tag:theconversation.com,2011:/us/topics/souffrance-31137/articles
souffrance – The Conversation
2024-01-15T16:44:52Z
tag:theconversation.com,2011:article/215571
2024-01-15T16:44:52Z
2024-01-15T16:44:52Z
Burnout : une maladie de millenials ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/561397/original/file-20231123-25-avxfvl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C2048%2C1348&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Selon l'institut américain de sondage Gallup, sept millenials sur dix, à savoir les individus nés entre le début des années 80 et la fin des années 90, connaissent aujourd’hui un réel niveau de burnout aux États-Unis, avec des variations suivant les personnes. </span> <span class="attribution"><a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Si la question du burn-out a depuis longtemps envahi la sphère médiatique du fait de nombreux témoignages, notamment dans le sillage des questions de bien-être et de sens au travail, la question est de savoir si celle-ci concerne certaines cohortes démographiques en particulier.</p>
<p>Selon l’institut américain de sondage Gallup, <a href="https://www.gallup.com/workplace/237377/millennials-burning.aspx">sept millennials sur dix</a>, à savoir les individus nés entre le début des années 80 et la fin des années 90, connaissent aujourd’hui un réel niveau de burn-out aux États-Unis, avec des variations suivant les personnes.</p>
<p>Au-delà de l’effet générationnel, comment identifier le burn-out, expliquer une telle incidence – et surtout comment faire pour inverser cette tendance ?</p>
<h2>Qu’est-ce que le burn-out ?</h2>
<p>Les burn-outs semblent créés par une surcharge du système nerveux, soit une psychopathologie identifiée au XIX<sup>e</sup> siècle pour décrire un <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-52887-8_5">stress excessif produit par le travail</a>. Cette sursollicitation du système nerveux n’est pas le résultat d’un seul facteur mais le cumul de nombreux éléments qui, combinés ensemble, provoquent la saturation du système.</p>
<p>De manière évidente, le stress constitue l’un des facteurs les plus associés au burn-out, mais il ne peut pas être considéré comme la seule et unique cause. En fait, une <a href="https://itspsychology.com/positive-effects-of-stress-at-the-workplace/">quantité appropriée de stress</a> dans l’environnement de travail peut être utile pour déclencher notre motivation, nous pousser à relever de nouveaux défis et améliorer notre performance.</p>
<p>En réalité, la particularité d’un burn-out réside dans son caractère chronique et subjectif. Ainsi, le burn-out se déclenche quand une personne <a href="https://occup-med.biomedcentral.com/articles/10.1186/1745-6673-4-31">ressent un écart considérable</a> entre les efforts investis et les récompenses obtenues, donnant lieu à une sensation d’épuisement. De surcroît, on constate que toutes les générations ne sont pas à égalité devant ce phénomène ; le cas des millennials est bel et bien singulier, notamment par rapport à celui des <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1096348013495696">baby-boomers</a> par exemple – ces derniers étant moins sujet au burn-out et le vivant de manière différente.</p>
<h2>Pourquoi les millennials semblent plus sensibles au burn-out ?</h2>
<p>Les millennials, constituent un groupe caractérisé par le fait d’avoir été la première à grandir avec l’avènement d’Internet et des ordinateurs, ainsi que des téléphones personnels, puis des smartphones. Il s’agit aussi d’une génération qui a vécu, lors du démarrage de carrière, les <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s10869-010-9162-9">effets de la récession de 2008</a> – une récession qui a eu un impact sur leur pouvoir d’achat ainsi que leur capacité d’endettement.</p>
<p>De surcroît, cette <a href="https://news.airbnb.com//airbnb-millennials-study-travel-more-important-than-saving-for-a-home/">génération</a> a favorisé les études universitaires et le voyage au détriment de l’achat d’une maison ou de la fondation d’une famille, par exemple.</p>
<p>Une hypothèse peut alors être formulée : il serait possible, entre autres facteurs, que le désir de réaliser tous ces idéaux rende cette génération particulièrement vulnérable au burn-out.</p>
<p>En tous les cas, les recherches montrent que les millennials semblent plus sensibles au stress sur le lieu de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15332845.2019.1526542">travail</a>.</p>
<h2>Un fort besoin de considération</h2>
<p>Vis-à-vis du <a href="https://www.aefinfo.fr/assets/medias/documents/1/5/15958.pdf">travail</a>, ils sont motivés par une ambiance de travail digitalisée, dont ils ont connu la mise en place progressive au moment de <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-91860-0_23">leur entrée</a> sur le marché du travail, avec l’avènement progressif des réseaux sociaux et des outils de travail collaboratif. Selon une <a href="https://www.pwc.com/co/es/publicaciones/assets/millennials-at-work.pdf">étude du cabinet PWC</a>, ils ne se sentent pas à l’aise avec les structures trop rigides et cherchent des entreprises qui savent proposer de nouveaux défis. Ils accordent aussi beaucoup d’importance à la prise en considération de leurs besoins personnels, ont besoin d’un feedback constant, de réponses rapides à leurs demandes et de beaucoup <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s10869-010-9172-7">d’encouragement et de reconnaissance</a>.</p>
<p>La collision entre idéaux et réalités du monde de travail semble pouvoir expliquer l’incidence des cas de burn-out parmi cette génération.</p>
<p>D’un côté les millennials sont très attachés à la réalisation de leur <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/SRJ-02-2019-0074/full/html">quête d’identité</a> (épanouissement, divertissement, qualité de vie, engagement). De l’autre, ils ont besoin d’agilité, souhaitent conserver un avantage vis-à-vis d’autres générations (grâce à leur éducation et digitalisation), sont informés et exigent de leurs employeurs qu’ils fassent un bon usage de leurs <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/B9780128135242000081">compétences</a>.</p>
<p>Toutes ces exigences risquent de mener à l’insatisfaction permanente. La longue liste d’attentes, le besoin de s’identifier avec une « raison d’être » et le besoin d’accompagnement peuvent avoir un <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s10869-010-9159-4">effet négatif sur la confiance en soi</a>. L’agilité et la quête de performance pourront générer un état constat d’anxiété et sur le long terme, cette agitation pourrait provoquer un épuisement chronique, donnant lieu à un <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1155170416300283">burnout</a>. En outre, tous les millennials ne sont pas touchés de la même manière par le burn-out : en fonction du genre ou de l’origine culturelle, des <a href="https://academic.oup.com/jpart/article-abstract/33/1/186/6562381">différences importantes existent</a>.</p>
<h2>Comment faire face à ces injonctions ?</h2>
<p>La première façon de traiter l’augmentation des cas de burn-out parmi les millennials serait d’abord d’évaluer à quel point les objectifs demandés par les employeurs sont réalistes et acceptables, en fonction du type de métier exercé. Une semaine de 35 à 40 heures suffit-elle à traiter tous les dossiers ? Se déconnecte-t-on vraiment lorsque l’on est en vacances ou en week-end ? Et qu’en est-il de la place de cette génération dans les sphères extra-professionnelles – dans la mesure où une personne vit forcément dans une interconnexion d’environnements sociaux qui s’influencent <a href="https://www.proquest.com/openview/945ef8427ff9f6728ddc097f660e4a51/1">mutuellement</a> ?</p>
<p>Ensuite, se pose la question de l’évaluation des relations à autrui. Le sentiment d’être plus isolé est-il présent ? Avons-nous le sentiment que notre avis est pris en compte ? Avons-nous l’impression que nos collègues et supérieurs nous écoutent, ou avons-nous l’impression qu’ils nous ignorent ou qu’ils se moquent de nos opinions ?</p>
<h2>Mesure la fréquence du sentiment d’injustice ?</h2>
<p>Dans ce sillage, il faudrait mesurer la <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/MD-02-2022-0250/full/html">fréquence à laquelle est éprouvé un sentiment d’injustice</a>. Existe-t-il un traitement différent ou privilégié accordé à d’autres personnes occupant des postes similaires, ou existe-t-il une attente différente donnée à un certain niveau de la hiérarchie qui ne s’applique pas à nous ?</p>
<p>En fin de compte, le burn-out semble émerger lorsque nos valeurs personnelles s’opposent aux exigences professionnelles <a href="https://journals.aom.org/doi/abs/10.5465/amp.2012.0046">qui nous sont imposées</a>. Avons-nous l’impression que la réalisation de notre travail n’est pas en concordance avec notre échelle de valeurs ? Avons-nous l’impression que certaines décisions ne respectent même pas les valeurs affichées par l’entreprise ?</p>
<h2>Mieux accompagner le burn-out</h2>
<p>Comme nous l’avons vu, le burn-out constitue la conséquence d’un processus de surcharge habituellement invisible pour la personne qui le vit, mais pas nécessairement invisible pour <a href="https://link.springer.com/book/10.1007/978-1-4614-4391-9">autrui</a>. Il semblerait que les employés soient de plus en plus conscients de leur responsabilité face à ce syndrome et sa prévention – y compris du point de vue du <a href="https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2010-2-page-254.htm">management</a>.</p>
<p>Comme l’explique <a href="https://www.inrs.fr/risques/epuisement-burnout/ce-qu-il-faut-retenir.html">l’Institut national de recherche et de sécurité</a>, le burn-out ne se présente pas du jour au lendemain. Il est précédé de deux étapes faciles à repérer et pendant lesquelles les employeurs peuvent mobiliser l’accompagnement cher aux millennials.</p>
<p>Dans un premier temps, au cours de la phase d’euphorie (les employés donnent l’impression d’être des super-humains et de pouvoir tout faire), les employeurs peuvent travailler en étant vigilant par rapport à l’importance de la charge de travail et des missions, afin de veiller au-bien être du salarié. Les échanges fréquents avec les employés ainsi que les évaluations de performance ponctuelles constituent des outils utiles pour l’aider à s’assurer un équilibre entre vie privée et vie professionnelle.</p>
<p>Dans un deuxième temps, les employés expérimentent ce qu’on appelle le burn-in, soit la phase qui laisse progressivement s’installer les symptômes du burn-out. Le stress devient chronique et beaucoup de symptômes visibles apparaissent ; migraines, irritabilité, perte de concentration, cynisme, isolement, fatigue morale et physique, crainte du travail, démotivation, négativité, culpabilité, variabilité de l’humeur, angoisses, anxiété, insomnie, perte d’appétit.</p>
<p>Dans ce cas, les employeurs peuvent utiliser l’empathie, impliquer les équipes de ressources humaines et éviter toute tache qui mène à l’isolement de l’employé. L’employeur peut aussi revoir les objectifs de façon temporaire, envisager un changement d’équipe, ou bien recommander un traitement thérapeutique. La législation reconnait l’obligation de tout employeur d’agir pour préserver la santé d’un salarié en détresse comme le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072050/LEGISCTA000006178066/">stipulent</a> les articles L. 4121-1 et L. 4121-2du code du travail.</p>
<p>De fait, il est important de comprendre que le burn-out des millennials ne constitue pas une faiblesse personnelle, exclusivement imputable à l’individu. Dans cette optique, les managers ont l’obligation de reconnaître son existence et de prendre des mesures pour mieux savoir l’anticiper, et surtout faire en sorte qu’il ne survienne pas – ou le moins possible. Et ce d’autant plus que cela fait hélas plus d’une vingtaine d’années que les chercheurs alertent sur la situation et proposent des outils de <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S096218499880022X">prévention</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215571/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Le burn-out a un impact différent selon les générations. Plusieurs facteurs l’expliquent.
Fernanda Arreola, Dean of Faculty & Research, ESSCA School of Management
Albin Wagener, Chercheur associé l'INALCO (PLIDAM) et au laboratoire PREFICS, Université Rennes 2
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/206241
2023-06-13T13:07:43Z
2023-06-13T13:07:43Z
Demandes anticipées d’aide médicale à mourir : voici comment d'autres pays l'encadrent
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/531301/original/file-20230612-172706-a8bd44.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=60%2C0%2C6720%2C4476&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">C'est une question de mois avant que les demandes anticipées d'aide médicale à mourir soit légalisées au Québec, avec des critères bien définis. D'autres pays le permettent déjà. Comment balisent-ils cette aide? </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/s-32.0001">L’aide médicale à mourir</a> (AMM) présentement en vigueur au Canada est administrée à une personne apte à y consentir. Elle consiste en l’administration, par un médecin, de médicaments qui causera la mort dans les prochaines minutes.</p>
<p>Comme dans toutes interventions, le médecin a la responsabilité de s’assurer que la personne consent à ce traitement de manière libre et éclairée. Le <a href="https://educaloi.qc.ca/capsules/consentir-a-des-soins-de-sante-ou-les-refuser/#:%7E:text=Le%20consentement%20libre%20et%20%C3%A9clair%C3%A9&text=Un%20consentement%20est%20%C2%AB%20libre%20%C2%BB%20lorsqu,de%20la%20pression%20sur%20lui.">consentement</a> est considéré libre lorsqu’il est donné de plein gré, c’est-à-dire sans subir de pression d’une tierce personne. Il est considéré éclairé lorsque la personne connaît les risques et bénéfices du traitement, ainsi que ses alternatives. </p>
<p>Pour le moment, la <a href="https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/s-32.0001">loi québécoise</a> ne permet pas de demander l’AMM de manière anticipée, par exemple à la suite d’un diagnostic de maladie d’Alzheimer qui rendra ultérieurement la personne inapte à consentir aux soins. <a href="https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/aide-medicale-a-mourir-le-projet-de-loi-sur-les-soins-de-fin-de-vie-adopte-48523">Cela changera d’ici deux ans</a>, tel qu’annoncé le 7 juin 2023 par la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger. La ministre s’accorde effectivement ce délai pour mettre sur pied le processus de demandes anticipées d’AMM. </p>
<p>Nous sommes une équipe de recherche interuniversitaire comprenant des expertes en droit, en notariat, en soins palliatifs et en santé communautaire. Nous avons toutes réalisé des recherches empiriques et théoriques sur les enjeux complexes et interdisciplinaires entourant la prise de décision médicale anticipée.</p>
<p>En vue de contribuer aux discussions concernant le processus de demandes d’AMM anticipées, l’objectif de cet article est d’explorer brièvement comment les autres juridictions ayant légalisé cette pratique, soit les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la Colombie, l’encadrent. </p>
<h2>Notaires ou médecins ?</h2>
<p>Dans le cadre de l’étude détaillée du projet du projet de loi 11, la Chambre des notaires du Québec (CNQ) a recommandé, dans un <a href="https://www.cnq.org/publications-cnq/memoire-sur-le-projet-de-loi-no-11/">mémoire</a> déposé le 15 mars 2023, que les demandes anticipées d’AMM soient formulées uniquement par acte notarié. Selon la Chambre, cette manière de procéder atteste du consentement libre et éclairé du demandeur. </p>
<p>La recommandation de la CNQ tranche avec celle émise par le <a href="https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2019/19-828-04W.pdf">Groupe d’experts indépendants sur la question de l’inaptitude et l’aide médicale à mourir</a> en 2019. Ce comité a été constitué et mandaté par le ministre de la Santé et des Services sociaux pour examiner la délicate question de l’application éventuelle de l’AMM aux personnes devenues inaptes ayant préalablement fait une demande anticipée. Tel que rapporté dans <a href="https://theconversation.com/amm-voici-pourquoi-il-serait-injustifie-de-rejeter-les-demandes-anticipees-201636"><em>La Conversation</em></a>, le groupe d’experts a conseillé que la personne apte signe un formulaire prescrit par le ministre à la suite d’une consultation avec un médecin.</p>
<h2>Pays-Bas : compétent dès 16 ans</h2>
<p>Depuis le 1<sup>er</sup> avril 2002, aux Pays-Bas, l’article 2 du <a href="https://wfrtds.org/dutch-law-on-termination-of-life-on-request-and-assisted-suicide-complete-text/"><em>Termination of Life on Request and Assisted</em></a> stipule qu’un patient âgé de 16 ans ou plus qui est apte à consentir aux soins peut rédiger une demande anticipée d’euthanasie (selon les mots employés dans ladite loi). </p>
<p>Si, à un moment ultérieur, la personne n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté due à un état de conscience altéré ou à un coma, un médecin peut accepter la directive anticipée en tant qu’équivalent à un consentement. Le médecin doit s’assurer qu’il n’y a pas d’alternatives raisonnables à l’euthanasie. Finalement, un comité examinateur (médecin, éthicien, juriste) évalue dans chaque cas spécifique si l’euthanasie a été pratiquée conformément aux critères.</p>
<h2>Belgique : pour personnes inconscientes seulement</h2>
<p>En Belgique, la <a href="https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi/article_body.pl?language=fr&caller=summary&pub_date=02-06-22&numac=2002009590">loi du 28 mai 2002</a> relative à l’euthanasie permet à une personne apte de compléter une <a href="https://www.health.belgium.be/sites/default/files/uploads/fields/fpshealth_theme_file/formulaire_de_declaration_euthanasie.pdf">déclaration écrite</a> dans laquelle elle demande l’euthanasie de manière anticipée. Cette déclaration écrite suit un modèle prévu par la loi où sont désignés obligatoirement deux témoins et facultativement des personnes de confiance. </p>
<p>Toute personne capable d’exprimer sa volonté, qu’elle soit majeure ou mineure émancipée, peut rédiger une déclaration anticipée. L’euthanasie, demandée de manière anticipée alors que la personne était apte, ne peut être pratiquée que si la personne est dans un état d’inconscience irréversible et incapable d’exprimer sa volonté. Ainsi, les personnes souffrant de démence qui ne sont <a href="https://lop.parl.ca/sites/PublicWebsite/default/fr_CA/ResearchPublications/2015116E">pas inconscientes ne sont pas éligibles</a>.</p>
<p>Avant de pratiquer l’euthanasie, le médecin a l’obligation de consulter un autre médecin à propos du caractère irréversible de l’état de santé du ou de la patiente, ainsi que les personnes de confiance mentionnées sur la demande s’il y a lieu.</p>
<h2>Luxembourg : personne majeure et apte</h2>
<p>Au Luxembourg, la <a href="https://sante.public.lu/dam-assets/fr/publications/e/euthanasie-assistance-suicide-questions-reponses-fr-de-pt-en/euthanasie-assistance-suicide-questions-fr.pdf">loi du 16 mars 2009</a> sur l’euthanasie et l’assistance au suicide indique que toute personne majeure et apte peut manifester en avance ses dispositions de fin de vie et les circonstances et conditions dans lesquelles elle désire recevoir une euthanasie. </p>
<p>Les demandes doivent obligatoirement être enregistrées auprès de la Commission nationale de Contrôle et d’Évaluation. Le demandeur ou la demanderesse doit désigner une personne de confiance qui fera le lien avec un médecin traitant au moment opportun. Pour pouvoir avoir recours à l’euthanasie, le patient ou la patiente doit être dans une situation d’inconscience irréversible ou souffrir d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. Ainsi, comme en Belgique, les personnes souffrant de démence qui ne sont <a href="https://lop.parl.ca/sites/PublicWebsite/default/fr_CA/ResearchPublications/2015116E">pas inconscientes ne sont éligibles</a>.</p>
<h2>Colombie : approbation d’un comité</h2>
<p>En Colombie, la <a href="https://www.minsalud.gov.co/Normatividad_Nuevo/Resoluci%C3%B3n%201216%20de%202015.pdf">résolution</a> reconnaît la valeur d’une demande anticipée d’euthanasie depuis 2015. </p>
<p>Lorsqu’une directive anticipée est indiquée sur un document approprié, le représentant ou la représentante de la personne visée peut faire la demande en son nom au moment jugé opportun. Malgré l’existence d’une telle directive, le représentant ou la représentante peut retirer cette demande et choisir une alternative. Dans tous les cas, avant de procéder à l’euthanasie, la demande doit être approuvée par un comité composé d’un médecin spécialisé dans la pathologie de la personne visée autre que le médecin traitant, d’un avocat et d’un psychologue clinicien ou d’un psychiatre.</p>
<h2>La juridiction diffère, mais la collaboration demeure</h2>
<p>Les lois encadrant le processus de demandes anticipées d’aide médicale à mourir diffèrent d’une juridiction à l’autre. Toutefois, dans tous les cas, la collaboration interdisciplinaire et intersectorielle est nécessaire. </p>
<p>Si Québec choisit de suivre la recommandation de la Chambre des notaires, à savoir que les demandes d’aide médicale à mourir sont complétées uniquement par leurs membres, il pourrait être judicieux que ces derniers aient, au minimum, accès à des formations spécifiques. Il faut en effet s’assurer que leur client ou cliente connaisse de façon juste et précise le traitement proposé, en occurrence l’aide médicale à mourir, ses risques et bénéfices et les alternatives.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206241/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ariane Plaisance a reçu des financements de la Chambre des notaires du Québec.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Christine Morin a reçu des financements de la Chambre des notaires du Québec. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Diane Tapp est membre de l'Ordre des infirmiers et infirmières du Québec.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Louise Bernier et Sammy-Ann Lalonde ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>
La loi québécoise ne permet pas les demandes anticipées d’aide médicale à mourir. Mais cela pourrait changer rapidement. Des pays l’appliquent déjà. Comment encadrent-ils cette pratique ?
Ariane Plaisance, Stagiaire post-doctorale, Université du Québec à Rimouski (UQAR)
Christine Morin, Professor, Université Laval
Diane Tapp, Professeure titulaire, Université Laval
Louise Bernier, Full Professor, Université de Sherbrooke
Sammy-Ann Lalonde, Étudiante à la maîtrise en droit notarial, Université de Sherbrooke
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/200874
2023-03-06T14:42:02Z
2023-03-06T14:42:02Z
Deuil parental : nous devons apprendre à accompagner collectivement la souffrance des parents
<p>Le 8 février dernier, <a href="https://www.latribune.ca/2023/02/16/tragedie-dans-une-garderie-de-laval-jour-de-funerailles-dun-garcon-de-4-ans-75dbb38b97871142bca854504b63812a">deux jeunes enfants ont perdu la vie lors d’une tragédie dans une garderie de Laval</a>. </p>
<p>Par souci de bienveillance envers les familles endeuillées, nous souhaitons répondre à trois questions qui reviennent en boucle dans les médias : </p>
<blockquote>
<p>– Un deuil parental, est-ce différent d’un autre type de deuil ?</p>
<p>– Comment les parents peuvent-ils traverser les étapes de ce deuil ?</p>
<p>– Comment les parents qui vivent un tel drame peuvent-ils s’en sortir et poursuivre leur vie comme avant ? </p>
</blockquote>
<p>Détenant une expertise dans le deuil, nous éplucherons ces questions pour mieux comprendre l’expérience des parents, mais aussi apporter un éclairage sur le deuil parental dans l’optique d’apprendre collectivement à côtoyer et accompagner leur souffrance.</p>
<h2>Un deuil parental, est-ce différent d’un autre type de deuil ?</h2>
<p>Pour faire une réponse courte, oui, le deuil parental est différent. Bien simplement, le lien d’attachement entre un parent et son enfant est unique, et se forge dès la conception de ce dernier. La naissance d’un enfant transforme la vie du parent de différentes manières et ce, dans toutes les sphères du quotidien. On peut donc facilement comprendre comment l’absence devient lourde de sens quand survient un décès. </p>
<p>Ainsi, au-delà du sentiment de responsabilité du parent et du deuil de son rôle parental, le parent est confronté au deuil du futur et de la vie imaginée avec cet enfant. <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1636652217300211">Lorsque survient son décès, c’est ce futur qui n’aura jamais lieu qui peut prendre toute la place</a>. </p>
<p>Qui plus est, avec la circulation de l’information par les médias, <a href="https://www.lesoleil.com/2023/02/09/tragedie-de-laval-cest-un-drame-qui-nous-touche-de-pres-754021f9444fe0e3323e965af52e63fc">toute la communauté en est témoin simultanément, ne sachant pas comment réagir tant pour soi-même qu’envers les parents endeuillés</a>.</p>
<p>Entendre la souffrance des parents exige d’accueillir leur discours de ce futur déconstruit et des projets et rêves qui ne se réaliseront pas. Il s’agit de s’enquérir de ces événements manquants dans l’histoire familiale, par des questions centrées sur le parent. Offrir une oreille attentive au partage de souvenirs et savoir que ce simple geste d’écouter, sans donner de réponse, est précieux. Être présent véritablement pour le parent, c’est reconnaître que sa peine est nécessaire et qu’elle peut réapparaître, <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/pon.5112">même plusieurs années après le drame</a>. </p>
<p>D’ailleurs, ce deuil, qui bien souvent se prolonge dans le temps, est maintenant reconnu par l’<a href="https://icd.who.int/browse11/l-m/en#/http://id.who.int/icd/entity/1183832314">Organisation mondiale de la santé</a> comme une réalité faisant partie du vécu des personnes endeuillées ; un gain important pour développer notre sensibilité au réel vécu des parents.</p>
<h2>Comment les parents peuvent-ils traverser les étapes de ce deuil ?</h2>
<p><a href="https://www.cairn.info/revue-empan-2009-3-page-159.htm">Les recherches ont démontré que le processus de deuil se vit de façon très différente pour chaque parent</a>. Le deuil est unique à chaque individu. Ainsi, un couple vit le même deuil, mais pas de la même façon. Les émotions et les réactions de chaque personne peuvent varier. Parfois, on peut avoir besoin de parler, de ventiler, de voir des amis ou encore de s’isoler. D’autres personnes <a href="https://www.youtube.com/watch?v=kW_cQMqfIhM">peuvent avoir besoin de faire du sport, d’être dans l’action ou de retourner au travail rapidement</a>. </p>
<p>En somme, il n’y a pas « une seule » bonne manière de réagir, « les » bonnes manières étant celles qui conviennent au caractère de chacun. Le défi, <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/S1530-353520220000019005/full/html">pour les parents</a> (et les proches), est d’accepter leurs manières différentes de réagir, de se respecter, et surtout, d’oser se parler. Bien que souvent difficile ; il s’agit d’une conversation nécessaire.</p>
<p>Un mythe à défaire est celui qui dépeint le deuil <a href="https://theconversation.com/les-etapes-du-deuil-de-kubler-ross-sont-un-mythe-il-y-a-plus-quune-facon-de-faire-son-deuil-157504">comme des étapes de 1 à 5</a> (le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation). Les études ont confirmé que le deuil se vit plutôt comme des vagues dans un <a href="https://www.funeralguide.co.uk/help-resources/bereavement-support/the-grieving-process/the-dual-process-model">mouvement perpétuel de va-et-vient</a> (des hauts et des bas), entre s’investir dans la vie (manger, dormir, s’occuper des autres enfants, faire des projets, etc.) et vivre le deuil (pleurer, être en colère, repasser les événements dans sa tête, se poser des questions, etc.). Les premiers jours, voire semaines, les creux de vague sont fréquents et longs. Ils apparaissent interminables. Éventuellement, des hauts font surface, les émotions de détresse s’apaisent, pour quelques minutes, quelques heures, plusieurs jours ou semaines. </p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="triste fils embrassant sa mère à la maison" src="https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513413/original/file-20230303-18-q92xgz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le lien d’attachement entre un parent et son enfant est unique, et se forge dès la conception de ce dernier.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p><a href="https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/tout-un-matin/segments/entrevue/432490/faire-deuil-enfant-decede-circonstances-tragiques">Notons qu’on ne parle plus « d’accepter » la mort d’un enfant, puisque ce mot ne dépeint pas la réalité du travail de deuil</a>. Le défi des parents est d’apprendre à vivre avec cette absence, de sorte que leur douleur s’apaise et devienne plus tolérable. Dans ce deuil, il faut aussi savoir qu’un des nombreux défis est que parfois, en une seule journée, ce que les parents croyaient la veille peut être tout l’inverse le lendemain. Et c’est tout à fait normal. </p>
<p>Dans les premiers jours, semaines et mois de leur deuil, plusieurs parents se demandent comment ils pourront traverser cette terrible épreuve et reprendre goût à la vie. Certains parents voudront retrouver le goût du bonheur, afin d’honorer la mémoire de leur enfant. D’autres se culpabiliseront et se demanderont s’ils ont le droit à ce bonheur. Certains douteront, se demandant « si je m’en sors, si je poursuis ma vie et suis heureux, est-ce dire que je n’aimais pas suffisamment mon enfant ? » D’autres encore se diront « mon enfant aurait voulu que je sois heureux ». Cette complexité démontre que les réflexions sont omniprésentes. L’entourage doit alors porter une attention à leurs propres paroles. Dire à un parent qu’on ne sait pas comment il fait pour vivre ce deuil peut ajouter au fardeau déjà lourd. </p>
<h2>Comment les parents qui vivent un tel drame peuvent-ils s’en sortir et poursuivre leur vie comme avant ?</h2>
<p>Les parents survivent à la mort de leur enfant, mais en poursuivant leur vie différemment. Il y a un <em>avant</em> et un <em>après</em> ce drame. Il ne s’agit pas d’oublier, de passer à autre chose, de « faire » son deuil, utilisant ici un verbe d’action. </p>
<p>Le deuil est souvent décrit par les parents comme un travail, un travail sur soi, dont découleront des découvertes personnelles, sur leur lien avec l’enfant, sur la vie et sur leur rapport aux autres et à leur existence. Le deuil se vit, une seconde, une minute à la fois. Accepter son rythme, respirer, être patient, être indulgent face à ses réactions, accueillir les larmes et l’amour envers l’enfant ; sont des comportements réalistes qui se veulent concrets et invitent à être rappelés par l’entourage.</p>
<p><a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8158955/">Les études le démontrent, le deuil est influencé par le contexte social</a>. Ainsi, des parents s’isolent, ne sachant pas comment demander du soutien, devant un entourage qui lui ne sait pas comment réagir. Mais… comment réagir ? Le deuil de chaque parent étant singulier, il n’y a pas une seule bonne manière de les soutenir ! </p>
<p>Nous sommes tous, comme société, responsables de répondre présents. <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1636652219300832">Aller au-delà du sentiment d’impuissance, des malaises et de nos propres vulnérabilités, pour écouter</a>. Ainsi, il convient de dire des phrases comme celles-ci : « je me sens impuissant devant ta peine » ; « je suis là » ; « je suis de tout cœur avec toi » ; « si tu trouves ce qui peut t’aider, dis-moi » ; « je suis choqué, je suis peiné, je n’aime pas te voir vivre ce drame ». </p>
<p>Entendre la souffrance, c’est aussi ne pas mettre de pression sur les parents pour qu’ils passent à autre chose dans les semaines, les mois ou années suivant le drame. Les parents sauront décider de la route et la façon dont ils vivront les choses. Ils poursuivront leur vie au rythme qu’eux seuls pourront déterminer. </p>
<p>« Laisser du temps au temps » et simplement être là, sans jugement, et les soutenir pour identifier avec eux les besoins qu’ils auront et les manières d’y répondre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200874/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Chantal Verdon a reçu des financements du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH). </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Francine deMontigny est membre du comité de direction de l'International Stillbirth Alliance.</span></em></p>
La naissance d’un enfant transforme la vie du parent de différentes manières et ce, dans toutes les sphères du quotidien. On peut donc comprendre comment l’absence devient lourde de sens quand survient un décès.
Chantal Verdon, Professeure titulaire en sciences infirmières et sciences de la famille, Université du Québec en Outaouais (UQO)
Francine deMontigny, Professeure titulaire en sciences infirmières, Université du Québec en Outaouais (UQO)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/198102
2023-02-02T19:01:02Z
2023-02-02T19:01:02Z
L’épuisement chez l’aidant du malade d’Alzheimer
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/507619/original/file-20230201-8719-eo1eu6.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C24%2C2038%2C1330&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Très souvent les aidants de parents ou proches vieillissants ou malades n'alertent leur entourage que lorsqu'ils atteignent un état d'épuisement extrême. Image d'illustration.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/yvelines/49983833958/in/photostream/">Département des Yvelines © Nicolas DUPREY/ CD 78</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Quelque 9,3 millions de personnes étaient considérées comme <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/02/02/handicap-et-dependance-qui-sont-les-9-millions-d-aidants-en-france_6160276_4355770.html">« proches aidants »</a> en 2021 en France, d’après <a href="https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2023-02/ER1255EMB.pdf">une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques</a> (Drees) publiée jeudi 2 février.</p>
<p>L’aidant est une figure sociale qui prend des formes différentes selon que l’on aide un enfant handicapé, une personne âgée, une personne atteinte de maladie neuro-dégénérative… Ce n’est que depuis 2015, que la loi (<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031700731/">dite ASV</a>) reconnaît l’importance du rôle joué par les aidants familiaux (ou proche aidant) qui prennent en charge une personne âgée dépendante. </p>
<blockquote>
<p>« Est considéré comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. » (CASF, L113-1-3, 2015)</p>
</blockquote>
<p>Parmi ces aidants, on estime à 3 millions le nombre concernés par <a href="https://www.inserm.fr/dossier/alzheimer-maladie/">la maladie d’Alzheimer</a>. Ce constat nous a amenés à construire un <a href="https://vimeo.com/671328529">projet de recherche</a> auprès de 76 aidants qui résident dans le Grand-ouest et à qui nous proposons un <a href="https://www-aidant-alzheimer.univ-ubs.fr/fr/index.html">entretien tous les six mois</a> pour confronter leur expérience, leur vécu, leurs contradictions aux injonctions morales et sociales dont ils font l’objet.</p>
<p>Nous constatons que la notion d’épuisement et/ou ses formes dérivées (épuisé, épuise, épuisant, épuiser) est très présente dans le discours de la presse qui relaye la décision politique et, dans une moindre mesure, dans le discours des aidants eux-mêmes. Or les termes utilisés ne reflètent pas les enjeux dramatiques qu’implique ce statut.</p>
<h2>Un détour par une exploration dans la presse nationale et régionale</h2>
<p>Le contexte actuel est fortement ancré dans les problématiques politiques et sanitaires du fait qu’elles questionnent la prise en charge du vieillissement de la population. La presse évoque l’aidant de malades d’Alzheimer au travers de la construction figée l’<em>épuisement de l’aidant</em>, décrivant l’aidant dans la relation de soin, de prise en charge, et réduisant et état normalement éphémère à une caractéristique essentielle. Cette construction fonctionnant comme pré-construit confirme la représentation de l’aidant dans l’opinion générale.</p>
<blockquote>
<p>« Autre objectif également, alerter sur l’épuisement de l’aidant. Dans certains cas, il arrive que ce soit lui qui parte en premier. » (Le Monde, avril 2016)</p>
<p>« Il favorise le maintien à domicile des personnes fragilisées tout en limitant le risque d’épuisement de l’aidant. » (Le Progrès, juillet 2017)</p>
<p>« Le répit est maintenant proposé dans chaque département comme solution pour réduire l’épuisement de l’aidant. » (Le Figaro, décembre 2019)</p>
<p>« L’objectif du répit est de lutter contre l’épuisement de l’aidant, mais aussi contre le repli sur soi et l’isolement du couple aidant. » (Sud-Ouest, avril 2021)</p>
</blockquote>
<h2>Ce que disent les aidants de leur épuisement</h2>
<p>L’aidant, quant à lui, évoque l’épuisement comme résultat d’un long processus de prise en charge qui aboutit à une fatigue extrême et à un point de non-retour. Dans l’exemple suivant, la gradation des attitudes et des émotions (peur de la maltraitance, énervement et épuisement) fait revenir l’aidante à la raison en privilégiant l’encadrement du malade par des professionnels en institution.</p>
<p>Florence, aidante de son conjoint :</p>
<blockquote>
<p>« Il faut apprendre à l’habiller, à enfiler les chaussettes, à l’aider à se lever du lit et tout et tout, tout ça c’est des techniques en fait, personne ne vous apprend il faut s’adapter, alors on se bousille le dos, j’aurais 20 ans de plus que mon mari, comment est-ce que j’aurais fait ? je n’aurais pas été capable et donc j’avais peur justement de devenir maltraitante, j’étais au bord de l’épuisement et donc c’est pour ça que je me dis qu’il est mieux là-bas (en Ehpad) même si on s’en occupe pas trop. Bon, il est à l’abri, il mange, c’est le principal. »</p>
</blockquote>
<p>Dans l’exemple suivant, c’est l’hypervigilance de l’aidante sur sa mère qui conduit à l’épuisement et à une prise de conscience du placement en institution.</p>
<p>Valérie, aidante avec ses deux sœurs, de leur mère :</p>
<blockquote>
<p>« Ma mère, elle sortait la nuit alors on la suivait sur son téléphone, on avait mis un détecteur d’ouverture de porte qui nous envoyait des alertes sur nos téléphones, donc les derniers mois je me rappelle à la fin on se relayait pour avoir des nuits pour dormir et puis on s’est rendue compte que des fois avec le détecteur, elle ouvrait la porte mais elle sortait pas et ça du coup on était bien embêtées et on a fini vraiment, contre notre volonté, on a mis la caméra, la webcam sur l’ordinateur. L’appartement était assez petit pour se dire est-ce qu’elle est vraiment sortie ou est-ce qu’elle a juste ouvert les portes, enfin de toute façon, peu importe on était réveillées, l’ouverture de porte avait été déclenchée et combien de fois du coup j’ai pris la voiture à 4 heures du matin, j’allais chercher dans le quartier et c’est vrai qu’à ce moment-là j’étais rendue à un niveau d’épuisement total, la journée j’étais en zombie au boulot, en permanence avec mon téléphone qui m’envoyait des alertes et l’angoisse qui montait… et là, on a dit, bon faut faire quelque chose parce que ça peut plus durer. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/505584/original/file-20230120-16-rmmstq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Figure 1 : Répartition des segments épuisement, épuisé·e, épuisant·e·s, épuise, épuiser au sein des entretiens.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Une recherche des termes <em>épuisement, épuisé, épuiser, épuisant</em> dans tout le corpus d’entretiens montre que, pour exprimer l’<em>épuisement</em>, les aidants privilégient la construction verbale (épuiser, épuisé, épuisant) qui implique celui qui prend la parole plutôt que la construction substantive qui se limite à évoquer un état et qui s’inscrit peut-être davantage dans le champ médico-social. </p>
<p>On peut également émettre l’hypothèse que la notion d’épuisement serait plutôt employée à l’écrit et serait alors remplacée par une forme plus familière dans les entretiens « Je suis crevée », « j’en peux plus… », ce qui justifierait la sous-représentativité de cette notion dans les entretiens.</p>
<h2>Constructions et sens de la notion d’épuisement</h2>
<p>Dans les entretiens, les aidants abordent cette notion avec les verbes suivants :<em>Éviter, limiter, atteindre, prévenir, anticiper, mener, conduire (à), déboucher (sur), se prémunir (de), retarder l’épuisement</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Vous savez, il faudrait que nos décideurs fassent quelque chose pour prévenir l’épuisement par qu’une fois qu’il est là, il est trop tard. »</p>
</blockquote>
<p>Avec les adverbes <em>jusqu’à, tel point que, au seuil de, au bord de</em> :</p>
<blockquote>
<p>« Elle voulait partir de là-bas sans doute et elle marchait jusqu’à l’épuisement et à ce moment-là, boom, donc il a fallu la placer. »</p>
<p>« Sa compagne qui l’aide est au bord de la dépression, au seuil de l’épuisement, à deux doigts de perdre le contrôle. »</p>
</blockquote>
<p>À partir de la définition de l’<a href="https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9puisement">épuisement</a> proposée dans le dictionnaire en ligne Atilf, on constate que dans le contexte de l’aidant de malade d’Alzheimer, la notion d’<em>épuisement</em> va bien au-delà de la mobilisation d’une ressource individuelle. Lorsque cette ressource individuelle est consommée, l’<em>épuisement</em> caractérisé constitue un point paroxystique à partir duquel la bascule est irréversible et débouche en général sur un placement en institution du malade et sur une prise en charge de l’aidant.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-defis-detre-une-personne-proche-aidante-en-milieu-rural-pendant-la-pandemie-178959">Les défis d’être une personne proche aidante en milieu rural pendant la pandémie</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Dans ce contexte et face à l’épuisement de l’aidant (d’ailleurs, un aidant qui ne serait pas épuisé serait-il un bon aidant aux yeux d’autrui ?), les discours de prévention de l’action publique avancent le <a href="https://www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr/solutions-pour-les-aidants/soutien-financier/laide-au-repit-dans-le-cadre-de-lapa">droit au répit</a> pour répondre de manière curative et universelle et malheureusement non préventive et non particularisante. </p>
<p>L’aidant est une figure hétérogène, on n’est pas aidant de la même manière au début de l’apparition de la maladie ou lorsque la maladie est déjà installée, on n’est pas aidant de la même manière selon que l’on aide son conjoint, un parent ou un ami. Pourtant l’épuisement, qu’il n’est pas facile de reconnaître car il est chargé d’impensés, de normes morales et sociales, est inéluctable quand la maladie de la personne aidée s’aggrave.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/198102/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ce projet est financé par l’IReSP dans le cadre de l’appel à projet « Handicap et perte d’autonomie‑session 10 ». Il a, par ailleurs, reçu un large soutien financier et logistique de la MSH Ange Guépin de Nantes et de l’Université Bretagne Sud.</span></em></p>
L’épuisement que les aidants de malades d’Alzheimer vivent au quotidien est souvent minoré par les termes utilisés, masquant les enjeux dramatiques qu’implique ce statut.
Frédéric Pugniere-Saavedra, Maître de conférences en sciences du langage, Université Bretagne Sud
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/183752
2022-06-27T16:03:37Z
2022-06-27T16:03:37Z
Face à la « culture charrette », les architectes arriveront-ils à réinventer leur profession ?
<p>La question de la « culture de la charrette » a beau revenir régulièrement dans les médias, faire l’objet d’un groupe de travail ministériel et de mesures dans les écoles nationales supérieures d’architecture, elle reste un sujet difficile quand on discute le modèle professionnel des architectes.</p>
<p>Tandis que je terminais la rédaction de cet article et échangeais avec mes collègues sociologues sur son contenu, j’ai été frappée de leurs réactions face à cette pratique qui consiste à travailler jusqu’à l’épuisement : « fais attention où tu mets les pieds », m’a-t-on dit. Comme si l’évocation de la « charrette » des architectes était une peine perdue, attaquant dangereusement l’un des traits identitaires phares du corps professionnel. Un architecte sans « charrette » est-il vraiment architecte ?</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/faut-il-souffrir-pour-meriter-son-doctorat-175250">Faut-il souffrir pour mériter son doctorat ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>C’est donc à la fois du point de vue personnel que j’aimerais lancer la discussion, car j’ai été charrette entre 2004 et 2010 pour obtenir le titre d’architecte d’État. Mais aussi du point de vue de l’enseignante-chercheuse que je suis devenue, ce qui me permet de mieux comprendre comment la « charrette » structure une identité et un groupe professionnels, et plus récemment, d’observer comment les nouveaux diplômés s’en détournent, réinventant leur profession.</p>
<h2>L’envers d’un « métier passion »</h2>
<p>Tradition héritée des Beaux-arts au XIX<sup>e</sup> siècle et perpétuée dans les ateliers de projets des écoles d’architecture, la « charrette » consiste à travailler intensément jusqu’à se priver de dormir pour terminer un projet, avant de le présenter à ses professeurs afin d’être évalué.</p>
<p>Entre la fierté d’appartenir à un groupe social balisé et la souffrance physique et mentale, deux camps d’étudiants se côtoient en atelier de projet. Si la charrette sélectionne par la force des choses les plus tenaces (ou les plus soumis au système institutionnel ?), elle exclut ceux qui n’adhèrent pas à cette culture et qui ne résistent pas à une telle pression. La pratique s’avère en effet risquée en termes de santé et je garde de vifs souvenirs de la médecine préventive passant nous rendre visite après avoir été alertée par des tentatives de suicide, trouvant là des étudiants aux faibles tensions.</p>
<p>En 2018, l’Union nationale des étudiants en architecture et paysage alertait sur le mal-être dans les Écoles nationales supérieures en architecture. Dans leur <a href="https://www.architectes.org/sites/default/files/atoms/files/synthese_enquete_sante_etudiants_en_architecture_uneap.pdf">enquête</a> menée auprès de plus de 5 000 élèves, deux tiers confirment l’existence de cette <a href="https://www.lemonde.fr/campus/article/2020/11/19/en-ecole-d-architecture-les-derives-de-la-culture-charrette_6060305_4401467.html">« culture de la charrette »</a>, considérée par la majorité comme « épuisante, éprouvante et banalisée ». Plus d’un tiers des étudiants disaient dormir « moins de quatre heures » par nuit durant la semaine qui précède un gros rendu. Une situation qui a poussé le ministère de la Culture à constituer un groupe de travail en 2019 avec les acteurs du secteur, consacré aux <a href="https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Deploiement-d-un-plan-d-action-pour-ameliorer-le-bien-etre-et-la-sante-des-etudiants-des-20-ecoles-nationales-superieures-d-architecture-et-de-paysage">enjeux de bien-être et de santé étudiante</a> dans les écoles et qui cible également les discriminations, les violences et harcèlement sexistes et sexuels.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-souffrance-psychologique-des-etudiants-est-difficile-a-apprehender-149590">Pourquoi la souffrance psychologique des étudiants est difficile à appréhender</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>La charrette s’entretient dans les agences, sélectionnant une seconde fois les plus résilients, et excluant généralement cette fois les femmes de ce mode d’organisation. La première limite du métier passion est en effet la charge et les horaires de travail. Plus de la moitié des répondants à <a href="https://www.grenoble.archi.fr/wp-content/uploads/2020/03/devenir-professionnel-des-diplomes-en-architecture-2018.pdf">l’enquête ministérielle</a> affirme être amenés à travailler « occasionnellement » le samedi, 40 % peuvent de manière occasionnelle travailler le dimanche. Ils sont également nombreux (65 %) à pouvoir le faire de temps en temps « entre 20h et minuit » voire « entre minuit et 5 h » (20 %) ou encore « entre 5h et 7h » (16 %).</p>
<p>Ce qui était une pratique courante à l’école devient plus difficile dans le monde professionnel et de nombreux diplômés s’interrogent finalement sur la possible conciliation entre l’exercice de l’architecture et d’une vie sociale et familiale.</p>
<h2>La menace de la précarité</h2>
<p>La deuxième limite à l’exercice d’un <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-les_architectes_mutations_d_une_profession_guy_tapie-9782738488039-1103.html">métier passion</a> est économique. Les architectes figurent parmi les moins payées des professions libérales en France, près de trois fois moins que les activités juridiques et comptables.</p>
<p>Cette précarité économique est liée à plusieurs facteurs. D’abord, une image d’artiste héritée de la Renaissance renvoie aux autres acteurs du cadre de vie et au grand public un personnage désintéressé, qui travaillerait gratuitement. Ensuite un rôle de la figure de l’architecte amenuisé dans la chaine de production, <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782842875923-etre-architecte-les-vertus-de-l-indetermination-olivier-chadoin/">partageant les compétences</a> et les honoraires avec une complexité d’acteurs de plus en plus nombreux (promoteurs, ingénieurs, urbanistes, économistes…).</p>
<p>Enfin, la troisième limite est l’inégalité hommes/femmes, certes non spécifique à la profession d’architecte, mais qui s’incarne sous plusieurs formes chez ce corps professionnel. Du point de vue de l’exercice de la maîtrise d’œuvre d’abord, les détentrices de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP) sont <a href="https://www.grenoble.archi.fr/wp-content/uploads/2020/03/devenir-professionnel-des-diplomes-en-architecture-2018.pdf">moins nombreuses que leurs confrères</a> à être inscrites au Tableau de l’Ordre des architectes (28 % contre 41 %). Dans le quotidien ensuite, des pressions pèsent et des pénalités s’appliquent aux femmes, comme ce témoignage l’exprime : « Je travaille tous les soirs et tous les week-ends pour compenser le <a href="https://www.architectes.org/sites/default/files/atoms/files/2020-12-09-archigraphie-2020-web.pdf">fait d’avoir un enfant</a>). »</p>
<p>Charrette, horaires, salaires, inégalités hommes-femmes font tendre les nouvelles générations de diplômés vers une certaine <a href="https://www.lemonde.fr/campus/article/2020/11/29/on-nous-a-vendu-un-reve-different-de-la-realite-de-l-ecole-a-l-agence-les-desillusions-des-jeunes-architectes_6061533_4401467.html">désillusion</a> et les invitent à exercer d’autres activités que celles traditionnellement attribuées aux architectes : ils peuvent devenir dessinateurs, critiques, écrivains, enseignants, chercheurs, journalistes, ingénieurs, urbanistes, paysagistes, designers, architectes d’intérieur, révélant une pluralité de facettes complémentaires aux activités de l’architecture.</p>
<h2>De futurs défis pour les diplômés</h2>
<p>La mise en place de l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP) offre des perspectives aux architectes en termes de création d’entreprises, ce qui les engage à rompre avec un modèle libéral qui a visiblement atteint ses limites. Des agences nouvelles générations s’inscrivent dans ce changement et entrent avec succès dans des modèles entrepreneuriaux.</p>
<p>Certaines, telles que <a href="http://cityzen-architectes.com/a-propos.html">Citizen architectes</a> proposent par exemple d’orienter les compétences de leurs salariés vers des segments d’activités adaptés à chacun (conception, chantier, communication) et bannissent la pratique de la charrette. D’autres comme <a href="https://www.polyarchitecture.net/">Poly Rythmic</a> sont polyfonctionnelles, composées non seulement d’architectes mais aussi d’ingénieurs, bénéficiant ainsi d’un mélange de cultures professionnelles pour trouver une voie alternative au modèle traditionnel.</p>
<p>Une <a href="https://www.lavue.cnrs.fr/publications/article/generation-hmonp-la-formation-a-l-habilitation-a-exercer-la-maitrise-d-oeuvre">enquête sociologique</a> menée sur la mise en situation professionnelle HMONP a recueilli les pratiques idéales des architectes d’État projetées dans 10 ans et voici les projections des nouveaux diplômés :</p>
<ul>
<li><p>exercer sous forme associative, de réseaux, avec une ouverture pluridisciplinaire et une synergie des compétences ;</p></li>
<li><p>exercer avec un ancrage dans un territoire en région d’origine, sur des thématiques territoriales (ruralité, montagnes, littoral) ;</p></li>
<li><p>exercer dans une structure « à taille humaine » ;</p></li>
<li><p>exercer avec engagement et suivant ses valeurs : une importance est donnée à la qualité de la commande, à la relation au client, à un engagement social et plus écologique ;</p></li>
<li><p>s’ouvrir, se former à d’autres compétences, s’épanouir : une des préoccupations des diplômés est de ne pas s’enfermer dans une pratique unique, mais bien d’avoir des pratiques professionnelles plurielles et une vie privée épanouie.</p></li>
</ul>
<p>Finalement, la charrette éclaire les conditions d’accès à une profession ancienne et codifiée, celle de l’architecte, soumise aux enjeux démographiques (vieillissement, intergénérationnel), écologiques et énergétiques (RE2020, réhabilitation, frugalité) et économiques (crises, transition). De nombreux défis attendent donc chaque jour (et peut-être moins chaque nuit) les étudiants, professeurs, les professionnels et les institutions pour apporter des solutions et des visions d’avenir sur un cadre bâti et un environnement en profonde transformation.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183752/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laura Brown ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Héritée des Beaux-Arts au XIXᵉ siècle, la tradition des nuits blanches pour terminer des projets se perpétue chez les élèves architectes, avec des souffrances qui posent des défis à la profession.
Laura Brown, Enseignante-chercheuse à l'école supérieure des professions immobilières, Université de Bordeaux
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/184784
2022-06-13T19:13:39Z
2022-06-13T19:13:39Z
Le lourd impact de l’épidémie de Covid sur la santé mentale des médecins libéraux en France
<p>Dès le début de la pandémie de Covid-19 début 2020, des psychiatres ont alerté sur le risque d’augmentation de troubles psychiatriques. Très tôt, des études ont ainsi été réalisées chez les jeunes (<a href="https://jamanetwork.com/journals/jamanetworkopen/fullarticle/2784787">adolescents</a>, <a href="https://jamanetwork.com/journals/jamanetworkopen/fullarticle/2772154">étudiants</a> et <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35221022/">étudiants en santé</a>), chez les soignants hospitaliers et également en <a href="https://www.santepubliquefrance.fr/etudes-et-enquetes/coviprev-une-enquete-pour-suivre-l-evolution-des-comportements-et-de-la-sante-mentale-pendant-l-epidemie-de-covid-19">population générale</a>).</p>
<p>Mais, paradoxalement, peu d’études se sont intéressées aux médecins libéraux.</p>
<h2>Une souffrance qui précède la pandémie</h2>
<p>La souffrance psychologique des médecins libéraux est une problématique apparue et connue bien antérieurement à la récente pandémie. En effet, elle était déjà étudiée depuis au moins 20 ans, avec notamment les <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19320224/">travaux du Dr Didier Truchot</a> et le rapport au Conseil National de l’Ordre des médecins du Dr Leopold en 20036. Avant la pandémie, la <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0165032718314873">prévalence du burn-out chez les médecins généralistes français était évaluée à 48 %</a> dans cette population.</p>
<p>Le burn-out des médecins est un problème de santé publique non seulement pour les médecins qui en souffrent, mais également pour leurs patients en raison des conséquences sur la qualité des soins délivrés : moins d’empathie, <a href="https://jamanetwork.com/journals/jamanetworkopen/fullarticle/2773831">plus de risque d’erreurs médicales</a>… Ainsi, une étude sur des médecins généralistes anglais retrouvait une association entre une durée importante à réaliser des tâches administratives et un faible niveau de bien-être/haut niveau de burn-out qui était lui-même associé à un <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31015224/">risque plus important d’erreurs médicales</a>.</p>
<p>Une mauvaise santé mentale est aussi associée à une <a href="https://bmjopen.bmj.com/content/9/2/e026048">élévation du désir d’arrêter d’exercer</a>. La souffrance psychologique des médecins pourrait donc être un facteur indirect aggravant la pénurie de professionnels.</p>
<p>En France, au 1<sup>er</sup> janvier 2021, les médecins libéraux représentaient 41,8 % des médecins actifs réguliers soit une baisse de 11 % par rapport à 2010. Cette aggravation de la pénurie de médecins libéraux a pour conséquence un accroissement de la charge de travail pour ceux qui restent. De plus, il y a un vieillissement des médecins : la <a href="https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/conseil-national-lordre/demographie-medicale">moitié ont plus de 60 ans contre seulement 30 % en 2010</a>.</p>
<p>Cela parait très inquiétant pour les années à venir, avec un taux de départ à la retraite qui sera élevé.</p>
<h2>La pandémie comme révélateur</h2>
<p>La pandémie mondiale a eu un impact sur la santé mentale des populations et a mis en lumière l’importance de ce sujet en population générale.</p>
<p>Dans un précédent article, nous avions expliqué les <a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-souffrance-psychologique-des-etudiants-est-difficile-a-apprehender-149590">problèmes liés aux modes de mesure et à la définition de la « Santé mentale »</a>. Dans ce nouveau texte, nous parlerons de symptômes dépressifs et anxieux, évalués par l’<a href="https://www.researchgate.net/publication/351475396_Accuracy_of_the_Hospital_Anxiety_and_Depression_Scale_Depression_subscale_HADS-D_to_screen_for_major_depression_Systematic_review_and_individual_participant_data_meta-analysis">échelle HADS (hospitalisation and depression scale)</a> qui est validée en langue française et très utilisée dans le monde.</p>
<p>Nous aborderons également la question du burn-out, terme créé en 1974 pour désigner l’<a href="https://www.semanticscholar.org/paper/Staff-burn-out-Freudenberger/c56e422412edc99ef1c616944d76b4b9304a35a5">épuisement professionnel des soignants</a> et depuis élargi à d’autres populations. Et nous traiterons de l’insomnie mesurée par l’index de sévérité du sommeil (ISI), une échelle de mesure reconnue et utilisée pour les études sur ce sujet dans le monde.</p>
<p>Durant la première vague, <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32866409/">46,6 % des médecins travaillant dans les unités de réanimation et soins intensifs souffraient de symptômes anxieux, et 25 % de symptômes dépressifs (score HAD>7)</a> ; ils étaient <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/34023323/">47,4 % et 30,8 % respectivement durant la seconde vague</a>.</p>
<p>La question de la souffrance des médecins libéraux pendant la pandémie a moins été étudiée probablement du fait que la problématique première était de trouver des lits d’aval pour les patients souffrant de symptômes sévères. Pendant la première vague, une étude retrouve <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7491419/">30,6 % de symptômes dépressifs chez des radiologues français</a> et une autre <a href="https://bmcprimcare.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12875-021-01382-3">49,6 % de sentiment d’anxiété chez des médecins généralistes</a>.</p>
<p>Notre étude a évalué la souffrance psychologique de 1992 médecins libéraux français, toutes spécialités confondues, dont <a href="https://www.hal.inserm.fr/inserm-03650486/">48 % de médecins généralistes, inscrits sur Doctolib, pendant la seconde vague (novembre 2020)</a>. 73 % des répondants avaient entre 30 et 60 ans et 25 % avaient plus de 60 ans ; 58 % étaient des femmes.</p>
<p>Nous avons repris les mêmes échelles que pour une étude réalisée sur les <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31703985/">médecins hospitaliers de l’AP-HP en 2017-2018</a> : nous avons évalué la présence de symptômes anxieux et dépressifs avec la HADS (score HAD>7), la <a href="https://www.researchgate.net/publication/247511197_The_Copenhagen_Burnout_Inventory_A_new_tool_for_the_assessment_of_burnout">présence de burn-out avec la Copenhagen Burnout Inventory (CBI)</a> et l’<a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/21532953/">insomnie avec l’Insomnia Severity Index</a>.</p>
<p>Dans notre étude, 71 % des médecins souffraient de burn-out, 46 % d’insomnie, 59 % de symptômes anxieux et 27 % de symptômes dépressifs. Cette souffrance psychologique avait un impact important : au cours de la dernière année, 31 % avaient pris des psychotropes (anxiolytique, antidépresseurs, somnifères…) et 28 % avaient augmenté leur consommation d’alcool ou de tabac.</p>
<p>Les médecins généralistes déclaraient en outre souffrir significativement plus de burn-out que les autres spécialités (75 % versus 68 %) et consommer davantage de médicaments psychotropes (34 % versus 28 %).</p>
<p>Plusieurs raisons, dont certaines anciennes, mais accentuées par la pandémie, peuvent expliquer ces chiffres inquiétants : la charge de travail importante liée notamment au manque de médecins, la part croissante de la charge administrative, la souffrance des patients et de leurs proches, la peur de contracter le virus et de le transmettre à leur famille, l’absence de recommandations claires pour la prise en charge des patients face à une maladie émergente.</p>
<p>Une autre raison est le climat de violence envers les médecins. Comme l’indique une étude anglaise récente, l’<a href="https://www.bmj.com/content/377/bmj.o1333">augmentation des actes d’agression est antérieure à la pandémie</a>. En France, sur les quatre dernières années (2017-2020), l’<a href="https://www.egora.fr/actus-pro/violence/74080-medecins-agresses-pendant-le-covid-ces-chiffres-de-l-ordre-qui-sont-passes">observatoire de la sécurité des médecins recense en moyenne plus de 1000 incidents par an</a>. Plus récemment, les opposants à la vaccination ont été jusqu’à <a href="https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20210921.OBS48898/on-va-te-mettre-une-balle-ces-medecins-menaces-de-mort-par-les-antivax.html">menacer de mort des praticiens</a>.</p>
<h2>Et une opportunité de changement ?</h2>
<p>Comme le soulignait un éditorial de la revue médicale britannique</p>
<p>The <em>Lancet</em>, le Covid-19 a représenté un défi pour le bien-être des médecins, mais il peut également <a href="https://www.thelancet.com/journals/lanpub/article/PIIS2468-2667(21)00028-1/fulltext">servir d’opportunité pour une prise de conscience du problème et le développement d’actions pour y remédier</a>.</p>
<p>En effet, même s’il existe depuis 2018 un <a href="https://www.santementale.fr/2018/03/un-numero-vert-pour-les-medecins-en-difficultes/">numéro vert pour les médecins en difficulté</a> et quelques <a href="https://www.leparisien.fr/societe/sante/burn-out-des-medecins-dieu-merci-je-n-ai-tue-personne-01-08-2018-7839981.php">unités d’hospitalisation pour les soignants en burn-out</a>, le sujet reste tabou. La culture médicale étant de souffrir en silence, avec une <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/33053277/">stigmatisation des médecins qui reconnaissent avoir des troubles psychologiques</a>.</p>
<p>Le site de l’ordre des médecins recense toutefois quelques <a href="https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/linstitution-ordinale/lentraide">associations régionales d’entraide pour les soignants</a> comme le <a href="https://reseau-asra.fr/le-reseau-asra/">Réseau ASRA (Aide aux Soignants Auvergne-Rhône-Alpes)</a> ou l’association MOTS (Mieux être pour mieux soigner). Mais les structures de ce type restent peu nombreuses.</p>
<p>La prise de conscience liée à la pandémie peut donc être l’occasion de briser le tabou et de développer des actions qui ont déjà fait la preuve de leur efficacité : thérapies de réduction du stress, <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27918798/">discussions en petits groupes</a>, <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/22106247/">communautés de soutien par les pairs</a>… Conformément aux recommandations internationales, les <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7267055/">psychiatres devraient être sollicités</a> pour <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7491607/">développer et organiser ces actions</a>.</p>
<p>Le développement de ces actions nécessite des moyens financiers, et cela n’a pas été abordé lors du Ségur de la Santé. Au niveau de l’organisation, il serait possible de s’appuyer sur les Conseils de l’ordre de médecins départementaux et sur les Unions Régionales des Professionnels de Santé (URPS) représentatives des médecins libéraux sur tout le territoire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/184784/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ariel Frajerman a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR-17-CE37-003-01EPI jeune) et par
l'Agence Régionale de Santé (contrat ARS 2020-10-37- FRAJERMAN) Ile de France. Il est actuellement employé par l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP).
Ariel Frajerman a rédigé des rapports pour la fondation Jean Jaurès et a collaboré avec les associations d'étudiants en médecine (ANEMF, ISNAR IMG et ISNI) pour une étude scientifique.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Jean-François Costemale-Lacoste est membre du syndicat Avenir Spé / Le Bloc, et de l'URPS Auvergne Rhône-Alpes.</span></em></p>
Souffrance psychologique et risques liés au burn-out chez les médecins de ville ne sont pas un phénomène nouveau. Mais le Covid l’a amplifié au point qu’il atteint désormais une ampleur inquiétante.
Ariel Frajerman, Md- PhD, medical psychiatrist at Hopital Kremlin-Bicêtre, Inserm
Jean-François Costemale-Lacoste, Psychiatre clinicien et docteur en Neurosciences spécialiste des troubles de l'humeur , chercheur (équipe "MOODS"), Inserm
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/174919
2022-01-23T17:27:19Z
2022-01-23T17:27:19Z
La lutte contre le suicide au travail nécessite bien plus que de la prévention
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/441030/original/file-20220117-17-16zzjq6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=253%2C158%2C917%2C603&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Toutes les catégories socio-professionnelles, dans tout type d’organisation, sont aujourd’hui concernées par le phénomène.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.maxpixel.net/Dark-Man-Office-Work-Computer-People-Room-Laptop-2559324">Maxpixel.net</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Selon l’Organisation mondiale pour la santé (OMS), <a href="https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/suicide">plus de 700 000 personnes se suicident chaque année</a> dans le monde. Surtout, le suicide est la <a href="https://www.who.int/news/item/17-06-2021-one-in-100-deaths-is-by-suicide">quatrième cause de mortalité chez les jeunes</a> entre 15 à 29 ans, après les accidents de la route, la tuberculose et la violence interpersonnelle.</p>
<p>Malgré son importance, le sujet du suicide lié au contexte professionnel reste tabou, et peu ou point abordé au sein des écoles de commerce et les facultés universitaires qui pourraient davantage (in)former les étudiants (et les enseignants) sur un risque de santé lié au travail qui demeure <a href="https://www.researchgate.net/publication/328174250_The_Changing_Nature_of_Work_Expanding_the_Focus_of_Occupational_Health_While_Not_Losing_Sight_of_Old_ProblemsPfefferJeffrey_2018_Dying_for_a_paycheck_How_modern_management_harms_employee_health_and_co">solidement documenté</a>.</p>
<p>Pourtant, les entreprises, grandes comme <a href="https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2016-3-page-79.htm">petites</a>, restent concernées. La <a href="https://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/une-vague-de-suicides-est-revelatrice-d-un-grave-malaise-social_1407476.html">vague de suicides</a> qui a frappé diverses grandes entreprises privées et publiques (Renault, France Télécom, EDF, AP-HP, Police, etc.) à la fin des années 2000 l’a notamment révélé. En outre, aucune catégorie socioprofessionnelle n’est épargnée par le phénomène : ouvriers, employés, cadres, et dirigeants.</p>
<h2>Communication perçue comme un risque</h2>
<p>Pour mieux lutter contre le suicide dans le milieu professionnel, nous suggérons, sur la base d’un récent travail de recherche (à paraître), de développer la méthodologie de sciences de gestion sur ce sujet à une approche qualitative, plutôt que la vision quantitative <a href="https://www.researchgate.net/profile/Matt-Howard-3/publication/350796490_Work_and_suicide_An_interdisciplinary_systematic_literature_review/links/6082ff7c907dcf667bbd8d4b/Work-and-suicide-An-interdisciplinary-systematic-literature-review.pdf">qui prévaut</a>. Autrement dit, il s’agit d’engager une réflexion qui cherche à comprendre la totalité et le contexte de l’acte suicidaire. Dans cette optique, la responsabilité de l’entreprise doit notamment inclure les « victimes de suicides » (collègues proches et famille essentiellement).</p>
<p>Une perspective éthique suggère en effet qu’une gestion responsable des ressources humaines (RH) – et un principe d’humanité en sens large – implique un devoir moral de s’occuper également, a minima, des autres parties prenantes qui risquent d’être marquées sur une longue durée par l’évènement tragique du suicide.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/441033/original/file-20220117-15-zn3jbl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les proches de la personne décédée, autres « victimes » du suicide.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.maxpixel.net/Death-Tomb-Memory-Sadness-Remember-Mourning-4442626">Maxpixel.net</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Avec cette approche, les étudiants et les enseignants-chercheurs pourront développer un dialogue qui promeut une intelligence émotionnelle, qui n’est pas une mesure de prévention, mais un <a href="https://dash.harvard.edu/bitstream/handle/1/4133810/Nock_Emotional_Intelligence.pdf">facteur connu de protection face au suicide</a>. Il s’agit donc d’adopter une démarche de « postvention ».</p>
<p>Insister trop ou uniquement sur la prévention peut en effet donner aux « victimes », qui n’auraient pas su reconnaître les signes avant-coureurs du passage à l’acte, une impression de culpabilité. L’entreprise ne devrait donc pas ignorer les personnes qui souffrent à cause d’un suicide d’autrui.</p>
<p>Or, toute communication organisationnelle, dans ce domaine très délicat, reste perçue comme un risque, car toute initiative d’amélioration, même toute communication avec ces victimes qui demandent des explications pourrait s’apparenter à une admission de faute a posteriori. Une chose est certaine : tout ce silence ne devrait pas s’imposer comme routine, car il fait mal aux victimes qui ont besoin de voir plus clair dans le passé pour pouvoir tourner la page.</p>
<h2>Droit à l’écoute</h2>
<p>En 2019, le brillant professeur et chirurgien Christophe Barrat s’est suicidé, en laissant derrière lui deux fils et une femme. Dans le communiqué de presse de l’hôpital qui l’employait, le suicide fut mis en relation avec les différents problèmes de santé dont il souffrait, plus qu’avec son <a href="https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/ce-nest-pas-anodin-meme-malade-de-venir-sur-son-lieu-de-travail-pour-se-jeter-par-la-fenetre">contexte professionnel</a>.</p>
<p>Cette explication n’a pas satisfait la veuve, qui <a href="https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/seine-saint-denis-apres-le-suicide-d-un-medecin-les-experts-pointent-un-climat-deletere-a-l-hopital-30-06-2020-8344857.php">demande désormais des réponses à ses deux employeurs</a>, les ministères de l’Éducation nationale et de la Santé. Depuis un an, elle attend une réponse des deux ministères, bien qu’une <a href="https://www.marianne.net/suicide-du-professeur-barrat-une-enquete-preliminaire-pour-harcelement-moral-ouverte">enquête préliminaire pour harcèlement moral</a> a été ouverte entre-temps.</p>
<p>Autre cas : en mai prochain se déroulera le procès en appel des ex-dirigeants de France Télécom, condamnés fin 2019 à un an de prison, dont huit mois avec sursis, après avoir été reconnus coupables de <a href="https://www.leparisien.fr/faits-divers/suicides-a-france-telecom-le-proces-en-appel-des-anciens-dirigeants-fixe-du-11-mai-a-debut-juillet-2022-01-12-2021-YVT4PIF7DNBWBG7PXGSSD3QUJM.php">« harcèlement moral institutionnel »</a> à l’origine de la vague de suicides qui a frappé l’opérateur il y a une dizaine d’années. Dans cette affaire emblématique, une gestion par postvention aurait peut-être pu contribuer, sinon à prévenir, au moins à limiter les conséquences des premiers cas sur le climat de l’entreprise.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1126229194474651648"}"></div></p>
<p>Il faut insister sur l’effet bien connu de la <a href="https://reader.elsevier.com/reader/sd/pii/S0277953617307797">stigmatisation des familles atteintes par des actes suicidaires</a>. Celle-ci peut notamment trouver son origine dans le manque de communication entre entreprises ou institutions avec les familles d’individus fragiles, et donner ainsi lieu à des plaintes, qui en quelque sorte reprochent de n’avoir mis en place aucune « postvention ».</p>
<p>Ce fut encore le cas récent en octobre dernier après le <a href="https://www.leprogres.fr/faits-divers-justice/2021/11/25/suicide-de-la-jeune-dinah-sa-famille-porte-plainte-contre-x">suicide de la lycéenne de 14 ans</a> en Alsace. Non seulement la famille a porté plainte contre X pour dénoncer les élèves qui auraient harcelé la victime, mais également pour mettre en cause la direction du collège, qui n’aurait pas pris aucun contact avec la famille même après une précédente tentative de suicide quelques mois plus tôt…</p>
<p>Comme ces cas l’illustrent, la « postvention » commence par ne pas ignorer les victimes du suicide, qui demandent une explication sur le climat qui a contribué à pousser leurs chèr·e·s à l’acte définitif du suicide : elles ont au moins droit à l’écoute. C’est <a href="https://pepite-depot.univ-lille.fr/LIBRE/Th_Medecine/2018/2018LILUM118.pdf">nécessaire pour les aider à faire leur deuil</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174919/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Fabio James Petani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Un travail de recherche suggère d’étendre la responsabilité de l’organisation à l’écoute des collègues et de la famille touchés par le drame.
Fabio James Petani, Assistant Professor in geopolitics, strategy, business ethics and CSR, INSEEC Grande École
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/164341
2021-07-29T17:14:02Z
2021-07-29T17:14:02Z
Soumission à l’autorité : l’obéissance n’est pas ce que Stanley Milgram croyait
<p>Durant les années 60, Stanley Milgram a mené des études marquantes sur la <a href="https://livre.fnac.com/a27094/Stanley-Milgram-Soumission-a-l-autorite">soumission à l’autorité</a> qui font aujourd’hui partie du <a href="https://psycnet.apa.org/record/2008-19206-002">patrimoine</a> des sciences humaines. Le psychologue de Yale avait recruté des volontaires pour une étude sur l’apprentissage. À leur arrivée au laboratoire, ceux-ci rencontraient un scientifique et un homme qu’ils croyaient être un simple participant et qui endosserait le rôle d’apprenant. Lorsqu’il commettait une erreur durant un test d’association de mots, le sujet devait lui administrer une décharge électrique au moyen d’un générateur de chocs allant jusqu’à 450 volts par sauts de 15 volts, et s’il hésitait, le scientifique présent lui demandait imperturbablement de poursuivre l’expérience. </p>
<p>Les résultats ont montré que la majorité des participants administraient les chocs maximaux à l’apprenant malgré ses supplications (simulées) pour que l’expérience cesse. Pour expliquer ces résultats, Milgram a affirmé que les individus soumis à l’autorité se comportaient comme de simples agents <a href="https://thepsychologist.bps.org.uk/why-almost-everything-you-know-about-milgram-wrong">déresponsabilisés</a> qui exécutaient aveuglément les ordres. Cependant, cette théorie de l’« état agentique » est aujourd’hui contestée. L’application de l’expérience de Milgram à la pratique de l’expérimentation animale permet d’introduire une nouvelle lecture de la soumission à l’autorité.</p>
<h2>Electrocuter un chiot</h2>
<p>L’idée d’une translation du protocole de Milgram à des victimes non humaines n’a pas tardé à germer. En 1975, une année seulement après la parution du livre <a href="https://livre.fnac.com/a27094/Stanley-Milgram-Soumission-a-l-autorite"><em>Soumission à l’autorité</em></a>, le philosophe Peter Singer évoquait directement les travaux de Milgram :</p>
<blockquote>
<p>« si les participants agissent ainsi quand ils croient infliger de la douleur à un être humain, n’est-il pas bien plus facile encore pour les étudiants d’étouffer leurs scrupules initiaux quand un professeur leur enjoint de conduire des expériences sur des animaux ? »</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/lhO2RGarWgs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Peter Singer.</span></figcaption>
</figure>
<p>Comme en écho à cette question, un chercheur de l’université de Berkeley et son collègue ont réalisé en 1972 une <a href="https://psycnet.apa.org/record/1972-24881-001">étude</a> qui se voulait être une réponse à l’une des critiques couramment adressée à Milgram. Il avait été suggéré en effet que durant les expériences, les participants pouvaient avoir simplement administré les chocs électriques sans penser que la victime les recevrait vraiment. Pour cela, les chercheurs n’ont pas hésité à fabriquer un abominable protocole dans lequel un « chiot au poil soyeux » dont les pattes touchaient une grille métallique recevait des décharges électriques bien réelles et qui augmentaient à chaque erreur durant une tâche de discrimination perceptive.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=544&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=544&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/411665/original/file-20210716-21-d16j7b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=544&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Une expérimentation brutale impliquant des chiots a montré que trois quarts des participants terminaient l’expérience.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/photos/chiens-chiots-jouer-deux-groupe-1210323/">Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’intensité des chocs était telle qu’aux dernières séquences de l’expérience, le chiot « aboyait et hurlait de manière continue ». Les résultats de cette étude inqualifiable ont confirmé ceux de Milgram : les trois quarts des participants terminaient l’expérience.</p>
<h2>Les suites de Milgram</h2>
<p>Soixante ans exactement après les premières recherches menées à Yale, dans quelle mesure le phénomène de soumission à l’autorité mis en évidence à travers le protocole de Milgram est-il robuste ? Comment l’expliquer, et qu’en tirer pour comprendre l’expérimentation sur des humains ou des animaux ?</p>
<p>En ce qui concerne la solidité des travaux consacrés à la soumission à l’autorité impliquant des victimes humaines, au-delà des 20 variations expérimentales publiées par Milgram lui-même et impliquant un millier de participants, une vingtaine de réplications ont été menées dans 10 pays différents avec des <a href="https://psycnet.apa.org/record/1979-25817-001">adultes et parfois même des enfants</a>. Dans la grande majorité des études, plus des deux tiers des participants administraient les chocs maximaux, et lorsque les pressions situationnelles variaient, le taux de soumission suivait en conséquence.</p>
<p>Comme cela a été évoqué plus haut, la possibilité que les participants aient tout simplement joué le rôle que l’on attendait d’eux sans vraiment <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/5724532/">croire</a> en la réalité de l’expérience a été soulevée. Cependant, <a href="https://spssi.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/josi.12069">l’exhumation récente</a> des archives laissées à Yale par Milgram infirme pour l’essentiel cette hypothèse. Elle démontre qu’au contraire bon nombre d’entre eux manifestaient un intense soulagement lorsqu’ils apprenaient que l’expérience était une pure simulation, se souciaient authentiquement de l’état de santé de la victime et surtout argumentaient dans certains cas avec la figure d’autorité plutôt que de se soumettre aveuglément à ses injonctions.</p>
<p>L’un des participants <a href="https://www.apa.org/ed/precollege/psychology-teacher-network/activities-books/behind-shock-machine">indiqua</a> même à la journaliste Gina Perry avoir consulté la rubrique nécrologique de la ville où s’était déroulée l’expérience pendant au moins deux semaines afin de s’assurer s’il n’avait pas contribué à un décès. Milgram avait indiqué qu’à quelques exceptions près, ses participants étaient convaincus de la réalité de la situation expérimentale : 84 % d’entre eux pensaient en effet que la victime recevait les chocs électriques.</p>
<p>Si la communauté scientifique considère aujourd’hui que le phénomène mis en évidence par Milgram <a href="https://www.psychologicalscience.org/publications/observer/obsonline/the-obedience-experiments-at-50.html">est bien établi</a>, plusieurs chercheurs considèrent toutefois que l’explication qu’il en a défendue n’est pas adéquate.</p>
<h2>La soumission à l’autorité n’est pas ce que Milgram croyait</h2>
<p>Dans <em>Soumission à l’autorité</em>, Stanley Milgram développe en effet le concept d’« état agentique » et en fait la clé de voûte de son analyse de l’obéissance.</p>
<p>Il écrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« un individu est en état agentique quand il se définit de façon telle qu’il accepte le contrôle total d’une personne possédant un statut plus élevé. Dans ce cas, il ne s’estime plus responsable de ses actes. Il voit en lui un simple instrument destiné à exécuter les volontés d’autrui. » (1974, p. 167)</p>
</blockquote>
<p>Par cette « abdication idéologique » (sic), l’individu abandonnerait donc temporairement ses critères moraux habituels face à une figure d’autorité.</p>
<p>Le premier inconvénient de cette analyse, c’est qu’elle semble très circulaire : « si l’individu est soumis à l’autorité, c’est parce qu’il se déresponsabilise ».</p>
<p>Ensuite, elle ne permet pas de comprendre pourquoi l’on observe de telles variations de la soumission dans des conditions expérimentales où l’autorité est pourtant bien présente, ou encore pour quelle raison c’est lorsque les interventions du scientifique sont les plus directives et « autoritaires » dans leur formulation que la soumission est la moins élevée.</p>
<p>Enfin, l’analyse proposée par Milgram n’éclaire pas les comportements de rébellion feutrée. L’enregistrement des paroles des participants durant les expériences montre en effet que ceux-ci n’étaient pas passivement soumis, mais négociaient <a href="https://spssi.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/josi.12069">leur implication</a>, essayant même parfois d’aider subtilement la victime pour ne pas devoir lui administrer de chocs.</p>
<h2>Le jeu de la mort</h2>
<p>Dans une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15534510.2017.1314980">étude</a> publiée en 2017 et menée en France suite de l’adaptation par Jean‑Léon Beauvois et son équipe du protocole de Milgram à la télévision, nous avons pu observer que dès qu’il n’était plus possible de douter du caractère douloureux des chocs, le quart des participants cherchait à aider discrètement la victime qu’ils avaient devant eux, par exemple en insistant par leur ton sur les bonnes réponses lorsqu’ils lisaient les options possibles lors du test.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/KNV3b5MYVAE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Le jeu de la mort (Christophe Nick, documentaire, 2004).</span></figcaption>
</figure>
<p>Pour Milgram, le caractère graduel de la séquence des chocs contribuait aussi à intensifier l’obéissance. Invoquant la théorie de la dissonance cognitive, des chercheurs ont suggéré que les participants subissaient un phénomène d’engrenage : il était difficile pour eux de stopper l’expérience une fois commencée, car y mettre fin aurait été un désaveu de leur conduite antérieure. <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/014616728174028">Une idée très proche</a> a été exprimée par un chercheur qui se demandait si les effets observés par Milgram seraient les mêmes si les participants devaient directement actionner le bouton de 450 volts sans passer par les étapes précédentes.</p>
<h2>La douleur consentie pour la science ?</h2>
<p>Deux études récemment menées en Pologne par <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/01973533.2016.1214836">Dariusz Dolinski</a> à l’université de Varsovie ont permis de mettre à l’épreuve cette hypothèse en comparant un protocole progressif standard à un protocole où dès la première erreur de l’apprenant, les sujets devaient lui administrer 150 volts (étude 1) ou 225 volts (étude 2).</p>
<p>A la grande surprise des chercheurs, les résultats ont complètement infirmé l’idée d’un effet d’engrenage. La mise en cause de l’hypothèse d’un état agentique et l’impossibilité de s’appuyer sur une explication fondée sur la progressivité des chocs met en cause les explications courantes de la soumission à l’autorité.</p>
<h2>Repenser l’obéissance raisonnée</h2>
<p>Dans le cas de l’expérimentation animale, c’est la connaissance scientifique et ses applications notamment biomédicales qui justifient le désagrément ou la souffrance des animaux utilisés. N’est-ce pas ce que Claude Bernard, fondateur de la médecine expérimentale et illustre vivisectionniste, reconnaissait en écrivant dans son <a href="https://www.irphe.fr/%7Eclanet/otherpaperfile/articles/Bernard/bernard_introduction_etude_medecine_experimentale.pdf"><em>Introduction à la médecine expérimentale</em></a> ?</p>
<blockquote>
<p>« Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il n’entend pas les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=414&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=520&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=520&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/411864/original/file-20210719-15-y2tgmd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=520&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Claude Bernard dans son laboratoire.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Claude_Bernard_dans_son_laboratoire_-_La_le%C3%A7on_de_Claude_Bernard_CIPC0015.jpg">Lhermitte, Léon/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La science, bien qu’elle incite selon les mots de Claude Bernard lui-même, à une « non soumission à l’autorité », n’est pas exempte dans sa pratique institutionnelle de phénomènes conformistes et représente un principe d’autorité évident.</p>
<p>Lorsque, dans l’une de ses expériences, Milgram demandait à un homme d’apparence ordinaire de communiquer les ordres aux participants, seulement 20 % de ces derniers administraient les chocs les plus élevés. Si l’expérience était réalisée dans un lieu de faible prestige comme l’était le bâtiment commercial d’une petite ville, le taux de soumission n’était que de 47,7 %, soit près de 20 % de moins que lorsque celle-ci se tenait à Yale.</p>
<p>Ces exemples introduisent la question de la légitimité accordée à l’autorité, et à travers elle, à la science. Les analyses qualitatives des entretiens avec les participants des expériences de Milgram montrent que l’identification aux buts scientifiques constituait une composante majeure de l’expérience.</p>
<p>L’image qui se dégage accorde ainsi aux participants de Milgram une relative rationalité qui leur a longtemps été récusée. Loin d’être, comme il l’a écrit, un « exécutant-robot » de l’action, l’individu apparaît plutôt comme un acteur qui, investi d’un but culturel supérieur, servir la science, non seulement consent, mais s’engage activement dans les comportements que l’on attend de lui.</p>
<p>La valeur attribuée au but de l’expérience est donc une cause décisive du comportement, et non simplement l’autorité qui est physiquement présente dans le laboratoire. A travers le soutien à l’expérimentation animale, c’est la valeur et les promesses de la science qui sont souvent affirmées. Malgré des signes de scepticisme perceptibles dans le public, la science s’impose aujourd’hui comme la <a href="https://www.routledge.com/The-Cultural-Authority-of-Science-Comparing-across-Europe-Asia-Africa/Bauer-Pansegrau-Shukla/p/book/9780367487027">première autorité culturelle</a> dans le monde anglo-européen.</p>
<h2>De nouveaux travaux expérimentaux</h2>
<p>L’individu confronté à un choix d’utilisation animale au laboratoire devra résoudre un dilemme opposant deux buts : servir des finalités scientifiques telles qu’il les comprend (notons ici que les véritables bénéfices scientifiques de l’expérimentation animale restent <a href="https://www.bmj.com/content/328/7438/514">très discutés</a> par les chercheurs eux-mêmes), et éviter de blesser des êtres vivants, exigence qui constitue un <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/B9780124072367000024?via%3Dihub">véritable fondement moral universel</a>.</p>
<p>Des travaux expérimentaux en cours à l’Université de Grenoble opèrent une translation directe du protocole de Milgram en introduisant une victime animale (en réalité un robot biomimétique) que les participants doivent progressivement sacrifier dans le cadre d’un protocole pharmacologique.</p>
<p>Impliquant plus de 750 participants de toutes les couches de la société et réalisées pendant une durée de 3 ans, ces recherches à paraître dans la revue <a href="https://journals.sagepub.com/home/psp">Personality and Social Psychology Bulletin</a> permettent d’apporter des éclairages inédits au phénomène d’obéissance. Ils démontrent notamment que l’autorité culturelle de la science est une donnée-clé pour comprendre le sacrifice d’un animal et feront l’objet d’une présentation ultérieure. Avec les évolutions contemporaines de la considération accordée aux animaux, conséquences de l’évolution des connaissances scientifiques les concernant, on peut s’interroger sur la forme que prendra à l’avenir le dilemme moral qui oppose les intérêts des 125 millions d’animaux utilisés annuellement pour la recherche dans le monde à ceux des humains poursuivant des buts scientifiques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/164341/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Bègue-Shankland a reçu des financements de l'Institut Universitaire de France.</span></em></p>
L’application de l’expérience de Milgram à l’expérimentation animale permet de repenser l’explication de la soumission à l’autorité.
Laurent Bègue-Shankland, Professeur de psychologie sociale, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), directeur de la MSH Alpes (CNRS/UGA), Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/158170
2021-04-06T18:40:26Z
2021-04-06T18:40:26Z
Débat français sur l’euthanasie : leçons d’Allemagne, du Portugal et d’Espagne
<p><em>Texte écrit en collaboration avec Éva Stahl, étudiante à Sciences Po Paris.</em></p>
<hr>
<p>La pandémie a rappelé avec force le tabou de la mort. La mort doit être évitée, elle est un échec ultime, et mérite notre indignation. Mais est-ce la mort elle-même qui est un problème, ou bien ses causes inacceptables et ses conditions qui nous paraissent inhumaines ? Le débat est en cours, notamment au niveau législatif, dans plusieurs pays européens, y compris en France.</p>
<p>Alors que l’Assemblée nationale <a href="https://www.lepoint.fr/politique/la-difficile-question-de-l-euthanasie-entre-enfin-en-debat-au-parlement-23-03-2021-2418989_20.php">se prépare à débattre</a> (à partir du 8 avril 2021) de quatre nouvelles propositions de loi relatives à la fin de vie (après que le <a href="https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/le-senat-rejette-la-proposition-de-loi-ps-pour-le-droit-a-mourir-dans-la">Sénat en a rejeté une</a>), trois autres pays européens vivent des révolutions dans leur rapport à la mort et à la possibilité de prendre des décisions dans ce domaine. L’Allemagne, le Portugal et l’Espagne ont récemment repensé le rapport entre la mort volontaire et le droit. Leurs expériences posent des défis intellectuels, moraux et juridiques fascinants.</p>
<h2>De quoi est-il question, exactement ?</h2>
<p>Les propositions de loi françaises parlent toutes d’<em>assistance médicalisée active à mourir</em>. Il s’agit d’une évolution du vocabulaire : les formules <em>euthanasie</em> et <em>suicide assisté</em> ne semblent plus exprimer de façon adéquate la demande du patient et sa relation avec le médecin, même si elles sont encore parfois citées pour préciser les différences techniques entre les procédures.</p>
<p>Le processus de mourir est regardé en face, et c’est bien sa solitude jusqu’à présent assumée qui n’est plus perçue comme une nécessité. La mort médicalement assistée se présente non seulement comme une mort choisie et sans souffrances, mais surtout comme un départ qui peut être accompagné par des proches, réunis au chevet du malade.</p>
<p>Il existe plusieurs définitions de l’euthanasie. Celle dont il est question ici est qualifiée d’<em>active</em> : il s’agit d’une mort douce donnée par le médecin (le plus souvent par injection d’un produit létal) à la demande explicite du patient. Ce dernier se trouve parfois dans l’impossibilité physique de se donner la mort lui-même, mais il peut aussi <em>préférer</em> être accompagné par le médecin dans ses derniers moments. Quant au suicide assisté, il s’agit de la possibilité offerte au patient de se donner la mort seul, grâce à un produit sûr prescrit par un médecin (une boisson létale), accompagné ou non par un médecin.</p>
<p>Toutes les propositions de loi récemment déposées à l’Assemblée souhaitent encadrer ces deux procédures. La première a été avancée par <a href="http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl20-131.html">Marie-Pierre de la Gontrie</a>, juriste et sénatrice, membre du Parti socialiste. Élaborée avec l’aide de <a href="https://www.admd.net/">l’Association pour le droit de mourir dans la dignité</a>, elle a été inscrite à l’ordre du jour au Sénat juste après la mort de <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2021/03/08/la-mort-de-paulette-guinchard-kunstler-ancienne-secretaire-d-etat-aux-personnes-agees_6072339_3382.html">Paulette Guinchard-Kunstler</a> début mars 2021. </p>
<p>Paulette Guinchard-Kunstler fut une députée PS, secrétaire d’État aux personnes âgées dans le gouvernement Lionel Jospin et vice-présidente de l’Assemblée nationale. Elle souffrait du syndrome cérébelleux, une maladie neurodégénérative incurable. Elle a décidé de se rendre en Suisse, où le suicide assisté est autorisé, pour y mourir – en faisant en même temps de son décès un geste militant en faveur de la modification de la <a href="https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/findevie/ameliorer-la-fin-de-vie-en-france/article/loi-fin-de-vie-du-2-fevrier-2016">loi française sur la fin de vie</a>, qui ne permet pas au médecin d’abréger intentionnellement la vie de la personne qui souffre. Le cœur de la proposition <a href="https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/le-senat-rejette-la-proposition-de-loi-ps-pour-le-droit-a-mourir-dans-la">a été rejeté</a> par la Haute Chambre le 11 mars, et son auteure l’a donc retirée.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1369896515087577089"}"></div></p>
<p>Les quatre propositions suivantes ont été déposées par des députés de tous bords politiques, et semblent avoir toutes la même motivation : encadrer des pratiques soutenues par la grande majorité des Français (<a href="https://www.lequotidiendumedecin.fr/actus-medicales/ethique/euthanasie-96-des-francais-y-sont-favorables">96 %</a> d’entre eux seraient favorables à l’euthanasie d’après un sondage d’avril 2019) et les rendre non seulement accessibles, mais aussi transparentes et contrôlables.</p>
<p>Le premier projet, qui sera débattu le 8 avril 2021, a été soumis en 2017 par le professeur d’histoire et membre du groupe Libertés et territoires (divers gauche) <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi">Olivier Falorni</a>. Cette même année 2017, l’aide-soignante <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0517_proposition-loi">Caroline Fiat</a> (FI) a déposé son texte. Deux autres ont été présentés en 2021, par la juriste <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3755_proposition-loi">Marine Brenier</a> (LR) et par le médecin <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3806_proposition-loi">Jean‑Louis Touraine</a> (LREM).</p>
<p>Les projets diffèrent par la tonalité de l’exposé de leurs motifs – ils insistent particulièrement sur l’inégalité devant les conditions de mourir (FI), sur l’absence de moyens juridiques (LR), sur les mauvaises conditions de la mort assistée en France (LREM) ou sur le fait que le droit de mourir relève de « la liberté ultime » (Falorni). Ils sont toutefois tous d’accord sur le fond : si une personne, adulte et capable, souffrant d’une maladie grave, incurable et en phase avancée, exprime le désir de mourir, elle devrait avoir le droit d’être aidée activement par un médecin. Plusieurs projets insistent sur le côté actif, parfois sans préciser – volontairement – s’il s’agit d’une simple prescription d’un comprimé ou d’une boisson létale (pour le suicide assisté), ou d’une injection d’une telle substance (pour l’euthanasie). Les souffrances citées dans les projets ne doivent pas être nécessairement physiques – il peut s’agir de souffrances psychiques qui rendent la vie insupportable.</p>
<p>Tous les projets proposent également différents moyens de s’assurer que le patient ne subit pas de pressions, que sa décision est réellement autonome, et que son état de santé ne laisse pas espérer une amélioration. Ces moyens incluent notamment la consultation de médecins indépendants, de membres de l’entourage qui n’ont aucun intérêt moral ou matériel au décès et, quand cette précaution a été prise, la lecture des <a href="https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F32010">directives anticipées</a> laissées par le malade s’il n’est pas en mesure de s’exprimer. La création d’une commission de contrôle est également prévue, tout comme l’assurance de l’accès universel aux soins palliatifs et l’existence d’une clause de conscience pour le médecin.</p>
<p>Les différences entre les projets sont minimes. Ils ne copient pas les projets internationaux – par exemple, contrairement à la <a href="https://www.justifit.be/b/droit-euthanasie-belgique/">loi belge</a>, ils excluent tous l’application de la loi aux mineurs. Cette relative unanimité des projets devrait d’ailleurs conduire à l’élaboration d’un texte commun reflétant le soutien massif des citoyens français à une nouvelle législation. Mais cette perspective est pour l’instant lointaine : le 8 avril, quelques députés LR, <a href="https://www.la-croix.com/Euthanasie-3-000-amendements-deposes-Assemblee-compromettant-adoption-2021-04-03-1301149218">qui ont déposé 3 000 amendements</a> au texte d’Olivier Falorni, risquent de bloquer l’examen même du projet. Pourtant, le soutien à la tenue de ce débat est transpartisan au sein de l’Assemblée, comme en témoigne une tribune de 270 députés <a href="https://www.lejdd.fr/Societe/lappel-de-270-deputes-sur-la-fin-de-vie-nous-voulons-debattre-et-voter-4036064">publiée le 4 avril</a>.</p>
<p>Le projet d’<a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi">Olivier Falorni</a> a la spécificité d’avoir été co-écrit avec l’écrivaine <a href="https://www.lejdd.fr/Societe/la-derniere-lettre-danne-bert-euthanasiee-lundi-en-belgique-3452399">Anne Bert</a> qui, souffrant de sclérose latérale amyotrophique, a choisi en 2017 de partir en Belgique pour y bénéficier de l’euthanasie. Dans son dernier livre, <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/le-tout-dernier-ete-9782213705521"><em>Le tout dernier été</em></a>), elle invite à « apprendre à penser la mort », et témoigne de ses motivations. L’exposé des motifs du projet qui sera débattu à l’Assemblée le 8 avril contient une lettre d’Anne Bert, qui précise notamment :</p>
<blockquote>
<p>« Non, la loi française n’assure pas au malade son autodétermination et elle n’est pas garante d’équité. Chaque équipe médicale agit, <em>in fine</em>, selon ses propres convictions et non selon les vôtres. »</p>
</blockquote>
<p>Ce même exposé souligne aussi que « le droit à l’euthanasie ne s’oppose pas aux soins palliatifs », contrairement à ce qui est <a href="https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Leuthanasie-soins-palliatifs-sont-ils-compatibles-2018-11-28-1200986030">souvent affirmé</a>.</p>
<p>Si les projets de loi cités insistent sur le rôle actif du médecin, c’est parce qu’ils jugent insatisfaisante la procédure connue sous le nom d’<em>euthanasie passive</em>. Cette dernière assume qu’il est parfois permis de suspendre le traitement et de permettre à un patient de mourir sans pour autant prendre de mesures directes visant à abréger sa vie. Elle semble de facto autorisée par la loi en vigueur en France depuis <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240?r=Kd28XBu5rt">2005</a> ou <a href="https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/findevie/ameliorer-la-fin-de-vie-en-france/article/loi-fin-de-vie-du-2-fevrier-2016">2016</a>, et en Allemagne, via des arrêts de la Cour fédérale de justice (BGH), depuis <a href="https://www.hrr-strafrecht.de/hrr/3/96/3-79-96.php3">1996</a>.</p>
<p>Toutefois, plusieurs voix se sont élevées contre cette distinction jugée hypocrite. Le philosophe américain James Rachels pense par exemple que puisqu’il s’agit dans les deux cas de provoquer la mort du patient, ce qui diffère est la méthode, et non pas le fond. Dans le cas de la procédure active, on s’assure que le patient ne souffre pas, et dans la procédure passive on le laisse mourir faute de soins, ce qui peut <a href="https://www.nejm.org/doi/pdf/10.1056/NEJM197501092920206">sembler plus cruel</a>. Si l’on accepte la possibilité d’arrêter l’acharnement thérapeutique, on devrait permettre aussi la fin de vie plus apaisée, comme dans le contexte de l’euthanasie active.</p>
<h2>L’actualité ibérique</h2>
<p>Depuis une vingtaine d’années, le Portugal a voté une série de lois dont la modernité surprend. D’abord, en 2001, la <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2016-2-page-151.htm">dépénalisation de toutes les drogues</a>. Puis, en 2007, ce pays pourtant catholique a légalisé <a href="https://www.scielo.br/scielo.php?pid=S0102-311X2020001300502&script=sci_arttext&tlng=en">l’accès à l’avortement</a>. Enfin, en janvier 2021, son Parlement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/29/au-portugal-le-parlement-legalise-l-euthanasie_6068124_3210.html">a voté en faveur</a> de l’accès à l’euthanasie et au suicide assisté, en reprenant un projet de loi de février 2020 proposé par la gauche, les écologistes et les libéraux (136 voix pour, 78 contre, et 4 abstentions).</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/A_xMtCqfGaA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Quelques semaines plus tard, en mars 2021, la Cour constitutionnelle a pourtant temporairement bloqué la loi, à la demande du président Marcelo de Sousa qui la trouvait <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/18/au-portugal-la-cour-constitutionnelle-annule-la-loi-autorisant-l-euthanasie_6073641_3210.html">imprécise</a>. Les juges ont noté qu’ils comprenaient bien l’existence d’une tension, au sein de la Constitution, entre le devoir de protéger la vie et le respect de l’autonomie personnelle, tout en reconnaissant que cette tension peut être traitée à l’aide des moyens législatifs. </p>
<p>La loi sur l’euthanasie n’est donc <a href="https://www.jn.pt/nacional/lei-da-eutanasia-chumbada-pelo-constitucional-13459769.html">pas contraire à la Constitution <em>a priori</em></a>. Néanmoins, dans sa formulation actuelle, elle ne définit pas assez clairement la notion de « souffrance intolérable », laquelle serait pourtant au moins partiellement déterminable à l’aide des critères médicaux. Les députés se pencheront donc sur le texte, en y ajoutant très probablement le critère de la « maladie terminale », qui exclurait notamment de la loi les personnes handicapées. Notons que cette dernière limitation n’existe pas en Belgique et aux <a href="https://www.alliancevita.org/2017/11/leuthanasie-aux-pays-bas-2-2/">Pays-Bas</a> : dans ces deux pays, les personnes lourdement handicapées peuvent demander une aide à mourir, et celle-ci peut être acceptée.</p>
<p>Au même moment (18 mars 2021), en Espagne, le Parlement <a href="https://www.ieb-eib.org/fr/actualite/fin-de-vie/euthanasie-et-suicide-assiste/espagne-la-depenalisation-de-l-euthanasie-entre-les-mains-du-senat-1945.html">a approuvé définitivement</a> la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté (202 voix pour, 141 contre et 2 abstentions). La loi, qui entrera en vigueur en juin, ne précise pas si la personne qui formule la demande doit être en fin de vie. Il faut en revanche qu’elle souffre « d’une maladie grave et incurable ou d’une maladie grave, chronique et invalidante » provoquant « des souffrances intolérables ».</p>
<p>Aussi bien au Portugal qu’en Espagne, des mouvements d’opposition existent. Plusieurs organisations militant pour un accès plus large aux soins palliatifs – qui diminuent la douleur – maintiennent que ces derniers suffisent face à la souffrance potentielle de la fin de vie. Néanmoins, le soutien populaire à cette mesure est important dans les deux pays. Au Portugal, <a href="https://www.lusa.pt/article/UsrRdIrU_ZwTiNeR6mVBbTMSZM5iuSI1/portugal-over-half-favour-euthanasia-survey">plus de 50 %</a>de la population veut une législation permettant l’euthanasie ; en Espagne, le soutien atteint <a href="https://elpais.com/sociedad/2021-03-18/espana-aprueba-la-ley-de-eutanasia-y-se-convierte-en-el-quinto-pais-del-mundo-en-regularla.html">87 %</a>.</p>
<h2>L’Allemagne entre droits fondamentaux et absence du droit</h2>
<p>En Allemagne, la question de a légalisation de l’euthanasie active, appelée « aide à mourir », <em>Sterbehilfe</em> (le mot <em>Euthanasie</em> n’est plus utilisé à cause des précédents historiques), se pose bien moins aujourd’hui que celle du suicide assisté. Interdit en décembre 2015 à travers <a href="https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2015/12/rk20151221_2bvr234715.html">l’article 217 du code pénal</a>, il est revenu, de façon inattendue, sur le devant de la scène. Cette fois-ci, toutefois, ce n’est pas le Bundestag qui s’est prononcé, mais la <em>Bundesverfassungsgericht</em>, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe.</p>
<p>Le 26 février 2020, la Cour de Karlsruhe <a href="https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/DE/2020/02/rs20200226_2bvr234715.html">a déclaré</a> que l’interdiction de l’aide à un individu pour mettre fin à sa vie est anticonstitutionnelle. Ce jugement revient de facto à légaliser la procédure du suicide médicalement assisté dont l’interdiction va, aux yeux des juges, à l’encontre du <a href="https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/DE/2020/bvg20-012.html">droit fondamental à disposer de soi-même</a> (<em>Selbstbestimmungsrecht</em>). Aujourd’hui, et selon la loi, chaque citoyen allemand a le droit de demander une aide médicale au suicide à tout moment de sa vie, et pas seulement en cas de maladie incurable. Si le droit à disposer de soi-même se trouve au centre de la Constitution allemande (<a href="https://www.bundestag.de/resource/blob/189762/f0568757877611b2e434039d29a1a822/loi_fondamentale-data.pdf">article 2</a>) et domine depuis de longues années le principe de non-abandon, c’est en partie pour protéger la population d’une quelconque rechute totalitaire. Le fait que chaque citoyen ait le droit de décider librement du déroulement de sa vie, sans ingérence de quiconque (et surtout pas de l’État), est l’une des conditions du processus de <a href="https://www.cairn.info/usages-de-l-oubli%20--%209782020100502-page-49.htm">reconstruction nationale allemande</a>.</p>
<p>La décision de la Cour de Karlsruhe a été <a href="https://www.zeit.de/politik/deutschland/2020-02/paragraf-217-bundesverfassungsgericht-kippt-sterbehilfe-gesetz">vivement critiquée</a> – on craignait notamment la banalisation du suicide. Or il n’y aucune raison de croire que l’autorisation du suicide assisté ferait augmenter le nombre de cas. En Suisse, pays où l’aide au suicide est autorisée depuis 1942, une <a href="https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/sante/etat-sante/mortalite-causes-deces/specifiques.assetdetail.3902306.html">étude de 2016</a> montre que le nombre de suicides (tous types confondus) comptabilisés par an a clairement diminué entre 1995 et 2003 et reste stable depuis, alors qu’en parallèle, celui des suicides assistés a fortement progressé, notamment entre 2008 et aujourd’hui. Le nombre total de suicides violents continue donc à diminuer.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1004511611166646272"}"></div></p>
<p>Certaines craintes sont infondées, mais le malaise persiste. Un an plus tard, la décision juridique de la Cour de Karlsruhe demeure un espace vide. L’interdiction est levée, mais aucune loi encadrant les pratiques n’est pour l’instant prévue. La question de l’achat de médicaments (<em>pentobarbital</em> notamment) nécessaires a été posée au ministre de la Santé plutôt conservateur Jens Spahn (CDU), mais reste non résolue.</p>
<p>Il existe trois associations qui peuvent aider la personne en souffrance : la <a href="https://www.dghs.de/">Société allemande pour la mort humaine</a>, l’association <em>Dignitas</em> Allemagne (la branche allemande de la célèbre association suisse, dont 43 % de clients <a href="http://www.dignitas.ch/images/stories/pdf/statistik-ftb-jahr-wohnsitz-1998-2019.pdf">viennent d’Allemagne</a> et l’association <a href="https://www.deutschlandfunkkultur.de/gewerbliche-sterbehilfe-wir-haben-eine-vernuenftig.1008.de.html ?dram :article_id=486253"><em>Sterbehilfe</em></a> de l’ancien sénateur de Hambourg pour la justice, Roger Kusch. Elles ont aidé depuis février 2020 une centaine de personnes, de façon plutôt artisanale, sans véritablement disposer de codes de conduite reconnus, le jugement de la Cour de Karlsruhe <a href="https://www.sueddeutsche.de/politik/sterbehilfe-suizid-medizin-bundesverfassungsgericht-1.5197390">ne précisant pas les détails</a>. </p>
<p>Deux projets de loi ont été déposés par les députés libéraux et de gauche d’un côté et par les Verts de l’autre, en <a href="https://www.lto.de/recht/hintergruende/h/sterbehilfe-neuregelung-gesetzentwuerfe-abgeordnete-aerzte-freier-wille-minderjaehrige-toedliche-medikamente-beratung/">janvier 2021</a>. Ils visent à encadrer davantage la procédure (en précisant que sont concernées uniquement des personnes adultes, et que le médecin prescripteur doit avoir eu les moyens de s’assurer de la liberté de la prise de décision), à former du personnel, à définir les réglementations relatives à la publicité des institutions concernées, et à mettre en place des mesures renforcées en matière de prévention des suicides.</p>
<p>Les deux projets différent sur un point important : faut-il réserver la procédure exclusivement à des personnes gravement malades ? Les Verts pensent que la question devrait être posée et que l’État devrait y répondre par avance ; l’autre proposition de loi laisse ouverte cette possibilité à toute personne qui en fait une demande libre et consciente. Dans tous les cas, le temps d’attente serait imposé, et le médecin pourrait refuser de faire l’ordonnance demandée.</p>
<h2>Reprise de contrôle en temps de pandémie ?</h2>
<p>Cet engouement européen – même s’il s’agit souvent de projets de loi qui ont commencé à être rédigés bien avant la pandémie – témoigne de la volonté de reprendre le contrôle sur sa vie, et sur les conditions de sa mort.</p>
<p>L’une des violences les plus insupportables de la pandémie de Covid-19 est celle de la solitude des victimes âgées, mourant isolées dans les Ephad et dans des hôpitaux. L’aide médicale à la mort, qu’il s’agisse de l’aide au suicide ou de l’euthanasie, permet de faire sortir de la solitude de la fin de vie. S’éteindre entouré par des proches, au moment voulu, ne semble pas être cette mort médicalisée que tant craignaient, mais un moment où les humains se confrontent ensemble à leur finitude.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158170/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna C. Zielinska ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Alors que l’Assemblée nationale s’apprête à examiner plusieurs projets de loi sur l’euthanasie, que nous apprend l’exemple des pays européens qui ont récemment légiféré sur la question ?
Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, membre des Archives Henri-Poincaré, Université de Lorraine
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/127877
2020-01-08T23:17:37Z
2020-01-08T23:17:37Z
Mal-être chez les cadres de la R&D : quand les syndicats affrontent le déni patronal
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/309002/original/file-20200108-107219-1nijvks.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=57%2C0%2C5390%2C3587&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La gestion syndicale de la pénibilité mentale et physique du travail des cadres, ingénieur et chercheurs de l'industrie se heurte bien souvent à un profond déni patronal.</span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>« Nous, cadres sup, aux côtés des grévistes » : ainsi s’intitule la tribune parue lundi 7 janvier dans le journal <a href="https://www.liberation.fr/debats/2020/01/06/nous-cadres-sup-aux-cotes-des-grevistes_1771808"><em>Libération</em></a>. Les auteurs (le collectif Les Infiltrés) rappellent par ce texte que les cadres sup’ sont, au même titre que de nombreux autres salariés, directement concernés par les mobilisations sociales, le bien-être au travail et le besoin de voir la pénibilité prise en charge. Pourtant, <a href="https://periodicos.ufsm.br/seculoxxi/article/view/36159">nos recherches</a> montrent que la gestion syndicale de la <a href="https://www.lci.fr/emploi/burn-out-inquiet-seul-sous-pression-demuni-un-cadre-sur-deux-dit-avoir-deja-vecu-un-epuisement-professionnel-etude-cadremploi-2124568.html">pénibilité mentale du travail des cadres</a>, ingénieur et chercheurs de l’industrie se heurte bien souvent à la <a href="http://www.lesutopiques.org/desindividualiser-reconflictualiser-repolitiser/">violence d’un profond déni patronal</a>.</p>
<p>Comment lutter syndicalement contre <a href="https://journals.openedition.org/pistes/4927">la souffrance au travail</a> ? A l’heure où le verdict du procès <a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-condamnation-de-france-telecom-ne-changera-malheureusement-pas-grand-chose-129231">France Télécom</a> vient de tomber, où les <a href="https://www.humanite.fr/apres-france-telecom-de-nouveaux-droits-democratiques-pour-la-sante-au-travail-et-lenvironnement">suicides liés au travail</a> bénéficient d’une attention soutenue, où les témoignages de salariés en souffrance se multiplient, voilà une question que se posent nombre de militants.</p>
<h2>S’entourer de spécialistes</h2>
<p>Selon les <a href="https://la-petite-boite-a-outils.org/la-sante-au-travail-un-nouveau-defi-pour-le-syndicalisme">organisations syndicales</a>, les entreprises, les directions, les démarches entreprises <a href="http://www.editions-croquant.org/les-collections/product/438-syndicalisme-et-sante-au-travail">diffèrent</a>. Loin de chercher à en établir un panorama exhaustif, cet article rend compte d’un cas : celui d’une équipe syndicale, avec laquelle nous avons travaillé de <a href="https://journals.openedition.org/temporalites/2578">2012 à 2017</a>, dans le cadre de trois études commanditées par le Comité d’établissement (CE) d’un centre de recherche d’un grand groupe industriel français.</p>
<p>Confrontés à une direction hermétique à leurs revendications, les représentants du personnel réunis en commission intersyndicale décident en 2009 de faire appel à des spécialistes pour les aider à lutter contre ce phénomène.</p>
<p>Ils se tournent alors vers une équipe de psychologues du travail qui constituent deux groupes d’étude, réunissant respectivement 11 et 19 salariés. S’ensuivent trois demi-journées d’échanges par groupe, dont les résultats sont consignés dans un rapport qui est ensuite discuté et enrichi par les participants. Le verdict est sans appel : l’organisation du travail, qualifiée d’« impitoyable », est fondée sur un déni du travail scientifique et des besoins de reconnaissance de l’humain.</p>
<p>Interpellés par ce diagnostic, les membres de la direction reconnaissent l’existence de chercheurs en souffrance, mais estiment que ces cas restent isolés et ne sauraient rendre compte de la situation des 2000 salariés de cette direction : l’échantillon ayant été constitué sur la base du volontariat, il ne serait statistiquement pas représentatif, et même biaisé, puisque principalement composé de personnes ayant profité de cette étude pour faire état de leur mal-être.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/VvXbqQQK5lM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Médiapart, souffrance au travail quand l’entreprise détruit les salariés.</span></figcaption>
</figure>
<h2>Ajuster la méthodologie</h2>
<p>Pour répondre à cette objection, les représentants du personnel changent de stratégie. Ils sollicitent une équipe de sociologues du travail, réorientent l’étude vers les effets de l’organisation par projet sur le vécu des salariés et se montrent particulièrement vigilants quant à la méthodologie employée : l’échantillon est de plus grande ampleur (89 entretiens individuels de 2 à 3 heures), établi en concertation avec la direction et constitué de chercheurs pris au hasard dans le registre du personnel, en fonction de leurs caractéristiques sociales et professionnelles.</p>
<p>L’enquête confirme que nombre d’entre eux connaissent des troubles de la santé en lien avec leur travail. Une typologie permet par ailleurs d’établir des profils types de salariés « en souffrance » selon les moments de leur trajectoire, leurs caractéristiques sociales, les postes occupés et les contraintes organisationnelles auxquelles ils sont exposés. Les managers apparaissent ainsi particulièrement exposés au risque de surmenage, les chercheurs récemment recrutés ou mutés à celui d’isolement, quand d’autres, notamment parmi ceux dont l’expertise n’est plus jugée utile et porteuse par les financeurs de leur activité, sont nombreux à faire face à une perte de sens, voire à une profonde déstabilisation de leur estime personnelle.</p>
<p>Confrontée à la présentation de ces résultats lors d’une restitution en CE en 2013, la responsable des ressources humaines, qui préside ce jour-là, déclare à nouveau douter de la représentativité des résultats et clôt le débat en indiquant que « les salariés qui éprouvent le plus de difficultés ne sont, bien heureusement, pas la majorité ».</p>
<h2>Quantifier le phénomène</h2>
<p>Pour contrer l’argument de la direction, les militants commanditent une étude quantitative afin de mesurer l’ampleur du phénomène. La direction s’oppose d’abord à la diffusion du questionnaire auprès des chercheurs, au motif qu’il serait trop centré sur les questions de santé au travail.</p>
<p>Après plusieurs mois de discussions, il est finalement adressé à l’ensemble des salariés. Environ 1 100 d’entre eux y répondent, lui conférant un taux de retour de 51 %. Résultat : plus d’un tiers déclarent avoir ou avoir eu des problèmes de santé en lien avec leur travail. Parmi eux, près d’un sur deux évoque des troubles du sommeil, 72 % font part de signes de fatigue et d’épuisement, 42 % de maux de tête, 58 % de signes d’anxiété, près d’un tiers mentionne des maux de ventre ou des ulcères à l’estomac et 60 % déclarent souffrir de maux de dos ou de douleurs aux cervicales en raison de leur travail.</p>
<p>Lors de la restitution de ces résultats en 2015, le directeur du centre fait part de son « malaise » (toutes les citations sont extraites des procès verbaux et observations des séances de CE) à l’égard du taux de retour de cette étude :</p>
<blockquote>
<p>« peut-on vraiment en déduire qu’elle est représentative ? ».</p>
</blockquote>
<p>Il ajoute être « dubitatif » vis-à-vis de « certains résultats pour le moins étonnants ». Il « ne sait pas ce qu’il est possible de tirer d’une telle enquête » car, au fond, « les salariés sont-ils qualifiés pour identifier eux-mêmes l’origine de leurs problèmes de santé ? », « Comment isoler les difficultés professionnelles des difficultés personnelles dans l’analyse alors qu’elles sont souvent entremêlées dans la réalité ? » ; et surtout « qui n’a jamais expérimenté de soucis professionnels dans sa carrière ? »</p>
<p>Enfin, dernier argument avancé par l’équipe de direction : il lui semble « totalement irréaliste » de mettre en question l’organisation du travail car « toutes les R&D de France et du monde travaillent en projet ». Fin de la discussion. Sujet suivant.</p>
<h2>Chiffrer le coût du mal-être</h2>
<p>En 2015, les militants adoptent une nouvelle stratégie : aller sur le terrain de la direction en chiffrant le coût économique du mal-être au travail. 30 entretiens supplémentaires, 40 observations et un nouveau questionnaire sont alors réalisés dans le but d’établir des budgets-temps.</p>
<p>Il en ressort que les chercheurs consacrent près des deux tiers de leur temps de travail à des activités qu’ils jugent périphériques à leur cœur de métier, au détriment de leur production scientifique stricto sensu, alors même que cette dernière est celle qui comporte le plus d’intérêt à leurs yeux. De surcroît, ces activités ne sont pas réalisées de manière séquentielle mais simultanée, ce qui accroît la charge mentale, détériore la capacité de concentration et occasionne une plus grande fatigabilité. Pour continuer à faire de la recherche, ces cadres travaillent alors plus longtemps, au bureau mais aussi, et de plus en plus, chez eux, le soir, le week-end et pendant les vacances, <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2016-3-page-27.htm">ce que l’on sait facteur de risque pour leur santé</a>.</p>
<p>Après s’être félicité que les salariés de la R&D travaillent autant, le directeur propose une autre interprétation de ces résultats. Il s’agirait selon lui d’un problème de « surqualité » : en tant qu’éternels insatisfaits, les chercheurs seraient en quelque sorte victimes de leur perfectionnisme. Faisant amende honorable, le DRH conclut alors la discussion en s’engageant à veiller à davantage protéger les chercheurs d’eux-mêmes et de leur tendance à « s’engager trop fortement dans leur activité ».</p>
<p>Aujourd’hui Bien que la direction se dise ouverte à « poursuivre le dialogue » avec les organisations syndicales, aucune action n’a été engagée à l’issue de ces rapports. Selon certains militants, ces démarches ne sont toutefois pas vaines : elles permettent de « maintenir la pression sur la direction » et de la « mettre face à ses responsabilités » (élu au CE et en DP). Pour d’autres, en revanche, la véritable bataille se joue à présent du côté des salariés, afin que les langues se délient, que ces situations ne soient plus vécues sur le mode de la culpabilité et que des mobilisations puissent émerger sur ces enjeux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/127877/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Comment lutter syndicalement contre la souffrance au travail quand les directions sont dans le déni ? Nos recherches dans le secteur de l’industrie montrent différentes stratégies.
Lucie Goussard, Maître de conférences en sociologie, Centre Pierre Naville, Université d’Evry – Université Paris-Saclay
Guillaume Tiffon, Maître de conférences en Sociologie, Centre Pierre Naville, Université d’Evry – Université Paris-Saclay
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/129231
2019-12-23T15:29:18Z
2019-12-23T15:29:18Z
Pourquoi la condamnation de France Télécom ne changera (malheureusement) pas grand-chose
<p>Le délibéré du procès France Télécom est tombé : les <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/telecom/suicides-a-france-telecom/suicides-a-france-telecom-les-ex-dirigeants-du-groupe-reconnus-coupables-de-harcelement-moral-didier-lombard-condamne-a-un-an-de-prison-dont-huit-mois-avec-sursis_3752765.html">dirigeants sont reconnus coupables de complicité de harcèlement moral, et l’entreprise elle-même a été reconnue coupable</a>. L’ancien PDG Didier Lombard est condamné à un an de prison, dont huit mois avec sursis, et 15 000 euros d’amende. Le groupe, rebaptisé Orange en 2013, devra payer une amende de 75 000 euros, la peine maximale. De leur côté, Louis-Pierre Wenès (ex-numéro 2) et Olivier Barberot (ex-DRH) ont été tous deux condamnés à un an de prison dont huit mois avec sursis et 15 000 euros d’amende, pour avoir mis en place une politique de réduction des effectifs « jusqu’au-boutiste ».</p>
<p>C’est la première fois qu’un tribunal reconnaît cette notion de harcèlement moral institutionnalisé ou systémique, conséquence de choix stratégiques visant à créer un climat anxiogène qui a détérioré les conditions de travail des salariés. Même s’il y aura appel de la décision, ce jugement est inédit à plus d’un titre et dépasse largement les frontières du groupe de télécommunications.</p>
<h2>La reconnaissance de l’origine managériale et organisationnelle de la souffrance au travail ?</h2>
<p>Beaucoup ont vu ici le début de la reconnaissance juridique de la souffrance au travail. Pourtant, le jugement précise qu’il peut être admis que la fixation d’objectifs « puisse provoquer un certain stress ou une pression ». Ce qui est reproché à France Télécom concerne davantage les objectifs déraisonnables et non le respect des conditions de travail. La difficile (voire l’impossible) démonstration des liens de causalité entre les décisions stratégiques et les conséquences sur la santé au travail a limité ici les chefs d’accusation, par exemple celui d’homicide involontaire, qui n’a pas été retenu.</p>
<p>C’est bien là un point qui peut limiter la portée de ce procès : la souffrance au travail dans ses formes diverses est souvent la conséquence d’une combinaison de facteurs dont il est au stade actuel de connaissances impossible d’évaluer le poids respectif. L’affaire France Télécom est donc un cas d’école extrême, les suicides ne représentant que la partie émergée de l’iceberg de la souffrance au travail.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1136996680937746433"}"></div></p>
<p>Pour le dire autrement, dans toutes les organisations où la souffrance est patente mais pas forcément traduite par des situations aussi dramatiques que des suicides, et où les choix stratégiques et organisationnels qui en sont à l’origine apparaissent moins caricaturaux que ceux mis à jour lors de ce procès – primes des managers indexées sur les objectifs de départs des agents, formation des managers pour favoriser la mobilité des subordonnés, <a href="https://www.lesinrocks.com/2010/09/25/actualite/actualite/humiliation-depression-demission-loffre-triple-play-de-france-telecom/">objectifs managériaux quantifiés</a>, et quelques <a href="https://www.la-croix.com/Economie/fenetre-porte-proces-France-Telecom-PDG-reconnait-une-erreur-2019-05-20-1301023214">phrases célèbres du PDG</a> –, il sera sûrement très difficile d’établir une situation de harcèlement moral institutionnel.</p>
<p>Pourtant, la reconnaissance de l’origine organisationnelle de la souffrance au travail obligerait à la prise en compte de celle-ci de manière plus aboutie qu’actuellement. Cela aurait pour corollaire de remettre en cause les pratiques d’évaluation et de prévention actuelles, essentiellement centrées sur l’individu, et nécessiterait des approches plus globales pour mieux rendre compte de la dimension organisationnelle de la santé au travail.</p>
<h2>Est-ce la fin d’un management inhumain ?</h2>
<p>Les prévenus avaient argumenté pour leur défense que cette situation était avant tout la responsabilité de comportements individuels déviants. Mais le tribunal a retenu que les managers intermédiaires avaient eu des agissements de harcèlement subséquemment aux objectifs qui leur étaient assignés. Ils étaient « placés entre le marteau et l’enclume ». La juge citera Mona Ozouf : « L’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes. »</p>
<p>On peut lire dans cet argument une critique du management par objectifs, où finalement les (faibles) moyens laissés à la disposition des managers opérationnels pour l’atteinte de leurs objectifs seraient sous leur unique responsabilité. Le top management n’est plus seulement concerné par l’atteinte de ces objectifs opérationnels déclinés aux subordonnés, il est aujourd’hui impliqué. Les managers opérationnels en première ligne sont bien plus au fait de l’état de santé de leurs équipes et ils en sont souvent les premiers soutiens. </p>
<p>Il faudrait qu’ils soient davantage écoutés sur ces points pour infléchir les objectifs si ceux-ci s’avéraient potentiellement délétères pour la santé des salariés. C’est encore loin d’être le cas dans beaucoup d’organisations, où les objectifs restent généralement inscrits dans un processus descendant. À titre d’illustration, Orange a indexé une partie de la rémunération de ses managers sur un critère de qualité sociale – un objectif qui s’additionne aux autres. C’est donc finalement sur eux que repose la responsabilité de la santé au travail dans l’entreprise…</p>
<h2>Le grand absent des débats : l’État</h2>
<p>Le grand absent de ce procès, c’est peut-être l’État. Ceci à double titre : d’une part, l’État en tant qu’actionnaire principal, d’autre part l’État en tant que législateur-régulateur.</p>
<p>Les avocats de Didier Lombard ont à plusieurs reprises mis en cause l’État en tant qu’actionnaire pour son désengagement de l’entreprise. On pourrait lire également, entre les lignes du jugement, que les intérêts économiques et financiers ne peuvent être atteints au détriment des intérêts humains. Or, le plus souvent, les objectifs sociaux et environnementaux prennent place derrière les objectifs financiers, avec des actions qui s’apparentent davantage à de la communication externe qu’à une réelle prise en compte interne (nous avions à ce sujet parlé de <a href="http://theconversation.com/qualite-de-vie-au-travail-bienvenue-dans-lere-du-greatwashing-115241">greatwashing</a> dans un précédent article). Ce n’est pas une réelle convergence des performances économiques et sociales qui s’opère ; c’est davantage une coloration sociale de la performance économique qui se développe.</p>
<p>L’État, en tant que régulateur-législateur, tarde aujourd’hui encore à inciter ou à contraindre les organisations à prendre réellement en compte la santé psychosociale des salariés face à des pathologies clairement documentées et toujours en augmentation comme les conséquences du stress au travail ou de l’épuisement professionnel. La logique même de l’entreprise moderne, centrée sur la performance financière, empêche le management de considérer sérieusement les « externalités négatives » de l’amélioration continue des performances.</p>
<h2>Quelles conclusions tirer ?</h2>
<p>Aujourd’hui, le nombre et la part des troubles psychosociaux dans les accidents du travail est en <a href="https://www.prescrire.org/fr/3/31/57465/0/NewsDetails.aspx">constante augmentation</a>. Il paraît dès lors délicat de parler d’une époque révolue en ce qui concerne France Télécom et son management. Plus que des hommes, le procès France Télécom condamne un management borgne, focalisé sur l’intérêt unique de l’actionnaire. Il condamne également une réification par le management de l’humain, devenu simple objet qu’il faut gérer dans le processus de création de valeur. Pourtant, malgré l’ambition de ce premier jugement, il n’est pas garanti que les pratiques changent même si la communication des entreprises sur la « performance sociale », elle, est en net progrès.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/129231/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Christophe Vuattoux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La condamnation de plusieurs anciens responsables de France Télécom pour des faits de harcèlement moral à l’encontre de leurs employés est un pas dans la bonne direction, mais beaucoup reste à faire.
Jean-Christophe Vuattoux, Maître de Conférences en Sciences de Gestion, Université de Poitiers
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/116459
2019-05-07T04:22:06Z
2019-05-07T04:22:06Z
Reprendre le travail après un burn-out, un long cheminement émotionnel
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/272233/original/file-20190502-103060-4e539a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=14%2C83%2C784%2C577&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Retourner sur un lieu de travail qui suscite le dégoût ne se fait pas du jour au lendemain. </span> <span class="attribution"><span class="source">Dean Drobot/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le burn-out, en lien avec un <a href="http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1977x011x003/HSMx1977x011x003x0135.pdf">stress chronique et parfois aigu</a>, se traduit par une grande <a href="https://nospensees.fr/les-signes-dune-fatigue-emotionnelle/">fatigue émotionnelle</a>, un cynisme vis-à-vis de son activité et une dilution du sentiment d’accomplissement au travail. Le <a href="https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Exe_Burnout_21-05-2015_version_Internet.pdf">syndrome d’épuisement professionnel se manifeste</a> en conséquence à la fois par une érosion de l’engagement (en réaction à l’épuisement), une érosion des sentiments (à mesure que le cynisme s’installe) et une érosion de l’adéquation entre le poste et le travailleur (vécu comme une crise personnelle).</p>
<p>Le burn-out est donc étroitement lié à un processus émotionnel, ce qui implique d’analyser le cheminement vers le retour à la vie professionnelle au prisme de ces émotions. Dès qu’il survient se met en effet en place un dispositif, inconscient ou non, de protection – psychologique et psychique – par rapport à un lieu de travail considéré comme toxique.</p>
<p>L’adaptation au <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=wl1BDQAAQBAJ&oi=fnd&pg=PP2&dq=de+boeck+%C3%A9motions+et+management&ots=djU_OtBZL8&sig=rpWQBHYwUTR6FK5syEB1CRu8tw8#v=onepage&q=de%20boeck%20%C3%A9motions%20et%20management&f=false">management</a> du modèle théorique de la psychiatre <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07481189308252605">Elisabeth Kübler-Ross</a> sur le processus de deuil est à ce sujet particulièrement éclairant. Si l’on reprend ce modèle par analogie, la période de burn-out correspond aux sept premières étapes.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=319&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=319&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=319&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=400&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=400&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/272240/original/file-20190502-103057-4nlw73.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=400&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La courbe du deuil.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://lemotducoach.com/le-coach-la-perte-et-le-deuil-dans-lentreprise/">Le mot du coach</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des étapes identiques à celles du deuil</h2>
<p>La première étape, c’est le choc. On arrive à un état physique où, quasiment, le corps ne fonctionne plus, ne répond plus. La personne vit un trop-plein vis-à-vis de son travail, une situation ressentie comme très violente.</p>
<p>Vient ensuite la deuxième étape, celle du déni. C’est une caractéristique des gens victimes de burn-out : les signaux qui indiquent le surmenage ne sont pas entendus, on ne veut pas voir que cela ne va pas malgré l’épuisement caractérisé. C’est là que la personne s’effondre – et ne peut plus faire grand-chose à ce stade, impuissante et dépourvue du moindre contrôle sur les évènements.</p>
<p>Une phase plus ou moins longue de repos est alors nécessaire, au cours de laquelle apparaît – troisième étape – la colère. La colère est une émotion de réparation face à un préjudice, une frustration ou une injustice. On prend ici conscience du fond jusqu’auquel on est descendu, on est en colère contre tout – son travail, son employeur, l’organisation –, on a le sentiment qu’on n’a pas été respecté.</p>
<p>On a également une part de colère contre soi-même, sur laquelle il est fondamental de travailler, d’où l’importance d’un accompagnement et d’un travail psychologique. C’est une étape particulièrement difficile car elle implique un retour sur soi, en l’extériorisant, en mettant des mots dessus. Elle s’accompagne d’une autre émotion, la peur, aux multiples visages en fonction de l’histoire de la personne.</p>
<p>La plupart du temps, les gens reviennent trop tôt au travail – souvent à l’étape de colère ou de la dépression. Il est pourtant crucial d’aller au bout du processus. Autrement, il est impossible de reprendre le travail, la colère, la peur et/ou la tristesse empêchant par exemple tout relationnel satisfaisant, notamment avec ses collègues.</p>
<h2>Un travail sur soi avant de reprendre le travail</h2>
<p>Reprendre le travail implique donc de ne pas revenir trop vite, d’avoir fait cette traversée, pris un vrai recul et fait un travail sur soi pour comprendre ce qui nous est arrivé. C’est ce qui permet d’aborder les étapes suivantes, si l’on poursuit le parallèle avec la courbe du deuil, de l’acception à la sérénité qui permet d’envisager de nouveaux projets.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/272248/original/file-20190502-103063-2qjxs8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’accompagnement peut faciliter l’indispensable travail sur soi à réaliser avant le retour à la vie professionnelle.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Photographee.eu/Shutterstock</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les <a href="http://www.inrs.fr/risques/epuisement-burnout/ce-qu-il-faut-retenir.html">facteurs de risques du burn-out</a> sont, au niveau organisationnel, la surcharge de travail, la pression temporelle, le faible contrôle sur le travail, les faibles récompenses, le manque d’équité, les conflits de valeur, les demandes contradictoires et le manque de clarté dans les objectifs et les moyens.</p>
<p>Pour aborder la reprise du travail de façon la plus sereine possible, il faut au moins s’être interrogé sur tous ces facteurs et les avoir fait résonner dans sa propre expérience. Par exemple : comment puis-je gérer autrement ma charge de travail ? Ou alors, ai-je besoin de signes de reconnaissance explicites ? Que puis-je faire pour en recevoir ?</p>
<p>Après un burn-out, les choses ne pourront plus jamais être comme avant. Le traumatisme aura créé des changements psychologiques profonds chez la personne. Dans la grande majorité des cas, l’individu observe une forme de distanciation (mécanisme de protection et de mise à distance des émotions) avec le travail, mais aussi dans ses relations avec les autres au travail.</p>
<p>Elle a souvent pu prendre la mesure de ce qui est vraiment important : être vivant et avoir la santé. Elle sait faire ce qui est utile pour elle en termes d’énergie, pour retrouver la joie. Si la joie n’est pas là, c’est que l’on n’est pas au bon endroit.</p>
<p>Il faut ainsi avoir une idée précise de qu’on va mettre en place pour changer sa manière de faire au travail. Quelle est ma part de responsabilité dans ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que je peux changer ? Par exemple : l’<a href="https://theconversation.com/deconnectez-moi-mais-pas-trop-vite-107021">hyperconnexion</a>, via notamment les e-mails ou le travail le week-end. Il faut être capable de mettre des garde-fous pour juguler le stress et l’hyperactivité.</p>
<p>Le burn-out trouve souvent ses origines dans une forme d’addiction au travail, qu’il faut savoir questionner. Il est également essentiel de sortir du <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/triangle-dramatique-comment-passer-manipulation-compassion-et-au-bien?gclid=Cj0KCQjw7sDlBRC9ARIsAD-pDFpTx1DEU5Y6jzTnLhddS4ZLdEafbTysUUejUIm8X1tYwYH6maFPDwEaAigUEALw_wcB">triangle dramatique</a> de victime-sauveur-bourreau mis en évidence par Karpman.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1123749537414356993"}"></div></p>
<p>Ne plus endosser un statut de victime, au contraire être positif. Ne plus se croire sauveur et prendre conscience qu’on n’est pas irremplaçable – et donc qu’on peut travailler moins. Et ne plus être son propre bourreau, en n’écoutant pas les signaux de fatigue par exemple, en n’étant pas assez bienveillant avec soi-même.</p>
<p>Si le travail sur soi est fondamental, il ne peut résoudre à lui seul l’ensemble des problématiques liées aux interactions humaines. Il faut bien avoir conscience qu’à son retour au travail, les collègues ne vont pas forcément comprendre ce que l’on a vécu. Peut-être d’ailleurs que seules les personnes ayant vécu cette situation peuvent vraiment la comprendre.</p>
<p>Il est donc d’autant plus nécessaire de mettre en place des protections, car l’organisation ne le fera pas forcément. Et se résoudre, dans les cas extrêmes, à changer de travail. Ce changement, s’il est <a href="https://www.editions-jouvence.fr/livre/365-m%C3%A9ditations-et-exercices-de-pleine-conscience">vécu en conscience</a>, pourra alors permettre une réelle renaissance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/116459/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Catherine Pourquier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Un parallèle avec la courbe de l’acceptation du deuil permet de comprendre les différentes étapes entre le moment où l’épuisement professionnel survient et la reprise du travail.
Catherine Pourquier, Professeur de Conduite du Changement, Burgundy School of Business
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/104524
2018-11-08T21:09:34Z
2018-11-08T21:09:34Z
Peut-on justifier éthiquement le régime carné ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/244823/original/file-20181109-116853-8kussl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_La Boucherie_, du peintre italien Annibale Carracci (vers 1580). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ec/Annibale_Carracci_-_Butcher%27s_Shop_-_WGA04409.jpg">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p>Est-il possible de justifier éthiquement le choix de l’alimentation carnée ? Rude tâche que celle-ci, dans une société où, si presque toutes les formes de régime alimentaire sont permises, la cause végane – à savoir celle du végétarisme strict, n’acceptant la consommation d’aucun aliment animal ni de ses dérivés – se fait aujourd’hui fortement entendre, et exprime ses revendications <a href="http://www.francesoir.fr/societe-faits-divers/l214-des-actions-reussies-grace-des-militants-qui-infiltrent-les-abattoirs">tant par le verbe que par l’action</a>.</p>
<p>Manger de la viande dans une société certes démocratique, mais également en pleine transformation du point de vue de ses pratiques alimentaires et des valeurs qui les fondent, est-il encore éthiquement justifiable ?</p>
<h2>Argumentation éthique et goûts personnels</h2>
<p>Il est d’abord nécessaire de distinguer mon point de vue personnel – adepte de l’alimentation carnée – de celui que j’ai en tant que philosophe ; c’est-à-dire quelqu’un examinant les arguments qui sous-tendent les diverses opinions et prises de position, engagé dans un questionnement éthique inspiré par le rationalisme sceptique – cette pensée « inquiète » visant à trouver une « manière de nous rendre responsables de nos croyances et des actions qui en découlent », comme le <a href="https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2010-1-page-93.htm">souligne justement la philosophe Céline Denat</a>, spécialiste de David Hume.</p>
<p>Ces deux points de vue sont évidemment liés : si j’essaie de savoir s’il est éthiquement défendable de manger de la viande, c’est parce j’en mange. Toutefois, au moins sur le principe, je pourrais me livrer au même exercice même si tel n’était pas le cas – et il n’est d’ailleurs en rien certain que mon régime alimentaire soit immuable.</p>
<p>Je confesse de plus avoir entrepris de réfléchir à cette question justement parce que, en discutant avec des personnes végétariennes de diverses obédiences, j’ai commencé à soupçonner que mes goûts pouvaient être le fruit d’une mauvaise habitude ; et même à me demander s’il n’y avait pas comme une forme de barbarie inscrite dans ce dont j’ai hérité, en termes biologiques, sociologiques ou historiques.</p>
<p>À l’instar de la plupart des gens qui en consomment, je mange de la chair animale à la fois parce j’en ai le goût et l’habitude ; cela recouvre dans l’expérience courante, plusieurs choses distinctes.</p>
<p>J’observe, par exemple, que mon appétit et mes goûts culinaires sont accoutumés à ce type d’alimentation ; que je supporte et que mon estomac digère correctement la chair animale ; que sur le plan gustatif je trouve agréables certains aliments carnés, tandis que d’autres m’intéressent, du point de vue culturel ; que certains me font saliver lorsque je pense à eux ; et enfin que j’éprouve une forme de manque lorsque je n’en ai pas consommé depuis longtemps.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"776099257241645056"}"></div></p>
<h2>Un socle condamnable, neutre ou vertueux ?</h2>
<p>Ces éléments correspondent à quelque chose de subjectivement ou d’intimement vécu ; et même en réfléchissant attentivement, il n’est pas aisé de déterminer ce qui dans les préférences personnelles relève de la nature ou de l’éducation.</p>
<p>Indéniablement, les goûts alimentaires s’inscrivent dans la continuité quotidienne de l’expérience vécue et, à ce titre, ils représentent ce que Bergson dans <a href="https://www.puf.com/content/La_pens%C3%A9e_et_le_mouvant"><em>La Pensée et le mouvant</em></a> (1934) identifiait comme l’expression de la « conscience obscurcie » ou de la « volonté endormie ».</p>
<p>Il est également possible que le choix personnel d’un régime alimentaire dépende de déterminations naturelles qui précèdent les habitudes, et qu’il s’effectue par exemple en fonction du patrimoine génétique ou du type de groupe sanguin.</p>
<p>Toujours est-il que ces éléments ne constituent nullement une base solide pour une défense cohérente et argumentée de l’alimentation carnée du point de vue éthique. En tant qu’humain, on peut en effet être accoutumé à de très mauvaises habitudes, on peut également être tenté de les défendre parce qu’on y est attaché depuis longtemps ou bien parce qu’elles nous avantagent. Il est également possible que nous soyons poussés par notre nature à des penchants éthiquement condamnables.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1040272655180615680"}"></div></p>
<p>La distinction de départ apparaît tout de même importante car la question n’est pas ici de savoir si mes goûts alimentaires me conviennent personnellement ou me disposent à adopter un régime convenable pour ma santé – car ce qui n’est bon que pour moi ne revêt nullement une dimension éthique, du moins au sens fort de ce terme.</p>
<p>La question revient plutôt de décider s’ils reposent sur quelque chose qui est condamnable, neutre, ou vertueux du point de vue de mes relations au monde. Cela signifie, pour dire les choses simplement, dans le premier cas, que mes goûts sont susceptibles de causer un préjudice à quelqu’un ou qu’ils violent une règle ou une valeur sacrée ; dans le deuxième, qu’ils ne le font pas ; dans le troisième, que leur expression est profitable à la dignité ou au bien-être d’un autre que moi.</p>
<p>Pour décider de cela, et puisque le régime carné se trouve aujourd’hui attaqué, il est commode d’écouter la critique, de se tourner vers les arguments de ceux qui le dénoncent afin d’examiner s’il existe des raisons solides pour maintenir le régime carné.</p>
<p>Ces arguments se résument à deux classes : celle qui évoque la cause animale et celle qui renvoie à la dimension environnementale.</p>
<h2>Au nom de l’éthique environnementale</h2>
<p>Les arguments relatifs à la dimension environnementale s’appuient sur la science écologique ; celle-ci établit que l’impact sur l’environnement de l’alimentation carnée et de ses développements récents et prochains <a href="http://science.sciencemag.org/content/361/6399/eaam5324">peut engendrer des catastrophes</a>, tout particulièrement dans le contexte du changement climatique.</p>
<p>Cette première approche débouche un double constat : c’est sur le plan de l’éthique environnementale que le régime carné peut être éthiquement évalué, et sur ce plan il se trouve nettement critiquable.</p>
<p>Ce qui n’est que peu perceptible au niveau individuel du mangeur de viande correspond pourtant à un travers éthique, conformément au principe des actions agrégées. Si, du point de vue strictement individuel, le choix de manger de la viande paraît éthiquement peu coupable sur le plan environnemental, le fait que nous sommes des millions de personnes à goûter la chair animale est, lui, dommageable.</p>
<p>L’agrégation des actions individuelles conduit en outre la production de viande à prendre des formes et des proportions industrielles, suspectes pour des raisons de volonté de haut rendement d’être peu respectueuses à l’égard des ressources naturelles, comme à l’encontre des animaux élevés pour être consommés.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nVydgG2DFU0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">L’impact de la viande sur l’environnement expliqué en 4 minutes. (<em>Le Monde</em>/YouTube, 2015).</span></figcaption>
</figure>
<p>Adopter un régime carné (surtout s’il n’est pas proportionné aux besoins personnels pour demeurer en bonne santé) s’avère donc éthiquement critiquable : cela conduit directement à appauvrir la nature et, indirectement, c’est se montrer indifférent à l’environnement.</p>
<p>Dans le même temps, cette conclusion se voit tempérée par le fait que ce qui se trouve mis en question, ce sont certaines formes de production et de consommation de viande animale plutôt que le régime carné en tant que tel : certains animaux sont, si je peux dire, environnementalement plus coûteux à élever que d’autres (par exemple le bœuf par rapport à la volaille).</p>
<p>Ce qui est également mis en question ici, c’est la production industrielle et ses artifices géants, qui, sous l’effet du principe des actions agrégées, amplifient au-delà du raisonnable le désir de consommation de viande. Une production respectueuse des capacités et des ressources de la nature et un régime alimentaire raisonnable rendraient probablement le régime carné compatible avec l’éthique de l’environnement ; la recherche de nourriture protéinée à base d’insectes paraît à ce titre une piste ici envisageable.</p>
<p>Nous devons ainsi conclure que, sur le principe au moins et à condition de respecter certaines conditions de production et de consommation, une défense du régime carné est possible sur le plan environnemental.</p>
<p>Les questions qui surgissent au terme de cet examen concernent plutôt la triple difficulté qu’il y a à modifier les habitudes alimentaires individuelles, à transformer le système industriel et à agir sur les pratiques collectives de consommation.</p>
<h2>Au nom de la cause animale</h2>
<p>Bien plus difficile à affronter paraît l’autre classe d’arguments déployés contre le régime carné, exprimés par les promoteurs de la cause animale.</p>
<p>Non seulement leurs arguments semblent éthiquement pertinents, mais encore la distinction établie plus haut semble plus que jamais difficile à maintenir : en considérant les arguments de la cause animale, le point de vue personnel, parce qu’il est émotionnellement déterminé, peut contaminer l’examen des raisons et des valeurs.</p>
<p>Les arguments qui concernent la souffrance animale sont évidemment les plus susceptibles de créer une telle confusion. Élevés dans des conditions parfois sordides, les animaux destinés à être mangés sont mis à mort de manière souvent brutale et cruelle, ce qui s’apparente à des assassinats, si ce n’est à de la torture.</p>
<p>Qui peut être insensible à cette barbarie organisée ?</p>
<p>L’empathie à l’égard des animaux paraît à cet égard, de la part des animaux humains, une attitude tellement normale qu’elle semble donner raison à Rousseau, lorsqu’il considérait dans son <em>Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes</em>, la pitié comme un sentiment naturel et inné :</p>
<blockquote>
<p>« C’est elle qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Loi, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix. »</p>
</blockquote>
<p>Certes, comme le <a href="https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2006-1-page-463.htm">souligne le philosophe Paul Audi</a>, le caractère spontané de la pitié, véritable cri du cœur de l’homme naturel (non socialisé) ne peut valoir, pour l’humain tel qu’il est élevé dans le cadre des pratiques culturelles millénaires et complexes, comme une éthique rationnellement construite basée sur des valeurs justifiées.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1060097052607008768"}"></div></p>
<p>On peut constater, si l’on admet le postulat rousseauiste, que la présence en l’homme de la pitié naturelle rend très mystérieux le déni de la souffrance animale, tant en ce qui concerne l’élevage industriel que les modes traditionnels que sont la chasse et la pêche.</p>
<p>Ce déni, que l’on constate fréquemment de la part des mangeurs de chair animale, s’apparente du point de vue rousseauiste à une mise entre parenthèses de leur propre sensibilité, et elle interroge sur l’espèce humaine. Celle-ci apparaît comme profondément ambiguë dans son positionnement : à la fois carnassière et dotée de conscience, donc de scrupules, et de ce fait engagée dans la recherche du meilleur système possible (idéologique, industriel) pour faire taire ces derniers.</p>
<p>On reconnaît une position éthique à ceci que, tout en donnant du sens à l’action humaine, elle soucieuse de repérer et de proscrire les actes humains susceptibles de causer des préjudices à autrui. À cet égard, au-delà même de la souffrance que nous causons aux animaux que nous élevons, le fait de les tuer pour les manger paraît moralement injustifiable.</p>
<p>Défendre l’alimentation carnée revient à adopter un point de vue qui introduit une différenciation entre l’humain et l’animal au profit du premier, et il est difficile de ne pas reconnaître ici une attitude ouvertement spéciste. Le spécisme, selon Peter Singer, auteur en 1975 de <em>La Libération animale</em>, est l’équivalent pour les animaux du racisme envers les humains : ce terme désigne l’attitude qui consiste à privilégier la communauté dont on est membre (son genre, sa communauté ethnique ou religieuse) par principe, sans raison, parce que c’est la sienne.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/lhO2RGarWgs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Interview de Peter Singer, auteur de « La Libération animale ». (Université Rennes 2/YouTube, 2016).</span></figcaption>
</figure>
<p>Il s’agit d’une sorte d’égoïsme collectif, qui s’exprime sous la forme d’une indifférence à autrui, indifférence éthiquement injustifiable (indifférence des blancs à l’égard de la condition des noirs, à celle des animaux non humains de la part des humains, à celle des femmes pour les hommes), ce qui représente comme l’élément de base pour une justification de la domination.</p>
<p>À cet égard, il est courant aujourd’hui d’assimiler les combats en faveur des droits des animaux à ceux qui sont menés contre le racisme et le sexisme ; tout se passe comme si l’on assistait à un <a href="https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2015-1-p-51.htm?1=1&DocId=91714&hits=2292+2291+2290">élargissement progressif de la catégorie d’égalité</a> entre les êtres vivants, qui rend légitime et possible les combats contre la discrimination et la domination.</p>
<p>On pourrait également émettre l’hypothèse que c’est en fonction de cette capacité à l’indifférence que l’éthique du <em>care</em> animal, qui devrait normalement s’imposer en vertu de notre disposition naturelle à la pitié, peine mystérieusement à le faire. On entend par <em>care</em> le soin ou la sollicitude qui servent à la fois de fondement et d’horizon pour la relation à autrui, d’après la terminologie morale adoptée aujourd’hui.</p>
<p>La théorie du <em>care</em> pour notre sujet apparaît d’autant plus importante qu’elle s’appuie sur la vulnérabilité des êtres, et que les animaux dont nous faisons nos délices sont soumis à nos conditions d’élevage et d’abattage. Le « changement de regard sur la vulnérabilité » qu’implique l’éthique du <em>care</em>, <a href="https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2010-2-page-51.htm">souligne la sociologue Patricia Paperman</a> n’a manifestement pas, ou pas encore, touché la majorité des mangeurs de viande. On dirait que l’empathie du <em>care</em> ne vaut de manière éthiquement décisive qu’à l’égard des animaux de compagnie, ou domestiques, et non à l’égard des animaux élevés pour être mangés.</p>
<p>Du point de vue de la classe d’arguments exposés par les promoteurs de la cause animale, il y a donc de bonnes, et même d’excellentes raisons éthiques pour se résoudre à suspendre le régime carné. Pour autant, il est possible de le maintenir, à certaines conditions.</p>
<h2>À quelles conditions peut-on justifier éthiquement le régime carné ?</h2>
<p>Le maintien du régime carné est susceptible de s’effectuer, me semble-t-il, sous deux modalités distinctes et contradictoires l’une avec l’autre : soit dans le cadre d’un rapport industriel et inconscient à la nourriture, soit dans le cadre d’un rapport conscient et compatible avec l’éthique.</p>
<p>La première attitude concerne les conditions ordinaires de la vie moderne : faire ses courses en hypermarché met l’acheteur en relation avec de la viande pour ainsi dire désanimalisée, puisque le corps de l’animal que l’on achète pour le consommer a été préalablement mis en pièces sur une chaîne de production, bien avant d’être présenté dans le rayon de la grande surface, et qu’il y est exposé de manière anonyme.</p>
<p>Cet anonymat est générique, ou exponentiel : personne ne sait quel animal il mange ; dans les lots vendus, il y a le plus souvent des morceaux de plusieurs individus différents ; et, l’ignorance aidant, beaucoup de gens ne savent pas à quelle partie du corps de l’animal se rattache exactement telle ou telle pièce consommée.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Étal de viande dans un supermarché.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/en/supermarket-shopping-food-market-109863/">Karamo/Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme une amplification démesurée du rôle traditionnellement dévolu à l’art culinaire, mais qui irait jusqu’au dévoiement, le travail de l’industrie œuvre à un processus d’invisibilisation de l’animal.</p>
<p>La transformation du sujet animal en produit carné apparaît comme la condition matérielle de possibilité de l’insensibilité morale du consommateur. Par suite, lorsque l’industrie se mue en doctrine industrialiste, rigoureusement parlant celui-ci ne mange plus de la viande mais se nourrit de protéines animales, au sein d’un système qui, de l’élevage et de l’abattage jusqu’au conditionnement marketing, est agencé pour produire l’oubli de la condition des bêtes. C’est ce qu’a très bien <a href="https://theconversation.com/regards-croises-sur-lhumanite-carnivore-92526">souligné Florence Burgat</a> dans son dernier livre, <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/l-humanite-carnivore-florence-burgat/9782021332902"><em>L’Humanité carnivore</em></a>, qui constitue une véritable analytique du régime carnivore dans son contexte industriel.</p>
<p>Tout se passe comme si l’industrialisme visait à gommer la honte d’être mangeur de viande, dans une stratégie fallacieuse de recherche du confort moral à n’importe quel prix, d’ailleurs vouée à l’échec car aucun carnivore humain n’est à l’abri d’une prise de conscience, d’autant plus violente qu’elle a été différée.</p>
<p>Tout au contraire, la seconde attitude fait paradoxalement droit à la présence pleine et entière de l’animal dans la consommation de viande. Elle repose sur la reconnaissance des vertus de l’animal tué pour être incorporé et peut même engendrer une forme morale de reconnaissance, un respect qui se fait ressentir comme empathie à l’égard de celui envers lequel nous sommes redevables.</p>
<p>Ainsi que l’<a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2002-2-page-245.htm?1=1&DocId=353726&hits=2267+2266+2227+2226+2131">avance la sociologue Jocelyne Porcher</a>, dans cette manière d’envisager le régime carné, consciente et assumée, il s’agit au contraire de s’associer à une communauté d’échanges, qui englobe l’élevage, l’abattage, la transformation et la préparation de la viande. Dans la conscience que chaque humain est redevable aux animaux consommés.</p>
<p>Cette attitude implique un travail de compréhension de l’humain, cet héritier contemporain d’une lignée omnivore, à partir de sa différence avec l’animal non humain, différence qui n’apparaît pas comme la négation de ce dernier, mais comme le contraire de sa négation.</p>
<p>Car il s’agit bien de souligner la présence de l’animal dans l’alimentation, ce qui peut prendre plusieurs formes.</p>
<p>D’une part, elle peut impliquer une ritualisation – faut-il aller jusqu’à parler d’une sacralisation ? – de plusieurs phases du processus, de l’élevage à la consommation en passant par la mise à mort de la bête. On parle ici d’une série d’actes spécifiquement humains, particuliers à notre espèce : si toutes les espèces animales en mangent d’autres, très rares sont les espèces qui en élèvent d’autres pour les consommer. L’espèce humaine, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9t%C3%A9rotrophie">hétérotrophique</a>, est à la fois omnivore-carnivore et socialement organisée dans ses modes de production de l’alimentation carnée. Cette spécificité engendre une forme de gravité, qui a des effets en termes de responsabilisation. Manger de la viande en conscience implique ainsi certaines formes d’obligation, par exemple celle de demander pardon à l’animal tué avant de le consommer, et de le remercier parce qu’il nous nourrit ; ou celle de considérer la viande comme un met impossible à banaliser en produit d’alimentation courante.</p>
<p>Sur ces aspects, la pédagogie dès l’enfance doit sans aucun doute jouer un rôle considérable, et l’on pourrait souligner le rôle des cantines scolaires comme lieu d’apprentissage de la civilité à l’égard des animaux consommés.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"936220947023089664"}"></div></p>
<p>De l’autre, elle souligne le rôle de la culture, ou mieux encore celui des cultures dans la transformation de l’animal en viande. Et de ce fait elle implique l’effort d’assumer la mise à mort d’êtres vivants par la compréhension anthropologique de l’acte de consommer – cette attitude serait donc incomplète sans la curiosité, l’intérêt, voire le scrupule portés à la connaissance des opérations successives d’élevage, d’abattage, de cuisine et d’art de la table.</p>
<p>Les conditions infamantes d’incarcération et d’alimentation, les formes cruelles d’abattage, la cuisine non respectueuse des aliments, la présentation inélégante ou irrespectueuse des pièces de viande sur l’étal ou à table, toutes ces choses sont en effet éthiquement condamnables, elles doivent être dénoncées et combattues. C’est là un type d’engagement qui fait partie intégrante de la responsabilité de l’humain carnivore.</p>
<p>La première attitude, consubstantielle à la vie industrialisée et érigeant en règle l’indifférence au monde (car il est transformé en produit consommable), se voit aujourd’hui heureusement mise à mal par le travail de conscience qui est en train de s’opérer sous l’effet de l’action des défenseurs de la cause animale.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1058482199601823744"}"></div></p>
<p>La seconde, parce qu’elle s’érige contre les formes industrialistes d’oubli organisé de la condition animale et humaine, se félicite de cette prise de conscience, et invite à une relation raisonnée et respectueuse à l’alimentation.</p>
<p>Nous pouvons donc répondre à notre question initiale : une éthique du régime carné apparaît possible. Elle peut se fonder sur cette seconde attitude, et, en tant que telle elle ne peut jamais se figer dans une position de principe qui serait acquise une fois pour toutes ; elle se confond plutôt avec la tâche, continue et difficile, qui vise à donner un sens humain à l’action et à la relation au monde.</p>
<hr>
<p><em>L’auteur tient à remercier Laurent Bègue, Bertrand Favier, Fabienne Martin-Juchat et Christophe Ribuot pour leurs remarques qui ont fait progresser sa réflexion</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104524/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thierry Ménissier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Une réflexion à la fois personnelle et philosophique sur le fait de manger de la viande au XXIᵉ siècle.
Thierry Ménissier, Professeur de philosophie politique, Grenoble IAE Graduate School of Management
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/101477
2018-09-02T18:32:50Z
2018-09-02T18:32:50Z
Police sous tension : l’urgence de réformer en profondeur
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/233696/original/file-20180827-75975-17seav4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C4%2C1020%2C676&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation étudiante à Paris en 2009. Le désamour entre forces de l'ordre et citoyens tient aussi à une mauvaise gestion interne.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/frogandonion/3284952077/">Frog and Onion/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span></figcaption></figure><p>Publié le 3 juillet sous le titre « Vaincre le malaise des forces de sécurité intérieure :une exigence républicaine », le rapport sénatorial n°612 révèle la crise interne au sein de l’institution policière et préconise une réforme profonde. Les rapporteurs notant que <a href="https://www.senat.fr/notice-rapport/2017/r17-612-1-notice.html">« les suicides constituent l’un des révélateurs les plus édifiants du malaise, car ils témoignent de l’importance des risques psychosociaux (RPS) »</a>. Un bien sinistre tableau de l’état psychologique des forces de l’ordre en France.</p>
<p>« L’année 2017 aura malheureusement été particulièrement marquante sur ce plan, puisque 50 agents de la police nationale se sont suicidés » indique le rapport. Au cours des années 2000, l’institution a connu d’autres années sombres : 54 suicides en 2000, 50 en 2005, 49 en 2008, 55 en 2014.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/aux-origines-du-malaise-policier-67883">Aux origines du malaise policier</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>À cela s’est ajoutée une crise politique impliquant les plus hautes autorités du corps policier, comme l’a révélé le <a href="http://www.liberation.fr/france/2018/08/07/affaire-benalla-le-prefet-de-police-a-t-il-menti-sous-serment_1671314">développement médiatique de l’affaire Benalla</a>] tout au long de l’été 2018. Mais, entre manque de reconnaissance, conditions de travail difficile et mépris de l’État, la police française peut-elle se réformer ?</p>
<h2>Benalla ou l’incarnation du mépris</h2>
<p>L’affaire Benalla a fait office de véritable détonateur au sein du corps policier. Pour le syndicat de commissaires de police, confier une mission régalienne de protection du Président Macron à un civil non policier a ainsi été interprété comme un acte de défiance, voire de mépris, de la part de l’Élysée.</p>
<p>La position, tolérée par la Présidence de la République, de l’ex-chargé de mission Alexandre Benalla – usant de son statut de réserviste opérationnel citoyen (<a href="https://www.defense.gouv.fr/reserve/presentation-generale/reserve-operationnelle/la-reserve-operationnelle">volontaire</a>) de la gendarmerie – <a href="https://lessor.org/alexandre-benalla-un-reserviste-operationnel-tres-particulier-explications">a choqué</a> la hiérarchie policière du fait de sa très rapide montée en grade et des privilèges exorbitants accordés à son poste.</p>
<p>Les fautes et erreurs commises, couvertes, sous la pression de l’autorité élyséenne, par des hautes autorités policières (transmission de vidéos, dérives individuelles), ont même mené un syndicat de policiers à parler de pratiques de « barbouzes » ayant profondément nuit à l’image <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/07/24/affaire-benalla-au-senat-les-syndicats-policiers-denoncent-la-confusion-des-roles_5335441_823448.html">déjà écornée de l’institution policière</a>.</p>
<p>Le préfet de police Michel Delpuech a d’ailleurs <a href="https://www.franceinter.fr/politique/affaire-benalla-le-prefet-de-police-denonce-un-copinage-malsain">qualifié</a> de « copinage malsain » ces dérives individuelles. Le fait que le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, les minimise, ou les ignore, et <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/07/23/affaire-alexandre-benalla-collomb-charge-lelysee-et-la-prefecture-de-police-de-paris-a-qui-il-appartenait-dagir_a_23487457/">se défausse</a> sur la préfecture de police devant la commission d’enquête parlementaire ne peut que renforcer chez les policiers la souffrance subit sous l’effet d’un double manque de reconnaissance.</p>
<h2>Le blues des flics</h2>
<p>Ce manque de reconnaissance est nourri à la fois par le désamour de la population et le mépris d’une hiérarchie aux ambitions mues par une trop grande politisation.</p>
<p>« C’est (la politisation) l’une des causes du blues des policiers » écrit Bernard Petit, ancien patron du 36 quai des Orfèvres, dans <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/secrets-de-flic-bernard-petit/9782021378658"><em>Secrets de Flics</em></a> (éditions du Seuil, mai 2018). « La police est une institution charnière entre le système politique et son environnement sociétal », nous explique aussi le sociologue français Jean‑Louis Loubet del Bayle dans <a href="http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=50244"><em>Sociologie de la Police</em></a> (L’Harmattan, 2016).</p>
<p>L’intervention, pour la Préfecture de Police, me sollicitant sur les questions de prévention du suicide dans le cadre d’un contrat de recherche pour une thèse de doctorat en psychologie du travail (<em>Travail policier en commissariat : Lien entre mal-être au travail et épreuves psychiques</em>), m’a permis de mener, en 2016 et 2017, des entretiens (non publiés) avec plusieurs policiers au sein d’un groupe de discussion rassemblant gardiens de la paix et officiers de police judiciaire d’investigation de région parisienne.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/restaurer-le-collectif-pour-mieux-prevenir-les-suicides-lies-au-travail-89404">Restaurer le collectif, pour mieux prévenir les suicides liés au travail</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Les retours des uns et des autres mettent très clairement en cause l’emprise du politique sur le quotidien.</p>
<h2>Le policier, fusible du politique ?</h2>
<p>Pour certains policiers l’image « donnée à l’extérieur est influencée par le politique ; et même personnalisée à l’homme politique du moment, au ministre de l’Intérieur qui l’incarne ».</p>
<p>D’autres prennent comme exemple la disparition des îlotiers au gré des décisions politiques : par exemple, la police de proximité a été mise en place sous le gouvernement Jospin, en 1998, et abandonnée cinq ans plus tard par Nicolas Sarkozy.</p>
<p>Elle devrait désormais renaître avec la <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/02/08/la-police-de-la-securite-du-quotidien-de-macron-cette-police-de-proximite-qui-ne-dit-pas-son-nom_a_23356092/">Police de Sécurité du Quotidien</a> (PSQ).</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/police-de-proximite-mode-demploi-82923">Police de proximité, mode d’emploi</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Cette instrumentalité policière, signifie que la police est au service de sa tutelle politique. Son organisation est donc obligée de suivre les réformes successives liées aux alternances politiques. En même temps, le corps policier est aussi sujet à une forte insularité. Ses membres résistent, ouvertement ou plus discrètement, aux demandes des acteurs politiques, tout en disposant sur le terrain d’une marge d’appréciation, d’un pouvoir discrétionnaire, dans un mécanisme de caution mutuelle.</p>
<p>Pour les hommes et femmes rencontrés, le rapport avec les autorités politiques, à la frontière entre « insularité et instrumentalité », est en réalité difficile à délimiter.</p>
<h2>Le chèque en gris</h2>
<p>Cette relative imprécision des directives du système politique a été particulièrement bien analysée par le chercheur canadien Jean‑Paul Brodeur qui désigne la caution mutuelle entre policiers et autorités par la métaphore du <a href="http://classiques.uqac.ca/contemporains/brodeur_jean_paul/police_mythes_et_realites/police_mythes_et_realites_texte.html"><em>chèque en gris</em></a>.</p>
<p>Cela suggère que l’imprécision des directives est plus ou moins souhaitée par les deux parties, comme instrument de protection mutuelle, en laissant à la police une marge de manœuvre tout en la couvrant, et en permettant éventuellement aux autorités politiques de prétendre ignorer les prolongements policiers de leurs décisions.</p>
<p>S’interrogeant sur ce difficile équilibre relevant de l’instrumentalité ou de l’insularité entre la police et le monde politique, le sociologue <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/la-force-de-l-ordre-didier-fassin/9782757848760">Didier Fassin</a> écrit :</p>
<blockquote>
<p>« Assurément, le gouvernement instrumentalise la police, ses statistiques, ses interventions… Mais réciproquement, la police s’insularise en reprenant à son compte ce qui lui est imposé : en somme, les forces de l’ordre choisissent de réaliser ce qu’on leur ordonne de faire. »</p>
</blockquote>
<p>S’ils en ont les moyens, les policiers disposent d’une marge d’autonomie « au confluent de plusieurs séries de facteurs : la gravité de l’acte, la qualité de la preuve, les comportements du suspect et de la victime ou encore le contexte territorial », <a href="http://www.armand-colin.com/sociologie-de-la-police-politiques-organisations-reformes-9782200603502">expliquent Fabien Jobard et Jacques de Maillard</a>.</p>
<h2>La sensation de déclassement</h2>
<p>À ce rapport complexe entre instrumentalisation et insularité s’ajoute un dénuement matériel de plus en plus important, que chacun peut constater en se rendant dans les commissariats, et qui ne permet plus de faire du « bon boulot ».</p>
<p>Le rapport sénatorial confirme que :</p>
<blockquote>
<p>« Les moyens des forces de sécurité intérieure apparaissent totalement insuffisants. L’immobilier et l’état du parc automobile sont dans un état inquiétant. La commission d’enquête estime que l’adoption d’une véritable loi de programmation de la sécurité intérieure […] pourrait permettre d’élaborer une vision plus cohérente, de traiter en priorité les manques de moyens les plus prégnants puis d’assurer leur maintien à un niveau satisfaisant à long terme. »</p>
</blockquote>
<p>Il en découle une impression de déclassement qui affecte profondément le moral des agents et « qui, en outre, porte atteinte à la dignité de la fonction policière vis-à-vis de la population » relève la commission d’enquête sénatoriale.</p>
<p>Est-ce pour cela que la police, face au public, ne cesse de passer du désamour à la haine, par des relations de plus en plus détériorées ?</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/233879/original/file-20180828-86132-1i1h2cr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le syndicat de policiers Alliance manifeste durant la manifestation de fonctionnaires à Lyon du 10 octobre de 2017.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ec/Alliance_manifestant_%C3%A0_Lyon_le_10_octobre_2017.jpg/1024px-Alliance_manifestant_%C3%A0_Lyon_le_10_octobre_2017.jpg">Haldu/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Manque de reconnaissance</h2>
<p>Des relations créant des conflits d’objectif pour ce métier, fondé sur un lien étroit avec la population, et pour ces 100 000 policiers du corps d’encadrement et d’application (les gardiens et gradés) consacrés, par vocation pour la plupart, au service, à l’assistance et à la protection de la population.</p>
<p>Ces dernières années des sites Internet « anti flics » sont apparus, et des affichages, ont dénoncés de manière menaçante les « dérapages policiers » lors des manifestations de rue.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/YkSKU91rOgI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les paroles de la chanson « Bavure » du rappeur Jo Le Pheno ont fait polémique, il a été accusé d’attiser la haine anti-flics.</span></figcaption>
</figure>
<p>Par ailleurs, comme l’a relevé le rapport sénatorial, les policiers ont « le sentiment d’être traités injustement par les médias ». Ils se plaignent de la multiplication des mises en cause, pour certaines injustifiées, mais désormais relayés par les réseaux sociaux. Ils voient, encore là, dans cette mauvaise image, donnée régulièrement par les médias, un <a href="https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/agression-de-policiers-a-champigny-sur-marne/on-en-a-marre-de-cette-haine-anti-flic-des-policiers-se-rassemblent-apres-l-agression-a-champigny-sur-marne_2542243.html">manque de reconnaissance</a>.</p>
<h2>Défaut de dialogue interne</h2>
<p>Ce désamour crée, en matière de reconnaissance, un transfert de l’attente des policiers vers l’institution dont les policiers attendent des réponses. En vain. Le rapport sénatorial de juillet 2018 soutient ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Toutes ces difficultés […] n’aboutiraient sans doute pas à un malaise général si l’institution jouait pleinement son rôle protecteur et intégrateur pour les agents qui en font partie ». Reconnaissant ainsi que la cohésion constitue un « facteur évident » influant sur les suicides, qui dépend de la qualité du management et de « la capacité à déterminer les stratégies opérationnelles au plus près du terrain en associant étroitement les personnels pour qu’ils aient une parfaite conscience de leur place et de leur valeur dans les politiques publiques ».</p>
</blockquote>
<p>Mais les policiers de terrain, estimant les réactions politiques limitées face aux évolutions sociétales, et à leurs conséquences en matière de délinquance et de violence, sont très peu sollicités par leur hiérarchie sur ces problèmes de société, pour dégager des solutions opérationnelles.</p>
<p>Le défaut de dialogue entre régulations de contrôle (code de procédure pénale, code de déontologie) et régulation autonome (les règles professionnelles implicites, comme les astuces en cas de refus de contrôle d’identité), soit une absence de régulation conjointe du métier élaborée collectivement dans le travail policier, conduisent à un profond sentiment d’amertume et de mal-être au travail.</p>
<p>Celui-ci s’observe tout d’abord par une forte démobilisation et démotivation jusqu’au retrait de l’opérationnel des gradés et des anciens, la recherche de refuge dans des fonctions administratives ou de gestion de personnel, en cherchant à prendre du « galon ». Ce qui provoque dans le corps d’encadrement et d’application, depuis plusieurs années, un phénomène d’engorgement dans les avancements au grade de brigadier. « Près de 10 000 gardiens de la paix ayant réussi l’examen professionnel de qualification pour le grade de brigadier connaissent actuellement un retard important à l’avancement », dénonce le rapport sénatorial.</p>
<p>Puis, plus rarement, l’enfoncement dans la violence illégitime, jusqu’à l’inacceptable, les « bavures », comptabilisables que lorsqu’elles sont dévoilées.</p>
<h2>L’impossible accomplissement de soi</h2>
<p>Seule la cohésion collective sur le terrain peut pallier ces processus. Sans échanges possibles, les policiers se trouvent confrontés à des conflits de valeurs, qui, couplés aux conflits d’objectifs, provoquent ce mal-être au travail, pouvant déboucher sur une souffrance et des épreuves psychiques.</p>
<p>Ils ressentent tout un sentiment de vulnérabilité face à la violence témoignée à leur encontre qui, par voie inconsciente, est générateur d’émotions comme l’anxiété, la rancœur ou l’amertume. Ces dernières s’accompagnent d’un fort sentiment d’impuissance, pouvant entraîner, par une fonction psychologique purement subjective, angoisse, solitude ou désespoir.</p>
<p>Dans un tel contexte fait de contradictions et de paradoxes dans l’activité policière, une crise individuelle peut survenir.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/fM176AcIA-w?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage sur les Femmes de forces de l’ordre en colère qui organisent des manifestations.</span></figcaption>
</figure>
<p>L’unification du conscient et de l’inconscient cessant pour quelque cause personnelle que ce soit, associée à un affaiblissement de l’énergie collective, le processus d’individuation se trouve alors interrompue. Le lien d’attachement au collectif se détend et le mécanisme d’intégration dans l’activité collective se rompt.</p>
<p>D’une part, l’individuation, qui est la recherche de singularité psychologique (comme dans le geste individuel approprié à une interpellation avec résistance, par exemple), ne se fait plus. Elle ne s’opère plus au cours de la socialisation, par l’intermédiaire des rapports aux groupes d’appartenance (les brigades). Une quête d’accomplissement de soi, une réponse par « je suis », devient impossible.</p>
<p>D’autre part, le groupe de travail est traversé par des mouvements opposés, qui ne permettent plus de répondre aux caractéristiques d’un collectif : climat de confiance, but commun, coopération, communication entre agents. Le collectif est empêché. Chacun ne peut compter que sur ses ressources propres. Un terrain propice au sentiment de solitude se constitue, jusqu’à contribuer à un espace d’occurrence du passage à l’acte suicidaire par l’individu isolé.</p>
<p>Comme le pensait déjà le sociologue Émile Durkheim, à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, dans son livre <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide.html"><em>Le suicide</em></a>, lorsque défaut de régulation et défaut d’intégration sociale se rencontre, le terrain propice au suicide se constitue.</p>
<h2>Établir une chaîne de concertation</h2>
<p>Comme le préconise le rapport sénatorial paru en juillet, seul le temps laissé à la parole, à l’expression du ressenti, et la cohésion du groupe dans l’exercice du métier, peuvent permettre de surpasser l’enclenchement de ces processus psychiques.</p>
<p>Les rapporteurs, Michel Boutant (socialiste) et François Grosdidier (LR) qui ont qualifié la situation de très préoccupante, rappellent l’efficacité de ce qu’avait fait la gendarmerie lors de la crise de l’été 1989 : une <a href="https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/Notre-institution/Nos-composantes/Au-niveau-central/CFMG">réforme des mécanismes de concertation au sein de l’institution</a>.</p>
<p>Dans la gendarmerie – ce corps <a href="http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/10/19/01016-20161019ARTFIG00163-ces-professions-o-le-droit-de-greve-est-prohibe.php">privé de droit de grève, tout comme la Police nationale</a> – une « chaîne de concertation » a été mise en place, à tous les niveaux, permettant « à chaque militaire de participer à la prise des décisions relatives à la vie courante de son unité » grâce à des collègues élus par leurs pairs pour détecter, voire régler, les problèmes rencontrés.</p>
<p>Le rapport sénatorial précise que : « L’efficacité de ce dispositif de dialogue interne, et sa capacité à favoriser les remontées d’information depuis le terrain, sont très largement reconnues, au niveau hiérarchique comme parmi les militaires eux-mêmes ».</p>
<p>Aujourd’hui, pour remédier « à l’état de déshérence, où se trouvent les forces de l’ordre dans de nombreux domaines », constaté par les sénateurs, c’est d’une telle refonte profonde dont la police a besoin.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/101477/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian Fassier participe à un groupe de travail du CNAM participant à démarche expérimentale dans les locaux d'un Commissariat du ressort de la Préfecture de Police de Paris ; elle s'inscrit dans la recherche d'une réponse globale sur une préoccupation principale de la Préfecture de Police de Paris : comment améliorer la relation de proximité avec la population ? Il est également membre de Prefas consultant. (<a href="https://www.prefas-consultant.fr/page-prefecture-de-police">https://www.prefas-consultant.fr/page-prefecture-de-police</a>)</span></em></p>
Le manque de reconnaissance entretenant le malaise policier est nourri à la fois par le mépris de la population et celui d’une hiérarchie aux ambitions mues par une trop grande politisation.
Christian Fassier, Psychologue du travail, doctorant, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/89504
2018-07-17T19:46:38Z
2018-07-17T19:46:38Z
Hôpital : quand les soignants inventent eux-mêmes des solutions à leur mal-être
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/227198/original/file-20180711-27021-rpqw8b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C75%2C3144%2C1977&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les échanges au sein de l'équipe soignante sont un moyen efficace de lutter contre la souffrance au travail. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/doctors-medical-consultation-group-confer-clinic-1120416473?src=jpufyLu5nRA2ZIUyDISKHQ-1-83">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Suicides d’infirmières, démissions en bloc de médecins urgentistes à bout de nerfs, grèves pour protester contre l’état des conditions de travail des soignants à l’hôpital font régulièrement la une des médias ces dernières années. En 2016, l’<a href="http://www.actusoins.com/275693/augmentation-taux-dabsenteisme-hopitaux.html">Agence Technique de L’Information sur l’Hospitalisation</a> révélait que l’absentéisme, de plus en plus fort, s’établissait ainsi à 27 jours en moyenne par an pour le personnel non médecin.</p>
<p>« La fatigue, l’épuisement, c’est le quotidien aujourd’hui à l’hôpital », <a href="https://www.la-croix.com/France/Hopital-infirmiers-tirent-sonnette-alarme-2016-09-14-1300788919">s’inquiètait Frédéric Valletoux</a>, le président de la Fédération hospitalière de France (FHF). Les hôpitaux vont mal, et la santé de leur personnel, <a href="https://theconversation.com/ehpad-hopital-prendre-soin-de-ceux-qui-nous-soignent-et-puis-quoi-encore-74653">pas beaucoup mieux</a>.</p>
<p>Et si les mieux placés pour trouver des solutions à ce mal-être étaient les soignants eux-mêmes ? Les travaux que nous avons menés récemment dans les hôpitaux et dans les cliniques montrent que les initiatives prises dans les unités de soin sont souvent les plus efficaces.</p>
<h2>Une intensification du travail, davantage d’absentéisme</h2>
<p>Les réformes de l’hôpital et de son financement se sont succédées depuis 30 ans. Elles ont modifié profondément l’organisation du travail des agents. Cela ne se fait pas, en effet, sans mettre sous pression des services déjà affectés par une intensification du travail qui a été encore plus forte entre 2003 et 2013 qu’au cours de la décennie précédente (<a href="http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2014-049.pdf">Algava et coll., 2014</a>).</p>
<p>À ces éléments s’ajoutent des contraintes très fortes liées aux nombreuses absences. Le personnel manque ; pour assurer les soins malgré tout, il faut rappeler les agents sur leurs temps de repos. Les métiers de l’hôpital sont de plus soumis à de très fortes contraintes émotionnelles. Le tout produit une perte de sens, dans une activité où cela est plus que nécessaire.</p>
<p>Face à ces difficultés, les managers ne restent pas les bras croisés. Les résultats de la recherche menée par notre équipe dans des hôpitaux publics et des cliniques privées en 2016 attestent <a href="http://www.chaires-iae-grenoble.fr/commun/pdf/documents/RapportLaPreventionDesRisquesPsychosociaux163213.pdf">que ces établissements mettent en place des actions de prévention des risques psychosociaux</a> sans pour autant qu’il soit possible d’en évaluer l’efficacité.</p>
<p>Il s’agit d’enquêtes globales sur les conditions de travail, de diagnostics plus ou moins exhaustifs réalisés en collaboration avec des intervenants publics ou privés, de formations diverses et variées (méditation en pleine conscience, sensibilisation aux risques psychosociaux, gestion du stress…) ou encore de chartes de bon fonctionnement. Certaines structures offrent la possibilité de se détendre pendant les pauses, avec des salles de sport ou des fauteuils massants…</p>
<h2>Usure, lassitude, perte de sens</h2>
<p>Néanmoins, la situation ne semble pas évoluer sur le terrain. Dans toutes les institutions étudiées au cours de notre recherche, les soignants continuent à être soumis aux mêmes contraintes, avec les mêmes conséquences : absentéisme, lassitude, épuisement (ou <em>burn-out</em>), usure, perte de sens, sentiment de mal faire leur travail.</p>
<p>Les actions de prévention des risques psychosociaux s’inscrivent avant tout, aujourd’hui, dans des plans de communication. Il s’agit de « montrer que l’on fait », pour redorer une image écornée. L’effet pervers est que cela décourage les « bonnes volontés », et notamment celle des représentants du personnel qui ne souhaitent pas être perçus comme « des complices de la direction ».</p>
<p>Il faut dire aussi que l’hôpital, de plus en plus, ressemble à un monstre. Les établissements hospitaliers sont regroupés dans des pôles et des métiers qui sont autant de « mondes » différents. Les démarches de prévention venues d’en haut se heurtent à cette complexité. Les actions sont peu adaptées aux particularités de chaque métier et de chaque unité de soins. Les directions rencontrent alors des difficultés pour en assurer le suivi. Pour le personnel, ces actions apparaissent totalement artificielles. Ces démarches déconnectées du terrain « glissent » alors sur l’organisation, sans modifier l’activité au quotidien.</p>
<h2>Le « bricolage » de solutions au sein des services</h2>
<p>Dans un sursaut de survie, c’est au sein des services qu’émergent des solutions qui parviennent à limiter la souffrance au travail. Certains cadres de santé tentent d’améliorer eux-mêmes les conditions de travail de leurs collaborateurs. Comme si, face aux contraintes de l’hôpital et à l’inefficacité des démarches de prévention institutionnelles, le « bricolage » local, sous l’impulsion de l’encadrement, devenait le moyen ultime pour les soignants de se protéger d’un système délétère.</p>
<p>On peut ainsi donner l’exemple de ce service de gériatrie qui a totalement modifié le processus de toilette des patients d’une part en combinant tâches effectuées par un seul soignant et tâches en binômes et d’autre part en menant une réflexion sur les outils de la toilette (taille des serviettes, conditionnement du savon…) et sur les horaires pour améliorer à la fois la qualité du soin, mais aussi la relation au patient.</p>
<p>De plus, nombre de cadres de santé tentent de remettre en place des temps de parole, de réorganiser les moments de transmission entre équipes de jour et équipes de nuit pour les rendre plus efficaces. Ils créent aussi de nouveaux moments d’échanges où chacun peut s’exprimer et partager ce qu’est aujourd’hui le cœur de son métier et de ses difficultés.</p>
<h2>Des échanges de services et des arrangements réciproques</h2>
<p>Cette relation informelle est faite de soutien et d’arrangements réciproques. Face aux difficultés à gérer les emplois du temps et l’absentéisme, il s’agit de trouver des solutions qui conviennent à l’ensemble des parties. On assiste souvent à des échanges de services autour des plannings de chacun. Néanmoins, ces solutions sont éminemment dépendantes des cadres qui les portent, donc fragiles.</p>
<p>Les mécanismes d’entraide s’étendent aussi aux relations entre cadres de santé au sein d’un même établissement et plus particulièrement d’un même pôle. Des prêts de matériel ou de personnel peuvent s’opérer entre services, des patients peuvent être hébergés temporairement dans un service ami. Ces phénomènes reposent avant tout sur les bonnes relations entre les cadres concernés.</p>
<p>Enfin, les soignants prennent aussi la main, hors de toute intervention hiérarchique, pour trouver eux-mêmes des solutions. Ils créent parfois de nouvelles règles, pour réaliser les soins dans de meilleures conditions (comme par ex. mettre en œuvre à deux des soins devant être <em>a priori</em> être réalisés seuls ou réciproquement). Ils peuvent aussi forger de nouveaux espaces de communication, comme un groupe Facebook de leur équipe pour la transmission des consignes et les échanges de planning.</p>
<h2>Reproduire ce qui est réussi dans un service</h2>
<p>Nous pensons qu’à partir de ces expériences, il reste de la place pour une action concrète de la part des managers. À eux de faire l’inventaire des initiatives locales, dans leur établissement, et de tenter de reproduire ce qui est réussi dans un service au sein des autres.</p>
<p>Les managers peuvent aussi aider à reconstruire les collectifs de travail. Le développement d’espaces de discussion sur le travail semble, de ce point de vue, une piste essentielle d’action, comme montré dans deux études publiées <a href="http://www.chaires-iae-grenoble.fr/commun/pdf/documents/ArticleDetchessahar2013Negociations143650.pdf">en 2013</a> et <a href="http://www.chaires-iae-grenoble.fr/commun/pdf/documents/GRH_EDD184010.pdf">en 2017</a>. Cependant, pour atteindre pleinement son efficacité, la discussion doit s’ancrer dans les pratiques quotidiennes de travail et donner lieu à de vrais débats. Il reste donc, à l’hôpital, à donner suffisamment de ressources aux managers pour qu’ils puissent animer pleinement de telles rencontres.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/89504/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Le projet de recherche sur la prévention des RPS à l'hôpital a reçu un soutien financier de la DGAFP (Directions Générale de l'Administration et de la Fonction Publique).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>La recherche sur la prévention des RPS à l'hôpital a reçu un soutien financier de la DGAFP (Direction Générale de l'Administration et de la Fonction Publique). Elle est membre de l'Association Francophone de la Gestion des Ressources Humaines.</span></em></p>
À l’hôpital, le personnel souffre à cause de conditions de travail de plus en plus difficiles. Mais il prend des initiatives originales et efficaces pour se protéger de l’épuisement.
Emmanuel Abord de Chatillon, Professeur, Chaire Management et Santé au Travail, CERAG, INP Grenoble IAE, Grenoble IAE Graduate School of Management
Nathalie Commeiras, Professeur des Universités en Gestion des Ressources Humaines, Montpellier Recherche Management (MRM), Université de Montpellier
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/90336
2018-06-20T18:44:03Z
2018-06-20T18:44:03Z
Le mal-être au travail est-il une fatalité ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/212701/original/file-20180329-189827-11d4zm7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=49%2C16%2C5472%2C3604&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le burn-out est largement dénoncé mais les cas continuent à se multiplier, générant un sentiment de résignation. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/QBpZGqEMsKg">alex kotliarskyi unsplash</a></span></figcaption></figure><p>Stress, burn-out, risques psychosociaux : ces termes techniques nous sont devenus familiers. Le phénomène du mal-être au travail semble toucher de plus en plus de personnes autour de nous, qu’il s’agisse d’un collègue ou d’un proche, quand il ne s’agit pas… de nous-même. Tous les niveaux hiérarchiques sont concernés, tous secteurs confondus : direction d’entreprise, encadrement, exécutants, indépendants. Même les députés, collaborateurs et fonctionnaires de l’Assemblée Nationale ont dénoncé, début juin, <a href="https://www.franceinter.fr/politique/pourquoi-les-assistant-parlementaires-craignent-le-burn-out">des conditions de travail de plus en plus difficiles</a>.</p>
<p>La situation n’évolue pas, alors que jamais la santé mentale au travail n’a été aussi présente dans le débat public et scientifique. Le sujet s’est imposé en 2000 avec les travaux de la psychiatre Marie-France Hirigoyen autour du harcèlement moral. L’hyper-médiatisation des suicides chez France Télécom a suivi, dès 2006. Depuis, se sont enchaînés trois plans Santé-Travail (le dernier couvrant 2016 à 2020), un Accord National Interprofessionnel sur la Qualité de Vie au Travail (en 2013), la loi Rebsamen (en 2015), des groupes de travail ou des missions dédiées, jusqu’aux débats récents autour de la <a href="https://theconversation.com/le-burn-out-sera-t-il-reconnu-comme-maladie-professionnelle-73465">reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle</a>. Aujourd’hui, on attend le rapport de la mission sur la prévention des risques professionnels lancée par le gouvernement en novembre 2017, annoncé pour mars <a href="http://www.liberation.fr/checknews/2018/06/16/ou-en-est-la-mission-qui-doit-remplacer-le-projet-de-loi-de-la-france-insoumise-sur-le-burn-out_1659396">et plusieurs fois reporté</a>.</p>
<p>Ainsi s’installe peu à peu, en chacun de nous, l’idée que la souffrance psychique au travail est une fatalité. Les scientifiques, pourtant, ont des pistes – et même une responsabilité – pour lutter contre ce sentiment général de résignation.</p>
<h2>Des maux difficiles à mettre en mots</h2>
<p>L’une des causes assez évidentes au fatalisme ambiant est le contexte global de crise économique et de peur du chômage, où chacun mesure sa « chance d’avoir un travail ». Ces circonstances amènent certains salariés à relativiser leur mal-être, à « faire avec ». Mais elles n’expliquent pas tout. Quid, par exemple, du fatalisme qui s’exprime aussi <a href="https://theconversation.com/les-fonctionnaires-territoriaux-tous-faineants-vraiment-74586">chez des fonctionnaires en souffrance psychique</a>, alors même que ceux-ci bénéficient de la garantie de l’emploi ?</p>
<p>Au-delà du contexte économique, la résignation tient, à notre sens, à la difficulté de mettre précisément le doigt sur la souffrance mentale. Cet état n’est pas facile à caractériser, y compris pour les chercheurs. Dans une même situation de travail, une personne se sentira stressée alors qu’une autre, non ; une personne peut aussi se retrouver en état de mal-être alors qu’elle ne l’était pas quelques années auparavant, dans un cadre inchangé.</p>
<p>Il est également délicat d’établir un lien de cause à effet entre des facteurs forcément nombreux – parmi lesquels certains relèvent de la sphère privée – et la souffrance mentale d’une personne.</p>
<p>Par ailleurs, les mots pour désigner cette souffrance ne sont pas toujours bien définis, compliquant la « mise en mots des maux », tant par la personne qui souffre que par la personne en charge de prévenir cette souffrance. En effet, un même terme, par exemple « stress », peut recouvrir des réalités différentes selon la personne qui l’utilise, son métier, son milieu ou son expérience. Dans la bouche d’une infirmière, le mot « stress » peut faire référence à sa charge de travail et au manque de moyens pour l’accomplir. Pour un policier, ce mot peut désigner un tout autre phénomène, par exemple les situations d’incertitude où il doit prendre une décision difficile comme dégainer son arme. Ces concepts « valises » rendent les phénomènes difficiles à décrire précisément.</p>
<h2>Des actions ciblées sur les individus, qui ne modifient pas l’organisation du travail</h2>
<p>Une autre explication au fatalisme généralisé découle de la précédente. Comme la souffrance mentale est difficile à mettre en évidence, il n’est pas simple de réunir les acteurs de l’entreprise autour d’une même démarche de prévention, acceptée et partagée par tous.</p>
<p>Même si certains organismes tels que l’Agence Nationale d’Amélioration des Conditions de Travail (<a href="https://www.anact.fr">ANACT</a>) ou l’Institut National de Recherche et de Sécurité (<a href="http://www.inrs.fr">INRS</a>) encouragent une telle initiative, la réalité est toute autre.</p>
<p>Les accords de prévention, quand ils existent dans une entreprise, sont souvent appliqués <em>a minima</em>. Généralement, ils se limitent à des actions de formation ou de soins ciblées sur les individus, sans modifier sur le fond le travail et son organisation. Selon les observations que nous avons pu réaliser en entreprise dans le cadre de nos recherches, la démarche de prévention se transforme régulièrement en quête d’un responsable des maux, tournant à la « chasse aux sorcières ». De quoi paralyser le processus… voire accroître le sentiment de mal-être !</p>
<h2>Le bien-être des salariés, vraiment bon pour la performance économique de l’entreprise ?</h2>
<p>Et si le fatalisme tenait, aussi, à une remise en question plus profonde du lien entre bien-être et performance ? En effet, il est communément admis que le bien-être des salariés est bon pour la performance économique de l’entreprise. Intuitivement, on se dit que ce bien-être améliore leur engagement, leur motivation, leur capacité d’innovation, tout en réduisant le <em>turn-over</em> et l’absentéisme.</p>
<p>Sauf que… peu d’études scientifiques le prouvent, comme indiqué dans une <a href="http://www.aractidf.org/sites/default/files/brochure_bien-etre_au_travail-direccte-rhone-alpes_0.pdf">synthèse de la littérature réalisée en 2014</a>. Les rares travaux publiés ne montrent ce lien qu’indirectement, en calculant le coût pour l’entreprise de la non-prévention de la souffrance mentale. Cela a été fait pour le <a href="https://www.preventionbtp.fr/content/download/768916/8510062/file/A0%20G%2003%2016_Approche-economique_Web.pdf">secteur du bâtiment</a> ou dans une approche <a href="http://www.inrs.fr/dms/inrs/PDF/Actualites/prevention-performance-entreprise/prevention-performance-entreprise.pdf">englobant plusieurs secteurs d’activité</a>.</p>
<p>Le doute est permis, si bien que certains n’hésitent pas à en tirer la conclusion inverse. La performance de l’entreprise serait meilleure… avec des salariés en mal-être ! Un comité du Centre des jeunes dirigeants d’entreprises (CJD) écrit ainsi : « Il est même probable que sur le court terme, on puisse obtenir plus d’un individu par la peur, le contrôle et la contrainte que par l’empathie et l’autonomie » (à lire dans le <a href="http://fabriquespinoza.fr/wp-content/uploads/2015/10/CJD-bien-etre_nov10.pdf">rapport d’étape du comité de pilotage et des commissions du bien-être</a>, rendu public en 2010).</p>
<h2>Aux chercheurs de montrer les effets du bien-être des salariés sur la performance des entreprises</h2>
<p>Aujourd’hui, le bien-être est essentiellement appréhendé par les directions d’entreprises comme coûteux en temps et en finances. Il pourra être considéré, au mieux, comme une source d’amélioration de l’image et de la réputation de la société. Rarement comme un réel bénéfice.</p>
<p>Faut-il, alors, considérer que la souffrance psychique est inhérente au travail ? Sûrement pas. La communauté scientifique peut, et doit, se mobiliser. Aux chercheurs de prouver, par leurs travaux, que l’accroissement du bien-être des salariés augmente la performance des entreprises – pour autant que cet effet existe.</p>
<p>Ils doivent aussi trouver des indicateurs fiables permettant de suivre la santé mentale des salariés, de manière quantitative et qualitative. On ne pourra pas se contenter éternellement de surveiller uniquement des taux d’absentéisme et de <em>turn-over</em>. Car on sait bien que, par leur culture et leur formation, les décideurs dans les entreprises ont tendance à privilégier les ratios « robustes » et objectifs comme le chiffre d’affaires ou la productivité. La santé des salariés doit pouvoir, elle aussi, se mesurer en chiffres et entrer dans un tableau Excel.</p>
<p>Pour trouver de tels indicateurs, des chercheurs de plusieurs disciplines pourraient travailler ensemble, qu’ils soient issus de l’économie, de la sociologie, de la gestion, de la psychologie ou de l’ergonomie.</p>
<h2>Un coût pour la collectivité, et pour les entreprises</h2>
<p>Dans les entreprises, le management ne peut pas faire l’économie de se préoccuper de la santé mentale de ses salariés – ne serait ce qu’en raison du risque, réel, de se voir intenter des procès, notamment devant une juridiction pénale.</p>
<p>Plus globalement, il est temps de réfléchir collectivement à un principe de responsabilisation des entreprises les plus à risque. Il est possible de s’inspirer du modèle « pollueur-payeur », à l’instar de ce qui a été fait pour préserver l’environnement et lutter contre le dérèglement climatique. Cela pourrait s’inscrire dans la réflexion plus large lancée par le gouvernement autour du <a href="https://theconversation.com/faut-il-vraiment-changer-le-statut-de-lentreprise-90665">statut de l’entreprise</a> – Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et Jean‑Michel Senard, patron de Michelin, ayant été missionnés dans l’idée de redéfinir sa finalité et sa gouvernance.</p>
<p>Il y a urgence. On sait que l’absence de prévention des affections psychiques entraîne un coût majeur pour la collectivité. Celles-ci ont représenté un fardeau de 230 millions d’euros en 2016, supportés par la branche accidents du travail/maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Elles sont aussi un coût pour les entreprises, le coût social du stress étant évalué en 2007 (il y a plus de dix ans !) entre 2 et 3 milliards d’euros, <a href="http://www.inrs.fr/dms/inrs/PDF/cout-stress-professionnel2007/cout-stress-professionnel2007.pdf">selon une étude réalisée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS)</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/90336/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tarik Chakor ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Après les salariés, ce sont les députés qui sont victimes de souffrance au travail et menacés de burn-out. Ces situations engendrent un sentiment général de résignation, qui peut être combattu.
Tarik Chakor, Maître de conférences en sciences de gestion université Savoie Mont Blanc, membre de la chaire Management et santé au travail, Université Grenoble Alpes (UGA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/96579
2018-05-17T22:15:22Z
2018-05-17T22:15:22Z
Vu du Moyen Âge : Apprends ou va-t-en !
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/219247/original/file-20180516-155579-q53px0.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C47%2C1997%2C1215&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vie de St Cuthbert, British Library, Yale Thompson 26, fol. 35v.</span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Une célèbre peinture, datée de 1394, décore une salle de classe médiévale, à Winchester. On y lit l’inscription suivante : « Ou apprends, ou va-t-en ! ».</p>
<p>Il y a un jeu de mots en latin, qu’on perd à la traduction, puisque « apprends » se dit <em>disce</em> et « va-t-en » <em>discede</em>. C’est donc un calembour, un bon mot, une blague, probablement écrite pour faire rire les élèves. Mais qu’est-ce qu’elle nous dit ?</p>
<h2>Des écoles au Moyen Âge ?</h2>
<p>Contrairement à une image encore très répandue, une part non négligeable de la population médiévale reçoit une instruction, au moins de base. Au début du IX<sup>e</sup> siècle, Charlemagne a même tenté d’implanter un peu partout des écoles pour que tous les garçons puissent y accéder, dans l’idée de former des bons chrétiens, donc des bons sujets.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iZ1k4pEeqcQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>À partir du XII<sup>e</sup> siècle, des écoles urbaines se développent un peu partout. C’est une époque d’essor intellectuel, qui va également voir l’<a href="https://theconversation.com/vu-du-moyen-age-luniversite-la-plus-medievale-des-institutions-francaises-84225">apparition des universités</a>. La bourgeoisie urbaine devient de plus en plus riche, et veut jouer un rôle actif dans la société : en Italie apparaissent de nouvelles formes politiques, les régimes communaux des cités États, et des nouvelles pratiques spirituelles, comme les ordres mendiants. Toute cette population comprend très bien l’importance de l’instruction, et envoie ses enfants à l’école, souvent gratuite ou très peu chère ; les filles y vont également. On y <a href="https://actuelmoyenage.wordpress.com/2016/09/08/lire-et-ecrire-cest-du-bouleau/">apprend au moins à lire et à écrire</a>, souvent à compter, et si on est doué on peut enchaîner avec des études supérieures, dans une université ou, comme Dante, dans un <em>studium</em>, une sorte de collège tenu par les Mendiants.</p>
<h2>Apprendre ou partir : la formule de l’échec scolaire ?</h2>
<p>Revenons à notre peinture. Celle-ci semble renvoyer à une approche pédagogique radicalement opposée à la façon dont on conçoit l’éducation aujourd’hui : celle-ci est en effet obligatoire jusqu’à 16 ans en France. Autrement dit, aujourd’hui vous n’avez pas le choix entre apprendre ou partir : même si vous n’apprenez rien, vous êtes tenus de rester.</p>
<p>Pourtant, on n’est pas si loin, avec cette formule, de la façon dont fonctionne notre système : si vous apprenez, vous passez les niveaux, donc vous restez ; alors que sinon les portes se ferment petit à petit, au fil des mauvaises notes et des examens ratés. Bref, vous apprenez ou on vous dit de partir… On sait que cette formule mène à un système scolaire stressant, globalement peu efficace, qui <a href="http://www.lemonde.fr/campus/article/2016/09/27/comment-le-systeme-francais-aggrave-ineluctablement-les-inegalites-scolaires_5003800_4401467.html">reproduit les inégalités sociales</a>. Apprendre ou partir : cela peut même revenir à dire que les élèves qui n’apprennent rien ne méritent pas leur place à l’école, et donc qu’il faut, via des examens et des sélections, écrémer le corps estudiantin à intervalles réguliers. Cette idée est dangereuse et nuisible à l’égalité des chances, qui est l’un des idéaux républicains les plus importants. Les mobilisations des universités au cours de ces dernières semaines soulignent bien l’<a href="https://theconversation.com/parcoursup-la-perennisation-des-inegalites-sociales-94928">importance de ces enjeux</a>.</p>
<h2>L’école, ça fait mal</h2>
<p>En réalité, il y a une troisième partie à cette peinture, qui dit dans sa version intégrale : « apprends, va-t-en ou prends-toi des coups ». Il faut l’entendre, évidemment, au sens propre : au Moyen Âge, les maîtres n’hésitent pas à jouer du bâton pour corriger un élève paresseux ou distrait. Évidemment, plus de coups aujourd’hui dans l’éducation (enfin, sauf quand la police ou les milices d’extrême-droite s’en chargent, mais c’est une autre histoire).</p>
<p>Reste que l’alternative posée par le graffiti du XIV<sup>e</sup> siècle est au cœur de l’éducation telle que la vivent probablement la plupart des élèves aujourd’hui : sois tu apprends et tout va bien, sois tu pars et tu en baves, soit tu t’accroches et tu souffres. On aimerait croire que la majorité des élèves vivent leur parcours scolaire sur le premier mode, mais on peut hélas penser que c’est le troisième qui domine. La <a href="http://souffrance-scolaire.com/">souffrance scolaire</a> n’est pas qu’un mythe ni qu’un mot. Il faudrait vraiment inventer une école où personne ne se prendrait de coups.</p>
<h2>Une éducation active</h2>
<p>Mais on peut aussi entendre le message de cette peinture d’une autre façon : il donne un rôle actif à l’élève. C’est lui qui doit apprendre – autrement dit, décider d’apprendre – ou choisir de partir.</p>
<p>La devise ne dit pas : apprends ou tu ne passeras pas en 5<sup>e</sup>, apprends ou tu n’auras pas ton bac, apprends ou tu n’auras jamais de travail. L’élève est en charge de son propre parcours d’apprentissage : à lui de décider s’il veut rester ou s’il préfère partir. Ce départ d’ailleurs n’est pas présenté comme un échec. Au-dessus du mot « apprends », il y a une mitre d’évêque, car à l’époque l’instruction mène souvent au clergé ; au-dessus de l’expression « va-t’en », il y a une épée et une plume, symboles de professions séculaires. Autrement dit, quitter l’école n’est pas un échec qui condamne tout la vie : cela signifie simplement que l’on s’engage dans une autre voie.</p>
<p>Ce rôle actif de l’élève, c’est probablement le grand point commun de toutes les pédagogies alternatives contemporaines, de Freinet à Montessori. Cela ne revient pas, contrairement à ce que disent leurs détracteurs, à laisser tomber tous les cadres, mais au contraire à multiplier le nombre d’activités proposées, au sein même de la classe, afin de permettre à l’élève de choisir ce qu’il veut apprendre : pendant que certains lisent, d’autres écrivent, comptent, construisent, dessinent (et pas que sur les tables). Comme si, devant chaque activité, on laissait le choix à l’élève : apprends ou pars, pas hors de l’école mais vers une autre activité, et tu reviendras vers la première plus tard. À l’arrivée, on a une école qui respecte davantage les rythmes, les goûts, les envies de chaque élève, et qui fait profiter l’ensemble de la classe de toutes les dynamiques individuelles. Personne ne part, et, surtout, personne ne prend de coups…</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Csjst2a54-0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<hr>
<p><em>Retrouvez l’auteur de cet article sur le blog <a href="https://actuelmoyenage.wordpress.com/">Actuel Moyen Âge !</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/96579/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Florian Besson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Une célèbre peinture, datée de 1394, décore une salle de classe médiévale, à Winchester. On y lit l’inscription suivante : « Ou apprends, ou va-t-en ! ».
Florian Besson, Docteur en histoire médiévale de l'Université Paris-Sorbonne et ATER à l'Université de Lorraine (Metz), Université de Lorraine
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/96485
2018-05-13T19:55:01Z
2018-05-13T19:55:01Z
Dernières nouvelles du travail : conversations avec Tarik Chakor et Claire Edey Gamassou
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/218677/original/file-20180513-34027-1w2bpl0.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C4%2C1021%2C495&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor dans l'émission _Fenêtres ouvertes sur la gestion_.</span> </figcaption></figure><p><strong>Présentation de l’ouvrage <a href="https://www.decitre.fr/livres/ecrivons-le-travail-lycees-et-chercheurs-ecritures-croisees-sur-le-travail-9782366300710.html">« Écrivons le travail ! Lycéens et chercheurs, écritures croisées sur le travail »</a>, dirigé par Claire Edey Gamassou et Sylvie Prunier-Poulmaire, préface de Danièle Linhart.</strong></p>
<p>Ce livre est un lien entre générations, entre celles et ceux qui s’efforcent de réfléchir sur le monde du travail et celles et ceux qui s’apprêtent à l’intégrer. Apprenti·e·s, collégien·ne·s, lycéen·ne·s, ils n’ont pas encore 20 ans, peu ou pas d’expérience du travail et pourtant… Pourtant ils en entendent parler, constamment, ils l’observent, l’imaginent, l’appréhendent, ont des attentes, des rêves, et le travail y tient une place importante.</p>
<p>Quels regards les jeunes portent-ils sur le monde du travail ? Fait-il naître des appréhensions, des craintes, des passions, des vocations ? Chercheuses et chercheurs en sciences sociales, auteur-e-s, dessinateurs, ils ont fait du monde du travail leur champ d’investigation ou d’inspiration. Ensemble, ils vous invitent, autour d’une trentaine de textes, de formes et genres littéraires divers, à voyager à travers des métiers, des pays, des vies, des envies, réels ou imaginés, à parcourir leurs représentations du travail, à découvrir leurs interrogations, leurs aspirations, leurs points de vue, leurs connaissances, et parfois aussi leurs expériences, leurs vies.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C54%2C613%2C459&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/218603/original/file-20180511-34006-und0gr.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor dans l’émission <em>Fenêtres ouvertes sur la gestion</em>. zoomable=</span>
</figcaption>
</figure>
<p>En faisant discuter des publics qui n’en ont pas l’occasion, ce livre contribue à éclairer la diversité des représentations auxquelles le travail donne lieu. Cet ouvrage collectif est le fruit de plusieurs rencontres suscitées par le concours « Écrire le travail », initiative du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (Gestes), Domaine d’Intérêt majeur de la région Ile-de-France 2012-2015, mise en œuvre au sein de l’académie de Versailles depuis 2015. La rencontre avec le lecteur a pour objectif de partager les regards portés par les élèves et les chercheurs sur le travail, mais aussi d’inciter à la prise de parole, individuelle et collective, sur cette partie de nos existences.<br> </p>
<p><strong>La première interview de <a href="https://theconversation.com/profiles/claire-edey-gamassou-342874">Claire Edey Gamassou</a> et <a href="https://theconversation.com/profiles/tarik-chakor-313541">Tarik Chakor</a> autour de l’ouvrage <a href="https://www.decitre.fr/livres/ecrivons-le-travail-lycees-et-chercheurs-ecritures-croisees-sur-le-travail-9782366300710.html"><em>Ecrivons le travail !</em></a> (éditions Octares).</strong></p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/TMzX3qNc5wk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Et puisque cette question du sens du travail méritait bien deux interviews plutôt qu’une pour prendre quelques « nouvelles du travail », voici donc Tarik Chakor et Claire Edey Gamassou qui évoquent leur papier publié dans The Conversation France sur le thème de la reconnaissance du <em>burn-out</em> comme maladie professionnelle.<br> </p>
<p><strong>La seconde interview de <a href="https://theconversation.com/profiles/tarik-chakor-313541">Tarik Chakor</a> et <a href="https://theconversation.com/profiles/claire-edey-gamassou-342874">Claire Edey Gamassou</a> autour de leur texte paru dans The Conversation France : <a href="https://theconversation.com/le-burn-out-sera-t-il-reconnu-comme-maladie-professionnelle-73465">« Le burn-out sera-t-il reconnu comme maladie professionnelle ? »</a>.</strong></p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/yLZ7imtN6_U?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Allez savoir pourquoi, après avoir écouté ces deux interviews, ce sont les <a href="https://genius.com/Orelsan-notes-pour-trop-tard-lyrics">« lyrics »</a> de ce très beau morceau d’OrelSan, <a href="https://youtu.be/L56XWSMKiRI">« Notes pour trop tard »</a>, qui viennent à l’esprit :</p>
<blockquote>
<p>« T’as juste besoin d’une passion<br>
Donc écoute bien les conseillers d’orientation et fais l’opposé d’c’qu’ils diront<br>
En gros, tous les trucs où les gens disent : “Tu perds ton temps”<br>
Faut qu’tu t’mettes à fond d’dans et qu’tu t’accroches longtemps<br>
Si tu veux faire des films, t’as juste besoin d’un truc qui filme<br>
Dire : “J’ai pas d’matos ou pas d’contact”, c’est un truc de victime<br>
On t’dira d’être premier, jamais d’être heureux<br>
Premier, c’est pour ceux qu’ont besoin d’une note, qu’ont pas confiance en eux<br>
T’es au moment d’ta vie où tu peux devenir c’que tu veux<br>
Le même moment où c’est l’plus dur de savoir c’que tu veux. »</p>
</blockquote>
<p>Ou dit autrement, avec ce dessin qui résume si bien la valeur stratégique du regard d’enfant.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/218670/original/file-20180512-34006-tt7v2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Extrait de l’ouvrage <em>Ecrivons le travail ! Lycéens et chercheurs : écritures croisées sur le travail</em>, dirigé par Claire Edey Gamassou et Sylvie Prunier-Poulmaire, préface de Danièle Linhart.</span>
</figcaption>
</figure><img src="https://counter.theconversation.com/content/96485/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Entretiens autour de l’ouvrage « Écrivons le travail ! » et de l’article « Le burn-out, 99ᵉ maladie professionnelle reconnue ? ».
Jean-Philippe Denis, Professeur de gestion, Université Paris-Saclay
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/92526
2018-02-27T22:17:02Z
2018-02-27T22:17:02Z
Regards croisés sur « l’humanité carnivore »
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/208128/original/file-20180227-36677-16937kl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1217%2C926&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Le quartier de viande », de Claude Monet, vers 1864. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Nature_morte_(Monet)#/media/File:Monet_-_Stilleben_mit_Fleisch.jpg">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p><em>Ce texte est publié en partenariat avec <a href="http://revue-sesame-inra.fr/">« Sesame »</a>, revue semestrielle éditée par la Mission Agrobiosciences-INRA, qui s’intéresse aux questions alimentaires, agricoles et environnementales. Pour cet entretien dont nous publions un extrait, la rédaction de Sesame a convié les philosophes Catherine Larrère et Florence Burgat à débattre de notre alimentation carnée, à l’occasion de la parution en 2017 de l’ouvrage de Florence Burgat, <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/l-humanite-carnivore-florence-burgat/9782021332902">« L’Humanité carnivore »</a>.</em> </p>
<hr>
<p><strong>Revue <em>Sesame</em> : Florence Burgat, pourquoi avoir écrit ce livre et pourquoi ce titre, <em>L’Humanité carnivore</em>, alors que l’on dit de l’homme qu’il est omnivore ?</strong></p>
<p><strong>Florence Burgat :</strong> Ce livre s’inscrit dans le prolongement de recherches que je mène depuis une vingtaine d’années. J’ai essayé d’écrire un ouvrage de fond qui pose une question qui, à mon avis, n’est pas véritablement posée : pourquoi l’humanité est-elle carnivore ? Nombre de disciplines comme la nutrition, l’histoire et la sociologie de l’alimentation ont répondu à cette question et apportent des éclairages mais, malgré cela, il m’a semblé qu’il restait un noyau qui n’était pas interrogé et qui le mérite pourtant.</p>
<p><strong>Catherine Larrère :</strong> La consommation de viande, la condition animale sont des sujets sensibles, et le livre de Florence est un travail de très grande qualité, accessible à beaucoup. Extrêmement clair et très argumenté, il va dans le sens de mon travail sur la nature. Il est très important que sur des questions d’actualité, on ne cède pas sur l’importance d’une réflexion de fond.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Ma question est « Pourquoi l’humanité mange-t-elle des animaux ? », et non « pourquoi mange-t-elle de la viande ? ». Je ne parle pas ici d’un régime alimentaire, qui est effectivement omnivore, mais bien du fait que l’humanité a institué l’alimentation carnée. Par ailleurs, l’humanité carnivore est un thème qui apparaît dans la littérature, dans les mythes…</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Je rappellerai la distinction entre carnassier et carnivore. Si l’humanité ne mangeait que de la viande par besoin physiologique, comme le font les loups, les chats, elle serait carnassière. Carnivore signifie que l’on mange de la viande, avec une référence qui dépasse de beaucoup l’apport de protéines dans un régime omnivore. D’où la question que se pose Florence : alors que l’humanité est omnivore, pourquoi la consommation de viande a-t-elle un rôle central, et non anecdotique ou passager ? Elle l’aborde philosophiquement, comme une question sur l’humanité dans son unité et son rapport, ou son absence de rapport à sa nature.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> C’est cela. Car même si l’humanité était physiologiquement carnassière, elle pourrait souhaiter moralement s’écarter de cette nature, comme elle le fait par exemple pour la reproduction. Mais il n’en est rien. Alors que l’humanité peut désormais choisir son régime et où elle peut se passer de viande, puisque que nous disposons des connaissances en nutrition et de savoir-faire, pourquoi choisit-elle de manger des animaux dans des proportions qui vont de façon croissante ? L’institution de l’alimentation carnée se radicalise, se développe et s’universalise. La question de l’humanité carnivore se pose donc encore plus nettement aujourd’hui. C’est là que l’on s’écarte d’une question simplement biologique ou nutritionnelle.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Fresque égyptienne présente dans la Tombe d’Idout (2374 à 2140 av. J.-C.).</span>
<span class="attribution"><span class="source">DR</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Légal ou moral ?</h2>
<p><strong>Revue <em>Sesame</em> : Ce n’est donc pas l’industrialisation qui vous pose problème, mais le fait que l’homme mange des animaux…</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Je n’ai pas écrit ce livre pour faire une critique de l’industrialisation, par ailleurs bien développée et débattue. Le tournant industriel est suffisamment documenté, dans la façon dont l’élevage se trouve modifié et dans l’impact du développement des savoirs biologiques, de la génétique, etc. Ce que j’ai voulu interroger c’est, d’une part, ce rapport très ancien – je pars de la préhistoire – et, d’autre part, les sociétés dont les modes de consommation sont très différents des nôtres. En fait, le tournant industriel n’est pas une rupture, puisque l’élevage des animaux pour la consommation passe par un certain nombre de pratiques peu différentes en elles-mêmes de celles de l’élevage industriel, mais qui pèsent plutôt sur le nombre d’animaux. La contention, les mutilations, l’isolement, etc. sont autant de pratiques d’élevage que l’on retrouve, par exemple, chez les Romains.</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Là, il peut y avoir désaccord entre les positions de Florence et les miennes. Mon mari, Raphaël Larrère, et moi faisons partie de ceux qui ont critiqué l’industrialisation de l’élevage, la mécanisation que représente la zootechnie. La critique ne porte donc pas simplement sur des pratiques, mais aussi sur des savoirs et ce qui est enseigné. Alors, continuité ou rupture, large débat… Mais je pense qu’il y a dans l’industrialisation actuelle de l’élevage, non pas une rupture, mais une dérive et un abus extrêmes qui posent des problèmes spécifiques. Nous sommes à un moment où les questions d’élevage recoupent très fortement les questions environnementales.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Dans le même temps, on peut se demander ce que l’élevage pourrait être d’autre qu’industriel pour nourrir autant de gens qui veulent manger autant de viande aussi peu chère.</p>
<p><br><strong>Revue <em>Sésame</em> : Ne voyez-vous pas émerger quand même un changement de regard de la société sur la souffrance ou le bien-être animal, suite notamment à la diffusion d’images volées dans les abattoirs ?</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Un débat s’est installé et je crois que sa légitimité est reconnue. En même temps, en réponse à ce débat, on assiste souvent à la mise en place d’une rhétorique qui occulte les problèmes. L’inflation du terme « bien-être » s’agissant par exemple des animaux dans les abattoirs n’a pas de sens ! J’ai l’impression que ce qui est aujourd’hui instillé dans l’esprit du plus grand nombre, c’est que ce qui a été montré dans les abattoirs pourrait être, d’une certaine manière, extirpé du processus tout en laissant le processus intact. Il y a, là, une croyance qui n’est pas valide. Donc je crois que si on veut prendre en main le problème, c’est tout un mode de vie et d’alimentation qui doit être revu.</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Il faut aussi insister sur la transformation importante des sensibilités vis-à-vis de la question animale. Non seulement les animaux sont des êtres sensibles, comme cela est désormais inscrit au code civil, mais les images des abattoirs posent aussi une question entre ce qui légal et ce qui est moral. La sensibilisation du public se fait non seulement pour condamner la non-application de la loi mais aussi pour montrer que la loi, telle qu’elle est, conduit à des actes immoraux.</p>
<p><br><strong>Revue <em>Sesame</em> : Par ailleurs, vous réinterrogez le fameux « L’homme ne mange que ce qui est bon à penser » enseigné par les sciences sociales.</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Pour être plus précise, le titre du chapitre sur les sciences sociales est : « Quand le bon à manger est bon à penser comme bon à manger ». Comme je l’ai dit, les approches disciplinaires qui se sont emparées de cette question ne permettent pas de penser l’animal dans la viande. C’est inhérent à leur objet de recherche et à leur méthodologie, qui consiste à réfléchir à l’animal une fois qu’il est déjà passé du côté de la cuisine. Donc si les sciences sociales ont montré que les hommes ne mangent pas n’importe quoi, encore que la palette de l’alimentation peut varier considérablement d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, il y a toujours du bon à penser, c’est-à-dire une signification qu’on ajoute. Mais, au fond, ce bon à penser revient toujours en boucle vers le bon à manger. On est donc dans une circularité qui ne permet pas de penser la place de l’animal. Cela laisse dans l’ombre le cœur même de ce qui est à penser, et que Pythagore puis Plutarque nomment le « meurtre alimentaire ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Image réalisée par l’association de protection animale L214 dans un abattoir francilien en 2016.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.l214.com/enquetes/2017/abattoir-made-in-france/houdan/">L214</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Nature et culture</h2>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Dit autrement, nous ne mangeons pas de l’animal, mais de la viande. Nous ne mangeons pas un individu singularisé, mais une matière. On demande du steak haché au boucher. Dans le langage même et dans la pensée, il y a une transformation entre les animaux et ce que nous allons trouver dans notre assiette au point que, dans certaines langues, l’animal sur pied n’a pas le même nom que celui dans l’assiette – <em>pig/pork</em>, cochon/porc. On peut dire de cette transformation qu’elle est une dissimulation, une façon de nous cacher que nous mangeons quelque chose qui était vivant, individualisé, sympathique, etc. Pour ma part, j’ajouterais que nous ne mangeons pas de la nature, nous mangeons de la culture. Par exemple, Braudel parle des « plantes de civilisation ». Ainsi le thé est bon à penser car, plus qu’une simple feuille séchée que l’on infuse, il est entouré de quantité de pratiques, de toute une culture. On peut le dire aussi de l’importance de la viande dans notre culture, plus que des légumes, car elle est liée à des pratiques, à des formes de repas, à de la littérature, à des recettes de cuisine, etc. On peut donc voir cette question de deux façons : comme Florence, pour qui le bon à penser est une façon de dissimuler ce qui est réellement mangé, par une opération intellectuelle complexe (le langage et quantité d’autres formes). Mais aussi, le bon à penser dans le sens où manger est un acte culturel s’accompagnant de tout un réseau de significations qui se construit autour de la viande. Quand je dis que l’alimentation est culturelle, je veux dire que, même si l’élevage est orienté vers la mort animale, il peut avoir des retombées positives dans notre rapport avec les animaux que ce livre ne permet pas de comprendre. Florence a tendance à penser qu’à trop insister sur la culture, on passe à côté de la chose même.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> C’est ça. Toutes ces constructions mentales et techniques, ces habillages aboutissent à autonomiser ce qu’on appelle la viande. Même le poulet mort n’est plus un poulet. C’est déjà quelque chose d’autre, une forme refermée sur elle-même. Une opération presque magique mais qui fonctionne.</p>
<hr>
<p><em>Retrouvez <a href="http://revue-sesame-inra.fr/peches-de-chair-au-nom-dune-humanite-carnivore/">l’intégralité de cette interview</a> sur le site de Sesame</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/92526/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Invitées par la revue « Sesame », les philosophes Florence Burgat et Catherine Larrère débattent du fait de « manger des animaux ».
Florence Burgat, Philosophe, directrice de recherche, Inrae
Catherine Larrère, Professeur des universités en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/91031
2018-02-02T05:37:05Z
2018-02-02T05:37:05Z
Harcèlement moral : l’entreprise a sa part de responsabilité
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/204284/original/file-20180131-157466-63eg6m.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C579%2C3375%2C1753&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'impossibilité à se défendre provoque un sentiment d’impuissance chez les victimes de harcèlement moral.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/zt8PJ6LT9Uw">Hailey Kean/Unsplash</a></span></figcaption></figure><p>En cas de harcèlement moral au travail, la personnalité pathologique du harceleur est souvent considérée comme seule cause de la situation. Pourtant, les facteurs de harcèlement moral sont nombreux, et peuvent notamment être organisationnels. Dans ce cas, ils touchent au fonctionnement de l’entreprise dans son ensemble et relèvent directement du pouvoir de direction de l’employeur. Celui-ci a tout intérêt à les identifier, car ils constituent la clé de voûte de la lutte contre le harcèlement moral au travail. En les modifiant, l’employeur peut remplir l’obligation légale de prévention qui lui est imposée d’agir en amont pour éviter les actes potentiellement harcelants.</p>
<h2>Qu’est-ce que le harcèlement moral ?</h2>
<p>Sciences juridiques et sciences sociales s’accordent pour définir le harcèlement moral comme un ensemble d’actes répétés et persistants, créant un impact négatif sur le harcelé ou ses conditions de travail, sans être nécessairement perpétrés intentionnellement. Selon la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000408905">loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002</a>, qui établit le harcèlement moral sur le plan pénal et civil, la caractérisation du harcèlement n’exige pas l’existence d’un lien hiérarchique entre l’auteur des pressions et la victime. Le déséquilibre des pouvoirs qui caractérise la situation de harcèlement provient simplement du sentiment d’impuissance de la victime, qui ressent une impossibilité à se défendre, quelle que soit la position du harceleur dans la structure.</p>
<h2>Les facteurs organisationnels du harcèlement moral</h2>
<p>Il existe principalement trois facteurs organisationnels responsables du harcèlement moral sur lesquels les employeurs peuvent agir : les modes de management, l’organisation du travail, et le changement organisationnel. Deux modes de management favoriseraient ainsi le harcèlement moral. Le style autoritaire serait une source de harcèlement, en particulier dans les structures rigides, naturellement plus exposées, telles que l’armée, les prisons, ou les organisations paramilitaires. Mais l’inaction, le style « laisser faire », sont également à proscrire pour <a href="https://www.cairn.info/revue-recherches-en-sciences-de-gestion-2016-1-p-103.htm">éviter le harcèlement « horizontal »</a>, sans lien hiérarchique entre l’auteur et la victime.</p>
<p>Sur le plan juridique, le harcèlement moral est essentiellement perçu dans sa dimension interpersonnelle, c’est-à-dire d’un individu sur un autre. En effet, la sanction d’un harcèlement organisationnel ou collectif était difficilement concevable dans le respect des textes en vigueur, car les juridictions prud’homales exigeaient l’intention de nuire de l’auteur du harcèlement. Les juridictions sociales ont néanmoins admis l’existence d’un harcèlement non intentionnel, ce qui a permis de sanctionner tout mode de management pathogène, même si ce dernier n’a pas atteint sa cible. Puisque l’intention de nuire n’est plus à démontrer, il est désormais possible de sanctionner tout responsable d’une structure dans laquelle se sont déroulés des faits de harcèlement moral, même si ce responsable n’est pas directement impliqué.</p>
<p>En 2009, la Cour de cassation a ouvert la brèche en <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000021270312">se positionnant pour la première fois en faveur de la répression d’un harcèlement managérial ou stratégique</a>. Un harcèlement moral peut désormais être caractérisé dès lors que des méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique se manifestent, pour un salarié déterminé, par des agissements répétées ayant « pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation de ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits ou à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel », conformément à la définition légale posée par l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006900818&cidTexte=LEGITEXT000006072050">article L 1152-1 du code du travail</a>.</p>
<h2>L’appréciation des juges</h2>
<p>D’après les critères légaux, qui définissent le harcèlement par ses effets, une méthode de gestion ne peut donc être sanctionnée qu’à la condition d’affecter un salarié pris individuellement. Sous cette réserve, qui limite la répression d’un harcèlement collectif ou systémique, la Cour de cassation a qualifié de harcèlement moral le fait pour un directeur d’établissement de soumettre ses salariés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et des contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe, ou encore le fait de communiquer avec un salarié exclusivement par l’intermédiaire d’un tableau. Les juges stigmatisent ainsi régulièrement le management de style autoritaire, qui crée un déséquilibre des pouvoirs dans l’entreprise, tout comme le fait de remettre en cause les méthodes de travail d’un salarié sans motif, par des <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000021792245">propos insultants ou du dénigrement répété</a>.</p>
<p>L’organisation du travail peut également influencer le juge dans la qualification de harcèlement moral, en particulier concernant les charges excessives de travail, ou encore les conditions physiques de travail imposées aux salariés : bureaux aux dimensions trop restreintes, travail en open space, températures inconfortables ou bruit excessif, etc. Cet effet néfaste serait aggravé lorsque les salariés ont trop ou pas assez d’autonomie. Contradiction et manque de clarté dans les tâches imparties favoriseraient également l’émergence du harcèlement.</p>
<p>Enfin, un troisième facteur avancé pour expliquer le phénomène serait le changement organisationnel affectant l’entreprise. Le changement d’environnement de travail dû à des restructurations ou encore à une réorganisation complète des services crée potentiellement une dégradation objective des conditions de travail des salariés, qui peut être source de harcèlement.</p>
<h2>Les actions préventives de l’employeur contre le harcèlement systémique ou organisationnel</h2>
<p>L’employeur a le devoir juridique de prévenir les actes de harcèlement dans l’entreprise, au titre d’une obligation de sécurité de résultat. Cette action ne doit pas se limiter à identifier individuellement les harceleurs potentiels. Il convient d’agir en amont, au niveau organisationnel, puisque le harcèlement a pour origine, en partie, des facteurs organisationnels. Par exemple, l’employeur aurait intérêt à édicter un règlement anti-harcèlement dans l’entreprise, qui listerait précisément les actes prohibés ainsi que les sanctions encourues. </p>
<p>Une autre piste consiste à évaluer le risque de harcèlement dans l’entreprise grâce à des enquêtes sur les risques psycho-sociaux ou encore des interviews individuelles de salariés, totalement anonymes. Enfin, la lutte contre le harcèlement passe obligatoirement par des actions de formation auprès des managers chargés de l’identifier, de le prévenir et d’agir efficacement pour l’éviter. Le bien-être des salariés au travail est à ce prix.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/91031/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Les situations de harcèlement moral au travail ne sont pas uniquement dues à la personnalité toxique des harceleurs. Elles peuvent résulter de défauts organisationnels que l’employeur a tout intérêt à identifier.
Marc Ohana, Professeur de comportement organisationnel − Professor of Organizational Behavior, Kedge Business School
Clémentine Bourgeois, Professeure associée de droit, Kedge Business School
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/83583
2017-12-03T20:56:29Z
2017-12-03T20:56:29Z
« J’adore mon travail, mais… »
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/196893/original/file-20171129-28856-mwfphk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Comment aider ces salariés qui aiment leur travail et le détestent à la fois ?</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/tCNjNF6FfGk">Climate KIC/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Marielle est infirmière, engagée, professionnelle et part travailler tous les matins… la boule au ventre. Joachim est journaliste, passionné, motivé et précaire à en perdre le <a href="https://theconversation.com/fr/topics/sommeil-20272">sommeil</a>. Elsa est cadre supérieure, investie, performante et va faire un <a href="https://theconversation.com/fr/topics/burn-out-36403">burn-out</a> le mois prochain. Francis est technicien et travaille dans de bonnes conditions, pour un salaire confortable, tout en se plaignant sans cesse de son entreprise. Leurs points communs ? Ils ne changeraient de travail pour rien au monde, malgré le fait qu’ils soient rongés par ce même emploi.</p>
<p>Un travail pourrait donc épanouir et détruire en même temps la personne ? L’hypothèse est plausible, au vu de ces quatre cas fictifs mais représentatifs de ce que décrivent aujourd’hui beaucoup de salariés. Or les chercheurs en sciences du travail sont démunis pour analyser des situations aussi ambivalentes et donc, pour proposer aux organisations des moyens de prévenir la souffrance de ces salariés. Les modèles et théories disponibles, pertinents pour analyser les <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/bien-etre-au-travail/pres-d-un-quart-des-salaries-francais-en-etat-d-hyper-stress-5407625">situations professionnelles délétères</a>, montrent ici leurs limites.</p>
<p>Toutefois, en croisant ces modèles, on peut identifier quatre rapports au travail différents : les deux situations simples, le bien-être et le mal-être au travail ; et deux autres situations plus complexes, qu’on pourrait nommer le rapport ambivalent au travail, décrit plus haut, et le retrait de son travail. Le retrait désigne le désengagement du salarié d’un emploi pourtant effectué dans de bonnes conditions. On peut penser, par exemple, à la posture d’un ou une étudiante dans son « petit boulot » de serveur ou serveuse. À travers ces quatre catégories, on peut espérer décrire de façon plus juste des « entre-deux » qui peuvent perdurer et menacer la santé mentale de ceux qui les vivent.</p>
<p>Il s’agit d’une nécessité, au regard de la <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/on-s-y-emploie-de-philippe-duport/on-s-y-emploie-aimer-son-travail-et-en-souffrir-un-paradoxe-francais_2474700.html">conclusion du sociologue Jean‑François Dortier</a>, qui vient de publier une <a href="https://editions.scienceshumaines.com/travail-guide-de-survie_fr-664.htm">enquête menée dans différents secteurs professionnels</a>, <em>Travail guide de survie</em>. Et constate que les Français aiment leur travail et en souffrent à la fois.</p>
<h2>Un mélange d’éléments positifs et négatifs</h2>
<p>Nombreuses sont les recherches qui tentent de comprendre l’origine des effets négatifs engendrés par le travail. Elles étudient l’<a href="http://www.jstor.org/stable/2392498">intensité du travail et l’autonomie</a> dont on dispose pour réussir à y faire face, la <a href="http://psycnet.apa.org/record/1996-04477-003">récompense</a> qu’on en retire et de nombreuses autres dimensions. Tous ces facteurs sont potentiellement source de tensions ou de conflits, de <a href="https://books.google.fr/books?id=esNyAwAAQBAJ">stress</a> ou de <a href="https://books.google.fr/books?id=52B9CAAAQBAJ">souffrance</a>.</p>
<p>Tout autant de travaux ont, à l’inverse, essayé de comprendre ce qui peut pousser à <a href="http://www.emeraldinsight.com/doi/abs/10.1108/S1479-3555%282010%290000008006">aimer son travail</a>, à <a href="https://books.google.fr/books?id=YZ6GQgAACAAJ">s’y trouver heureux</a> ou ce qui peut en faire une <a href="http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.2044-8325.1990.tb00521.x/full">source de bien-être</a>. Ils étudient par exemple les affects positifs qu’on retire de son travail, le sentiment de cohésion qu’on ressent auprès de ses collègues, ou la fierté qu’on associe à son activité.</p>
<p>Ces recherches sont pour la plupart construites sur des théories vieilles de plusieurs décennies, considérées comme valides et robustes. Il est pourtant difficile de les mobiliser pour évaluer les situations de travail ambivalentes, celles que vivent les personnes qui disent en toute sincérité : « J’adore mon travail, mais… ». La plupart contiennent des angles morts, qui ignorent les situations complexes mélangeant des éléments positifs et négatifs. Or, c’est ce que vivent de nombreuses personnes, en particulier lorsque leur métier est un engagement, une vocation ou une passion. On trouvera typiquement cette situation chez des artistes, des scientifiques, des salariés du secteur associatif et bien d’autres professions encore.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/196892/original/file-20171129-28852-mk5yhn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Lorsque le métier est aussi une passion, le rapport au travail peut être ambivalent.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://unsplash.com/photos/PG3NsaGpY3s">rawpixel.com/Unsplash</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’investissement dans le travail constitue une réelle ressource psychique pour l’individu, comme le montrent de nombreuses études. Mais si celui-ci est effectué dans des <a href="https://theconversation.com/fr/topics/conditions-de-travail-31410">conditions</a> difficiles ou qui se dégradent, comme on l’observe actuellement dans de nombreux secteurs professionnels, alors il devient difficile pour les chercheurs d’en prévoir les effets sur la santé. Cela est pourtant nécessaire.</p>
<p>Parmi les modèles utiles pour initier cette réflexion, citons la <a href="https://books.google.fr/books?id=xpsuDwAAQBAJ&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=false">théorie des deux facteurs</a>, proposée par le psychologue américain Frederick Herzberg dès les années 1950. Elle soutient que les facteurs de satisfaction et ceux d’insatisfaction au travail ne sont pas les mêmes. Si on transpose cette théorie un cran au-dessus, au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/bien-etre-29815">bien-être</a> et au mal-être dans le travail, on peut postuler que les raisons rendant heureux sont distinctes de celles faisant souffrir. Ces raisons peuvent donc cohabiter dans une même situation, pour un individu donné, comme cela se produit pour Marielle, Joachim, Elsa et Francis.</p>
<h2>On est heureux parce qu’on s’investit</h2>
<p>Tentons maintenant une autre approche, en commençant par se pencher sur les modèles qui étudient le bien-être au travail. Ils intègrent tous la subjectivité de l’individu. Ainsi, le bien-être apparaît comme la résultante de l’engagement du sujet dans son travail, sa motivation, et non comme on le croit trop souvent, la conséquence d’un environnement de travail favorable. Autrement dit, toutes les théories disent qu’on est heureux dans son travail parce qu’on s’y investit, et non l’inverse – qu’on s’y investit parce que le cadre est plaisant.</p>
<p>Pour le mal-être, cette fois, les théories partent généralement d’une analyse objective de la situation de travail. Elles « décortiquent » les conditions dans lesquelles le salarié évolue au quotidien. Le mal-être est alors décrit comme la résultante de différents facteurs, éventuellement nuancés par la perception qu’en a le salarié. Ces facteurs peuvent être modérés ou non par des capacités de résistance individuelle (celle du salarié) ou collective (à l’échelle d’une équipe, d’un service, d’une entreprise). En 2011, un rapport remit au gouvernement et <a href="http://www.college-risquespsychosociaux-travail.fr/rapport-final,fr,8,59.cfm">réalisé par un collège d’experts</a> a d’ailleurs dressé la liste de ces facteurs.</p>
<h2>L’intérêt de combiner les théories</h2>
<p>Selon nous, les différents modèles issus de la littérature scientifique, que ceux-ci se concentrent sur le bien-être ou sur le mal-être au travail, peuvent cohabiter. Il est ainsi possible de produire une catégorisation sous forme de quatre rapports au travail : le bien-être, le mal-être, le rapport ambivalent et le retrait. Nous avons proposé <a href="https://www.researchgate.net/publication/311711289_%27%27J%27adore_mon_travail_mais%27%27_Proposition_d%27un_modele_comprehensif_des_rapports_ambivalents_au_travail">cette grille de lecture</a> dans un travail de thèse, soutenue en 2015.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/194814/original/file-20171115-19789-nee70f.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=534&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les quatre rapports au travail possibles.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Jean‑Yves Ottmann</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>C’est une manière efficace d’aborder l’analyse de situations de travail complexes, par exemple <a href="http://theses.fr/2015PA090042">celles rencontrées par des équipes de recherche</a>. Les salariés y cumulent un engagement important dans le travail, source d’une grande satisfaction, des conditions <em>a priori</em> satisfaisantes, mais des difficultés réelles liées par exemple à une très forte compétition.</p>
<p>Sur le fond, la combinaison de plusieurs théories s’avère nécessaire, pour les organisations, si elles veulent <a href="http://www.inrs.fr/risques/psychosociaux/ce-qu-il-faut-retenir.html">prévenir les risques psychosociaux</a> ou <a href="https://www.anact.fr/themes/qualite-de-vie-au-travail">améliorer la qualité de vie au travail</a> dans les situations ni blanches ni noires, où les salariés sont à la fois heureux et malheureux.</p>
<h2>Les difficultés doivent être entendues</h2>
<p>Aujourd’hui, les données manquent pour évaluer la part de la population qui est en situation de rapport ambivalent au travail ou de retrait. Des études mériteraient d’être menées à ce sujet, ainsi que sur leurs conséquences pour la santé mentale des individus. Car si cette part s’avérait significative, il y aurait bien une lacune dans les programmes de prévention actuels.</p>
<p>L’ambivalence des situations vécues par Marielle, Joachim, Elsa, Francis et les autres rend leurs difficultés plus ardues à exprimer. Celles-ci n’en existent pas moins, et doivent être entendues, analysées et <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-16-novembre-2017">prises en compte</a> en tant que telles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/83583/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Yves Ottmann conseille des organisations sur leurs problématiques de prévention des risques psychosociaux ou d'amélioration de la qualité de vie au travail. </span></em></p>
On peut aimer son métier et pourtant en souffrir. Autrement dit, entretenir avec lui un rapport ambivalent. Aux chercheurs en sciences du travail de trouver comment mieux protéger ces salariés.
Jean-Yves Ottmann, Chercheur en sciences du travail, Université Paris Dauphine – PSL
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/88134
2017-11-26T20:26:38Z
2017-11-26T20:26:38Z
Débat : À quand la fin des cirques avec animaux ?
<p>L’abattage au cœur de Paris d’un tigre échappé d’un cirque ambulant, le 24 novembre, a ému nombre de Français de plus en plus hostiles à la présence d’animaux dans les cirques. La toile et les réseaux sociaux se sont enflammés durant le week-end en faveur de l’abandon des cirques avec animaux.</p>
<p>La France et Paris, vitrines du monde, ont souvent montré l’exemple en matière de droits humains et de l’animal. Peut-on rester ainsi à la traîne en continuant d’accueillir des cirques avec animaux ?</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"934144683458158593"}"></div></p>
<h2>Un tigre « neutralisé » dans les rues de Paris</h2>
<p>Vendredi dernier, un tigre a été « abattu », « neutralisé », « tué », « exécuté » dans les rues de Paris par son propriétaire, Éric Bormann, le directeur du cirque Bormann Moreno, pouvait-on lire ici et là. Les mots fleurissent pour qualifier l’abattage de l’animal mais ne se ressemblent pas. Depuis, Éric Bormann a déposé plainte contre X <a href="http://www.lejdd.fr/societe/mort-dun-tigre-a-paris-le-cirque-porte-plainte-contre-x-3503246">pour acte de malveillance</a> (la chaîne qui empêchait l’ouverture de la cage aurait été sectionnée).</p>
<p>Dès qu’un animal sauvage entre dans un cirque, il est potentiellement menacé d’être abattu s’il ne répond pas au doigt et à l’œil de son dresseur et s’il y a débordement mettant la vie d’autrui en danger. Le tigre qui a été froidement exécuté à Paris a donc été « assassiné » en bonne et due forme, car préméditation il y a : en effet, un animal sauvage qui se sauve ou se rebelle contre son dresseur est immédiatement menacé de mort. Il devient un danger pour autrui, à ce titre il faut l’« éliminer », son propriétaire étant responsable du mal qu’il peut causer.</p>
<p>Pourquoi, dans ces conditions, les cirques possèdent-ils encore le droit de détenir des animaux sauvages qui, potentiellement, mettent la vie d’autrui en danger ? Pourquoi ne sont-ils <a href="http://www.leparisien.fr/faits-divers/le-proprietaire-du-tigre-abattu-a-paris-va-porter-plainte-25-11-2017-7414671.php">pas équipés pour endormir</a> l’animal au lieu de le tuer ?</p>
<p>Un tigre n’est pas un chaton. <a href="https://www.newscientist.com/article/dn17169-circus-captivity-is-beastly-for-wild-animals/">Les tigres, les lions, les éléphants, les primates, sont des animaux sauvages potentiellement dangereux</a> qui ne peuvent être « domptés » qu’à coups de fouets, de piques de dressage, d’ankus, de martinets ou de bâtons. Plus leur frustration grandit, plus ils risquent d’être dangereux.</p>
<p>Les vidéos qui montrent des dresseurs de cirques dépassés par les lions ou des tigres lors de « spectacles » <a href="https://www.lci.fr/faits-divers/somme-le-dompteur-d-un-cirque-attaque-par-l-un-de-ses-lions-devant-le-public-2051299.html">sont légion sur la toile</a>. Quand le dominant qui tient le fouet est dominé par le fauve, ne serait-ce qu’une seule fois, son autorité est alors définitivement bafouée, l’animal doit être abattu ou euthanasié car l’humain risque de ne plus avoir le dessus sur le félin.</p>
<p>Dès qu’un animal sauvage entre dans un cirque, il est donc en sursis.</p>
<h2>Des cirques avec des espèces en voie de disparition</h2>
<p>Ce nouveau fait divers pose la question du maintien des animaux dans les cirques.</p>
<p>Les animaux que les cirques exploitent (éléphants, primates, grands félins) sont aujourd’hui des animaux en voie de disparition. Si ce n’était pas le cas au XIX<sup>e</sup> siècle, âge d’or des cirques avec animaux, c’est désormais une réalité que personne ne peut plus ignorer (voir à ce titre la <a href="http://www.iucnredlist.org/">récente mise à jour</a> de la liste rouge des espèces menacées par l’Union internationale pour la conservation de la nature). Cette réalité change aujourd’hui la donne.</p>
<p>Voir en effet les derniers individus d’espèces menacées contraints à faire le clown sur une piste de cirque, sauter dans des cercles de feu ou être froidement abattus dans une rue de Paris est un « spectacle » choquant et pitoyable. Au lieu de ne connaître que pelouse publique, pistes de cirques bruyantes, cages et camions, ces animaux en voie de disparition devraient pouvoir bénéficier d’une vie digne de ce nom dans des espaces protégés et adaptés.</p>
<h2>De plus en plus de pays contre les cirques avec animaux</h2>
<p>Aujourd’hui, près d’une trentaine de pays – Autriche, Belgique, Bolivie, Bulgarie, Chypre, Costa Rica, Croatie, Danemark, Estonie, Finlande, Grèce, Guatemala, Hongrie, Inde, Irlande, Israël, Italie, Lettonie, Liban, Malte, Mexique, Pays-Bas, Pérou, Portugal, Roumanie, Singapour, Slovénie, Suède – a légiféré contre la présence des animaux dans les cirques. Ces initiatives nationales soulignent l’incapacité des textes européens à garantir l’absence de maltraitances et de souffrances psychologiques et physiques pour ces animaux ; tous ces pays dénoncent ainsi clairement que ces exercices imposés aux animaux pour notre divertissement constituent une offense pour ces grands animaux menacés.</p>
<p>En France, une <a href="https://www.la-croix.com/France/communes-interdisent-cirques-animaux-sauvages-2017-08-17-1200870260">soixantaine de municipalités</a> – dont Bagnolet, Truchtersheim, Ajaccio, Roncq, Vourles, Oncourt, Montreuil, Chartres – pensent aussi que cette pratique date d’un autre temps et ne répond pas aux besoins physiologiques et comportementaux des animaux ; elles ont fait le choix d’interdire les cirques avec animaux sur leur sol.</p>
<p>Paris, de son côté, reste sourde à différentes pétitions qui réclament une telle décision.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"934169678095831041"}"></div></p>
<h2>La souffrance animale n’est pas un « art »</h2>
<p>Nous avons tous, un jour ou l’autre, pu voir ces animaux de cirque, qu’ils soient sauvages ou domestiques, attachés à une chaîne sur un petit lopin de pelouse d’une place publique ou au beau milieu d’un carrefour, sur un parking de supermarché ou sur le bord d’une nationale, symbole de la triste vie des animaux des cirques itinérants, à l’image de cet <a href="http://www.leparisien.fr/insolite/video-un-elephant-se-balade-dans-une-rue-de-clermont-ferrand-10-05-2017-6936246.php">éléphant aperçu récemment</a> sur une route de Clermont-Ferrand.</p>
<p>Des fauves qui tournent en rond car enfermés dans des cages de 10m<sup>2</sup>, des éléphants attachés alors que dans la nature ils peuvent parcourir jusqu’à 80 km par jour, des primates habillés comme des poupées, autant d’humiliations et de frustrations pour un « art » d’un autre temps.</p>
<p>Le fait que ces animaux soient nés dans des cirques ne change en rien leur nature première et ne les prédispose nullement à savoir marcher spontanément sur les pattes de devant… Durant ces spectacles, les animaux montrent des mimiques faciales qui sont des signes de peur, de stress et de menace. S’il est dans l’instinct de tout être vivant de craindre le feu, ce n’est qu’en se faisant violence, et sous la menace du fouet, qu’un tigre ou un lion peut traverser un cerceau en flammes. Forcer un animal à braver le feu, est-ce cela qu’on appelle « l’art du cirque » ?</p>
<p>Un éléphant qui peut peser entre 2 à 6 tonnes n’a ni les pattes ni le dos adaptés pour marcher sur les pattes de derrière. Le forcer à accomplir un tel exercice, est-ce cela qu’on appelle « l’art du cirque » ?</p>
<p>Et présenter au jeune public un « art » mettant en scène des animaux que l’on mène du bout d’un fouet constitue un message déplorable d’un point de vue pédagogique et éthique quand, en parallèle, on leur inculque à ne pas être violent envers les animaux.</p>
<h2>L’entreprise-cirque</h2>
<p>Les cirques qui incluent l’animal dans leurs spectacles sont des entreprises à part entière, qui font vivre un certain nombre d’employés, de vétérinaires, de fournisseurs en nourriture végétale et carnée.</p>
<p>Sur cette base économique et entrepreneuriale, les cirques considèrent l’animal non pas comme un être vivant doté de sensibilité et d’émotions aux besoins physiologiques précis, mais comme un produit générant pertes et profits (frais de vétérinaire, nourriture, nombres d’entrées).</p>
<p>Dans ce contexte, l’entreprise-cirque ne se soucie guère du ressenti physique et psychologique de l’animal, obligé d’accomplir une performance que sa morphologie (poids, forme des pattes) ou son psychisme (peur du feu, du bruit, de la foule, de la lumière) ne lui permettent d’accomplir qu’au prix d’une souffrance réelle.</p>
<h2>Une pratique obsolète</h2>
<p>Ce qui faisait rire au XIX<sup>e</sup> siècle, par méconnaissance de la <a href="https://theconversation.com/les-animaux-ces-etres-doues-de-sentience-82777">sentience animale</a> et à une époque où les savanes abritaient félins et éléphants en grand nombre, est devenu scandaleux et attristant au XXI<sup>e</sup> siècle ; aujourd’hui, on parle de la <a href="http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2017/07/10/la-sixieme-extinction-de-masse-des-animaux-s-accelere-de-maniere-dramatique_5158718_1652692.html">6ᵉ extinction de masse des animaux</a>. Il reste à cette heure moins de 4000 tigres vivant dans leur habitat naturel…</p>
<p>Dans ce contexte alarmant, et pour des raisons éthiques, écologiques et politiques, ces spectacles de cirques avec animaux menacés devraient être reconnus hors-la-loi, au même titre que le braconnage pour l’ivoire.</p>
<p>Les arts du cirque sont multiples et ancestraux, ils peuvent être maintenus pourvu qu’on en retire les animaux. Les jongleurs, clowns, magiciens, contorsionnistes, funambules, lanceurs de couteaux, voltigeurs, trapézistes, danseurs, cracheurs de feu continueront d’éblouir petits et grands, sans parler des chorégraphies sur fond de nouvelles technologies qui sont aussi l’avenir du cirque, nul besoin d’ajouter les animaux dans ce décor : l’animal n’est ni un clown ni un contorsionniste acrobate.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"926167594054422529"}"></div></p>
<h2>Prestidigitation lexicale</h2>
<p>Pour aveugler les contrôles, les médias et le public, pour mieux dissimuler la souffrance animale, la compagnie du cirque a recours à différents tours de passe-passe lexicaux. Elle ne parle plus désormais de « dressage » mais de « formation » ou « d’éducation », plus de « fouet » mais « d’objet de folklore », plus d’« animaux en cage » mais de « sportifs de haut niveau ». Qui est encore dupe de tels stratagèmes lexicaux ?</p>
<p>On ne peut plus accepter aujourd’hui – dans une société qui se dit éthique et soucieuse de la sensibilité animale et qui légifère sur le bien-être animal au niveau européen – que des animaux soient esclavagisés (cirques et delphinariums) ou mis à mort (tauromachie) pour le spectacle d’une poignée d’individus nostalgiques de traditions archaïques (chasse à courre).</p>
<p>La souffrance et la mise à mort publiques d’un animal ne relèvent pas de l’activité artistique mais du sadisme. Sous prétexte que les cirques avec animaux sont des entreprises qui génèrent des emplois, il faudrait maintenir cette pratique antique ?</p>
<p>Une économie qui repose sur la maltraitance physique et psychologique des êtres vivants n’a aucun avenir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/88134/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Astrid Guillaume est membre du comité scientifique de la Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA).</span></em></p>
Un tigre échappé d’un cirque a été abattu à Paris ce vendredi 24 novembre. Un fait divers qui repose la question de l’existence des cirques avec animaux.
Astrid Guillaume, Sémioticienne, maître de conférences (hdr), Sorbonne Université
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/84981
2017-10-08T18:59:45Z
2017-10-08T18:59:45Z
La compassion, l’autocompassion : pour traverser et transformer les épreuves…
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/188572/original/file-20171003-739-ub9dc2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption"></span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/marynbtol/11728931255/">Mary Brack / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p>Dans un monde de plus en plus difficile à vivre, où chaque individu est soumis à rude épreuve, souvent face à lui-même pour résoudre de nombreuses difficultés. Dans un monde qui a plutôt tendance à glorifier la force, la puissance, la confrontation comme règle des relations, le dépassement du dépassement de soi et des autres… il paraît sans doute anachronique de parler de compassion et donc encore plus d’autocompassion !</p>
<p>La violence sous toutes ses formes terrorisme, discrimination, clivages, conflits sociaux, formes de déni, et déshumanisation des rapports sociaux ne nous amènent pas à nous pencher facilement sur nous-mêmes et sur les autres d’une façon paisible et avec bienveillance.</p>
<p>Cette violence grandissante qui a fait récemment un si grand nombre de victimes touche pourtant beaucoup de personnes. Cependant dans le même temps nous avons aussi entendu parler dans différentes circonstances par les médias de la notion de « saturation compassionnelle », pour expliciter une montée grandissante de l’indifférence des populations prétendument trop sollicitées par l’horreur ambiante.</p>
<p>Dans une société qui a développé le culte de la réussite à son plus haut niveau souvent de façon aveugle et impitoyable, sans se soucier des conséquences quand la réussite n’est pas au rendez-vous, la compassion n’est pas la bienvenue et n’est pas considérée comme une qualité nécessaire à la performance…</p>
<p>Or la réussite n’est pas toujours là de façon uniforme, nous faisons des erreurs, nous nous trompons, nous vivons des moments difficiles, des échecs, des épreuves parfois très éprouvantes, à la limite du supportable, et parfois insupportables…</p>
<p>Dans l’environnement professionnel, la dureté des rapports s’est également accentuée. L’accélération permanente des rythmes d’activité, la sur sollicitation et la superposition des tâches et des objectifs créent une dynamique de stress quasi permanente et pousse chacun vers la recherche incessante de l’excellence et de la performance également sur un plan individuel. Beaucoup d’individus s’épuisent, se perdent, et perdent leur confiance en eux.</p>
<p>En 2016, 72 % des salariés et 79 % des managers évaluent leur niveau de stress à 7 et plus sur une échelle de 0 à 10, contre respectivement <a href="http://lemde.fr/2fH82zT">38 % et 41 % en 2014</a>.</p>
<p>Pour les 15 États membres de la communauté européenne, le coût lié au stress est estimé à 20 milliards d’euros par an, soit 10 % de la somme globale dédiée aux soins de santé.</p>
<p>Dans les situations qui poussent les individus à l’épuisement, une des manifestations aggravées de l’état de la personne est la perte de l’estime de soi, la perte de confiance dans ses compétences. Cette image très dégradée de soi se transforme souvent à travers un processus progressif d’autodévalorisation, qui peut aller jusqu’ au sentiment de totale inutilité et conduit parfois au suicide.</p>
<p>La dureté des chocs, de la douleur peut nous mette à terre au sens propre et au sens figuré, faut-il à tout cela rajouter sa propre « autoviolence, autojugement, autodestruction »… ?</p>
<h2>La compassion, qu’est-ce c’est ?</h2>
<p>Son origine : vient du latin <em>cum</em> et <em>pati</em>, en latin ecclésiastique <em>compassio</em>, <em>-onis</em>, de <em>compati</em>, souffrir avec. Une autre définition venant du questionnaire philosophique de Comte Sponville : souffrir de la souffrance de l’autre.</p>
<p>Il y a dans la compassion de l’empathie, une dimension différente de la simple pitié. Chez certains philosophes elle est reconnue comme une caractéristique essentielle de notre humanité (Jean‑Jacques Rousseau, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur). D’autres auteurs et notamment Nietzche ont férocement dénigré la notion de compassion.</p>
<blockquote>
<p>« Si la compassion est un affect, elle n’est pas simplement une passivité, elle est une capacité qui révèle des capacités : affect suscité par autrui, elle vise la relation, se met dans les actes. Cet affect nous met dans une proximité singulière avec la souffrance d’autrui – souffrance inatteignable. […] La compassion paraît un mouvement spontané, surgissant en nous de façon involontaire, voire incontrôlable. Pourtant, elle n’est pas uniquement subie : l’émotion instantanée de la peine doit pouvoir être relayée par d’autres facultés pour devenir une attitude de compassion. » (<a href="http://bit.ly/2xcLrO0">Agata Zielinski</a>)</p>
</blockquote>
<p>Il y a dans ce sentiment, cette inclinaison quelque chose de « gratuit », comme un don.</p>
<p>L’université de Stanford en Californie a créé un laboratoire inspiré par le daläi Lama qui étudie les effets de la compassion dans le domaine des neurosciences, de la psychologie et de la neuro chirurgie. Des recherches pointues ont montré <a href="https://www.newharbinger.com/mindful-compassion">l’impact de la méditation associée aux pratiques de la compassion</a> sur la réduction du stress sur des groupes de plusieurs personnes.</p>
<p>Dans la compassion il y a donc à la fois une perception de la douleur de l’autre et un sentiment, une forme de solidarité. La notion de compassion est aussi présente dans les trois grandes religions.</p>
<h2>L’autocompassion, qu’est-ce que c’est ?</h2>
<p>L’autocompassion n’est pas la complaisance vis-à-vis de soi-même, ni une expression de narcissisme ou d’égocentrisme stérile et facile. Il ne s’agit pas de pleurer sur soi… et de se considérer comme une victime quel que soit le contexte. L’autocompassion n’est pas centrée sur le regard porté sur soi, en termes de simple « image ». Elle mobilise une qualité de bienveillance vis-à-vis de soi-même, une vraie conscience de ce que nous vivons, dans les moments les plus durs.</p>
<p>L’autocompassion est un concept différent de celui d’estime de soi, concept que nous avons évoqué dans nos articles précédents sur le sujet de la résilience et aussi absolument nécessaire à tout type de rebond. C’est donc une aptitude à être dans une relation de bienveillance avec soi-même, à développer un regard différent du jugement catégorique et implacable lorsque nous sommes confrontés à l’adversité, la défaillance ou l’échec.</p>
<p>L’autojugement négatif paralyse souvent toute possibilité de remise en cause réelle et profonde. Lorsque nous sommes confrontés à ce qui cause cette pression intérieure négative, nous pouvons la saisir comme une information importante et digne d’être écoutée et entendue. Il y a dans l’auto-compassion un principe d’acceptation de ce qui est.</p>
<h2>L’autocompassion : pourquoi est-elle utile ?</h2>
<p>Car ce qui nous rend humain c’est l’expérimentation à la fois des émotions positives et la confrontation aussi à nos propres limites, nos faiblesses, nos imperfections, et à la souffrance. C’est aussi dans ces vécus contrastés que nous pouvons apprendre à développer une conscience de ce que nous sommes, de ce que nous vivons et de ce qui impacte aussi les autres par nos erreurs, y compris nos fautes. Ce temps d’empathie avec soi-même est nécessaire pour puiser la force de vivre l’épreuve, de l’accompagner, de s’accompagner, et de pouvoir se remettre en question lorsque cela est le plus nécessaire.</p>
<p>L’objectif n’est donc pas d’éradiquer tout type d’émotions et de sentiments comme certains gourous techno-scientifiques le désirent ardemment en pensant que le monde sera plus équilibré en ayant recours à la mobilisation d’un seul type de cerveau logique et purement analytique aux commandes, mais de laisser la place à des émotions, des orientations psychiques et des comportements porteurs de possibilité d’auto-guérison et de prise de conscience de sa fragilité, de sa propre vulnérabilité.</p>
<p>Dans d’autres approches de l’être humain différentes de celle de l’occident les notions de bienveillance avec soi-même, voire d’amour de soi-même sont considérées comme des bases nécessaires à la survie, à la vie elle-même et à l’acceptation de l’autre.</p>
<p>Être en guerre perpétuelle avec soi-même, en colère et dans la frustration d’une souffrance ressentie mais non acceptée provoque des dommages collatéraux bien plus graves que la douleur elle-même. Les émotions négatives prolongées portent atteinte au système immunitaire et impactent tous nos organes. (cf. les travaux du <a href="http://www2.cnrs.fr/band/324.htm">Professeur Robert Dantzer</a>).</p>
<p>Nous pensons que cette dimension est absolument nécessaire à chacun y compris les toutes celles et ceux qui vivent des situations extrêmes dans leur vie professionnelle, qui traversent le burn-out, le <em>brown out</em> et le <em>bore out</em>, les entrepreneurs qui passent pas l’épreuve de la <a href="https://theconversation.com/burn-out-des-dirigeants-lors-de-la-perte-de-lentreprise-comment-reagir-83317">perte de l'entreprise</a>, qui plonge parfois dans le désespoir et la honte d’eux-mêmes, tous ceux à qui vient l’idée de leur inutilité.</p>
<p>Il est donc essentiel de savoir développer ce talent de pacification avec soi-même, pour trouver aussi la force de remédier à ses propres blessures, ses échecs, ses erreurs, ses travers.</p>
<p>« Le désamour » de soi entraîne souvent une forme d’abord de jugement de cynisme appliqué à soi et à tous les autres… d’intolérance, et revient ainsi à ne laisser aucune chance à l’autre en cas de défaillance, d’erreurs, ou de fautes.</p>
<p>Accepter de ne pas être parfait, accepter sa défaillance momentanée pour ouvrir un autre espace de pensée et d’actions, c’est à cette nécessité que peut répondre l’auto-compassion. La sincère compassion pour autrui ne peut se manifester réellement que lorsque chacun a pu l’éprouver aussi sincèrement à son propre égard. Poser ce regard sur soi un moment pour se donner les forces pour une transformation est une qualité rare et précieuse.</p>
<p>Dans notre travail de recherche sur la question de l’échec et de la résilience entrepreneuriale, nous avons pu constater les effets produits par l’atteinte à l’image de soi, et le sentiment de perte totale d’efficacité, de légitimité, de sens de soi. Les personnes qui ont accepté de voir et d’entendre la réalité de la douleur causée par les événements mettent en place une dynamique pour y faire face.</p>
<p>Apprendre à être juste et bon avec soi-même est une des voies de la sagesse et de l’intelligence émotionnelle et collective… ! Il n’y a de force que parce qu’il y a de la fragilité, il n’y a de réussite que parce que nous connaissons aussi l’échec… les dualités nous font grandir par leur dynamique subtile.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/84981/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marie-Josée Bernard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Das un monde de plus en plus violent, notamment l’univers économique, il est bon de se découvrir les bienfaits de la compassion et du concept d’autocompassion.
Marie-Josée Bernard, Professeure en Management – Leadership -- Développement humain, EM Lyon Business School
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/83981
2017-09-20T18:53:32Z
2017-09-20T18:53:32Z
Fusion CE-CHSCT-DP : quelles conséquences sur la santé au travail ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/186291/original/file-20170917-8108-19oc7w4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=26%2C26%2C973%2C636&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Usine.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/mateeas/3409477990/in/album-72157623026667094/">Matias Garabedian / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>L’année 2012 fut marquée par la célébration de l’anniversaire des trente ans de la quatrième des lois dites « Auroux » instaurant les Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de travail (CHSCT). L’année 2017 sera donc celle qui célébrera probablement <a href="http://bit.ly/2x5KDyv">sa disparition</a>. Pourtant, il revêt une importance cruciale dans l’histoire de la santé au travail en France.</p>
<h2>Le CHSCT un vrai contre-pouvoir</h2>
<p>En effet, contrairement à son prédécesseur, « le comité d’hygiène et de sécurité » (CHS) créé par le décret du 1<sup>er</sup> août 1947, qui n’avait qu’un rôle consultatif, le CHSCT, créé par la loi « Auroux » du 23 décembre 1982, doit constituer un véritable contre-pouvoir. Pour Jean Auroux, « l’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ».</p>
<p>Ainsi, contrairement au CHS, qui ne constituait qu’une commission spéciale du Comité d’entreprise, le CHSCT devient une instance de représentation du personnel dotée d’une autonomie complète dans son fonctionnement. Plus encore, le CHSCT, comme son nom l’indique, relie directement les problèmes de santé au travail aux conditions de travail. Jean Auroux considère le CHSCT comme un moyen de donner un droit d’expression direct et collectif sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail.</p>
<p>Le CHSCT doit faire, selon Jean Auroux, des salariés des citoyens à part entière dans leur entreprise. Pour cela, il confie au CHSCT des missions et des droits élargis. Par ailleurs, l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 17 avril 1991 dote le CHSCT de la personnalité morale, ce qui lui permet d’ester en justice.</p>
<h2>CHSCT et bien-être des salariés</h2>
<p>Dans une période marquée par la volonté du gouvernement actuel de fusionner le CHSCT avec les autres instances représentatives du personnel, ce qui signifierait un retour en arrière à la situation d’avant 1982, il apparaît primordial de s’intéresser aux effets de la présence d’un CHSCT sur le bien-être des salariés.</p>
<p>Les principales missions sont de contribuer à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs de l’établissement ; de les informer sur les dangers auxquels ils peuvent être exposés comme sur les moyens de prévention ; de contribuer à l’amélioration des conditions de travail ; de veiller à l’observation des prescriptions légales prises en ces matières.</p>
<p>Pour mener à bien ces missions, les CHSCT disposent du droit d’enquêter pour analyser les risques auxquels sont exposés les salariés. L’ancien ministre du Travail, Jean Auroux, tirait le bilan suivant :</p>
<blockquote>
<p>« Je ne mesurais pas l’importance qu’auraient les CHSCT aujourd’hui. Je pensais qu’ils allaient fonctionner mais pas autant. Pour moi, c’est la traduction du durcissement des conditions de travail avec une compétition qui pèse sur les rythmes de travail, l’intensité du travail, des nouvelles technologies numériques qui exigent l’instantanéité […] » (<a href="http://bit.ly/2y6NEvv">Auroux, décembre 2012</a>, La Nouvelle Vie Ouvrière).</p>
</blockquote>
<p>L’importance croissante du CHSCT constatée par Jean Auroux est également mise en évidence par les chercheurs. Ainsi, selon <a href="http://data.bnf.fr/13203134/gilles_moreau/">Moreau</a> (2002, p. 825), « le CHSCT est en train de devenir un acteur essentiel sur lequel l’entreprise devra s’appuyer pour élaborer une véritable politique de santé ». <a href="http://bit.ly/2y6XAoy">Verkindt (2014)</a>, dans un rapport pour le ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, confirme l’importance prise par l’institution au cours de ces dernières années.</p>
<h2>La dilution du CHSCT par les ordonnances</h2>
<p>Les ordonnances sur la <a href="http://bit.ly/2jAqJq7">réforme du code du travail</a> vont effacer d’un trait de plume cette influence grandissante du CHSCT puisqu’elles obligeront les établissements entre 50 et 300 salariés à fusionner les délégués du personnel, le comité d’entreprise <a href="https://oran.ge/2w1sGgQ">et le CHSCT</a> au sein d’une même instance, dénommée Comité social et économique (CSE). Seuls les établissements de plus de 300 salariés pourront disposer d’une commission santé, sécurité et conditions de travail alors, qu’auparavant, le CHSCT était obligatoire pour les établissements de plus de 50 salariés.</p>
<p>Toutefois, les expertises sur des risques professionnels demandées par cette commission, auparavant à la seule charge de l’employeur, devront désormais être prises en charge à hauteur de 20 % de leur coût par le CSE, ce qui pourrait freiner son activité d’expertise des risques professionnels. L’argument avancé par le gouvernement est la volonté de simplifier et de limiter le temps consacré aux réunions organisées dans le cadre de ces différentes instances qui seraient assimilées implicitement à du temps perdu.</p>
<p>Mais sur quelles évaluations se base le gouvernement pour aboutir à de tels constats ? Nous pouvons simplement supposer qu’il a répondu à une vieille revendication du Medef qui a toujours vu d’un mauvais œil le CHSCT qui dispose d’un pouvoir de décision sur l’organisation et les conditions de travail.</p>
<h2>Présence de CHSCT et meilleure santé au travail</h2>
<p>Pourtant, à partir des données représentatives de la population française issues des <a href="http://bit.ly/2xr9SLF">enquêtes nationales SUMER 2003 et 2010</a>, nos analyses économétriques corroborent les quelques études sur le sujet en montrant que la présence d’un CHSCT dans une organisation est associée à une meilleure santé au travail et à une moindre gravité des accidents du travail. Ainsi, la présence d’un CHSCT est associée à une meilleure santé au travail mesurée au travers de la réduction du risque pour un salarié de ne pas dormir à cause de son travail, et à une durée plus faible des absences pour accident du travail.</p>
<p>Parallèlement, nous constatons que la présence d’un CHSCT est associée à une fréquence plus élevée des absences pour accident du travail. En effet, la sous-déclaration des accidents du travail, une pratique avérée en France (<a href="http://bit.ly/2h8uulF">Amossé <em>et alii</em>, 2012</a>), serait atténuée en présence d’un CHSCT, ce qui expliquerait cette corrélation positive, observée dans d’autres études internationales.</p>
<p>Le CHSCT contribuerait ainsi à limiter cette sous-déclaration des accidents du travail. Par ailleurs, notre recherche qualitative, par observation directe de deux réunions de CHSCT d’une même entreprise, souligne l’influence de l’implication des acteurs membres du CHSCT et de leur activisme de la connaissance sur la qualité de la politique de prévention des risques professionnels.</p>
<h2>CHSCT et amélioration de la performance sociale</h2>
<p>Les récentes révélations autour des tentatives d’entrave des CHSCT au sein d’une grande entreprise française ne font que souligner, qu’encore trop souvent, les CHSCT sont assimilés à une <a href="http://bit.ly/2f3saby">« bête noire » par les directions d’entreprise</a>. Or, nos résultats soulignent le rôle crucial des CHSCT pour les directions des ressources humaines souhaitant améliorer leur performance sociale.</p>
<p>Les CHSCT peuvent être en effet un acteur important à mobiliser pour les services de gestion des ressources humaines dans le co-développement de politiques de santé au travail et de prévention des risques professionnels.</p>
<p>Pour les petits établissements de moins de 50 salariés, qui n’entrent pas dans le champ d’application de la législation française sur les CHSCT, la création en leur sein d’une IRP, chargée de la santé-sécurité au travail ou tout au moins d’un crédit d’heures pour les délégués du personnel qui exercent les missions du CHSCT dans les établissements de moins de 50 salariés, permettrait d’améliorer la santé au travail des salariés.</p>
<p>Pour les grands établissements, de 50 salariés et plus, la présence d’un CHSCT ne garantit pas qu’il soit actif. Pour qu’il le soit, il est nécessaire de donner, aux membres des IRP en charge de la santé-sécurité au travail, les moyens d’être à l’écoute de leurs collègues, par exemple, en augmentant les heures de délégation dont ils bénéficient et en leur proposant des formations sur la santé au travail et sur le pilotage social. Cette dernière proposition est présente dans le rapport Verkindt (2014) sur les CHSCT.</p>
<h2>Fusion CHSCT-CE-DP : quels risques ?</h2>
<p>Les risques que fait courir cette fusion, organisée par les ordonnances sur la réforme du code du travail, pour la santé des salariés sont nombreux. Le risque majeur de cette réforme est une régression de la prise en charge des problématiques de santé, de sécurité et de conditions de travail qui, au lieu d’être des compétences propres dévolues à une instance spécialisée, seront diluées dans les compétences générales du CSE.</p>
<p>Cette dilution du rôle du CHSCT a d’ailleurs été confirmée par un récent <a href="http://bit.ly/2xqYnnc">rapport de l’IRES</a> portant sur les DUP (Délégation unique du personnel, fusionnant DP, CE et CHSCT) créées par la loi Rebsamen de 2015.</p>
<p>L’autre risque est de voir apparaître des profils généralistes au sein du CSE qui n’auront pas forcément de connaissances approfondies et suffisantes sur les questions de santé et de sécurité au travail. Or, ces connaissances sont déterminantes dans l’efficacité des CHSCT à améliorer la santé des salariés.</p>
<p>Un troisième risque est de voir les heures de délégation dévolues à la délégation unique du personnel réduites, ce qui rendra d’autant plus difficile le travail d’enquête des membres du CSE sur la santé et les conditions de travail des salariés.</p>
<p>Enfin, la fusion des IRP risque d’engendrer un problème de santé publique. En effet, le risque est d’accroître la sous-déclaration des accidents du travail par les entreprises, ce qui se traduira par un report de la prise en charge des accidentés du travail par la caisse d’assurance maladie. Ceci risque de déresponsabiliser d’autant plus les employeurs dans l’amélioration des conditions de travail et dans la prise en compte des problématiques de santé au travail.</p>
<p>Le risque est grand de voir la dégradation de l’état de santé des salariés français s’accélérer dans les années à venir. C’est un bien lourd tribut à payer en termes de santé publique sur l’autel des exigences de l’économie dite « moderne ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/83981/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gregor Bouville ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La dilution du CHSCT par les nouvelles ordonnances sur le travail pourrait avoir des conséquences en chaîne sur le bien-être des salariés. Analyse à partir de plusieurs études.
Gregor Bouville, Maitre de Conférence, Sciences de Gestion, Dauphine Recherche Management-Equipe Management & Organisation, Université Paris Dauphine – PSL
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/83751
2017-09-13T21:31:38Z
2017-09-13T21:31:38Z
Mesurer la souffrance au travail : des sirènes hurlantes au mur du silence
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/185331/original/file-20170909-32266-ncfly3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=43%2C41%2C913%2C606&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Officina ».</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://visualhunt.com/f2/photo/3380558210/79bf1d6577/">Mosoma/Visual Hunt</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p>Considérée comme le fléau du siècle, un problème passager ou une maladie invalidante, la souffrance au travail est un phénomène dont la connaissance ne cesse d’évoluer. Le sujet de la souffrance au travail a été mis sur le devant de la scène avec la couverture médiatique de la vague de suicides chez France Telecom au <a href="http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2009/10/15/01016-20091015ARTFIG00616-un-25e-salarie-de-france-telecom-se-suicide-.php">printemps 2009</a>.</p>
<h2>L’ascension des tests psychométriques</h2>
<p>Depuis octobre 2009, dans le cadre d’un <a href="http://archives.gouvernement.fr/fillon_version2/gouvernement/prevention-des-risques-psychosociaux-xavier-darcos-presente-un-plan-d-actions-d-urgence.html">plan de prévention du stress et des risques psychosociaux</a>, les entreprises de plus de 1 000 salariés ont pour obligation de mettre en place des instruments de mesure du stress et des risques psychosociaux chez leurs employés. Pour conduire ces enquêtes, les entreprises ont, en général, recours à des cabinets de conseils supposés détenir les ressources et les compétences pour mener ces enquêtes.</p>
<p>Suite à la vague de suicides à France Télécom, le cabinet Technologia est retenu par les représentants syndicaux pour conduire l’audit.</p>
<p>À la mi-décembre 2009 un rapport préliminaire rédigé par le cabinet et présentant les résultats de cette grande enquête est dévoilé : c’est ici le point de départ de notre <a href="http://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0018726717703449">recherche</a> (cette recherche a fait l’objet d’une publication dans la revue <em>Human Relations</em>). Nous avons analysé le rapport en question mais également le <a href="http://www.lefigaro.fr/assets/pdf/Questionnaire%20FT%20V11.pdf">questionnaire</a> administré aux 80.080 employés de France Telecom entre le mois d’octobre et novembre 2009.</p>
<p>L’objectif de notre travail est d’étudier les visibilités et invisibilités produites par les questionnaires destinés à mesurer la souffrance au travail. En arrière-plan, nous souhaitons interroger la performativité des instruments de mesure, autrement dit, quelle réalité et quelle conception de la souffrance sont véhiculées par ces enquêtes ?</p>
<h2>Ce que l’enquête laisse voir et entendre</h2>
<p>L’enquête Technologia pour France Telecom comprend 172 questions sur l’individu lui-même. Pour répondre, le salarié est censé tenir une sorte de comptabilité des évènements de sa vie, afin d’en apprécier la durée, la fréquence, le rythme et la récence. Il doit être à la fois capable d’identifier des émotions variées comme la peur, le désespoir ou la tristesse, et d’évaluer l’impact de la souffrance sur son corps, sa santé mentale et ses comportements.</p>
<p>Le questionnaire propose également au salarié d’évaluer son environnement immédiat, les exigences de son travail, l’autonomie et l’influence qu’il peut avoir sur ce travail d’une part (item 15 : « Dans ma tâche, j’ai très peu de liberté pour décider comment je fais mon travail »), les récompenses symboliques et matérielles qu’il peut en tirer, d’autre part. Au travers de ces questions, la relation de travail apparaît ainsi comme une transaction – qu’est-ce que l’on « reçoit » en contrepartie de ce que l’on « donne » – ; l’environnement est une contrainte à laquelle le salarié est soumis sans prise réelle sur celui-ci.</p>
<p>Le rapport, largement diffusé par les différents médias, met en évidence une baisse du sentiment de fierté d’appartenance à France Telecom et une dégradation des conditions de travail. À l’aide du modèle de <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/9805280">Karasek</a> (modèle très populaire non seulement dans les enquêtes sur le stress au travail mais aussi dans le milieu académique), le rapport met également en avant les personnes les « plus » en souffrance : les fonctionnaires, les non-cadres, les moins qualifiés et les personnes en charge du service client.</p>
<p>Des graphiques opposent certaines catégories de travailleurs comme les managers en « situation de travail détendu » et les fonctionnaires en « situation de travail tendu », ces derniers souffrant, selon le rapport, d’un manque d’adaptabilité et d’adéquation de leur profil à l’emploi. Dans ce rapport, la souffrance semble reposer sur la seule position de l’individu au sein de l’entreprise. Les aspects psychologiques, moraux, de santé et ceux relatifs à la tâche sont occultés au profit de classifications administratives.</p>
<h2>Ce que l’enquête masque et tait</h2>
<p>Si l’enquête a la capacité d’identifier et de cibler des plans d’action précis en direction de certaines catégories de travailleurs, l’étude crée aussi des zones d’invisibilités, autrement dit des dimensions qui, parce qu’elles ne sont ni observées ni mesurées, ne sont pas discutées et restent silencieuses.</p>
<p>Premièrement, <strong>l’environnement économique, stratégique et idéologique du salarié n’est pas pris en compte</strong>. L’environnement est réduit aux personnes interagissant avec le salarié quotidiennement (le manager, le client, les collègues) et/ou occasionnellement (les services RH). S’il semble illusoire de prendre en considération l’ensemble des facteurs de la souffrance (principalement pour des raisons statistiques), l’enquête retient le plus petit dénominateur commun des études, à savoir la qualité de la relation avec le manager.</p>
<p>Par exemple, on aurait pu s’attendre à ce que le questionnaire interroge les salariés sur les différents changements stratégiques entrepris par France Télécom, comme l’appréciation par les salariés du plan <a href="http://archives.lesechos.fr/archives/2006/Enjeux/00230-050-ENJ.htm">NeXT</a>, projet visant à transformer le groupe de télécommunications. On sait pourtant que les changements dans les situations de travail sont des facteurs qui accroissent l’incertitude et par voie de conséquence le niveau de stress.</p>
<p>Deuxièmement, alors que le questionnaire reconnaît l’individu comme doté d’émotions et de valeurs, <strong>le rapport donne à penser que les individus souffrent parce qu’ils n’ont pas les ressources suffisantes pour effectuer leur travail</strong> ou qu’ils ne sont pas suffisamment récompensés. Dans cette perspective, l’individu n’a pas à penser, apprécier et/ou participer de manière active aux orientations stratégiques de l’entreprise. Ainsi les aspects culturels, politiques et stratégiques de l’individu sont tus.</p>
<p>Certes le questionnaire, comme le rapport, sont l’objet de compromis entre exigences scientifiques et les attentes des parties prenantes au comité de pilotage (syndicats, direction, consultants) ; il permet également de mettre la souffrance au travail au cœur de l’actualité.</p>
<p>Notre analyse souligne cependant un écart important entre la conception du travail des salariés portée par les discours managériaux (un salarié rationnel, autonome, capable de prendre des risques et de les maîtriser) et les instruments de mesure de la souffrance au travail qui le considèrent comme un individu plutôt passif, calculant ses efforts et récompenses au mieux, le rabattant à sa position dans l’organisation au pire.</p>
<p>L’apparente neutralité du questionnaire et son caractère scientifique (légitimé par l’utilisation – complète ou partielle – d’échelles de mesure) tendent cependant à limiter, si ce n’est taire, toute interrogation et débat sur ces outils. Il appartient donc aux chercheurs, mais également aux concepteurs et lecteurs de ces questionnaires et enquêtes, de se ressaisir de ces outils et d’interroger ce que, par construction, ils disent et taisent. -</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/83751/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
Visibilités et invisibilités produites par les questionnaires destinés à mesurer la souffrance au travail ; décalages de perception entre les enquêtes sur cette souffrance et les discours managériaux.
Sandrine Hollet-Haudebert, Professeur des universités, Université de Toulon
Florence Allard-Poesi, Professeur des universités en Sciences de Gestion, Directrice d'Unité de Recherche, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.