tag:theconversation.com,2011:/us/topics/sociologie-21532/articlessociologie – The Conversation2024-03-25T10:51:35Ztag:theconversation.com,2011:article/2256942024-03-25T10:51:35Z2024-03-25T10:51:35ZManagers, n’ayez plus peur du flou !<p><em><a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bibliotheque-ideale-de-l-eco/revolutionner-le-management-avec-francois-dupuy-9341570">Le sociologue des organisations François Dupuy</a> est décédé le lundi 11 mars dernier. Il est connu pour ses travaux sur les errements du management des entreprises et notamment pour sa trilogie inaugurée avec <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/lost-in-management-francois-dupuy/9782020986908">Lost in management</a>. Peu de temps avant son décès, il nous avait soumis cet article rédigé avec Eric-Jean Garcia. Nous le publions aujourd’hui.</em></p>
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<p>« Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup » dit un jour une candidate à la présidentielle dans un débat politique. Depuis longtemps déjà, les organisations détestent ce qui n’est pas « normé » pour employer un terme générique. La prolifération de normes, de procédures et de règles de fonctionnement est en effet censée assurer la qualité des produits et services proposés. L’objectif ultime affiché de cette multiplication est de garantir l’efficience et l’efficacité des organisations ainsi que le bien-être des acteurs impliqués dans la production. Rien n’est moins sûr et il se pourrait bien que les promoteurs de la norme finissent par obtenir un résultat inverse à celui qu’ils visaient.</p>
<p>Si un minimum de directives et de protocoles prescriptifs est indispensable à la qualité et à la sécurité, un moment arrive où l’accumulation génère des dysfonctionnements plus ou moins graves, pouvant aller jusqu’à l’accident. À l’origine de ces désordres (presque) involontaires, on trouve un raisonnement panoptique comparable à celui du <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782081395497-leviathan-thomas-hobbes/"><em>Léviathan</em> de Thomas Hobbes</a>, au sens où ce dernier était persuadé que l’ordre et la stabilité requièrent une obéissance intégrale à un système normatif central. Cela a pour effet une rationalisation et une volonté de contrôle d’un maximum de variables. Un tel raisonnement s’avère parfaitement <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Principles_of_Scientific_Management">compatible avec la logique taylorienne</a> toujours dominante. Ce mode de pensée conçoit des systèmes de gestion du travail axés sur la standardisation des tâches et la division du travail de manière séquencée et séquentielle, dans le but de maximiser la productivité du travail. Cette approche perdure notamment grâce à une volonté affirmée d’édicter des règles supposées « scientifiques ».</p>
<h2>Logique confortable pour les dirigeants</h2>
<p>Une telle logique peut sembler confortable pour de nombreux dirigeants tant et si bien que toutes sortes d’exigences prescriptives prolifèrent en toute liberté, jusqu’à devenir problématiques pour les acteurs et contreproductives pour l’organisation. On peut alors <a href="https://www.hbrfrance.fr/organisation/normobesite-la-securite-au-prix-de-linnovation-60405">parler de normobésité</a>.</p>
<p>Ce néologisme désigne un mode de pensée catégorique, cherchant à réduire les très nombreuses incertitudes inhérentes à la vie sociale organisée, dues notamment à la part d’imprévisibilité de tout comportement humain. Cela devient une telle obsession que toutes formes de management épousent cet objectif prioritaire et se donne tous les moyens pour y parvenir.</p>
<p>Cette <em>normobésité</em> se trouvait au cœur du dernier mouvement social des agriculteurs. Ils dénonçaient une overdose de normes et de règlements appliqués à leur secteur. Au nom de la biodiversité, curer un fossé peut relever de la correctionnelle même si cela permet d’éviter une inondation. L’intelligence de l’agriculteur prévenant face aux dégâts prévisibles d’intempéries à venir doit donc passer après la norme et les directives européennes.</p>
<p>Ce genre de situation absurde n’est malheureusement pas exclusive au monde de l’agriculture. On peut dire qu’il s’est généralisé, et ce malgré la volonté des gouvernements de réussir un « choc de simplification ». Mais les bonnes intentions promettent souvent bien plus qu’elles ne peuvent délivrer. D’autant qu’en plus des normes officielles viennent s’ajouter les contraintes internes dont se dotent volontairement les organisations. Une telle accumulation de normes et de règles contribue à augmenter la complexité au point d’être à l’origine de véritables drames industriels comme celui du <a href="https://theconversation.com/boeing-needs-to-get-real-the-737-max-should-probably-be-scrapped-221023">Boeing 737 Max où l’enquête a notamment révélé une approche par trop rigide et une confiance excessive dans le logiciel dit de Maneuvering Characteristics Augmentation System</a> (MCAS)</p>
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<h2>Effets pervers tous azimuts</h2>
<p>Si trop de normes tuent la norme, le nombre n’est pas le seul facteur en cause. Pour le dire autrement, il ne suffit pas de supprimer des normes pour obtenir un résultat efficace. La tâche est plus complexe. La pertinence du contenu des normes, leurs exigences et la façon dont elles sont rédigées doivent aussi être soumises au crible d’un examen critique serré. La surabondance de critères normatifs accroît non seulement le temps consacré à la conformité mais augmente aussi le risque de contradictions entre une multitude de dispositions légales et conventionnelles. Un contexte dont la gravité augmente à mesure que les acteurs sont confrontés à des situations dangereuses ou imprévues.</p>
<p>À l’arrivée, le résultat produit est l’inverse du résultat recherché : en voulant tout mettre sous contrôle, on crée des situations dans lesquelles se multiplient les angles morts pour le plus grand bénéfice des acteurs qui retrouvent ainsi des marges de liberté. Ce n’est en effet pas le moindre des paradoxes de constater qu’une arme dont disposent les exécutants en cas de tensions sociales consiste simplement à respecter scrupuleusement, telles qu’elles sont prévues, sans marge d’interprétation, les règles, les normes, les procédures… bref tout le « fatras bureaucratique » qu’ils sont censés appliquer. Bien que connue de tous, la réalité de la « grève du zèle » n’empêche personne d’alimenter toujours plus la normobésité.</p>
<p>Et les exécutants ne sont pas les seuls à bénéficier de ce « gouvernement par l’absurde ». En cas d’accident, la prolifération de normes permet aux managers et à leurs dirigeants de se retrancher derrière leurs obligations réglementaires pour mieux se dédouaner de toute responsabilité.</p>
<h2>Accepter le flou</h2>
<p>Pour conjurer la <em>normobésité</em>, il convient de faire évoluer les organisations à contre-courant de la complexité galopante du monde moderne en acceptant les vertus méconnues, voire méprisées du flou. Ici le flou n’est pas synonyme de désorganisation, ni de chaos ou de laisser-faire mais il s’oppose à la recherche de clarté absolue et son corollaire, le refus de faire le pari de l’intelligence des acteurs. Une intelligence qui ne peut s’exprimer sans marge de manœuvre pour s’adapter, coopérer et déjouer les dérives de la <em>normobésité</em>. Car les acteurs ne sont pas dupes et ils perçoivent justement ce trop-plein de normes pour ce qu’il est : un ensemble de signes de défiance vis-à-vis de ceux qu’elles concernent et un flagrant manque de confiance dans leur intelligence.</p>
<p>Bien sûr, pour atteindre un niveau optimum de vigueur et de flexibilité, un système de production requiert un nombre optimum de contraintes formelles mais aussi et surtout une relative autonomie d’action, qui n’est pas à proprement parler de l’indépendance d’action. Cette autonomie offre des marges de manœuvre aux acteurs pour réagir et innover en fonction des opportunités et des circonstances. Cette part d’initiative crée un flou salutaire qui se nourrit de la confiance octroyée aux individus. Car telle est la condition de l’acceptation du flou et de ses vertus créatives. Il n’est acceptable que dans la mesure ou les acteurs ayant à coopérer, managers comme managés, ont su créer des relations de confiance.</p>
<h2>La confiance comme remède</h2>
<p>Pour faire bref, cela suppose que tous acceptent d’avoir ce que les philosophes appellent un comportement éthique, c’est-à-dire renoncent à l’incertitude de ces comportements. La prévisibilité du comportement peut certes réduire le pouvoir des managers en particulier, les sociologues l’ont démontré avec <a href="https://www.cairn.info/la-sociologie--9782912601858-page-162.htm">Michel Crozier</a>. Mais elle permet de sortir d’un management coercitif pour passer à un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=9vDDWSzvRM4">management confiant, c’est-à-dire « déraisonnable au sens rationnel du terme »</a> qui n’implique pas d’avoir tout prévu, tout catégorisé et <em>in fine</em>, tout normé.</p>
<p>À partir de la [citation apocryphe d’Antoine de Saint Exupéry], on serait tenté de conclure par l’allégorie suivante : si tu veux construire un bateau innovant et performant, ne rassemble pas tes équipes pour leur donner l’ordre de suivre à la lettre l’intégralité des normes et des instructions expliquant comment faire, dans le moindre détail, tout en mettant en place un service qualité et un service conformité. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes équipes la volonté de respecter les règles fondamentales de conceptions navales autant que le désir de la mer grande et belle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225694/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Eric-Jean Garcia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le trop-plein de normes, loin de réduire l’incertitude, réduit l’efficacité des organisations, entreprises comme administrations. Il est urgent de redécouvrir les vertus d’un flou bien maîtrisé.Eric-Jean Garcia, Co-directeur de l'executive master "enjeux juridiques et leadership" , Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2228292024-03-12T16:09:45Z2024-03-12T16:09:45ZEnfants surdoués : de quoi le « haut potentiel » est-il le nom ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580500/original/file-20240307-16-3i0hjw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C5%2C994%2C660&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Faut-il proposer aux enfants dits "précoces" ou "surdoués" des parcours spécifiques ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/shes-way-clever-her-age-shot-2146625927">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Aujourd’hui, qui n’a jamais entendu parler de « HPI » – ou haut potentiel intellectuel ? Popularisé récemment par une <a href="https://www.allocine.fr/series/ficheserie_gen_cserie=25616.html">série télévisée</a>, cet acronyme est utilisé depuis les années 2010 pour désigner ce qu’on appelait jusqu’alors les « surdoués » ou, au XIX<sup>e</sup> siècle, les enfants prodiges.</p>
<p>Ce « haut potentiel », même les spectateurs néophytes de la série savent qu’il est mesuré par un test d’intelligence, permettant d’évaluer le QI – ou quotient intellectuel –, nombre un brin magique censé prédire la réussite scolaire ou professionnelle.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/scientifiquement-le-hpi-nexiste-pas-184606">Scientifiquement, le HPI n’existe pas</a>
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<p>Dans le même temps, les chercheurs en psychologie sont fort embarrassés pour définir l’intelligence. Car tant le QI que le « haut potentiel » – par convention, un QI au moins égal à 130 (ce qui représenterait, par construction, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-telephone-sonne/tous-haut-potentiel-intellectuel-2697000">2,3 % de la population</a> soit environ, en France, 1 550 000 personnes) – sont des notions mobilisées essentiellement par des psychologues praticiens qui ont à se prononcer soit pour des recrutements dans les entreprises, soit pour des décisions pédagogiques dans le milieu éducatif.</p>
<p>Même s’il n’existe <a href="https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/l-intelligence-ca-s-apprend-nbsp--9782377474516/">pas de consensus scientifique chez les spécialistes sur ce que signifie le terme même d’intelligence</a>, l’intérêt des tests, aux yeux du grand public, vient de leur corrélation statistique avec la réussite scolaire, et en général professionnelle. Mais c’est sans doute cela l’essentiel…</p>
<h2>Un contexte social « porteur »</h2>
<p>Depuis une cinquantaine d’années, des <a href="https://www.librairie-ledivan.com/ebook/9782707337634-la-gestion-des-risques-robert-castel/">chercheurs comme Robert Castel</a> décrivent une tendance lourde à renvoyer à la psychologie ou à la psychiatrie la gestion des problèmes sociaux. L’institution scolaire, qui entend prendre en compte de plus en plus les spécificités des enfants – au début des années 2000, Ségolène Royal parlait ainsi d’« école pour chacun » – fait preuve d’une <a href="https://journals.openedition.org/lectures/16569">« médicalisation décomplexée »</a>, particulièrement depuis les années 1990.</p>
<p>Cette évolution conduit souvent à interpréter les <a href="https://theconversation.com/lechec-scolaire-histoire-et-invention-dune-notion-217943">échecs scolaires</a> en termes de défaillances personnelles. Les enfants qui peinent à l’école sont nombreux à être adressés à des spécialistes et <a href="https://theconversation.com/dyslexique-hyperactif-hpi-ces-diagnostics-qui-se-multiplient-en-milieu-scolaire-161530">à être étiquetés comme « dys »</a> – dyslexique, dyscalculique…</p>
<p>C’est au nom de ce « droit à la différence » que des parents convaincus des capacités exceptionnelles de leur enfant se regroupent en association (notamment l’association nationale pour les enfants surdoués (ANPES), créée en 1971) et <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_petite_noblesse_de_l_intelligence-9782707173072">engagent un combat vigoureux contre les méfiances du Ministère et des enseignants concernant la notion perçue comme élitiste de surdoué</a>, afin de faire reconnaître cette autre forme de spécificité.</p>
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<figcaption><span class="caption">Wilfried Lignier – La petite noblesse de l’intelligence, une sociologie des enfants surdoués (Librairie Mollat, interview en 2012).</span></figcaption>
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<p>Ces parents mettent en avant le fait qu’un enfant trop brillant rencontre souvent des problèmes à l’école, souffre de sa situation et devrait donc pouvoir bénéficier de parcours ou de traitements spécifiques. Ils finissent par être entendus, et le Ministère admet (au seuil des années 2000) que ces enfants qu’il préfère appeler « précoces » (expression euphémisée de la supériorité intellectuelle) peuvent éprouver des problèmes.</p>
<p>Dans la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000259787/">loi « Pour l’avenir de l’école » de 2005</a>, il est écrit que des « aménagements appropriés sont prévus au profit des élèves intellectuellement précoces ou manifestant des aptitudes particulières, afin de leur permettre de développer pleinement leurs potentialités ».</p>
<h2>Les parents d’élèves qui contestent les décisions de l’institution scolaire</h2>
<p>Dans un contexte de concurrence pour des places scolaires ou sociales inégalement prestigieuses et inégalement attractives, ces parents vont porter une demande d’évaluation capable d’asseoir un pronostic sur les performances à venir. L’objectif est de faire bénéficier leur enfant d’un traitement particulier, permettant d’optimiser son cursus scolaire.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/legalite-scolaire-un-enjeu-de-survie-pour-la-democratie-150254">L’égalité scolaire, un enjeu de survie pour la démocratie</a>
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<p>Le diagnostic de précocité, posé par un psychologue, le plus souvent dès l’école primaire, suit la demande de parents convaincus que leur enfant a des besoins particuliers et des qualités mal appréhendées par les maîtres.</p>
<p>Ces parents, en général bien plus diplômés que l’ensemble de la population, sont à l’aise avec la culture psychologique, et se sentent en <a href="https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/non-votre-enfant-nest-pas-hpi-vous-etes-juste-riche/">droit de contester l’institution scolaire</a>. Armés d’un test de QI délivrant le verdict de « haut potentiel », ils n’hésitent pas à exercer des pressions pour amener les enseignants à se plier à leurs souhaits, concrètement, à obtenir pour leur enfant un saut de classe ou des aménagements de scolarité.</p>
<p>Aujourd’hui, certains parents défendent véritablement, non sans moyens matériels, car il faut payer pour faire tester son enfant, une <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2011-2-page-179.htm">« cause » de l’intelligence</a> (selon la formule de Wilfried Lignier), fondée sur l’usage scolaire du diagnostic psychologique. Il s’agit de fait, grâce à cette ressource présentée comme indiscutable d’un QI élevé, d’une stratégie de distinction, justifiée par le caractère crucial de la réussite scolaire.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/reussite-scolaire-faut-il-croire-au-don-pour-les-langues-etrangeres-207247">Réussite scolaire : faut-il croire au don pour les langues étrangères ?</a>
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<p>On défend ainsi la nécessité d’une prise en charge spécifique de ces enfants en arguant <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/education/la-societe-ne-voit-pas-leur-souffrance-pourquoi-la-scolarisation-des-enfants-precoces-releve-souvent-du-parcours-du-combattant_2934209.html">du fait que ces « surdoués » peuvent se retrouver en souffrance</a>, même si en réalité l’immense majorité des élèves ainsi étiquetés connaitra des <a href="https://www.ouest-france.fr/sante/psycho/enfants-hpi-de-la-legende-noire-des-surdoues-aux-idees-recues-on-demele-le-vrai-du-faux-27e2af2e-9002-11ed-8732-c929ccc6462c">scolarités excellentes</a>. Ces stratégies de parents pour qui l’institution devrait être à leur service s’inscrivent dans la droite ligne de l’individualisation croissante des parcours scolaires.</p>
<h2>Qu’est-ce que les QI mesurent au juste ?</h2>
<p>Il reste qu’au-delà de cette quête du testing, on ne sait pas trop ce qui est mesuré. <a href="https://presse.inserm.fr/canal-detox/le-qi-une-mesure-fiable-de-lintelligence-vraiment/">Les tests de QI</a> entendent donner de l’intelligence d’une personne une mesure unique, épousant la conception commune d’une intelligence qui caractériserait chacun, au même titre que les traits physiques, chacun en ayant plus ou moins.</p>
<p>Le premier test d’intelligence construit en 1905 par le <a href="https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/histoire-neurosciences/alfred-binet-ou-les-premices-du-qi-1347.php">psychologue Alfred Binet</a> visait avant tout à détecter les enfants incapables de suivre l’enseignement normal, par des exercices variés recouvrant ce qui est en fait une « intelligence de l’écolier ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Diagnostics HPI : haute arnaque potentielle (Libération, juin 2022)</span></figcaption>
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<p>Aujourd’hui, les tests d’intelligence sont toujours construits par rapport à ce qu’exige l’école : des capacités verbales, visuo-spatiales, le raisonnement, la mémoire, la vitesse… Le plus utilisé d’entre eux, le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Wechsler_Intelligence_Scale_for_Children">WISC</a>, permet de situer les enfants parmi leur groupe d’âge, autour d’un score moyen défini par convention à 100, la majorité se situant entre 70 et 130, seuls les HPI dépassant la borne supérieure. Le score est donc un classement entre enfants, par rapport aux capacités exigées aujourd’hui par l’école telle qu’elle est.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-les-eleves-interpretent-ils-les-ecarts-de-reussite-en-classe-151402">Comment les élèves interprètent-ils les écarts de réussite en classe ?</a>
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<p>D’aucuns soulignent que nombre de qualités comme la créativité ou l’empathie échappent totalement à cette mesure, qui est aussi étroite que la définition du mérite scolaire lui-même. Mais l’école doit classer, et elle le fait sur la base de critères faciles à mesurer ! Les tests « fabriquent » donc une mesure très dépendante de l’école, au risque d’entériner un fantastique gaspillage de talents et d’enfoncer pour la vie certains enfants au vu de <a href="https://www.uga-editions.com/menu-principal/actualites-nouveautes/a-paraitre/l-intelligence-ca-s-apprend--1320285.kjsp">performances qui s’avèrent pourtant très flexibles dans le temps</a> et selon les pratiques pédagogiques des enseignants.</p>
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<p>Même si les débats sont récurrents sur l’explication de ce « plus ou moins » – ces différences interindividuelles sont-elles innées ou acquises ?-, le score obtenu au test de QI évoque irrésistiblement l’idée de don, renvoyant à l’ordre de la nature. Avec des incidences politiques évidentes : mesurer l’intelligence a pour finalité, dans la pratique, d’affecter les personnes là où serait leur place « naturelle », du moins dans le parcours scolaire adéquat.</p>
<p>Alors que les enjeux autour de la notion de haut potentiel prennent aujourd’hui une importance sociale sans commune mesure avec le caractère souvent fragile des instruments et des travaux sur lesquels ils s’appuient, il est important de <a href="https://journals.openedition.org/insaniyat/2560">relancer le débat sur la mesure de l’intelligence et ce qu’on en fait</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222829/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie Duru-Bellat ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La notion de haut potentiel est en vogue et prend aujourd’hui une importance sociale sans commune mesure avec la fragilité des instruments et des travaux sur lesquels elle s’appuie.Marie Duru-Bellat, Professeure des universités émérite en sociologie, Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2208932024-03-12T16:05:11Z2024-03-12T16:05:11ZMarseille : immersion dans la cité Félix-Pyat (2/4) - Des trafics pas si juteux, des morts complexes<p><em>L’année 2023 a été particulièrement meurtrière à Marseille : selon des chiffres avancés par le procureur de la ville, <a href="https://www.lefigaro.fr/marseille/marseille-la-rivalite-sanglante-entre-deux-bandes-rivales-a-l-origine-du-record-de-narchomicides-20231221">au moins 49 personnes seraient mortes et plus d’une centaine auraient été blessées</a> du fait de trafic de stupéfiants. Au point où le terme <a href="https://www.liberation.fr/checknews/narchomicide-la-delinquance-change-de-visage-les-mots-pour-la-comptabiliser-aussi-20230912_JO4V77R6JJEPDBGSESXQDDTHAM/">« narchomicides »</a> est évoqué. Les médias ont été nombreux à couvrir ce <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/visuel/2024/01/12/un-mort-par-semaine-a-marseille-les-ravages-de-la-guerre-de-la-drogue_6210524_4500055.html">phénomène</a> qui semble dépasser les pouvoirs publics. Faisant un pas de côté, les anthropologues Dennis Rodgers et Steffen Jensen ont choisi d’explorer cette violence de manière plus large et plus contextualisée, en se basant sur un terrain de sept mois effectué entre 2021 et 2023 dans la cité Félix-Pyat. Située au cœur du III<sup>e</sup> arrondissement marseillais, elle est souvent décrite comme l’une des plus difficiles de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Mais le pouvoir d’attraction de la drogue et de son trafic recèle aussi de nombreuses parts d’ombre.</em></p>
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<p>« Il faut se méfier des apparences… Ça paraît déstructuré, on sait nous en les observant que tous les 2-3 jours, tout le monde change de rôle… [Le réseau], ça génère… à peu près, 80,000 euros par semaine, donc ça fait beaucoup d’argent dans l’arrondissement le plus pauvre de France… ».</p>
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<p>Cette phrase est issue d’un entretien que nous avons effectué avec un policier, lors de nos recherches dans la cité de Félix-Pyat dans le III<sup>e</sup> arrondissement de Marseille. Elle résume bien la manière contradictoire dont le trafic de drogue dans les cités de la ville est perçu : il est à la fois opaque et énigmatique, organisé et lucratif.</p>
<h2>Un guetteur ne touche pas quatre fois le smic</h2>
<p>Si l’on s’attarde par exemple sur la particularité du vocabulaire utilisé, l’expression « le réseau », confère au trafic un certain formalisme et une structure tentaculaire, tout comme la rhétorique qui l’accompagne via d’autres termes communément mis en avant, tels que le « business » ou le <a href="https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/marseille-comment-le-trafic-de-drogue-gangrene-des-quartiers-de-la-ville-7900063451">« supermarché de la drogue »</a>.</p>
<p>Pourtant, de profondes contradictions et ambiguïtés sous-tendent le trafic de drogue à Félix-Pyat. Le chiffre de 80 000 euros de bénéfice hebdomadaire avancé par le policier nous semble difficile à réconcilier avec les niveaux de trafic que nous avons pu observer lors de nos recherches dans la cité. Et ceci même en prenant en compte le fait qu’une grande partie des ventes se font par <a href="https://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/eftxcg2dc.pdf">internet</a> plutôt que par le deal de rue.</p>
<p>En tout cas, les chiffres de saisies policières partielles concernant le trafic prenant place dans la cité auxquels nous avons eu accès impliquent souvent des quantités de drogue très faibles. Nous avons également essayé de confirmer certains des chiffres sur les rémunérations des différents « métiers » de la drogue, comme les « guetteurs », c’est-à-dire l’échelon le plus bas du trafic qui concerne surtout des jeunes de 14 à 18 ans. Postés en des lieux stratégiques de la cité, ils ont la responsabilité de donner l’alerte si la police ou toute personne jugée « suspecte » pénètre dans les lieux. Les autorités, mais aussi les travailleurs sociaux, associatifs, et même certains habitants du quartier, affirment qu’ils gagnent près de 200 euros par jour.</p>
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<figcaption><span class="caption">So La Zone, le jeune rappeur marseillais, originaire de la Castellane, s’est fait connaître en racontant notamment son quotidien de dealer et ses relations avec la police et les institutions judiciaires.</span></figcaption>
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<p>Cela signifierait donc qu’un « guetteur » gagne quatre fois plus que le smic. À la lumière de nos observations sur le terrain, ce montant nous parait peu probable. En effet, les guetteurs que nous avons vus n’affichent que très peu de signes ostentatoires d’une quelconque richesse et donnent souvent même plutôt l’impression d’être dans le besoin à la façon dont ils sont habillés.</p>
<p>De plus, il s’agit d’une activité irrégulière et à temps partiel. Les jeunes proches du réseau avec qui nous avons échangé ont suggéré qu’au mieux un guetteur pouvait s’attendre à recevoir « un kebab ou un peu de drogue, peut-être 20 euros, s’il a de la chance ». Certains <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ms4LVcABjiI">reportages</a> à propos du trafic de drogue à Félix-Pyat semblent en outre confirmer ces dires.</p>
<p>Il arrive même que les guetteurs ne perçoivent aucune rémunération, en tout cas quand ils commencent cette activité. Comme nous l’a expliqué un jeune de Félix-Pyat qui avait été « aspirant guetteur », il s’était mis à guetter « juste comme ça », en imitant d’autres jeunes, pour essayer de se rapprocher du réseau, parce qu’il « voulait se faire de l’argent facile ». Ce dernier a rapidement déchanté et a vite délaissé le trafic après quelques semaines.</p>
<p>Au vu de la condition socio-économique de ceux qui nous ont confié avoir été impliqués par le passé dans le trafic de la drogue à Félix-Pyat, on peut aussi estimer que la grande majorité ne s’est pas enrichie (une situation qui s’applique aussi à <a href="https://www.berghahnjournals.com/downloadpdf/view/journals/focaal/2017/78/fcl780109.pdf">d’autres contextes</a>).</p>
<p>Selon nos recherches et nos entretiens, il apparaîtrait donc que les niveaux de rémunérations liés au trafic de drogue restent en vérité assez flous et souvent de l’ordre du fantasme, en tout cas au niveau de la cité – ceci ne veut pas dire que le trafic de drogue ne génère pas des revenus importants, mais ceux-ci sont surtout associés avec les hautes sphères du crime organisé, comme l’ont par exemple documenté <a href="https://www.cairn.info/milieux-criminels-et-pouvoirs-politiques--9782811100179.htm">Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues</a>.</p>
<h2>Qu’est-ce qu’un règlement de compte ?</h2>
<p>S’il existe des éléments de contradictions et de confusion autour des discours concernant les rémunérations associées avec le trafic de drogue, ils sont encore plus importants concernant d’autres notions associées avec celui-ci, comme celle du « règlement de compte », largement relayée par les <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/reglement-de-comptes-a-marseille-coup-de-filet-contre-une-equipe-de-la-dz-mafia-suspectee-d-un-narchomicide-a-la-cite-des-micocouliers-2905520.html">médias</a> pour parler des homicides liés au trafic de drogue à Marseille.</p>
<p>Si l’expression n’a aucun statut juridique formel, elle n’en est pas moins utilisée, notamment par la police ou les institutions publiques, pour décrire une grande partie des <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/carte-reglements-de-comptes-dans-quels-quartiers-ont-eu-lieu-les-narchomicides-a-marseille-en-2023-2873189.html">homicides</a> liés au trafic de drogue qui ont lieu dans cité phocéenne ou ailleurs. À Marseille, on dénombre chaque année entre 20 et 30 règlements de compte par an depuis 2015, avec un pic exceptionnel de <a href="https://www.lemonde.fr/m-le-mag/visuel/2024/01/12/un-mort-par-semaine-a-marseille-les-ravages-de-la-guerre-de-la-drogue_6210524_4500055.html">49 morts en 2023</a>.</p>
<p>La logique sous-jacente du « règlement de compte » est de distinguer les <a href="https://books.openedition.org/pup/50550">meurtres liés aux dynamiques internes du trafic de drogue</a> – par exemple pour des questions de conflits d’ordre financiers ou de contrôle du marché – de meurtres qui seraient plus d’ordre interpersonnel ou accidentel.</p>
<p>Les médias parlent clairement beaucoup moins de ces derniers, préférant plutôt établir des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_r%C3%A8glements_de_comptes_%C3%A0_Marseille_et_sa_r%C3%A9gion">décomptes annuels</a> du nombre croissant de règlements de compte à Marseille.</p>
<p>Mais décrire un homicide systématiquement comme un « règlement de compte » est épistémologiquement problématique, car il décontextualise cette violence, limitant sa cause et ses conséquences au seul trafic de drogue et aux personnes directement impliquées, c’est-à-dire à un conflit entre la victime et son meurtrier.</p>
<p>En réalité, les dynamiques et les motivations qui sous-tendent la violence liée au trafic de drogue ont souvent d’autres dimensions, et trouvent leurs origines dans un contexte plus large qui reste méconnu.</p>
<h2>Comprendre les logiques de la violence</h2>
<p>Prenons par exemple le <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/homme-24-ans-abattu-cite-felix-pyat-marseille-1364327.html">conflit violent survenu à Félix-Pyat en 2017</a> impliquant la mort d’un trafiquant local, tué par d’autres trafiquants de la cité. À priori, ce meurtre correspondrait très bien à la notion d’un règlement de compte, c’est-à-dire une tuerie entre dealers pour le contrôle du trafic dans la cité. C’est effectivement ce qui a été rapporté dans les médias à l’époque.</p>
<p>Mais même si ces éléments étaient factuels, parler de ce meurtre uniquement en termes de règlement de compte est réducteur et masque certains facteurs significatifs, historiques, communautaires ou démographiques. Le fait notamment que la victime était d’origine maghrébine et que ses assassins étaient Comoriens. Aucun média ne l’a mentionné, or c’est capital si l’on veut comprendre les logiques de cette violence.</p>
<p>L’assassinat peut être lié à un moment critique de transition dans l’organisation du trafic de drogue à Félix-Pyat. Ce dernier était jusque-là dominé par un groupe de Maghrébins qui cantonnait les Comoriens à des tâches subalternes, en les maltraitant au passage. Suite à l’assassinat du trafiquant maghrébin, c’est un groupe de Comoriens qui a pris les commandes du trafic local.</p>
<p>Ce basculement peut être associé à des évolutions démographiques plus larges, et plus particulièrement à la minorisation de la population maghrébine de Félix-Pyat suite à une <a href="https://recitsdevie.org/projet_au-143-rue-felix-pyat.htm">importante vague migratoire comorienne</a> dans les années 1990 et 2000.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/SUO3NGtd8FU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage LCP sur la diaspora comorienne à Marseille.</span></figcaption>
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<p>Ceci a conduit à des tensions raciales dans la cité, qui ont certainement contribué au cycle de violences débouchant sur le meurtre, et dont on retrouve trace lors d’entretiens que nous avons effectués.</p>
<p>Les discours, tant de ceux impliqués dans le trafic que de nombreux habitants du quartier, expliquaient le meurtre comme une vengeance des « esclaves noirs » contre les « esclavagistes arabes », reprenant une rhétorique historique et racialisée symboliquement puissante.</p>
<p>Ce meurtre montre ainsi que les causes de ce genre de violence débordent souvent les seuls enjeux du trafic de drogue et qu’ils peuvent être liés à une histoire et à des dynamiques locales particulières.</p>
<p>Cette contextualisation est d’autant plus importante quand on considère la réponse policière à ces meurtres. La stratégie dite de « pilonnage » notamment qui, comme <a href="https://www.20minutes.fr/societe/3227239-20220201-marseille-quoi-strategie-pilonnage-trafics-stup">l’indiquait un article récent</a>, consiste principalement à « taper de façon massive et répétée sur les endroits les plus problématiques pour effriter les points de deals et les réseaux de trafiquants » ne prend pas forcément en compte ces éléments contextuels.</p>
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<img alt="Contrôle d’un scooter dans le IIIᵉ arrondissement de Marseille, 2010. Photo d’illustration" src="https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577976/original/file-20240226-17-zie9ae.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Contrôle d’un scooter, 2010. Photo d’illustration.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/25998107@N03/4460904556/in/album-72157623565134453/">Philippe Pujol/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme le relèvent les chercheurs Michel Peraldi et Claire Duport, ces interventions policières s’inscrivent dans un champ d’action limitée, celui du <a href="https://www.transverscite.org/IMG/pdf/marseille_une_affaire_d_etat_aoc_2021.pdf">« harcèlement policier et judiciaire »</a> uniquement des individus perçus comme directement associés avec le trafic de la drogue. Une compréhension plus large des enjeux démographiques et historiques pourrait peut-être permettre de mettre en place des mesures plus efficaces – et pas uniquement répressives – pour lutter contre et pallier les effets du trafic de la drogue.</p>
<h2>Des morts imbriquées dans des dynamiques plus larges</h2>
<p>La violence liée au trafic de la drogue est également indissociable de la vie sociale de la cité, dans la mesure où un trafiquant de drogue assassiné dans un règlement de compte est toujours le fils, l’ami, l’amant, le voisin ou une connaissance de quelqu’un. Autant de perspectives qui nourrissent un récit plus complexe que celui généralement rendu public et qui permettent aussi de mieux comprendre la place et les conséquences du trafic et de sa violence dans la cité.</p>
<p>Prenons par exemple un deuxième homicide qui a eu lieu à Félix-Pyat en février 2022, lorsque nous étions sur le terrain. La victime était un jeune homme de 23 ans. Selon les médias et la police, il était <a href="https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/un-marseillais-de-23-ans-tue-par-balles-a-la-cite-felix-pyat-1644832997">« connu des forces de l’ordre »</a>, laissant ainsi entendre que cette mort était probablement un règlement de compte on ne peut plus « classique ».</p>
<p>Dans la cité, par contre, de nombreuses rumeurs contradictoires ont circulé. Si aucune de celles-ci ne remettait en cause le fait que la victime ait été impliquée dans le trafic de drogue, il a été dit que les causes de sa mort étaient toutes autres, et que le jeune homme aurait « mal regardé » ou « mal parlé » à quelqu’un, qu’il aurait fait de l’œil à la femme d’un d’autre, qu’il devait de l’argent ou encore qu’il était au centre d’un conflit familial.</p>
<p>Nous ne savons pas ce qui est vrai ou pas, mais le fait qu’il y ait eu de multiples rumeurs est significatif, car cela suggère, comme dans le cas du meurtre qui a eu lieu à Félix-Pyat en 2017, que cette mort était potentiellement au cœur de dynamiques plus larges que des conflits d’intérêts internes au trafic de drogue.</p>
<p>Il ne s’agit pas juste d’un problème d’ordre conceptuel ou de représentation. Une expression telle que la notion du « règlement de compte » – ou bien aussi celle plus récente de <a href="https://www.lefigaro.fr/marseille/narchomicide-a-marseille-deux-hommes-mis-en-examen-20240112">« narchomicide »</a> – finit par conditionner la manière dont on traite la violence.</p>
<p>La couverture médiatique des règlements de compte contribue en particulier à déshumaniser les protagonistes de ces violences, les qualifiant en général uniquement de personnes « connues des services de police », « connues pour des délits liés aux stupéfiants », ou bien « connues pour des faits de trafic de drogue ».</p>
<p>Réduire ainsi tant les auteurs et victimes d’un règlement de compte ou narchomicide à leur seul statut de criminel récidiviste conditionne non seulement la réponse des autorités publiques au trafic de la drogue mais aussi la réception émotionnelle et morale de cette violence, empêchant en particulier de comprendre comment cette violence peut émerger et les conséquences profondes qu’elle peut avoir.</p>
<h2>Une ambiance changée</h2>
<p>En mai 2023, nous sommes retournés à Félix-Pyat après quelques mois d’absence. La cité était en deuil, car <a href="https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/trois-jeunes-hommes-tues-par-balles-devant-une-boite-de-nuit-a-marseille-2777410.html">trois jeunes avaient été assassinés</a> dans leur voiture à la sortie d’une boite de nuit. Les médias ont présenté l’affaire comme un règlement de compte, soulignant en particulier :</p>
<blockquote>
<p>« parmi les occupants de la voiture (visée) trois étaient connus des services de police pour trafic de stupéfiants et sont originaires d’une cité qui est connue pour les trafics de stupéfiants, la cité Félix-Pyat ».</p>
</blockquote>
<p>Il y avait en fait <a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/marseille-trois-hommes-tues-par-balles-ce-matin-selon-les-secours-21-05-2023-UTW5UM74QVHIBEYLXIGD5XNIXQ.php">cinq personnes dans la voiture</a>, et d’après les habitants de Félix-Pyat avec qui nous en avons parlé, une seule des trois victimes aurait été impliquée dans le trafic.</p>
<p>Cependant, tous « étaient des gens que tout le monde connaissait ». Des centaines de personnes de la cité sont allées à leurs prières funéraires, et encore plus ont circulé sans discriminer entre les appartements des familles des trois défunts afin de leur présenter leurs condoléances, et en particulier aux mères, « qui sont celles qui souffrent le plus de la violence », comme nous a dit Nadia lors d’un entretien.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/meres-des-quartiers-populaires-des-intermediaires-sur-le-fil-210141">Mères des quartiers populaires : des intermédiaires sur le fil</a>
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<h2>« Tu pourrais mourir juste parce que tu sors acheter du pain… »</h2>
<p>Mais au-delà du choc, l’ambiance dans la cité nous a semblé particulièrement pesante en mai 2023, en partie parce que ces meurtres ont eu lieu durant une période de six mois de violence accrue à Félix-Pyat.</p>
<p>De multiples attaques perpétrées depuis des voitures en marche par des personnes extérieures à la cité avaient notamment eu lieu, faisant plusieurs dizaines de blessés, dont beaucoup de victimes « collatérales » qui n’étaient pas liées au trafic de drogue.</p>
<p>Les habitants du quartier liaient cette nouvelle violence indiscriminée à une guerre entre <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/08/17/a-marseille-la-rivalite-entre-deux-bandes-de-trafiquants-de-drogue-de-plus-en-plus-meurtriere_6185612_3224.html">deux réseaux du trafic de drogue</a> opérant au niveau de la ville de Marseille tout entière <a href="https://www.ouest-france.fr/provence-alpes-cote-dazur/marseille-13000/dz-mafia-vs-yoda-trois-choses-a-savoir-sur-ces-deux-gangs-de-trafiquants-en-guerre-a-marseille-1ccb662a-3ce2-11ee-96f7-905515ebb819">et avec des ramifications internationales</a>. Ils n’en comprenaient pas la logique car elle n’était plus locale, dépassant le cadre de la cité, ce qui générait une énorme peur.</p>
<p>Les habitants de la cité se voyaient comme les victimes d’enjeux qui les dépassaient totalement :</p>
<blockquote>
<p>« Avant la personne qui mourrait était la personne qui était visée, c’était normal. Maintenant il n’y a plus de logique… » nous dit Aamira, une habitante de longue date.</p>
</blockquote>
<p>Fatima, pour sa part, renchérit :</p>
<blockquote>
<p>« on a tous peur, tu t’imagines, tu pourrais mourir juste parce que tu sors acheter du pain… ».</p>
</blockquote>
<p>Face à cette violence imprévisible et d’origine externe, la réponse des habitants a donc été de mettre en avant les liens sociaux et la solidarité au sein de la communauté, et de commémorer les trois jeunes morts. Cette réaction collective démontre bien à quel point les effets de la violence du trafic de la drogue vont au-delà de celui-ci, et comment ils affectent la communauté locale tout entière.</p>
<p>Sans une compréhension plus globale du contexte et des conséquences sociales et culturelles de cette violence et de la façon dont elle se structure, nous ne pourrons pas développer d’outils efficaces pour la contrer. Et limiter ses effets.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220893/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dennis Rodgers a reçu une bourse ERC Advanced Grant (no. 787935) du Conseil Européen de la Recherche (<a href="https://erc.europa.eu">https://erc.europa.eu</a>) pour un projet intitulé “Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography” (GANGS).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Steffen Bo Jensen is a senior researcher at DIGNITY-Danish Institute Against Torture and a professor at the Department of Politics and Society, Aalborg University in Denmark
</span></em></p>Il existe de profondes contradictions et ambiguïtés concernant le trafic de la drogue à Félix-Pyat.Dennis Rodgers, Research Professor, Anthropology and Sociology, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Steffen Bo Jensen, Professor, Department of Politics and Society, Aalborg UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2224212024-03-06T16:14:15Z2024-03-06T16:14:15ZL’opéra, un univers propice aux violences sexistes et sexuelles ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580461/original/file-20240307-29-1r3uj9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=155%2C0%2C6334%2C4281&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'Opéra de Paris (Palais Garnier).</span> </figcaption></figure><p><em>Cet article a été écrit avec Soline Helbert (le nom a été changé), chanteuse lyrique, diplômée en droit des universités Paris I et Paris II.</em></p>
<hr>
<p>Dans le sillage du mouvement #MeToo, la question des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans les mondes de l’art – musique, cinéma, cirque, danse ou théâtre – s’est imposée avec force dans les débats publics, les médias ou encore les institutions publiques et privées. Les points de vue sont nombreux, les interventions sont variées, les solutions proposées sont multiples. Et pourtant, aucune enquête scientifique n’a été pour l’instant menée à son terme dans un monde de l’art en France, et ce alors même que les inégalités femmes/hommes <a href="https://ojs.letras.up.pt/index.php/taa/article/view/5037">ont fait l’objet de recherches sérieuses ces vingt dernières années</a>.</p>
<p>C’est tout le sens de <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/sqrm/2021-v22-n1-2-sqrm07828/1097857ar.pdf">l’enquête scientifique</a> menée en 2020 dans le monde de l’opéra par deux universitaires spécialisées en sociologie des arts et du genre et par une chanteuse lyrique. L’enquête n’a pas été conduite au sein de structures spécifiques, mais au moyen d’un questionnaire en ligne (336 répondantes et répondants) et de dix-huit entretiens qualitatifs. Elle a saisi aussi bien la force des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans l’opéra français, quel que soit le lieu d’exercice, que ses conditions sociales de production, de légitimation et de non-dénonciation.</p>
<h2>Des agissements sexistes et sexuels omniprésents</h2>
<p>Une liste d’agissements sexistes et sexuels était soumise aux répondantes et répondants, du plus banal comme la blague sexiste au plus grave comme un acte sexuel non désiré (voir graphiques pour la liste des agissements et les principaux résultats statistiques).</p>
<p>Or, ces agissements sont récurrents d’après 75 % des répondantes et répondants, dont 25 % les jugent quasi permanents.</p>
<p>Quelle que soit la profession exercée (soliste, artiste de chœurs), les femmes sont surreprésentées parmi les victimes et les répondantes et répondants désignent à 74 % des hommes comme étant à l’origine des faits rapportés, les femmes n’étant autrices exclusives que dans quatre cas.</p>
<p>La personne qui est à l’origine des agissements sexistes est le plus souvent un homme qui a du pouvoir sur elles de manière directe, mais aussi dans une large proportion un collègue.</p>
<p><iframe id="GHhoa" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/GHhoa/3/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<h2>Un très faible niveau de dénonciation</h2>
<p>Interrogés sur leurs réactions face aux agissements sexistes et sexuels, les répondantes et répondants révèlent une difficulté à dénoncer les faits. Seuls 18 % confirment parfois rapporter les agissements à un supérieur hiérarchique et 6 % l’ont fait à une autorité extérieure.</p>
<p>Pourtant, l’impact psychologique de ces faits est important tel qu’un sentiment de honte et d’humiliation ou une perte de confiance. Et une partie des répondantes et répondants rapportent avoir subi des conséquences professionnelles en lien avec ces agissements sexistes et sexuels.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>La peur est le sentiment impliqué dans 3 des 4 causes de non-dénonciation cochées par plus de 30 % des répondants : « peur pour la suite de votre carrière » (32 %), « peur de passer pour chiante ou chiant » (34 %) ou « pour ne pas attirer l’attention, faire de vagues » (40 %) – qui suppose implicitement une peur d’être exposé.</p>
<p>Comment expliquer aussi bien l’omniprésence des agissements sexistes et sexuels que leur faible dénonciation malgré des conséquences négatives évidentes ?</p>
<p><iframe id="PtlZl" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/PtlZl/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<h2>Les conditions sociales de production et de faible dénonciation des agissements sexistes et sexuels</h2>
<p>La peur, qui est au cœur de la difficulté à dénoncer, prend tout d’abord racine dans le caractère saturé, concurrentiel et précaire des mondes de l’art. Les personnels de l’opéra craignent que chaque production dans un théâtre soit la dernière :</p>
<blockquote>
<p>« Lorsqu’on travaille sur une même production, bien sûr, on s’entend bien et il y a de l’entraide. Mais étant donné que le métier est très fortement concurrentiel, cela rend difficile le fait d’être vraiment solidaires. Chacune fait ce qu’elle peut pour mener sa carrière. » (Alice, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
</blockquote>
<p>Un deuxième phénomène favorise la production d’agissements sexistes et sexuels : le poids de la séduction physique dans les interactions sociales. Elle est au cœur des métiers de la scène, mais surtout elle conduit souvent à l’hypersexualisation des femmes. Ce phénomène semble rendre particulièrement difficile pour une partie des personnes concernées, notamment des hommes en situation de pouvoir, la construction de frontières « claires » entre les comportements professionnels de séduction attendus – liés notamment au jeu de scène – et les agissements sexistes ou sexuels dégradants et relevant des violences de genre.</p>
<p>De fait, les personnages féminins dans les œuvres sont souvent des femmes séduisantes et amoureuses, généralement impliquées exclusivement dans des enjeux amoureux ou sexuels. Et les mises en scène actuelles tendent à sexualiser encore davantage ces personnages féminins.</p>
<p>À la question de savoir si ses costumes mettent en valeur son sex-appeal, une chanteuse répond : « Oui, complètement. Sauf si mon personnage est une vieille dame, ou un personnage inspiré du dessin animé […]. Mais ces productions-là se comptent sur les doigts d’une main. Dans de nombreuses autres, on me met un porte-jarretelle, un mini short, alors que rien ne l’impose dans l’histoire ! » (Amanda, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
<p>Le port de ces tenues sexualisées semble encore transformer ces chanteuses en objets de désir disponibles. Cela peut expliquer que certains directeurs de casting privilégient des chanteuses sexuellement attirantes :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai entendu des metteurs en scène dire lors du choix d’une chanteuse qu’il fallait quand même qu’on ait envie de la baiser. » (Céline, chanteuse lyrique, 30-40 ans)</p>
</blockquote>
<p>Certains metteurs en scène, chanteurs ou responsables de production peuvent alors poursuivre ces femmes de leurs assiduités, leur « voler » des baisers après les répétitions, avoir des gestes ou des paroles déplacés. Les femmes chanteuses lyriques apprennent à <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/les-femmes-du-jazz/">« fermer la séduction »</a> afin d’éviter au mieux les violences sexuelles et les agissements sexistes. Ainsi, certaines choisissent des tenues peu suggestives ou des comportements distants : ne pas répondre aux SMS, ne pas sortir entre collègues, mettre en avant une relation stable, son rôle de mère. Cette nécessaire autoprotection démontre le poids de ces violences de genre sur leur quotidien.</p>
<p>Un dernier point montre enfin le caractère circulaire du sexisme à l’œuvre dans ce monde professionnel. Quand les femmes décident de dénoncer une violence sexuelle subie, elles se trouvent alors soumises à un paradoxe. Ayant été transformées en objets sexuels, elles ne peuvent qu’être la cause des violences subies, sauf preuves contraires. Elles doivent justifier d’un comportement exemplaire et le moindre écart est interprété comme la cause du comportement répréhensible de l’agresseur. Voici ce qu’en dit cette femme victime d’une violence sexuelle – embrassée de force à plusieurs reprises et harcelée par messages par son metteur en scène :</p>
<p>À notre question « Vous avez indiqué ne pas avoir parlé des choses que vous aviez subies par peur que l’on vous renvoie la faute », cette chanteuse répond : « J’ai une collègue qui a porté plainte, et je sais comment ça se passe. On analyse tes faits et gestes pour savoir si tu n’as pas provoqué la situation. C’est toujours pareil… des messages décalés des directeurs, parfois à une heure du matin. Au début, tu es toute jeune, tu te demandes ce qui va se passer si tu ne réponds pas, s’il ne va pas annuler ton contrat. Donc tu réponds. Et après on va te dire « si tu as répondu à minuit, il ne faut pas t’étonner qu’après… » À cause de ça, je n’ai jamais eu envie de me retrouver sous les feux de ce genre d’enquête ! » (Coline, chanteuse lyrique, 20-30 ans)</p>
<p>Pour finir, le « talent » supposé de l’agresseur tend à freiner toute velléité de dénonciation. Il justifierait d’accepter certaines « dérives » comportementales, et notamment les pratiques sexistes et sexuelles :</p>
<blockquote>
<p>« Ah oui, X – un metteur en scène reconnu –, c’était Minitel rose, il sautait l’administratrice […]. J’ai repris des gens au sujet de l’affaire Domingo dans des dîners qui disaient “quand même, attaquer un si grand artiste, qui n’a rien fait…” Non. Rien fait, vous ne savez pas. En fait je sais, mais on va dire qu’on ne sait pas ! » (Amélie, chanteuse lyrique, 50-60 ans)</p>
</blockquote>
<p><iframe id="ZMRvP" class="tc-infographic-datawrapper" src="https://datawrapper.dwcdn.net/ZMRvP/1/" height="400px" width="100%" style="border: none" frameborder="0"></iframe></p>
<p>Précarité et incertitude professionnelles, hypersexualisation des chanteuses, prépondérance des capacités de séduction physique dans les critères de recrutement et dans les interactions sociales, tolérance des personnels vis-à-vis des « dérives » des grands noms du spectacle… Nombreux sont les éléments structurels participant à produire et à légitimer <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2019-1-page-17.htm?ref=doi">« un continuum »</a> des violences sexistes et sexuelles récurrentes et non dénoncées.</p>
<p>Les mondes de l’art gagneraient à ouvrir les portes aux chercheurs et aux chercheures afin de mieux identifier les agissements sexistes et sexuels à l’œuvre et, plus important encore, les conditions sociales de production de ces agissements afin de pouvoir envisager des réponses adaptées à ce phénomène à l’avenir.</p>
<p>Précisons enfin que depuis que l’enquête a été menée, en 2020, le recours à des coordinatrices et des coordinateurs d’intimité s’est développé sur les productions d’opéra, sans que l’on puisse se prononcer sur la capacité réelle de ces intervenantes à prévenir les dérapages lors de scènes intimes. <a href="https://www.radiofrance.fr/francemusique/menaces-les-artistes-lyriques-creent-le-collectif-unisson-et-appellent-l-etat-a-l-aide-7403286">Le collectif Unisson</a> joue également un rôle favorable dans la circulation de la parole sur le sujet. Si une prise de conscience semble se produire petit à petit, les résultats de l’enquête menée en 2020 semblent cependant toujours d’actualité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222421/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une enquête sociologique permet de mesurer la force des violences sexistes et sexuelles à l’œuvre dans l’opéra français.Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneIonela Roharik, Sociologue, ingénieure d’études, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2239922024-03-01T16:29:13Z2024-03-01T16:29:13Z« Paysan » : histoire d’un terme tour à tour stigmatisant et valorisant<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577108/original/file-20240221-26-3bkgdk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C0%2C2348%2C1762&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La Paye des moissonneurs, Léon Augustin Lhermitte, 1882, musée d'Orsay.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Paye_des_moissonneurs#/media/Fichier:Lhermitte_La_Paye_des_moissonneurs.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>La conférence de Gabriel Attal, qui s’est tenue le 26 janvier 2024 dans une ferme près du barrage de l’autoroute A64, foyer de la dernière contestation agricole, a marqué les esprits en raison de l’organisation dont <a href="https://www.lepoint.fr/politique/bottes-de-paille-saucisson-et-vin-rouge-le-numero-de-charme-de-gabriel-attal-aupres-du-monde-agricole-27-01-2024-2550843_20.php">elle a fait l’objet</a>. Le premier ministre y apparaît planté au milieu d’un public d’agriculteurs, avec des bottes de paille en guise de pupitre, et une grange, une petite église et la montagne en toile de fond.</p>
<p>En déclarant que <a href="https://twitter.com/BFMTV/status/1750923207501021389">« sans nos paysans et agriculteurs, ce n’est plus la France »</a>, Gabriel Attal parle des agriculteurs pour encenser la puissance économique <a href="https://theconversation.com/agriculture-comment-napoleon-iii-a-permis-le-productivisme-a-la-francaise-222775">d’une agriculture productiviste</a> et exportatrice. Le terme paysan revêt quant à lui une dimension affective. Le discours de Gabriel Attal se veut rassurant, protecteur, voire paternaliste. Il s’adresse bien sûr aux exploitants agricoles, mais aussi à toute une partie de la société française en manque de repères dans la mondialisation. Cette thématique est particulièrement exploitée par l'extrême-droite. Dans un message publié sur Twitter/X, le 1er mars 2024, Marion Maréchal-Le Pen oppose ainsi les « paysans » et les « migrants ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1763523482434814191"}"></div></p>
<p>Si à l’heure actuelle le mot <em>paysan</em> est donc plutôt valorisé, il convient de ne pas oublier sa nature polysémique et son acception changeante au fil des circonstances et de <a href="https://theconversation.com/comment-la-societe-francaise-a-appris-a-mepriser-les-paysans-et-leurs-patois-223387">l’histoire</a>.</p>
<p><a href="https://books.openedition.org/pulg/1107">L’étymologie du terme <em>paysan</em></a> vient du latin <em>pagus</em> (pays) : circonscription administrative et religieuse à la fin de l’Empire romain. Ses habitants sont appelés les « <em>pagani</em> », les « gens du pays », par opposition aux « alienus », c’est-à-dire aux étrangers, en fait souvent des militaires romains. Aux IV<sup>e</sup>-V<sup>e</sup> siècles, les chrétiens, qui affirment être les soldats du Christ désignent les <em>pagani</em> comme des <em>paganus</em> (païens), parce qu’ils continuent d’exercer le polythéisme à l’inverse des citadins.</p>
<p>Les païens se situent donc essentiellement dans les campagnes du point de vue chrétien. Au cours du Moyen Âge, le mot <em>païsant</em>, <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2012-1-page-117.htm">attesté à partir du XIᵉ siècle,</a> en vient à désigner l’habitant de son pays natal et une personne qui cultive la terre. Cependant, le travailleur du sol est plus souvent qualifié de « vilain », de « serf » ou encore de « manant ».</p>
<h2>Du paysan « littéraire » au paysan « politique »</h2>
<p>L’invention littéraire et artistique du « bon paysan » ne se produit vraiment qu’au XVII<sup>e</sup> siècle et durant la première moitié du XVIII<sup>e</sup> siècle. En 1680, Madame de Sévigné vante les <a href="https://www.persee.fr/doc/abpo_0003-391x_1972_num_79_3_2647">« âmes de paysans plus droites que des lignes »</a>. Dans <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105077m/f1.item"><em>Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle</em></a> (1688) de Jean de La Bruyère, c’est un être franc, utile, qui a un bon fond, même s’il vit dans la misère.</p>
<p>Ces qualités de simplicité et d’honnêteté, qui frôlent la naïveté, sont encore mises en évidence par Marivaux dans son roman <a href="https://editions.flammarion.com/le-paysan-parvenu/9782081231481"><em>Le Paysan parvenu</em></a> (1735). L’exaltation des vertus paysannes permet à ces auteurs de dénoncer les vices de la Cour du roi de France à Versailles. La connotation péjorative du terme <em>paysan</em> semble s’imposer à la même époque en réaction. Elle apparaît dans l’édition de 1718 du <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1280389n/f243.item"><em>Nouveau Dictionnaire de l’Académie française</em></a> :</p>
<blockquote>
<p>« Homme, femme de village, de campagne. […] On dit, d’un homme malpropre et incivil, que c’est un paysan, un gros paysan, qu’il a l’air d’un paysan. »</p>
</blockquote>
<p>La dévalorisation du mot <em>paysan</em> s’accentue au cours du XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>L’apparition du « cultivateur »</h2>
<p>Les philosophes des Lumières et les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Physiocratie">physiocrates</a> préfèrent utiliser le terme <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-et-societes-rurales-2017-2-page-93.htm"><em>cultivateur</em></a> pour désigner la personne qui travaille le sol.</p>
<p>Ils opposent les cultivateurs, qui sont utiles pour l’économie, aux aristocrates oisifs et décadents. Le mot <em>paysan</em> renvoie à un état intermédiaire entre celui de sauvage et celui de cultivateur sur l’échelle du progrès humain. La stigmatisation du terme <em>paysan</em> est <a href="https://theses.hal.science/tel-04187197">inversement proportionnelle à la valorisation de celui de cultivateur</a>. Au XIX<sup>e</sup> siècle, les élites agricoles, qui veulent moderniser les campagnes, <a href="https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1966_num_21_1_1265">ne parlent jamais de paysans</a>, terme jugé infamant, mais de cultivateurs, d’agriculteurs, de viticulteurs, d’éleveurs, etc. Le paysan reste une importante figure littéraire au XIX<sup>e</sup> siècle, mais sa perception varie en fonction des auteurs et des circonstances politiques.</p>
<p>Les républicains démocrates, comme George Sand dans <em>La Mare au Diable</em> (1846), ou Jules Michelet dans <em>Le Peuple</em> (1846), idéalisent le paysan. Ce dernier <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6118289n/f67.item.r=Michelet,%20Jules%20Le%20Peuple">écrit</a> : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure ».</p>
<p>Au contraire, Honoré de Balzac, dans <em>Les Paysans</em> (1844), ou Émile Zola dans <em>La Terre</em> (1887), dressent un <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_4_2676">portrait très noir du paysan</a>. Pour Balzac, propriétaire conservateur, c’est un dupe, un jaloux et un voleur de riches. Pour Zola, républicain hostile à Napoléon III <a href="https://www.napoleon.org/enseignants/documents/lage-dor-des-campagnes-limportance-du-monde-rural-cours-et-bibliogr/">soutenu massivement par l’électorat rural</a>, le paysan est orgueilleux, buté, obscène, violent.</p>
<h2>De la « classe objet » au sentiment d’appartenance</h2>
<p>Pierre Bourdieu qualifie la paysannerie de <a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_17_1_2572">« classe objet »</a>, pour expliquer <em>que « l’on ne pense à peu près jamais les paysans en eux-mêmes et pour eux-mêmes</em> », mais seulement pour louer ou critiquer un autre groupe.</p>
<p>Par exemple, dans le discours politique et journalistique dominant sous la III<sup>e</sup> République, le paysan représente un gage de moralité et de stabilité pour la société en opposition aux ouvriers urbains attirés par le socialisme. Avec l’essor des sciences médicales et anthropologiques, il représente la partie saine de la « race française », la vie rurale étant réputée meilleure pour la santé humaine. Cette valorisation biologique du paysan atteint son paroxysme avec <a href="https://books.openedition.org/pul/15740">l’idéologie raciste de l’État français (1940-1944)</a>. En outre, le « soldat-paysan » devient l’incarnation du patriotisme et de l’héroïsme suite à la Première Guerre mondiale (1914-1918).</p>
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<p>Dans ce contexte positif, des <a href="https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1966_num_21_1_1265">exploitants agricoles commencent à revendiquer l’identité paysanne</a>. Il s’agit d’une rupture historique majeure : avant le début du XX<sup>e</sup> siècle, très peu de gens ne se sentaient ou ne se disaient « paysans » dans les campagnes. Les mouvements politiques agrariens d’extrême droite, tels que les <a href="https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1975_num_22_2_2416">« Comités de Défense paysanne » de Dorgères</a>, concourent à la diffusion d’un sentiment d’appartenance paysan.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’Historial du Paysan Soldat, le monde rural pendant la Grande Guerre.</span></figcaption>
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<h2>Le paysan « égoïste, râleur, ennemi de la modernité »</h2>
<p>Le terme <em>paysan</em> redevient stigmatisant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Le citadin accuse le paysan de s’être enrichi sur son dos grâce au <a href="https://paybox.lhistoire.fr/les-parvenus-du-march%C3%A9-noir">marché noir</a> (1940-1949). Le gouvernement lui reproche d’être incapable de nourrir la France et d’être trop conservateur face au <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/remembrement">grand remembrement rural</a> (1955-1975). Il est encore jugé « égoïste, râleur, ennemi de la modernité », <a href="https://journals.openedition.org/economierurale/3473">à l’heure des premières manifestations de tracteurs dans les années 1960</a>.</p>
<p>La figure du « paysan millionnaire » devient ensuite un lieu commun des trente glorieuses, comme l’illustre le sketch de l’humoriste Fernand Reynaud : « Ça eût payé » (1965).</p>
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<figcaption><span class="caption">Fernand Reynaud, « Ça eût payé », 1965.</span></figcaption>
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<p>En 1967, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Mendras">Henri Mendras</a> publie un livre intitulé <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1967_num_8_4_3243"><em>La Fin des paysans</em></a> où il observe que le « paysan », qui cultive la terre de façon routinière, est remplacé progressivement par « l’agriculteur », qui exploite rationnellement à la manière d’un entrepreneur capitaliste. C’est la <a href="https://www.cairn.info/revue-paysan-et-societe-2018-3-page-27.htm">« révolution silencieuse »</a> et le triomphe du <a href="https://theconversation.com/agriculture-comment-napoleon-iii-a-permis-le-productivisme-a-la-francaise-222775">productivisme</a> (1950-1975).</p>
<p>La civilisation paysanne est, croit-on, appelée à disparaître.</p>
<h2>Une revalorisation marketing</h2>
<p>Toutefois, à partir des années 1960, des contestataires du productivisme, à l’instar de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Lambert">Bernard Lambert</a>, proposent un modèle agricole alternatif : <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2012-1-page-117.htm">l’agriculture paysanne</a>. Ils s’inscrivent résolument à gauche dans une logique anticapitaliste. Ils fondent la <a href="https://www.cairn.info/histoire-de-la-nouvelle-gauche-paysanne--9782707146311.htm">Confédération paysanne</a> en 1986. Néanmoins, les représentations du paysan restent globalement négatives jusqu’au début du XXI<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>L’importance croissante de la question environnementale dans le débat public et la critique de la mondialisation néolibérale tendent depuis à revaloriser le mot <em>paysan</em>. Ce dernier est désormais synonyme de denrées produites à proximité, par une personne de confiance avec aussi des visées marketing. Beaucoup de marques emploient le terme <em>paysan</em> et mettent des photos des agriculteurs ou des éleveurs sur les emballages.</p>
<p>Il constitue aux yeux des consommateurs le gage d’une alimentation plus saine et respectueuse de la biodiversité. Gabriel Attal énumère tour à tour les paysans et les agriculteurs, parce qu’il semble placer sur un pied d’égalité <a href="https://www.inrae.fr/actualites/meilleure-comparaison-entre-agriculture-biologique-conventionnelle">l’agriculture conventionnelle</a> et l’agriculture biologique. Aujourd’hui, le paysan semble donc être appelé à devenir un acteur aussi important que l’agriculteur.</p>
<p>Toutefois, l’histoire laisse penser que la portée du terme <em>paysan</em> fluctuera encore à l’avenir. Les conceptions du paysan forgées à chaque génération constituent néanmoins autant de strates sensibles et sémantiques qui accentuent la complexité et l’ambivalence du terme.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223992/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anthony Hamon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si à l’heure actuelle le mot « paysan » est plutôt valorisant, il convient de ne pas oublier sa nature polysémique et son acception changeante au fil de l’histoire.Anthony Hamon, Docteur en histoire contemporaine, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2233872024-02-25T16:27:23Z2024-02-25T16:27:23ZComment la société française a appris à mépriser les « paysans » et leurs « patois »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577081/original/file-20240221-20-u0u13t.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=28%2C102%2C1537%2C960&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une chanson en patois limousin. Carte postale ancienne. </span> </figcaption></figure><p>Les manifestations récentes par lesquelles le monde agricole français a fait entendre ses protestations et ses revendications ont, une fois de plus, fait apparaître des différences profondes, voire des fractures, <a href="https://theconversation.com/comprendre-le-malaise-des-agriculteurs-127862">entre le monde rural et le monde urbain</a> et plus encore entre des images valorisantes de l’urbanité et <a href="https://www.cairn.info/manuel-indocile-de-sciences-sociales--9782348045691-page-864.htm">dévalorisantes de la ruralité</a>.</p>
<p>La France moderne a été construite depuis <a href="https://www.cairn.info/sociologie-de-paris--9782707182623-page-39.htm">Paris</a>, <a href="https://www.cairn.info/sociologie-historique-du-politique--9782707196477-page-19.htm">lieu de la puissance politique</a>, en développant un sentiment de supériorité de la capitale sur « la province » (le singulier est significatif) et des villes (supposées modernes) sur les campagnes (supposées arriérées). Au lieu d’être fédérale, vu sa diversité, « la France est un pays dont l’unité a été construite à coups de cravache […] par l’autorité de l’État central », <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/lantisemitisme-de-laffaire-dreyfus-a-miss-france-en-passant-par-laffaire-epstein">selon Jean Viard</a>.</p>
<p>Les normes sociales valorisées ont donc été celles, urbaines, de la <a href="https://www.cairn.info/sociologie-de-paris--9782707182623-page-39.htm">ville-capitale</a> érigée en phare de l’État hypercentralisé. On le voit, par exemple, dans le fait qu’en français le mot <a href="http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?13;s=802211895;r=1;nat=;sol=2;">urbain</a> a le double sens « de la ville » et « poli, courtois » et que le mot <a href="http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?71;s=802211895;r=2;nat=;sol=0;">paysan</a> a le double sens de « rural, agricole » et « rustre, grossier ». Ce mode de relation est clairement confirmé par une analyse sociolinguistique plus large, comme on va le voir ci-après. En effet, la sociolinguistique a pour but d’étudier principalement deux choses : les effets de l’organisation d’une société sur les langues qu’on y parle et ce que la place faite aux langues révèle de l’organisation de cette société.</p>
<h2>Paris, ses bourgeois et leur langue érigés en modèle</h2>
<p>C’est en effet la langue de la capitale qui a été imposée notamment <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/HIST_FR_s8_Revolution1789.htm">à partir de la Révolution française</a> à l’ensemble des populations progressivement rattachées à la France. Elle est considérée comme la <a href="https://theconversation.com/le-conseil-constitutionnel-a-deja-pris-des-decisions-plus-politiques-que-juridiques-lexemple-des-langues-dites-regionales-203771">langue « normale » en France</a>. Et c’est le français des classes supérieures parisiennes qui a été prescrit comme modèle d’expression. Ainsi le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2018/01/Claude-Favre-de-Vaugelas.pdf">grammairien Vaugelas définissait-il ce « bon français » en 1647</a> :</p>
<blockquote>
<p>« La façon de parler de la plus saine partie de la Cour […] Quand je dis la cour, j’y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside. »</p>
</blockquote>
<p>La prétendue supériorité universelle du français, par opposition à toutes les autres langues et d’autant plus aux « patois régionaux », affirmée dès 1784 par le pamphlétaire <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81622t.image">Rivarol</a>, est régulièrement reprise dans les discours étatiques <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/10/30/inauguration-de-la-cite-internationale-de-la-langue-francaise-a-villers-cotterets">jusqu’à aujourd’hui</a>, par exemple par le président de la République lui-même lorsqu’il inaugure une <a href="https://blogs.mediapart.fr/philippe-blanchet/blog/141020/cite-de-la-langue-francaise-villers-cotterets-le-contresens-d-un-mythe-national">cité qui cultive les mythes</a> sur la langue française.</p>
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<p>Tout au long du XIX<sup>e</sup> siècle, la construction de la nation française passe par cette vision de la langue française, que l’école de la III<sup>e</sup> République (1870-1940) est chargée de mettre en œuvre de façon particulièrement offensive.</p>
<p>En 1951, le phonéticien Pierre Fouché poursuit cette vision suprémaciste de la langue de Paris et de ses classes dominantes en établissant pour l’enseignement une <a href="https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2015-1-page-7.htm">norme de prononciation du français</a> sur le modèle d’une « conversation soignée chez des Parisiens cultivés ».</p>
<h2>Les « patois pauvres et corrompus » des campagnes « provinciales »</h2>
<p>Quant aux autres <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/monde/langues_de_France.htm">langues de France</a>, comme on les appelle depuis 1999, elles ont, à l’inverse, été disqualifiées par le nom de « patois » au départ méprisant, par l’association au seul monde rural et à une arriération prétendue. L’origine du mot « patois » est discutée, mais il est très probable qu’il vienne du verbe « patoiller » qui veut dire soit « marcher dans la boue, barboter, patauger », soit « gesticuler, parler en faisant des signes avec les mains ». Dans les deux cas, c’est un terme péjoratif à l’origine.</p>
<p>Or, tout ceci est doublement faux : ces langues étaient aussi celles des villes (à Marseille par exemple le provençal était la langue générale jusque dans les années 1920) et d’intellectuels (Frédéric Mistral, licencié en droit, a reçu le prix Nobel de littérature pour son œuvre toute en provençal).</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577083/original/file-20240221-30-6eyjyr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=609&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Frédéric Mistral.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais les préjugés sont fondés sur un aveuglement pour ne voir que ce que l’on veut voir. Ainsi, on lit dans <a href="http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v12-p184/">l’Encyclopédie</a> (1765) :</p>
<blockquote>
<p>« Patois : Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois ; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale. »</p>
</blockquote>
<p>Le <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3413126b">Dictionnaire de Furetière</a> (1690) précisait :</p>
<blockquote>
<p>« Langage corrompu et grossier tel que celui du menu peuple, des paysans, et des enfants qui ne savent pas encore bien prononcer. »</p>
</blockquote>
<p>À la création de la 1<sup>ere</sup> République française, ses responsables considéraient ainsi que dans les provinces on parlait « ces jargons barbares et ces idiomes grossiers » à « éradiquer » (<a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/barere-rapport.htm">Rapport Barrère</a>, publié en 1794). Pourquoi ? Parce que « nous n’avons plus de provinces et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms » dont « deux idiomes très dégénérés » et parce que « l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits » à cause de cette « inévitable pauvreté de langage, qui resserre l’esprit » disait le <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/gregoire-rapport.htm">Rapport Grégoire</a> (publié en 1794). Il ajoutait « les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre », ne mesurant pas le racisme linguistique de son propos. </p>
<p>Le mépris des provinciaux, des ruraux et de leurs langues, alimentés par ces préjugés conjugués, a été sans borne. Il a culminé au XIX<sup>e</sup> siècle sous la forme d’un véritable racisme, dont celui contre les <a href="https://hal.science/hal-00879629/document">Bretons</a> ou les <a href="https://www.codhis-sdgd.ch/wp-content/uploads/2020/11/Didactica-6_2020_Piot.pdf">Méridionaux</a>, bien attesté.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=986&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/577084/original/file-20240221-22-7v1o6p.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1238&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le rapport de l’Abbé Grégoire.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>À l’époque <a href="http://www.sociolinguistique.fr/">l’étude scientifique des langues</a> n’existait pas encore. La sociolinguistique, qui se développe à partir des années 1950-1970, a montré par la suite que toutes les langues sont égales (y compris celles dites « patois ») : aucune n’est supérieure ou inférieure à une autre en raison de ses caractéristiques proprement linguistiques. Ce sont les hiérarchisations sociales qui se reflètent en hiérarchisation des langues ou de leurs variétés locales ou sociales particulières.</p>
<p>Hélas, comme on l’observe trop souvent et encore plus à l’époque des « fake news », les connaissances scientifiques ont du mal à remplacer les croyances répandues dans l’opinion publique. C’est d’autant plus le cas quand il s’agit de langues en France, pays où a été instaurée une véritable <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/11/25/le-francais-religion-d-etat-par-bernard-cerquiglini_343309_1819218.html">religion nationale de la langue française</a> accompagnée d’une sorte d’excommunication des autres langues.</p>
<p>En conséquence, cette conception est encore présente de nos jours. Le <a href="http://atilf.atilf.fr/">Trésor de la Langue française</a> (CNRS) la décrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Patois : Parler essentiellement oral, pratiqué dans une localité ou un groupe de localités, principalement rurales. Système linguistique restreint fonctionnant en un point déterminé ou dans un espace géographique réduit, sans statut culturel et social stable […]. Langage obscur et inintelligible. Synonymes : baragouin, charabia, jargon. »</p>
</blockquote>
<h2>Le « plouc » et son parler aussi méprisés l’un que l’autre</h2>
<p>Aujourd’hui encore, le stéréotype du « plouc » est fortement voire principalement constitué de caractéristiques linguistiques (“phrase, accent, prononciation, langue”), comme le montre <a href="https://www.cairn.info/revue-politiques-de-communication-2018-1-page-55.htm?contenu=article">l’étude de Corentin Roquebert</a>, qui conclut :</p>
<blockquote>
<p>« On peut relever l’association forte entre des catégories et des objets plus ou moins valorisés socialement, ce qui favorise l’expression d’un jugement social positif ou négatif sur une population : le beauf comme personnage raciste et sexiste, le hipster branché et cool qui n’aime pas le mainstream, la prononciation et l’accent du plouc. »</p>
</blockquote>
<p>Les préjugés <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-glottophobie-219038">glottophobes</a> contre des « patois » supposés employés (uniquement) par des « paysans » <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/10/les-deux-bouts-de-la-langue-par-michel-onfray_1386278_3232.html">sont toujours là</a>. Et même quand les « paysans » et autres « provinciaux » ont finalement adopté le français, bon gré mal gré, on continue à stigmatiser les <a href="https://francaisdenosregions.com">traces de leurs “patois” dans leurs façons de parler français</a> : mots locaux, expressions, tournures, et <a href="https://www.lexpress.fr/societe/discrimination-a-l-embauche-moqueries-cette-france-allergique-aux-accents-regionaux_2126439.html">surtout accent</a>…</p>
<p>Le pseudo raisonnement, fondé sur des préjugés, est circulaire : les « patois » ne sont pas de vraies langues puisqu’ils sont parlés par des « paysans »/les « paysans » sont des rustres puisqu’ils parlent « patois ». Les deux stéréotypes négatifs projetés simultanément sur les « paysans » et sur les « patois » (ou les « accents » qu’il en reste), associés les uns aux autres, se renforcent réciproquement et produisent un mépris de classe renforcé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Philippe Blanchet est membre de la Ligue des Droits de l'Homme.</span></em></p>Comment s’est imposée la prétendue supériorité universelle du français, par opposition aux patois régionaux ?Philippe Blanchet, Chair professor, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2237642024-02-22T08:35:31Z2024-02-22T08:35:31ZAu nom du paysage ? Éoliennes, méthaniseurs… pourquoi les projets renouvelables divisent<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/576174/original/file-20240216-24-i9vagu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Au-delà des nuisances, les opposants aux projets d'énergie renouvelables invoquent souvent des arguments d'ordre esthétique.</span> <span class="attribution"><span class="source">isamiga76 / Flickr</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>La vue, le bruit, ou encore l’odeur. Les arguments des opposants aux projets d’implantation d’infrastructures <a href="https://theconversation.com/fr/topics/energies-renouvelables-22981">d’énergies renouvelables</a> (ENR) renvoient de plus en plus systématiquement à la perception de l’environnement, qu’elle soit sensible ou esthétique.</p>
<p>C’est du moins le constat de l’enquête que je mène depuis 2021 au <a href="https://www.u-picardie.fr/habiterlemonde/">laboratoire Habiter le Monde</a> (Université de Picardie), à travers l’analyse de près de 1500 questionnaires et l’observation de réunions publiques dans six villes qui connaissent des projets d’implantation d’ENR en Hauts-de-France, Touraine et Alsace.</p>
<p>Nous avons ainsi noté que l’argumentation des opposants se cristallise autour d’une notion en particulier : le paysage, et cela, d’une façon qui vient l’esthétiser. L’atteinte au paysage apparaît ainsi comme le premier argument brandi par les <a href="https://www.larep.fr/griselles-45210/actualites/c-est-moche-et-ca-pollue-contre-l-implantation-d-eoliennes-des-opposants-forment-une-chaine-humaine-pres-de-montargis_14327905/">opposants aux projets éoliens</a>, de <a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-methanisation-a-t-elle-mauvaise-presse-88280">méthanisation</a> ou photovoltaïques.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505718/original/file-20230122-28471-kntkja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>La dimension esthétique, renvoyant à des nuisances visuelles, olfactives ou sonores, est souvent la première nommée, citée par plus de 90 % des répondants. Elle arrive bien avant les questions économiques (prix du foncier, finances de la commune), avant les enjeux de production et d’approvisionnement énergétique et même avant les problématiques écologiques.</p>
<p>À y regarder de plus près, ce phénomène révèle, en creux, une conception de l’environnement spécifiques à nos sociétés, mais aussi, l’importance des valeurs hygiénistes, et, enfin, une conception de la technologie et un rapport au politique fondé sur la défiance.</p>
<h2>Une « nature » sacralisée et des paysages à préserver</h2>
<p>Les opposants aux projets ENR affirment qu’il faut préserver le paysage local en l’état. Celui-ci, considéré comme « beau », révèle un rapport singulier à l’environnement. En effet, cette façon de penser le paysage tend à réduire l’environnement à la seule notion de « nature ».</p>
<p>Ils perçoivent cette nature ainsi conçue comme un ensemble d’écosystèmes harmonieux et pacifiés dans lequel, en plus d’être « beaux », la faune, la flore et les éléments coopéreraient dans un équilibre parfait, et où l’être humain est conçu comme une menace.</p>
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<p>Au cœur de cette conception, on retrouve l’idée d’un paysage sacralisé et immuable, <a href="https://hal.science/hal-03937667/document">comme si les écosystèmes étaient eux-mêmes éternels</a>.</p>
<p>Pour quelque naïve et simpliste que cette perception puisse paraître, elle est majoritaire parmi les réponses que nous recueillons. La défense du paysage rejoint sur ce point l’argument écologique de préservation de la biodiversité. Défendre le premier revient à défendre la seconde, assimilée à la « nature ». Les porteurs de ce discours, <a href="https://theconversation.com/vers-un-tournant-rural-en-france-151490">très souvent néoruraux</a>, sont également opposés à la chasse et bien souvent en conflit avec les agriculteurs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/576858/original/file-20240220-20-xt7cww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=500&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’espace rural accueille une diversité de réalités sociales.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Clarisse Croset/Unsplash</span></span>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/vers-un-tournant-rural-en-france-151490">Vers un tournant rural en France ?</a>
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<p>Sur cette base, on comprend que les projets d’ENR viennent perturber l’harmonie perçue de la “nature”. En portant atteinte aux paysages, <a href="https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1996_num_14_75_3684">ils créent ce que Daniel Céfaï appelle une situation problématique</a>.</p>
<p>On ne pourra que noter le paradoxe et l’écart entre d’un côté la dénonciation d’une anthropisation jamais atteinte dans l’histoire et la création d’une perception locale de l’environnement comme un havre harmonieux, immaculé à préserver, <a href="https://journals.openedition.org/paysage/28125">comme si l’être humain n’était pas déjà producteur de ces mêmes paysages</a>.</p>
<h2>Un hygiénisme d’opposition</h2>
<p>Cette esthétisation de l’argumentation des opposants aux projets ENR renvoie également à une valeur croissante des sociétés occidentales depuis le XVIII<sup>e</sup> siècle : <a href="https://theconversation.com/lhistoire-coloniale-francaise-et-lobsession-hygieniste-48914">l’hygiène</a>. Le paysage n’est pas seulement considéré comme un havre de biodiversité en équilibre intemporel, mais aussi comme propre, ne devant pas être sali.</p>
<p>La problématique du propre et du sale est surtout perceptible dans les oppositions aux unités de <a href="https://theconversation.com/dechets-alimentaires-a-quoi-va-servir-le-nouveau-tri-a-la-source-221052">méthanisation</a> et concerne moins les parcs photovoltaïques ou les éoliennes.</p>
<p>Pour les méthaniseurs, dans la perspective hygiénico-esthétique, ce sont surtout les odeurs qui sont dénoncées par les opposants. Les odeurs et toutes les représentations du sale qui naissent de la comparaison systématique des unités de méthanisation avec des estomacs de vache. Gaz, fermentation dans la cuve et stockage des matières premières, souvent des déchets organiques, les boues issues des cuves, le « digestat » : Cet ensemble nourrit la définition du sale associé à ce mode de production énergétique qui vient alors souiller le paysage local.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-methanisation-est-elle-vraiment-un-levier-pour-lagroecologie-222425">La méthanisation est-elle vraiment un levier
pour l’agroécologie ?</a>
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<p>Par-delà, la problématique de la souillure et des odeurs, ce sont également les infrastructures de la méthanisation qui, bien que moins hautes ou étendues que l’éolien ou le photovoltaïque, sont dénoncées pour leur laideur.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=355&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/576860/original/file-20240220-18-3a83e4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=446&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une unité de méthanisation agricole.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jérémy-Günther-Heinz Jähnick</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<h2>Une perception magico lyrique de la production d’énergie</h2>
<p>Enfin, cette opposition esthétisée révèle, globalement, une défiance profonde vis-à-vis du monde politique ainsi qu’une ignorance des techniques de production d’énergie. Pour nombre d’opposants, derrière l’interrupteur électrique se cacheraient les décisions d’un pouvoir politique tout puissant.</p>
<p>Les risques de pénurie de l’année 2022 n’étaient pour eux qu’une mise en scène manipulatrice de l’opinion pour cacher les « vrais » problèmes. D’autant que selon ce type d’opposants, la <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/29/ange-pottin-philosophe-des-sciences-le-nucleaire-francais-est-pense-comme-une-energie-deconnectee-de-l-emprise-terrestre_6213678_3232.html">France est vue comme autonome grâce à son parc nucléaire</a>.</p>
<p>Ignorance et conception magico lyrique de la production d’énergie se croisent ici pour alimenter un discours de protection des paysages.</p>
<p>Dans cette logique, la plupart des opposants nient aux ENR toute efficacité énergétique. Sur cette base d’inefficience technique, est mobilisé un <a href="https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2017-4-page-15.htm">soupçon généralisé à l’ensemble des projets engagés par les élus</a>.</p>
<ul>
<li><p>D’un côté, les ENR ne seraient pas du tout écologiques et/ou produiraient peu d’énergie</p></li>
<li><p>De l’autre, la véritable raison d’être des projets serait l’enrichissement des élus, de l’agriculteur sur les terres duquel le projet prendra place, ou encore de l’entreprise exploitante qui touche des subventions.</p></li>
<li><p>Dans ces conditions, ils ne considèrent pas les projets ENR comme d’intérêt public, ni même d’intérêt écologique.</p></li>
</ul>
<p>Enfin, comme <a href="https://journals.openedition.org/paysage/20723">nous avons pu l’écrire ailleurs</a>, la contradiction de l’intérêt public des projets, la mise en cause de leur efficacité énergétique mobilise également tout un discours pseudoscientifique qui vient appuyer les soupçons.</p>
<p>Ces trois niveaux d’argumentation sont plus ou moins intriqués chez les répondants de notre enquête. Leur entrecroisement dessine des profils d’opposants plus ou moins radicaux. La convergence des trois niveaux d’argumentation est néanmoins corrélée – et d’autant plus radicale – que la trajectoire sociospatiale des individus est urbaine.</p>
<p>Pour tous, les enjeux de production d’énergie, d’approvisionnement sont subordonnés à leur rapport au paysage, à la préservation de leur environnement, loin derrière un quelconque intérêt général. Les ENR sont bien sûr loin d’être la panacée en matière de production d’énergie. Comme tout mode de production, elles portent des limites techniques et des nuisances diverses.</p>
<p>Mais à l’heure où le monde et la France, <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/12/15/la-planete-qui-n-a-jamais-eu-aussi-chaud-qu-en-2023-n-a-jamais-consomme-autant-de-charbon_6205957_3244.html">loin d’être entrée dans une quelconque transition énergétique</a>, consomme <a href="https://www.rte-france.com/eco2mix/la-production-delectricite-par-filiere">toujours plus d’électricité</a> et en consommeront <a href="https://www.geo.fr/environnement/vers-une-augmentation-massive-de-la-consommation-delectricite-en-france-quelles-consequences-215024">encore plus dans les années à venir</a>, à l’heure où les effets du changement climatique commencent seulement à se faire sentir, des compromis esthétiques raisonnés ne seraient-ils pas un prix à payer pour produire une énergie, si ce n’est totalement décarbonée, tout au moins locale ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223764/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fabrice Raffin a reçu des financements de ADEME, Ministère de l 'Ecologie.</span></em></p>Les projets d’énergies renouvelables cristallisent toutes sortes de tensions. Derrière les raisons invoquées par leurs opposants, la conception d’un paysage esthétisé et intouchable.Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2189792024-02-20T14:41:12Z2024-02-20T14:41:12ZComment les lycéens se représentent l’avenir en temps de crise<p>L’adolescence a longtemps été perçue comme une période d’irresponsabilité, où l’important était surtout de « prendre du bon temps » et de profiter de l’instant présent. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, tant s’en faut. L’avenir est une préoccupation majeure, aussi bien pour les parents que pour les jeunes.</p>
<p>Plus de <a href="https://journals.openedition.org/revss/9981">80 % des lycéennes et lycéens que nous avons enquêtés</a> dans un établissement de 3 000 élèves de l’ouest de la France, socialement mixte, dans le cadre de la chaire <a href="https://www.ehesp.fr/recherche/organisation-de-la-recherche/les-chaires/chaire-enfance-bien-etre-et-parentalite/">« Enfance, bien-être et parentalité »</a> y réfléchissent au moins une fois par mois, et environ un tiers d’entre eux le font quotidiennement.</p>
<p>Si leur avenir scolaire et professionnel arrive très largement en tête de leurs préoccupations, le devenir du monde et de la société occupe une place non négligeable dans les réflexions des adolescents. L’écologie, les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/inegalites-sociales-53084">inégalités sociales</a> et les situations politiques nationales et internationales suscitent davantage leur intérêt et leur attention que l’avenir de leurs proches et des relations entretenues avec eux.</p>
<p>Toutefois, cette capacité à se projeter dans l’avenir n’est pas uniformément répartie dans la société. Elle est marquée par de fortes différenciations sociales : les filles et les élèves des classes supérieures sont plus enclins que les garçons et les élèves de classes populaires à s’inquiéter de leur propre avenir et de l’avenir en général.</p>
<p>Non seulement les premiers sont bien plus nombreux que les seconds à avoir des projets d’études et des projets professionnels, mais ils et elles sont également plus susceptibles de se détacher d’une vision individualiste du futur pour se questionner sur le monde de demain, et plus particulièrement sur son versant écologique.</p>
<h2>Chez les lycéens et les lycéennes, des visions de l’avenir assez contrastées</h2>
<p>Lorsqu’on leur demande à quoi leur fait penser le terme « avenir », trois mots ressortent particulièrement : le travail (64 %), l’indépendance (64 %) et le <a href="https://theconversation.com/face-au-rechauffement-climatique-passer-de-leco-anxiete-a-leco-colere-184670">réchauffement climatique</a> (40 %). Si la prégnance des mots « travail » et « réchauffement climatique » ne fait que renforcer le constat déjà établi sur l’importance de leur avenir professionnel et de leurs questionnements sur la situation écologique à venir, le recours fréquent au mot « indépendance » met en lumière un autre élément du rapport à l’avenir des jeunes : la centralité du <a href="https://theconversation.com/comment-la-pandemie-redessine-les-chemins-des-jeunes-vers-lautonomie-158096">processus d’autonomisation</a> induit par le passage de l’adolescence à la jeunesse, puis à l’âge adulte.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-pandemie-redessine-les-chemins-des-jeunes-vers-lautonomie-158096">Comment la pandémie redessine les chemins des jeunes vers l’autonomie</a>
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<p>Le futur est, pour une grande partie de ces jeunes, le signe d’un détachement (tant attendu) du contrôle des adultes et des parents. L’analyse des mots que les adolescents associent à l’avenir permet de mettre en lumière quatre visions du futur, structurées par une double opposition : d’un côté, entre un rapport positif et un rapport négatif à l’avenir ; de l’autre, entre un rapport individuel et un rapport collectif au futur.</p>
<p><strong>L’avenir comme horizon incertain</strong></p>
<p>Dans la première vision, qui rassemble 45 % des enquêtés, les termes qui reviennent le plus souvent sont : « incertitude », « ailleurs » et « peur », tandis que « joie » et « liberté » font partie des mots les moins employés. Les adolescentes et adolescents de ce groupe ont une perception plus individualiste de l’avenir : s’ils sont parmi les plus nombreux à se questionner quotidiennement sur leur propre avenir, et plus précisément sur leur avenir scolaire, ils sont également les moins susceptibles de s’inquiéter de l’avenir de leur famille et de la société en général.</p>
<p><strong>L’avenir comme situation de crise(s)</strong></p>
<p>La deuxième vision, regroupant 10 % des jeunes, a également une tonalité négative et inquiète mais appliquée à une dimension plus globale et collective. Les mots les plus fréquemment utilisés sont « catastrophes sociales », « crise économique », et « réchauffement climatique ». Les termes liés à connotation plus individuelle tels que « peur », « liberté », « joie » sont peu mobilisés. Les lycéens de ce groupe apparaissent autant, voire bien plus inquiets et concernés par l’avenir de la société dans son ensemble que par leur propre futur.</p>
<p><strong>L’avenir comme période de liberté</strong></p>
<p>La troisième vision, qui réunit 30 % des enquêtés, contraste nettement avec les précédentes en ce qu’elle est largement positive. Les mots associés au futur sont « liberté » et « indépendance ». Il y a peu de traces de « peur », d’« incertitude » ou d’« inquiétude » dans les réponses. Les adolescentes et adolescents de ce groupe semblent confiants. La situation sociale et écologique à venir comme leur devenir professionnel les préoccupent peu. Seul leur futur amoureux et amical est l’objet de questionnement quotidien – sans doute parce qu’il sera au centre de leur vie (étudiante à venir).</p>
<p><strong>L’avenir comme entrée dans un monde adulte (idéalisé)</strong></p>
<p>La dernière vision, qui caractérise 15 % des personnes interrogées, est également positive, mais se place, contrairement à la précédente, sous le signe d’une réalisation familiale et professionnelle plutôt que personnelle. Ce sont les termes « famille », « joie » et « travail » qui sont les plus employés, très loin devant « indépendance » ou « liberté ». Si les jeunes de ce groupe souhaitent travailler rapidement (la plupart ont une idée précise du métier qu’ils entendent exercer), c’est pour pouvoir fonder une famille ou venir en aide à leurs parents ou à leurs frères et sœurs. Ce n’est pas pour profiter d’une période de liberté. Ce qui compte c’est l’avenir des gens qui comptent pour eux.</p>
<h2>L’influence des styles d’éducation familiale</h2>
<p>Ces quatre visions de l’avenir ne se retrouvent pas de façon aléatoire dans la société. Elles dépendent des conditions d’existence des adolescentes et adolescents mais aussi et peut-être surtout des styles d’éducation familiale reçue, et notamment du niveau d’implication des pères et des mères dans les différents domaines de la vie de leurs enfants.</p>
<p><strong>Le style éducatif centré sur la réussite scolaire</strong></p>
<p>Les adolescents qui ont une vision incertaine de l’avenir se distinguent par le fait d’avoir des parents très impliqués dans leur vie scolaire et qui contrôlent constamment la vie sociale et amoureuse de leurs enfants, afin de les rendre plus enclins à s’investir pleinement, voire uniquement dans le domaine scolaire.</p>
<p>Dans ces familles de classes moyennes, la réussite scolaire est fondamentale et occupe une large part des discussions parents-enfants dans la mesure où de fortes rétributions matérielles et symboliques sont attendues de l’école et de l’investissement scolaire, d’autant plus que leurs enfants sont majoritairement en Terminale, où se posent clairement les questions d’orientation.</p>
<p><strong>Un style éducatif centré sur la politique</strong></p>
<p>Les lycéennes et lycéens qui perçoivent l’avenir comme une période de crise viennent de familles très politisées, qui accordent plus de place à l’autonomie des jeunes et où les enjeux scolaires semblent moins importants, d’une part du fait de bons résultats scolaires des enfants et d’autre part en raison d’une moindre pression à s’orienter puisqu’ils et elles sont encore en classe de Seconde ou de Première.</p>
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<p>Les parents de ces adolescents privilégient les discussions autour de sujets économiques, politiques, écologiques et sociaux, avec une attention particulière aux inégalités sociales. Il n’est donc pas surprenant de retrouver chez ces jeunes un rapport de confrontation au monde avec une forte volonté d’agir contre les injustices.</p>
<p><strong>Un style éducatif centré sur la négociation et l’autonomie</strong></p>
<p>Les lycéennes et lycéens qui conçoivent l’avenir comme une période de liberté ont eu une éducation très libérale, basée sur la négociation et l’apprentissage de l’auto-contrainte, avec une sociabilité amicale fortement valorisée. Dans ces familles plutôt issues de classes supérieures, il est important que les enfants, et notamment les garçons, soient autonomes dès leur plus jeune âge et apprennent à bien gérer et à bien contrôler le(ur) temps, dans la mesure où il s’agit de compétences jugées nécessaires pour accéder aux positions dominantes qu’ils devront occuper plus tard.</p>
<p>Mais il semble également primordial pour ces parents que leurs enfants valorisent leurs relations sociales, une sociabilité (mondaine) dans le but de créer et d’entretenir un capital social utile à l’âge adulte.</p>
<p><strong>Un style éducatif centré sur la réalisation des aspirations personnelles</strong></p>
<p>Enfin, les jeunes qui se représentent l’avenir comme une entrée dans un monde adulte idéalisé se distinguent par le fait d’avoir reçu une éducation familiale centrée sur la réalisation des aspirations personnelles. Dans ces familles appartenant aux classes populaires stables, les relations parents-enfants sont chaleureuses et se caractérisent par un fort niveau de connivence et par un soutien important des premiers à l’égard de la vie scolaire et quotidienne des seconds.</p>
<p>Si la réussite scolaire importe, elle n’est pas une fin en soi. Le but de la forte implication morale et matérielle des parents est que leur enfant puisse être heureux dans ce qu’il entreprend. Il n’est donc pas surprenant que le futur brossé par ces jeunes ressemble beaucoup à la situation familiale vécue avec leurs parents. Les niveaux de bien-être qu’elles et ils perçoivent et ressentent eux-mêmes en tant qu’enfants semblent contribuer à la volonté de reproduire cette situation pour leurs futurs enfants.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-les-jeunes-sengagent-218165">Comment les jeunes s’engagent</a>
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<p>Le rapport à l’avenir des jeunes est donc loin d’être homogène et défaitiste, malgré les situations de crises économiques, écologiques ou sanitaires. En fonction de leurs conditions de vie et des styles d’éducation familiale reçue, les adolescents n’ont, d’une part, pas les mêmes dispositions à se projeter dans l’avenir et, d’autre part, pas les mêmes représentations de l’avenir et de ce qui compte ou comptera dans le futur (étude, famille, travail, etc.).</p>
<p>Aussi intéressants soient ces résultats, il convient toutefois de rappeler que les tendances repérées ici mériteraient d’être corroborées par d’autres enquêtes dans la mesure où il s’agit d’une enquête exploratoire dans laquelle les filles et les classes supérieures sont légèrement surreprésentées.</p>
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<p><em>Cet article a été co-écrit par Kevin Diter, Marine Lecœur and Claude Martin. Ces recherches sur l'avenir des lycéennes et lycéens ont aussi fait l'objet d'un <a href="https://soundcloud.com/inspe-lille-hdf/sets">podcast avec l'INSPE Lille Hauts-de-France</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218979/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Kevin Diter a reçu des financements de la caisse nationale d'allocation familiale (CNAF) et du ministère de la Culture pour des projets de recherche portant sur la construction des émotions et du sens de la justice chez les enfants. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Claude Martin a reçu des financements de l'ANR dans le cadre de son activité de chercheur au CNRS. </span></em></p>La manière dont les lycéennes et lycéens envisagent l’avenir est loin d’être uniforme. Et le style d’éducation qu’ils reçoivent contribue à modeler leur vision du futur.Kevin Diter, Maître de conférences en sociologie, Université de LilleClaude Martin, Sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS, École des hautes études en santé publique (EHESP) Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2179432024-02-14T14:32:22Z2024-02-14T14:32:22ZL’échec scolaire : histoire et invention d’une notion<p>L’école française est réputée, du moins dans une partie non négligeable des représentations publiques et politiques, être enferrée dans une crise multiforme. À la faveur de ces constats, l’attention s’est focalisée sur « l’échec scolaire », les « décrocheurs » et les résultats moyens des élèves français dans les classements internationaux (PISA).</p>
<p>Ce contexte de compétition scolaire accrue se traduit, aux yeux de plusieurs observateurs, par une injonction toujours plus pressante à <a href="https://www.cairn.info/a-l-ecole-des-competences--9782707175410.htm">fabriquer des élèves et un système éducatif performants</a>. Une telle évolution semble relever du paradoxe pour une institution censée être le socle du modèle républicain et de ses valeurs.</p>
<p>En effet, en France, comme dans de nombreux autres pays, c’est dans les années 1960-1970 – soit au moment où sont perçus les premiers effets des politiques de massification scolaire – que les thèmes de <a href="https://www.pug.fr/produit/1751/9782706145605/refus-et-refuses-d-ecole">l’échec scolaire</a> et de la crise sont mis sur le devant de la scène éducative, médiatique et politique. Que signifie ce changement historique ?</p>
<h2>Avant les années 1950, un échec scolaire fréquent mais invisible</h2>
<p><a href="https://www-cairn-info.merlin.u-picardie.fr/l-echec-scolaire--9782130483618.htm">La notion d’échec scolaire est relativement récente</a>. L’expression apparaît en effet dans les années 1960. Est-ce à dire qu’il est absent des expériences scolaires d’avant-1945 ? Assurément, non. En réalité, la question ne se pose pas exactement en ces termes avant le milieu du XX<sup>e</sup> siècle, mais renvoie à différentes situations dans un système d’enseignement qui reste organisé selon une division et une ségrégation en deux « ordres » (primaire et secondaire) fondées sur l’appartenance sociale.</p>
<p>Dans l’enseignement secondaire (composé de lycées d’État et de collèges municipaux qui ont leurs propres classes élémentaires), les échecs de certains enfants issus de milieux aisés sont considérés comme « paradoxaux » dans une <a href="https://www.persee.fr/doc/diver_0335-0894_1996_num_104_1_7053">population scolaire normalement destinée à des études longues</a>, comme l’a montré dès 1985 Viviane Isambert-Jamati, et à non des scolarités courtes, caractéristiques des jeunes des milieux populaires.</p>
<p>En effet, « l’école du peuple », gratuite (1881), ne permet qu’aux élèves ayant un bon niveau scolaire d’obtenir le fameux certificat d’études (une minorité d’élèves : moins d’un tiers à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle) et de poursuivre leurs études au-delà de l’obligation scolaire, dans les établissements de l’enseignement primaire supérieur. Les autres, c’est-à-dire la plupart des enfants issus de milieux ouvriers et paysans, rejoignent l’usine ou la ferme à l’âge de 13 ans.</p>
<p>Ces sorties du système scolaire ne sont cependant pas perçues comme un échec dans les classes populaires : elles ne posaient pas problème, elles étaient légitimes pédagogiquement, socialement, politiquement et culturellement, résume <a href="https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2008-2-page-229.htm">Jean Houssaye</a>. Tout au plus pouvaient-elles être vécues comme des ambitions déçues.</p>
<p>D’autre part, le modèle scolaire républicain généralise la pratique du redoublement dans l’enseignement primaire. Ainsi, en 1888, seulement 30 % des élèves réalisent le cursus prévu sans redoubler ! Son usage, d’abord massif puis atténué, a pour effet une <a href="https://books.openedition.org/pur/50117">répartition inégale des effectifs</a> et des classes où l’âge des élèves est très variable.</p>
<p>Une part non négligeable de ces élèves en difficulté pratiquent « l’école buissonnière ». L’absentéisme se maintient à des niveaux élevés. Il peut par exemple atteindre <a href="https://books.openedition.org/pur/50117">20 % dans les cours élémentaires des quartiers ouvriers de Paris et sa banlieue</a>. De plus, une partie des enfants de 6 à 13 ans ne sont inscrits dans aucun établissement scolaire. Mais le sort de ces enfants intéresse peu…</p>
<h2>La psychologie de l’enfance s’empare du sujet</h2>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-5-page-14.htm?ref=doi">La situation des élèves « en retard »</a> préoccupe en revanche les milieux politiques, pédagogiques et médicaux, mais tardivement. Pour les désigner est employée une multitude de catégories aux contours flous : « retardés », « cancres », « arriérés », « débiles », « idiots », « crétins », « inadaptés », « déficients »… Des recherches médicales tentent d’en expliquer les causes et donnent lieu à la publication de multiples <a href="https://sante.gouv.fr/fichiers/numerisations/CCHP_TOME2_1873_T.pdf">rapports</a>.</p>
<p>Au tournant du siècle, la psychologie de l’enfance naissante cherche également à évaluer, mesurer ces retards et imaginer les structures capables de prendre en charge les « enfants anormaux » selon l’expression du moment, qui englobe par ailleurs les cas d’élèves présentant un handicap.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/intelligent-vraiment-une-breve-histoire-des-tests-de-qi-49518">Intelligent, vraiment ? Une brève histoire des tests de QI</a>
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<p><a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/test_de_Binet-Simon/183418">Alfred Binet et Théodore Simon</a> mettent ainsi au point un outil permettant de repérer les enfants susceptibles de rencontrer les plus grandes difficultés scolaires : il s’agit d’une échelle psychométrique (dite d’intelligence) qui a pour but un diagnostic « d’arriération » en comparant les performances de l’enfant à celles de sa classe d’âge (vulgarisé plus tard sous le sigle « QI »). Ils sont par ailleurs membres de la commission interministérielle (1904-1905) chargée d’étudier l’application de l’obligation scolaire aux enfants anormaux.</p>
<p>Cette obligation débouche sur la loi du 15 avril 1909 créant des écoles et des classes de perfectionnement pour les enfants dits arriérés, qui sont la <a href="https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1992_num_100_1_2509_t1_0140_0000_2">préfiguration de l’éducation spécialisée</a>.</p>
<h2>Dans les années 1960, l’échec scolaire devient un problème social et politique</h2>
<p>Pourquoi des enfants réussissent-ils globalement moins que d’autres à l’école ? Dans les années 1960, la <a href="https://theconversation.com/les-heritiers-ce-que-bourdieu-et-passeron-nous-ont-appris-de-linegalite-des-chances-177185">sociologie française de l’éducation</a> répond à cette question en montrant le rôle de l’école et de la culture scolaire dans la reproduction du modèle des catégories socialement favorisées et donc des inégalités sociales. Comme le rappelle l’historien <a href="https://journals.openedition.org/histoire-education/4206">Jean-François Condette</a> :</p>
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<p>« l’échec scolaire n’est longtemps vu qu’en terme individualiste et clinique, comme l’échec d’un enfant dans sa scolarité pour des raisons personnelles [mais] la question devient, à partir des années 1960, pour certains psychologues et sociologues et un certain nombre de cadres de l’Éducation nationale, un problème social concernant le mauvais fonctionnement du système scolaire. »</p>
</blockquote>
<p>Celui-ci est alors en pleine transformation : les réformes de 1959 et 1963 prolongent la scolarité obligatoire à 16 ans et jettent les bases du collège unique (1975), tandis que le discours public insiste sur le rôle primordial de la scolarisation dans le développement économique et technique futur.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/estime-de-soi-et-difficultes-scolaires-un-cercle-vicieux-161384">Estime de soi et difficultés scolaires, un cercle vicieux ?</a>
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<p>L’émergence de la notion d’échec scolaire est en effet concomitante de la croissance des effectifs dans le premier cycle du second degré (massification) et de son ouverture à un public plus large sociologiquement (démocratisation), à un moment où la statistique fournit une grille de lecture de ces processus.</p>
<p>À partir de 1957, le service statistique du ministère de l’Éducation nationale s’intéresse par exemple au milieu social des collégiens (recours à la classification par CSP de l’Insee construite pour le recensement de 1954) et croise cet indicateur avec d’autres variables : le niveau scolaire et l’âge notamment. Le retard scolaire devient donc mesurable.</p>
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<p>C’est alors que naît l’échec scolaire comme problème public, à partir du moment où l’entrée en classe de 6<sup>e</sup> et la poursuite d’études au collège deviennent la norme. L’entrée en scène des sociologues (comme <a href="https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1963_num_18_1_10410">Alain Girard</a>) permet de mettre en avant l’influence du milieu social sur l’échec scolaire (ou plutôt la réussite qui devient désormais la finalité des scolarisations) mais aussi le fait que d’excellents élèves ne poursuivent pas d’études.</p>
<p>Le poids des inégalités territoriales est alors largement sous-estimé bien que les études ministérielles mettent au jour des variations départementales dans l’accès aux études prolongées et des départements en « retard » ou scolairement « sous-développés ».</p>
<p>La notion d’échec scolaire s’étend ensuite à d’autres niveaux du système scolaire, à mesure de la massification du lycée dans les années 1980 puis dans l’enseignement supérieur massifié dans les années 1990-2000 dans le contexte de la montée du chômage et de la peur de l’exclusion sociale. L’abandon de l’école en cours de cursus et les sorties sans diplôme du système scolaire <a href="https://journals.openedition.org/lectures/242">deviennent alors un problème public et institutionnel</a>.</p>
<h2>Vers la mise en place de politiques publiques</h2>
<p>Il est aussi devenu une catégorie de l’action publique selon <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-dynamiques-2015-1-page-34.htm">Pierre-Yves Bernard</a> : l’institution scolaire prend en charge, par diverses politiques (dont l’éducation prioritaire) et de multiples <a href="https://eduscol.education.fr/1613/prise-en-charge-des-jeunes-en-situation-de-decrochage-scolaire">dispositifs</a> ou structures (comme les micro-lycées) les jeunes en <a href="https://www.education.gouv.fr/la-lutte-contre-le-decrochage-scolaire-7214">situation de décrochage scolaire</a>, parce qu’elle pose à moyen terme la question de leur insertion professionnelle et sociale.</p>
<p>Si l’échec puis le décrochage scolaire sont révélateurs de l’importance prise par le diplôme et la qualification, la massification a eu pour première conséquence une certaine dévalorisation des diplômes dans la mesure où le bénéfice retiré de leur obtention diminue. C’est le cas du baccalauréat en particulier.</p>
<p>Deuxièmement, la démocratisation a pour effet pervers de déplacer les inégalités et les échecs scolaires au lieu de les supprimer, comme l’a montré l’historien <a href="https://www.cairn.info/l-enseignement-s-est-il-democratise--9782130444176.htm">Antoine Prost</a>. Ainsi, dans les années 1960,pour les « mauvais » élèves qui demeuraient auparavant dans les classes de fin d’études primaires (après le cours moyen) sont créées des classes de 6<sup>e</sup> de transition puis des classes de 4<sup>e</sup> pratiques confiées à des instituteurs spécialisés. Après la mise en place du collège unique, les classes préprofessionnelles de niveau (CPPN) remplacent les classes pratiques et accueillent des élèves en échec scolaire se destinant à l’apprentissage ou l’enseignement professionnel dans des filières socialement dévalorisées.</p>
<p>L’histoire de ces élèves en échec scolaire n’est donc pas seulement l’histoire de ceux qui décrochent de l’école. Elle est aussi celle de l’école qui marginalise certains types d’élèves : les <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/livre-france/20221029-les-d%C3%A9croch%C3%A9s-de-rachid-zerrouki">« décrochés »</a> (SEGPA), <a href="https://www.cairn.info/refus-et-refuses-d-ecole--9782706145605.htm">« refusés »</a> d’école ou <a href="https://www.cairn.info/ameliorer-l-ecole--9782130555599-page-37.htm">« vaincus de la compétition scolaire »</a>.</p>
<p>Ainsi, <a href="https://www.persee.fr/doc/diver_0335-0894_1996_num_104_1_7051">l’échec scolaire est très variable selon le moment historique où il est considéré</a>. La large diffusion de la notion est moins un symptôme d’une crise de l’école qu’un reflet des attentes grandissantes de l’école vis-à-vis des élèves et de la société vis-à-vis de son école (dont les finalités ont changé). Elle tient finalement à un improbable lien de cause à effet : plus le niveau d’études et de qualification d’une population augmente, plus l’échec scolaire progresse…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217943/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julien Cahon a reçu des financements de la région Hauts-de-France et du Fonds européen de développement régional (FEDER) dans le cadre d'une recherche collective intitulée « Picardie-REUssite-éducatiVE » (PREUVE, 2015-2019).
</span></em></p>Si l’échec scolaire est une réalité de longue date, sa prise en considération est assez récente. Retour sur l’histoire d’une notion qui interroge les liens entre la société et son école.Julien Cahon, Professeur des universités, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2204322024-02-05T15:11:38Z2024-02-05T15:11:38ZÉcole inclusive : entre soignants et enseignants, une coordination à renforcer<p>Qu’ils soient en situation de handicap ou pas, tous les <a href="https://www.tousalecole.fr/content/besoins-educatifs-particuliers-identification">élèves</a> ayant des <a href="https://www.tousalecole.fr/content/besoins-educatifs-particuliers-identification">besoins particuliers</a> se trouvent au croisement de plusieurs environnements : l’école, la famille et, pour certains, les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux.</p>
<p>Pour garantir de bonnes conditions d’accès aux savoirs, il convient de créer des liens de <a href="https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/partenariat">partenariat</a> entre les acteurs internes et externes à l’école, ce qui favorise le partage d’expériences. Il s’agit de trouver un langage commun et de négocier une action conjointe pour mieux soutenir le projet scolaire des élèves.</p>
<p>En effet, de nombreux facteurs peuvent contribuer à entraver les apprentissages d’un élève tels que l’évolution de son état de santé, de sa situation familiale, sociale. Le statut des différents adultes (enseignant, parent, éducateur, soignants) va aussi impacter les interactions avec les élèves, chacun parlant de sa perspective propre.</p>
<h2>Une approche écologique pour comprendre les situations vécues par les élèves</h2>
<p>L’environnement dans lequel évolue chaque individu impacte son développement et ses manières d’agir. C’est ce que suppose la <a href="https://nospensees.fr/la-theorie-ecologique-de-bronfenbrenner/">théorie écologique du psychologue et chercheur Bronfenbrenner</a>. Ainsi, lorsqu’on veut favoriser l’accessibilité des savoirs à l’école, il faut d’abord s’intéresser aux <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2008-3-page-313.htm">contextes</a> dans lesquels apparaissent des <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2008-3-page-313.htm">situations</a> nécessitant des aménagements. Par exemple, la localisation de l’établissement scolaire peut être importante (zone rurale, urbaine, collège situé en réseau d’éducation prioritaire).</p>
<p>Cette démarche permet de mieux comprendre les spécificités des interactions entre les élèves et leur environnement. Chaque établissement scolaire s’inscrit aussi dans une histoire et, depuis la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000509314/">loi du 10 juillet 1989</a>, dans un projet d’établissement. Tous ces éléments de contexte vont avoir un impact sur les échanges entre les enseignants et leurs élèves.</p>
<p>Enfin, une situation d’enseignement peut être comprise comme une représentation de la vie quotidienne d’un enseignant et d’un élève qui vont chacun adopter des comportements que l’autre va interpréter et qui vont influencer leurs manières d’être et d’agir dans la situation, nous dit le <a href="https://www.cairn.info/la-sociologie-de-erving-goffman--9782707142023-page-3.htm">sociologue Erwing Goffman</a>.</p>
<p>Ces interactions mettent en jeu ces acteurs et vont se dérouler au sein de <a href="https://www.philippeclauzard.fr/2018/11/focus-sur-les-situations-didactiques.html">situations didactiques</a> créées pour transmettre des connaissances et aider l’élève à apprendre. Une situation n’est donc pas figée puisqu’elle est appelée à se transformer comme le montre Benasayag avec la <a href="http://philo-analysis.over-blog.com/2019/09/notes-de-lecture-miguel-benasayag-le-mythe-de-l-individu-la-decouverte-1998.html">théorie de la situation</a> et s’inscrit donc dans une réalité concrète.</p>
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<figcaption><span class="caption">L’intégration des enfants handicapés dans le système scolaire (Franceinfo/INA, 2019).</span></figcaption>
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<p>Un enseignant qui cherche à aménager ses pratiques pédagogiques va opérer une <a href="https://gil-conflit.over-blog.org/2020/01/william-isaac-thomas-1863-1947-ecole-de-chicago.html">définition de la situation</a> en pensant aux actions qu’il souhaite mener pour favoriser <a href="https://handicap.gouv.fr/accessibilite-universelle">l’accessibilité</a>.</p>
<p>Cette approche écologique de l’éducation inclusive nous amène à considérer que le développement d’un élève en situation de handicap dépend de facteurs liés à son environnement scolaire. Or, les élèves en situation de handicap se situent au croisement de plusieurs environnements comme leurs pairs mais avec des besoins supplémentaires, qui nécessitent d’interagir aussi avec l’environnement du <a href="http://cairn.info/revue-etudes-2010-12-page-631.htm">care</a>.</p>
<p>C’est pourquoi la question du partenariat entre les acteurs internes et externes à l’école se pose afin d’analyser les situations d’interaction entre un élève en situation de handicap et son enseignant et de répondre au plus près aux besoins d’aménagement tout en développant l’accessibilité à l’école.</p>
<h2>Agir ensemble, pour quels objectifs ?</h2>
<p>Les élèves avec des besoins particuliers interagissent avec plus ou moins d’environnements en fonction des situations. Lorsqu’ils sont à l’école, ils peuvent rencontrer des obstacles, qui peuvent s’expliquer en partie par des facteurs externes. C’est pourquoi il est nécessaire d’articuler les actions de chaque professionnel intervenant auprès d’eux avec celles des professionnels de l’école.</p>
<p>Cette manière de penser les situations vécues par les élèves à l’école a pour but d’éviter les malentendus et les obstacles liés notamment à l’utilisation du langage et à la culture des acteurs. « Le sens d’un mot ne dépend pas de sa signification mais de son usage » disait ainsi le philosophe <a href="https://www.lesechos.fr/weekend/livres-expositions/wittgenstein-le-penseur-le-plus-singulier-du-XXe-si%C3%A8cle-1212300">Ludwig Wittgenstein</a>. Par exemple, l’interprétation du comportement d’un élève en classe dans une situation d’enseignement pourra être comprise de plusieurs manières en fonction des acteurs et implique un travail de partenariat.</p>
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<p>Prenons l’exemple, de Lucas, 16 ans. Il prépare un CAP et bénéficie d’aménagements pédagogiques compte tenu de troubles du comportement dans certaines situations qui l’entravent dans ses apprentissages. En parallèle, il bénéficie d’un suivi dans un établissement spécialisé. La question s’est donc posée de savoir comment permettre à ce garçon de s’apaiser quand il est trop en tension.</p>
<p>Une rencontre entre les partenaires a alors permis d’évoquer le besoin de « sas » pour lui permettre de décompresser (autrement dit, un lieu identifié pour se récupérer). Ce terme est particulièrement intéressant car il dépasse les interprétations éducatives ou soignantes des adultes en lien avec lui pour être utilisé de manière transversale dans les espaces (de l’école, de la famille, du « care ») avec le même sens.</p>
<h2>Partenariats ou collaborations ?</h2>
<p>Le <a href="https://ien-bobigny2ash.circo.ac-creteil.fr/spip.php?article91">Pôle inclusif d’accompagnement localisé</a> (PIAL) pourrait aussi être un espace adapté pour mettre en œuvre un <a href="https://www.cafepedagogique.net/2022/08/17/dominique-momiron-que-faudrait-il-pour-que-lecole-soit-vraiment-inclusive/">partenariat inclusif</a> car il permet une collaboration entre des enseignants spécialisés, des AESH (Accompagnants d’elèves en situation de handicap) et des éducateurs spécialisés.</p>
<p>La Haute autorité de santé (HAS) encourage également la création de liens plus étroits entre les acteurs du soin et de l’éducation et l’école au sein de la communauté éducative afin de mettre en œuvre des <a href="https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2023-10/synthese_rbpp_parcours_scolaires_vd.pdf"><em>actions partagées</em></a> autour de plusieurs axes : aider l’enfant à être acteur de sa scolarité, impliquer les parents dans la scolarité de l’enfant. Ce partenariat peut prendre plusieurs formes et sa réussite implique un engagement de tous les acteurs.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lecole-inclusive-peut-elle-profiter-a-tous-les-eleves-129830">L’école inclusive peut-elle profiter à tous les élèves ?</a>
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<p>L’<a href="https://www.ac-reims.fr/qu-est-ce-qu-une-equipe-de-suivi-de-scolarisation-121604">Équipe de suivi de scolarisation</a> (ESS) est un autre exemple d’espace de travail entre partenaires. Elle regroupe toutes les personnes qui participent à la mise en œuvre du Projet personnalisé de scolarisation (PPS) d’un élève en situation de handicap : les parents, le professeur principal, la Conseillère principale d’éducation (CPE) mais aussi des acteurs externes à l’école en fonction des situations et des besoins, qui interviennent dans le champ social, médico-social ou sanitaire.</p>
<p>Mais faut-il parler davantage de partenariat ou de collaboration ? Deux approches sont possibles : distinguer ces deux notions en parlant de <a href="https://www.versunecoleinclusive.fr/wp-content/uploads/2016/02/Partenariat.pdf">« partenariat entre professionnels » et de « collaboration entre enseignants et parents »</a> ou considérer que ces deux notions se complètent dans la mise en œuvre de l’école inclusive. Mais un contexte d’école inclusive n’empêche pas forcément certaines limites (des contraintes organisationnelles qui s’imposent à l’école ou encore un manque de confiance et de l’incompréhension dans les relations parents/école).</p>
<p>Il est donc essentiel de développer un <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/rse/2018-v44-n1-rse04136/1054160ar/">« agir ensemble »</a> car le partenariat est un élément clé au cœur du projet d’école inclusive. Il nécessite la mise en commun des expertises entre les différents acteurs ou la réalisation d’actions conjointes négociées.</p>
<p>Le développement de l’accessibilité à l’école est une réalité concrète impliquant de nombreux acteurs internes à l’école mais aussi externes comme des institutions sociales, médico-sociales et sanitaires. En effet, les besoins d’aménagements sont multiples et étroitement liés à des situations spécifiques. C’est pourquoi il est utile de penser le partenariat en prenant appui sur la <a href="https://theconversation.com/ce-que-la-pensee-complexe-dedgar-morin-apporte-a-leducation-212999">pensée complexe promue par Edgar Morin</a>, c’est-à-dire « ce qui est tissé ensemble ».</p>
<p>Cette démarche implique de penser les contradictions et les complémentarités mais aussi de considérer que tous les acteurs (école, élèves, parents, professionnels du care) produisent l’école inclusive qui elle-même produit les acteurs. Enfin, un tel travail de liaison contribue à façonner des représentations d’une école véritablement inclusive tout en reconnaissant la place de chacun.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/accueil-et-pedagogie-ou-lecole-inclusive-en-est-elle-en-france-187733">Accueil et pédagogie : où l’école inclusive en est-elle en France ?</a>
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<p class="fine-print"><em><span>Jean-Yves Anjard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour mieux répondre aux besoins des élèves en situation de handicap, il importe de prendre en compte les recommandations de tous les professionnels qui l’accompagnent.Jean-Yves Anjard, Docteur en sciences de l'éducation et de la formation, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2209602024-02-04T15:33:54Z2024-02-04T15:33:54ZComprendre les mobilités sociales dans l’Afrique d’aujourd’hui<p>Dans une époque de montée des inégalités, rendre compte des formes de mobilité sociale est un enjeu crucial pour les sociétés contemporaines.</p>
<p>En Afrique, les sociétés sont aujourd’hui largement marquées à la fois par leur jeunesse et par de <a href="https://www.cepremap.fr/publications/lafrique-des-inegalites-ou-conduit-lhistoire/">hauts niveaux d’inégalité</a>. À travers le continent, les frustrations sociales et économiques de la jeunesse sont d’ailleurs régulièrement pointées comme des <a href="https://theconversation.com/young-africans-could-disrupt-authoritarian-states-but-they-dont-heres-why-218179">ressorts importants des dynamiques sociopolitiques</a>, qu’il s’agisse de <a href="https://www.jstor.org/stable/90018191">mouvements sociaux</a>, de <a href="https://www.cmi.no/publications/7420-after-the-uprising-including-sudanese-youth">soulèvements populaires</a> ou du soutien des citoyens à des <a href="https://www.bbc.com/afrique/region-66695998">coups d’État</a>.</p>
<p>Or, interpréter les formes et les contours des mobilités sociales auxquelles peuvent prétendre les jeunesses africaines requiert de comprendre les sociétés du continent comme des espaces sociaux structurés par différents systèmes d’inégalité entrelacés.</p>
<p>Les écarts de condition au sein d’une jeunesse <a href="https://www.theafricareport.com/221141/why-africas-youth-is-not-saving-democracy/">plurielle</a> sont évidemment ancrés dans des inégalités de ressources économiques, mais aussi culturelles et sociales. Ces inégalités se trouvent également imbriquées à d’autres qualités des individus, comme leur identité de genre, division majeure ici comme ailleurs des espaces sociaux, ou leur identité régionale – on sait la saillance dans nombre de contextes africains du fait ethno-régional.</p>
<p>Inévitablement entremêlées, ces différentes ressources et qualités sociales structurent ou conditionnent ce qu’on peut désigner comme les <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-476-05142-4_25">« chances de vie »</a>, selon la formule de Max Weber, c’est-à-dire les opportunités d’accéder aux biens et aux formes de vie désirables dans une société donnée.</p>
<h2>Des espaces sociaux en mouvement</h2>
<p>Une première difficulté pour penser les mobilités sociales africaines découle du fait que les sociétés du continent se transforment aujourd’hui rapidement. Ainsi, certaines formes de mobilité intergénérationnelle ne font qu’accompagner des transformations plus globales.</p>
<p>Par exemple, l’élévation du niveau d’instruction d’une génération à l’autre, <a href="https://www.unesco.org/fr/articles/faq-comment-les-pays-africains-ameliorent-ils-la-qualite-de-leur-education">régulièrement constatée à travers le continent</a>, n’est pas nécessairement synonyme de trajectoires familiales ascendantes. Elle doit être contextualisée par rapport à l’élévation générale du niveau d’éducation sur le continent. Avoir obtenu le bac ou son équivalent dans les années 1970 ou dans les années 2020 n’a pas la même signification sociale et ne se traduit pas de la même manière en niveau et en style de vie. Certaines trajectoires pouvant d’abord apparaître comme des formes de reproduction sociale ne le sont donc qu’en partie.</p>
<p>On retrouve un phénomène analogue dans la situation de bien des jeunes paysans africains. En effet, ceux-ci s’engagent aujourd’hui dans l’agriculture dans des sociétés globalement marquées par un exode rural et un déclassement social des paysans. Une telle dynamique est observable à travers le continent depuis plusieurs décennies. Elle affecte désormais fondamentalement la valeur sociale et la signification de la condition paysanne : sous la reproduction peut se loger une forme de déclassement.</p>
<p>Comprendre les mobilités sociales contemporaines demande donc de s’interroger à la fois sur l’évolution des conditions d’existence et des styles de vie, mais aussi sur leur signification et sur les formes de reconnaissance sociale qui peuvent être ou non attachées aux positions sociales – d’où la notion d’<a href="https://www.berghahnbooks.com/downloads/intros/NoretSocial_intro.pdf">im/mobilités sociales</a>, proposée pour évoquer de telles dynamiques paradoxales où s’entremêlent reproduction et mobilité sociales.</p>
<h2>Des mobilités « latérales » ou « transversales »</h2>
<p>Au Bénin, bon nombre de conducteurs de « taxis-motos » sont issus de milieux ruraux, et évoluent entre ville et campagne, retournant à intervalles réguliers vers leur village d’origine, où sont restés vivre femme(s) et enfants. Partageant souvent à plusieurs des logements exigus et pour le moins sommaires lors de leurs séjours en ville, ils maximisent ainsi leurs possibilités d’épargne et d’investissement dans leurs projets d’avenir.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lavenir-du-transport-urbain-au-senegal-passe-t-il-par-les-motos-taxis-134940">L’avenir du transport urbain au Sénégal passe-t-il par les motos-taxis ?</a>
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<p>D’autres jeunes ruraux, moins nombreux qu’en ville à <a href="https://theconversation.com/au-benin-ces-enfants-qui-quittent-lecole-pour-apprendre-un-metier-201490">achever leur scolarité</a>, tenteront eux aussi l’aventure urbaine, et se feront ouvriers, ou encore revendeurs de bien achetés à crédit, en espérant voir leurs affaires progresser peu à peu.</p>
<p>Ainsi, de nombreux hommes et femmes s’affranchissent progressivement de la condition paysanne, et passent d’une situation de pauvreté rurale aux quartiers populaires d’une grande ville du continent. Là, certains parviendront certes à s’élever dans l’espace social en mettant à profit une compétence professionnelle reconnue. Mais pour une nette majorité, ce seront les petits commerces ou les emplois peu qualifiés du précariat urbain, dans l’incertitude de l’économie dite « informelle », ou dans les nouvelles « zones économiques spéciales » au cœur des stratégies d’industrialisation du continent.</p>
<p>De tels déplacements dans l’espace social ne peuvent pas toujours être réduits à des « gains » ou à des « pertes » sur une échelle sociale unidimensionnelle. Ils gagnent plutôt à être appréhendés comme des déplacements « latéraux » entre milieux populaires, ruraux et urbains, ou « transversaux », lorsqu’ils s’accompagnent d’une légère ascension sociale.</p>
<p>En effet, la croissance urbaine et la réduction de la part de la population active dans l’agriculture, <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/roiw.12037?casa_token=vIgEmtK4rvEAAAAA%3AlCib6eZnpjsrCNK34AqJr_Q7120wTsxKGfi-pCNNPFPqlshuL4klC-b8iFXCN45FgXILWxFK60QvY3Qe">attestée à travers le continent</a> au-delà de la diversité des situations nationales, correspondent évidemment à une dynamique sociale majeure, dont les implications culturelles vont bien au-delà de la structure professionnelle, car l’urbanisation affecte en profondeur les styles de vie.</p>
<p>Pour autant, si l’on considère la mobilité sociale comme une altération des « chances de vie », lorsque des individus peu scolarisés issus des campagnes rejoignent les couches pauvres de la société (péri-) urbaine, cela ne modifie pas fondamentalement leurs conditions d’existence, ni leurs « chances » d’accumuler des richesses ou d’accéder à des revenus suffisants.</p>
<p>Les exemples de ce type de situation abondent. À <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2022-1-page-319.htm">Kinshasa</a>, les salariés précaires de l’économie informelle vivent de maigres revenus et souvent dans des conditions de grande précarité qui s’avèrent au final peu différentes de celles des milieux ruraux qu’ils ont parfois quittés pour tenter leur chance en ville.</p>
<p>L’accès à la ville demande par ailleurs bien souvent de mobiliser des relations familiales plus ou moins éloignées, qui fourniront le point de départ d’un réseau de relations à reconstruire : ressources économiques et <a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1980_num_31_1_2069">« capital social »</a> sont souvent étroitement imbriqués dans les trajectoires de mobilité sociale entre ville et campagne.</p>
<p>Mais au final, les classes populaires urbaines sont exposées dans bien des cas à des formes comparables d’incertitude sur leur destin social que leurs équivalents ruraux. Ainsi, bien des mobilités sociales dans les régions inférieures de l’espace social sont en fait des déplacements courts, plus ou moins « latéraux », qui voient les individus changer de secteur d’activité et d’environnement, sans que ne soient fondamentalement affectées leurs « chances de vie ».</p>
<h2>L’éducation en question</h2>
<p>Au cœur de bien des trajectoires sociales ascendantes – surtout masculines – dans la deuxième partie du XX<sup>e</sup> siècle, l’éducation est toujours aujourd’hui susceptible de produire des effets de mobilité sociale ascendante, quoique de manière moins immédiate qu’il y a quelques décennies.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/au-benin-ces-enfants-qui-quittent-lecole-pour-apprendre-un-metier-201490">Au Bénin, ces enfants qui quittent l’école pour apprendre un métier</a>
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<p>Au <a href="https://books.google.be/books?hl=fr&lr=&id=mxidDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PA70&dq=%22education+and+social+im/mobility+in+Niamey%22">Niger</a> et en <a href="https://www.cairn.info/revue-autrepart-2015-2-page-241.htm">République démocratique du Congo</a>, parmi d’autres exemples possibles, l’accès à l’emploi salarié privé ou public se fait difficilement sans faire jouer des relations : valoriser les titres scolaires demande aussi un certain capital social.</p>
<p>Dans les exploitations agricoles du nord de l’<a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/03057070.2010.485790">Afrique du Sud</a>, de jeunes diplômés universitaires zimbabwéens cueillent des fruits aux côtés de migrants plus anciens, établis sur place et travailleurs permanents des mêmes exploitations. Leurs titres universitaires ne semblent pas leur avoir permis une insertion professionnelle stable dans la société zimbabwéenne, et leur trajectoire sociale à venir reste indécise.</p>
<p>Pour autant, l’éducation reste massivement investie à travers le continent. Et le niveau des titres scolaires et universitaires s’élève régulièrement au fil du temps dans toutes les couches moyennes de la population, ces fameuses « classes moyennes » africaines dont l’avènement est célébré par les institutions internationales, mais dont <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/00020397221089352">l’hétérogénéité reste considérable</a>, et les contours incertains.</p>
<p>Ceci dit, différents travaux, menés en <a href="https://core.ac.uk/download/pdf/39831301.pdf">Afrique de l’Ouest</a> ou <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/13600818.2015.1110568">centrale</a>, ont montré que la possession de titres scolaires, et plus encore universitaires, restait un vecteur de stratification sociale important à travers le continent. Mais le lien entre éducation et mobilité sociale ascendante semble bien s’être distendu. Pour le dire autrement, l’éducation n’est plus un ascenseur social aussi puissant aujourd’hui que dans les décennies ayant suivi les indépendances.</p>
<p>En outre, le développement massif, au cours des dernières décennies, d’un secteur éducatif privé a peu à peu introduit une stratification économique de l’offre d’enseignement, les écoles privées proposant souvent une formation davantage prisée des couches moyennes et supérieures de la population.</p>
<p>Au niveau universitaire, le coût des formations publiques a progressivement augmenté parallèlement au développement de l’offre privée. De nouvelles barrières économiques à l’accès à l’enseignement supérieur ont été introduites. Ainsi, les étudiants aux origines modestes ou issus du monde rural font désormais face non seulement à une distance culturelle avec l’enseignement supérieur, mais aussi à des obstacles économiques à la poursuite de leurs études.</p>
<h2>Des mobilités complexes</h2>
<p>La figure de l’entrepreneur s’étant fait « tout seul » hante les discours sur la mobilité sociale, en Afrique et au-delà. Pour autant, si les ascensions sociales fulgurantes existent bel et bien, la plupart des mobilités dans l’espace des positions sociales sont des déplacements courts, façonnés par les différentes ressources, économiques et sociales, que des individus aux conditions d’existence très différentes, peuvent assembler.</p>
<p>Du Niger et du Nigeria à l’Ouganda, la République démocratique du Congo et l’Afrique du Sud, les recherches réunies dans le volume <a href="https://www.berghahnbooks.com/title/NoretSocial"><em>Social Im/mobilities in Africa</em></a> que j’ai eu l’occasion de diriger documentent pour l’essentiel des trajectoires de mobilité sociale incertaines et instables, qui ne subvertissent que rarement les écarts de condition et de statut importants qui impriment aujourd’hui leur marque sur la dynamique des sociétés africaines.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220960/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joël Noret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les mobilités sociales en Afrique s’avèrent souvent « courtes » et instables, sur un continent où le lien entre éducation et opportunités d’ascension sociale persiste mais se distend.Joël Noret, Professeur d'anthropologie, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2213632024-02-02T16:58:18Z2024-02-02T16:58:18ZLes animaux de compagnie sont de plus en plus mentionnés dans les notices nécrologiques<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/569862/original/file-20240115-15-82sgl2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=40%2C30%2C6700%2C5022&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">On a constaté que l’on mentionnait de plus en plus souvent un animal dans la rubrique nécrologique de son compagnon humain.</span> <span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span></figcaption></figure><p>Les animaux remplissent différents rôles dans nos vies. Certaines personnes les considèrent comme des membres de la famille, tandis que d’autres apprécient le fait qu’ils les incitent à faire des promenades quotidiennes.</p>
<p>Qu’il s’agisse de <a href="https://theconversation.com/service-dogs-play-vital-roles-for-veterans-but-canadas-lack-of-standards-makes-travel-and-access-difficult-219470">chiens d’assistance</a>, d’<a href="https://humanipassion.com/sante/comprendre-chien-dassistance-quebec/">animaux de soutien émotionnel</a> ou d’une petite bête qui nous accueille à la porte de la maison, les animaux peuvent nous apporter joie, réconfort et compagnie. Il est donc naturel que ces relations qui se nouent au cours de notre vie se poursuivent – ou du moins soient commémorées – après la mort.</p>
<p>Le <a href="https://www.thestar.com/news/insight/this-humane-society-needs-a-bigger-home-what-happens-to-the-650-pets-buried-in/article_b25eba3a-99f7-11ee-a7f5-473bdce48588.html">Toronto Star</a> a récemment fait état des efforts déployés pour déterrer et déplacer plus de 600 animaux d’un cimetière pour animaux d’Oakville, en Ontario. Comme le montre cet article, et comme d’autres en <a href="https://muse.jhu.edu/book/46086/">témoignent</a>, l’enterrement, l’embaumement et l’incinération des animaux ne sont pas des pratiques nouvelles. Ces rites funéraires permettent de rendre hommage à un animal de compagnie et à tout ce qu’il représentait pour nous.</p>
<p>Mais qu’en est-il si c’est le propriétaire qui meurt en premier ? On a constaté que l’on mentionnait de plus en plus souvent un animal dans la rubrique nécrologique de son compagnon humain.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="A smiling woman carries a bulldog" src="https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569423/original/file-20240115-67455-vfr8d9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Qu’il s’agisse de chiens d’assistance, d’animaux de soutien émotionnel ou d’une petite bête qui nous accueille à la porte de la maison, les animaux peuvent nous apporter joie, réconfort et compagnie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
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<h2>L’évolution des notices nécrologiques</h2>
<p>La rédaction d’une notice nécrologique est un des nombreux actes que l’on accomplit après le décès d’un proche. Autrefois réservée à l’élite de la société, la <a href="https://doi.org/10.4324/9780203015964">nécrologie s’est démocratisée</a> et davantage de personnes sont aujourd’hui commémorées de cette façon.</p>
<p>Nous rédigeons des notices nécrologiques pour différentes raisons. Certains sont purement pratiques : il s’agit d’annoncer le décès d’une personne ou d’inviter la famille et les amis aux funérailles.</p>
<p>Mais les notices nécrologiques donnent aussi aux personnes endeuillées l’occasion de raconter l’histoire de quelqu’un qui leur était cher. Qui était-il ? Qu’aimait-elle ? Quelles étaient ses valeurs ?</p>
<p>Dans le cadre du projet <a href="https://nonreligionproject.ca/">« Nonreligion in a Complex Future »</a>, notre équipe a <a href="https://nonreligionproject.ca/obituaries/">analysé les notices nécrologiques</a> canadiennes du siècle dernier afin de comprendre l’évolution de la manière dont les gens commémorent leurs morts. Au fil des ans, on voit de plus en plus souvent la mention d’animaux.</p>
<p>Aussi récemment qu’en 1990, pas un seul des 53 avis de décès publiés un samedi donné dans le Toronto Star n’évoquait d’animaux de compagnie. Cette situation a toutefois commencé à changer progressivement. Nous découvrons qu’en 1991, Harriet sera « tristement regrettée par tous ses amis et ses animaux ». De même, Berton, décédé en 1998, est « regretté par son bon toutou Scamp ».</p>
<p>Au milieu des années 2000, de 1 à 4 % des notices nécrologiques mentionnaient des animaux de compagnie. Depuis 2015, ce chiffre a grimpé pour atteindre 15 %.</p>
<p>Il est vrai que cela ne représente pas des quantités énormes. Dans un échantillon de 3 241 avis de décès datant de 1980 à 2022, seuls 79 évoquent des animaux. Cette légère augmentation indique toutefois une transformation dans la manière dont les gens rédigent les notices nécrologiques.</p>
<h2>Raconter des histoires personnelles</h2>
<p>Nos recherches montrent que, du début des années 1900 jusqu’à aujourd’hui, les notices nécrologiques se sont progressivement allongées. Autrefois, les avis étaient courts, on y indiquait le nom du défunt, son âge et le lieu de son décès, le tout en l’espace d’environ quatre lignes. Ces dernières années, la longueur moyenne est passée à environ 40 lignes, certaines atteignant même plus de 100 lignes.</p>
<p>Cet espace supplémentaire permet d’ajouter des informations sur le défunt. Ainsi, plus de 80 % des notices nécrologiques récentes mentionnent les enfants de la personne décédée. La proportion était d’environ 50 % avant 1960.</p>
<p>Dans les notices nécrologiques récentes, il est plus probable que la formation, la profession ou les loisirs soient mentionnés. Au-delà d’une simple énumération, il est courant de voir des descriptions riches et détaillées. Plutôt que de lire le titre de son poste, nous apprenons qu’un homme était « un visionnaire dévoué qui est resté fier et loyal envers ses nombreux employés et collègues ».</p>
<h2>Nos amis à fourrure</h2>
<p>Les notices nécrologiques étant plus longues et détaillées, il semble normal que les animaux y figurent. Il est de plus en plus courant d’y mentionner l’animal de compagnie ou l’amour des animaux de la personne décédée. Ces passages deviennent également plus détaillés. Au-delà du nom de l’animal, nous apprenons s’il s’agissait d’un « caniche très chochotte », d’un « fidèle compagnon » ou du « meilleur chien de tous les temps ».</p>
<p>La profession est un autre <a href="https://doi.org/10.1080/07481187.2015.1056562">élément incontournable des notices nécrologiques</a>. Pour Mary, décédée en 2019, l’un des points forts de sa carrière chez Nestlé Purina, a été « l’intronisation de divers animaux de compagnie et chiens d’assistance héroïques au Temple de la renommée de Purina ». Ce n’était pas seulement une passion professionnelle, car Mary avait aussi six labradors noirs à la maison.</p>
<p><a href="https://doi.org/10.1080/13576275.2020.1784122">Les passe-temps et les intérêts</a> sont également de plus en plus fréquents dans les avis de décès. Bobby, par exemple, aimait « s’asseoir dans son jardin avec sa chienne Chloe » et « laisser son perroquet bien-aimé, Pookie, le divertir ».</p>
<p>Plutôt que d’envoyer des fleurs à la famille, on demande souvent de <a href="https://www.lovetoknow.com/life/grief-loss/lieu-flowers-wording-ideas-etiquette">faire des dons à la mémoire du défunt</a>. Il n’est pas surprenant de voir que des groupes comme <a href="https://ontariospca.ca/">l’Ontario SPCA</a>, la <a href="https://www.farleyfoundation.org/">Fondation Farley</a> et divers groupes de protection de la nature gagnent en popularité.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="A smiling golden retriever" src="https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569428/original/file-20240115-67455-4xa2ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Il est de plus en plus courant de mentionner l’animal de compagnie d’une personne ou son amour des animaux dans sa notice nécrologique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
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<h2>De nouvelles façons de pleurer les morts</h2>
<p>Cette tendance dans les avis de décès est révélatrice d’un changement sociétal plus large. En effet, les gens accordent de <a href="https://academic.oup.com/socrel/article-abstract/78/1/9/3053446">plus en plus de valeur à la nature</a> et aux <a href="https://doi.org/10.1177/00377686231170993">créatures non humaines</a>. Les raisons de cette évolution sont variées et complexes. Mais les données – tirées des notices nécrologiques et d’autres documents – laissent voir que les gens forgent des liens précieux avec la nature et les animaux.</p>
<p>Les notices nécrologiques révèlent d’autres transformations importantes de la manière dont nous commémorons les morts. Autrefois, il s’agissait de textes brefs et convenus (et il en reste encore dans ce genre). Mais de nos jours, les avis de décès sont souvent des fenêtres sur la vie d’une personne. Ils peuvent être <a href="https://www.thestar.com/opinion/contributors/an-ontario-woman-s-scathing-obituary-for-her-dad-raises-questions-do-we-have-to/article_aaaf6d28-0224-5c9a-9eaa-c124482e04bc.html">tristes ou tragiques</a>, mais aussi <a href="https://www.lex18.com/news/he-up-and-died-on-us-sons-hilarious-obituary-goes-viral">drôles, sarcastiques ou réconfortants</a>.</p>
<p>Par-dessus tout, les notices nécrologiques sont aujourd’hui plus personnelles. Pour commémorer le souvenir d’un être cher, les familles veulent faire connaître au monde entier ce qui rendait cette personne spéciale. Cela peut être raconté en parlant des activités, des gens ou des animaux de compagnie qui lui ont apporté de la joie. Pour certains, on se rappellera leur équipe de hockey préférée, la fois où ils ont réussi un trou d’un coup et, souvent, l’ami à fourrure qui se blottissait contre eux après une dure journée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221363/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Chris Miller ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au fil des ans, les notices nécrologiques se sont allongées, laissant plus de place pour mentionner les animaux de compagnie, les passe-temps et les passions de la personne décédée.Chris Miller, Postdoctoral fellow, Nonreligion in a Complex Future project, L’Université d’Ottawa/University of OttawaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2224382024-01-31T17:17:30Z2024-01-31T17:17:30ZLa FNSEA, syndicat radical ? Derrière le mal-être des agriculteurs, des tensions plus profondes<p>Le mouvement des agriculteurs français de 2023-2024 est singulier par son ampleur et par la radicalité de ses actions. Un « siège » de Paris par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et Jeunes Agriculteurs (JA), sa branche jeunes, voire des blocages des marchés de gros appelés par la Coordination rurale (CR), la Confédération paysanne (CP) et envisagés par les JA d’Île-de-France, sont des mises en scène qui empruntent au registre militaire, ce qui est inédit à cette échelle.</p>
<p>On peut également s’étonner de cette radicalité affichée, de la part de la FNSEA et des JA qui sont associées depuis des dizaines d’années par l’État à l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, et qui disposent de capacités importantes de lobbying auprès des responsables politiques et des acteurs économiques. Comment comprendre cette évolution ?</p>
<p>Le discours syndical, assez similaire entre syndicats dans ce mouvement, pointe des facteurs d’insatisfaction extérieurs aux agriculteurs français : l’État, l’Union européenne, la concurrence étrangère, les écologistes, les citadins. Certains commentateurs voient dans ce mouvement une occasion de célébrer une <a href="https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470">figure mythifiée du paysan</a> comme incarnation de classes populaires vertueuses, voire de « la France éternelle ». D’autres y lisent une autonomisation de « la base » contre les appareils syndicaux, qui s’inscrirait dans la lignée du mouvement des « gilets jaunes ».</p>
<p>Mais ces analyses passent sous silence les évolutions et tensions internes aux mondes agricoles, qui contribuent pourtant à expliquer comprendre la mobilisation en cours.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu-explosif-222066">Colère des agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »</a>
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<h2>Une évolution graduelle des formes de mobilisation agricoles</h2>
<p>Si le « blocus de Paris » actuel est une innovation tactique, il trouve ses origines dans l’histoire des actions d’agriculteurs plus que dans d’autres mouvements comme celui des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gilets-jaunes-118981">« gilets jaunes »</a> – même si ce mouvement peut aussi être source de réflexions et d’emprunts.</p>
<p>La FNSEA et les JA ont l’habitude d’agir de façon sectorielle : ils ne se joignent quasiment jamais à des mouvements d’autres groupes professionnels et n’appellent pas à être rejoints par d’autres. La manifestation est pensée comme un complément à des négociations plus feutrées, techniques, qui occupent la majorité de l’activité syndicale.</p>
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<p>Les manifestations de la FNSEA dans les départements et les régions sont historiquement célèbres pour leurs violences symboliques et matérielles, largement tolérées par les pouvoirs publics. Longue est la liste des dégradations de l’espace urbain, avec des déversements de produits agricoles ou de matière organique (lisier, fumier), ou bien des saccages de bâtiments administratifs.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ePbOom6Nh8U?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Des agriculteurs déposent du fumier devant la préfecture à Agen le 24 janvier 2024.</span></figcaption>
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<p>Toutefois, sur le long terme, ces actions <a href="https://journals.openedition.org/conflits/209">tendent à devenir moins violentes</a>, et sont progressivement remplacées par des actions symboliques, comme l’étiquetage de produits en supermarché pour dénoncer certaines marques ou provenances.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-mouvements-de-contestation-des-agriculteurs-servent-ils-a-quelque-chose-221889">Les mouvements de contestation des agriculteurs servent-ils à quelque chose ?</a>
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<p>Les dirigeants syndicaux visent à <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/11/04/la-fnsea-s-apprete-a-entrer-dans-l-arene_4518105_3234.html">limiter les dégradations et violences</a>. Leurs raisons en sont l’augmentation de la sensibilité de l’opinion publique, la diminution du nombre de militants qui rend les manifestations d’agriculteurs plus faciles à encadrer, et la perception que des actions symboliques peuvent représenter un meilleur rapport coût/efficacité.</p>
<p>Quant aux manifestations nationales organisées à Paris par la FNSEA et JA, elles ont été historiquement pacifiques et symboliques. Citons par exemple la manifestation de <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab8200556601/manifestation-agriculteurs">« cent mille agriculteurs » à Paris en 1982</a>, la couverture des Champs-Élysées par un <a href="https://www.gpmetropole-infos.fr/la-grande-moisson-sur-les-champs-elysees-1990/">grand champ de blé en 1990</a>, un rassemblement à la Concorde en 2014, ou un <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/5562709_001_163/manifestation-des-agriculteurs-a-paris">défilé de tracteurs en 2015</a>.</p>
<p>Les opérations de blocages de routes ou d’institutions publiques à Paris se sont développées depuis une dizaine d’années : blocage d’axes routiers franciliens en 2013, manifestation devant le Conseil d’État en 2015, blocage des Champs-Élysées en 2017…</p>
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<figcaption><span class="caption">L’accès aux Champs-Élysées bloqué le 23 septembre 2017 par des agriculteurs venus protester contre la réglementation liée au glyphosate.</span></figcaption>
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<p>Ces actions étaient à l’initiative de fédérations départementales ou régionales d’Île-de-France, de la FNSEA et des JA, pas des directions nationales. Le fait que le <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/cultivateur-grand-patron-maire-six-choses-a-savoir-sur-arnaud-rousseau-le-puissant-president-de-la-fnsea_6327027.html">président de la FNSEA depuis 2023</a> soit issu d’Île-de-France a possiblement facilité l’adoption de ce mode d’action par la direction nationale.</p>
<p>Mais c’est sans doute aussi le contexte européen, marqué par des mouvements d’<a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/allemagne/allemagne-des-agriculteurs-bloquent-l-acces-a-plusieurs-ports-pour-protester-contre-la-suppression-d-un-avantage-fiscal_6332551.html">agriculteurs en Allemagne</a> avec des files de tracteurs à Berlin, <a href="https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/pays-bas-roumanie-allemagne-la-colere-des-agriculteurs-essaime-sur-tout-le-continent-20240121_6K7BRQN4ONGDNNBLTRVYZ6GMG4/">aux Pays-Bas et en Roumanie</a> avec des blocages de grands axes routiers, qui a été une source d’inspiration pour le mouvement français.</p>
<h2>La conjoncture seule n’explique pas tout</h2>
<p>Concernant l’ampleur du mouvement, il serait tentant de l’expliquer par la conjoncture et les revendications des agriculteurs. Les mots des agriculteurs mobilisés expriment des revendications variées, qu’on peut classer en quatre catégories :</p>
<ul>
<li><p>reconnaissance sociale,</p></li>
<li><p>administration,</p></li>
<li><p>environnement,</p></li>
<li><p>et économie.</p></li>
</ul>
<p>Si selon chacune de ces dimensions, le contexte peut être difficile, à l’examen, peu de facteurs semblent exceptionnels.</p>
<p>Une première revendication est celle de la reconnaissance sociale, la dignité, la considération. Il est difficile de connaître les sentiments de la population française, tant coexistent d’un côté un attachement symbolique à l’agriculture, et de l’autre la hausse des conflits d’usages des espaces ruraux.</p>
<p>On peut aussi y voir une protestation contre l’effacement de l’agriculture dans les débats politiques. Peut-être que ce mouvement en lui-même, ainsi que l’attention unanime que lui portent le gouvernement, les partis politiques, les médias et la population, est un début de réponse à cette revendication diffuse.</p>
<p>Une deuxième revendication concerne la simplification administrative ainsi que l’accélération des procédures de versement d’aides publiques. Comme beaucoup de groups professionnels, les agriculteurs sont confrontés à la <a href="https://journals.openedition.org/terrain/13836">bureaucratisation du gouvernement de leur travail</a>. Sachant que pour beaucoup d’entre eux, les aides représentent la grande majorité du revenu, on comprend que les délais de paiement ou d’instruction des dossiers soient des sujets particulièrement sensibles.</p>
<p>Les mesures environnementales représentent une troisième cible. Les <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/01/16/pesticides-les-distances-de-securite-autour-des-zones-traitees-jugees-largement-insuffisantes-pour-proteger-les-riverains_6211049_3244.html">zones de sécurité pour la pulvérisation de pesticides</a>, les jachères, les interdictions de produits toxiques, contre lesquelles portent certaines revendications syndicales, existent pourtant depuis des décennies, à des niveaux comparables à aujourd’hui.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/glyphosate-et-apres-ou-va-le-droit-des-pesticides-219999">Glyphosate et après : où va le droit des pesticides ?</a>
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<p>Quatrième domaine de revendications : les revenus. Sont mis en avant des facteurs conjoncturels (hausse des charges liée à la guerre en Ukraine, conséquences de maladies animales), des inquiétudes liées à l’organisation des marchés (accords de libre-échange, relations commerciales avec les industriels et la grande distribution) et des difficultés structurelles.</p>
<p>Certes, le coût de production (carburants, engrais, alimentation animale) s’est envolé et n’est que peu redescendu. Les prix des produits agricoles avaient aussi flambé, contribuant à une <a href="https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/Pri2314/Primeur2023-14_Rica2022.pdf">excellente année 2022</a> ; mais ils sont retombés plus vite que les <a href="https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/LetConj2304/Lettre%20de%20conjoncture_T4-%202023.pdf">coûts de production</a>. Concernant le commerce international, l’extension des zones de libre-échange est continue depuis des décennies, et l’accord avec le Mercosur a été négocié en 2019.</p>
<p>Les revenus des agriculteurs sont très variables <a href="https://agriculture.gouv.fr/evolution-du-revenu-agricole-en-france-depuis-30-ans">selon les productions</a> et territoires, certains étant très bien rémunérés de leur travail, d’autres très mal et depuis de nombreuses années, comme les producteurs de viande bovine, de moutons, voire de lait, ou de manière générale les petits exploitants.</p>
<p>Pour expliquer la mobilisation actuelle, il faut mettre tous ces facteurs en regard de la capacité des syndicats agricoles à y répondre.</p>
<h2>La FNSEA toujours dominante mais moins hégémonique</h2>
<p>Or, la FNSEA a démontré son efficacité pour traiter un ensemble des sujets qu’elle priorise. Depuis des années, elle a lutté avec succès contre des mesures environnementales, comme les réductions d’utilisation des pesticides (plans <a href="https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20210119_pesticides.pdf">Ecophyto</a>, <a href="https://aoc.media/analyse/2020/09/01/retour-des-neonicotinoides-limpossible-reduction-des-pesticides/">interdictions de molécules</a>), la réduction du cheptel porcin en Bretagne considéré responsable de la production d’<a href="https://journals.openedition.org/etudesrurales/8988">algues vertes</a>, ou le développement des « méga-bassines » de rétention d’eau pour l’irrigation.</p>
<p>Sur le court terme, elle avait anticipé et accompagné le mouvement, obtenant dès la fin d’année 2023 des réductions de taxes sur le carburant ou sur les pollutions dites diffuses, et des mesures techniques du même ordre (réductions de taxes, affaiblissement des contrôles environnementaux) au fil du mouvement.</p>
<p>Plus largement, la FNSEA reste largement le syndicat agricole dominant. Elle est majoritaire en nombre d’adhérents (212000 revendiqués, 50000 pour les JA, contre 10000 à 15000 pour la CR et la CP), en voix aux élections professionnelles (55 % de moyenne nationale avec JA en 2019, contre 20 % à 25 % pour la CR et la CP), en ressources économiques (budget annuel de 20 millions d’euros, contre environ quatre millions d’euros respectivement pour la CR et la CP), en réseaux politiques et en capacités de lobbying. Les syndicats minoritaires gagnent régulièrement les élections professionnelles dans quelques départements, mais manquent de ressources pour pérenniser leur emprise et plus s’institutionnaliser.</p>
<p>Cependant, la FNSEA éprouve des difficultés croissantes à <a href="https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu-explosif-222066">représenter tous les agriculteurs</a>. Si sa base d’adhérents reste importante, elle tend à s’effriter, en perdant les agriculteurs les plus avant-gardistes et qui ont fait sa force.</p>
<p>Ces leaders techniques se sont en effet engagés dans des démarches d’exploitation innovantes, comme la réduction des intrants, la production sous signe de qualité et d’origine, la vente en circuits courts, ou différentes formes de diversification. Ces stratégies leur permettent de capter de la valeur ajoutée en se démarquant, et en profitant du fait que les aides PAC soient attribuées sans lien avec la production depuis les réformes des années 1992 à 2003.</p>
<p>Dans le même temps, la majorité des agriculteurs continuent à produire, selon des techniques dites conventionnelles, des produits de qualité standard vendus à l’industrie agro-alimentaire. La FNSEA tend à plus adopter une posture défensive de ce style d’agriculture et du <em>statu quo</em> pour la distribution des aides PAC sachant que sa base d’adhérents est composée en majorité de ce style d’exploitants.</p>
<p>Elle capte moins les leaders techniques, qui pour une partie d’entre eux s’engagent dans les syndicats minoritaires, mais beaucoup sont également non-encartés. Ils forment ainsi un groupe influent, mais peu aligné ni docile par rapport à la FNSEA.</p>
<p>Également, si le pouvoir à la FNSEA est traditionnellement partagé entre les céréaliers et les éleveurs de bovins, les équilibres internes sont remis en cause au détriment des éleveurs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572484/original/file-20240131-29-86e7f5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Traditionnellement, le pouvoir à la FNSEA se partage entre les céraliers et les éleveurs de bovins.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Nicolas Duprey/CD78</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>Au cours des dernières décennies, les céréaliers ont gagné beaucoup de pouvoir grâce à la structuration du <a href="https://www.usinenouvelle.com/article/retour-d-avril-a-la-tete-de-la-fnsea.N2128431">groupe Avril</a>, consortium industriel possédé par la branche de la FNSEA spécialisée sur les oléagineux et protéagineux. Cette puissance industrielle leur a permis de conquérir la présidence de la FNSEA pour la première fois depuis les années 1960, en 2010 et à nouveau en 2023.</p>
<p>La FNSEA tend à devenir un atout politique pour Avril, qui se pose en pilote de la « ferme France » et déclare viser structurer l’ensemble des filières végétales et animales, plutôt que l’inverse. Certes, Avril peut jouer un rôle d’instrument de solidification des filières d’élevage, mais depuis 2018 sa stratégie s’est recentrée sur les produits végétaux, revendant une partie de ses industries de transformation animale. Les filières d’élevage bovin sont ainsi affaiblies à la fois économiquement et politiquement dans la FNSEA.</p>
<p>En conclusion, ce mouvement est certes animé par des difficultés conjoncturelles, mais son ampleur et sa radicalité peuvent s’expliquer par une crise de la représentation des agriculteurs. Ces derniers possèdent un poids politique important, qu’il s’agisse des exploitants avant-gardistes, un groupe petit mais influent, ou des éleveurs bovins, un des groupes agricoles les plus nombreux en France.</p>
<p>La réponse aux revendications économiques nécessiterait une vision d’avenir pour solidifier les filières, notamment l’élevage, et garantir qu’elles répondent aux grands <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">enjeux alimentaires</a> et environnementaux. Ce travail prospectif reste à faire. Le moment est aussi une occasion pour les organisations syndicales de démontrer leur capacité à s’y engager.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<img src="https://counter.theconversation.com/content/222438/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandre Hobeika ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour expliquer l'ampleur et la radicalité des manifestations des agriculteurs, il faut comprendre la crise de la représentativité au sein du syndicat dominant de la profession, la FNSEA.Alexandre Hobeika, Chercheur en science politique CIRAD, UMR MoISA, Montpellier, CiradLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2220662024-01-28T16:09:20Z2024-01-28T16:09:20ZColère des agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »<p><em>Voici plusieurs mois qu’un mouvement de colère monte dans le monde agricole français. Cela a commencé par des <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/13-heures/agriculteurs-en-colere-des-centaines-de-panneaux-retournes_6197664.html">panneaux de villes retournés</a>, censés évoquer un monde qui tourne à l’envers, puis ces dernières semaines, des actions plus traditionnelles ont pris le premier plan médiatique : blocage autoroutier, déversement de fumier, défilé de tracteurs.La composition de ce mouvement inédit, tout comme les causes qui l’ont fait naître, sont diverses. L’occasion pour The Conversation d’interroger la sociologie d’un monde agricole français fragmenté et à la croisée des chemins avec Gilles Laferté, chercheur en sciences sociales spécialiste des agriculteurs.</em></p>
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<p><strong>Médiatiquement, il est souvent question des agriculteurs, comme si ces derniers représentaient un groupe social unifié. Est-ce le cas ? </strong></p>
<p>D’un point de vue administratif, institutionnel, du point de vue de la description économique d’une tâche productive, « les agriculteurs », entendus comme les exploitants agricoles, ça existe. Mais d’un point de vue sociologique, non, <a href="https://journals.openedition.org/economierurale/9560">ce n’est pas un groupe</a>. Les viticulteurs de régions canoniques du vin, ou les grands céréaliers des régions les plus productives, n’ont pas grand-chose à voir avec les petits éleveurs, les maraîchers ou ceux qui pratiquent une agriculture alternative. </p>
<p>Le sociologue aura dont plutôt tendance à rattacher certains d’entre eux aux catégories supérieures, proches des artisans, commerçants, chefs d’entreprises voire des cadres, et d’autres aux catégories supérieures des classes populaires. La plupart des agriculteurs sont proches des pôles économiques, mais une partie, sont aussi fortement dotés en capitaux culturels. Et, encore une fois, même dans les classes populaires, les agriculteurs y seront à part. C’est une classe populaire à patrimoine, ce qui les distingue de manière très décisive des ouvriers ou des petits employés. </p>
<p>Dans l’histoire de la sociologie, les agriculteurs ont d’ailleurs toujours été perçus comme inclassables. Ils sont autant du côté du capital que du travail. Car ils sont propriétaires de leur propre moyen de production, mais en revanche ils n’exploitent souvent personne d’autre qu’eux-mêmes et leur famille, pour une grande partie. Autre dualité dans leur positionnement : ils sont à la fois du côté du travail en col blanc avec un ensemble de tâches administratives de planification, de gestion, de projection d’entreprise sur le futur, de captation de marchés, mais ils sont aussi du côté du col bleu, du travail manuel, de ses compétences techniciennes. </p>
<p><strong>Comment expliquer alors qu’en France, ce groupe soit encore si souvent présenté comme unifié ?</strong></p>
<p>Cette illusion d’unité est une construction à la fois de l’État et de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pour un bénéfice mutuel historique : celle d’une co-gestion. Globalement, l’État s’adresse aux agriculteurs via ce syndicat dominant, pour tâcher de bâtir une politique publique agricole cohérente. Même si la co-gestion a été dépassée pour être plus complexe, cette idée que l’agriculture était une histoire entre l’État et les agriculteurs perdure comme on le voit dans les syndicats invités à Matignon, uniquement la FNSEA au début de la crise. La FNSEA a tenté historiquement de rassembler les agriculteurs pour être l’interlocuteur légitime. Mais cet état des lieux est aussi le fruit de l’action historique de l’État, qui a forgé une batterie d’institutions agricoles depuis la IIIème République avec le Crédit Agricole, une mutuelle sociale agricole spécifique, des chambres d’agriculture… Jusque dans les statistiques, les agriculteurs sont toujours un groupe uni, à part, ce qui est une aberration pour les sociologues. </p>
<p>Tout cela a produit l’image d’une existence singulière et unifiée du monde agricole, et dans le quotidien des agriculteurs, on trouve l’écho de cela dans des pratiques sociales communes instituées : l’immense majorité des agriculteurs va de fait à la chambre de l’agriculture, au <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-economique-2020-1-page-156.htm">Crédit Agricole</a> ou à Groupama, ils sont tous affiliés à la <a href="https://www.musee-assurance-maladie.fr/sites/default/files/users/user38/MSA.pdf">mutuelle sociale agricole</a>. </p>
<p><strong>Lorsqu’un agriculteur est présenté, c’est souvent par son type d’activité, la taille de son exploitation, son revenu, son appartenance syndicale. Ces critères sont-ils suffisants pour comprendre sa singularité ?</strong></p>
<p>Ces critères sont pertinents mais pas suffisants. D’abord, ils sont en général assez liés. Le type de culture, et ensuite la taille de l’exploitation sont très prédictifs du revenu, avec des filières particulièrement rémunératrices (céréales, viticulture), qui garantissent, avec un nombre d’hectares suffisants, des revenus, et, en bas de l’échelle, le lait, le maraîchage, beaucoup moins rémunérateur. Cette réalité est d’ailleurs assez injuste car les filières les moins rémunératrices sont aussi celles où l’on travaille le plus, du fait des contraintes de traite, de vêlage. </p>
<p>Ensuite, bien sûr, l’appartenance syndicale est très importante, elle situe l’univers de référence, le sens politique d’un agriculteur, son projet de société derrière son activité, avec par exemple une logique productiviste derrière la FNSEA ; une politisation bien à droite, aujourd’hui proche du RN, de plus en plus assumée ces derniers jours du côté de la Coordination Rurale ; et enfin des projets alternatifs, centrés autour de petites exploitations, d’accélération de la transition avec la Confédération Paysanne. </p>
<p>Mais ces critères sont loin d’être suffisants, ceux des générations et des origines sociales sont devenus également déterminants. </p>
<p>Car il faut garder en tête que le groupe agricole est aujourd’hui un groupe âgé, avec une moyenne d’âge d’actifs qui dépasse les cinquante ans en moyenne. Le monde agricole est donc traversé par un enjeu de renouvellement des générations. Ce même monde agricole est aussi un des groupes les plus endogames qui soient. Être agriculteur, c’est surtout être enfant d’agriculteur ou marié à un enfant d’agriculteur, avec des croisements d’alliances historiquement importants à l’échelle du village, du canton, qui fait que les agriculteurs d’aujourd’hui, sont le produit des alliances des agriculteurs d’hier. Ceux qui ont raté ces étapes matrimoniales ont déjà quitté les mondes agricoles. </p>
<p>Mais aujourd’hui, cette réalité est en train de se fissurer. Pour renouveler les groupes agricoles, il faut donc aller puiser dans d’autres groupes sociaux, et les enfants d’agriculteurs d’aujourd’hui ne feront plus l’écrasante majorité des agriculteurs de demain. Des enfants d’autres groupes sociaux sont également attirés par les métiers agricoles. À ce titre, un slogan du mouvement actuel est très intéressant : <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/les-agriculteurs-se-relaient-pour-bloquer-l-a20-et-maintenir-la-pression-2713594">« l’agriculture : enfant on en rêve, adulte on en crève »</a>. </p>
<p>Cette façon dont l’agriculture fait rêver est un vrai phénomène nouveau, non pas pour les enfants d’agriculteurs, qui sont socialisés à aimer leur métier très tôt, mais pour les groupes extérieurs aux mondes agricoles. L’agriculture incarne désormais quelque chose de particulier dans les possibles professionnels, un métier qui a du sens, qui consisterait à nourrir ses contemporains, avec des productions qui seraient de qualité, pour la santé de chacun, soit une mission très noble. C’est une sorte d’anti-finance, d’anti <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-interview-eco/les-bullshit-jobs-rendent-les-gens-malheureux-pour-lanthropologue-david-graeber_2912267.html">« bullshit jobs »</a> pour parler comme l’anthropologue <a href="https://theconversation.com/david-graeber-1961-2020-auteur-de-bullshit-jobs-anthropologue-et-chercheur-en-gestion-146446">David Graeber</a>. </p>
<p>Tout cela génère d’énormes écarts dans le monde agricole entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ceux qui croient en la fonction productiviste de l’agriculture pour gagner des revenus corrects, et ceux qui veulent s’inscrire dans un monde qui a du sens. On trouve ainsi beaucoup de conflits sur les exploitations agricoles entre générations, entre anciens agriculteurs et nouveaux arrivants mais aussi des conflits familiaux. Les nouvelles générations, plus elles sont diplômées d’écoles d’agronomie distinctives, plus elles sont formées à l’agroécologie et plus elles vont s’affronter au modèle parental productiviste. </p>
<p><strong>On entend beaucoup d’agriculteurs s’inquiéter que leur monde disparaisse, n’est-il pas seulement en train de changer ?</strong></p>
<p>Le discours de la mort de l’agriculture est tout sauf nouveau. Un des plus grands livres de la sociologie rurale s’appelle d’ailleurs <a href="https://www.actes-sud.fr/node/15658"><em>La Fin des paysans</em></a>. Il est écrit en 1967. Depuis lors, les <a href="https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470">paysans </a>se sont effectivement transformés en agriculteurs, et aujourd’hui, on parle de moins en moins d’agriculteurs et de plus en plus d’exploitants agricoles, voire d’entrepreneurs agricoles, à tel point que l’on pourrait écrire <em>La Fin des agriculteurs</em>. De fait, c’est la fin d’un modèle, d’une période de politique publique qui favorisait uniquement le productivisme. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il n’y aura plus de grandes exploitations productivistes, mais c’est la fin d’un mono bloc concentré sur l’idée principale de la production, de développement maximum des intrants et de la mécanisation.</p>
<p>Aujourd’hui, il y a <a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">d’autres modèles alternatifs</a>qui sont en place et qui aspirent, en incluant l’environnement, la santé des agriculteurs et des ruraux à un autre mode de vie, plus seulement fondé sur l’accumulation matérialiste.</p>
<p>Les agriculteurs en ont conscience, leur modèle est en pleine transformation, et d’ailleurs les agriculteurs d’aujourd’hui eux-mêmes ne veulent plus vivre comme leur parent. Ils revendiquent une séparation des scènes familiales et professionnelles, et aspirent donc à ne pas nécessairement vivre sur l’exploitation, pouvoir partir en vacances, avoir du temps à soi, un modèle plus proche du monde salarial en général. Donc si les agriculteurs crient à la fin d’un monde, ils sont aussi les premiers à espérer vivre autrement. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<p>Et ceux qui sont en colère aujourd’hui ne le sont pas que contre l’Europe, l’État, la grande distribution, les normes, mais également contre eux-mêmes, leurs enfants, leurs voisins. Ils voudraient incarner la transformation mais ils n’ont pas les moyens d’accélérer le changement et subissent des normes qui vont plus vite qu’eux. </p>
<p>Ceux qui manifestent pour avoir du gazole moins cher et des pesticides savent qu’ils ont perdu la bataille, et qu’ils ne gagneront qu’un sursis de quelques années, car leur modèle n’est tout simplement plus viable. Ils sont aussi en colère contre les syndicats qui étaient censés penser pour eux la transformation nécessaire. La FNSEA ne maîtrise pas vraiment le mouvement. Ils savent qu’ils ne peuvent plus modifier la direction générale du changement en cours, ils souhaitent seulement être mieux accompagnés ou a minima, le ralentir.</p>
<p><strong>Si l’on revient à l’idée d’un monde agricole qui se meurt, difficile de ne pas penser également au <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-02/fiche4-10.pdf">nombre de suicides</a> parmi les agriculteurs, avec deux suicides par jour en moyenne.</strong></p>
<p>Ces chiffres dramatiques sont effectivement les plus élevés parmi les groupes professionnels. Ils sont aussi révélateurs des immenses changements du monde agricole depuis un siècle. L’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec-emile-durkheim/le-suicide-une-question-sociale-4844051">étude des suicides</a> est un des premiers grands travaux de la sociologie avec <a href="https://editions.flammarion.com/le-suicide/9782081219991">Émile Durkheim</a>. Or lorsque celui-ci étudie cette question, à la fin du XIXème siècle, le groupe agricole était alors celui qui se suicidait le moins. Il y avait peu de suicides car le monde agricole formait un tissu social très riche avec des liens familiaux, professionnels et villageois au même endroit.</p>
<p>Or aujourd’hui, on voit plutôt des conflits entre scène professionnelle et personnelle, une déconnexion avec le village et des tensions sur les usages productifs, résidentiels ou récréatifs de l’espace. Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif, provoquant un isolement des agriculteurs les plus fragiles dans ces rapports de force. La fuite en avant productiviste, l’angoisse des incertitudes marchandes, l’apparition des normes à rebours des investissements réalisés, l’impossible famille agricole entièrement consacrée à la production et les demandes sociales, générationnelles, pour le changement agricole, placent les plus fragiles dans des positions socialement intenables. Le sur-suicide agricole est en tout cas un indicateur d’un malaise social collectif, bien au-delà des histoires individuelles que sont aussi chacun des suicides. </p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-tant-de-suicides-chez-les-agriculteurs-162965">Pourquoi tant de suicides chez les agriculteurs ?</a>
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<p class="fine-print"><em><span>Gilles Laferté ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si le syndicalisme et l'état français ont tâché de penser comme uni le monde agricole, celui-ci n'a en réalité jamais été uniforme. Il est, en plus de cela traversé par des conflits de générations.Gilles Laferté, Directeur de recherche en sociologie, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2179492023-12-28T17:11:32Z2023-12-28T17:11:32Z« Faire société », du chimpanzé à l’humain<p>Dans les sciences sociales, le concept de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/societe-22209">« société »</a> renvoie généralement à l’ensemble arbitraire des systèmes culturels et des structures sociales qui font des humains des êtres essentiellement cultivés. Ainsi inscrite dans l’ordre artificiel des inventions humaines plus ou moins solides et pesantes, la société humaine se distinguerait par définition de l’ordre naturel des sociétés animales, rejetées dans le domaine non humain, sinon inhumain, de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/biologie-22231">biologie</a>.</p>
<p>C’est cette discontinuité de principe que remettent en question les travaux en sciences cognitives et affectives, en psychologie comparée et en éthologie. Loin de se réduire à une construction artificielle, la société est aussi un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de l’évolution des espèces, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau des animaux sociaux. Les êtres humains font partie, eux aussi, des espèces naturellement sociales dont les capacités répondent aux exigences de la vie en société.</p>
<h2>Les ressorts de l’affiliation</h2>
<p>Quelles sont donc les capacités sociales que les humains partageraient avec leurs plus proches cousins, en l’occurrence les primates non humains ? Les habiletés affectives et cognitives élémentaires sont celles qui sous-tendent les dynamiques de groupe, notamment l’échange réciproque, le soin de la progéniture, l’empathie et la coopération, le contraste en-groupe/hors-groupe, la peur de l’isolement, bref les ressorts essentiels des comportements affiliatifs.</p>
<p>Bien entendu, les relations de base ne sont pas uniquement coopératives : elles englobent également les rapports de compétition, de domination ou de prédation. Identifier rapidement ces relations élémentaires et repérer les permissions, obligations, prohibitions qui les caractérisent assure l’intégration dans le groupe et permet à tout un chacun d’anticiper le comportement de ses congénères.</p>
<p>De nature peu réflexive, ces capacités sociales consistent en un système d’attentes et d’inférences, parfois appelé <a href="https://www.researchgate.net/publication/308469135_Les_formes_elementaires_de_la_vie_sociale">« sociologie naïve »</a>, qui permet d’attendre d’un subordonné une posture d’obéissance, d’un compagnon de jeu une attitude non agressive ou d’un semblable un acte de coopération. Grâce à ces attentes, les primates non-humains et humains, même très jeunes, sont à même de <a href="https://www.researchgate.net/publication/272121920_How_Preschoolers_Use_Cues_of_Dominance_to_Make_Sense_of_Their_Social_Environment">s’orienter dans le monde social</a> – un monde partagé entre « supérieurs » et « inférieurs », « similaires » et « différents », « appartenants » et « non-appartenants ».</p>
<h2>Déférer pour appartenir</h2>
<p>Après avoir identifié les capacités que les primates mobilisent pour anticiper la manière dont ils devraient se traiter les uns les autres, on peut se demander quelles sont les facultés spécifiques aux humains.</p>
<p>L’accord des éthologues et des primatologues porte sur l’aptitude humaine à se détacher de la situation et de ses enjeux immédiats. En effet, les primates non humains parviennent à réunir leurs forces et à élaborer des stratégies pour satisfaire un but qui leur est directement accessible. Par exemple, les chimpanzés réussissent à se coordonner à plusieurs pour chasser les petits singes qu’ils prennent comme proie ou pour renverser un dominant qu’ils jugent trop violent. Dans ces cas, l’objectif visé et les ressources en jeu sont présents dans la situation immédiate. Mais les humains ont une capacité supplémentaire : celle de poursuivre des objectifs à long terme et d’entretenir des représentations détachées de leur environnement actuel.</p>
<p>C’est la compétence à se détacher du ici et maintenant qui est au cœur de la pensée symbolique : le symbole, par exemple un mot, un drapeau ou une pièce de monnaie, marque un écart par rapport à ce qu’il représente ou signifie : le mot « chien », comme le disent les linguistes, n’aboie pas. C’est cette compétence au <em>détachement</em> qui permet aux êtres humains de s’<em>attacher</em> aux entités et objectifs plus distants qui meublent leur vie culturelle, que ce soit des fictions partagées (Sherlock Holmes, Mickey Mouse), des êtres institutionnels (le Real Madrid, la Constitution, Dieu), des collectifs abstraits (la France, l’Eglise évangélique) ou des événements passés ou futurs (la Première Guerre mondiale, les Jeux olympiques de 2024).</p>
<p>Les humains se caractérisent ainsi par leur capacité à se distancer de l’action en cours. En effet, alors que les relations sociales élémentaires, comme la hiérarchie ou l’échange, peuvent être perceptibles dans l’expérience directe, les « entités » culturelles sont accessibles uniquement par le biais des chaînes de communication et de transmission qui indiquent aux individus ce que leur communauté d’appartenance ou/et ses porte-parole autorisés tiennent pour réel ou imaginaire, possible ou impossible, juste ou injuste. Pour référer à des savoirs culturels, de la composition moléculaire de l’eau à la structure du Parlement en passant par la langue commune, les membres d’une communauté doivent renoncer à leur propre capacité de jugement et en déférer aux instances scientifiques, pédagogiques ou politiques qui en constituent l’autorité de validation.</p>
<h2>L’art de la distanciation</h2>
<p>Parmi les capacités déférentielles indispensables à la participation culturelle, il faut noter l’imitation ou plutôt <a href="https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstb.2009.0069">« la surimitation »</a> dont témoignent les jeunes enfants lorsqu’ils reprennent docilement les gestes, pourtant clairement inutiles, qu’un expérimentateur effectue devant eux – contrairement aux chimpanzés qui, eux, copient seulement les gestes nécessaires à l’obtention d’une récompense.</p>
<p>La surimitation consiste à <a href="http://radicalanthropologygroup.org/wp-content/uploads/class_text_104.pdf">se conformer à la façon dont Nous faisons les choses</a>,à intégrer les « manières de » faire conventionnelles et normatives qui signalent l’arbitraire culturel d’une communauté donnée. Toutefois, cette déférence culturelle n’est pas aveugle. Même si les « existants » inobservables à l’œil nu, tels les microbes, et les « inexistants » invisibles, comme les dieux, ne peuvent être appris que par le biais d’une chaîne de communication, <a href="https://www.fabriceclement.net/doc/13.pdf">ils ne sont pas crus de la même manière</a>. Les enfants comme les adultes savent distinguer entre les entités qui ont une réalité matérielle, accessible par les sens (le microbe), et celles qui ont une existence culturelle ou institutionnelle, accessible par le sens (les dieux). En vertu de cette faculté de discernement, les êtres humains, tout au moins en principe, ne défèrent jamais totalement aux représentations collectives que leur communauté les incite à adopter. Ils oscillent le plus souvent entre la certitude et le doute, le sérieux et le ludique, l’intensité affective et le retrait émotionnel, la croyance et la non-croyance.</p>
<h2>Le pouvoir de l’imagination</h2>
<p>La prise de distance par rapport à l’expérience immédiate ne sert pas uniquement la reconduction conforme des constructions culturelles qui ont d’ores et déjà été consacrées par la collectivité. Elle sert également l’imagination qui permet aux êtres humains de percevoir le monde non pas comme il est, mais comme il devrait être. C’est la capacité imaginative qui les conduit à remettre en question les institutions établies, à déterminer des orientations nouvelles ou à transformer des rêves a priori impossibles en des mondes possibles. C’est aussi la capacité à l’imagination qui soutient l’élargissement des contours de son groupe d’appartenance. Un tel élargissement constitue d’ailleurs le pari de la politique moderne : celle-ci a pour tâche de désenclaver le sentiment du Nous en l’extirpant des frontières étroites de la co-présence et de faire exister des « communautés imaginées », notamment les nations,en <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/l_imaginaire_national-9782707150073">dehors du cercle restreint de nos interactions concrètes</a>.</p>
<h2>« L’animal que je suis encore »</h2>
<p>Alors que les capacités relationnelles et normatives sont au cœur des formes sociales élémentaires, les capacités à la distanciation sont au cœur des relations culturelles : ce sont elles qui donnent aux humains la possibilité de voir et d’entendre ensemble des choses qu’isolément ils ne verraient ou n’entendraient plus : un dieu, un ancêtre, une race, une nation, autant de références qui ne peuvent exister et subsister sans un système de validation collectif. Comme le soulignent Banerjee et Bloom, en <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/23238119/">l’absence de tout soutien culturel, Tarzan ne peut ni croire en Dieu</a>, ni espérer une vie après la mort. Enfin, les capacités à l’imagination sont au cœur des relations politiques : elles permettent de relancer l’enquête collective sur les orientations de la vie en commun.</p>
<p>Au terme de ce bref panorama, on voit mieux l’intérêt d’une enquête sur les capacités communes des primates humains et non humains. En effet, il ne faut pas oublier que notre esprit fonctionne en <a href="https://psycnet.apa.org/record/2007-03409-003">« poupées russes »</a> : loin d’être totalement modifiées par l’acquisition de la culture, nos capacités adaptatives de bas-niveau restent emboîtées dans nos capacités symboliques et linguistiques de plus haut niveau et restent donc en partie opérantes.</p>
<p>Concrètement, cela signifie que les réactions émotionnelles et les capacités affiliatives élémentaires dont notre espèce a hérité n’ont pas disparu. Elles ont encore de fortes incidences sur notre conduite, notamment lorsque les normes institutionnelles ont perdu de leur pertinence. C’est le cas dans les périodes de crise, d’incertitude et de peur, qui suscitent deux inclinations potentiellement contradictoires : une propension à voir l’autre comme un obstacle ou une menace et une <a href="https://covies20.com/2020/04/22/paniques-affiliatives-en-temps-de-pandemie/">compulsion affiliative</a> qui nous pousse à nous rapprocher les uns des autres. A priori contradictoires, ces inclinations ont une fâcheuse tendance à se réconcilier grâce à l’opposition à un ennemi commun, qui fait office de ciment affectif. Dans les moments de trouble, en effet, le travail politique « contre-nature » qui consiste à étendre les contours de « l’en-groupe » et à élargir ce que « semblable » veut dire tend à se fissurer ou même s’effondrer. Il laisse la place à la logique sociale primitive, de nature redoutablement exclusive, qui restreint le cercle des êtres avec lesquelles nous nous sentons en mesure de « faire société ».</p>
<p>Ainsi rétrécie au cercle de proximité, l’affiliation redevient grégaire et tribale. Les relations avec des non-appartenants étant dépourvues d’obligations, elles risquent de laisser libre cours à l’expression brute de la violence, comme le montre le grand nombre d’attaques mortelles qui opposent les <a href="https://www.nature.com/articles/nature13727">« communautés de chimpanzés »</a>. D’où cette conclusion, qui résonne tristement avec l’actualité : le fait que les singes se fassent la guerre les rapproche encore un peu plus de nous.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217949/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurence Kaufmann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les chimpanzés s’organisent en groupes, avec une hiérarchie bien établie. Peut-on alors parler de société ?Laurence Kaufmann, Professeur de sociologie à l'université de Lausanne, InsermLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2194132023-12-22T06:38:09Z2023-12-22T06:38:09ZNoël en 2050, une dystopie douce<p><em>Nous avons demandé à quelques autrices et auteurs d’imaginer à quoi pourraient ressembler les fêtes de fin d’année en 2050. Pascal Lardellier, spécialiste de l’anthropologie des mondes contemporains et Professeur à l’Université de Bourgogne, a signé plusieurs ouvrages touchant aux différents aspects du lien social et de la culture, ainsi qu’aux relations amoureuses dans les réseaux numériques. Il vient de publier « Éloge de ce qui nous lie. L’étonnante modernité des rites » (L’Aube, 2023). Il s’est prêté au jeu, et projette les grandes questions qui agitent notre société contemporaine dans un avenir proche – transformation des liens sociaux, surveillance généralisée, changement de nos modes de consommation – non sans humour !</em></p>
<hr>
<p>24 décembre 2050, 20 heures, heure de Paris. La famille, ou plutôt « la communauté inclusive et ouverte de celles et ceux qui s’apprécient durablement » est rassemblée. Dans un logement naturellement partagé (le « co- » est devenu un mode de vie naturel et presque obligé), deux veillées auront lieu, rassemblant deux « collectifs collaboratifs et conviviaux » dans des lieux distincts de l’appartement. Mais la cérémonie est sensiblement la même. On s’efforce de suivre les « protocoles de convivialité » proposés par le Gouvernement, bornant le nombre de convives, la répartition de genres, le séquencement de la soirée, ce qui peut circuler et s’échanger, ou pas.</p>
<h2>Une soirée respectueuse avant tout</h2>
<p>Dans la pièce baptisée « Louisa et Emile » (du nom des grands-parents, qui ont fait le choix d’une <a href="https://theconversation.com/pourquoi-se-dirige-t-on-vers-une-legalisation-de-leuthanasie-en-france-190414">euthanasie</a> simultanée il y a 2 ans, à 80 ans), tous sont assis en rond sur de petits tabourets dans la salle à manger, rebaptisée la « pièce pour toutes et tous ». Et un cercle d’écrans de tablettes format XXL est posé, face extérieure vers le groupe, au centre du cercle. Effet miroir entre les présents, et ceux qui assisteront à la soirée en direct live depuis leur réseau. Ce dispositif de « visio de vie » est un White Mirror.</p>
<p>Des <a href="https://theconversation.com/lenvers-des-mots-haptique-214411">capteurs sensoriels</a> et des extensions diffusant des odeurs et des saveurs de synthèse permettront, à certains moments de la soirée, de partager des sensations. Communion des corps et des cœurs, par-delà la distance et l’absence.</p>
<p>D’ailleurs, cette soirée ne s’appelle plus vraiment « veillée de Noël ». Cette appellation, longtemps de mise, a été déclassée par quelque chose d’un peu plus inclusif, qui respecte de manière œcuménique les croyances des unes et des autres ; ou leurs non-croyances d’ailleurs.</p>
<p>C’est donc « l’esprit de l’arbre sacré » que l’on célèbre. Curieux retour animiste ou païen aux origines de Noël. L’ère chrétienne n’a fait que se les approprier. Et le procès des <a href="https://theconversation.com/appropriation-culturelle-peut-on-voler-une-culture-136885">appropriations culturelles</a>, en effet, a été fait et bien fait. Celles-ci concernent les autres cultures, mais aussi le passé bien sûr.</p>
<p>Le repas pourra commencer, après un apéritif essentiellement composé de jus de fruits et de boissons aux plantes infusées. <a href="https://theconversation.com/le-french-paradox-demonte-non-une-consommation-moderee-dalcool-na-pas-deffet-protecteur-114853">Très peu d’alcool</a> est servi désormais, même si les parents (un rien rétrogrades) boiront une coupe de vin à bulles.</p>
<p>On commence par une série de courts discours, que chacun prononce à tour de rôle, en célébrant, dans ses propos, le collectif rassemblé, mais aussi des valeurs sociétales de tolérance, d’ouverture, de fraternité et d’inclusivité.</p>
<p>Après cette série de toasts, qui verra circuler parmi le groupe une coupe remplie de fruits secs, les festivités peuvent commencer.</p>
<p>Les absents le sont parce qu’ils n’avaient pas à être contraints par une fête peut-être conservatrice. Elle aurait imposé une violence symbolique en exigeant que l’on soit présent « IRL », In Real Life. Alors qu’on peut tout à fait l’être URL, en visio. Et puis il faut penser au <a href="https://theconversation.com/debat-decarbonation-quotas-que-faire-de-lavion-privilege-dune-minorite-210072">coût carbone faramineux de ces anciennes transhumances</a> qui voyaient jusqu’aux années 2030 les familles se réunir « par la force des choses » (même s’il y avait du plaisir et de la sincérité, probablement), à se raconter les mêmes histoires, à s’offrir les mêmes cadeaux dispendieux et inutiles, et puis trop manger pendant trois jours.</p>
<p>D’ailleurs on notera que la <a href="https://theconversation.com/peut-on-justifier-ethiquement-le-regime-carne-104524">viande se fait rare</a> aux tables de fin d’année de 2050, très rare. Elle a été remplacée par divers <a href="https://theconversation.com/texture-gout-nutrition-sur-la-piste-de-la-viande-vegetale-parfaite-163825">produits de synthèse</a> produits localement à base d’insectes, de légumineuses, ou de légumes et céréales compressés. Et ce pour diverses raisons, de bien-être animal, de <a href="https://theconversation.com/les-aliments-ultratransformes-sont-aussi-tres-mauvais-pour-la-planete-140869">respect de la vie, autant que de « capital santé »</a>. Chacun a d’ailleurs une appli qui lui permet de savoir ce que chaque plat ingurgité lui apporte en termes de calories, de lipides, de glucides, en temps réel. Un voyant rouge peut s’allumer en cas d’excès !</p>
<h2>Contrôle, autocontrôle et contrat</h2>
<p>Nous sommes dans une société du panoptique social institué – des <a href="https://theconversation.com/objets-cultes-le-qr-code-208991">QR codes partout</a>, sésames sans lesquels on n’entre pas, et l’on ne sort pas non plus ! – et du contrôle total : omniprésence des caméras dans les lieux publics. Mais on accepte de bonne grâce ce principe, car c’est dans l’intérêt général, semble-t-il, et dans l’intérêt de chacun, déjà. D’ailleurs, l’appartement est aussi équipé de discrètes caméras, qui scrutent faits, gestes et paroles.</p>
<p>Chaque cadeau a été pensé en fonction d’un prix qui correspond peu ou prou au prix des cadeaux offerts en retour. De toute façon, des applis très pratiques permettent de calculer au centime près la balance de ces cadeaux. On scanne et hop, le prix, l’équivalent, en fonction du profil de la personne. Et l’important, avant tout, est que cette balance ne soit pas déséquilibrée. On ne dit rien, l’algorithme s’en charge, mais on n’en pense pas moins. On n’a plus à réaliser ce calcul intérieur auquel on se livrait avant : « le pull en cachemire que je lui offre, 80 euros, son livre, 50 seulement… ». L’algorithme neutralise les tensions, apaise les déceptions possibles. Et puis cela évite les psychodrames qui ont tant amusé le cinéma français au siècle dernier.</p>
<p>Après un repas frugal et respectueux de la vie et de l’environnement, après que chacun ait pris la parole solennellement sans la couper à autrui (attention aux micro-agressions !), vient le moment des cadeaux.</p>
<p>Le père Noël est tombé en désuétude, il serait très violent d’imposer aux enfants de fausses croyances qui pourraient les traumatiser, le <a href="https://theconversation.com/que-dire-a-son-enfant-au-sujet-du-pere-noel-89038">jour où ils apprendraient</a> que leurs parents leur ont menti pendant tant d’années. Rupture du pacte de confiance égalitaire présidant au juste avènement de la « famille démocratique ». Et puis l’enchantement à ses limites, surtout quand il s’agit d’un vieil homme blanc à la gentillesse poissarde et kitsch, de surcroît sponsorisé de manière subliminale par une marque de soda américain.</p>
<p>Le fond sonore de la soirée est constitué de flûtes de pan et de mélodies New Age, ayant prouvé qu’elles harmonisent les ondes cérébrales.</p>
<h2>Des cadeaux utiles et responsables</h2>
<p>Les cadeaux ont été déposés devant chacun, on les reçoit à tour de rôle en apportant des commentaires sur la valeur symbolique, mais aussi énergétique et utilitaire de ce qui lui a été offert.</p>
<p>Ce sont des choses utiles avant tout, et produites dans un rayon de 10 km à la ronde. Tout le monde a renseigné depuis quelques mois des listes (non pas de ses envies) mais de ses « nécessités contingentes » ; ces cadeaux se devant de surcroît d’être <a href="https://theconversation.com/sur-terre-la-masse-de-lartificiel-egale-desormais-la-masse-du-vivant-153352">écoresponsables dans leur production et dans leur livraison</a>. Ils faut même payer une taxe aux communautés qui les ont produits. Tout cela, l’algorithme s’en charge.</p>
<p>Mais d’ailleurs, pourquoi offrir ? Certes, on se plie là à une coutume ancienne, à une tradition désuète, qui oblige un peu, mais c’est presque drôle, finalement, de faire un détour par des proches pour acquérir quelque chose qu’on aurait pu commander et recevoir dans les 2 heures, livré par drone.</p>
<p>Les convives désirant s’affranchir de ces conventions peuvent opter pour le Secret Santa, qui consiste à choisir une seule personne, forcément spéciale, à qui on offre un présent. Là, le cadeau unique et dédié prend tout son sens, et les autres ne doivent surtout pas prendre ombrage. Aucune injure ne leur est faite, il faut comprendre qu’un présent unique revêt une valeur morale et écologique immense. Et l’an prochain, ça sera peut-être notre tour, si l’attitude durant l’année est appréciable. Donc des efforts d’altruisme, de serviabilité et de bienveillance à produire, afin d’être récompensé. Ainsi, des cadeaux non plus automatiques mais vraiment mérités, telle est la règle prévalant aux échanges de présents. Seuls les enfants y échappent jusqu’à 11 ans. Après, il est normal qu’ils aient intégré les logiques présidant à des relations sociales équitables et respectueuses.</p>
<p>Les enfants qui ont moins de huit ans ont réalisé en ateliers « Collectif et générosité » des objets symboliques, mettant à l’honneur « la communauté qui s’aime », le respect et la tolérance. Il convient de n’oublier personne. Et les mêmes applis veillent scrupuleusement à rappeler la liste de la gratitude et de la reconnaissance dues à chacun et à tous.</p>
<p>Après que la parole ait circulé, que les cadeaux aient été ouverts et approuvés, la soirée se termine doucement. On grignote des graines multicolores en devisant paisiblement. Les conciliabules prennent surtout garde à n’exclure personne. D’ailleurs, les caméras fourniront le lendemain des « graphes relationnels » envoyés aux participants, qui se devront d’être équilibrés.</p>
<p>Certains quittent un moment le cercle, pour se permettre un petit live avec des amis qui ne sont pas de la partie. On se souhaite gentiment des vœux de paix, de bonheur et d’harmonie. Point d’embrassades à la fin du repas. La distanciation est devenue une norme morale et sociale presque intangible. Il ne saurait être question d’effusions physiques attentatoires à la sphère intime de chacun. On se fait des Namasté, cette salutation s’est généralisée. Ou alors des petits signes de la main, et cela suffit.</p>
<p>Des protocoles de conversation ont lentement été mis en place. On ne doit pas se couper la parole, il faut s’écouter en se regardant dans les yeux, et parler à tour de rôle. D’ailleurs, des petits signes de la main indiquent qu’on en a terminé.</p>
<p>Le retour, pour ceux qui habitent la même ville, se fera via des systèmes de transports collectifs ou partagés. Il est hors de question d’utiliser une <a href="https://theconversation.com/et-si-lecologie-cetait-plutot-de-rouler-avec-nos-vieilles-voitures-214495">voiture individuelle</a>.</p>
<h2>Au-delà de l’uchronie, les lumineuses perspectives de l’anthropologie</h2>
<p>Maintenant, dépassons l’uchronie, qui se voulait divertissante, à défaut d’être réaliste (quoique…)</p>
<p>Si les choses se passent ainsi en 2050, il y aurait quelques enseignements anthropologiques à tirer :</p>
<p>La perpétuation des rites, interpersonnels et communautaires. Des rites procédurisés et algorithmisés, mais qui subsistent. Ils s’adaptent avec une incroyable plasticité aux époques, aux cultures et aux valeurs ambiantes, mais ils subsistent, comme formes symboliques. Oui, en 2049, on se réunit, on fait cercle et corps, on célèbre ensemble des valeurs, mais le collectif avant tout. Et on se souvient de la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-petite-philo/pourquoi-avons-nous-besoin-de-rites-2739120">lumineuse intuition de Durkheim</a> : « ce ne sont pas leurs dieux que les communautés célèbrent dans leurs rites, mais elles-mêmes ».</p>
<p>Rites communautaires, mais interpersonnels aussi. Et encore perceptible à l’œuvre dans nos saynètes le souci de ne pas offenser, de ne pas faire perdre la face. Tout en célébrant, via les civilités, <a href="https://journals.openedition.org/philonsorbonne/102">« la face sacrée de l’autre »</a> (E. Goffman), même si le sacré est discret.</p>
<p>De même, étonnante résurgence dans le « Noël 2050 » de croyances antiques et même archaïques, <a href="https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/animisme">animistes</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9opaganisme">paganistes</a>, pleines de pensée magique et de références <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/le-chamanisme-une-experience-de-l-invisible-8213628">chamaniques</a> (la mise au diapason des consciences individuelles via musiques et rythmes spécifiques). Or, nos <a href="https://theconversation.com/la-meilleure-version-de-moi-meme-une-serie-grincante-qui-questionne-le-developpement-personnel-183750">rites contemporains</a> viennent pour la plupart de si loin. Résonne en eux l’écho d’un autre Occident. Ils sont des palimpsestes, que l’on relit, et où l’on se relie…</p>
<p>Enfin, la lumineuse circularité du don, tel que <a href="https://www.scienceshumaines.com/essai-sur-le-don_fr_12948.html">théorisée par Marcel Mauss</a>, garde encore une formidable vigueur : donner et recevoir des présents, esthétiser la transaction dans un contexte qui équilibre les tensions possibles par un juste calcul de ce qui est donné, et rendu, encore au cœur du lien, même si celui-ci, en 2050, est devenu bien émollient, chacun étant terrifié des conséquences (morales et pénales) de ses paroles et de ses actes.</p>
<p>Passent les tendances et les individus, restent à l’œuvre des formes robustes, et des dynamiques puissantes. Elles sont le ressac du social.</p>
<p>Si l’on peut, au vu des connaissances actuelles, souhaiter le recul de l’individualisme, de l’usage déraisonné des énergies fossiles et de la surconsommation, le Noël trop lisse et plein de contraintes que j’ai imaginé ne fait pas vraiment rêver. Il reste dès lors à imaginer, à écrire, à décrire un Noël 2050, utopique cette fois-ci, plein de liesse, de délices, de saveurs, de sève et de joie. Gageons que les mille narrations festives et les rites de fin d’année, bien vivaces, y seraient plus beaux encore. Et que dans cette soirée magique, la confiance prévale encore sur le calcul et contrat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219413/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pascal Lardellier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Imaginer les fêtes de fin d’année en 2050, c’est ce à quoi s’essaie ce petit exercice de « futurologie », se fondant sur le probable, le vraisemblable, ou l’invraisemblable !Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2177082023-12-19T19:23:24Z2023-12-19T19:23:24ZPolitique de la ville : la création de quartiers prioritaires, une arme à double tranchant pour les établissements scolaires ?<p>Depuis la fin des années 1970, la politique de la ville a multiplié les dispositifs de soutien aux quartiers qualifiés au départ de « sensibles », puis plus récemment de « prioritaires » : rénovation des logements insalubres, construction de logements sociaux, lutte contre la délinquance, exonérations fiscales visant à soutenir l’installation des entreprises et à créer des emplois pour les résidents, soutien à l’éducation et à la réussite scolaire.</p>
<p>Pourtant, les violences urbaines qui jalonnent l’histoire des banlieues françaises depuis presque cinquante ans illustrent les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics pour enrayer la paupérisation croissante de certains quartiers, et les phénomènes de ségrégation urbaine.</p>
<p>Le taux de pauvreté est ainsi encore en moyenne trois fois plus élevé dans les quartiers « prioritaires », comparé aux autres quartiers de la même unité urbaine (<a href="http://www.onpv.fr/uploads/media_items/rapport-2021-fiches-th%C3%A9matiques-v2.original.pdf">43 % contre 13,5 %</a>), le taux de chômage plus de deux fois supérieur (18,6 % vs 8,5 %), la part des résidents étrangers 2,4 fois plus forte (<a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwio3feOu-uCAxUxUqQEHXfcCJoQFnoECA0QAQ&url=http%3A%2F%2Fwww.onpv.fr%2Fuploads%2Fmedia_items%2Fonpv-rapport-2020.original.pdf&usg=AOvVaw3ACaikXlbXtheD1ElRmlVC&opi=89978449">21,8 % vs 9,2 %</a>), et la part des locataires du parc HLM 4,6 fois plus importante (<a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjYzrygu-uCAxXrUaQEHe6bDWMQFnoECBQQAQ&url=http%3A%2F%2Fwww.onpv.fr%2Fuploads%2Fmedia_items%2Fen-detail-onpv-logement-marie-sala.original.pdf&usg=AOvVaw3K-P4oLaoezXYCNC44z2PY&opi=89978449">74 % vs 16 %</a>).</p>
<p>De nombreux travaux académiques ont analysé les raisons pour lesquelles <a href="https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjszeu71umCAxVXTaQEHWdbAYYQFnoECA0QAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.cepremap.fr%2Fdepot%2F2017%2F11%2FOpuscule_CEPREMAP44-Ghettos-Urbains.pdf&usg=AOvVaw3EUf3Wo3I0O1DLWQGSQo8j&opi=89978449">« les politiques zonées »</a>, malgré d’importants moyens financiers déployés, n’ont pas produit les résultats escomptés. Les exonérations fiscales ont par exemple permis <a href="https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/pol.20120137">d’attirer des entreprises et de créer des emplois</a>, mais ces gains se sont souvent opérés <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0166046212000579">au détriment des quartiers avoisinants</a>, ils ont bénéficié à des <a href="https://www.jstor.org/stable/10.15609/annaeconstat2009.130.0199">populations qui n’étaient pas celles ciblées au départ</a>, et ils se sont rapidement <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0047272712000667">taris au cours du temps</a>.</p>
<p>Par ailleurs, la labellisation même des quartiers (« sensibles » ou « prioritaires ») est de nature à engendrer des effets de stigmatisation qui peuvent aussi s’avérer contre-productifs. Dans une <a href="https://drive.google.com/file/d/1tqLLxfQvcHfJeH0sI3WhjM1V91Drjbwy/view?usp=sharing">étude récente</a>, qui mobilise des données du service statistique du ministère de l’Éducation nationale (DEPP), nous montrons que les collèges des quartiers labélisés comme « prioritaires » ont justement souffert d’une telle stigmatisation.</p>
<h2>Carte scolaire et stratégies familiales</h2>
<p>En France, le choix du collège représente une décision importante pour les familles, car il conditionne très largement les parcours éducatifs et la réussite scolaire ultérieure des élèves. Les parents sont donc particulièrement attentifs au moment de choisir en amont leur quartier de résidence, du fait de la sectorisation.</p>
<p>S’ils disposent d’une information imparfaite sur la composition sociale et la qualité des établissements scolaires, la labélisation d’un quartier peut véhiculer un signal négatif (similaire à celui envoyé par les <a href="https://jhr.uwpress.org/content/55/1/240">politiques d’éducation prioritaire</a>) susceptible d’altérer la réputation du collège de secteur. La carte scolaire n’étant que partiellement contraignante en France, ce signal peut pousser les parents à éviter le collège de secteur, soit en déménageant, soit en optant pour un collège privé, soit en demandant une dérogation pour inscrire leur enfant dans un autre collège public.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/NcBbIHntkv8?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La carte scolaire favorise-t-elle la mixité sociale ? (La Croix, 2017).</span></figcaption>
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<p>Sur la période 2010-2019 en France, à l’entrée en 6<sup>e</sup>, nous estimons que près de 25 % des élèves étaient scolarisés dans un autre collège public que le collège de secteur (et un peu plus de 20 % dans un collège privé). Les dérogations ne sont en effet octroyées que dans des cas bien spécifiques (par exemple ceux des élèves boursiers, handicapés, désirant suivre une filière spécifique, ou ayant déjà un frère ou une sœur dans l’établissement en question), et dans la limite des places encore disponibles dans le collège demandé.</p>
<p>D’un point de vue empirique, l’effet « net » des politiques zonées sur le choix des collèges, leur composition sociale et les résultats scolaires est difficile à quantifier, car il implique d’identifier séparément l’impact de la politique (entre ressources supplémentaires et effet de stigmatisation potentiel) et l’impact du quartier (la qualité du collège de secteur ayant déjà été internalisée en amont par les parents).</p>
<p>Afin d’isoler l’effet causal spécifique de la politique, nous utilisons l’expérience « naturelle » offerte par une réforme de la politique de la ville survenue en 2014, dite réforme « Lamy », qui a redessiné la géographie prioritaire.</p>
<h2>Établissements scolaires et géographie prioritaire</h2>
<p>La loi « Lamy » du 21 février 2014, du nom du ministre délégué de la Ville, François Lamy, a mis en œuvre une réforme du cadre de la politique de la ville visant à concentrer davantage de moyens financiers sur les quartiers les plus défavorisés. Les zones cibles, qualifiées de « Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville » (ou QPV), ont été identifiées sur la base d’un critère unique : le revenu des résidents.</p>
<p>La <a href="http://i.ville.gouv.fr/index.php/download/reference/15138/premiers-pas-vers-une-evaluation-quantitative-de-la-politique-de-la-ville">construction du zonage</a> a été opérée sur la base d’un carroyage très fin (200m x 200m) du territoire français, et par l’amalgame des carreaux contigus caractérisés par un revenu médian inférieur à un seuil de pauvreté prédéfini par les pouvoirs publics – seuil fixé à 60 % d’une moyenne pondérée du revenu médian national et du revenu médian de l’unité urbaine englobant chaque carreau.</p>
<p>Par souci de transparence, les pouvoirs publics ont aussi créé un moteur de recherche Internet permettant d’identifier le contour des quartiers de la politique de la ville, ce qui a favorisé une diffusion rapide de l’information.</p>
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<p>La réforme Lamy a réduit considérablement le nombre de quartiers « traités » par la politique de la ville (1514 contre près de 2500 auparavant). Les zones disposant d’un revenu médian supérieur au seuil de pauvreté, mais qui bénéficiaient de la politique avant 2014, sont sorties du dispositif. À l’inverse, les zones situées au-dessous du seuil de pauvreté, mais qui n’étaient pas éligibles avant 2014, le sont devenues.</p>
<p>Ainsi, toutes choses égales par ailleurs (en particulier la carte scolaire qui n’a pas été modifiée par la réforme), des collèges situés dans les nouveaux quartiers prioritaires sont « entrés » dans le giron de la politique de la ville, tandis que des collèges situés dans les zones anciennement couvertes en sont « sortis ». La figure 1 illustre le changement de statut des collèges affectés par la réforme pour la région parisienne, qui sont nombreux.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565524/original/file-20231213-19-j4ugic.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les quartiers prioritaires apparaissent en gris, les anciens quartiers de la politique de la ville sont en vert. Les diamants bleus sont les collèges situés dans le zonage de la politique avant 2014, mais dans les quartiers disqualifiés ensuite par la réforme. Les cercles bleus sont les collèges situés dans le zonage de la politique après 2014, mais qui n’étaient pas dans les quartiers ciblés par la politique avant la réforme.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Garrouste et Lafourcade (2023)</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Nous exploitons ces changements spatio-temporels sur l’ensemble de la France pour évaluer l’impact de la politique de la ville. Nous comparons les inscriptions en 6<sup>e</sup> et le taux de réussite au Brevet en 3<sup>e</sup> dans les collèges des quartiers nouvellement labélisés et les collèges « témoins » des quartiers situés juste au-dessus du seuil de pauvreté n’ayant jamais été « traités » par la politique de la ville (qui sont par définition très similaires aux quartiers « entrants »).</p>
<p>Nous évaluons aussi l’impact de la politique pour les collèges des zones disqualifiées, que nous comparons aux collèges « témoins » des quartiers « traités » par la politique avant 2014, et qui le sont restés après.</p>
<h2>Des effets stigmatisants de la politique de la ville</h2>
<p>Des effets de stigmatisation très significatifs apparaissent pour les collèges de secteur des quartiers nouvellement labélisés. Après 2014, ceux-ci ont connu une chute annuelle moyenne de leurs effectifs de 4 points de pourcentage par rapport aux collèges de secteur « témoins », soit l’équivalent de six élèves en moins par collège. Cette pénalité persiste jusqu’à cinq ans après la mise en place de la nouvelle géographie prioritaire.</p>
<p>La chute des effectifs s’explique par des effets d’évitement généralisés de la part des familles, mais différenciés selon leur statut socioéconomique ou leur profession. Les parents de catégories socio-professionnelles modestes ont évité le collège de secteur au profit d’un autre collège public hors zonage de la politique de la ville. Les parents issus des classes moyennes ou supérieures ont eux opté pour le secteur privé. Il est intéressant de noter que la réforme n’a pas modifié les choix de collège des parents enseignants ou assimilés, les plus à même de connaître la qualité des établissements scolaires, attestant du mécanisme informationnel à l’origine de la stigmatisation des collèges.</p>
<p>On n’observe en revanche aucune réduction du nombre d’élèves résidant dans les secteurs scolaires touchés par la réforme, ce qui suggère que les familles ont cherché à changer de collège mais n’ont pas déménagé. La stigmatisation engendrée par la labélisation a donc plutôt <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/257839">modifié les choix scolaires des parents</a> sans provoquer une fuite des plus favorisés vers d’autres quartiers hors zonage.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lycees-le-clivage-public-prive-au-coeur-de-la-segregation-scolaire-215638">Lycées : le clivage public/privé, au cœur de la ségrégation scolaire</a>
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<p>On observe également post-réforme une légère diminution des résultats au <a href="https://theconversation.com/le-brevet-futur-examen-dentree-au-lycee-219345">Brevet des collèges</a>, qui ne persiste heureusement pas au cours du temps, mais qui illustre des effets de recomposition sociale ayant supplanté à court terme l’effet positif des politiques de soutien à la réussite scolaire mises en place dans les nouveaux quartiers prioritaires.</p>
<p>On n’observe pas non plus, en moyenne, de hausse d’effectifs dans les collèges publics sortis du zonage, comparé aux collèges « témoins » des quartiers encore « traités » par la politique de la ville. La stigmatisation des collèges engendrée par la politique est d’autant plus difficile à dissiper que seuls les parents issus de milieux modestes semblent réagir positivement à la suppression du label « politique de la ville ». Les choix d’établissement des autres parents restent inchangés : on peut alors parler d’« effets de cliquet », qui bloquent la réversibilité du stigma à long terme.</p>
<p>Ces résultats posent la question de la pertinence des politiques « zonées » pour aider les résidents des quartiers populaires. Ne vaudrait-il pas mieux cibler directement les élèves en difficulté plutôt que les quartiers et leurs établissements scolaires ?</p>
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<p><em>Le <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-21-CE28-0004">projet ILSESD</a> (Influence de l’environnement social local sur les décisions de scolarisation) est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217708/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Manon Garrouste a reçu des financements de l'ANR (Projet-ANR-21-CE28-0004 ILSESD, <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-21-CE28-0004">https://anr.fr/Projet-ANR-21-CE28-0004</a>) et de la Chaire "Politiques éducatives et mobilité sociale" (Fondation Ardian, DEPP et PSE) : <a href="https://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/programme-partenarial/chaires/chaire-politiques-educatives-et-mobilite-sociale/">https://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/programme-partenarial/chaires/chaire-politiques-educatives-et-mobilite-sociale/</a></span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Miren Lafourcade a reçu des financements de la Chaire "Politiques éducatives et mobilité sociale" (Fondation Ardian, DEPP et PSE, <a href="https://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/programme-partenarial/chaires/chaire-politiques-educatives-et-mobilite-sociale/">https://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/programme-partenarial/chaires/chaire-politiques-educatives-et-mobilite-sociale/</a>)</span></em></p>Labéliser un quartier comme prioritaire vise à lui attribuer des moyens spécifiques pour surmonter ses difficultés. Mais cela peut aussi avoir un effet stigmatisant sur ses établissements scolaires.Manon Garrouste, Maître de conférences en économie, Université de LilleMiren Lafourcade, Professeur en économie, Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2185712023-12-01T13:00:52Z2023-12-01T13:00:52ZConflits, guerre, tensions : comment engager un dialogue ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561981/original/file-20231127-23-vsue0b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=50%2C8%2C5615%2C3724&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Engager un dialogue critique pour discuter des guerres et des conflits armés est une habilité utile pour éviter la polarisation des idéologies.</span> <span class="attribution"><span class="source"> (Unsplash)</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>S’engager dans un débat, prendre position, ou poser des questions pour saisir les contours d’une guerre ou d’un conflit n’est pas une tâche facile. On le voit bien en ce moment avec la guerre Israël-Hamas, où les perspectives sur la situation sont multiples, les informations souvent discordantes et les tensions de longue date dans la région ancrées dans des idéologies qui ne sont pas toujours bien comprises.</p>
<p>Nous sommes trois professeures en travail social, engagées depuis de nombreuses années à soutenir des personnes en situation de grande vulnérabilité dans une <a href="https://revueintervention.org/wp-content/uploads/2017/05/ri_145_2017.1_ou_jin_lee_et_al.pdf">perspective anti-oppressive</a>. Une telle perspective nous oblige de reconnaître l’existence d’oppressions et d’inégalités de pouvoir. Elle fait appel au besoin de réfléchir sur son propre rôle au sein des systèmes d’oppression afin de s’engager dans une pratique de changement social solidaire. </p>
<p><a href="https://www.cairn.info/les-defis-de-la-formation-des-travailleurs-sociaux--9791034607373-page-143.htm">Notre travail</a> nous amène à transmettre des connaissances et des compétences pour établir des liens relationnels et initier des dialogues critiques sur des thèmes complexes et polarisants. En 2020, nous avons cocréé un Comité de soutien aux crises et catastrophes avec des étudiantes et des étudiants de notre École. Au sein de ce comité, nous avons organisé des <a href="https://www.cairn.info/revue-ecrire-le-social-la-revue-de-l-aifris-2022-1-page-66.htm%20%22%22">groupes d’échange</a>, par Zoom, avec des travailleuses sociales au Canada, au Liban et en Arménie. </p>
<p>Le Liban, en crise économique et sociale depuis plusieurs années, a été bouleversé par une <a href="https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/08/lebanon-unacceptable-lack-of-justice-truth-and-reparation-three-years-after-beirut-blast/">explosion dévastatrice</a> au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Le pays abrite une population importante d’Arméniens. Or, à peine un mois après la tragédie du port, une <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/3446">deuxième guerre entre l’Arménie et son voisin, l’Azerbaïdjan éclate</a>. Nous avons ainsi accompagné nos collègues à travers l’impact émotionnel et professionnel que ces crises ont eu sur elles, sans nous détourner des pièges dans lesquels des discours polarisants et des idéologies auraient pu nous diviser. <a href="https://gipsproject.com/">Nos recherches</a> se réalisent aussi auprès de personnes migrantes.</p>
<p>Nos liens avec les collègues au Liban et en Arménie continuent d’évoluer à la lumière des nouvelles crises, tel que le récent <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2023/10/05/le-haut-karabakh-est-depeuple-et-maintenant">conflit armé</a> en Haut-Karabakh et la <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2015916/israel-gaza-roquettes-missiles-treve">guerre à Gaza</a>. Il nous apparaissait important de continuer de s’engager dans un dialogue critique et transformateur avec ces partenaires, ainsi qu’avec nos groupes d’étudiantes et d’étudiants afin d’assurer des espaces pour aborder les tensions sociales, politiques et raciales qui découlent de toute guerre. </p>
<h2>Les valeurs et perspectives du travail social</h2>
<p>Le travail social est une pratique et une discipline qui <a href="https://www.cairn.info/ethique-et-travail-social--9782100553686-page-25.htm%20%22%22">se définit souvent par ses « valeurs phares »</a>, soit des valeurs humanistes comme le respect de la dignité humaine, la compassion, la croyance en les capacités des personnes, ainsi que des valeurs démocratiques comme la justice sociale, les de la personne et la solidarité. </p>
<p><a href="https://www.jstor.org/stable/41670012">Une perspective critique en travail social</a> cherche à comprendre la source des inégalités sociales dans une situation donnée en examinant les processus sociaux qui engendrent la domination de certains groupes sur d’autres. Une telle pratique est souvent qualifiée d’engagée. Nous croyons aussi qu’elle soutient et lutte pour un objectif plus large, qui est celui de l’émancipation et de la transformation de la société en un monde plus juste et égalitaire. </p>
<p>Ce sont donc ces valeurs et cette perspective qui agissent en tant que <a href="http://ethicsinthehelpingprofessions.socialwork.dal.ca/wp-content/uploads/2013/10/Weinberg-2008-Structural-Social-Work-CSW.pdf">boussole morale</a> pour guider nos actions en contexte de crise et de guerre.</p>
<h2>Vers un dialogue transformateur</h2>
<p>Le conflit israélo-palestinien perdure depuis 75 ans, et une polarisation s’est instaurée dans l’opinion publique, notamment ces dernières semaines. Ces discours polarisants entravent la possibilité d’un réel dialogue, et cristallise les postures, avec pour conséquences des <a href="https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2023-10-20/guerre-entre-israel-et-le-hamas/36-crimes-et-incidents-haineux-a-montreal-en-deux-semaines.php">actes haineux islamophobes et antisémites</a>.</p>
<p>Comment entamer des discussions sans être piégé par une polarisation insidieuse ? À l’instar de la <a href="https://www.nytimes.com/2021/12/15/books/bell-hooks-dead.html">féministe bell hooks</a>, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du <em>black feminism</em>, nous proposons des pistes pour apprendre et désapprendre les systèmes d’oppression qui nous entourent, en finir avec la pensée nous/eux, développer une connaissance historique et reconnaître notre complicité dans une situation d’oppression. </p>
<p>bell hooks propose l’idée de création d’un <a href="https://iresmo.jimdofree.com/2021/03/21/pourquoi-des-brave-spaces/">espace brave</a>, soit un espace de parole qui invite toutes les personnes impliquées à reconnaître collectivement les défis du dialogue critique pour entamer un échange qui privilégie les voix marginalisées ou peu reconnues. </p>
<p>Les six piliers d’un espace brave sont identifiés par <a href="https://www.ssw.umaryland.edu/media/ssw/field-education/2---The-6-Pillars-of-Brave-Space.pdf">l’École de travail social de l’Université Maryland</a>. Ils s’appuient sur les écrits de bell hooks pour créer des conditions afin de s’engager dans une communauté de discussion où les membres se sentent en sécurité pour ouvrir le dialogue et vivre de l’inconfort.</p>
<p><strong>1) La vulnérabilité</strong> : être vulnérable, c’est être dans l’incertitude, prendre des risques et s’exposer émotivement. Nous pouvons être vulnérables en posant des questions et en partageant notre propre positionnement afin de contextualiser nos commentaires.</p>
<p><strong>2) Adopter une perspective</strong> : écouter pour comprendre, plutôt que d’écouter afin de répliquer. L’objectif est d’être curieux, et non d’être en accord avec le positionnement de l’autre.</p>
<p><strong>3) La peur de se lancer</strong> :’<a href="https://journals.sagepub.com/eprint/GYY8QMPZAJRVRZQD7EJT/full">sortir de sa zone de confort</a>’. Se lancer dans une nouvelle expérience ou un débat, malgré nos hésitations afin d’apprendre de nouvelles façons de voir, faire, penser.</p>
<p><strong>4) La pensée critique</strong> : <a href="https://www.cairn.info/revue-sciences-et-actions-sociales-2016-3-page-5.htm">on se questionne et on questionne</a> afin d’apprécier la complexité des idées et des discours. On reconnaît que notre pensée est peut-être limitée, et que la critique est une opportunité pour élargir notre champ de vision.</p>
<p><strong>5) L’examen de ses intentions</strong> : nous devons tout de même mettre nos limites et nous poser des questions. Pourquoi vais-je partager cette idée ? Quelle contribution mes propos auront-ils à la conversation ?</p>
<p><strong>6) La pleine conscience</strong> : une manière de porter attention, de manière intentionnelle et sans jugement, à nos réactions, nos émotions et nos actions afin de favoriser une réponse plutôt qu’une réaction. Ce sixième pilier permet ainsi de faire place aux cinq autres piliers.</p>
<h2>La nécessité de dialoguer pour rappeler notre humanité commune</h2>
<p>En tant que chercheures et citoyennes, notre rôle est d’offrir d’autres perspectives sur le monde. Nous souhaitons continuer de dialoguer et d’échanger avec nos collègues, étudiantes et étudiants, ainsi que notre entourage dans un espace critique, respectueux et conscientisé.</p>
<p>On a un devoir, dans une perspective critique et axée sur des valeurs humanistes et démocratiques, de faire l’effort d’avoir des conversations difficiles et inconfortables. Un espace brave est une stratégie utile, expérimenté dans nos salles de classe, pour discuter de notre humanité commune lorsque celle-ci est oubliée en temps de guerre, conflit armé ou crise politique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218571/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Dans les moments de haute tension, en raison de guerres, conflits ou crises, créer un « espace brave » permet d’instaurer un dialogue respectueux et ouvert sur les réalités de l’autre.Emmanuelle Khoury, Professeure adjointe, Université de MontréalAline Bogossian, Associate Professor, Université de MontréalCaron Roxane, Professeure en travail social, Université de MontréalLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2175062023-11-15T21:16:05Z2023-11-15T21:16:05ZLes supporters de clubs de football face à la marchandisation de leur sport<p>Le football professionnel fait aujourd’hui l’objet d’une forte marchandisation. En effet, les clubs de football adoptent des pratiques commerciales toujours plus sophistiquées dans le but de générer des sources de revenus supplémentaires : <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/07/25/qui-possede-les-clubs-de-foot-francais_6136111_4355770.html">ventes de parts de capital</a> à des investisseurs étrangers (en France, les six clubs de foot aux budgets les plus élevés sont désormais tous majoritairement détenus par des investisseurs étrangers) ; <a href="https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-decathlon-arena-de-quoi-le-naming-est-il-le-nom-1765430"><em>naming</em></a> des stades (les trois plus grands stades de clubs de Ligue 1 <a href="https://www.transfermarkt.fr/ligue-1/stadien/wettbewerb/FR1">portent le nom d’un sponsor</a>) ; <a href="https://football-observatory.com/L-inflation-sur-le-marche-des-transferts-des">transferts de joueurs</a> fréquents et pour des indemnités parfois colossales ; <a href="https://www.leparisien.fr/sports/football/psg/psg-une-tournee-en-asie-qui-rapporte-plus-de-20-millions-deuros-meme-sans-mbappe-23-07-2023-XWPE44HF25EK5H3ZOIBIZ7LWI4.php">tournées promotionnelles</a> dans les marchés émergents du football tels que l’Asie et les pays du Golfe ; <a href="https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Le-psg-portera-un-maillot-special-nouvel-an-chinois-face-a-reims/1376345">flocage des maillots des joueurs en mandarin</a> lors de matchs disputés pendant le Nouvel An chinois et diffusés en Chine ; mise en place de loges VIP dans les stades ; billetterie aux prix fortement différenciés selon le pouvoir d’achat et la disposition à payer des spectateurs…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/la-fin-du-foot-retour-sur-un-business-qui-derange-97337">La fin du foot ? Retour sur un business qui dérange</a>
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<p>Difficilement imaginables il y a encore 30 ans, ces pratiques sont aujourd’hui monnaie courante dans les principales ligues de football européennes. Mais l’expérience communautaire recherchée par les supporters de clubs peut-elle survivre à l’avènement du « foot business » ?</p>
<h2>La logique communautaire</h2>
<p>De nombreux supporters ne conçoivent pas leur relation au club qu’ils soutiennent en des termes purement marchands. Autrement dit, ils ne se considèrent pas comme de simples « clients » d’une organisation sportive qui leur fournirait, moyennant finances, un spectacle qu’ils espèrent être à la mesure de la somme d’argent dépensée. Leur rapport au club soutenu est plutôt régi par ce que l’on nomme en sociologie une <a href="https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2011-2-page-33.htm">« logique communautaire »</a>.</p>
<p>Cela signifie que ces supporters se représentent le club auquel ils apportent leur soutien comme une « communauté » (en termes simples, comme un « nous ») dont ils se perçoivent comme des « membres » à part entière. Ce sentiment d’appartenance communautaire se manifeste notamment dans la manière dont ces supporters évoquent le club qu’ils affectionnent et les résultats sportifs qu’il obtient : ils en parlent généralement comme de « leur » club, de « leurs » victoires et de « leurs » défaites. « Nous avons gagné dans la douleur hier soir ! », peuvent-ils s’exclamer au lendemain d’un match remporté au forceps – à la surprise de leurs interlocuteurs non initiés au supportérisme, qui s’étonnent que l’on puisse s’arroger la victoire d’une équipe de football sans avoir foulé soi-même le terrain.</p>
<p>Cela dit, n’est pas pleinement « membre » d’un club qui veut. La logique communautaire exige des supporters qui y adhèrent de se conformer à une valeur cardinale : la <em>loyauté au club</em>. On ne peut légitimement considérer un club comme « le sien » qu’à condition de lui accorder une fidélité à toute épreuve. Faire défection à son club en période d’échec sportif ou, a fortiori, lui préférer un club rival sportivement plus performant, est vu comme une forme de trahison communautaire.</p>
<p>Inversement, rester fidèle à un club de sorte à pouvoir le tenir pour « le sien » offre au supporter animé par un esprit communautaire toute une série de gratifications psychosociales. Un fan loyal peut ainsi se prévaloir de sa fidélité auprès d’autres supporters acquis, comme lui, à la logique communautaire. En langage sociologique, il jouit d’une <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2018-1-page-119.htm">reconnaissance sociale auprès de son groupe de référence</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1520781557266583554"}"></div></p>
<p>De plus, les jours de match au stade, un tel supporter peut éprouver le plaisir de se sentir « en communion » avec les autres membres de son club qui se trouvent réunis dans la même enceinte sportive que lui – à savoir les autres supporters, les joueurs, l’équipe dirigeante et le staff (il est révélateur à cet égard que les termes « communauté » et « communion » soient étymologiquement apparentés).</p>
<p>Ce sentiment d’appartenance commune transcende dans une certaine mesure les différences personnelles et socioculturelles qui peuvent exister entre membres du même club. Un supporter loyal tire également de la fierté des succès sportifs remportés par le club qu’il estime être « le sien » en vertu de la fidélité qu’il lui voue. La fierté de voir son équipe gagner des matchs et remporter des titres est ressentie comme d’autant plus légitime que les compétitions dans lesquelles celle-ci est engagée sont perçues comme <em>équitables</em>. En effet, il est plus aisé d’attribuer un succès sportif au <em>mérite</em> du club gagnant si l’on peut raisonnablement supposer que celui-ci n’a pas bénéficié d’un avantage indu vis-à-vis de ses adversaires.</p>
<h2>La marchandisation du football perçue comme une menace pour la logique communautaire</h2>
<p>Dans des recherches qualitatives en cours, nous étudions la façon dont des supporters de football mus par un tel esprit communautaire perçoivent et réagissent à la commercialisation croissante de leur sport.</p>
<p>Conformément à des enquêtes quantitatives menées auprès de fans de football – en Allemagne par exemple, <a href="https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1280209/umfrage/meinung-zur-kommerzialisierung-im-fussball/">près de 75 % d’entre eux jugent la commercialisation du football « excessive »</a> – nous observons que la marchandisation du football est globalement mal accueillie par ces supporters. Cela s’explique principalement par le fait que ceux-ci y voient une menace pour les valeurs inscrites dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent.</p>
<p>Ainsi, les ventes de parts majoritaires de club à des investisseurs étrangers et le <em>naming</em> des stades sont souvent perçus comme des formes d’expropriation symbolique qui vont à l’encontre de l’esprit communautaire auquel ces fans sont attachés. Ces pratiques font qu’il leur devient plus difficile de considérer l’équipe qu’ils soutiennent et l’enceinte dans laquelle elle évolue comme « les leurs ».</p>
<p>De même, la mise en place de loges VIP et l’augmentation des écarts de prix des billets contribuent à une différenciation sociale au sein des stades qui peut faire obstacle au sentiment de « communion » entre spectateurs.</p>
<p>La multiplication et la banalisation des transferts de joueurs – qui font aujourd’hui généralement peu de cas de la valeur de loyauté au club qui tient tant à cœur à leurs supporters lorsqu’ils reçoivent une offre de contrat lucratif de la part d’un autre club – entrave quant à elle la construction d’un sentiment d’appartenance à un « nous » commun englobant les fans et les joueurs du même club.</p>
<p>Enfin, le libre jeu du marché a fait émerger au fil du temps une poignée de clubs qui se trouvent désormais en situation d’<a href="https://www.lemonde.fr/blog/latta/2023/06/13/en-championnat-les-clubs-riches-sevadent-par-le-haut/">« hyperdomination »</a> dans leurs championnats respectifs. Au-delà du fait qu’elle nuit au suspense des championnats nationaux, la concentration des moyens financiers et sportifs dans les mains de quelques clubs surpuissants écorne l’idée selon laquelle les compétitions nationales seraient encore raisonnablement équitables. L’impression de participer à une compétition équitable est pourtant nécessaire au développement d’un authentique sentiment de fierté chez les supporters des clubs qui en sortent victorieux.</p>
<p>Vu sous cet angle, il n’est guère surprenant que les supporters du PSG – dont les neuf championnats remportés depuis l’entrée au capital du fonds qatarien QSI en 2011 ne sont que logiques au vu des moyens financiers disproportionnés dont le club dispose à présent en comparaison de ses rivaux nationaux – focalisent dorénavant leurs espérances davantage sur la Ligue des Champions, compétition dans laquelle le PSG a l’occasion de se mesurer à des équipes dotées de moyens similaires.</p>
<h2>Dissonance cognitive et résistances à la marchandisation</h2>
<p>Si les supporters animés par un esprit communautaire se montrent globalement critiques de la marchandisation du football, ils sont toutefois comparativement peu nombreux à se détourner de ce leur club de cœur, y compris lorsque ce dernier met en œuvre des pratiques commerciales qu’ils désapprouvent.</p>
<p>Cela s’explique, en premier lieu, par l’idéal de loyauté auquel ces supporters sont attachés et qui leur procure, pour autant qu’ils s’y conforment, les gratifications psychosociales décrites plus haut. Mais le fait de maintenir, au nom de la valeur de loyauté inscrite dans la logique communautaire à laquelle ils adhèrent, leur soutien à leur club de cœur quand bien même celui-ci adopte des pratiques commerciales qu’ils perçoivent comme contraires à cette même logique, les place dans une situation inconfortable de <a href="https://theconversation.com/why-do-we-feel-bad-when-our-beliefs-dont-match-our-actions-blame-cognitive-dissonance-193444">« dissonance cognitive »</a> : ces supporters savent qu’au travers du soutien qu’ils continuent d’accorder à leur club, ils participent, ne serait-ce qu’indirectement, à la corruption de la logique communautaire qui pourtant leur est chère.</p>
<p>Pour réduire cette dissonance cognitive, les supporters peuvent adopter un large éventail de comportements. L’une des stratégies est la désignation d’un bouc émissaire, en l’occurrence d’un club rival encore plus « commercial » que le sien et en comparaison duquel le club que l’on soutient apparaît sous un meilleur jour. En Allemagne, cette fonction d’exutoire est actuellement remplie par le RB Leipzig, un club créé en 2009 par l’entreprise Red Bull dans un but commercial assumé. Le RB Leipzig est aujourd’hui <a href="https://www.theguardian.com/football/2016/sep/08/why-rb-leipzig-has-become-the-most-hated-club-in-german-football">violemment critiqué et chargé de tous les péchés</a> de la part des supporters des autres clubs de Bundesliga.</p>
<p>Une autre stratégie consiste à exercer une résistance à l’encontre de pratiques commerciales mises en place par la direction du club que l’on soutient. Cette résistance peut être active (à titre d’exemple, les supporters du PSG ont déployé en 2019 une <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/scan-sport/actualites/les-supporters-manifestent-contre-le-naming-du-parc-des-princes-983714">banderole</a> pour protester contre un projet de <em>naming</em> du Parc des Princes) ou passive (de nombreux supporters refusent tout simplement de mentionner le nom du sponsor accolé au nom du stade de leur équipe).</p>
<h2>Des résistances persistantes et parfois insoupçonnées</h2>
<p>Malgré cette résistance, il semblerait que les supporters s’accommodent au fil du temps de certaines pratiques commerciales – surtout lorsque celles-ci sont progressivement adoptées par un nombre grandissant de clubs et perçues comme indispensables à la compétitivité de leur club. À titre d’exemple, les réactions suscitées par les rachats de club sont aujourd’hui bien moins virulentes qu’elles ont pu l’être par le passé.</p>
<p>Alors que le rachat de Manchester United par le milliardaire américain Malcolm Glazer dans les années 2000 s’était heurté à de fortes oppositions, la récente reprise de Newcastle United par un fonds d’investissement saoudien fut même <a href="https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/10/07/football-un-fonds-saoudien-rachete-le-club-anglais-de-newcastle_6097525_3242.html">frénétiquement acclamée</a> par bon nombre de supporters du club, qui se réjouissaient de la compétitivité retrouvée de leur équipe.</p>
<p>Pour autant, il serait faux de supposer que les supporters de football se résignent tout bonnement à la commercialisation de leur sport et se muent en de simples consommateurs. Diverses formes de résistance à la marchandisation du football persistent, et de nouvelles oppositions naissent parfois, y compris au sein de clubs que l’on aurait pu croire irrévocablement soumis à la logique marchande. Ainsi, parmi les spectateurs du RB Leipzig, un club pourtant créé de toutes pièces à des fins purement marketing, un <a href="https://www.nytimes.com/2020/08/18/sports/soccer/champions-league-leipzig-psg.html">groupe de supporters</a> s’est formé qui cherche à insuffler un esprit communautaire à leur club et à lui conférer une identité dissociée de la marque Red Bull – au grand dam de la direction du club. Même les clubs qui forment le fer de lance du « foot business » ne sont donc pas à l’abri de mouvements protestataires issus des rangs de leur propre public.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217506/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Moritz Gruban a reçu des financements du Fonds National Suisse (FNS). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Aurélien Feix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les supporters éprouvent à l’égard de « leur » club des sentiments forts qui sont mis à mal par les pratiques toujours plus commerciales en cours.Aurélien Feix, Professeur au département Droit des Affaires et Management de Ressources Humaines, TBS EducationMoritz Gruban, Postdoctoral researcher, Cambridge Judge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2159062023-11-01T17:19:29Z2023-11-01T17:19:29ZLe diagnostic de performance énergétique (DPE), utile mais pas miraculeux pour inciter à la rénovation du parc locatif privé<p>La rénovation énergétique du parc locatif est un enjeu important dans la réponse au changement climatique. Chacun aura entendu parler des <a href="https://www.ecologie.gouv.fr/interdiction-location-et-gel-des-loyers-des-passoires-energetiques">récentes mesures</a> visant l’éradication des <a href="https://theconversation.com/renovation-energetique-en-france-des-obstacles-a-tous-les-etages-147978">« passoires énergétiques »</a>, ces biens classés comme les plus énergivores (F et G) par le <a href="https://www.ecologie.gouv.fr/diagnostic-performance-energetique-dpe">diagnostic de performance énergétique</a> (DPE), cet outil de calcul qui permet de classer la performance énergétique d’un logement.</p>
<p>Il est représentatif d’une pratique contemporaine de la politique environnementale <a href="https://ses.webclass.fr/archive-synthese-terminale/les-differents-instruments-de-la-politique-climatique/">s’appuyant sur des instruments</a>, ici réglementaires. Ses résultats conditionnent aujourd’hui, pour un bailleur, la possibilité d’augmenter les loyers ou de <a href="https://theconversation.com/les-consequences-de-lairbnbisation-des-villes-157004">mettre un bien en location non saisonnière</a>.</p>
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<p>Le parc locatif privé est concerné au premier chef, car il compte les plus forts taux de logements énergivores : <a href="https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/le-parc-de-logements-par-classe-de-performance-energetique-au-1er-janvier-2022-0">30,5 % des passoires énergétiques sont dans ce parc</a>. L’État regarde donc les propriétaires-bailleurs privés comme les futurs acteurs de la rénovation énergétique sur ce segment.</p>
<p>Pourtant, ces derniers restent encore mal caractérisés dans leur diversité, alors que celle-ci va directement affecter leur réponse à la politique environnementale centrée sur le DPE. Certains profils y répondront favorablement à travers des travaux de rénovation énergétique, mais d’autres ne seront pas en mesure de se conformer aux exigences réglementaires ou privilégieront d’autres solutions pour valoriser leur bien (location courte durée, logement vacant, location en dehors de tout bail légal…).</p>
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<img alt="Deux hommes dans une maison de plain pied, en train de poser de l’isolant aux murs et au plafond." src="https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556811/original/file-20231031-21-itbway.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les travaux d’isolation jouent un rôle important dans la rénovation énergétique des bâtiments.</span>
<span class="attribution"><span class="source">David Cedrone</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Pour mieux comprendre les effets positifs – ou à l’inverse contre-productifs – de cette diversité, une <a href="https://assets.zyrosite.com/A85NqaQkEvUvRywO/20231002-bailleurs-priveis-et-dpe-Yg2LnZE7MaUZ1DW7.pdf">étude récente</a>, conduite par le Centre International de Recherche sur l’Environnement et le développement (CIRED) dans le cadre du <a href="https://premoclasse.fr/">projet de recherche PREMOCLASSE</a>, s’est intéressée à la manière dont ces bailleurs abordent la rénovation énergétique, en France.</p>
<h2>Les 10 profils de bailleurs privés</h2>
<p>Cette étude nous a permis de distinguer 10 profils de bailleurs privés, aux ressources, compétences et pratiques locatives propres, et qui réagiraient différemment au renforcement des exigences autour du DPE. Elle montre que la moitié de ces profils sont susceptibles d’y répondre par des travaux de rénovation énergétique, l’autre moitié étant incertaine des conséquences ou envisageant une sortie du marché de la location non saisonnière. Cet ensemble suggère que le renforcement des exigences aurait des effets de redistribution importants sur ce marché, voire d’éviction de certains bailleurs, biens ou locataires.</p>
<p>L’étude a reposé sur 45 entretiens avec des bailleurs privés en France, réalisés au printemps 2022, en amont de la mise en application du calendrier réglementaire. Ces bailleurs ont été principalement recrutés au travers des réseaux sociaux (blogs, groupe Facebook de bailleurs).</p>
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<img alt="Profils de propriétaires-bailleurs (Robert & Nadaï, 2023)." src="https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=848&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556880/original/file-20231031-29-r617lm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Profils de propriétaires-bailleurs (Robert & Nadaï, 2023).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Les profils attestent d’une diversité de stratégies et de manières d’être propriétaire bailleur.</p>
<ul>
<li><p>Quatre profils poursuivent un ou des objectifs prioritairement économiques tels que le retour sur investissement, la rentabilité de court terme, le cashflow (flux de trésorerie, liquidité…) ou le complément de revenu. Ce sont les propriétaires professionnels de l’immobilier, les salariés visant l’indépendance économique, les héritiers patrimoniaux actifs, et investisseurs populaires.</p></li>
<li><p>Quatre autres profils s’écartent de ces rationalités économiques. Même si l’apport financier motive le plus souvent la mise en location, celle-ci sert alors une autre finalité – par exemple limiter les pertes liées à un aléa de vie, constituer ou maintenir un patrimoine à transmettre, développer une activité secondaire – et ouvre à d’autres manières d’aborder les locataires, le bien, son entretien, les travaux et la rénovation. Ce sont les professionnels du bâtiment, les bailleurs circonstanciels à bas revenu, les bailleurs patrimoniaux, et les conservateurs.</p></li>
<li><p>Enfin, deux profils apparaissent, comme des types à dominante économique qui sont mis en difficulté par les exigences croissantes qui pèsent sur l’activité locative (déçus de l’immobilier, retraités de l’immobilier)</p></li>
</ul>
<h2>Inégalités de ressources et de compétences</h2>
<p>Ces différences reposent sur une répartition inégale des ressources entre les profils de bailleurs. Elles s’observent sur le plan financier, celui des réseaux et enfin des savoirs, notamment techniques.</p>
<p>Sur le plan financier, certains bailleurs disposent de capitaux propres ou de fortes capacités d’emprunt et d’épargne : elles leur permettent d’acheter comptant des biens ou d’autofinancer des travaux, là où d’autres sont fortement dépendants de l’emprunt.</p>
<p>Sur le plan des réseaux et des savoirs techniques, certains bailleurs ont accès à des réseaux amicaux ou professionnels. Ces connexions sont source de conseils et de savoir-faire. Elles leur permettent de mieux comprendre les réglementations, de réaliser des investissements plus judicieux (« bonnes affaires ») et de minimiser les coûts de rénovation (conseils d’artisans, auto-rénovation).</p>
<p>On note, en outre, un contraste entre les profils pour lesquels les savoirs et réseaux ont été acquis professionnellement ou issus d’un héritage familial, et les profils caractérisés par une forte dimension autodidacte.</p>
<h2>Des stratégies de rénovation différentes</h2>
<p>La manière dont les bailleurs abordent leur parc conditionne les possibilités de rénovation énergétique. Pour certains (professionnels de l’immobilier), l’achat (« bonnes affaires » à rénover) ou la revente constitue le principal levier d’évolution du parc. Les travaux de rénovation (souvent non énergétiques au moment de l’enquête) se font à l’achat. Ces bailleurs peuvent aborder les mutations-rénovations (soit les <a href="https://www.lemondedelenergie.com/florence-lievyn-mutation-immobiliere-moment-favorable-travaux-efficacite-energetique/2022/05/17/">travaux réalisés dans le cadre d’une mutation – achat ou vente – immobilière</a>) dans une temporalité dynamique et assez courte, grâce à leur réseau et parce qu’ils le font sans recourir aux aides.</p>
<p>Pour d’autres, la gestion patrimoniale (héritiers patrimoniaux actifs, bailleurs patrimoniaux) s’inscrit dans une continuité de travaux, visant des rénovations de qualité de manière à maintenir le patrimoine sur le marché locatif.</p>
<p>Entre ces deux pôles, on retrouve une gamme assez large de profils (indépendance économique, investisseurs populaires, professionnels du bâtiment, bailleurs circonstanciels à bas revenu, déçus de l’immobilier) qui se caractérise par un parc peu évolutif.</p>
<h2>Le DPE, entre effets réels et contrainte perçue</h2>
<p>Les profils de bailleurs affichent des degrés très variables de connaissance et de prise en compte du DPE. Un seul profil accorde un réel intérêt et de la pertinence à l’outil (bailleur patrimonial). La majorité des autres profils en est critique, tout en y restant attentive. Enfin, trois profils sont à la fois critiques du DPE et ne le prennent pas en compte dans leurs arbitrages (professionnels de l’immobilier, conservateurs, déçus de l’immobilier).</p>
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<img alt="Anticipation des bailleurs face à un renforcement des exigences de rénovation énergétique. À gauche, les bailleurs susceptibles de ne pas tenir compte du DPE, et à droite, ceux qui en tiennent compte." src="https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=284&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556875/original/file-20231031-27-jzmync.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=357&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Anticipation des bailleurs face à un renforcement des exigences de rénovation énergétique. À gauche, les bailleurs susceptibles de ne pas tenir compte du DPE, et à droite, ceux qui en tiennent compte.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La principale critique adressée au DPE est son manque de pertinence, notamment dans ses recommandations de travaux. Il est vu comme une contrainte administrative. La crainte demeure vis-à-vis d’une instabilité réglementaire pouvant à tout moment menacer des modèles économiques en posant de nouvelles exigences.</p>
<p>Au final, le renforcement du DPE et des exigences réglementaires semble à même d’infléchir les pratiques de rénovation pour seulement la moitié des profils. Il pose une incertitude sur le devenir des biens pour trois profils (bailleurs circonstanciels à bas revenu, investisseurs populaires, professionnels du bâtiment), pour lesquels les régimes d’aide seront décisifs. Il signe enfin une sortie des bailleurs du marché locatif et une mutation des biens pour deux profils (conservateurs, déçus de l’immobilier). Ses effets seraient donc très différenciés selon les profils de bailleurs et, indirectement, pour les locataires.</p>
<h2>Redistribution, concentration ou « rénoviction »</h2>
<p>Les bailleurs ne sont pas les seuls à être affectés : les locataires aussi. Il sera globalement plus difficile d’absorber les coûts des rénovations énergétiques dans les zones détendues où les prix de l’immobilier peuvent être faibles en regard des coûts de rénovation. Ce risque de fracture territoriale se double d’un enjeu de fracture sociale.</p>
<p>Parmi les profils qui ciblent des locataires à bas revenus – propriétaires professionnels de l’immobilier, investisseurs populaires, bailleurs patrimoniaux, conservateurs – seuls deux profils semblent pouvoir pérenniser une offre à faible loyer : les propriétaires professionnels de l’immobilier, et les bailleurs patrimoniaux.</p>
<p>Enfin, certains bailleurs évoquent la possibilité de passer à d’autres modes locatifs (non déclaré, courte durée). Cette issue peut évincer des locataires précaires du marché locatif sans répondre à l’enjeu de rénovation énergétique, puisqu’il s’agit alors de laisser le bien en l’état.</p>
<p>À la « rénoviction », à savoir la mise en difficulté d’une frange de locataires en vue d’une rénovation qui ne leur est pas destinée, pourrait donc s’ajouter une concentration des biens dans les mains de certains bailleurs, ainsi que la sortie de biens du marché de la location officielle de longue durée.</p>
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<p><em>Le projet <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-19-CE22-0013">PREMOCLASSE</a> est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’<a href="https://anr.fr/">ANR</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215906/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ce document a été réalisé dans le cadre du projet PREMOCLASSE. PREMOCLASSE est un projet de recherche socio-économique sur la rénovation du bâtiment co-financé par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche, contrat ANR-19-CE22-0013-01). Il est mené en partenariat par EDF R&D, le Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des Mines de Paris et le CIRED (Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Coralie ROBERT a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche. </span></em></p>Le renforcement des exigences autour du DPE peut-il encourager les bailleurs privés à la rénovation énergétique ? Oui… et non, car cela dépend essentiellement de leur profil sociologique.Alain Nadai, directeur de recherche cnrs, École des Ponts ParisTech (ENPC)Coralie Robert, Docteure en SociologieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2163142023-10-26T17:58:04Z2023-10-26T17:58:04ZLe soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine<p><em>« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Depuis le 24 février 2022, le monde entier se pose souvent cette question, tentant de comprendre – au vu de sondages effectués dans un contexte de contrôle et de suspicion qui rend très complexe l’analyse de leurs résultats – si la société russe soutient réellement Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine.</em></p>
<p><em>Vera Grantseva, politologue russe installée en France depuis 2021, a donné ce titre, emprunté à un célèbre poème d’Evguéni Evtouchenko, à <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/20338/Les-Russes-veulent-ils-la-guerre">l’ouvrage qu’elle vient de publier aux Éditions du Cerf</a>. Il peut sembler, à première vue, que, aujourd’hui, les Russes n’ont rien contre la guerre qui ravage l’Ukraine. Pourtant, l’analyse fine que propose Vera Grantseva, sur la base de l’examen de nombreuses enquêtes quantitatives et qualitatives et de divers autres éléments (émigration, résistance passive, repli sur des communautés Internet sécurisées) remet en cause cette idée reçue. Nous vous proposons ici un extrait du chapitre « Un soutien de façade au conflit ».</em></p>
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<p>Il est important de comprendre combien l’attitude de la société vis-à-vis des opérations militaires en Ukraine a changé tout au long de la première année du conflit. Au cours de la période allant de mars 2022 à février 2023, plusieurs phases correspondant aux chocs externes et aux problèmes internes accumulés peuvent être identifiées. On en retiendra quatre : (1) le choc, du 24 février 2022 à fin mars 2022 ; (2) la polarisation, d’avril à septembre 2022 ; (3) la mobilisation, de septembre à novembre 2022 ; (4) la normalisation, de décembre 2022 à l’été 2023.</p>
<h2>Le choc</h2>
<p>Commençons par le choc qu’a constitué, pour l’ensemble des Russes, la déclaration de guerre du 24 février 2022. La plupart des gens ne pouvaient pas croire que Vladimir Poutine, malgré la montée des tensions au cours des mois précédents, oserait envoyer des troupes dans un pays voisin. Dans les premiers jours, beaucoup ont refusé de croire à la réalité des combats, que des chars avaient traversé la frontière et attaquaient des villes et des villages en Ukraine, qu’il s’agissait d’une véritable guerre. D’ailleurs, Poutine a présenté tout ce qui se passait comme une « opération militaire spéciale », qui devrait être achevée à la vitesse de l’éclair et presque sans effusion de sang. C’est le discours qu’ont tenu les médias russes, dont la plupart sont contrôlés par le gouvernement, sur la base de rapports militaires.</p>
<p>Le choc initial a paralysé la plupart des Russes, mais il a aussi incité certains à s’exprimer ouvertement. Ce sont ces personnes qui ont commencé à descendre dans les rues des grandes villes pour exprimer leur désaccord. Certes, ils étaient une minorité, quelques milliers seulement. Mais compte tenu de la répression à laquelle ils s’exposaient, leur démarche prend une importance tout autre. Ces quelques milliers de citoyens qui se sont rassemblés les premiers jours ont montré que malgré tous les efforts des autorités et de la propagande, il y avait dans le pays des gens capables non seulement de critiquer les autorités, mais d’aller jusqu’à risquer leur vie pour le dire lorsque le pouvoir franchit une ligne rouge.</p>
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<h2>La polarisation</h2>
<p>Assez rapidement, le choc a laissé place à une polarisation renforcée. Fin mars, la législation criminalisant l’opposition à la guerre sous toutes ses formes était venue à bout des voix discordantes dans l’espace public. Les dissidents se sont montrés plus prudents et les discussions politiques se sont déplacées dans les cuisines, comme c’était le cas à l’époque soviétique. Il est rapidement devenu clair que toute position médiane, que toute nuance, que tout compromis était intenable s’agissant d’un sujet comme la guerre en Ukraine.</p>
<p>Nombreuses furent les familles à se déchirer, la fracture générationnelle entre les jeunes et leurs parents ou leurs grands-parents étant la situation la plus fréquente. Pour les uns, la Russie commettait un crime de guerre, pour les autres, la SVO [sigle russe signifiant « Opération militaire russe »] était la condition de son salut. L’option consistant à quitter le pays s’invitant parfois dans les conversations. <a href="https://www.extremescan.eu/post/support-for-the-war-among-those-surveyed-in-russia-has-dropped-to-55">Une étude de Chronicles</a> a montré que 26 % des personnes interrogées ont cessé de communiquer avec des amis proches et des parents pour des raisons telles que des opinions divergentes sur la politique et la guerre, et la perte de contact avec ceux qui ont quitté le pays ou sont partis pour le front.</p>
<p>Dès lors, deux ordres de réalité se faisaient face, recoupant eux-mêmes un accès différencié à l’information. De nombreux partisans de la guerre ont sciemment choisi des sources d’information unilatérales, principalement gouvernementales, qui leur ont montré une image éloignée de la réalité, mais leur permettaient de maintenir leur propre confort psychologique. Il leur était relativement facile de rester patriotes, de ne pas critiquer les autorités et de ne pas résister à la guerre : après tout, dans leur monde, il n’y avait pas de bombardements de zones résidentielles, il n’y avait pas de tortures ou de violences perpétrées sur les habitants des territoires occupés, aucune ville ni aucun village n’a été rasé et, après tout, aucun crime de guerre n’a été découvert à Bucha et Irpin après le retrait de l’armée russe des faubourgs de Kiev : « Nos soldats n’ont pas pu faire cela, cela ne peut pas être vrai. » Cette barrière psychologique n’a pas été imposée à ces gens ; il faut reconnaître la part du choix personnel leur permettant de vivre comme avant sans avoir à se confronter à la réalité des combats.</p>
<p>À l’inverse, une partie de la population a refusé de fermer les yeux et de se renseigner sur les horreurs du conflit. Ces personnes se trouvent le plus souvent isolées.</p>
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<p>À l’été 2022, l’intensité de la polarisation dans la société russe a commencé à diminuer : l’enthousiasme des partisans du conflit s’estompait tandis que la non – résistance de la majorité de la population se faisait plus pessimiste. Les premiers ont été déçus que la Russie ne remporte pas une victoire rapide sur une nation dont ils niaient la capacité à résister et jusqu’à l’existence même. Quant aux autres, la perspective d’une paix retrouvée et avec elle du retour à la vie normale semble de plus en plus lointaine. De plus, les conséquences économiques de l’aventure militaire se font sentir : l’inflation des biens de consommation courante bat tous les records (atteignant 40 à 50 % pour certains produits), la qualité de vie décline rapidement avec le départ des entreprises occidentales du pays.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-leconomie-russe-est-a-la-peine-182687">Guerre en Ukraine : l’économie russe est à la peine</a>
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<h2>La mobilisation</h2>
<p>Le 21 septembre, malgré sa promesse de ne pas utiliser de réservistes civils, le président Poutine a décrété la mobilisation partielle, provoquant un séisme dans le pays. À ce moment-là, les Russes ont enfin compris qu’il serait impossible de se soustraire à la guerre et que tout le monde finirait par y prendre part. C’était le coup d’envoi de la deuxième plus grande vague d’émigration après celle ayant suivi le 24 février 2022. Cette fois, ce sont les jeunes hommes qui sont partis. Beaucoup d’entre eux ont pris une décision à la hâte, ont fait leurs valises et, dès le lendemain, ont gagné la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/erevan-le-refuge-russe-au-coeur-de-larmenie-196526">Erevan, le « refuge » russe au cœur de l’Arménie</a>
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<p>La plupart n’avaient pas de plan, pas de scénario préparé, de connexions, de moyens. Cette vague de départs, contrairement à la première, n’a pas touché que la classe moyenne : les représentants des classes les plus pauvres, même des régions reculées, ont également fui la mobilisation forcée. Ainsi, fin septembre, environ 7 000 personnes ont quitté la Russie pour la Mongolie, principalement depuis les régions voisines de Bouriatie et Touva.</p>
<p>À ce moment-là, le reste de la population russe a commencé à recevoir massivement des citations à comparaître : des jeunes hommes ont été mobilisés directement dans le métro, à l’entrée du travail, et même surveillés jusqu’à l’entrée des immeubles résidentiels le soir. Beaucoup d’hommes sont passés à la clandestinité : ils ont arrêté d’utiliser les transports en commun, ont déménagé temporairement pour vivre à une autre adresse et n’ont pas répondu aux appels. Fin septembre 2022, le niveau d’anxiété avait presque doublé par rapport à début mars, passant de 43 % à 70 %.</p>
<p>De nombreux experts s’attendaient à ce que la mobilisation marque un tournant en matière de politique intérieure, poussant la société russe à résister activement à la guerre. Il n’en a rien été.</p>
<p>Malgré le choc initial provoqué par le décret de mobilisation, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir se sont adaptés aux nouvelles réalités, choisissant entre deux stratégies : se cacher ou laisser le hasard agir. Grâce à des lois répressives et à une propagande écrasante, certains Russes, ne ressentant aucun enthousiasme pour la guerre déclenchée par Poutine dans un pays voisin, ont progressivement accepté la mobilisation comme une chose normale. Le gouvernement russe a su jouer sur la peur autant que sur la honte pesant sur celui qui refuse d’être un « défenseur de la patrie » et de se battre « comme nos grands-pères ont combattu » – les parallèles avec la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ont largement été mobilisés. Et nombreux furent les jeunes Russes à se rendre finalement, avec fatalisme, au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire pour partir au front.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans toutes les villes, de grandes affiches, parfois de la taille d’un immeuble entier, célèbrent les militaires participant à la guerre en Ukraine, présentés comme des « héros de la patrie ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Arnold O. A. Pinto/Shutterstock</span></span>
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<h2>La normalisation</h2>
<p>En septembre-octobre 2022, tandis que Kiev multipliait les discours triomphalistes, le soutien à la guerre s’est durci sur fond de recul de l’armée russe dans la région de Kherson et d’augmentation du nombre de victimes militaires. À l’origine de ce nouvel état d’esprit ? La peur.</p>
<p>52 % des personnes interrogées à l’automne pensaient que l’Ukraine envahirait la Russie si les troupes du Kremlin se retiraient aux « frontières de février ». Ainsi se révélaient non seulement la peur de la défaite, mais aussi la peur croissante des représailles pour les crimes de guerre commis. De là un double mouvement : d’une part, la diffusion croissante d’une peur réelle que l’armée russe soit défaite, et de l’autre, une acceptation grandissante au sein de la majorité de la population de la nécessité de la mobilisation, perçue comme une « nouvelle normalité » et reconfigurée sous l’angle de la responsabilité civique et de la solidarité sociale. L’anxiété produite par la perspective de l’enrôlement massif des jeunes hommes s’est finalement estompée fin octobre : l’ampleur de la mobilisation s’est avérée moins importante que prévu.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est tiré de « Les Russes veulent-ils la guerre ? », qui vient de paraître aux Éditions du Cerf.</span>
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<p>Ainsi, depuis décembre 2022, la société russe est entrée dans une phase de « normalisation » de la guerre ou, comme le suggèrent les chercheurs du projet Chronicles, d’« immersion dans la guerre ». Pour eux, la dimension la plus frappante des changements de l’hiver et du printemps 2023 a été l’adaptation des attentes du public à la réalité d’une guerre longue. En dépit du risque d’être appelé, la plupart des Russes pouvaient continuer à vivre leur vie normalement malgré la mobilisation partielle. Des études sociologiques ont montré que la proportion de Russes anticipant une guerre prolongée est passée de 34 % en mars 2022 à 50 % en février 2023. Les experts de Chronicles décrivent ainsi une société « immergée » dans la guerre, devenue pour beaucoup le cadre d’une nouvelle existence.</p>
<p>L’historien britannique Nicholas Stargardt <a href="https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311101386-la-guerre-allemande">distingue quatre phases</a> par lesquelles est passée la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale au cours des quatre années de conflit sur le front de l’Est : « Nous avons gagné ; nous allons gagner ! ; nous devons gagner ! ; nous ne pouvons pas perdre. »</p>
<p>On peut supposer qu’à partir du printemps 2023, la société russe a atteint le troisième stade : « Nous devons gagner ! » Entre autres différences significatives, quoiqu’immergée dans la guerre, la population russe n’en présente pas moins un potentiel de démobilisation non négligeable – et nombreux sont ceux qui aspirent à une paix rapide. En dépit des efforts de la propagande, le soutien idéologique à la guerre demeure faible et, pour un soldat, les objectifs fixés peinent à justifier l’idée de sacrifier sa vie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216314/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vera Grantseva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Kremlin affirme que la quasi-totalité de la population soutient pleinement son action en Ukraine. Une assertion qu’il convient de sérieusement nuancer.Vera Grantseva, Professeur associé de la Haute école des études économiques (Russie). Enseignante en relations internationales à Sciences Po., Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2158222023-10-25T16:00:35Z2023-10-25T16:00:35ZDébat : l’éducation peut-elle déjouer le déterminisme social ?<p>Les actes terroristes frappant les enseignants nous conduisent à affronter, entre autres, la question des fonctions et des pouvoirs de l’école. Contre le fanatisme barbare, que peut vraiment la pédagogie ? On attend des enseignants qu’ils soient un rempart contre l’obscurantisme. Mais cela est-il réaliste, quand l’école paraît incapable d’assumer sa mission première de transmission des savoirs, et d’assurer la réussite de tous les élèves ?</p>
<p>Le ministre de l’Éducation, qui souhaite remédier à cette baisse de niveau des élèves par un « choc des savoirs », vient d’affirmer récemment, dans une interview au journal <em>Le Monde</em>, que <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/10/05/gabriel-attal-nous-devons-engager-une-bataille-pour-le-niveau-de-notre-ecole_6192600_3224.html">« la pédagogie peut renverser la sociologie »</a>. L’éducation scolaire aurait-elle donc le pouvoir de contrecarrer le <a href="https://www.cafepedagogique.net/2023/10/10/la-pedagogie-peut-renverser-la-sociologie-professeur-une-mission-impossible/">jeu des déterminants sociaux de la réussite</a>, dont de très nombreuses études montrent pourtant la puissance ? L’espoir du ministre est-il fondé ?</p>
<h2>Des facteurs sociaux qui pèsent sur la réussite scolaire</h2>
<p>La sociologie de l’éducation montre que l’origine socio-économique des élèves paraît conditionner en grande partie les destins scolaires. Deux enseignements majeurs peuvent, à cet égard, être retenus des <a href="https://www.education.gouv.fr/pisa-programme-international-pour-le-suivi-des-acquis-des-eleves-41558">enquêtes PISA</a> (« Program for International Student Assessment », soit, en français, « Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), menées tous les trois ans, depuis l’année 2000, sous l’égide de l’OCDE.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/maths-lecture-le-niveau-des-eleves-baisse-t-il-vraiment-198432">Maths, lecture : le niveau des élèves baisse-t-il vraiment ?</a>
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<p>Tout d’abord, malgré les titres alarmants de la presse, il n’y a pas d’effondrement significatif des niveaux en France. La France est un élève moyen (médiocre ?), dont les résultats, mise à part une rupture, relative, en 2006, sont pratiquement stables, c’est ce qu’on peut constater par exemple en <a href="https://archives-statistiques-depp.education.gouv.fr/Default/doc/SYRACUSE/44252/pisa-2018-stabilite-des-resultats-en-comprehension-de-l-ecrit-lea-chabanon-helene-durand-de-monestro">compréhension de l’écrit depuis 2009</a>.</p>
<p>Si, quelquefois, la France recule dans les classements – mais il faut tenir compte de l’effet « augmentation du nombre de pays d’enquête », de 32 pays en 2000, à 85 pays en 2023 –, les scores ne baissent pas significativement. Mais ils n’augmentent pas non plus.</p>
<p>Toutefois, et c’est le deuxième enseignement majeur, le poids des inégalités sociales ne décroît pas. On note même une tendance à l’accroissement des écarts de performances entre « bons » et « mauvais » élèves. <a href="https://www.oecd.org/pisa/keyfindings/pisa-2012-results.htm">En 2012</a>, 22,5 % des résultats des élèves en mathématiques sont imputables aux origines socio-économiques, contre 15 % en moyenne pour l’OCDE. <a href="https://www.oecd.org/pisa/pisa-2015-results-in-focus.pdf">En 2015</a>, le milieu socio-économique explique toujours plus de 20 % de la performance. Et 118 points séparent les résultats, selon la variable « milieu » (favorisé vs défavorisé).</p>
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<figcaption><span class="caption">Le système éducatif français aggrave les inégalités : que faire ? (Interview d’Eric Charbonnier sur Xerfi Canal, janvier 2020).</span></figcaption>
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<p><a href="https://www.oecd.org/pisa/data/">En 2018</a>, parmi les élèves très performants, 20 % appartiennent à des familles favorisées, contre 2 % à des familles défavorisées. Indéniablement, les inégalités de réussite scolaire sont fortement marquées socialement. Mais est-ce à dire que la pédagogie est impuissante ?</p>
<h2>Postuler l’éducabilité de tous</h2>
<p>Si les élèves issus de catégories défavorisées ont (statistiquement) plus de mal que les autres à réussir, la sociologie ne démontre pas qu’ils souffriraient, pour autant, d’un handicap insurmontable. Comme s’ils étaient touchés par une « moindre éducabilité » substantielle ! Il faut reconnaitre à ce sujet, comme les travaux de <a href="https://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1989_num_41_1_1668">Guy Avanzini</a>, et de <a href="https://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_1991_num_10_1_1074_t1_0211_0000_2">Philippe Meirieu</a>, l’ont bien montré, que l’éducabilité de tous les élèves (leur capacité à se développer, et à réussir), n’est pas de l’ordre du résultat expérimental, mais du postulat.</p>
<p>Or ce postulat est une condition de possibilité de l’acte éducatif. Comme l’a établi avec force Avanzini, la <a href="https://eests.centredoc.fr/index.php?lvl=notice_display&id=88952">« croyance dans l’éducabilité »</a> est de l’ordre de l’acte de foi, du pari, ou du défi. Elle exprime une exigence éthique ; mais, plus encore, logique. Car il serait absurde d’essayer d’éduquer quelqu’un que l’on supposerait inéducable ! « Entreprendre l’éducation de quelqu’un sans le postuler éducable serait contradictoire ».</p>
<p>Ici donc, l’espoir, le désir, le souhait, qu’exprime la moindre action à volonté éducative, ont plus de poids que les constats de la sociologie. On n’est pas dans l’ordre des faits relevant de la preuve, mais dans l’ordre, antérieur, et en surplomb, du « ce sans quoi » une action n’a pas de sens. De ce point de vue, en tant qu’elle repose sur le postulat de l’éducabilité, la pédagogie prévaut sur la sociologie.</p>
<h2>Quel modèle pour penser les parcours scolaires ?</h2>
<p>Mais il ne suffit pas de croire en sa possibilité pour être assuré de produire une action efficace. Les obstacles pourraient être trop nombreux, voire insurmontables. Parmi ces obstacles, on pourra ranger le nombre et le poids des facteurs extrascolaires de la réussite, qu’il faudra prendre en compte dans la construction d’un modèle explicatif de la réussite et de l’échec scolaires.</p>
<p>Or, d’une part ces facteurs sont manifestement très nombreux ; et, d’autre part, se situent bien, pour la plupart, dans le champ économique et social. En effet, on peut évoquer, avec <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Reproduction-1952-1-1-0-1.html">Bourdieu et Passeron (1970)</a>, le poids de l’habitus (principe générateur et unificateur des conduites et des opinions forgé dans la prime enfance par inculcation d’un arbitraire culturel) ; la maîtrise du langage, tout d’abord oral, puis écrit, socialement conditionnée ; l’environnement familial, plus ou moins réceptif aux exigences scolaires ; la possibilité (ou non) de dépenses d’« enrichissement » (leçons particulières, voyages, colonies de vacances) ; etc.</p>
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<img alt="Personnes escaladant les barreaux d’une échelle" src="https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=427&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554260/original/file-20231017-17-r1czlw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’enseignant postule que tous les élèves sont éducables et les aide selon leurs difficultés.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-vector/career-ladder-help-business-man-corporate-1745692139">Shutterstock</a></span>
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<p>À cet égard, est très significative la surréussite des enfants d’enseignants, <a href="https://www.lemonde.fr/ecole-primaire-et-secondaire/article/2013/05/08/enfants-d-enseignants-ces-chouchous-de-l-ecole_3173567_1473688.html">ces « chouchous » de l’école</a>, dont les parents disposent d’un « capital temps » et d’un « capital culturel » significativement importants ; possèdent une maîtrise particulière des codes scolaires ; et peuvent installer une continuité de pratiques et de valeurs entre sphère familiale et sphère scolaire.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-heritiers-ce-que-bourdieu-et-passeron-nous-ont-appris-de-linegalite-des-chances-177185">« Les Héritiers » : ce que Bourdieu et Passeron nous ont appris de l’inégalité des chances</a>
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<p>Plus que l’identification des facteurs de réussite, qui s’inscrit dans une analyse statique de la réalité, s’impose alors le recours à un modèle dynamique du parcours scolaire. On peut proposer le modèle de la « spirale tourbillonnaire ». Chacun est engagé dans une spirale dont les « facteurs d’aspiration » sont nombreux : capital linguistique, capital culturel, énergie personnelle, envie de réussite, confiance en soi, rapport au travail scolaire, compétences et connaissances déjà construites, etc. Sans négliger ce facteur essentiel qu’est la réussite scolaire antérieure.</p>
<p>La réussite passée devient (et toujours plus) un facteur de réussite ultérieure. Ainsi s’installe une dynamique telle que certains restent jusqu’au bout au centre du tourbillon, qui les déposera à l’École Normale Supérieure rue d’Ulm, ou devant l’École Polytechnique. Tandis que les moins armés auront été, chemin faisant, expulsés du tourbillon à telle ou telle étape de leur parcours.</p>
<h2>Peut-on casser la spirale des inégalités ?</h2>
<p>Mais ne peut-on casser le jeu d’une spirale négative ? Car, l’affirmation que « l’ascenseur social ne fonctionne plus », d’une part repose sur l’illusion rétrospective qu’il a un jour correctement fonctionné, ce qui est loin d’être établi. Et, d’autre part, manifeste une méconnaissance de la réalité. Le travail récent d’Arnaud Lacheret sur les <a href="https://www.editionsbdl.com/produit/les-integres/">réussites de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine</a> tend à montrer qu’un regard trop focalisé sur les échecs et les discriminations (qui n’en restent pas moins réels !) laisse dans l’ombre les <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/02/arnaud-lacheret-politiste-on-etudie-trop-peu-les-reussites-ordinaires-des-enfants-d-immigres_6192046_3232.html">« réussites ordinaires »</a> (tout aussi réelles !) de tous ceux qui ont pu s’intégrer.</p>
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<p>En définitive, la réussite n’est pas réservée à quelques-uns, et interdite aux autres. Si, manifestement, certains ont plus de chances que d’autres dans leur jeu, beaucoup d’autres ont pu s’inscrire dans une spirale positive. Grâce, en particulier, à la rencontre avec un(e) enseignant (e) ayant su repérer et déclencher le potentiel de développement d’un élève en l’éducabilité duquel il avait cru. De très nombreux témoignages en attestent. Il suffit de peu de choses pour transformer une spirale négative en spirale positive. La rencontre avec un enseignant ayant su les accrocher peut suffire…</p>
<p>C’est en ce sens que la pédagogie peut renverser la sociologie. Il ne faut donc pas penser la pédagogie contre la sociologie ; mais, plus largement, l’espoir d’être utile, contre le défaitisme fataliste. La pédagogie ne peut pas être à l’origine de toutes les réussites du monde. Mais elle peut, et doit, en prendre sa part.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215822/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>« La pédagogie peut renverser la sociologie », a déclaré le ministre de l’Éducation Gabriel Attal dans une interview au Monde début octobre. Qu’en penser ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2153182023-10-19T20:37:33Z2023-10-19T20:37:33ZRaconter le déclin de la « petite bourgeoisie culturelle »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553977/original/file-20231016-27-uw65op.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C562%2C2576%2C1296&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un vernissage devant un local associatif</span> <span class="attribution"><span class="source">J.F.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Assiste-t-on à la remise en cause progressive d’un choix de société qui plaçait la culture, l’émancipation par la connaissance et la démocratisation du savoir au cœur d’un projet politique ? À partir d’une enquête au long cours dans une ville moyenne du centre de la France, <a href="https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/le-declin-de-la-petite-bourgeoisie-culturelle/">mon ouvrage récemment paru</a> (Raisons d’agir, 2023) propose de raconter le déclin d’une fraction particulière de la « petite bourgeoisie » dont l’ascension sociale a reposé, dès les années 1970, sur l’acquisition de capital culturel plus que sur l’accumulation de capital économique, sur les diplômes scolaires plus que sur l’augmentation de ses revenus.</p>
<p>Cette petite bourgeoisie culturelle connaît aujourd’hui une importante déstabilisation sous les effets conjugués du désengagement de l’État, des défaites politiques de la gauche ou de l’affaiblissement du poids de la culture savante au sein des classes supérieures, contribuant à faire émerger, chez ses membres, un sentiment de déclassement. Raconter l’histoire de ce groupe social permet ainsi de rendre compte des dynamiques qui fragilisent le pôle culturel de l’espace social.</p>
<h2>À l’origine de la « petite bourgeoisie culturelle »</h2>
<p>Dans les années 1960 et 1970, au bénéfice de la croissance économique de l’après-guerre, des politiques éducatives et culturelles, et plus généralement du développement de l’État social, un ensemble de groupes sociaux ayant en commun une position intermédiaire entre les classes populaires et la bourgeoisie émerge massivement dans l’espace public.</p>
<p><a href="https://www.puf.com/content/Les_aventuriers_du_quotidien">« Nouvelles couches moyennes »</a> ou <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Distinction-1954-1-1-0-1.html">« petite bourgeoisie nouvelle »</a>, cet ensemble hétérogène est composé des professions salariées des secteurs éducatif (professeurs et instituteurs, conseillers d’orientation, etc.), culturel (bibliothécaires, artistes, intermédiaires du travail artistique, etc.) et social (travailleurs sociaux, psychologues, etc.) ou encore des « professions de présentation et de représentation » pouvant relever de l’indépendance ou du secteur privé (cadres commerciaux, designers, publicitaires, etc.). Ce périmètre élargi réunit des groupes sociaux parfois éloignés dans le monde du travail, qui peuvent néanmoins être rapprochés sous l’angle de leur style de vie, tourné vers des formes de culture en « voie de consécration », c’est-à-dire dont la valeur, le plus souvent montante, n’est pas encore stabilisée (bande-dessinée, le cinéma, le jazz, le rock).</p>
<p>Au cours des années 1980, une partie de la petite bourgeoisie nouvelle va se pérenniser. Tirant profit de l’explosion numérique des professions éducatives et culturelles et de l’<a href="https://www.grasset.fr/livre/les-metamorphoses-de-la-distinction-9782246769712/">« éclatement des normes de la légitimité culturelle »</a>, c’est-à-dire de la reconnaissance de nouveaux registres culturels, une <a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2012-1-page-48.htm">petite bourgeoisie culturelle, héritière de la petite bourgeoisie nouvelle</a>, se stabilise sur les positions sociales ainsi créées ou confortées : élus locaux, artistes-plasticiens, directeurs d’associations, d’institutions culturelles et de services de collectivités.</p>
<h2>Un héritage fragilisé</h2>
<p>Or qu’est devenue, aujourd’hui, cette petite bourgeoisie culturelle ? A l’échelle nationale, d’importantes transformations depuis la fin du XX<sup>e</sup> siècle ont eu pour effet de fragiliser certaines de ses fractions. Mentionnons d’abord le mouvement de désengagement de l’État et les politiques d’austérité qui l’accompagnent, dont la RGPP de 2007, les baisses de dotation aux collectivités territoriales ou encore les réformes de l’hôpital public ou de l’université constituent certaines des manifestations les plus visibles.</p>
<p>De nombreuses enquêtes sociologiques conduites ces dernières années permettent d’éclairer les effets concrets d’un tel processus, à savoir une dégradation des conditions de travail et une fragilisation des vocations et aspirations, qui concernent <a href="https://shs.hal.science/tel-02144776/document">autant les travailleurs sociaux</a> que les <a href="https://boutique.editionssociales.fr/produit/sandrine-garcia-enseignants-de-la-vocation-au-desenchantement/">enseignants</a>, les intermédiaires du travail artistique ou encore les <a href="https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_102_0218">artistes</a>.</p>
<p>Cette transformation va de pair avec une <a href="https://theconversation.com/aux-origines-des-fractures-francaises-183037">recomposition profonde du champ politique</a> français, perceptible dès les élections municipales de 2014 et confirmée par celles de 2020 ainsi que par les présidentielles de 2017 et 2022 : la <a href="https://theconversation.com/les-partis-politiques-peuvent-ils-se-relever-des-crises-150763">crise des partis traditionnels</a> au profit des « partis mouvements » et l’affaiblissement des différentes forces de gauche, sur fond de massification de l’abstention et de <a href="https://theconversation.com/leurope-va-t-elle-faire-face-a-une-nouvelle-vague-dextreme-droite-214498">percée de l’extrême droite</a>.</p>
<p>Enfin, mentionnons la question de la transformation contemporaine des normes et registres de la légitimité culturelle, qui se traduit, parmi d’autres effets, par <a href="https://www.puf.com/content/Culture_de_masse_et_soci%C3%A9t%C3%A9_de_classes">« l’érosion du pouvoir quasi monopolistique dont l’École avait pu auparavant disposer en la matière »</a>, conduisant à l’émergence de nouvelles formes de capital culturel.</p>
<p>Ces précisions faites, il va de soi que l’ensemble des fractions qui composent la petite bourgeoisie culturelle ne sont pas également concernées par ce processus de fragilisation. On pourra ainsi aisément opposer à cette thèse de nombreux contre-exemples, à l’instar des « gentrifieurs » faisant l’expérience d’une conquête victorieuse sur leur espace résidentiel. Il faut donc bien comprendre que, comme tout processus social de fond, le phénomène ne peut être saisi de façon « pure ». L’intensité avec laquelle se donne à voir cette fragilisation dépend de la focale adoptée, en l’occurrence, dans le cas de mon ouvrage, une enquête ethnographique dans une ville moyenne du centre de la France, où s’observent depuis les années 1970 une importante décroissance démographique, une paupérisation ainsi qu’une dégradation de la valeur économique et symbolique de l’espace.</p>
<h2>Genèse et crise d’une petite bourgeoisie culturelle</h2>
<p>Ce livre permet ainsi de saisir l’émergence d’une petite bourgeoisie culturelle, sur fond de développement du socialisme municipal. Au pouvoir depuis 1971, les socialistes et les communistes participent, en effet, à la mise en place de politiques culturelles, sociales et sportives ambitieuses, dans le <a href="https://www.theses.fr/2016NANT2018">sillage du « Programme commun</a> » de la gauche de l’époque.</p>
<p>Des années 1980 aux années 1990, une <a href="https://www.puf.com/content/Les_%C3%A9lites_socialistes_au_pouvoir">nouvelle génération de militants associatifs et politiques</a>, originaires à la fois des milieux populaires et de la petite bourgeoisie, parvient à exercer un quasi-monopole sur « la culture », à occuper des positions stratégiques dans les institutions culturelles et les collectivités locales ainsi qu’à se faire une place sur la scène politique au sein des listes d’union de gauche.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/553978/original/file-20231016-29-c49mqz.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Un vernissage d’exposition dans un local associatif.</span>
<span class="attribution"><span class="source">F.T.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Cette ascension ne concerne cependant que la génération née dans les années 1960. Malgré l’expérience d’études supérieures dans une grande agglomération et leur engagement dans des activités associatives et artistiques, les générations qui suivent ne rencontrent pas le succès des « reconversions militantes » de leurs aînés, de sorte que leur ascension sociale demeure inachevée car tributaire d’un contexte moins favorable que celui des années 1980.</p>
<h2>L’effritement d’une alliance de classes historique</h2>
<p>La fragilisation de la petite bourgeoisie culturelle occasionne une perte de son pouvoir sur les institutions locales conquis dans les années 1980 et 1990, mais aussi de sa légitimité à se présenter en prescripteur de goûts et de pratiques culturelles. Elle affecte également ses conduites de sociabilité : s’observe notamment une défiance vis-à-vis des classes populaires locales, suspectées de comportements déviants (consommation de drogue, mal-proprété, etc.) et d’opinions xénophobes, plutôt que la valorisation de la « mixité » ou de la « diversité », pourtant fréquente parmi les groupes sociaux structurés par la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/rester_bourgeois-9782707175656">détention de capital culturel</a>.</p>
<p>Un tel phénomène constitue un indice de l’effritement d’une alliance de classes historique entre petite bourgeoisie culturelle et classes populaires, à l’instar de la <a href="https://hal.science/halshs-00793815">prise de distance des milieux populaires avec la gauche et en particulier le parti socialiste</a> ou, en reflet, de la <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2019-4-page-143.htm">méfiance suscitée par le mouvement des « gilets jaunes »</a>. Il s’agit ainsi, à partir de cette enquête, de rendre compte des déterminants passés et des effets présents de la fragilisation de cette alliance, sur laquelle s’était fondée l’union de la gauche et qui avait constitué une opportunité d’ascension sociale pour les uns et de reclassement pour les autres.</p>
<p>Retracer l’histoire contemporaine et dire le présent de la petite bourgeoisie culturelle revient tout autant à rendre compte de certaines des grandes transformations qu’a connues la France dans les dernières décennies (désindustrialisation, métamorphose de l’État social, etc.), et de leurs effets particuliers dans les villes moyennes (décroissance démographique, paupérisation, etc.), qu’à dévoiler les aspirations et les déceptions, les espoirs et les angoisses, d’un groupe social particulier. L’ethnographie fonctionne ici comme un miroir grossissant » de phénomènes valables à l’échelle nationale : l’ascension et la fragilisation d’une incarnation particulière des classes moyennes à capital culturel, la petite bourgeoisie culturelle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215318/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Élie Guéraut ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une enquête ethnographique dans une ville moyenne du centre de la France place la focale sur la fragilisation de la « petite bourgeoisie culturelle ». Extraits remaniés par l’auteur.Élie Guéraut, MCF en sociologie à l'Université Clermont Auvergne, chercheur au Lescores, associé à l'Ined, Université Clermont Auvergne (UCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2156042023-10-15T13:36:10Z2023-10-15T13:36:10ZLe glyphosate, révélateur de l’influence des lobbys industriels sur la « science réglementaire »<p><em>Les États membres de l’Union européenne devaient se prononcer le 13 octobre à Bruxelles sur la prolongation du glyphostage – ce produit chimique que l'on retrouve dans des herbicides – pour 10 ans, mais n’ont pas réussi à s’accorder : la décision est repoussée à mi-novembre. Un épisode qui vient rappeler la prévalence du <a href="https://theconversation.com/comment-limiter-le-pouvoir-du-lobbying-aupres-des-politiques-125986">lobbyisme</a> au sein des institutions européennes, sur fond de <a href="https://theconversation.com/impacts-du-glyphosate-sur-la-sante-et-lenvironnement-ce-que-dit-la-science-75946">controverse scientifique</a> quant aux effets sanitaires de la molécule prisée des industriels de l’agrochimie.</em></p>
<p><em>Entretien avec Sylvain Laurens, directeur d’études à l’EHESS et chercheur au Centre Maurice Halbwachs (ENS/CNRS/EHESS). Fin connaisseur des logiques d’influence à Bruxelles et des mécaniques de désinformation scientifique, le sociologue a notamment écrit <a href="https://www.cairn.info/les-courtiers-du-capitalisme--9782748902396.htm"><em>Les courtiers du capitalisme</em></a>. <a href="https://www.routledge.com/Lobbyists-and-Bureaucrats-in-Brussels-Capitalisms-Brokers/Laurens/p/book/9780367886240"><em>Lobbyists and Bureaucrats in Brussels</em></a>, et a récemment cosigné <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_gardiens_de_la_raison-9782348046155"><em>Les gardiens de la raison</em></a> aux côtés des journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel.</em></p>
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<h2>Le glyphosate est de nouveau sous le feu des projecteurs. En 2017, il avait déjà été <a href="https://theconversation.com/glyphosate-la-guerre-du-faux-a-bien-eu-lieu-86291">prolongé pour une durée de cinq ans</a>. Qu’est-ce qui a changé depuis ?</h2>
<p>La vraie évolution depuis 2017, c’est le degré de médiatisation de ces enjeux, le degré de connaissance de l’opinion publique sur les effets du glyphosate. Du fait de ces évolutions, on a assisté à une évolution des positions officielles – au moins sur la forme – et on a pu voir se matérialiser une prise de conscience des gouvernements, en témoignent les réserves exprimées <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/10/13/glyphosate-un-vote-crucial-des-etats-de-l-union-europeenne-attendu-sur-la-prolongation-de-l-herbicide_6194119_3244.html">par la France</a> ou <a href="https://fr.euronews.com/2023/10/12/glyphosate-leurope-divisee-par-le-pesticide-le-plus-utilise-au-monde">par l’Allemagne</a> sur le dossier. </p>
<p>En fait, c’est une forme de jeu institutionnel, car ces États tablent probablement sur le fait que la Commission pourra proposer une durée de prolongation plus courte, par exemple de cinq ans. Le fond du problème, c’est que les États n’ont actuellement aucune stratégie de sortie du glyphosate pour les agriculteurs. On est dans une forme de <em>statu quo</em> car rien n’a été fait pour accompagner le changement au niveau de la filière.</p>
<p>En 2017, la bataille de l’opinion avait principalement été <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/12/04/glyphosate-les-ong-portent-plainte-contre-les-agences-d-expertise-europeennes_5224475_3244.html">menée par des ONG</a>. En 2023, on note que beaucoup de citoyens ont également pris le relais. Mais cette plus grande médiatisation et cette diffusion plus grande des enjeux ne signifient pas pour autant une inflexion sur le fond, car les résistances économiques sont grandes : le glyphosate est la clé de voûte de tout un système agrochimique, dont dépend le modèle agricole dominant tant pour l’agriculture que pour l’élevage. Bifurquer vers un monde sans glyphosate supposerait de repenser la structuration de la filière agro-alimentaire. C’est un vrai travail de fond qui supposerait d’aller à la fois contre des intérêts économiques et un mode d’organisation de la filière agricole qui prévaut au moins depuis l’après-guerre.</p>
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<p>Autre changement depuis 2017, les critiques portées par les scientifiques dans l’espace public ne se limitent pas à la cancerogénéité, mais couvrent tous les effets possibles du glyphosate sur l’organisme. C’est aussi cela que montre la récente médiatisation d’une décision de justice <a href="https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/lien-possible-entre-glyphosate-et-malformations-pour-sabine-grataloup-on-ne-peut-pas-laisser-dire-que-ce-nest-pas-dangereux-20231012_7WEBFV3GXJGZ7MWDTSYS2OKYEA/">qui suggère un lien entre l’exposition à l’herbicide pendant la grossesse et la survenue de malformations graves</a> chez l’enfant. Longtemps, le débat scientifique sur le glyphosate ne s’est intéressé qu’à ses effets potentiellement cancérogènes, en témoigne <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/qui-est-dewayne-johnson-le-jardinier-americain-qui-tient-tete-a-monsanto_2888579.html">l’affaire Dewayne Johnson</a>, qui avait mis les États-Unis en émoi en 2018 et abouti à la condamnation de Monsanto et à la mise en ligne des <a href="https://usrtk.org/monsanto-papers/">Monsanto Papers</a> offrant un aperçu des méthodes utilisées par la firme pour embrouiller le débat scientifique. Le débat est aujourd’hui bien plus large : il s’intéresse par exemple aux <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/11/glyphosate-en-tant-que-medecins-specialistes-des-maladies-neurodegeneratives-nous-avons-trois-conseils-a-donner-au-ministre-de-l-agriculture-marc-fesneau_6193831_3232.html">effets neurologiques</a> de la molécule.</p>
<p>Cela ne veut pas dire que l’on sait tout, mais que les chaînes de causalité se sont au moins éclaircies depuis 2017. On dispose d’éléments supplémentaires qui augmentent le coût social à reconduire ce produit, ce qui ne veut pas dire que les décisions à venir seront rapides ou iront dans le sens d’un abandon immédiat du produit.</p>
<h2>Quels parallèles peut-on tracer avec les autres controverses scientifiques où la <a href="https://theconversation.com/comment-les-conflits-dinterets-interferent-avec-la-science-60142">science va à rebours des intérêts industriels</a>, comme l’emblématique « fabrique du doute » des industries du tabac ?</h2>
<p>Si je devais faire un parallèle, ce serait <a href="https://www.senat.fr/rap/r05-037-1/r05-037-123.html">plutôt avec l’amiante</a> qu’avec le tabac. Entre le moment de l’établissement d’un consensus scientifique, la prise de conscience par les pouvoirs publics et l’abandon de ce matériau dans la construction et le <a href="https://www.inrs.fr/risques/amiante/historique-problematique-amiante.html">lancement des plans de désamiantage</a>, il s’est passé plusieurs années. L’abandon suppose une bifurcation économique que l’État peut accompagner en investissant mais il y a un temps de latence entre la prise de conscience des gouvernements et la limitation des usages de la substance.</p>
<p>Mais le point commun de ces controverses, que ce soit sur le tabac, l’amiante ou le glyphosate, réside généralement dans la prétention des industriels ou groupes d’intérêt à <a href="https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/01/25/sylvain-laurens-il-est-dommage-qu-un-certain-rationalisme-ne-s-interroge-plus-sur-ce-qu-est-la-science_6027229_1650684.html">parler au nom de la science</a>. Cet enjeu est évidemment très présent pour le glyphosate : une seule institution internationale, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’ONU, a émis une prise de position en défaveur de la molécule, le <a href="https://enveurope.springeropen.com/articles/10.1186/s12302-018-0184-7">classant dans la catégorie des « cancérogènes probables »</a>. Mais c’est une agence qui prend en compte une littérature scientifique qui n’est pas financée par les industriels, là où d’autres agences, comme celles de l’UE, prennent en compte également les publications produites par les industriels ou leurs alliés, avec des papiers parfois signés par des scientifiques, mais rédigés par des experts des firmes : les Monsanto Papers <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/pesticides/monsanto-papers-acheter-des-scientifiques-ca-sappelle-du-ghostwriting-et-cest-legal_2406163.html">regorgent ainsi de « shadow writing »</a>. Pour ces industriels, il en va de la pérennité de la commercialisation de leurs produits. Il faut donc à la fois instiller du doute, mais aussi éviter toute remise en cause de l’organisation de la filière économique qui permet l’écoulement de leur produit.</p>
<p>C’est peut-être sur ce point que l’expression « fabrique du doute » est un peu trop limitée. Il est, à mon avis, plus intéressant d’analyser les levées de boucliers autour du glyphosate au prisme de ce que les chercheurs Aaron McCright et Riley Dunlap appellent des <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0263276409356001">mouvements anti-réflexifs</a>. Il ne s’agit pas seulement de brouiller l’état du consensus scientifique aux yeux des décideurs, mais plus largement de priver la société des formidables outils de réflexivité qu’offre la science. Cela pose un problème beaucoup plus grave. L’opinion publique consent à financer par l’impôt la recherche et l’effort scientifique pour pouvoir aussi mieux appréhender les chaînes de causalité dans lesquelles nos sociétés sont entraînées. En nous privant de l’accès à la réflexivité offerte par la science, on prive la société d’une capacité à envisager des changements profonds face aux impasses prises sur certains plans par notre appareil de production. Les démonstrations de McCright et Dunlap valent à mon sens aussi bien pour le climat que pour le glyphosate.</p>
<h2>Comment s’est déroulée la procédure qui a mené à la demande de prolongation ? Quels sont les différents acteurs politiques et réglementaires qui interviennent ?</h2>
<p>En 2017, les États membres de l’UE s’étaient accordés sur une prolongation de cinq ans. En amont de cette décision, les industriels s’étaient regroupées en une <a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2018/614691/EPRS_BRI(2018)614691_EN.pdf">Glyphosate Task Force</a>, qui est devenue par la suite devenue le <a href="https://www.glyphosate.eu/what-is-the-glyphosate-renewal-group/">Glyphosate Renewal Group</a>. Le financement de ce lobby est assez transparent et on y retrouve logiquement les fabricants de pesticides qui ont intérêt à maintenir le glyphosate sur le marché. On trouve dans la liste des financeurs Bayer, Syngenta mais aussi Albaugh Europe, Barclay Chemicals, Ciech Sarzyna, Industrias Afrasa, Nufarm, Sinon Corporation, etc.</p>
<p>Ces industriels ont regroupé les études qui vont dans leur sens ainsi que les revues de littérature qui à leurs yeux prouvent la non-dangerosité du produit. Et ils ont officiellement demandé le renouvellement du produit.</p>
<p>La procédure classique, dans ce cas-là, est de confier la lecture et la synthèse de ces études d’impact à un État membre. Ici, au vu de la difficulté du sujet, cette tâche a été confiée en mai 2019 à quatre États membres différents (la <a href="https://eur-lex.europa.eu/eli/reg_impl/2019/724/oj">France, la Hongrie, les Pays-Bas et la Suède</a>). Ce groupement appelé <a href="https://food.ec.europa.eu/plants/pesticides/approval-active-substances/renewal-approval/glyphosate/assessment-group_en">« Assessment Group of Glyphosate »</a> a seulement exclu deux études soumises par les industriels et a produit un rapport de synthèse qui reprend les mots d’ordre de l’industrie préconisant des restrictions uniquement pour certains usages du glyphosate.</p>
<p>Le rapport a été remis, conformément à la procédure, à deux agences réglementaires européennes : l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui ont jugé, à partir de celui-ci, qu’aucun obstacle ne s’opposait à un renouvellement. Logiquement la commission a donc proposé en septembre 2023 une <a href="https://ec.europa.eu/transparency/comitology-register/screen/documents/092073/1/consult?lang=en">première proposition de texte pour renouveler le produit</a>. Il s’agit d’une procédure de renouvellement. Elle peut passer en <a href="https://commission.europa.eu/law/law-making-process/adopting-eu-law/implementing-and-delegated-acts/comitology_fr">« comitology »</a>, selon le jargon bruxellois, et donc être décidée dans un huis clos bureaucratique associant fonctionnaires de la Commission et représentants des États membres.</p>
<p>Le principal problème est que l’ECHA travaille surtout sur la base des données transmises par les industriels. Ce mode de fonctionnement est lié à la réglementation européenne REACH qui a <a href="https://echa.europa.eu/fr/regulations/reach/understanding-reach">externalisé la charge de la preuve</a> de l’innocuité des produits aux industriels. Ce processus a été très bien décrit dans les travaux <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/toxiques_legaux-9782707199713">d’Henri Bouiller</a>. À l’époque, c’était perçu comme un progrès de demander aux industriels de prouver que leurs produits n’étaient pas dangereux, mais on n’a pas suffisamment anticipé le fait qu’il faudrait que ces agences aient leur propre capacité d’investigation sur des sujets tels que le glyphosate et ne se contentent pas de relire les documents soumis par l’industrie.</p>
<h2>Le fond du problème est-il donc un problème de « design » des institutions européennes qui ouvre la voie au lobbyisme ?</h2>
<p>Il y a une ambivalence fondamentale jusqu’à l’organigramme de ces agences : l’ECHA, par exemple, a pour double tutelle à sa création la DG Entreprises et la DG environnement, et doit ainsi concilier enjeux économiques et expertise scientifique. Les choses évoluent peu à peu mais des agences comme l’EFSA donnent encore une place centrale à des panels d’experts dont on ne cesse d’essayer de limiter les liens avec l’industrie. Il faudrait effectivement repenser le fonctionnement des institutions européennes de façon à donner une voix aux scientifiques de façon structurelle et pas seulement en nommant « un conseiller scientifique » auprès du président de la Commission européenne.</p>
<p>La transformation en scandales des cas graves d’atteinte aux personnes en raison du glyphosate peuvent être des stratégies payantes pour mobiliser l’opinion, mais le débouché de ces campagnes peine à se concrétiser sur le plan réglementaire, car les agences rattachées à la Commission ont initialement été pensées pour réglementer <em>a minima</em> la mise en circulation des marchandises dans un marché commun. Leur demander de réviser le fonctionnement d’une filière agro-industrielle n’est absolument pas dans leur prérogative. L’histoire des institutions européennes est en effet liée à la mise en place d’un marché commun, et à la nécessité de mettre un cadre permettant la libre circulation des marchandises. Pour changer les choses, il faudrait en passer par des réformes complexes des institutions européennes, mais il n’est pas certain que le contexte politique actuel le permette, sur fond de Brexit et de relations tendues avec la Hongrie et la <a href="https://theconversation.com/au-dela-des-liens-entre-le-rn-et-la-russie-le-grand-projet-illiberal-europeen-207570">montée des illibéralismes</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/553699/original/file-20231013-20-6m02ol.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Parlement européen à Bruxelles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Christian Lue</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Si on ajoute tous ces éléments, il n’y a pas besoin de théorie du complot pour expliquer l’arrivée sur la table de cette proposition sur le glyphosate et la prévalence du lobbyisme à Bruxelles. Porter ses positions industrielles au nom de la science à travers un groupe d’intérêt, toutes les grosses entreprises le font. Et le Glyphosate Renewal Group n’est qu’une des 1200 <em>business associations</em> <a href="https://commission.europa.eu/about-european-commission/service-standards-and-principles/transparency/transparency-register_fr">qui œuvrent à Bruxelles</a>. Et du côté des institutions, ces agences font précisément ce pour quoi elles ont été mandatées : accompagner la commercialisation de produits en s’assurant que les industriels sont capables de remplir des dossiers prouvant que leur produit n’est pas si dangereux si on respecte certaines normes d’exposition.</p>
<p>Ce n’est pas de la science, c’est au mieux de la <a href="https://www.cairn.info/dictionnaire-critique-de-l-expertise--9782724617603-page-279.htm?contenu=article">science réglementaire</a>. Les scientifiques n’ont pas accès aux jeux de données de toutes ces études transmises par l’industrie (protégées pour partie par le secret industriel). Et même quand Bayer annonce qu’il va donner toute transparence aux publications transmises ou financées, on n’a pas accès aux jeux de données brutes, mais au mieux aux <em>abstracts</em> – cette limitation à l’accès des données était encore plus caricaturale en 2017, <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/intoxication-9782707188694">Stéphane Horel</a> décrivant par exemple la mise à disposition de données par l’industrie sur un ordinateur fixe, dans une salle avec horaires restrictifs et sans possibilité de faire de copies numériques.</p>
<p>Ici, on est sur de la science entravée dans ses principes de libre communication des données et on ne peut pas s’assurer de la <a href="https://theconversation.com/reproduire-un-resultat-scientifique-plus-facile-a-dire-qua-faire-129848">réplicabilité de ces études</a> : c’est une distorsion de ce qu’est vraiment la science. Entre cette « science réglementaire » et la science tout court, il y a donc un interstice, une faille que les industriels se plaisent à occuper et que les pouvoirs publics peinent à colmater. Les décisions de l’Union européenne ne sont en réalité pas toujours « Evidence Based » sur des sujets comme le glyphosate. S’il y a un intérêt intellectuel à travailler sur ces sujets, c’est aussi, car le glyphosate est l’un des rares dossiers où il existe une telle distorsion entre la « science réglementaire » et la science tout court.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215604/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Laurens ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le feuilleton-fleuve de l’autorisation de glyphosate rappelle la prévalence du lobbyisme à Bruxelles, sur fond de controverse autour de la molécule, prisée des industriels de l’agrochimie.Sylvain Laurens, Sociologue, directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre Maurice Halbwachs (ENS-PSL/CNRS/EHESS), École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2149862023-10-11T10:49:35Z2023-10-11T10:49:35ZSécuriser les grands événements sportifs : que faut-il attendre des outils technologiques ?<p>Être responsable de la <a href="https://theconversation.com/topics/securite-22959">sécurité</a> de grands <a href="https://theconversation.com/topics/sport-20624">événements sportifs</a> semble une tâche ingrate. Les ratés sont retentissants, alors que l’invisibilité de la sécurisation est la marque du succès. Par ailleurs, une certaine humilité s’impose, les menaces étant plurielles : affrontements entre supporters, attentats, intrusions en tribune, mouvements de foule, délinquance d’appropriation… Les mesures prises contre un risque peuvent de surcroît en amplifier d’autres. Le <a href="https://www.parismatch.com/Actu/International/Dans-les-archives-de-Match-Sheffield-l-agonie-sur-le-stade-956278">drame d’Hillsborough</a>, le 15 avril 1989, lors duquel des supporters ont perdu la vie écrasés contre les barrières anti-envahissement de terrain, est tristement resté dans les mémoires.</p>
<p>Quelques jours avant le début de la <a href="https://theconversation.com/topics/coupe-du-monde-de-rugby-a-xv-140889">Coupe du monde de rugby</a> 2023, le gouvernement français affichait sa <a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20230906-s%C3%A9curit%C3%A9-du-mondial-de-rugby-ne-pas-se-louper-%C3%A0-moins-d-un-an-des-jo">confiance</a>, assurant avoir tiré les leçons de la <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/football/ligue-des-champions/ligue-des-champions-l-uefa-accable-la-police-francaise-apres-la-finale-liverpool-real-madrid-au-stade-de-france-20230213">finale chaotique</a> de Ligue des champions 2022, avec les <a href="https://theconversation.com/topics/jeux-olympiques-2024-144556">Jeux olympiques et paralympiques</a> 2024 en ligne de mire. Plusieurs évolutions attestent une prise de conscience des erreurs commises : anticipation du recrutement d’agents de sécurité, révision des voies d’acheminement vers le Stade de France, billetterie intégralement électronique, intensification de la lutte contre la délinquance en amont des événements puis le jour J via un recours accru aux effectifs de sécurité publique.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Des problèmes faisant écho aux incidents de Saint-Denis sont néanmoins apparus à Bordeaux et Marseille au deuxième jour de la compétition. Ni violence ni délinquance, mais une <a href="https://www.liberation.fr/sports/rugby/coupe-du-monde-de-rugby-des-supporteurs-anglais-bloques-et-des-joueurs-liberes-20230909_XZPQ43L2PJCXLOBFTGA5TXUDNU/">absence de fluidité</a> dans l’acheminement des spectateurs vers les stades, puis en tribune : panne de transports en commun, rames insuffisantes, arrivées tardives et concentrées sur certaines portes d’accès, signalétique approximative, lenteur des contrôles de sécurité, inexpérience de stadiers parfois non qualifiés, scanners défectueux… Les dizaines de milliers de fans irlandais et anglais concernés n’ont pas manqué de fustiger à nouveau <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/rugby/coupe-du-monde/coupe-du-monde-de-rugby-organisation-epouvantable-regrette-un-journaliste-irlandais-apres-le-premier-couac-20230909">« l’organisation à la française »</a>. Des <a href="https://www.theguardian.com/sport/2023/sep/09/queueing-chaos-sees-hundreds-of-fans-miss-start-of-england-v-argentina">peurs relatives à de potentiels mouvements de foule</a> ont été exprimées. L’allègement des procédures de sécurité et l’ouverture de voies d’accès initialement fermées ont finalement <a href="https://www.lefigaro.fr/sports/rugby/coupe-du-monde/angleterre-argentine-l-acces-au-velodrome-perturbe-des-tribunes-clairsemees-au-coup-d-envoi-20230909">accéléré l’admission des spectateurs.</a></p>
<h2>Jeux d’acteurs</h2>
<p>Ces situations rappellent que, pour accueillir convenablement des dizaines de milliers de personnes en une à deux heures, le nombre de policiers déployés ou le passage à une billetterie dématérialisée importent moins que la coopération entre acteurs (opérateurs de transport, agences privées de sécurité, forces de l’ordre, collectivités locales, exploitants de stades, bénévoles, etc.). Une connaissance fine des habitudes du public (comme l’arrivée généralement tardive des fans britanniques au stade) rend aussi plus à même d’anticiper les <a href="https://www.lequipe.fr/Rugby/Article/Galere-d-acces-aux-stades-les-raisons-d-un-couac-dans-l-organisation-du-mondial/1419098">conséquences opérationnelles liées aux pics d’affluence</a>. C’est ce que nous observons, avec nos lunettes de sociologue, dans le cadre de nos <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2021-3-page-451.htm">travaux de recherche</a>.</p>
<p>Deux évolutions majeures apparues depuis la finale de Ligue des champions méritent une attention particulière. La première est la création d’une nouvelle entité interministérielle, le <a href="https://www.interieur.gouv.fr/actualites/grands-dossiers/jeux-olympiques-et-paralympiques-de-paris-2024/j-500-avant-jo-2024">Centre national de commandement stratégique</a> (CNCS), censée améliorer la coordination en situation de crise. Elle permet le monitoring collectif des événements sportifs, sous l’égide du ministère de l’Intérieur : les informations de terrain sont partagées et analysées pour procéder, le cas échéant, à des ajustements du dispositif sécuritaire et de la communication. A priori, c’est une réponse pertinente aux manquements à l’origine du chaos au Stade de France identifiés dans un <a href="https://www.senat.fr/rap/r21-776/r21-776.html">rapport sénatorial</a> : hypercentralité du commandement de la police, communication partielle des informations, manque de complémentarité des actions, pluralité des postes de commandement à l’origine de flottements…</p>
<p>Il convient cependant de ne pas sous-estimer l’importance du <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/02/13/violences-au-stade-de-france-planification-ratee-modele-de-police-inapproprie-un-rapport-sans-concession-sur-le-fiasco-de-la-finale-liverpool-madrid_6161670_3224.html">dialogue</a> en amont de l’événement, lorsque sont prises les décisions fondatrices en termes de gestion des flux de spectateurs. Or, la composition du CNCS montre que les tensions apparues pendant l’organisation de la finale de Ligue des champions 2022 perdurent : la Ville de Paris, en conflit avec la Préfecture de Police de Paris, n’y figure pas. Enfin, les attributions du CNCS et de la cellule interministérielle de crise (qui lui préexiste) semblent redondantes (diagnostic, communication, anticipation et décision), ce qui est susceptible de nuire à la <a href="https://www.ccomptes.fr/system/files/2023-07/20230720-JOP-Paris-2024-complementaire.pdf">lisibilité de la gestion de crise</a>.</p>
<h2>L’économie de la promesse en marche</h2>
<p>L’utilisation de la vidéosurveillance algorithmique (VSA) constitue un virage plus radical. Elle semble porteuse de promesses : détection informatique de comportements classés comme anormaux dans l’espace public, traitement automatisé d’<a href="https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-plan-de-videoprotection-de-la-prefecture-de-police-de-paris">informations massives saturant la vidéosurveillance classique</a>…</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1700213935536824373"}"></div></p>
<p>La finale chaotique de 2022 a entraîné une <a href="https://www.lemonde.fr/sport/article/2023/03/23/jo-2024-les-deputes-autorisent-la-videosurveillance-algorithmique-avant-pendant-et-apres-les-jeux_6166681_3242.html">accélération législative</a> conduisant à en faire usage à titre expérimental jusqu’au printemps 2025 lors d’événements sportifs, culturels et récréatifs. L’occasion a été saisie pour rendre acceptables, voire incontournables, ces <a href="https://www.laquadrature.net/2023/03/23/la-france-premier-pays-deurope-a-legaliser-la-surveillance-biometrique/">dispositifs de surveillance illégaux dans les autres pays de l’UE</a>.</p>
<p>Peu de sénateurs et députés s’y sont opposés, peut-être par <a href="https://www.laquadrature.net/2023/03/16/jo-securitaires-le-podium-des-incompetents/">manque de compréhension technique</a> mais aussi parce que plusieurs <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/commissions-permanentes/lois/missions-d-information-de-la-commission-des-lois/mi-images-de-securite-lutte-contre-l-insecurite">missions</a> et <a href="https://www.senat.fr/rap/r21-627/r21-6271.pdf">rapports parlementaires</a> ont préparé les esprits, ne laissant guère de place à la contradiction. Ils présentent la VSA comme un point de passage obligé. De puissantes <a href="https://blogs.mediapart.fr/la-quadrature-du-net/blog/050423/videosurveillance-biometrique-derriere-l-adoption-du-texte-la-victoire-d-un-lobby">actions de lobbying</a> ont par ailleurs été entreprises d’après la Quadrature du net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet.</p>
<p>Cet emballement stimulé par des <a href="https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2023-1-page-46.htm">opportunités de marché</a> (a priori <a href="https://www.laquadrature.net/2023/07/11/en-visite-aux-nuits-de-lan2v-le-lobby-de-la-videosurveillance/">réservées aux entreprises françaises et européennes</a>) correspond au schéma de l’<a href="https://www.ledevoir.com/opinion/idees/670995/progres-technique-l-economie-de-la-promesse">« économie de la promesse »</a>. Les discours sur les apports à venir de ces solutions techniques façonnent le présent et justifient des soutiens pour innover, développer puis affiner les solutions : hausse considérable du budget sécurité des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, fléchage de fonds publics, mise à l’agenda de la recherche…</p>
<p>Or, s’il peut être utile, via la VSA, de constater la formation d’une foule compacte, les moyens humains déployés sur le terrain (bénévoles, forces de l’ordre, agents de sécurité…) en sont non moins capables. Surtout, cela ne fournit pas la capacité de réagir adéquatement, qui dépend ici encore des échanges entre acteurs. Dans l’urgence, ceux-ci tendent du reste à <a href="https://www.linkedin.com/pulse/vid%C3%A9osurveillance-nous-marchions-les-yeux-band%C3%A9s-allons-gormand?trk=public_profile_article_view">préférer les retours radio du terrain aux images de vidéosurveillance</a>.</p>
<p>L’accueil de grands événements sportifs constitue souvent une fenêtre d’opportunité préalable à l’extension de ces technologies de surveillance vers d’autres domaines. L’héritage des JOP sera vraisemblablement lesté de ce <a href="https://theconversation.com/la-videosurveillance-automatisee-deja-gagnante-de-la-coupe-du-monde-de-rugby-en-france-212807">lourd legs sécuritaire</a> démultipliant la surveillance, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/la-video-surveillance-algorithmique-un-passage-a-une-autre-echelle-qui-change-la-nature-de-la-surveillance-1228189">normalisant l’usage légitime de l’espace public</a> et déléguant en partie à des machines, fonctionnant sur la base d’algorithmes opaques et apprenants, le repérage des comportements déviants.</p>
<p>La VSA, qui devait initialement être testée lors de la Coupe du monde de rugby, ne sera probablement pas suffisamment au point dans 9 mois pour contribuer réellement à la sécurisation des JOP. Une des caractéristiques des promesses techno-scientifiques est la mise en avant de délais exagérément optimistes quant à leur éventuelle concrétisation, comme cela a pu être démontré à propos de l’<a href="https://pum.umontreal.ca/catalogue/attentes_et_promesses_technoscientifiques">intelligence artificielle</a> ou de la <a href="https://controverses.minesparis.psl.eu/public/promo21/Reconnaissance%20faciale.pdf">reconnaissance faciale</a>. On a aussi tendance à croire que les dispositifs créés seront rapidement opérationnels, puis appropriés sans délai à travers des usages conformes à ceux projetés. Or il faut du temps et des ajustements pour imbriquer des nouveautés dans des habitudes et des collectifs de travail.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=250&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/485612/original/file-20220920-3440-4oxruu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=314&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214986/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>S’en remettre à la vidéosurveillance algorithmique ne doit pas pousser à négliger l’essentiel : sécuriser un événement sportif requiert avant tout une coopération serrée entre de multiples acteurs.Bastien Soulé, Professeur des Universités en STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives), Université Claude Bernard Lyon 1Ludovic Lestrelin, Maître de conférences en STAPS, Université de Caen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.