tag:theconversation.com,2011:/us/topics/revenu-contributif-31558/articlesrevenu contributif – The Conversation2020-05-13T18:57:00Ztag:theconversation.com,2011:article/1368722020-05-13T18:57:00Z2020-05-13T18:57:00ZLe moment est venu de créer un revenu d’existence en démocratisant la monnaie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/334369/original/file-20200512-82357-1r1b19k.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=40%2C484%2C8930%2C6240&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Et si nous changions radicalement notre vision de l'argent ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/Xeo_7HSwYsA">Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le président Macron, dans son discours du lundi 13 avril, a conclu sur les mots du Conseil National de la Résistance « nous retrouverons les jours heureux ». Or, le Covid-19 l’a révélé au monde entier, nous ne pourrons retrouver les jours heureux qu’en changeant radicalement de société.</p>
<p>Pour remédier à la crise économique et sociale consécutive à la pandémie du Covid-19, de nombreuses initiatives, en France, mais aussi <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-billet-economique/chronique-eco-du-vendredi-17-avril-2020">d’autres pays occidentaux</a>, proposent l’instauration rapide d’un « revenu d’existence ». L’objectif est de distribuer un revenu de base pour, à la fois, limiter les situations d’extrême pauvreté et aussi éviter une trop forte contraction de la demande.</p>
<p>En tant que spécialistes de l’économie sociale et solidaire, nous proposons le revenu d’existence RECRE, permettant à la fois de dépasser le capitalisme et de <a href="https://www.cairn.info/defaire-le-capitalisme-refaire-la-democratie--9782749266305-page-259.html">renouveler la démocratie</a>.</p>
<p>Le RECRE est le versement mensuel, individuel et inconditionnel d’un revenu permettant de vivre dans la dignité sans obligation de travailler.</p>
<p>Cette proposition va plus loin que les initiatives de revenu universel lues dans la presse. Elle veut promouvoir une démocratie radicale, c’est-à-dire, selon le <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Le-public-et-ses-problemes">philosophe John Dewey</a>, de donner la possibilité à tous ceux qui le souhaitent de participer activement à la solution des problèmes qu’ils rencontrent.</p>
<p>La singularité de ce revenu c’est de reposer sur la création monétaire et non pas sur le principe de la redistribution. Pour comprendre son fonctionnement, nous partirons de l’exemple des <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-1-page-81.htm">Systèmes d’Échanges Locaux</a> (SEL).</p>
<h2>Qu’est ce qu’un SEL ?</h2>
<p>Un SEL est une association à but non lucratif où les membres échangent certains biens, connaissances ou savoir-faire à l’aide d’une monnaie qui leur est propre (le Piaf par exemple pour le <a href="http://www.seldeparis.org">SEL de Paris</a>). Il ne s’agit pas d’un simple troc mais d’une réciprocité multilatérale. Djamila aide Marc dans la réparation d’un vélo et reçoit en échange X unités monétaires, elle peut donc à son tour faire garder ses enfants par Eric en lui donnant ses X unités.</p>
<p>Actuellement, le SEL de Paris est le plus grand qui compte environ 400 adhérents. Dans d’autres lieux le cercle peut être plus restreint et compter quelques dizaines d’adhérents.</p>
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<figcaption><span class="caption">Fonctionnement d’un SEL en Lorraine.</span></figcaption>
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<p>Les règles de fonctionnement (Combien vaut le service ? Quel est le niveau de débit acceptable ?…) sont entièrement délibérées par les adhérents.</p>
<p>De ce fait, ces règles varient d’un groupe à l’autre mais on retrouve la même conception de la monnaie : un pur nombre qui permet la production et la mesure de l’activité. Ainsi, ces expériences citoyennes permettent de révéler trois choses sur la monnaie :</p>
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<li><p>La monnaie est un élément central d’une solidarité démocratique. Certes, elle revêt, en régime capitaliste, une dimension spéculative, mais comme le souligne <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/bibliotheque-des-savoirs/la-subsistance-de-l-homme">l’anthropologue Karl Polanyi</a>, elle est aussi une abstraction indispensable aux échanges économiques que l’on doit préserver d’une logique prédatrice. C’est, en effet, une construction sociale indispensable à la formation d’une communauté politique (dans un SEL, les membres de l’association) et au développement de l’activité économique.</p></li>
<li><p>La monnaie n’est pas une marchandise parmi d’autres, c’est un enregistrement comptable préalable à l’activité économique. On retrouve ainsi, la <a href="https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1999_num_35_1_1265">théorie schumpetérienne</a> de la monnaie créance qui permet aux banques de créer ex-nihilo de la monnaie à l’occasion d’un crédit à l’entrepreneur innovant. Cependant, différence notable avec l’économie capitaliste, cette création, dans un SEL, n’est pas gérée par une banque privée ou par une banque centrale, bras armé de l’État, mais autogérée par les adhérents.</p></li>
<li><p>La monnaie nombre, créée de toutes pièces, permet d’engager la production par la distribution de revenus. Ces revenus sont dits primaires car ils découlent directement de la production effectuée par les acteurs. De ce fait, ils obtiennent des droits de tirage sur la richesse globale sans passer par les fourches caudines et donc conditionnelles des règles de la redistribution (prestations sociales : revenus secondaires). Un SEL peut ainsi décider de distribuer de la monnaie pour permettre à ceux qui n’ont pas de revenu d’entrer dans l’échange.</p></li>
</ul>
<h2>Une solidarité démocratique nouvelle</h2>
<p>Ces trois enseignements sont à la base de RECRE. Il s’agit, tout d’abord, d’instaurer un revenu universel par création monétaire favorisant une solidarité démocratique entre tous les habitants du territoire. Cette création monétaire se fait au nom d’une valeur commune : le droit pour tous de vivre dans la dignité.</p>
<p>Il s’agit, également, d’initier une gestion démocratique de la <a href="https://theconversation.com/pas-de-transition-sans-une-nouvelle-approche-de-la-monnaie-pour-une-monnaie-deliberee-59476">monnaie</a> en soumettant ses règles de fonctionnement à la délibération de tous. La monnaie cesse d’être un bien public géré par le système bancaire privé.</p>
<p>Notre proposition suppose donc deux choses : premièrement la reconnaissance de la monnaie comme bien commun favorisant les activités économiques jugées utiles par la communauté. Ce qui suppose, d’une part, de reconnaître et d’encourager légalement les monnaies autonomes de type SEL et les <a href="https://www.cairn.info/revue-innovations-2012-2-page-67.htm">monnaies sociales non complémentaires</a> par exemple les monnaies locales.</p>
<p>Cela suppose, d’autre part, de généraliser les banques éthiques et revenir au principe fondateur des banques coopératives et mutualistes : créer de la monnaie pour et par les sociétaires qui sont à la fois les clients et les décideurs.</p>
<p>Deuxièmement, et c’est sans doute le plus essentiel mais aussi le plus compliqué, démocratiser les institutions monétaires pour que la monnaie devienne pleinement un bien public.</p>
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<figcaption><span class="caption">La NEF une banque éthique et coopérative.</span></figcaption>
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<p>Il convient alors, tout d’abord, de redonner à l’État la possibilité d’utiliser la monnaie indépendamment des banques et de leur logique de rentabilité des fonds prêtés à court terme. Concrètement, la banque centrale doit non seulement pouvoir financer directement l’État (ce qui est pour l’instant interdit dans le cadre l’union monétaire européenne) mais plus fondamentalement redevenir un outil au service de la politique et cesser d’être un outil de contrôle des dépenses publiques.</p>
<p>On pourrait ainsi instituer la distribution d’un revenu d’existence à tous les habitants d’un territoire en utilisant la monnaie au nom de la dignité humaine.</p>
<p>Il s’agit dans le même temps d’opérer un contrôle démocratique sur les institutions bancaires par exemple en réservant des minorités de blocage à des citoyens élus dans les directoires des banques centrales. Dans le cadre de cette proposition de démocratisation du système monétaire que l’on vient d’esquisser, RECRE serait un revenu distribué en monnaie officielle. Dans l’idéal ce revenu se matérialiserait en euro si on imagine une réinvention de l’Union européenne.</p>
<p>Enfin, dernière caractéristique, il ne s’agit pas d’un revenu secondaire alimenté par l’imposition, mais d’un revenu primaire, à savoir un droit de tirage déterminé – par des procédures délibératives – sur la production globale.</p>
<h2>Une nouvelle forme de distribution du revenu</h2>
<p>Par rapport à la proposition des présidents de département, RECRE n’est pas une prestation sociale mais bien une nouvelle forme de distribution du revenu. Il ne s’agit pas, non plus, contrairement <a href="https://www.nouvelobs.com/societe/20180913.OBS2310/ce-que-l-on-sait-du-revenu-universel-d-activite-propose-par-macron.html">au projet d’Emmanuel Macron</a>, de « revenu universel d’activité », de limiter l’État social en rassemblant toutes les prestations dans un versement social unique puisque RECRE peut être complémentaire de la protection sociale existante.</p>
<p>Ce revenu primaire ne se substitue pas d’avantage au salaire minimum, c’est au contraire un revenu supplémentaire, indépendant de l’activité individuelle. Ce n’est pas non plus, une mesure temporaire, le fameux « hélicoptère monétaire » consistant pour la banque centrale à distribuer de la monnaie aux ménages pour <a href="https://theconversation.com/lhelicoptere-monetaire-le-dernier-recours-des-politiques-economiques-134672">qu’ils consomment</a>.</p>
<p>C’est au contraire un revenu permanent versé de la naissance à la mort. Enfin, ce n’est pas une aumône philanthropique destinée aux plus pauvres mais une reconnaissance effective de l’égale dignité de chacun. Toutes ces caractéristiques nouvelles en font un puissant outil de transformation sociale permettant de fonder, sur d’autres bases intellectuelles, le débat public.</p>
<h2>Remettre en cause la centralité du travail</h2>
<p>Le RECRE permet une rupture radicale avec l’imaginaire productiviste qui emprisonne nos sociétés dans les contraintes du marché.</p>
<p>Il offre à tous ceux qui se sentent proches de la décroissance d’assumer leur choix sans pour autant sombrer dans la pauvreté. La monnaie n’est plus au service de la croissance et de l’accumulation du capital mais au service de la dignité humaine.</p>
<p>Par ailleurs le RECRE remédie à la dégradation du salariat (précarité, « bullshits jobs »…) et, plus fondamentalement, il ose remettre en cause la centralité du travail dans l’existence. Il n’est plus nécessaire de travailler pour vivre dans la dignité. Enfin, il s’attaque, en plus du salariat, à l’autre pilier du capitalisme : la propriété.</p>
<p>Le revenu n’est plus, dans cette perspective, uniquement lié à l’activité individuelle et à la possession de titres de propriété (action, terre, immobilier, brevet…). Une partie du revenu est lié, via la création monétaire, à un droit de tirage égalitaire sur un patrimoine commun (connaissances, techniques, nature…).</p>
<h2>Une rupture avec la démocratie libérale actuelle</h2>
<p>Enfin le RECRE permet une rupture profonde avec la démocratie libérale représentative actuelle.</p>
<p>Les droits de l’homme ne sont plus uniquement conçus comme des libertés détachées des réalités économiques. Le droit à la dignité humaine s’ancre dans un droit économique soit recevoir un revenu permettant de vivre décemment. Il susciterait aussi, ainsi que l’ont montré de nombreux philosophes politiques, comme <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2002-2-page-285.htm">Carnelius Castoriadis</a>, l’engagement des citoyens dans le projet démocratique.</p>
<p>Car délibérer prend du temps et nécessite, comme le souligne <a href="https://calmann-levy.fr/livre/condition-de-lhomme-moderne-9782702112755">Hannah Arendt dans son analyse de la démocratie grecque</a>, d’être libéré des contraintes du travail. Dès lors, le RECRE, en réduisant les inégalités concrètes, rend plus effectif l’égalité de droit qui est à la base de la démocratie.</p>
<p>Au final, le RECRE est une révolution intellectuelle qui combat les autoritarismes de marché et les choix arbitraires de l’État. Ainsi, il apporte les moyens économiques favorables à l’avènement d’une démocratie radicale. Tout comme l’énonçait le programme du Conseil National de la Résistance en son temps, c’est en instaurant un « ordre social plus juste » que l’on peut espérer retrouver les jours heureux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/136872/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La singularité d’une mise en place d’un revenu RECRE est de reposer sur la création monétaire et non pas sur le principe de la redistribution.Éric Dacheux, Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)Daniel Goujon, Maître de conférences en sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-ÉtienneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1037392018-10-11T20:00:18Z2018-10-11T20:00:18ZPour ou contre le revenu de base universel ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/240204/original/file-20181011-154580-fauux7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C79%2C2029%2C1348&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Lors de l'université d'été du revenu de base en août 2014.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/revenudebase/14993476352/in/photolist-d8vfpA-LU4Uip-J3GtnF-XzP6qd-HPrSbz-JMse7e-HXXznC-R7faqZ-QJr23A-RffSfm-N5Lce3-Q6GwLb-QimxNz-Q7GvKN-Mf8huZ-PB5SsS-i3EbX3-oytnR1-iix5sF-RzU4GX-25na7ce-oNUqjb-oyrAMY-Vh4Gyb-pYwTkq-qg5MbB-pcsmhC-oFAJeu-oFAVK4-oXPrVi-oFAhR7-oFAEy2-oW3PYh-oFzKHV-oFzEtX-oyGEgS-oysWPP-oQVu9Y-oQUnN3-oQEpkD-oNUqeG-oyroCB-oQEp5t-oysceF-oQWbTr-oQUmWo-dnMZmw">Revenu de base / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Un débat a été organisé sur le revenu universel de base dans le cadre d’un colloque de <a href="http://www.ccic-cerisy.asso.fr/">Cerisy</a> sur <a href="https://www.la-fabrique.fr/fr/blog/colloque-2018-journal-de-bord/">« Le travail en mouvement »</a>. Animé par <a href="https://www.ihedate.org/?+-Kaisergruber-+">Danielle Kaisergruber</a> (<a href="http://www.metiseurope.eu/">Metis-Europe</a>), il a opposé <a href="https://uclouvain.be/fr/chercher/hoover/yannick-vanderborght.html">Yannick Vanderborght</a>, professeur de sciences politiques aux universités de Saint-Louis (Bruxelles) et Louvain, et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean%E2%80%91Baptiste_de_Foucauld">Jean‑Baptiste de Foucauld</a>, inspecteur général des finances honoraire, ancien commissaire au Plan et acteur engagé depuis des décennies dans tous les dispositifs de solidarité et d’actions contre le chômage. Au-delà des arguments invoqués, deux visions anthropologiques s’affrontent autour de la question du travail.</p>
<h2>De quoi parle-t-on ?</h2>
<p>Revenu de base, revenu universel, revenu d’existence… Ces termes avaient déjà fait couler beaucoup d’encre lors de la dernière campagne présidentielle.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/revenu-universel-evitons-les-discours-simplistes-73813">Revenu universel : évitons les discours simplistes</a>
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<p>Le soufflé était quelque peu retombé, mais voici qu’Emmanuel Macron relance le débat en annonçant dans son plan Pauvreté un « revenu universel d’activité », contribuant ainsi à une certaine cacophonie des concepts. Rappelons les principes qui définissent le revenu de base : un revenu universel (pour tous), inconditionnel (ne nécessitant pas de remplir des conditions préalables), individuel (destiné à la personne et non au foyer), automatique (qu’on n’a pas besoin de demander) et sans devoirs ni contre-parties (« duty free »).</p>
<p>Or le « revenu universel d’activité » proposé par Emmanuel Macron vise surtout la simplification des nombreuses allocations existantes : il ne serait ni inconditionnel (il serait attribué au-dessous d’un certain plafond de ressources), ni a fortiori universel, et serait soumis à des devoirs (suivre un parcours d’insertion). Tout au plus serait-il automatique dès lors que les conditions de revenus en seraient réunies, d’où son appellation d’origine « versement social unique et automatique ».</p>
<p>Pour Jean‑Baptiste de Foucauld, ce brouillage terminologique est l’indice que le débat sur le revenu de base « va désormais polluer la vie politique pendant des décennies » au détriment d’une véritable réflexion sur la lutte contre le chômage et le droit au travail. Pour Yannick Vanderborght, le revenu universel constitue au contraire une « utopie mobilisatrice », qui permet de réfléchir concrètement à la déconnexion du revenu et du travail.</p>
<p>Pour ne prendre que le cas de la France, 2 millions de personnes en activité réduite perçoivent une allocation chômage, 1 million travaillent tout en percevant le RSA, 2,36 millions de foyers touchent la prime d’activité parce que leurs revenus sont insuffisants et 700 000 retraités sont aussi auto-entrepreneurs : la déconnexion revenu/travail est donc déjà une réalité. Réduire les difficultés d’accès aux minima sociaux représente un pas vers le revenu de base ; pourquoi dès lors ne pas aller encore plus loin et reconstruire radicalement tout le système ?</p>
<h2>Positions des principales forces politiques et sociales à l’égard du revenu de base</h2>
<p>Yannick Vanderborght a d’abord beaucoup étudié le revenu de base, avant d’en devenir un défenseur nuancé. Avec <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Van_Parijs">Philippe Van Parijs</a>, il est l’auteur de <a href="http://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674052284"><em>Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy</em></a> (traduction française en 2019 à <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-L_allocation_universelle-9782707145260.html">La Découverte</a>), qui passe en revue l’histoire du concept et les positions des principales forces politiques et sociales engagées pour ou contre le revenu universel dans le monde.</p>
<p>Dans le camp des opposants, on trouve généralement la gauche travailliste, la gauche chrétienne et les syndicats, pour lesquels l’intégration par le travail reste l’horizon indépassable. Trois objections dominent : la crainte d’une individualisation des rapports sociaux au détriment des collectifs ; le risque d’une pression à la baisse des salaires ; et un sous-jacent plus stratégique : les syndicats sont par nature organisés autour du travail et le revenu universel s’adresse politiquement et prioritairement aux outsiders du marché du travail.</p>
<p>Parmi les forces « pour », on trouve essentiellement les écologistes en Europe, aux USA et au Canada et la gauche libertaire, qui mettent en avant trois types d’arguments : la remise en cause de la croissance (en tant que telle ou ne permettant de toute manière plus de fournir du travail à tous) ; l’existence de « communs » comme les ressources naturelles ou le capital accumulé, dont le revenu universel serait le dividende ; un rapport différent à l’activité plutôt qu’au seul « travail » dont la définition devient de plus en plus malaisée.</p>
<p>Si les féministes demeurent divisées à propos du revenu universel, à l’occasion d'expérimentations menées Seattle et Denver entre 1970 et 1980, certains analystes ont estimé que le taux de divorce avait soudainement augmenté; l’interprétation donnée à cette hausse étant que la répartition plus équilibrée du pouvoir économique a permis à des femmes dépendantes de sortir de situations de couple toxiques.</p>
<p>Même dans des pays où l’éthique du travail est très forte, le débat sur le revenu universel existe : en Suisse, l’initiative populaire en faveur d’un revenu universel (à hauteur de 2 260 euros par adulte !) a recueilli 23 % de « oui », ce qui est considérable, et au Japon, la fin de la tradition de l’emploi à vie, et ses corollaires précarisation/polarisation, ont fait modestement émerger la question.</p>
<h2>« Donner le minimum vieillesse aux nourrissons ! »</h2>
<p>Pour Jean‑Baptiste de Foucault, auteur de <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/sciences-politiques/abondance-frugale_9782738124470.php"><em>L’Abondance frugale, pour une nouvelle solidarité</em></a> et l’un des coordinateurs du <a href="http://www.pacte-civique.org/?Accueil">Pacte civique</a>, le point capital de sa critique contre le revenu universel réside dans l’absence de contre-don (« duty free »). Toutes les sociétés se sont construites sur le triptyque « donner, recevoir, rendre ».</p>
<p>La question de la réciprocité est donc essentielle : il y a don parce qu’il y a contre-don. S’affranchir méthodologiquement du contre-don (l’obligation de travailler, chercher du travail ou se former) représenterait un saut anthropologique de type transhumaniste, conduisant à un individualisme terrifiant. Le RU ferait courir à nos sociétés des risques tragiques, en créant des habitudes et des attentes – « sans doute pas à la première génération, car nous sommes habitués au travail, mais dès la suivante » – dont on découvrirait ensuite qu’elles ne peuvent pas être durablement financées, ce qui causerait d’amères déceptions. « Il y a de quoi provoquer une guerre civile ! »</p>
<p>Selon lui, la promesse est financièrement insoutenable dans le contexte des finances publiques qui est le nôtre, ce que confirment d’ailleurs la grande majorité des économistes : « On parle quand même de donner le minimum vieillesse aux nourrissons ! ». Or cela interviendrait en outre dans un contexte où le coût de la réparation écologique va nécessiter la mobilisation de ressources considérables et une demande de travail accrue.</p>
<p>Enfin, le revenu universel représenterait une rupture complète avec la société du travail. Travailler, c’est se rendre utile à autrui et recevoir en échange une rémunération. À l’inverse, le revenu universel incite à se désintéresser de l’utilité sociale, de l’insertion et du chômage, « puisqu’on règle le problème en le supprimant ». N’oublions pas que « pour que les uns consomment sans travailler, il faut que d’autres travaillent sans consommer » : ce qui est normal pour aider devient insupportable si cela se transforme en rente et inverse la dépendance.</p>
<h2>Poursuivre « la vie bonne » selon ses propres critères</h2>
<p>Tout au contraire, répond Yannick Vanderborght, les expérimentations ne donnent aujourd’hui aucune certitude quant à l’impact du RU sur l’activité : elle peut augmenter ou décroître. Croire à la propension des individus à travailler ou à se vautrer devant la télévision relève de la « foi » anthropologique. C’est une question du même ordre que savoir si l’homme est bon ou mauvais. Notre propension à travailler a certes un intérêt dans la mesure où elle détermine notre capacité à financer le revenu de base. Elle a donc une valeur instrumentale, mais pas forcément une valeur intrinsèque.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/revenu-universel-evitons-les-discours-simplistes-73813">Revenu universel : évitons les discours simplistes</a>
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<p>En disséminant le pouvoir économique, le RU donne à chacun une certaine liberté pour poursuivre la « vie bonne » selon ses propres critères. Et cette vie bonne sera souvent une « vie laborieuse », ne serait-ce que parce qu’avec 500 euros par mois on continue à être incité à rechercher un revenu complémentaire. Mais ce peut être aussi suivre une formation, créer, rêver, ne rien faire ou choisir de participer à des activités socialement utiles – car le travail au sens de l’emploi n’est pas toujours utile (<em>bullshit jobs</em>), et les activités socialement utiles ne sont pas toujours des emplois.</p>
<h2>« Est-on libre avec 500 euros par mois ? »</h2>
<p>À cette question posée par un participant, Jean‑Baptiste de Foucauld répond catégoriquement par la négative.</p>
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<p>« Beaucoup d’individus doivent vivre avec 500 euros par mois. Ils ne sont évidemment pas heureux, car cela ne résout pas leur problème d’emploi. Le fait de ne pas travailler remet en cause l’identité et ne procure aucun bonheur. 500 euros ne permettent de gérer ni le problème de l’inclusion, ni la question de la reconnaissance de sa propre utilité. C’est pourquoi, je ne vois aucune raison de renoncer à lutter contre le chômage et pour le droit au travail. »</p>
</blockquote>
<p>De son côté, Yannick Vanderborght insiste sur le fait que c’est justement l’universalité qui représente l’indéniable avantage du revenu de base, parce qu’elle permet d’éviter la stigmatisation et le sentiment d’exclusion des allocataires de minima sociaux.</p>
<blockquote>
<p>« Dans le revenu de base, universalité et absence d’obligations sont deux inconditionnalités indissolublement liées : la première est ce qui permet d’accepter des activités faiblement rémunérées parce que l’on a un revenu par ailleurs ; la seconde est ce qui permet de refuser des activités dégradantes, peu attractives ou mal rémunérées, et donc de ne pas ouvrir la voie à l’exploitation. »</p>
</blockquote>
<p>Le débat entre ceux qui veulent continuer à chercher des solutions au chômage et ceux qui veulent couper le lien entre travail et revenu ne fait que commencer.</p>
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<p><em>Article extrait du compte-rendu du débat par <a href="https://www.cahierandco.com/">Marie-Laure Cahier</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/103739/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Thierry Weil reçoit des financements de la Fondation Mines Paristech, reconnue d'utilité publique, qui soutient sa chaire "Futurs de l'industrie et du travail" et plus généralement la recherche et l'enseignement de l'Ecole des mines de Paris, membre de l'Université Paris Sciences et Lettres. Thierry Weil conseille La Fabrique de l'industrie, laboratoire d'idée laboratoire d'idées destiné à susciter et à enrichir le débat sur l'industrie.</span></em></p>Faut-il accorder un revenu de base à tous et sans conditions ?Thierry Weil, Chaire Futurs de l'industrie et du travail (CERNA, I3, CNRS), Membre de l’Académie des technologies, Mines ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/754862017-04-27T20:30:51Z2017-04-27T20:30:51ZComment contenir le phénomène des travailleurs pauvres ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/166789/original/file-20170426-2857-15hsfqo.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Livreur.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://visualhunt.com/f/photo/8006172613/150bbfd03a/">domesticallydelish/Visualhunt </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Comme dans la célèbre chanson du groupe <a href="https://www.youtube.com/watch?v=TjPhzgxe3L0">The Smiths</a> des années 80 : « Je cherchais un travail, j’ai fini par en trouver un, mais mon dieu ! Dans quelle misère suis-je maintenant ! ». L’augmentation de la pauvreté active remet en question l’adage selon lequel travailler est la meilleure façon de sortir de la pauvreté. Avec les changements radicaux survenus dans le marché du travail, les types d’emploi disponibles et les nouvelles menaces telles que la robotisation, on ne peut plus se fier aux anciennes assertions. Que peut faire la société lorsqu’elle est confrontée à l’accroissement de la part de pauvreté active ?</p>
<h2>Qu’est-ce que la pauvreté active ?</h2>
<p>Bien que les définitions varient, la <a href="http://bit.ly/2p38lXi">Commission européenne</a> considère que les travailleurs pauvres sont les personnes employées plus de la moitié de l’année mais dont le revenu du foyer représente moins de 60 % de la moyenne nationale. Cette définition a concerné presque 1/10<sup>e</sup> de la <a href="http://bit.ly/2a5Psey">population active européenne en 2015</a>. Les travailleurs pauvres sont particulièrement nombreux parmi les ménages à revenu unique avec enfants (19,8 %), tandis que les foyers sans enfants où deux personnes travaillent, sont les moins à risque (6,2 %).</p>
<p>La pauvreté active a émergé suite aux changements survenus dans le marché du travail et dans sa composition, le tout aggravé par des <a href="http://bit.ly/2qdkK8S">systèmes de protection sociale</a> mal adaptés aux nouvelles réalités de l’économie. Des postes stables qui apportaient autrefois la sécurité au travailleur et à sa famille ont été remplacés par une variété de nouveaux contrats et par des formes de travail précaire et pseudo indépendant. La diversité des personnes présentes sur le marché du travail a également augmenté. Il comprend maintenant plus de femmes, de familles monoparentales et de jeunes qui peinent à trouver un emploi.</p>
<h2>Où sont ces travailleurs pauvres ?</h2>
<p>Étant donné que leurs emplois sont souvent plus précaires et moins bien rémunérés, les jeunes sont <a href="http://bit.ly/1iKLNAB">surreprésentés</a> parmi les travailleurs pauvres. Cependant, les taux officiels de pauvreté active peuvent être complexifiés par la nature des statistiques à l’échelle des ménages. À titre d’exemple, la pauvreté active parmi les jeunes est moins prononcée dans le <a href="http://bit.ly/2qdCAbS">sud de l’Europe</a> où ils ont tendance à rester plus longtemps chez leurs parents.</p>
<p>Ces statistiques illustrent les effets des ménages, inhérents à la mesure de la pauvreté active : la pauvreté est définie au niveau du foyer alors que les personnes sont employées en tant qu’individus. Ainsi, il est difficile ne pas lier la pauvreté à la composition du ménage. Cette particularité fait à son tour de la pauvreté active un problème épineux d’un point de vue politique : à quel niveau doit-on agir ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/166790/original/file-20170426-2834-934eai.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">À Berlin.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://visualhunt.com/f/photo/16469351839/3c643295e6/">Яafik/Visualhunt</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<h2>L’économie du « partage » entraîne-t-elle plus de travailleurs vers la pauvreté ?</h2>
<p>La multiplication des nouvelles formes de travail indépendant apporte encore une autre dimension à la problématique de la pauvreté active. Elle est plus importante parmi les autoentrepreneurs dans <a href="http://bit.ly/2oKpT8o">presque tous les pays</a>. Une étude récente sur le travail indépendant a montré qu’il y a une polarisation plus grande dans les revenus des personnes concernées que dans ceux des salariés.</p>
<p>L’émergence de ce que l’on appelle l’économie du « partage » a mis en lumière dans quelle mesure les travailleurs indépendants avec peu de revenus sont vulnérables : ils doivent endosser plus de risques en recevant pourtant une part de <a href="http://read.bi/2oIJaWH">bénéfices relativement petite</a> de ces nouveaux marchés. Une recherche allemande suggère que l’auto-entreprenariat à bas revenu tend à se concentrer au sein de groupes déjà économiquement marginaux : « jeunes, femmes, travailleurs à temps partiel, familles monoparentales et indépendants ayant des problèmes de santé ».</p>
<h2>Un nouvel enjeu définitionnel ?</h2>
<p>Un des aspects du problème de la nouvelle économie est lié à l’interrogation suivante : les travailleurs sont-ils vraiment indépendants ou de simples employés sans les avantages ?</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=613&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=613&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=613&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=770&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=770&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/166791/original/file-20170426-2848-k5alpb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=770&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Livreur Deliveroo.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tcees/VisualHunt</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Quand les vrais travailleurs indépendants fixent leurs prix en prenant en compte le coût et la maintenance de leur équipement, les périodes creuses, les jours où ils sont malades, etc., les acteurs importants de l’économie collaborative comme Deliveroo et Uber refusent ce contrôle à leurs employés. Uber rencontre des <a href="http://for.tn/2oKXkr2">difficultés à ce sujet</a> dans de nombreux pays, avec un possible impact sur les droits des travailleurs en termes de salaires, congés payés et d’indemnités maladie.</p>
<p>Le problème de la définition s’étend aussi à la variabilité des revenus de l’économie collaborative. Le risque supporté par les travailleurs signifie qu’ils peuvent avoir des bonnes et des mauvaises semaines. De plus, en tant que pseudo travailleurs indépendants, ils se retrouvent en difficulté quand ils sont en période creuse ou en arrêt maladie.</p>
<h2>Quelles politiques pour aider les travailleurs pauvres ?</h2>
<p>L’une des problématiques rencontrées par les législateurs est celle de l’adaptation de l’aide sociale en fonction de la <a href="http://bit.ly/2qdv019">précarité du marché du travail</a> et de la fluctuation des revenus d’une semaine à l’autre. Le problème est complexe et pourrait en réalité nécessiter d’agir sur plusieurs fronts. Du point de vue du marché du travail, les législateurs ont besoin de <a href="http://bit.ly/2pyhEjA">nouveaux outils</a> pour affronter la réalité de la situation de l’emploi contemporain, qui requière une aide sociale de protection contre les revenus faibles ou irréguliers et des mesures permettant de lutter contre les conséquences négatives de certaines des « innovations » de cette nouvelle économie.</p>
<p>Concernant la protection sociale, rendre les allocations universelles ou inconditionnelles est une des possibilités permettant de prévoir un seuil en dessous duquel les revenus sont assurés de ne pouvoir descendre, diminuant ainsi le risque de pauvreté active. Un certain nombre de pays ont essayé des formes <a href="http://bit.ly/2oKEVee">d’impôts sur le revenu négatifs</a> grâce auxquels les travailleurs peuvent percevoir un montant supplémentaire en compensation de faibles revenus. Cependant, ces mesures peuvent être onéreuses à mettre en place et ne sont pas forcément adaptables aux fluctuations des rentrées d’argent de court terme.</p>
<p>Les <a href="http://bit.ly/2ov2FHi">revenus minimums</a> sont un autre moyen d’avoir un seuil horaire, mais les temps de travail courts ou irréguliers font que ce taux planché ne garantira peut-être pas un salaire hebdomadaire suffisant. Une <a href="http://bit.ly/2ouZuzi">étude</a> réalisée en Belgique sur les options politiques pour lutter contre la pauvreté active conclut par un appel à des mesures universelles qui pourraient soutenir, plutôt que saper, la volonté de travailler (quand on compare avec des mesures plus ciblées).</p>
<p>En ce qui concerne les marchés du travail, les orientations politiques de ces dernières années se sont tournées vers la <a href="http://bit.ly/2phoXJI">réduction</a>, plutôt que vers l’augmentation, de la protection législative dans le but d’augmenter l’emploi et de promouvoir la flexibilité.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/166792/original/file-20170426-2831-4jvyt8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Fast food.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jon Bunting via VisualHunt.com</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Dans la nouvelle économie, les formes d’action traditionnelles des syndicats sont difficiles. Les travailleurs étant souvent jeunes, mobiles et en transit, cela ne facilite pas le travail des recruteurs de ces organisations. On peut cependant voir les signes de nouvelles formes de mobilisation, par exemple parmi les livreurs <a href="http://bit.ly/2mW5qjQ">Deliveroo</a> et les employés de <a href="http://bit.ly/2q5J1Bk">fast-food</a> sous contrats « zéro heure ».</p>
<p>Dans tous les cas, il est primordial de ne pas sous-estimer le risque de progression de la pauvreté active. Quand la population sent qu’elle est perdante malgré le fait qu’elle respecte les règles du jeu, la société court un risque plus grand que celui de la précarité, celui de voir la <a href="http://bit.ly/2ouZTBO">cohésion sociale</a> diminuer et le populisme augmenter.</p>
<hr>
<p><em>Traduction par Gaëlle Gormley.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/75486/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>il est primordial de ne pas sous-estimer le risque de progression de la pauvreté active. Quand la population sent qu’elle est perdante même si elle respecte les règles du jeu, le populisme augmente.Mark Smith, Dean of Faculty & Professor of Human Resource Management, Grenoble École de Management (GEM)Genevieve Shanahan, Research assistant, Grenoble École de Management (GEM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/659312017-01-09T20:31:59Z2017-01-09T20:31:59ZConversation avec Bernard Stiegler : « Faire de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis le premier territoire contributif de France »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/138860/original/image-20160922-22500-1eudr7q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bernard Stiegler vient de faire paraître « Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? » (éd. Les liens qui libèrent, 2016). </span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Le 6 août 2020, le Collège international de philosophie annonçait le décès du philosophe Bernard Stiegler. Nous lui rendons hommage en republiant l’interview qu’il nous avait accordée en 2017.</em></p>
<hr>
<p>Un territoire jeune et économiquement très dynamique mais confronté au chômage de masse et aux défis de la mixité sociale et culturelle. C’est ici qu’à la demande de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, le philosophe Bernard Stiegler initie un projet d’expérimentation inédit et ambitieux : faire de cette communauté d’agglomération – qui réunit neuf villes de Seine-Saint-Denis – un « territoire apprenant contributif ». Y seront menés des projets de « recherche-action » contributive, c’est-à-dire incluant les habitants ; à terme, il s’agira de mettre en place un revenu contributif pour partager différemment la richesse à l’heure où l’automatisation fait vaciller l’emploi. En novembre 2016, les premiers chercheurs ont fait leur rentrée dans le cadre d’une chaire de recherche contributive créée au sein de la Maison des Sciences de l’Homme <a href="http://www.mshparisnord.fr/">(MSH-Paris Nord</a>). The Conversation France a rencontré le philosophe pour en savoir plus sur cette initiative, où nouvelles façons de faire de la recherche et réflexion sur ce que le travail sera demain vont dialoguer.</p>
<h2>Quel est l’objectif de ce projet ?</h2>
<p>Il s’agit d’inventer une « disruption à la française » et de faire en sorte que le territoire de <a href="http://www.plainecommune.fr/plaine-commune/le-territoire/les-neuf-villes-du-territoire/">Plaine Commune</a>, qui est loin d’être avantagé mais fait preuve d’un dynamisme tout à fait frappant, devienne un laboratoire, une école, un lieu d’avant-garde, notamment pour s’approprier ce qu’on appelle les <em>smart cities</em> <a href="http://www.lagazettedescommunes.com/dossiers/smart-city-les-cles-de-la-ville-intelligente/">(« villes intelligentes »)</a> – mais non pour devenir une <em>smart city</em> telle qu’on la définit aujourd’hui, et qui nous semble invivable, inacceptable et sans doute insolvable. Il s’agit d’installer une véritable intelligence urbaine.</p>
<p>Nous lançons un processus d’expérimentation territoriale en vue de susciter et d’accompagner une véritable innovation sociale ouvrant les voies d’une nouvelle macro-économie où industriels, financiers, universités, artistes, administrations et responsables politiques locaux travaillent de concert, et avec les habitants, à cette indispensable réinvention politico-économique. L’objectif est à terme de configurer une économie qui repose sur un « revenu contributif », et qui s’appuie notamment sur le principe d’une extension progressive du régime des intermittents du spectacle à d’autres activités.</p>
<h2>Quand ce projet a-t-il pris forme ?</h2>
<p>En décembre 2013, à la suite du colloque <a href="https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cbq97X4/rBX6nL">« Le nouvel âge de l’automatisation »</a> qui s’est tenu au Centre Pompidou et qui s’intéressait aux effets du numérique dans le développement de la <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/07/les-donnees-puissance-du-futur_1813693_3232.html"><em>data economy</em></a>. J’ai eu à ce sujet des discussions avec des industriels et le président de Plaine Commune, <a href="http://gpmetropole.fr/blog/paris-metropole-vu-par-ses-presidents-memes-patrick-braouezec/">Patrick Braouezec</a> : nous prenons très au sérieux les analyses d’<a href="http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf">Oxford</a> et du <a href="http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/deuxieme-age-de-la-machine_9782738133069.php">MIT</a> qui prévoient un effondrement de l’emploi du fait que 47 % des emplois actuels aux États-Unis seraient automatisables, 50 % en France, etc. – le cabinet Roland Berger anticipant trois millions d’emplois perdu d’ici à dix ans. Il faut faire quelque chose.</p>
<p>Le revenu minimum d’existence n’est pas une solution à lui seul. Si l’on prend au sérieux cette question de l’automatisation et de la disparition de l’emploi, il faut développer de nouveaux processus de production et de nouveaux critères de redistribution des richesses.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ZJSNBYpxzz8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Dix métiers qui seront remplacés par des robots (WatchMojo, 2016).</span></figcaption>
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<h2>Pourquoi la distinction entre travail et emploi est selon vous essentielle ?</h2>
<p>Que l’emploi automatisable disparaisse, on peut s’en réjouir : ce type d’emploi consiste à appliquer des procédures prescrites par des systèmes qui commandent mécaniquement les employés. Le travail se fait de plus en plus hors emploi. Le pianiste travaille ses gammes comme le mathématicien travaille ses maths : hors emploi… Entendu ainsi, travailler, c’est d’abord augmenter ses capacités – et ces capacités sont ce qui peut apporter au monde une richesse qui ne s’y trouve pas encore.</p>
<p>Nous empruntons la notion de capacité à l’<a href="http://www.economie.gouv.fr/facileco/amartya-sen">économiste indien Amartya Sen</a>. Ce dernier a mis en évidence quelque chose de formidable qui constitue la base de notre réflexion : il a montré qu’au Bangladesh, les indicateurs de développement humain et l’espérance de vie étaient supérieurs à ceux des habitants de Harlem, et cela même durant une période de famine. <a href="https://youtu.be/12r13whU4Rw">Amartya Sen</a>, qui s’intéresse aux communautés, et non seulement aux individus, a montré comment ces communautés maintenaient ce qu’il appelle des <a href="https://traces.revues.org/211">« capabilités »</a>.</p>
<p>Une capabilité, c’est un savoir – un savoir-être aussi bien qu’un savoir-faire ou un savoir intellectuel. Beaucoup de gens de Harlem ont perdu cela parce qu’ils sont pris dans un processus de prolétarisation par les modèles de production ou de consommation. Au XXᵉ siècle, le savoir-faire de l’ouvrier disparaît puis c’est au tour du savoir-vivre du consommateur, qui se met à adopter des comportements préfabriqués par des cabinets de marketing. Et, à la fin, <a href="http://finance.blog.lemonde.fr/2008/10/24/le-mea-culpa-dalan-greenspan/">Alan Greenspan</a> lui-même déclare devant la Commission du budget du Congrès américain qu’il a <a href="http://www.fayard.fr/la-societe-automatique-9782213685656">perdu son savoir économique</a> !</p>
<h2>Pourquoi la Seine-Saint-Denis ?</h2>
<p>Il y a d’abord l’intérêt marqué de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, et cela depuis plus de dix ans, pour les travaux que nous menons dans le cadre de l’<a href="http://www.iri.centrepompidou.fr/">Institut de recherche et d’innovation</a> et de l’<a href="http://arsindustrialis.org/">association Ars Industrialis</a> que je préside. Il y a aussi l’extraordinaire dynamisme économique de ce territoire, en particulier dans le sud du département avec cette très forte dynamique urbaine <a href="http://www.lesechos.fr/pme-regions/actualite-des-marches-publics/0211027343150-les-abords-du-stade-de-france-en-pleine-mue-2012569.php">autour du Stade de France</a>, un chantier commencé il y a vingt ans.</p>
<p>La banlieue nord, c’est également deux universités, Paris 8 et Paris 13, avec des équipes souvent excellentes, le campus Condorcet qui va concentrer nombre de chercheurs et d’écoles supérieures en sciences sociales, telle l’EHESS, et c’est aussi un espace urbain où nombre d’artistes s’installent. C’est enfin un territoire qui doit absolument trouver des solutions pour faire face au chômage de masse. Si l’on extrapole les chiffres de l’<a href="https://www.rolandberger.com/publications/publication_pdf/les_classes_moyennes_face___la_transformation_digitale___roland_berger.pdf">étude de Roland Berger</a>, le chômage des moins de 25 ans, qui était de 38 % il y a deux ans, devrait catastrophiquement augmenter dans les dix prochaines années. Les conséquences pour Plaine Commune risquent d’être insupportables.</p>
<p>Il y a donc une nécessité impérative d’ouvrir des perspectives nouvelles pour solvabiliser une évolution qui sans cela pourrait devenir apocalyptique. La nation a le devoir d’accompagner cette évolution. Nous pensons que ce potentiel de transformation doit produire de l’exemplarité, le but n’étant pas de développer ici une économie « locale ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/138961/original/image-20160923-29902-f9l1r8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le 6b, 7 000 m² de création et de diffusion artistiques et culturelles à Saint-Denis.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.facebook.com/Le-6b-150797278285457/">Compte Facebook 6b</a></span>
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<h2>Comment va s’organiser le volet recherche du projet ?</h2>
<p>Nous avons identifié une série d’objectifs avec les élus et les personnels administratifs de Plaine Commune. Nous avons débuté une enquête auprès d’un certain nombre d’acteurs majeurs qui ont validé la démarche et nous sommes actuellement en train de lancer une chaire de recherche contributive dont la première mission sera de produire un dossier pour définir le périmètre d’expérimentation du projet, en étroite collaboration avec Plaine Commune.</p>
<p>Dans ce cadre, nous avons lancé un <a href="https://recherchecontributive.org/">appel à candidatures pour des thèses</a> autour d’une douzaine de thèmes, qui s’est clôturé le 30 septembre 2016. Nous devions au départ sélectionner entre 10 et 20 thésards. Les budgets qui nous ont été alloués en 2016 par le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur ne nous ont finalement pas permis d’engager des doctorants dès cette année. Nous avons donc recruté cinq chercheurs – en économie, en science politique, en sociologie, en philosophie et en science de l’éducation – en contrat d’un an pour démarrer le travail et mettre en place les méthodes de la recherche contributive, ce qui représente toute une série de contraintes. Un autre chercheur a été retenu en psychanalyse, qui s’autofinance.</p>
<p>En premier lieu, ils devront devenir capables d’expliquer le sujet de leurs travaux aux habitants de Plaine Commune, que ces derniers maîtrisent ou non le français. Nous allons bien sûr les aider en mobilisant des comédiens, des vidéastes, des artistes, des médias… Mais ils devront faire un effort d’explication, même si leur matière est théorique. Ils suivront deux séminaires par semaine : un que j’animerai et un autre qu’ils animeront eux-mêmes, en se présentant mutuellement leurs travaux et en invitant des chercheurs ou des contributeurs. Ils travailleront de concert, partageront leurs notes et résultats, d’abord entre eux puis avec les habitants.</p>
<h2>Un exemple concret ?</h2>
<p>Dans les opérations de rénovation de l’habitat social, on pourrait par exemple mettre en place une économie contributive du bâtiment au service d’un habitat « néguentropique » – par opposition à <a href="http://www.eurozine.com/articles/2015-10-19-stiegler-fr.html">entropique</a> – qui soit aussi un chantier de qualification des habitants, comme a pu le faire l’architecte Patrick Bouchain. Ce sont ici les habitants qui innovent et produisent une valeur durable pour eux, comme pour la ville.</p>
<h2>Plus généralement, quelle place pour les habitants dans ce dispositif ?</h2>
<p>Pour ce projet qui se donne dix ans pour changer les choses en profondeur, nous espérons parvenir à associer de près ou de loin les 400 000 habitants de Plaine Commune à cette démarche de recherche contributive ; celle-ci va commencer à petite échelle pour s’étendre à ce que l’on pourrait appeler une démocratie contributive. Le programme est transdisciplinaire, car tous les domaines doivent être explorés, tel le sport par exemple. Ici, le Stade de France est incontournable et le sport s’est trouvé très profondément transformé par le numérique ces dernières années. Si l’on s’adresse aux jeunes gens de Seine-Saint-Denis sans rien pouvoir dire sur le football, on n’ira pas très loin – d’autant qu’il y a la perspective des Jeux olympiques de 2024.</p>
<h2>Pourquoi placer le numérique au cœur du projet ?</h2>
<p>Parce que le numérique modifie tous les savoirs, et parce que le savoir est la clé de l’avenir. En 2008, Vincent Peillon, à l’époque ministre de l’Éducation, m’avait demandé d’animer un groupe sur l’introduction du numérique à l’école ; j’avais alors un peu déçu son cabinet en déclarant : « Le numérique à l’école, c’est dangereux ». J’ai d’ailleurs démissionné assez vite. Je travaille sur ces questions avec <a href="http://www.internetactu.net/2013/01/04/notre-cerveau-a-lheure-des-nouvelles-lectures/">Maryanne Wolf</a>, une neuropsychologue américaine. Elle réalise des analyses précises, basées sur l’imagerie médicale, et certaines de ses conclusions sont plutôt préoccupantes.</p>
<p>Je ne dis pas qu’il ne faut pas de numérique à l’école, mais je dis qu’il faut l’introduire en connaissance de cause. J’ai continué à soutenir ce point de vue, notamment à l’Agence nationale de la recherche où j’ai siégé quelques années ; j’avais ainsi proposé de développer des recherches doctorales dans tous les domaines pour voir ce que le numérique « fait » aux disciplines. Car il ne s’agit pas simplement d’un nouveau moyen de faire de la pédagogie ou de transmettre des savoirs ; c’est d’abord un moyen de produire du savoir, des objets scientifiques ; prenez les nano-objets, par exemple, qui sont aujourd’hui intégralement produits par le numérique ; la biologie comme l’astrophysique passent également par le numérique et, en maths, les conditions de la démonstration s’en trouvent modifiées.</p>
<p>Le numérique, c’est une révolution scientifique sur laquelle personne ne travaille, car tous les crédits sont mis sur l’innovation pour développer les logiciels et les interfaces de demain… En 2008, j’avais aussi dit à un conseiller de Vincent Peillon qu’il fallait adopter à l’égard du numérique un comportement rationnel et l’étudier. Il m’avait répondu que je raisonnais comme un « intellectuel » et qu’il fallait des résultats rapides. J’avais suggéré que l’on pouvait avancer grâce à la recherche contributive. C’est-à-dire faire entrer le numérique à l’école en y introduisant, en même temps, la recherche. On cite toujours la Finlande, mais tous les enseignants de ce pays sont dans l’obligation de faire de la recherche – et ce n’est sans doute pas pour rien dans la qualité des résultats de ce pays. C’est cela que j’appelle la recherche contributive, et qui dépasse d’ailleurs le corps enseignant et concerne toute la population.</p>
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<figcaption><span class="caption">Maryanne Wolf sur l’attention à l’ère du numérique (CASBS, 2015).</span></figcaption>
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<h2>Que « fait » donc le numérique à la recherche ?</h2>
<p>Le numérique transforme toutes les activités scientifiques, comme les instruments d’observations le font depuis le XVIᵉ siècle en passant par ce que Bachelard appelait les <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01336345/document">phénoménotechniques</a>. Mais à la différence des technologies scientifiques précédentes, le numérique modifie aussi les savoir-vivre et les savoir-faire, c’est-à-dire la vie quotidienne et les relations sociales aussi bien que les compétences linguistiques, par exemple : ce sont les objets scientifiques qui s’en trouvent changés.</p>
<p>Nous sommes en outre dans une période où la technologie évolue extrêmement vite ; si l’on suit les circuits normaux de délibération scientifique, on arrive toujours trop tard. C’est cela la <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/dans-la-disruption-par-bernard-stiegler">« disruption »</a>.</p>
<p>Face à la disruption, les systèmes sociaux et les gens qui les constituent doivent s’emparer du développement technologique pour en devenir prescripteurs et praticiens, et non seulement consommateurs – et parfois victimes, le système social étant court-circuité, et en cela détruit, par le système technique. Dans ce but, il faut faire de <a href="http://www.techniques-ingenieur.fr/base-documentaire/genie-industriel-th6/strategies-de-conception-pour-l-innovation-42127210/ingenierie-simultanee-a5310/">« l’ingéniérie simultanée »</a> ; il y a trente ans, Renault et Volvo ont introduit de telles méthodes pour accélérer le transfert de technologies en faisant travailler en parallèle et pas en séquentiel ; c’est devenu aujourd’hui ce qu’on appelle le « développement agile ». Je pratique cela depuis longtemps, avec des ingénieurs notamment. Pour Plaine Commune, l’idée est d’élaborer – avec tous les différents acteurs du territoire en même temps, dont les industriels – un débat, des hypothèses théoriques, un contrôle scientifique exigent, et en employant la méthode de la recherche-action.</p>
<h2>Qu’entendez-vous par recherche-action ?</h2>
<p>Il s’agit d’une méthode mise au point aux États-Unis dans les années 1940 par <a href="https://fr.Wikimedia.org/wiki/Kurt_Lewin">Kurt Lewin</a> qui l’utilisa en psychosociologie ; pour lui, lorsqu’on travaille avec des « sujets », pour reprendre le vocabulaire des psychologues, il faut que les personnes deviennent elles-mêmes chercheuses, car elles sont justement sujets et non objets.</p>
<p>Cette méthode a ensuite été utilisée en management, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est très critiquée par la gauche et les marxistes qui y voient une méthode d’intégration et, finalement, de manipulation. La Norvège a notamment été très en pointe pour transformer ses outils de production industrielle. La recherche-action a aussi été utilisée dans le domaine de la psychiatrie, comme au <a href="http://www.tavinstitute.org/">Tavistock Institute</a> de Londres.</p>
<p>Il faut ici mentionner les travaux de <a href="https://www.cairn.info/revue-sud-nord-2010-1-page-49.htm">François Tosquelles</a>, ce réfugié de la guerre d’Espagne qui a transformé un hôpital psychiatrique délaissé de Lozère en un lieu qui est devenu expérimental, en quelque sorte par accident. Totalement abandonné par le gouvernement de Vichy dans les années 1940, cet hôpital, comme bien d’autres, a dû faire face à une <a href="http://www.liberation.fr/france/2016/07/31/quand-le-dr-tosquelles-combat-la-faim-a-saint-alban_1469579">situation extrême</a> avec des malades mourant de faim ; Tosquelles a alors totalement renversé la situation en engageant ses patients à s’emparer de cet état de fait pour faire de l’hôpital l’objet des soins. L’institution est devenue le malade dont il fallait s’occuper. Cela a été le début d’une révolution, à laquelle participera notamment Georges Canguilhem. <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-09-octobre-2014">À la clinique de la Borde</a>, Félix Guattari poursuivra dans cette voie avec Jean Oury.</p>
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<figcaption><span class="caption">François Tosquelles : une politique de la folie (Vimeo, 2016).</span></figcaption>
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<h2>Quelle place pour les industriels à Plaine Commune ?</h2>
<p>Orange et Dassault Systèmes nous soutiennent activement. Orange cherche en effet à développer des plateformes territoriales et les services de proximité associés, et nous, nous disons avec le World Wide Web Consortium <a href="http://www.w3c.fr/a-propos-du-w3c-france/la-mission-du-w3c/">(W3C</a>) qu’il faut faire émerger un web d’un nouveau genre, non transformable en <em>data economy</em>. Un outil contributif pour les gens, et non pas des gens au service de la plateforme !</p>
<p>Du côté de Dassault Systèmes, dont les communautés d’ingénieurs travaillent déjà sur le mode contributif, il y a un intérêt très fort pour les recherches et expérimentations que nous menons autour du partage de notes. Ils sont également très sensibles aux problématiques de l’économie contributive.</p>
<h2>En quoi consisteront ces nouveaux outils contributifs ?</h2>
<p>Pour la prise de notes, par exemple, il s’agit d’un système capable de faire de la recommandation contributive – permettant, par l’analyse algorithmique des annotations, de recommander les travaux d’autres chercheurs, sur des critères variés, en vue de souligner convergences et divergences et d’activer ainsi les dynamiques critiques qui font la science. Il s’agit d’une sorte de dialogue socratique assisté par ordinateur. Quand on a 24 étudiants, c’est l’enseignant qui fait cela ; mais c’est impossible avec des milliers de personnes.</p>
<p>Le but est aussi bien de développer de nouveaux types de réseaux sociaux qui se construisent autour d’une controverse ou d’un objectif commun. Cela permettrait de mettre en relation non pas des individus entre eux mais des groupes reconstituant le lien social. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont antisociaux ; mais ce n’est pas une fatalité.</p>
<h2>Il s’agit donc avant tout de recréer du lien…</h2>
<p>Il y a en ce moment un grand débat en Californie sur les <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/lalphabet-numerique/big-data"><em>big data</em></a> et les mathématiques corrélationnistes dont les avancées font dire à certains que l’on va bientôt pouvoir se passer de théorie : grâce aux corrélations, l’élaboration théorique deviendrait accessoire, clame notamment <a href="https://www.wired.com/2008/06/pb-theory/">Chris Anderson</a>. Je suis farouchement opposé à ce discours délirant – mais qui est à la base de la <em>data economy</em>. Et j’en ai fait la critique dans <a href="http://www.fayard.fr/la-societe-automatique-9782213685656"><em>La Société automatique</em></a>.</p>
<p>Il faut utiliser les technologies numériques contributives non pour court-circuiter la décision des individus et des groupes, mais pour argumenter et consolider les décisions. La première fois que j’ai réfléchi à ce que pourrait être une <em>« trully smart city »</em>, c’était dans la toute petite ville de <a href="http://www.liberation.fr/futurs/2013/04/01/un-pionniervert-en-terrain-minier-loos-in-transition_892844">Loos-en-Gohelle avec Jean-François Caron</a>, son maire, qui a monté il y a une dizaine d’années, un dispositif de capteurs de flux – de circulation, de température, de consommation – qui ne déclenchent pas de régulations automatisées gérées par des algorithmes… mais qui convoquent des réunions d’habitants et d’associations.</p>
<h2>Quelle différence faites-vous entre contributif et collaboratif ?</h2>
<p>Une grande différence. Le collaboratif, c’est ce qui développe l’emploi gratuit ; c’est la logique des plateformes type Uber, Amazon ou Airbnb où, progressivement, sous prétexte de partager des données, on crée des courts-circuits, on fait de la désintermédiation, on dérégule complètement et l’on devient prédateur parce qu’on a capté toutes les data produites par tout le monde et que l’on contrôle tout cela de manière occulte. C’est une contributivité négative ; ces plateformes qui ne redistribuent rien – ni monnaie, ni symbole – prolétarisent et désymbolisent. C’est aussi une critique que l’on peut adresser à Google. Je pense ici <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925">aux travaux de Frédéric Kaplan</a> qui a montré que l’exploitation algorithmique du langage par Google conduit tendanciellement à une standardisation du langage produisant de l’entropie.</p>
<p>Une économie contributive négative est une économie qui aggrave encore l’entropie du consumérisme. Beaucoup de gens qui évoluent dans le domaine du collaboratif et de l’économie du partage font des choses très sympathiques. Mais l’économie collaborative n’est pas pour l’instant qualifiée au plan macro-économique : elle n’est pensée qu’au niveau de la firme, de la microentreprise, et le problème c’est qu’elle ne prend pas du tout en compte la question des externalités positives et négatives. Du coup, elle conduit au contraire de ce à quoi elle fait rêver.</p>
<p>C’est pour porter ces questions au niveau macro-économique que nous avons l’ambition, à Plaine Commune, de contribuer à l’invention d’un nouveau plan comptable national, évidemment avec d’autres territoires. Le but n’est pas de faire de l’économie locale, mais de l’économie localisée, externalisable et déterritorialisable. Bref, il ne s’agit pas de mettre des frontières – mais bien, en revanche, de mettre des limites : des limites à l’Entropocène qu’est l’<a href="https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2007-1-page-141.htm">Anthropocène</a>, et pour une économie néguentropique en vue d’un Néguanthropocène.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/65931/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Le 6 août 2020, le Collège international de philosophie annonçait le décès du philosophe Bernard Stiegler. Nous lui rendons hommage en republiant l’interview qu’il nous avait accordée en 2017.Jennifer Gallé, Cheffe de rubrique Environnement + Énergie, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.