr/en/energy/international-relations/cyprus-is-turkeys-national-aim-turkish-defense-chief/30053">du point de vue des Turcs</a>, un nouvel élément majeur. La même année, un accord bilatéral <a href="https://mfa.gov.ct.tr/statement-by-the-ministry-of-foreign-affairsof-the-turkish-republic-of-northern-cyprus/">Turquie-RTCN</a> délimite les ZEE respectives et encadre l’attribution de concessions concurrentes à celles de la République de Chypre au profit de la compagnie pétrolière nationale turque.</p>
<p>Ces accords seront mis en avant par la Turquie à partir de 2018 pour revendiquer la légitimité de ses <a href="https://www.ekathimerini.com/226092/article/ekathimerini/news/turkish-ships-threaten-to-sink-enis-drill-vessel">interventions en Méditerranée orientale</a>, conduites « <a href="https://www.aa.com.tr/fr/turquie/ankara-loffre-europ%C3%A9enne-ignore-le-droit-des-chypriotes-turcs-%C3%A0-la-richesse-/1892325">au nom de la défense</a> des droits et des intérêts des Turcs chypriotes ». Par la suite, en février 2019, la Turquie lance ses propres campagnes d’exploration au large de l’île, entraînant de <a href="https://ahvalnews.com/eastern-mediterranean/eu-sanctions-two-turkish-individuals-over-east-mediterranean-gas-drilling">premières sanctions européennes limitées</a>. Elles vont être <a href="https://www.ekathimerini.com/260164/article/ekathimerini/news/after-heated-debate-eu-to-prepare-limited-new-sanctions-over-turkish-gas-drilling">renforcées</a> sur décision du Conseil européen le 10 décembre 2020, ce qui ne semble pas mettre fin à <a href="https://www.ekathimerini.com/260248/article/ekathimerini/news/turkey-issues-fresh-navtex-warnings-demanding-demilitarization-of-greek-islands">l’escalade</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Les recherches turques d’hydrocarbures en Méditerranée orientale suscitent la colère de la Grèce.</span></figcaption>
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<p>Pour la Turquie, où la cause chypriote bénéficie d’un soutien transpartisan quasiment <a href="https://www.aa.com.tr/en/turkey/new-leader-should-seek-recognition-for-turkish-cyprus/2013023">unanime</a>, le refus de Chypre-Sud et de ses soutiens au sein de l’UE d’accepter un partage des revenus du gaz avec les Turcs-Chypriotes <a href="http://press.cydialogue.org/2020/11/16/tcc-press-review-16-nov-2020/">illustre</a> les « mensonges » de l’Union et justifie à la fois l’augmentation des <a href="https://www.hurriyetdailynews.com/turkey-procures-its-third-drilling-vessel-from-uk-152394">activités de la flotte turque</a>, l’élargissement des recherches de gaz et la politique plus récente de réouverture de Varosha. D’autres facteurs, notamment la dérive autoritaire d’Erdogan après le coup d’État manqué de 2016, ont participé à détériorer les relations entre Ankara et l’UE, entraînant l’abandon officieux de toute perspective d’admission à moyen terme, ce qui n’a pas manqué de renforcer la crispation turque autour de la question maritime et gazière.</p>
<h2>Quelle influence de la Turquie à Chypre-Nord ?</h2>
<p>Souvent représentée de manière simpliste comme un « pseudo-État », la RTCN ne se résume pas à une entité politique inféodée à la Turquie, tout comme la communauté turque-chypriote n’est pas politiquement amorphe. L’administration, bien que présentant beaucoup de faiblesses, a mené sa propre <a href="https://www.prio.org/utility/DownloadFile.ashx ?id=2068&type=publicationfile">politique de lutte contre la pandémie</a>, en contrôlant strictement ses frontières, quitte à fermer la porte aux citoyens turcs, et pouvait jusqu’à <a href="http://press.cydialogue.org/2020/12/15/tcc-press-review-15-dec-2020/">récemment</a> se targuer d’un nombre très faible de cas. Le ministre de la Santé a d’ailleurs demandé l’adhésion de la RTCN à l’OMS :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1260868375678537729"}"></div></p>
<p>La liberté qui y prévaut globalement <a href="https://freedomhouse.org/country/northern-cyprus/freedom-world/2020">est attestée et reconnue</a>, et la justice fait régulièrement preuve d’<a href="https://www.theguardian.com/world/2019/may/17/northern-cyprus-judge-acquits-two-journalists-of-insulting-erdogan">indépendance</a>. La grande majorité des Turcs-Chypriotes mettent par ailleurs en avant des particularités culturelles, notamment la laïcité et la faible pratique religieuse, qui les <a href="https://www.theguardian.com/world/2018/jan/06/were-not-muslim-enough-fear-turkish-cypriots-as-poll-looms">différencient</a> des « <a href="https://www.prio.org/Publications/Publication/ ?x=10961">colons</a> », ces citoyens qui sont venus de Turquie en plusieurs vagues, de façon organisée ou découlant de migrations économiques, depuis 1974. Ces derniers sont souvent présentés, en partie à raison, comme une diaspora qu’Ankara peut facilement influencer.</p>
<p>Mais le principal vecteur d’influence de la Turquie réside dans ce qu’elle représente aux yeux des Turcs-Chypriotes. Cette société est le théâtre d’une confrontation entre un camp « pro-rapprochement avec l’UE » (à travers la défense d’une identité chypriote et la réunification avec la République de Chypre) et un camp « pro-rapprochement avec la Turquie » (à travers la revendication d’indépendance et la défense d’une identité turque). Ce dernier camp, dominé par les partisans de l’UBP (Parti de l’unité nationale, du président actuel Ersin Tatar, fondé par <a href="https://www.lepoint.fr/monde/rauf-denktash-le-veteran-de-la-politique-chypriote-turque-decede-a-87-ans-14-01-2012-1419045_24.php">Rauf Denktas</a>), dominent à la fois la présidence et le gouvernement minoritaire <a href="https://cyprus-mail.com/2020/12/09/norths-newly-formed-government-will-work-for-two-state-solution/">nommé</a> le 9 décembre 2020. S’ils appuient la politique étrangère turque, ses représentants ont surtout toujours défendu leurs propres intérêts, notamment en gérant à leur avantage la redistribution des terres et des propriétés prises aux Grecs-Chypriotes après la guerre.</p>
<p>Le soutien à la Turquie dépasse toutefois ce clivage. Les « pro-Turquie » et les « pro-UE » divergent bien sur certaines positions clés. Par exemple, les partis pro-UE proposent de limiter les naturalisations des résidents turcs, présentées comme une menace pour la survie culturelle et politique de la communauté (ils représentent <a href="https://www.prio.org/Publications/Publication/ ?x=10961">60 000 citoyens de la RTCN</a>, soit 28 % des 215 000 estimés au total), même si les candidats travaillent de manière régulière à Chypre-Nord depuis des années ou sont légalement en droit d’en faire la demande. Les partis pro-Turquie défendent une politique d’accès à la nationalité plus <a href="https://www.hurriyetdailynews.com/opinion/yusuf-kanli/liberal-citizenship-regime-needed-in-north-cyprus-160850">« libérale »</a>, sur la base de l’appartenance commune à une même nation, qui vient nourrir des stratégies clientélistes.</p>
<p>Ils partagent toutefois deux objectifs : maintenir une certaine autonomie politique interne, que ce soit sous la forme d’un <a href="https://www.duvarenglish.com/appointment-of-hardline-nationalist-politicians-to-new-turkish-cypriot-cabinet-creates-concern-news-55474">« État indépendant » sous tutelle turque</a> ou sous celle d’un « État fédéré » au sein d’une Chypre unie, et développer l’économie locale. La <a href="https://www.embargoed.org/learn-more/">« lutte contre les embargos »</a>, unanimement partagée, même par les indécis, est une illustration de ce consensus. Cette expression ne désigne pas un package de sanctions à proprement parler, mais est utilisée pour décrire un ensemble de mesures politiques, juridiques et administratives disparates, issues d’interprétations successives des résolutions de l’ONU depuis 1974 par certains organes politiques et judiciaires internationaux comme la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou l’UE, parfois à la suite d’un lobbying de la République de Chypre. Ces mesures entraînent effectivement une limitation, ou une altération substantielle de l’accès des habitants de RTCN à l’espace international : impossibilité de participer à des compétitions sportives internationales sous le drapeau officiel, impossibilité pour l’État de souscrire à des emprunts internationaux, etc.</p>
<p>Les acteurs économiques se <a href="http://www.t-vine.com/turkish-cypriot-mps-warn-of-greek-cypriot-bid-to-scrap-eu-direct-trade-pledge/">font particulièrement entendre</a> : la situation n’empêche pas les exportateurs d’avoir accès au marché européen, mais les prive d’accords douaniers avantageux. L’industrie touristique, industrie phare, se plaint de devoir imposer à ses clients une correspondance en Turquie face à l’<a href="https://petition.parliament.uk/petitions/320878">impossibilité de mettre en place des vols directs</a>. L’enseignement supérieur transnational, qui a émergé en deux décennies pour devenir de fait le moteur de l’économie, ne peut ni participer à l’<a href="https://www.coe.int/fr/web/higher-education-and-research/european-higher-education-area">Espace européen de l’enseignement supérieur</a> ni bénéficier de financements européens ou de programmes comme Erasmus.</p>
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<span class="caption">Capture d’écran du site officiel de promotion des universités de Chypre-Nord.</span>
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<p>L’industrie locale s’est par conséquent construite en appui sur la Turquie, faisant des entrepreneurs locaux des avocats pragmatiques du maintien de relations étroites avec la « Mère Patrie ». Les résidents turcs comptent pour environ deux tiers des 195 000 résidents étrangers (militaires et leurs familles compris). Les grands hôtels et casinos, dont plusieurs appartiennent à des Grecs-Chypriotes, reposent sur les investissements et sur la clientèle turcs. Les universités peuvent vendre des diplômes reconnus dans le monde en grande partie grâce à leur intégration au système turc d’enseignement supérieur, ce qui permet au pays de se targuer d’héberger plus de 100 000 étudiants étrangers – turcs, mais aussi originaires d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient.</p>
<p>Seul bailleur international disposé à appuyer l’administration de RTCN, qui reste le plus grand employeur du pays, la <a href="http://www.devplan.org/Ecosos/BOOK/SEG-2018.pdf">Turquie a assuré</a> entre 15 et 30 % de son budget depuis 2007. Ces dernières années, elle a mis en œuvre plusieurs « grands projets », dont un <a href="https://www.aa.com.tr/fr/turquie/laqueduc-projet-du-si %C3 %A8cle-entre-la-turquie-et-chypre-du-nord-inaugur %C3 %A9-samedi/447416">pipeline</a> d’eau potable depuis la ville de Mersin, et un <a href="https://www.trt.net.tr/francais/turquie/2020/11/16/erdogan-l-hopital-de-lefkosa-incarne-la-solidarite-entre-la-turquie-et-la-rtcn-1528252">hôpital</a> dédié à la pandémie. Populaires, même s’ils s’accompagnent d’un investissement beaucoup très décrié dans l’infrastructure religieuse, ils sont bien plus visibles que les discrets projets locaux de l’UE, qui y a tout de même consacré au moins <a href="https://ec.europa.eu/info/funding-tenders/funding-opportunities/funding-programmes/overview-funding-programmes/aid-programme-turkish-cypriot-community_fr">520 millions d’euros</a> entre 2007 et 2018, la même somme que pour<a href="https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/instruments/funding-by-country/montenegro_en">l’État candidat du Monténégro</a>avec une population deux fois moins importante, mais sans pouvoir financer directement les pouvoirs publics.</p>
<p>En somme, beaucoup, dans cette communauté de petite taille où les réseaux politiques, économiques et familiaux s’entrelacent, ont potentiellement à perdre d’un processus de réconciliation qui verrait la Turquie s’éloigner et qui leur imposerait une mise aux normes européennes, une ouverture à la concurrence, le versement potentiel de compensations aux Grecs-Chypriotes ou la restitution de certaines terres prises en 1974.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1326223715617665027"}"></div></p>
<h2>Une réunification impossible ?</h2>
<p>Pourtant, une partie importante de la population défend la réunification et l’adhésion européenne. Les Turcs-Chypriotes ont voté à 74 % pour la réunification en <a href="https://www.robert-schuman.eu/fr/oee/0288-referendum-sur-la-reunification-de-l-ile-24-avril-2004">2004</a> et avaient <a href="https://www.france24.com/fr/20150427-chypre-nord-election-Akinci-nouveau-president-espoir-reunification-sud-grec">élu le président pro-réunification Mustafa Akinci</a> en 2015. Mais les partis politiques pro-séparation se sont appuyés sur la lassitude générale après <a href="https://www.lepoint.fr/monde/chypre-nouvel-echec-des-negociations-pour-la-reunification-07-07-2017-2141383_24.php">l’échec des dernières négociations en 2017</a> pour appeler à prendre acte de l’échec du processus de réunification. C’est aussi ce sentiment qui explique la victoire du pro-turc Ersin Tatar à la présidentielle d’octobre 2020.</p>
<p>Toutefois, tout n’est pas joué à Chypre-Nord. Les négociations semblent compromises, et la position qu’Ankara transmettra sur le sujet à l’envoyée spéciale du Secrétaire général de l’ONU dans les jours qui viennent devrait se tenir à la solution à deux États. Mais Erdogan a été reçu par des <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/nov/15/erdogan-met-by-protests-from-turkish-cypriots-during-visit-northern-cyprus">manifestants opposés à sa ligne</a> qui n’ont pas hésité à aller à l’encontre des avertissements de la police locale. Et si la présidence semble acquise à Tatar pour cinq ans minimum, le régime parlementaire turc-chypriote donne la primauté au premier ministre. Le gouvernement minoritaire doit organiser des élections anticipées en septembre 2021. Le véritable test démocratique pourrait avoir lieu à ce moment-là.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150862/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Théotime Chabre a reçu des financements de l'Institut Convergences Migration (CNRS) et du Ministère de l'Enseignement supérieur pour conduire ses recherches. Il fait partie du centre de recherche associatif à but non lucratif Noria Research.</span></em></p>Après l’annonce, le 10 décembre, de nouvelles sanctions de l’UE contre la Turquie, il convient de saisir ce qui se passe à Chypre-Nord pour comprendre la crise en Méditerranée orientale.Théotime Chabre, Doctorant en sociologie et sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1492452020-11-23T20:33:04Z2020-11-23T20:33:04ZTensions entre la Turquie et la France, un effet miroir ?<p>Comment appréhender les <a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/turquie-macron-repond-a-erdogan-et-denonce-un-comportement-belliqueux_fr_5f9d9728c5b658b27c3ae923">tensions récentes</a> entre Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan ?</p>
<p>Le président français a beaucoup <a href="https://www.leparisien.fr/politique/contre-l-islam-radical-emmanuel-macron-emploie-la-strategie-de-la-tension-permanente-22-10-2020-8404401.php">communiqué</a> au sujet de l’islam radical et du terrorisme islamique ces dernières semaines. Ses déclarations s’inscrivent dans un contexte chargé en émotions à la suite du meurtre de Samuel Paty, de l’attentat à Notre-Dame de Nice, dans un climat déjà tendu par la tenue du procès des attentats de janvier 2015. Le président français a aussi insisté sur le droit à défendre la liberté d’expression et la caricature, envers et contre tous.</p>
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<figcaption><span class="caption">Emmanuel Macron défend son projet politique lors d’une interview avec Al-Jazeera.</span></figcaption>
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<p>Une partie du monde musulman a alors protesté contre ce qui a été perçu comme des attaques répétées contre l’islam et des humiliations auxquelles font face les musulmans de France et d’ailleurs. Chef de file des attaques, Recep Tayyip Erdoğan, le président turc, a même insulté publiquement son homologue français.</p>
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<figcaption><span class="caption">Recep Tayyip Erdoğan s’en prend directement à son homologue français.</span></figcaption>
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<p>Or, dans ce moment de crise, et en dépit de profondes divergences, nous observons aussi plusieurs similarités entre la France et la Turquie dans leur combat « pour défendre » leur modèle de laïcité et leurs ambitions régionales.</p>
<h2>Des différences évidentes déjà soulevées</h2>
<p>Rappelons tout d’abord les différences évidentes entre les deux présidents : Emmanuel Macron évolue dans un cadre d’action largement démocratique là où Recep Tayyip Erdoğan a, cette dernière décennie, transformé la Turquie – autrefois en voie de démocratisation – en un régime électoral, populiste et autoritaire.</p>
<p>Les visions de ces chefs d’État quant à la liberté d’expression sont aux antipodes. De nombreux <a href="https://www.france24.com/fr/20191115-turquie-ahmet-altan-plume-prison-journee-ecrivain-liberte-expression-journalistes">journalistes</a>, fonctionnaires, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/25/en-turquie-la-justice-ordonne-l-arrestation-de-82-cadres-de-l-opposition-kurde_6053660_3210.html">personnalités politiques</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/13/la-turquie-condamne-des-universitaires-a-la-prison_5461461_3210.html">universitaires</a> en Turquie sont en prison ou ont fait les frais d’un processus judiciaire pour avoir exprimé leur opinion, là où leurs confrères en France peuvent pratiquer ce droit plus librement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1309727910035623936"}"></div></p>
<p>Et les deux hommes se trouvent dans des positions catégoriquement opposées sur un certain nombre de dossiers de politique étrangère : <a href="https://www.arabnews.fr/node/2441/france">Libye</a>, <a href="https://theconversation.com/que-veut-la-turquie-en-mediterranee-orientale-147694">Méditerranée orientale</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/13/en-syrie-des-familles-de-membres-de-l-etat-islamique-s-echappent-du-camp-d-ain-issa_6015323_3210.html">Syrie</a>, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/13/en-syrie-des-familles-de-membres-de-l-etat-islamique-s-echappent-du-camp-d-ain-issa_6015323_3210.html">Liban</a>, <a href="https://www.courrierinternational.com/article/armenie-azerbaidjan-haut-karabakh-macron-reclame-des-explications-la-turquie">Azerbaïdjan</a>, etc.</p>
<p>Mais la raison pour laquelle les tensions se cristallisent en particulier sur ces deux dirigeants (et non avec d’autres qui portent des projets politiques similaires), peut aussi et surtout s’expliquer par ce qu’ils ont en commun.</p>
<h2>Une histoire parallèle de la laïcité</h2>
<p>Les deux hommes gouvernent des nations qui ont, historiquement et malgré les apparences, une vision très semblable de la laïcité. La Turquie a en effet <a href="https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_2005_num_78_1_1026?h=turquie">adopté en 1937</a> le concept français de laïcité (<em>laiklik</em> en turc), et non celui (anglo-saxon) de sécularisme.</p>
<p>Beaucoup d’<a href="https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1995_num_19_1_1226">analyses</a> relèvent une différence fondamentale entre la laïcité turque et celle française : dans le cas français, la séparation entre État et religieux est stricte (mais pas parfaite) ; dans le cas turc, la séparation est plus théorique et l’État contrôle en partie la religion. La formation et l’emploi des imams se font au travers de l’institution du Diyanet, qui préside aux affaires religieuses et est rattachée à la présidence de la République turque.</p>
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<figcaption><span class="caption">La laïcité turque.</span></figcaption>
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<p>Mais dans l’esprit, ce qui relie fortement les laïcités française et turque est une vision de la laïcité qui existe pour <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/38556-modele-francais-ou-americain-les-conceptions-de-la-laicite-en-europe">protéger l’État</a> de la religion.</p>
<p>Cette dernière est perçue comme une menace pour les libertés individuelles (et non l’inverse, c’est-à-dire l’État en tant que menace pour la liberté religieuse, comme dans la version anglo-saxonne).</p>
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<figcaption><span class="caption">France : la laïcité par-delà les préjugés.</span></figcaption>
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<p>En France, il s’agissait de <a href="https://journals.openedition.org/assr/1110">protéger l’État</a> contre les ingérences de l’Église catholique ; en Turquie, le but était d’empêcher les institutions religieuses de l’islam de freiner la <a href="https://journals.openedition.org/cemoti/1691">modernisation</a> de l’État et de la société turcs. Dans les deux cas, l’État est perçu comme émancipateur, et donc plus légitime que les institutions religieuses.</p>
<h2>Intervention dans les affaires religieuses</h2>
<p>Depuis quelques années, Erdoğan a <a href="https://www.cairn.info/revue-maghreb-machrek-2015-2-page-73.htm">assoupli</a> la conception souvent militante d’une laïcité stricte, au vu de ses <a href="https://www.sciencespo.fr/enjeumondial/fr/religion/part2-3.html">affiliations islamistes</a>.</p>
<p>Il a notamment réautorisé en 2014 le port du voile dans les écoles publiques (interdit depuis les années 1980). En 2020, une étape de plus a été franchie avec la retransformation en mosquée de la Basilique de Sainte-Sophie, à Istanbul, sous statut de musée « neutre » depuis 1935.</p>
<p>Il a aussi profité de son contrôle de l’État turc pour <a href="https://www.erudit.org/en/journals/euro/1900-v1-n1-euro04209/1064488ar/abstract/">renforcer sa propre interprétation de l’islam</a>. Cette mainmise s’est traduite par des ramifications à l’étranger, notamment en France, avec la présence de 150 <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-3-page-177.htm">imams turcs détachés</a>.</p>
<p>Ces ambitions sont contrecarrées par les <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes">projets de loi d’Emmanuel Macron</a> qui souhaite rompre avec toute influence étrangère sur l’islam en France et reprendre le contrôle. Ce faisant, Macron se rapproche du modèle turc de laïcité et contredit une séparation stricte entre l’Église et l’État.</p>
<p>Si ces modes d’intervention de l’État sur les affaires religieuses sont différents pour les deux présidents, reste qu’ils défendent tous deux une idée de la laïcité en cherchant à l’imposer à la société.</p>
<h2>Modèle ambigu en Turquie</h2>
<p>En encourageant la <a href="https://tcf.org/content/report/turkeys-troubled-experiment-secularism/?agreed=1">transformation</a> de la laïcité turque sur ces 20 dernières années vers une forme plus proche du modèle anglo-saxon, Erdogan affirme donner plus de place à la libre expression religieuse dans le domaine public.</p>
<p>C’est en invoquant ce modèle qu’Erdoğan critique le président Macron, en sous-entendant : « Nous avons assoupli notre modèle de laïcité, à quand votre tour ? »</p>
<p>Évidemment, cette « réforme » turque de la laïcité est à relativiser. Elle a certes libéré une certaine expression de l’islam sunnite turc, mais pas celle de l’expression <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/rec3.12352?casa_token=PSXy2_GLlYoAAAAA%3ARG1N6qVE6ulFDB4NHeWBFcCidSlaiLxl0Q8txf6Od1r0ZVUuNXX5dexVVbKnB88qDE2eMHzhZ2HJC3A">religieuse alévie</a> (une minorité chiite importante en Turquie), ni de celle des <a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2020-1-page-385.htm">minorités non musulmanes</a> (notamment chrétienne et juive).</p>
<p>Elle se développe aussi dans un contexte où la Turquie a développé une <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2015-3-page-354.htm">relation ambiguë</a> avec l’islam djihadiste (en particulier en Syrie).</p>
<h2>L’islam au centre du débat</h2>
<p>Un autre point commun entre les deux dirigeants est la volonté de mettre l’islam au centre du débat. Erdoğan instrumentalise l’islam dans ses politiques intérieures et étrangères et l’utilise comme outil pour se positionner, sur la scène régionale et globale, en <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2017/12/13/turquie-erdogan-se-pose-en-defenseur-des-musulmans-opprimes_5228985_3210.html">défenseur des musulmans</a>.</p>
<p>Emmanuel Macron, de son côté, met l’islam au cœur de son <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes">projet</a> politique : il voit l’islam (et sa réforme) comme solution centrale aux problèmes des violences terroristes et des extrémismes sur le sol français. Cette fixation présente, de façon implicite, cette religion comme principalement responsable de ces violences.</p>
<p>Dans les deux cas, l’islam est défini comme la clef principale des enjeux actuels.</p>
<h2>Un manque commun d’autocritique</h2>
<p>De la même façon, les deux hommes tendent à désigner un « Autre » comme responsable des tensions internes à chaque pays.</p>
<p>Erdoğan, habitué à une rhétorique <a href="https://www.conspiracywatch.info/guillaume-perrier-la-turquie-a-toujours-ete-friande-de-theories-du-complot.html">conspirationniste</a>, perçoit les Occidentaux comme agents de tous les troubles : les manifestations populaires de <a href="https://journals.openedition.org/mediterranee/7292">Gezi</a> en 2013 (survenues en réaction à de nombreuses mesures néo-libérales) ou la tentative de <a href="https://www.cairn.info/journal-esprit-2016-9-page-10.htm">coup d’État</a> de 2016.</p>
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<p>Macron et son gouvernement, quant à eux, usent à l’envi de la rhétorique d’un islam pris d’assaut par des forces étrangères infiltrées et une République à défendre.</p>
<p>Malgré quelques efforts d’autocritique, le chef de l’État français persiste à démontrer que le modèle républicain français fonctionne. De la même façon, les prises de parole dans la plupart des médias (y compris celles du président) défendent ce concept de laïcité française, « mal comprise », quitte à pointer du doigt les défaillances des autres modèles sans vraiment écouter les préoccupations de ceux qui voient la laïcité française comme une atteinte à la <a href="https://theconversation.com/la-cite-lexception-nest-pas-la-ou-les-francais-la-voient-128338">liberté de religion</a>.</p>
<h2>Deux formes de néo-impérialisme ?</h2>
<p>Les relations personnelles et houleuses entre les deux chefs d’État se déclinent enfin sur un grand nombre de terrains diplomatiques comme la Libye ou la Syrie. Les ambitions régionales turques peuvent facilement être interprétées comme <a href="https://www.lefigaro.fr/international/le-neo-imperialisme-de-la-turquie-d-erdogan-20200117">néo-impériales</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Le Dessous des cartes, Turquie : la puissance selon Erdogan » (Arte).</span></figcaption>
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<p>Or la France intervient aussi sur ces mêmes territoires, avec l’idée d’imposer une <a href="https://theconversation.com/debat-diplomatie-francaise-quelles-alliances-et-quelles-valeurs-2-147946">vision normative</a> (« les valeurs de l’Europe »), dans une ère géographique qui recouvre en partie d’anciens territoires coloniaux.</p>
<p>Ces tendances expliquent en partie pourquoi certains au Moyen-Orient regardent avec suspicion la politique étrangère française, ainsi que sa volonté de « réformer l’islam ».</p>
<p>Concurrent, Erdoğan se projette en défenseur des musulmans du monde, une inspiration directe du <a href="https://www.cairn.info/le-choc-colonial-et-l-islam%20--%209782707146960-page-451.htm">Califat ottoman (du XVI<sup>e</sup> siècle au début du XX<sup>e</sup> siècle</a>. L’appel nostalgique à ce régime – autorité religieuse et politique transnationale sur tous les musulmans – permet au chef d’État turc d’élargir son cercle d’influence politique jusque dans les communautés turques et musulmanes d’Europe, tout en fustigeant les velléités françaises. Cette forme de souveraineté transnationale évoque aussi l’ancien statut de la France de <a href="https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-12-page-7.htm">protecteur des chrétiens d’Orient</a> dans l’Empire ottoman : la Turquie y voit l’une des motivations utilisées par les politiques étrangères occidentales.</p>
<p>C’est donc une posture d’anti-impérialisme contre la France et l’Europe qui permet à Erdogan d’assumer son propre projet néo-impérialiste.</p>
<h2>Des traitements médiatiques qui pointent des réalités parallèles</h2>
<p>Les parallèles ironiques entre la France et la Turquie apparaissent de façon encore plus nette lorsque l’on compare les traitements médiatiques des crises entre la France et la Turquie. D’un côté, dans un certain nombre de <a href="https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/2016803-emission-du-mardi-27-octobre-2020.html">médias français</a>, l’attention presque exclusive portée à Erdoğan, aux manifestions et au boycott donne l’impression d’une réaction illégitime et d’une responsabilité entièrement localisée à l’étranger.</p>
<p>De l’autre, les <a href="https://www.trtworld.com/opinion/french-foreign-policy-mimics-macron-s-alienation-of-muslims-at-home-41007">médias turcs</a> traitent peu des actes terroristes, mais se concentrent sur les problèmes des musulmans en France et sur des discours (souvent mal traduits ou surinterprétés) des autorités françaises ; eux aussi, implicitement, mettent donc le blâme exclusif sur la France.</p>
<p>Dans chaque pays, les médias soulignent l’impopularité, et donc le manque de légitimité, du dirigeant de l’« autre » pays, confronté à des soulèvements populaires, illustrés par la crise des « gilets jaunes » pour Macron ou des résultats lors des <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/02/turquie-un-revers-cinglant-pour-erdogan_5444654_3232.html">dernières élections municipales</a> pour Erdoğan.</p>
<p>Ces parallèles et jeux de miroir ironiques relevés ici sont importants car ils révèlent des modes d’action et de réaction habituels face à une actualité traumatique, mais qui cachent aussi des réalités plus complexes et donnent matière à réflexion : celles-ci doivent être reconnues pour mieux se comprendre soi-même et envisager l’autre.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149245/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Juliette Tolay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’ironie des tensions qui opposent la France et la Turquie, et leurs présidents respectifs, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan, réside dans les nombreuses similarités qui les caractérisent.Juliette Tolay, Associate Professor of Political Science and Public Policy, Penn StateLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1490182020-10-29T20:25:38Z2020-10-29T20:25:38ZLa stratégie de la tension de Recep Tayyip Erdogan : vers un choc des civilisations ?<p>Les choses s’enveniment entre Paris et Ankara. On assiste à la mise en scène d’un affrontement personnel et, surtout, à l’instauration d’une opposition durable à plusieurs niveaux. Recep Tayyip Erdogan n’est pas un problème que pour la France, mais Paris incarne désormais sa cible préférée.</p>
<p>Derrière ce face-à-face haut en couleur surgissent des dossiers complexes et la perspective de clivages profonds. Derrière les insultes, le risque d’une politique du pire susceptible d’hypothéquer la stabilité internationale. Derrière la crispation bilatérale, la déstabilisation de plusieurs enceintes, dont l’OTAN et la coopération méditerranéenne. Derrière la conjoncture, le risque plus structurel de « perdre » la Turquie.</p>
<h2>Non-dits, causes et conséquences</h2>
<p>Les abcès de fixation s’accumulent entre Paris et Ankara. La posture turque en Syrie est dénoncée par la France, et pas uniquement par Emmanuel Macron : François Hollande, entre autres, a sonné l’alarme à plusieurs reprises sur le traitement des forces kurdes, et <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/kurdes-francois-hollande-veut-des-sanctions-contre-la-turquie-20191009">appelé à des sanctions contre la Turquie</a>. L’attitude d’Erdogan lors de la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/syrie-erdogan-se-sert-des-refugies-pour-mettre-la-pression-sur-leurope">crise des réfugiés syriens</a>, instrumentalisée pour faire pression sur l’UE, n’a pas non plus été appréciée. Les forages turcs en Méditerranée ont donné lieu à un soutien français à la Grèce et à des <a href="https://www.lopinion.fr/edition/international/libye-comment-s-est-deroule-l-incident-naval-entre-france-turquie-218912">incidents navals</a> entre les deux marines. La France dénonce une ligne diplomatique qui n’est plus compatible avec celle d’un allié, tout en désignant le président turc comme l’un des facteurs de déstabilisation d’une OTAN <a href="https://www.economist.com/europe/2019/11/07/emmanuel-macron-in-his-own-words-french">« en état de mort cérébrale »</a>. Le soutien d’Ankara au <a href="https://www.lepoint.fr/afrique/libye-le-grisbi-turc-20-09-2020-2392716_3826.php">gouvernement libyen</a>, et son appui au « pays frère » qu’est <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Turquie-pose-soutien-indefectible-lAzerbaidjan-2020-09-28-1201116467">l’Azerbaïdjan</a>, « par tous les moyens », dans son conflit avec l’Arménie, passent mal également. La joute est devenue acrimonieuse : Emmanuel Macron évoque « la responsabilité historique et criminelle de la Turquie » (dans l’affaire libyenne) tandis que Recep Tayyip Erdoğan <a href="https://fr.euronews.com/2020/10/25/le-president-turc-remet-une-nouvelle-fois-en-question-la-sante-mentale-d-emmanuel-macron">met en doute la santé mentale du président français</a>.</p>
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<p>Mais le non-dit qui sous-tend une partie de cet affrontement se situe peut-être sur un autre terrain : celui de l’islam d’Europe. <a href="https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-en-turquie-le-piege-dune-politique-etrangere-guidee-par-lislamisme">Le soutien turc aux acteurs proches des Frères musulmans</a> et à un certain nombre de réseaux est connu. Au nom de la lutte contre le séparatisme d’abord, puis à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, Paris <a href="https://www.franceinter.fr/societe/qu-est-ce-que-le-ccif-l-association-que-gerald-darmanin-veut-dissoudre">s’attaque désormais à des acteurs proches de ces circuits</a>, où l’on retrouve Ankara mais aussi Doha.</p>
<p>Ces derniers jours, <a href="https://www.france24.com/fr/france/20201024-l-ambassadeur-de-france-en-turquie-rappel%C3%A9-apr%C3%A8s-une-nouvelle-attaque-d-erdogan">l’ambassadeur français en Turquie a été rappelé</a>, tandis que le maître d’Ankara appelle officiellement au <a href="https://www.lepoint.fr/monde/erdogan-appelle-les-turcs-a-boycotter-les-produits-francais-26-10-2020-2398051_24.php">boycott des produits français</a>, compare le traitement des musulmans en France <a href="https://www.lalibre.be/international/europe/turquie-erdogan-appelle-au-boycott-des-produits-francais-5f96bc6b7b50a66bd812f24f">à celui des Juifs d’Europe dans les années 1930</a>, et s’éloigne d’une UE dont les membres, heurtés par cette stratégie de l’escalade, <a href="https://fr.euronews.com/2020/10/27/l-ue-soutient-la-france-apres-l-appel-au-boycott-des-produits-francais-par-le-president-tu">soutiennent Paris</a>.</p>
<h2>Qui veut un « choc des civilisations » ?</h2>
<p>Voici la France replongée dans une séquence difficile avec le monde musulman, comme au temps de la loi sur le voile à l’école (2004). Boycotts, manifestations, surenchère verbale, réponse française avec les moyens de communication du moment, et toujours la même difficulté à faire comprendre le concept complexe de laïcité, ou de calmer des foules en colère.</p>
<p>D’un côté, le choc d’un professeur décapité, et l’incompréhension de voir des pays qui pour certains sont de proches amis (comme le <a href="https://www.nouvelobs.com/monde/20201026.OBS35225/le-maroc-condamne-officiellement-la-publication-des-caricatures-de-mahomet.html">Maroc</a>) focaliser plutôt leur attention sur des caricatures, cet exercice auquel la <a href="https://theconversation.com/pourquoi-lart-de-la-caricature-est-il-sacre-pour-les-francais-148566">France est habituée</a> et qu’elle considère au second degré sans y voir une volonté de blesser. De l’autre, la colère de populations qui ne comprennent pas l’insistance mise sur cette publication de documents, perçue comme volontairement et hautement offensante, a fortiori si elle est réitérée. Le dialogue sur ces sujets est difficile en soi. Il le devient plus encore si l’on souffle sur les braises.</p>
<p>La stratégie populiste a précisément cette vocation. Recep Tayyip Erdogan est ici dans une veine qui n’est pas éloignée de celle d’un Donald Trump, d’un Jair Bolsonaro, ou encore d’un Duterte aux Philippines, d’un Salvini il y a quelque temps en Italie. Il est sur le registre de la <a href="https://www.lopinion.fr/edition/international/erdogan-appelle-turcs-a-cesser-d-acheter-produits-francais-227453">tension extérieure visant à resserrer les rangs nationalistes en interne</a>, et à faire passer au second plan les difficultés économiques ou politiques. À une différence près, qui est de taille : la mobilisation de la corde sensible religieuse, doublée d’invocations de l’histoire (une histoire en l’occurrence ottomane). Par ce canal, le dirigeant turc développe une géopolitique d’influence destinée à raffermir son <a href="https://www.20minutes.fr/monde/2893599-20201026-tensions-france-erdogan-veut-etre-vu-comme-voix-forte-islam-face-occident">leadership sur l’islam sunnite</a>, dans un contexte concurrentiel (concurrence avec l’islam chiite d’une part, mais aussi avec un islam sunnite salafiste aujourd’hui rival des Frères musulmans).</p>
<p>En convoquant ainsi la mémoire, l’identité et la croyance, matières hautement inflammables, et en innovant dans les instruments et les vecteurs (financement de réseaux religieux, <a href="http://www.slate.fr/story/182730/series-tele-arme-politique-erdogan-turquie">séries télévisées</a>, réseaux sociaux…), il élargit le champ de la lutte et se rapproche du rêve de certains, celui d’un « choc des civilisations » dont il serait l’un des principaux protagonistes.</p>
<h2>Les arènes de l’affrontement</h2>
<p>S’il faut espérer que les protestations et boycotts finiront par s’apaiser, comme ce fut déjà le cas il y a quelques années, les séquelles de cette séquence se feront sentir longtemps dans plusieurs cercles politiques et stratégiques.</p>
<p>L’Union européenne, on l’a dit, semble s’unir pour soutenir Paris face aux propos turcs, mais certains de ses membres, comme des pays d’Europe centrale prompts à insister sur l’identité chrétienne de l’UE, pourraient utiliser à plus long terme la rhétorique anti-musulmane – ce que la France, elle, ne souhaite pas pour des raisons sociologiques évidentes.</p>
<p>Cette question religieuse mise à part, l’attitude de Recep Tayyip Erdoğan en Méditerranée pose problème au sein de l’OTAN, dont la Turquie constitue la deuxième armée (en nombre d’hommes). Peut-on encore tout se dire en format atlantique, devant un partenaire qui <a href="https://www.20minutes.fr/monde/2629371-20191016-offensive-turque-contre-kurdes-recep-tayipp-erdogan-exclut-toute-negociation">s’en prend aux alliés d’hier</a> (les Kurdes face à Daech), instrumentalise les menaces d’aujourd’hui (<a href="https://fr.reuters.com/article/idFRKBN26M79H">envoi de groupes djihadistes syriens au Karabakh</a>), et cherche à intimider ses propres alliés au sein de l’Alliance, de la <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/gaz-la-turquie-defie-la-grece-et-les-grandes-puissances-1383107">Grèce</a> à la France ?</p>
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<p>L’espace de dialogue que devrait être la Méditerranée pâtit aussi de la situation. La rhétorique violente du dirigeant turc à l’égard d’<a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/onu-erdogan-critique-isra%C3%ABl-lambassadeur-isra%C3%A9lien-quitte-la-salle-/1982392">Israël</a>, son implication forte dans plusieurs dossiers conflictuels (Libye, Syrie, énergie en Méditerranée orientale…), l’influence turque croissante sur de nombreuses sociétés arabes de la rive sud, rendent difficile la restauration des dialogues méditerranéens, qui il est vrai n’ont pas attendu Erdogan pour échouer, de <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2005-4-page-165.htm">Barcelone en 1995</a> à <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/08/l-echec-de-l-union-pour-la-mediterranee-peut-servir-a-inventer-d-autres-cooperations_1504920_3232.html">l’Union pour la Méditerranée en 2008</a>.</p>
<p>La France peut-elle proposer des gestes d’apaisement dans l’une de ces enceintes, compte tenu de la force affective de la situation, d’une opinion publique française qui a elle aussi besoin de s’apaiser, et de réseaux sociaux sur lesquels on peut toujours compter pour donner aux auteurs les moins représentatifs une visibilité inversement proportionnelle à leur poids professionnel et intellectuel réel ?</p>
<h2>« Who lost Turkey » ?</h2>
<p>Il faudrait, pourtant, réfléchir à la relation qui se dessine aujourd’hui avec la Turquie, et à la relation que l’on souhaiterait avoir avec elle – ce qui, dans l’ordre actuel des choses, est forcément très différent. On se souvient de la question, lancée aux États-Unis dans les années 1950 après la victoire communiste de 1949 en Chine : <a href="https://www.trumanlibrary.gov/education/presidential-inquiries/who-lost-china">« Who lost China ? »</a>, c’est-à-dire « qui a perdu la Chine ? » en tant que partenaire pour l’Occident. Nous nous trouvons désormais face à ce type de dilemme avec la Turquie, qui s’éloigne. Le temps où elle était un membre fiable de l’OTAN, un <a href="https://www.touteleurope.eu/actualite/adhesion-de-la-turquie-a-l-union-europeenne-ou-en-est-on.html">candidat appliqué à l’Union européenne</a>, un partenaire stratégique d’Israël, n’est plus.</p>
<p>La faute à qui ? À des présidents français qui n’ont pas fait mystère de leur opposition à une adhésion turque à l’Europe (ce qui est par ailleurs leur droit), comme Nicolas Sarkozy ? À une Europe qui a imposé à Ankara des procédures de vérification des progrès accomplis vers l’adhésion, parfois sans tact, et sans ménager la susceptibilité légitime d’un partenaire important ? À Recep Tayyip Erdogan qui, après avoir envisagé, avec son ancien ministre des Affaires étrangères puis premier ministre Ahmet Davutoğlu, une vision diplomatique de <a href="https://www.iemed.org/observatori-fr/arees-danalisi/arxius-adjunts/anuari/med.2012/Ozcan_fr.pdf">« zéro problème avec les voisins »</a>, développe depuis une stratégie d’influence offensive, à la fois nationaliste et religieuse ? Qui, après avoir voulu incarner un islam politique modéré et ancré dans un système démocratique, s’est lancé dans la surenchère verbale et dans la <a href="https://www.hrw.org/news/2019/01/17/turkey-state-emergency-ends-not-repression">fermeture politique interne</a>, notamment après le coup d’État raté contre de lui à l’été 2016 ?</p>
<p>Trouver des coupables est moins utile que de chercher des solutions et des sorties de crise. Y en a-t-il encore avec le dirigeant actuel et, si oui, sur quel terrain d’entente possible ? L’escalade actuelle est contre-productive, <a href="https://orientxxi.info/magazine/le-torchon-brule-entre-la-france-et-la-turquie,4100"> avertissait le chercheur Didier Billion</a>, l’une des voix à écouter sur ce sujet, dès septembre dernier. Les risques sont élevés. Le dialogue doit être maintenu, mais pas à n’importe quel prix, car on connaît celui de l’« <em>appeasement »</em> : vieux problème de relations internationales.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149018/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Charillon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Erdogan cherche à se poser en chef de file du monde sunnite et à accroître son influence régionale. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser ses récentes passes d’armes avec Macron.Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1476942020-10-19T19:32:47Z2020-10-19T19:32:47ZQue veut la Turquie en Méditerranée orientale ?<p>Depuis l'automne 2019, les ambitions régionales de la Turquie se heurtent régulièrement aux intérêts de l'Union européenne. De sa politique syrienne, marquée par sa volonté inébranlable de <a href="https://www.trt.net.tr/francais/turquie/2019/11/26/erdogan-le-pkk-pyd-ypg-est-une-organisation-terroriste-tout-comme-Daech-1312674">venir à bout</a> des milices kurdes du PYD, alliées de l'Occident face à Daech mais considérées comme terroristes par Ankara, à son <a href="https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/what-turkey-s-end-game-libya">soutien actif au gouvernement de Tripoli</a> en dépit de l'embargo sur les armes prononcé par les Nations unies, en passant par sa revendication de <a href="https://fmes-france.org/vers-une-politique-turque-de-delimitation-maritime-encore-plus-agressive-en-mediterranee-par-arnaud-peyronnet/">territoires maritimes en Méditerranée orientale</a> ou par son appui diplomatique et militaire à <a href="https://apnews.com/article/turkey-territorial-disputes-azerbaijan-ankara-armenia-9a95d9690569623adedffe8c16f3588d">l'Azerbaïdjan face à l'Arménie</a>, le président Erdogan poursuit un agenda résolument nationaliste.</p>
<p>Des facteurs tant intérieurs qu'extérieurs permettent de mieux comprendre la politique maximaliste poursuivie depuis un an par l'homme fort de la Turquie dans son environnement régional.</p>
<h2>L'AKP fragilisé sur la scène intérieure</h2>
<p>La Turquie rencontre, depuis plusieurs années, des <a href="https://www.nytimes.com/2020/08/27/business/turkey-currency-crisis.html">difficultés économiques</a> que la crise de la Covid-19 n'a fait que <a href="https://www.researchgate.net/publication/341714253_Covid-19_Could_Cause_Bigger_Cracks_in_Turkey's_Fragile_Crisis_Prone_Economy">renforcer</a>. Or l'AKP, le parti au pouvoir depuis 2002, tire précisément sa popularité de ses succès économiques, symbolisés par le <a href="https://www.senat.fr/rap/r12-716/r12-7161.html">fort taux de croissance</a> que la Turquie a affiché lors de la première décennie du nouveau millénaire. Afin de faire oublier la situation économique précaire à laquelle il ne semble pas en mesure de répondre efficacement, le gouvernement d'Erdogan redouble d'activisme sur la scène internationale, convoquant régulièrement <a href="https://www.france24.com/fr/20200711-en-turquie-erdogan-ravit-son-extr%C3%AAme-droite-en-transformant-sainte-sophie-en-mosqu%C3%A9e">l'intérêt national, discours à forte résonance auprès de l'électorat nationaliste du MHP sur lequel il compte pour remporter les prochaines élections</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Turquie : Erdogan Land | ARTE Reportage.</span></figcaption>
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<p>Mais au-delà de ce parti ultranationaliste, les politiques régionales poursuivies par Erdogan rencontrent un écho favorable auprès d'une large majorité de Turcs, y compris du CHP, le <a href="https://www.courrierinternational.com/article/analyse-offensive-en-syrie-la-turquie-malade-de-son-nationalisme">parti d'opposition kémaliste</a>, qui soutient à la fois la politique menée à l'encontre des milices kurdes affiliées au PKK (tant en Syrie qu'en Irak) et l'appui apporté à Fayez el-Sarraj en Libye. Ce soutien ouvre la voie à des débouchés économiques et énergétiques, tout en permettant à la Turquie de revendiquer des <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/grece/l-article-a-lire-pour-comprendre-les-tensions-entre-la-turquie-la-grece-et-la-france-en-mediterranee-orientale_4104407.html">droits en Méditerranée orientale</a>, dont elle est largement exclue en dépit de sa longue zone côtière (elle se sent par exemple encerclée par la Grèce, qui clame sa souveraineté sur des territoires maritimes à plus de 500 kilomètres de sa métropole et à seulement 2km des côtes turques).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1316038486546317312"}"></div></p>
<p>Dans le même temps, Ankara se montre <a href="https://www.france24.com/fr/20201001-haut-karabakh-face-%C3%A0-la-russie-jusqu-o%C3%B9-ira-la-turquie-pour-soutenir-l-azerba%C3%AFdjan">solidaire de l'Azerbaïdjan</a> face à l'Arménie, en raison de liens ethniques et historiques unissant ces peuples turciques d'une part, et des <a href="https://repairfuture.net/index.php/fr/geopolitique-point-de-vue-de-turquie/turquie-azerbaidjan-quand-le-petit-frere-devient-presque-encombrant">coopérations économiques et énergétiques</a> mises en place depuis les années 1990 d'autre part. D'ailleurs, ce soutien s'insère dans la politique eurasiatique menée par les prédécesseurs de l'AKP, dont la vocation était de diversifier la politique étrangère de la Turquie en rompant avec son tropisme purement occidental afin de favoriser l'expansion du monde turcique de <a href="https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/2008-05-03/new-turkish-republic-turkey-pivotal-state-muslim-world">« l'Adriatique à la grande Muraille de Chine »</a> comme l'expliquait le premier ministre de l'époque, Süleyman Demirel.</p>
<h2>2020 : le centenaire du traité de Sèvres</h2>
<p>Face à des politiques jugées agressives, mais surtout heurtant les intérêts de l'UE et l'influence de certains de ses États membres dans la région, ces derniers redoublent de critiques envers la Turquie, n'hésitant pas, dans le cas d’<a href="https://www.20minutes.fr/politique/2858623-20200910-tensions-mediterranee-europe-doit-avoir-voix-plus-unie-plus-claire-face-turquie-demande-emmanuel-macron">Emmanuel Macron</a>, à adopter une rhétorique des plus virulentes couplée à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/tensions-entre-la-grece-et-la-turquie-la-france-envoie-deux-rafale-et-deux-batiments-de-la-marine-nationale_6048868_3210.html">l'usage du <em>hard power</em></a>.</p>
<p>Or, loin d'affaiblir Erdogan, ces postures ne font que renforcer la solidarité des Turcs envers un dirigeant qui semble défendre les intérêts de son pays contre des États étrangers cherchant à l'affaiblir et à empêcher son avènement. Ainsi Bulent Kusoglu, vice-président du CHP, prenant les propos de Macron à rebours, a <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/22/erdogan-a-reussi-son-objectif-creer-une-surenchere-nationaliste_6053117_3232.html">déclaré</a> qu'« il n'y a pas de différence entre le peuple turc et Erdogan quand il s'agit d'une question nationale ».</p>
<p>En fait, Erdogan parvient à capitaliser sur le <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2014-1-page-199.htm">syndrome de Sèvres</a> qui touche l'ensemble de la population turque. Alors qu'en 1920 l'Empire ottoman est en état de déliquescence, le Sultan consent à signer le <a href="https://mjp.univ-perp.fr/traites/1920sevres.htm">traité de Sèvres</a>, prévoyant le dépeçage de la Turquie par les puissances européennes, établissant en outre un Kurdistan indépendant et accordant à l'Arménie un territoire plus grand que celui dont elle dispose aujourd'hui. C'est dans ce contexte que le général Mustafa Kemal, livrant alors sa guerre d'indépendance dont il sort victorieux en 1923, impose aux Européens la révision du traité de Sèvres, auquel succède le <a href="https://www.herodote.net/24_juillet_1923-evenement-19230724.php">traité de Lausanne</a> (1923), plus avantageux pour la nouvelle République.</p>
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<figcaption><span class="caption">La fin de l'Empire ottoman.</span></figcaption>
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<p>Reste que le traumatisme de Sèvres est grand : les Turcs redoutent toujours que des forces étrangères, et a fortiori européennes, cherchent à porter atteinte à l'intégrité territoriale et à la sécurité nationale du pays. Les injonctions des Européens et leur refus de prendre en considération les droits jugés légitimes de la Turquie en Méditerranée orientale – du fait, selon les Turcs, d'un suivisme aveugle à l'égard de la Grèce et de la République de Chypre, deux pays hostiles à Ankara – ne font que renforcer ce complexe obsidional.</p>
<p>C'est ainsi qu'Erdogan, après avoir <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/12/10/un-accord-turco-libyen-de-delimitation-maritime-provoque-la-colere-de-la-grece_6022314_3210.html">signé en novembre 2019 un accord de délimitation maritime avec le GNA libyen</a> en réponse à la <a href="https://www.lepoint.fr/economie/en-mediterranee-ce-gaz-tant-convoite-19-08-2020-2388197_28.php">coopération énergétique offshore établie entre la Grèce, Chypre, Israël et l'Égypte</a> (qui exclut la Turquie de ce partage des ressources de la Méditerranée), déclare que [« grâce à cette coopération [avec le GNA]][…], on a renversé le traité de Sèvres »](https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/31/turquie-revanche-sur-le-traite-de-sevres_6047822_3210.html).</p>
<h2>Le <a href="https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/01_turkey_taspinar.pdf">« gaullisme »</a> d'Erdogan</h2>
<p>Les choix de politique étrangère de l'actuel gouvernement répondent donc à une logique électorale (les prochaines élections ayant lieu en 2023, année du centenaire de la République et donc hautement symbolique), d'où ses discours, postures et politiques nationalistes. Mais ils sont aussi la conséquence de l'accession de la Turquie au statut de puissance émergente qui la conduit à adopter une politique proactive sur la scène internationale cherchant à <a href="https://journals.openedition.org/remmm/9768">défendre sa souveraineté et à maximiser son intérêt national</a> comme l'explique Jana Jabbour dans son livre <em>La Turquie. L'invention d'une diplomatie émergente</em>. C'est ce que le chercheur Ömer Taspinar qualifie de <a href="https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/01_turkey_taspinar.pdf">« gaullisme »</a> d'Erdogan.</p>
<p>C'est ainsi que désormais en position de force face, d'une part, à une UE dépeinte à son tour comme « l'homme malade de l'Europe », désunie, désarmée, affaiblie économiquement et déliquescente et, d'autre part, à une Amérique en retrait (et qui de toute façon a tendance à soutenir Ankara en raison de la lutte d'influence que celle-ci livre à Moscou et Téhéran), la Turquie entend réviser des traités signés quand le rapport de force était inversé. Rappelons d'ailleurs que le tropisme européen de Kemal Atatürk avait pour vocation non pas de s'aligner en tout sur les Européens, mais de rattraper le retard accumulé par les Ottomans afin de pouvoir, à terme, supplanter ses anciens adversaires. En ce sens, la politique menée par Erdogan s'inscrirait dans la continuité de l'action du fondateur de la République.</p>
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<figcaption><span class="caption">Entre Macron et Erdogan, la guerre est-elle déclarée ? – 28 Minutes – ARTE.</span></figcaption>
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<p>Par conséquent, la Turquie compte dorénavant étendre son influence et défendre ses intérêts, fût-ce par le biais de son <em>hard power</em>. C'est ce qui justifie ses interventions en Syrie ou son soutien sans faille à l'Azerbaijan.</p>
<p>Et c'est là, par exemple, l'esprit de sa politique de la « patrie bleue » (<em>Mavi Vatan</em>) défendue par Ankara en Méditerranée orientale notamment. La Turquie ne veut plus se sentir <a href="https://www.setav.org/en/eastern-mediterranean-and-turkey-political-judicial-and-economic-perspectives/">« emprisonnée »</a> dans cette mer, qui ressemble, dit-elle, à un « lac grec », alors même qu'elle jouit de la plus grande zone côtière des pays de la région. En outre, son engagement en Méditerranée orientale est bien sûr guidé par sa recherche de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/18/turquie-grece-chypre-pourquoi-le-gaz-fait-flamber-la-mediterranee_6049201_3210.html">sécurité énergétique</a> (elle importe 99 % du gaz qu'elle consomme), puisqu'il s'agit d'une zone riche en hydrocarbures et que la <a href="https://fmes-france.org/vers-une-politique-turque-de-delimitation-maritime-encore-plus-agressive-en-mediterranee-par-arnaud-peyronnet/">Turquie ambitionne de devenir un hub énergétique régional</a>. Ankara revendique donc sa souveraineté sur des zones maritimes desquelles elle a été exclue au lendemain de l'effondrement de son Empire. L'objectif est maintenant de réviser le traité de Lausanne, jugé désavantageux pour la Turquie « renaissante », comme en atteste le vaste espace maritime dont est pourvue la Grèce au détriment du pays d'Atatürk.</p>
<p>Face à ces politiques turques allant à l'encontre de ses intérêts (qu'il s'agisse de la lutte armée contre le PYD en Syrie, du détournement de l'embargo sur les armes de l'ONU en Libye, des explorations dans la ZEE grecque et chypriote en Méditerranée ou du soutien apporté à Bakou), l'UE est divisée et son allié américain silencieux ; de quoi conforter le sentiment de force de Recep Tayyip Erdogan…</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147694/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Margaux Magalhaes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La politique conduite par Ankara en Méditerranée orientale vise à réviser l'ordre international issu de l'effondrement de l'Empire ottoman il y a 100 ans.Margaux Magalhaes, Enseignante chercheuse, Sciences Po LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.