tag:theconversation.com,2011:/us/topics/spinoza-44895/articlesSpinoza – The Conversation2021-01-14T19:50:49Ztag:theconversation.com,2011:article/1530342021-01-14T19:50:49Z2021-01-14T19:50:49ZLe « contrat social » français : mythe ou réalité ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/378558/original/file-20210113-19-um00fr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C169%2C1917%2C1511&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La crise sanitaire permettra-t-elle de renforcer ou d'affaiblir le contrat social que nous passons les uns avec les autres? </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/illustrations/coronavirus-masque-facial-personnes-5603768/">Pixabay/mohamed hassan </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Les débats passionnés qu’a suscités la préparation des lois sur la « sécurité globale », et sur les « séparatismes », remettent au premier plan, bien que cela n’ait pas été suffisamment souligné, la question du « contrat social ».</p>
<p>D’autant plus que le président de la République a rouvert le débat sur l’identité française, comme le souligne <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/12/22/qu-est-ce-qu-etre-francais-emmanuel-macron-engage-le-debat-sur-l-identite_6064196_823448.html"><em>Le Monde</em></a> avec la question « Qu’est-ce qu’être français ? » Et cela au moment où l’on constate un retour de l’idée de nation comme le <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/du-peuple-a-la-nation-francaise-une-histoire-sociale-en-cours-avec-pascal-ory">rappelle Pascal Ory</a>, professeur émérite à la Sorbonne.</p>
<p>Des individus différents, pouvant appartenir à des « communautés » diverses, sont réunis dans un même pays, dont ils sont citoyens. Quelle est la nature du lien qui les rattache au pays, et qu’est-ce qui en fait la force ? Il est urgent de se (re)pencher sur cette question, pour laquelle les philosophies du « contrat social » s’avèrent particulièrement éclairantes.</p>
<h2>Faire « pays »</h2>
<blockquote>
<p>« Qu’il faut toujours remonter à une première convention. » (Rousseau, <em>Du Contrat social</em>, livre I, chap. V)</p>
</blockquote>
<p>La question fondamentale peut être formulée simplement : qu’est-ce qui unit des individus de façon à leur permettre de faire « pays » ? Refuser des « séparatismes », ou vouloir la sécurité pour tous, n’a de sens que si tous appartiennent à un même ensemble, dont l’existence est la condition qui leur permet de vivre librement.</p>
<p>Pour des philosophes tels que <a href="https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_2000_num_68_1_2236">Baruch Spinoza</a>, puis <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Du_contrat_social">Jean‑Jacques Rousseau</a>, le lien qui nous unit ainsi porte un nom : celui du « contrat social ».</p>
<p>Pour eux, il ne peut exister de société assurant à chacun une vie libre sans un premier et décisif « contrat social », qui permet de passer de « l’état de nature » à « l’état de société ». (Spinoza, <a href="http://spinozaetnous.org/wiki/%C3%89thique_IV">« Ethique », IV, 37, Scolie 2</a>).</p>
<p>Le « droit naturel » étant défini par le désir et la puissance des individus, il ne peut garantir aucun droit individuel, puisque chacun peut toujours tomber sur plus puissant que lui. Il est donc nécessaire d’accéder à une sphère où le droit est défini « par la puissance et la volonté de tous ensemble ».</p>
<p>Pour cela, il faut, et il suffit de, « s’unir en un corps » par un « pacte », par lequel un État est institué (Spinoza, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique"><em>Traité Théologico-Politique</em></a>, chap. XVI), dans « l’acte » même (« acte d’association ») « par lequel un peuple est un peuple » (Rousseau, CS, I, VII et V). Ce « pacte », qui institue donc dans le même mouvement et l’État, et le <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2005-2-page-32.htm">peuple</a>, est « le vrai fondement de la société » (Rousseau, CS, I, V).</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="Portrait de Jean‑Jacques Rousseau" src="https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Portrait de Jean‑Jacques Rousseau. Pastel de Quentin de La Tour (1753).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Jacques_Rousseau">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Rousseau (CS, I, VI) l’exprime en termes simples : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ». Il ne comporte donc qu’une clause : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Mais cette aliénation (« Aliéner, c’est donner ou vendre ») a pour sens d’être la condition de la « liberté conventionnelle », que fait naître et que garantit l’État ainsi institué. On pourrait parler d’un acte d’aliénation libératrice !</p>
<p>C’est parce qu’il est foncièrement utile que le contrat social est totalement contraignant. Foncièrement utile : il permet de vivre « à l’abri de la crainte autant qu’il se peut », « dans la concorde et dans la paix » ; et de « maintenir le droit d’autrui comme le sien propre » (Spinoza, TTP). Totalement contraignant : chacun transférant sa toute puissance individuelle à la société, celle-ci dispose d’« une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir » : « nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain… tous lui doivent obéissance pour tout » (id.)</p>
<p>Mais un contrat que personne n’a jamais signé !</p>
<h2>Un pacte qui exige et oblige</h2>
<p>Le contrat social est donc un pacte qui sauvegarde et préserve, mais dans la mesure même où il exige et oblige. Les hommes ont-ils jamais signé un pacte de cette nature ? Spinoza (TTP, chap. XVI) envisage deux possibilités, en évoquant « un pacte tacite ou exprès ».</p>
<p>Rousseau est d’une certaine façon plus réaliste. Il admet que « les clauses de ce contrat » n’ont « peut-être jamais été formellement énoncées ». Et pourtant :</p>
<blockquote>
<p>« Elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. » (CS, I, VI)</p>
</blockquote>
<p>Le contrat social est donc un pacte essentiellement tacite, non-modifiable, bien qu’il ne soit pas obligatoire, et qu’il puisse (facilement) être violé.</p>
<ul>
<li><p>Non-modifiable, car « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet » (CS, I, VI).</p></li>
<li><p>Non-obligatoire, car « il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social » (CS, I, VII). Personne n’a jamais été obligé de contracter. De plus, dans le cadre du pacte, « les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels » CS, II, IV).</p></li>
<li><p>Non-inviolable, enfin, car hélas il est loisible à chacun de se comporter en « malfaiteur », voire en « ennemi », ce qui « rompt le traité social », et exclut de l’État (CS, II, V).</p></li>
</ul>
<p>Un président qui, par exemple, viole les lois de son pays (dont la Constitution, qui exprime le plus directement le pacte social), devient « traître à la patrie » à qui, de fait, il « fait la guerre ».</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/jnqh3NDeUiM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Donald Trump, président du chaos.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pour Rousseau, il mériterait au-moins l’exil, sinon la mort !</p>
<p>Dans ces conditions, le contrat social est-il plus qu’une simple fable ? On pourrait répondre qu’il est une hypothèse dont la pertinence (pour ne pas dire la vérité) se fonde sur son pouvoir de rendre intelligible la réalité, et non sur de seules considérations empiriques.</p>
<h2>Une idée</h2>
<p>Le contrat social est alors, pour parler comme Kant, une « idée », c’est-à-dire « un concept rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne peut être donné dans les sens » (<a href="https://www.puf.com/content/Critique_de_la_raison_pure"><em>Critique de la raison pure</em></a>, PUF, p. 270).</p>
<p>Une réalité non pas « imaginée arbitrairement », mais posée a priori, comme condition de possibilité d’un ensemble réel, et toujours renouvelé (par les naissances, les naturalisations, et du fait des décès), de citoyens lui adhérant librement, quand bien même cette libre adhésion ne s’est pas manifestée dans une cérémonie sociale concrète.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="Portrait de Brauch Spinoza (1665" src="https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Portrait de Brauch Spinoza (1665), anon., Herzog August Bibliothek.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Baruch_Spinoza#/media/Fichier:Spinoza.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ainsi se comprend la règle de l’unanimité. Pour Spinoza, « dans l’état social », où chacun est tenu d’obéir à sa Cité » (IV, P. 37, scholie 2), c’est « l’accord unanime » qui « décide du bon et du mauvais ». Mais Rousseau montre que l’unanimité ne peut être exigée que pour un seul « texte » de loi, celui du pacte social, « seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime » (CS, IV, II).</p>
<p>Que ce pacte soit une loi non obligatoire signifie que nul n’est contraint d’être citoyen d’un pays.</p>
<p>Mais tout homme qui accepte de vivre comme citoyen d’un pays consent au pacte. Le pacte est donc nécessairement accepté à l’unanimité par tous ceux qui se reconnaissent, et sont reconnus, comme citoyens. L’unanimité est nécessaire « au-moins une fois » (CS, I, V), lors de la « signature » collective du peuple, qui institue à la fois le peuple et l’État. Et elle persiste, de fait, entre tous ceux qui, à chaque moment donné de l’histoire, acceptent d’être membres d’une « Cité ».</p>
<h2>La rupture du contrat doit entraîner la déchéance du coupable</h2>
<p>Tout homme est nécessairement citoyen d’un pays. Ceux qui, au nom du respect de la dignité humaine, ont dénoncé naguère la volonté du Président Hollande d’autoriser la <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/decheance-de-la-nationalite-francaise_1641878.html">déchéance de nationalité</a> contre les terroristes, ont cru s’élever contre une mesure éthiquement condamnable.</p>
<p>Ils n’ont fait que témoigner d’une mauvaise compréhension de la force et de la nature du contrat social. Car sans lui, il n’y a pas de vie sociale possible dans la paix civile de l’État que la nation se donne par contrat, et grâce auquel cette nation existe concrètement.</p>
<p>Ceux qui constituent l’ensemble institué acceptent d’être désignés comme des citoyens d’un pays. A partir du moment où j’accepte, par exemple, d’être considéré comme Français, je « signe » le contrat qui me lie à la France.</p>
<p>Je ne pourrai rompre ce contrat que dans le cadre d’une hypothétique déchéance volontaire de nationalité. Ou alors, comme le dit Rousseau, à l’occasion d’actes qui me rendent « malfaiteur » ou « ennemi », et qui auront pour conséquence logique que je ne suis « plus membre de l’État » (CS, II, V).</p>
<p>C’est pourquoi un acte signifiant une rupture de fait de ce contrat, tel qu’un acte barbare de terrorisme, pourrait (devrait !) conduire l’État-nation à considérer que l’auteur de l’acte s’est, de facto, auto-déchu de sa nationalité, et en prendre acte, en prononçant officiellement cette déchéance !</p>
<p>Mais une telle déchéance ne peut être la conséquence que d’actes comme le terrorisme, qui touchent l’État-nation (la « Cité ») dans son principe même, et donc affectent l’ensemble des citoyens, quand bien même il n’y aurait qu’une seule victime. Et non d’actes qui ne touchent que des personnes ou des catégories particulières, actes à juste titre condamnés par des lois spécifiques, exigeant non l’unanimité, mais la majorité.</p>
<blockquote>
<p>« Si donc, lors du pacte social, il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris. » (CS, IV, II).</p>
</blockquote>
<p>Une déchéance de nationalité prononcée dans ces conditions n’est pas la condamnation à un statut aussi injuste qu’infamant de pestiféré social. Elle ne fait que prendre acte du choix de celui qui refuse le contrat. Surtout si ce refus traduit la haine des citoyens de cet État, et le désir de détruire tant l’État, que ses citoyens…</p>
<p>C’est-à-dire traduit finalement la haine de la liberté, puisque la « fin dernière » de l’État « n’est pas la domination » mais « en réalité la liberté. » (TTP, chap. XX).</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153034/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des individus différents, pouvant appartenir à des « communautés » diverses, sont réunis dans un même pays, dont ils sont citoyens. Quelle est la nature du lien qui les rattache ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1507032020-12-07T19:09:36Z2020-12-07T19:09:36ZPhilosophie : vous avez dit « liberticide » ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/372866/original/file-20201203-23-8ojpqp.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C3%2C2034%2C1202&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Nature morte à la bougie, Peter Claesz, 1627.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.mauritshuis.nl/en/explore/the-collection/artworks/still-life-with-lighted-candle-947/#">Site du Mauritshuis.</a></span></figcaption></figure><p>L’actualité nous somme de réfléchir à la liberté. La mort horrible de Samuel Paty a mis en lumière l’importance de la liberté d’expression. Dans le même temps, certaines dispositions de lois en préparation (loi « confortant les principes républicains », loi « pour une sécurité globale ») sont jugées, par beaucoup, liberticides. Mais de quoi parle-t-on quand on parle de liberté ? Et qu’est-ce qui peut vraiment être tenu pour liberticide ? Tentons d’y voir clair, avec l’aide de Spinoza.</p>
<p>On peut définir la liberté comme la possibilité d’exister sans subir de contraintes illégitimes. Il y aurait donc des contraintes justifiées, et d’autres non. Mais lesquelles, et au nom de quoi ? Pour le savoir, examinons quatre libertés pouvant être considérées comme fondamentales. Serait-il possible de définir une liberté/socle, qui serait le fondement de toutes les autres, et dont toute atteinte serait sans discussion liberticide ?</p>
<h2>La liberté d’agir</h2>
<p>C’est à coup sûr une liberté fondamentale pour l’être humain. Car, d’une part, il vaut mieux agir que subir. C’est l’accroissement de la puissance d’agir qui permet de passer à une plus grande perfection (<em>Ethique</em>, IV, préface). Tandis que, d’autre part, une grande capacité d’action par le corps est un gage d’éternité pour l’esprit : « Qui a un corps capable de faire beaucoup de choses, a un esprit dont la partie la plus grande est éternelle » (<em>Ethique</em>, V, p. 39).</p>
<p>Cependant, du fait que nous sommes en contact avec les autres dans une « cité », la liberté d’action doit être nécessairement encadrée, et limitée, dans, et par, un pacte social. Pour permettre à chacun d’agir librement sans être victime des effets néfastes pouvant être produits par l’action « libre » des autres ; et pour empêcher que son action produise de tels effets sur les autres ! Par exemple, la liberté de circuler des uns ne doit pas rendre impossible l’exercice de cette liberté chez les autres. D’où les feux rouges, et les sens interdits. D’où les mesures contraignantes pour limiter la circulation du coronavirus.</p>
<p>On ne pourrait vivre en paix si chacun ne renonçait pas « à son droit d’agir selon le seul décret de sa pensée » (<em>Traité Théologico-Politique</em>, chapitre XX). C’est pourquoi, loin d’être liberticides, les contraintes imposées par l’État, après examen et adoption par la représentation nationale, sont une condition de la liberté d’agir. La possibilité d’agir « librement » dépend de l’existence de règles restrictives dont seul le respect permet à tous de pouvoir agir.</p>
<h2>La liberté d’expression</h2>
<p>Cette liberté peut-elle être tenue, dans un État libre, pour la plus haute des libertés ? La question peut, après la mort tragique de Samuel Paty, paraître déplacée, voire indécente. Il faut cependant, l’examiner sereinement. Car, tout d’abord, la liberté d’expression n’est qu’une conséquence de la liberté d’opiner. Celle-ci, pour Spinoza, se fonde sur la séparation entre foi et philosophie. La foi exige piété et obéissance. La philosophie ne se préoccupe que de recherche de la vérité. « La Foi donc reconnaît à chacun une souveraine liberté de philosopher ; de telle sorte qu’il peut sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses » (TTP, fin du chapitre XIV).</p>
<p>C’est pourquoi « dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense » (TTP, chapitre XX). Le droit de trancher du vrai et du faux, et de professer telle ou telle opinion, est « un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir ». La « majesté souveraine » ne peut s’exercer ni sur le vrai et le faux, ni sur les convictions religieuses. L’État ne tranche que des actions acceptables, la foi des articles d’un dogme.</p>
<p>Chacun a-t-il alors vraiment « la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense » ? Dans le principe, oui, puisque « chacun est maître de ses propres pensées », et « qu’il est impossible d’enlever aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ». Cela n’empêche pas cependant que certaines opinions puissent être jugées « séditieuses ». Par exemple, pour Spinoza, celles qui contestent « le pacte par lequel l’individu a renoncé à son droit d’agir selon son propre jugement ». La loi n’hésite pas à condamner, dans cet esprit, des opinions « délictueuses » : contraires à la vérité historique (ex : réalité de la Shoah), ou discriminant de façon injurieuse des groupes (racisme), ou des individus. Si donc elle est plus grande que la liberté d’agir, la liberté d’expression doit néanmoins être régulée par la loi. Ces régulations ne sont nullement liberticides.</p>
<h2>La liberté de penser</h2>
<p>L’opinion n’est que le plus bas degré de la connaissance. Et penser véritablement est bien autre chose que simplement penser ce que l’on veut. Car la pensée est sous-tendue par le désir de rechercher la vérité. Penser, c’est mettre en doute ses opinions, dans un souci de vérité. C’est s’interroger sur la vérité de ce que l’on tient pour vrai.</p>
<p>Spinoza l’exprime en affirmant la primauté du « comprendre » : « Tout ce à quoi nous nous efforçons par raison, c’est de comprendre » (<em>Ethique</em>, IV, p. 26). « Il est donc utile avant tout dans la vie de mener l’intelligence (intellectum) ou raison (ratio) jusqu’à la perfection, autant qu’on le peut ; en cela seul consiste le bonheur suprême de l’homme, ou béatitude » (<em>Ethique</em>, IV, Appendice).</p>
<p>C’est pourquoi la liberté de penser ne peut souffrir aucune limitation. Toute restriction serait, sans aucune discussion possible, liberticide : « Un sentiment est mauvais (ou nuisible) dans la seule mesure où il empêche l’esprit de penser » (V, p. 9). Il est absolument interdit d’interdire de penser !</p>
<h2>La liberté d’être vivant (d’exister)</h2>
<p>Cependant cette liberté inaliénable en présuppose une autre, encore plus fondamentale, car il n’y a d’exercice de la pensée possible que pour un être humain vivant. Il appartient à chacun d’exercer ce pouvoir que lui offre sa vie mortelle. Spinoza le fait saisir en situant le « comprendre » dans l’axe du « conatus », « l’effort par lequel chaque chose persévère dans son être » (III, p. 7). « L’effort pour se conserver », qui est « l’essence même d’un être », est pour lui « la première et unique origine de la vertu » (IV, p. 22)</p>
<p>Cette liberté de vivre est la plus haute des libertés, qui fonde toutes les autres. C’est la liberté d’« être ». Celui qui pense est un être vivant, et libre dans et par cette existence même. Mais cette liberté est fragile : « La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, et elle est infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures » (IV, p. 3), comme le Covid vient de le démontrer !</p>
<p>En définitive, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être » (IV, p. 18, scholie). La liberté de vivre est une liberté/socle, berceau de la liberté de pensée. La première doit être sauvegardée à tout prix, y compris par des mesures restreignant la liberté d’agir, et qui ne sont liberticides qu’à courte vue. Car elles sont justifiées par leur capacité à préserver le plus de vies possible. La seconde, une fois la vie préservée, ne peut souffrir d’aucune restriction. La liberté d’expression, qui n’est qu’une conséquence de la liberté de penser, est susceptible d’être régulée par la loi, du fait que l’opinion dont elle autorise l’expression peut s’égarer loin du vrai et du bien. La liberté d’agir n’est réelle que si son exercice est encadré par la loi. La loi sauvegarde cette liberté, en prohibant toute action nuisible aux autres. Car la vie de chacun est un trésor, à préserver absolument.</p>
<p>Alors, plutôt que de crier à tout propos au « liberticide », mieux vaudrait s’attacher à la priorité absolue : permettre aux hommes de vivre, et en paix. Comme le dit Brassens :</p>
<blockquote>
<p>« Mais, de grâce, morbleu ! Laissez vivre les autres ! La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas. »</p>
</blockquote>
<p>Nous pouvons conclure, avec Spinoza : </p>
<blockquote>
<p>« L’homme libre ne pense jamais à la mort ; sa sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie. » (IV, p. 67)</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/150703/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Serait-il possible de définir une liberté/socle, qui serait le fondement de toutes les autres, et dont toute atteinte serait sans discussion liberticide ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1451372020-08-30T15:57:11Z2020-08-30T15:57:11ZLes philosophes à la rescousse : quatre concepts pour donner du sens à la rentrée<p>La rentrée scolaire s’effectue dans un contexte d’incertitude. En fonction de l’évolution de l’épidémie de Covid-19, les directives, voire les organisations d’apprentissage, peuvent changer du jour au lendemain. Beaucoup aimeraient avoir du temps pour se retourner, et réclament des consignes qui seraient aussi claires qu’indiscutables.</p>
<p>La philosophie est incapable d’apporter directement des réponses opératoires à de telles demandes. Mais elle peut offrir des perspectives pour donner du sens à une rentrée particulièrement anxiogène, autour de quatre concepts clés.</p>
<h2>L’activité, avec Alain</h2>
<p>Le philosophe Alain, dans ses <a href="https://www.puf.com/content/Propos_sur_l%C3%A9ducation_suivis_de_P%C3%A9dagogie_enfantine"><em>Propos sur l’éducation</em></a>, plaide pour une école active. Quelles que soient les modalités d’accueil des élèves, et de travail scolaire, plus ou moins imposées par les circonstances, il ne faut jamais perdre de vue qu’on vient à l’école pour apprendre, et que cela exige que l’on soit actif.</p>
<p>L’un des effets positifs du confinement aura été de donner sa pleine visibilité à cette dimension essentielle du « métier d’élève ». Dans le processus enseignement/apprentissage, l’enseignant n’est que celui qui crée les conditions permettant aux élèves d’exercer de façon fructueuse leur activité d’appropriation des contenus.</p>
<p>À côté de nombreux inconvénients, le « distanciel » a un grand mérite, celui de contraindre à se centrer, non sur la qualité du discours des enseignants, mais sur ce que doivent faire ceux qui apprennent. « Il faut », écrivait Alain, « mettre en leurs mains leur propre apprentissage » :</p>
<blockquote>
<p>« Les cours magistraux sont temps perdu… On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même… on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier rentre, comme on dit. »</p>
</blockquote>
<h2>L’autorité, avec Hegel</h2>
<p>Toutefois, mettre l’accent sur l’activité des élèves, n’est-ce pas dévaloriser les maîtres ? À une époque où le pays traverse une <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/08/24/macron-bouscule-sa-rentree-pour-rassurer-les-francais_6049752_823448.html">« crise d’autorité »</a>, il pourrait être désastreux que l’éducation, venant peindre « sa grisaille dans la grisaille », exacerbe cette crise. Car l’autorité est une nécessité, ce que Hegel nous invite à comprendre.</p>
<p>En tant que pouvoir de se faire obéir sans employer la force, l’autorité est toujours paradoxale. Elle n’existe que si elle est acceptée, c’est-à-dire considérée comme légitime par ceux sur qui elle s’exerce. Ce n’est donc pas le pouvoir qui confère de l’autorité, mais l’autorité qui confère du pouvoir. C’est bien en une telle « force » excluant la force que consiste l’autorité éducative, dont les maîtres de 2020 doivent, plus que jamais, faire preuve.</p>
<p>Selon Hegel, dans ses <a href="http://www.vrin.fr/book.php?code=9782711600823"><em>Textes pédagogiques</em></a>, il se s’agit pas d’« exiger une obéissance à vide pour l’obéissance même », ni d’« obtenir, par la dureté, ce qui réclame simplement le sentiment de l’amour, du respect, et du sérieux de la chose ». Obéissance à vide et dureté seraient la marque d’une « erreur répressive ».</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/de-lautorite-educative-non-a-la-fessee-oui-a-la-discipline-108290">De l’autorité éducative : non à la fessée, oui à la discipline</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Or, l’éducation doit éviter deux erreurs opposées : l’erreur répressive, et l’erreur laxiste. L’erreur répressive est marquée par la négation de la liberté au nom de l’autorité. L’erreur laxiste consiste, symétriquement, à nier l’autorité au nom de la liberté.</p>
<p>Pour Hegel, la pire des erreurs est l’erreur laxiste. L’activité de celui qui apprend, et qui est donc essentielle, s’exerce dans le cadre construit par le maître, et sous son contrôle. Si ce cadre et ce contrôle font défaut, il est impossible de permettre aux enfants et aux adolescents de s’élever.</p>
<h2>La valeur, avec Kant</h2>
<p>Pour Hegel, il est plus difficile d’élever ses enfants que de les aimer. Mais les élever vers quoi ? C’est tout le problème de ce que Kant désigne comme un « idéal régulateur ». Dans un moment historique marqué par une certaine « fatigue démocratique », et alors qu’on ne sait plus à quelle valeur se vouer sans être prisonnier d’un dogme communautaire, il est salutaire de comprendre, avec Kant, que la valeur est à rechercher en chacun d’entre nous.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/354946/original/file-20200826-7302-a278nq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Il est salutaire de comprendre, avec Kant, que la valeur est à rechercher en chacun d’entre nous.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/a-l-interieur-attirant-beau-blond-1101726/">de Juan Pablo Serrano Arenas provenant de Pexels</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans sa <a href="https://www.puf.com/content/Critique_de_la_raison_pure"><em>Critique de la raison pure</em></a>, Kant écrit que chacun a, « dans sa propre tête », une « idée de la vertu » qui sert d’« archétype » pour juger ses actions. Cette idée s’incarne sous la forme d’un modèle d’« homme divin que nous portons en nous », et qui sert de « prototype… auquel nous nous comparons pour nous juger et pour nous corriger ».</p>
<p>Cet idéal est régulateur en ce qu’il fournit à la raison « une mesure qui lui est indispensable, puisqu’elle a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce pour apprécier et pour mesurer, en s’y référent, jusqu’à quel point l’imparfait se rapproche et reste éloigné de la perfection » (ibid).</p>
<p>Chacun peut donc trouver, en lui, la réponse à la question « qu’est-ce qui vaut vraiment pour l’homme ? » À condition de s’interroger sérieusement sur ce qui donne, non pas « un », mais « du » prix, à sa propre vie, comme à celle de tout autre être humain.</p>
<p>Ainsi, la transcendance de la valeur ne doit pas être recherchée hors de l’homme. Elle est inhérente à sa personne. Elle se découvre dans l’exigence de la raison, qui est de vivre selon la valeur. C’est la présence en chacun de cette exigence que l’éducation a pour mission de faire découvrir, et pour devoir d’en permettre l’accomplissement.</p>
<h2>La vertu, avec Spinoza</h2>
<p>Dans la préface de la quatrième partie de son <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/06/11/spinoza-l-ethique-redecouverte_6042477_3260.html"><em>Éthique</em></a>, Spinoza, anticipant sur Kant et l’idée de l’homme divin que nous portons en nous, observait déjà que, si le bon et le mauvais « ne sont rien d’autre que des manières de penser », nous devons cependant « conserver ces mots », car « nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux ».</p>
<p>C’est ce modèle qui permet de définir le bon et le mauvais. Mais peut-on cerner plus précisément la capacité à saisir et à faire le bon qu’est la vertu, et qui devrait donc être la fin de toute éducation, surtout en période d’incertitude ? Spinoza définit la « vertu » comme « puissance », termes par lesquels il entend « la même chose » (<em>Éthique</em>, IV, définition 8). Car, pour lui, « de par son être, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être ». L’effort de persévérance est l’essence même de la chose : « L’effort (Conatus) par lequel chaque chose persévère dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose »).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1257767229216755713"}"></div></p>
<p>La puissance ou effort pour persévérer dans son être étant l’essence même de la chose, on comprend que la seule réponse possible à la question de savoir ce qui donne du prix à la vie humaine, et constitue le fondement de toute valeur, est le fait d’être un être humain, vivant, et libre, parmi les autres êtres humains. Ici, les impératifs de santé rejoignent des impératifs d’ordre éthique.</p>
<p>Toute éducation doit préparer au bonheur, d’autant plus que l’air du temps est au repli sur soi, à la peur, à la tristesse, voire à la haine. Par-delà tous les problèmes d’ordre matériel ou organisationnel posés par cette rentrée par temps brumeux, il importe de ne jamais perdre de vue qu’être utile à la personne humaine, c’est d’abord, et essentiellement, lui permettre de survivre, et de se développer. Précisément, pour Spinoza, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145137/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En ces temps incertains, où les cadres d’études peuvent changer du jour au lendemain, Alain, Hegel, Kant ou Spinoza nous aident à garder le cap sur les enjeux essentiels de la démarche éducative.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1156772019-04-18T19:39:51Z2019-04-18T19:39:51ZNotre-Dame de Paris incendiée : un éclair d’éternité<p>L’incendie de Notre-Dame de Paris a profondément touché des millions de personnes. Peut-on, et comment, rendre compte de cette résonance universelle ? L’événement aurait-il le même sens pour toutes ces personnes ? Ne faut-il pas interroger plutôt le fait que tant de personnes se soient senties touchées, en même temps, par le même événement ? L’écho universel rencontré par ce qui n’est, d’un point de vue froidement objectif, qu’un incendie, ne nous dévoile-t-il pas quelque chose d’essentiel ?</p>
<h2>L’expérience paradoxale de l’éternité</h2>
<p>Spinoza a écrit que « chacun d’entre nous est capable de sentir et d’expérimenter qu’il est éternel ».</p>
<blockquote>
<p>« At nihilominus, sentimus, experimurque, nos aeternos esse » (Ethique, V, p. 23, scolie).</p>
</blockquote>
<p>Il me semble que l’incendie met en pleine lumière la vérité de cette affirmation. Si le fait de voir cette cathédrale tant aimée se réduire (en partie) en cendres sous notre regard sidéré d’impuissance nous touche tant, c’est qu’il est reçu comme un rappel à l’ordre. Il réveille, de façon flamboyante, la conscience de notre rapport à l’éternité. C’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas de l’ordre des choses, et qui s’inscrirait dans une tout autre temporalité que celle de notre pauvre durée, dont la mort est l’horizon.</p>
<p>Ce message est paradoxal. Car, bien sûr, on peut entendre, en premier lieu, que rien n’est éternel, puisque brûle ce que l’on croyait le plus solide. Même les cathédrales peuvent partir en fumée ! Chacun est poussière, et retournera en poussière. Il faut bien s’en faire une raison. Mais en allant, comme le « pauvre Martin » de Brassens, jusqu’à ne pas trouver ça tout naturel ! Autrement dit, en comprenant que la nature, en tout cas de l’homme, ne se réduit pas à ce qui, en lui, est immédiatement naturel.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/b1pD6jPUoW4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Pour le chrétien : l’espérance, plus forte que la mort</h2>
<p>Car à quel titre est-on aussi profondément touché ? On peut apporter au moins trois réponses. Je suis touché, tout d’ abord, en tant que chrétien. Parce que, comme l’écrit Descartes, Dieu m’ayant fait la grâce d’être élevé dans la religion chrétienne, ce dont il m’est resté quelques traces, je ne peux qu’être profondément attristé par le funeste événement frappant l’une de nos plus belles cathédrales, qui plus est (Dieu viendrait-il nous narguer ?) pendant la Semaine sainte.</p>
<p>Mais précisément, l’horizon de cette Semaine sainte est la perspective de la résurrection, c’est-à-dire de la vie éternelle. La croix de Notre-Dame n’a-t-elle pas été comme miraculeusement préservée ? Ne sommes-nous pas sommés de comprendre, enfin, que le Royaume n’est pas de ce monde ? La cathédrale n’aurait-elle pas brûlé que pour mieux renaître, comme symbole du Christ ressuscité, qui nous a donné l’espérance de l’éternité ?</p>
<h2>Pour le Français : l’histoire et la résilience</h2>
<p>En second lieu, je suis touché en tant que Français. Notre-Dame appartient à notre patrimoine commun. Beaucoup plus qu’un simple édifice religieux, elle témoigne de, et pour, notre histoire. Elle est un symbole de l’existence, et plus encore de la résilience, du peuple français. Peuple qui, après chaque accident de l’histoire, après chaque coup dur, après chaque défaite, a su se relever, et « persévérer dans son être », comme l’aurait dit encore Spinoza.</p>
<p>Mais cela souligne qu’en tant que Français, j’appartiens à une communauté qui déborde mon horizon individuel, et qui s’est construite à travers l’histoire. Je suis toujours autre chose, quelque chose de plus que ce que je suis dans mes appartenances individuelles concrètes (comme Parisien, Breton, Basque, citadin ou campagnard, etc.) ; appartenances dont je peux aussi, par ailleurs, et comme en surplus, être fier !</p>
<p>Notre-Dame, devenue symbole de la République française, témoigne de l’existence d’un peuple, c’est-à-dire d’une communauté nationale qui dépasse, il faudrait dire qui transcende, les individus qui la composent.</p>
<h2>Pour l’homme : plus que le fils de son temps</h2>
<p>Enfin, en tant qu’homme, la disparition possible de la cathédrale de Paris vient me rappeler qu’aucun être humain ne se réduit jamais à ce qu’il est dans sa particularité spatio-temporelle, toujours borné, dans le temps comme dans l’espace.</p>
<p>Certes, comme l’a fort bien dit Hegel, chacun est le fils de son temps. Il ne faut pas croire que l’on puisse s’en échapper, pour être comme de tous les temps, et considérer les choses d’un point de vue à qui son intemporalité conférerait l’universalité.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=21%2C0%2C1601%2C1579&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=592&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/269962/original/file-20190418-28116-uj6iba.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=744&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>L’Homme de Vitruve</em> de Léonard De Vinci, Gallerie dell’Accademia, Venise.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour2.jpg">Wikimédia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais personne n’est jamais simplement le fils de son temps, pas plus que le prisonnier de sa nature. La cathédrale, comme symbole, nous inscrit à la fois dans une histoire, celle de l’homme, et dans une communauté, celle de l’humanité, pour laquelle ce qui est d’ordre biologique ne constitue pas le tout de la réalité. Si je suis autant touché, en tant qu’homme, c’est parce que cet incendie me rappelle que ma naissance et ma mort ne sont pas simplement des événements naturels, et m’inscrivent dans le rapport à une éternité qui n’a rien à voir avec une temporalité indéfinie.</p>
<p>C’est parce que le fait d’être conscient de vivre dans le temps m’impose d’affronter une question qui me dépasse, celle de l’éternité.</p>
<p>Ainsi, si je suis touché, aussi bien en tant que chrétien, ou que français, ou qu’être humain, c’est parce que l’incendie de Notre-Dame me rappelle, d’une manière fulgurante, le mystère de l’éternité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/115677/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si je suis touché, aussi bien en tant que chrétien, ou que français, ou qu’être humain, c’est parce que l’incendie de Notre-Dame me rappelle, d’une manière fulgurante, le mystère de l’éternité.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1140292019-03-22T15:36:17Z2019-03-22T15:36:17ZUltimi barbarorum : la haine, toujours recommencée ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/265280/original/file-20190322-36260-1mr4kfp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C5%2C1270%2C825&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le 20 août 1672, dans une atmosphère d'hystérie collective, les frères Jan et Cornelis De Witt, que Spinoza aimait et admirait, sont massacrés.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/49/Moord_op_de_gebroeders_De_Witt%2C_door_Pieter_Frits_%281627-1708%29.jpg/1280px-Moord_op_de_gebroeders_De_Witt%2C_door_Pieter_Frits_%281627-1708%29.jpg">Haags Historisch Museum/DR</a></span></figcaption></figure><p>N’en déplaise au bon duc de Sully, haine et violence semblent bien devenir « les deux mamelles de la France ». Tous les samedis, la violence se déchaîne dans nos centres-ville. Et la haine envahit les réseaux sociaux. Est-il possible, et comment, d’interrompre cette course à l’abîme ?</p>
<p>Politiques et citoyens se déchirent entre partisans d’une répression accrue et défenseurs d’une liberté d’expression sans limites, lesquels d’ailleurs sont souvent, et tour à tour, les mêmes ! Écoutons Spinoza, qui eut le triste privilège d’affronter une situation pire encore, sa propre vie étant en jeu.</p>
<h2>Spinoza et les monstres</h2>
<p>Le 20 août 1672, dans une atmosphère d’hystérie collective, les frères Jan et Cornelis De Witt, que Spinoza aimait et admirait, sont massacrés. Dans son ouvrage <a href="http://www.leclanspinoza.com/"><em>Le clan Spinoza</em></a> (Flammarion, 2019), Maxime Rovere décrit ainsi la scène (p. 416) :</p>
<blockquote>
<p>« On se bouscule pour les voir, on leur arrache leurs vêtements, et à force d’onduler comme un océan en furie, la foule se découvre avide de les toucher, finit par leur ouvrir le ventre, puis se découvre avide de flairer leur sang, avide de s’en mettre sur elle. On parvient à suspendre les cadavres éviscérés au gibet… et on les frappe encore, encore et encore jusqu’à ce qu’ils perdent toute forme… »</p>
</blockquote>
<p>Spinoza manifesta sa volonté de venir sur les lieux afficher deux mots : « Ultimi barbarorum » – les pires des barbares. On l’en dissuada en l’enfermant dans la maison de ses hôtes. Il ne put que crier en gémissant :</p>
<blockquote>
<p>« Les monstres, les monstres… »</p>
</blockquote>
<h2>Faut-il haïr la haine ?</h2>
<p>Que faire quand la haine s’empare des esprits ? Certes, les émeutiers des samedis jaunes ne sont pas encore parvenus aux confins de la barbarie. Mais, n’en doutons pas, ils sont capables de progresser.</p>
<p>Devons-nous, alors, les haïr, en réclamant vengeance, à travers des sanctions qui soient aussi violentes qu’exemplaires, sur l’air de : « pour un œil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule ! » ?</p>
<p>Devant la barbarie, la tentation de faire guerre à la guerre est très forte. Sans doute, la Cité a-t-elle à la fois le droit – et le devoir – de se défendre. Toutefois, Spinoza va nous calmer, en nous faisant comprendre que la haine est toujours mauvaise, et que la haine ne peut qu’entraîner la haine.</p>
<blockquote>
<p>« La haine ne peut jamais être bonne. » (Éthique, IV, 45)</p>
</blockquote>
<p>Elle n’est « rien d’autre que la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » (III, 13)</p>
<p>Or, « la tristesse est une passion par laquelle l’esprit passe à une perfection moindre ». (III, 11)</p>
<blockquote>
<p>« Celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il hait. » (III, 13).</p>
</blockquote>
<p>Et :</p>
<blockquote>
<p>« la joie qui naît de ce que nous imaginons une chose haïe détruite… ne naît pas sans quelque tristesse de l’âme. » (III, 47)</p>
</blockquote>
<p>C’est pourquoi la haine ne peut qu’entraîner la haine.</p>
<blockquote>
<p>« Celui qui imagine qu’un autre le hait et qui croit ne lui avoir donné nul motif de haine, le haïra à son tour. » (III, 40)</p>
</blockquote>
<p>La haine l’entraîne dans une dynamique néfaste de colère et de vengeance :</p>
<blockquote>
<p>« L’effort pour faire mal à celui que nous haïssons s’appelle colère (<em>ira</em>) ; l’effort pour rendre le mal qui nous a été fait s’appelle vengeance ».</p>
</blockquote>
<p>Pour Spinoza, l’une et l’autre sont mauvaises. Mais alors, que nous reste-t-il ?</p>
<h2>Serait-il mal de s’indigner ?</h2>
<p>De grands et bons esprits nous ont invités à nous indigner devant les injustices. L’indignation serait une saine réaction, et le premier temps du combat destiné à les vaincre. Mais, pour Spinoza, l’indignation n’est, encore, qu’une forme de haine – « une haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre. » C’est pourquoi elle « est nécessairement mauvaise. » Toutefois, il faut noter que, écrit-il dans la même proposition (IV, 51) :</p>
<blockquote>
<p>« Quand, pour maintenir la paix sociale, le pouvoir suprême punit un citoyen qui a commis une injustice envers un autre, je ne dis pas qu’il s’indigne contre lui, car il n’est pas poussé par la haine à perdre ce citoyen, mais c’est le devoir qui le conduit à punir. »</p>
</blockquote>
<p>On ne hait pas celui que l’on ne sanctionne que par devoir.</p>
<p>Nous entrevoyons là l’une des deux clés que propose Spinoza pour contrer la violence et la haine :</p>
<ul>
<li><p>le devoir de raison, pour ce qui concerne l’action de la cité en direction des citoyens (l’action publique) ;</p></li>
<li><p>l’amour, pour ce qui concerne les rapports entre les hommes (les « sentiments » interpersonnels).</p></li>
</ul>
<h2>L’amour, plus fort que la haine ?</h2>
<p>L’amour est l’exact opposé de la haine. Il est « la joie associée à l’idée d’une cause extérieure. » Et il se révèle finalement plus fort que la haine. Car « la haine doit être vaincue par l’amour (ou générosité) et non pas compensée par une haine réciproque. » (V, 10) Certes, c’est « non sans tiraillement de l’esprit » que ce « commandement de la raison » peut finir par s’imposer ! Mais :</p>
<blockquote>
<p>« Qui vit sous la conduite de la raison s’efforce, autant qu’il peut, de donner amour (ou générosité) en échange de la haine, de la colère, du mépris, etc. qu’il reçoit d’autrui… Venger une offense par une haine réciproque, c’est assurément vivre dans le malheur. Au contraire, si l’on a à cœur de vaincre la haine par l’amour, on se bat avec joie et sécurité. » (IV, 46).</p>
</blockquote>
<p>Si bien que « la haine qui est entièrement vaincue par l’amour se change en amour » (III, 44).</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/s7Jlv2IgPfE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>La violence maîtrisée par la force de la vertu ?</h2>
<p>Dans l’État, il faut, de même, reconnaître « à la Raison plus de droits qu’à la haine et à la colère » (<em>Traité théologico-politique</em>, chap. XVI). Si l’amour est une des clés d’accès à la véritable liberté pour l’être humain, capable de connaître « la béatitude de l’esprit », le citoyen n’est pas tenu, en tant que tel, d’aimer les autres ! Il lui suffit de faire preuve de « la volonté constante de faire ce que commande la loi commune de la cité », autrement dit de faire preuve de cette « force (<em>virtus</em>) qui provient de la fermeté d’âme » (<em>Traité politique</em>, chap. 5, § 4).</p>
<p>La vertu conduit à privilégier les devoirs, puisque, « dans un État démocratique… tous conviennent d’agir par un commun décret », et de « donner force de décret à l’avis qui rallierait le plus grand nombre de suffrages » (TTP, chap. XX). Ainsi sera respecté le droit de « vivre dans la concorde et dans la paix », dont le souci est au « fondement » de la démocratie. Ici se rejoignent homme libre et cité libre, car « la béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais c’est la vertu elle-même » (V, 42).</p>
<p>La raison et l’amour sont-ils de nature à nous préserver de nouvelles barbaries ? On serait heureux de le croire. Mais hélas, en matière de barbarie, sans doute n’est-on à l’abri de rien. Et il serait bien présomptueux de prétendre éradiquer la haine. Mais il n’est interdit à personne d’essayer, pour sa modeste part, de commencer.</p>
<p>Le miracle peut venir de partout. <a href="https://www.youtube.com/watch?v=03t8GA62vH0">S’il faut en croire Brassens</a>, on a même vu la grâce toucher… des hommes d’église :</p>
<blockquote>
<p>« Quand la foule qui se déchaîne<br>
Pendit un homme au bout d’un chêne<br>
Sans forme aucune de remords<br>
Ce ratichon fit un scandale<br>
Et rugit à travers les stalles<br>
Mort à toute peine de mort ».<br>
(« La messe au pendu », 1976)</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/114029/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Tous les samedis, la violence se déchaîne dans nos centres-ville. Et la haine envahit les réseaux sociaux. Est-il possible, et comment, d’interrompre cette course à l’abîme ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1089662018-12-19T23:38:59Z2018-12-19T23:38:59ZUn débat démocratique est-il vraiment possible ?<p>On en appelle aujourd’hui de plus en plus au débat. Ainsi, pour sortir de la crise des « gilets jaunes », l’exécutif lance un « grand débat national […] permettant à chaque Français […] d’exprimer ses attentes et propositions » sur cinq thèmes – nombre d’ailleurs très vite réduit à quatre.</p>
<p>Mais que signifie débattre ? Et quelles sont les conditions de possibilité d’un débat qui soit à la fois libre et fructueux ? Un député LREM affirmait à la télévision, le samedi 15 décembre :</p>
<blockquote>
<p>« On va pouvoir tous discuter, calmement, autour d’une table. »</p>
</blockquote>
<p>Vœu pieux, ou espoir raisonnable ?</p>
<h2>Plusieurs niveaux de débats</h2>
<p>Débattre, c’est communiquer avec autrui en échangeant des points de vue sur un problème défini. Il faut donc s’engager dans un dialogue, avec des idées consistantes, dans l’espoir que du dialogue surgira « une » vérité. Mais on peut distinguer plusieurs niveaux de débat.</p>
<p><strong>La polémique</strong> : c’est le débat lancé pour disqualifier l’adversaire, par des attaques ad hominem, et délégitimer sa position. Elle révèle une opposition tranchée, et engage une véritable guerre, entre deux façons de voir, deux thèses, et finalement deux clans. Par exemple, pour ce qui concerne l’apprentissage de la lecture, la méthode globale sera moquée comme non-scientifique et désastreuse. Dans la polémique sur l’accueil des migrants, ceux qui sont jugés « humanistes » seront taxés d’« angélisme », et dénoncés comme de mauvais patriotes.</p>
<p>La polémique est trop souvent le lieu d’expression de la haine, les échanges n’étant que vociférations. On débat ici pour tuer symboliquement l’adversaire. On pourrait dire pour « prouver qu’on a raison ». Comme si le meurtre, qu’il soit réel ou symbolique, pouvait être considéré comme une preuve ! Certains aimeraient bien qu’il en soit ainsi…</p>
<p><strong>Le débat d’opinion</strong> : c’est le débat où s’affrontent, de façon raisonnable, les libres opinions des uns et des autres. On débat pour défendre et promouvoir son opinion. Bien que l’opinion soit, selon Spinoza, le plus bas degré de la connaissance (puisque la « connaissance du premier genre, opinion, ou imagination » est « l’unique cause de la fausseté » (<em>Ethique</em>, partie 2, propositions 40 et 41).</p>
<p>La liberté « d’opiner » n’en est pas moins un droit fondamental dans une démocratie, comme l’a établi Spinoza lui-même. Le droit de juger de toutes choses et d’avoir ses propres opinions est « un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir » (<em>Traité théologico-Politique</em>, chapitre XX).</p>
<h2>Disputer et discuter</h2>
<p>Le problème est que, relevant de la liberté individuelle, une opinion n’a – en soi – pas plus de valeur qu’une autre. Si bien qu’on ne voit pas comment il est possible de sortir « par le haut » d’un débat d’opinions. Dans le meilleur des cas, on échange des arguments. Mais comment trancher de la pertinence des arguments ? Un débat d’opinions pourrait-il déboucher sur « la » vérité ? Sans oublier qu’ici, comme le chantait Guy Béart, « le premier qui dit la vérité » s’expose au risque d’être exécuté !</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/AfpSRnahQig?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Kant, dans sa <em>Critique du Jugement</em> (§ 56), nous fait entrevoir une issue, en distinguant – à propos du jugement de goût – <em>disputer</em> et <em>discuter</em>.</p>
<p>Les deux sont faits dans « l’espoir de s’accorder ». Mais disputer, c’est entrer dans l’ordre de la démonstration, pour « décider par des preuves ». Or cela est impossible dans le domaine du goût, où l’« on ne peut rien décider par preuve… bien que l’on puisse en discuter à bon droit », en recherchant « l’assentiment nécessaire d’autrui à son jugement ». Pour obtenir un assentiment fondé, il faudrait donc pouvoir passer du niveau de la discussion, à celui de la dispute, laquelle seule a valeur probatoire. Cela est-il possible dans un débat de nature politique ? Que va-t-on bien pouvoir prouver ?</p>
<p>La dispute « scientifique » ? C’est un débat dont l’horizon est la vérité. Celle-ci est l’horizon des vraies « controverses ». Mais au nom de quoi peut-on trancher une controverse ? Si elle est scientifique, au nom de la vérité, qui se manifestera dans l’exhibition d’une preuve expérimentale. Ce sont les faits qui tranchent. Mais si la science est engagée dans tout débat social ou politique (comme, par exemple, la sociologie ou l’économie), elle est impuissante à clore ces deux derniers types de débats.</p>
<p>Un débat social exige que l’on fasse référence à des valeurs universelles, du type justice ou équité : les « gilets jaunes » revendiquent ainsi plus de « justice sociale ». Un débat politique, au sens plus large, exige que l’on définisse un <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-le-des-interet-general-108844">intérêt général</a>, s’imposant aux intérêts particuliers.</p>
<p>Ainsi, en ces deux derniers domaines, la vérité est à rechercher, d’un côté, dans l’adéquation à des valeurs et, d’un autre côté, dans l’obtention d’un consensus sur le « bien commun », pour un pays donné à un moment donné.</p>
<h2>De la possibilité d’un débat démocratique</h2>
<p>Il n’y a donc de passage à la « dispute » (au sens kantien), et de vrai débat possible, en démocratie que si :</p>
<ul>
<li><p>l’on s’accorde sur des valeurs communes : d’où l’utilité d’un débat fondateur sur « l’identité profonde » de la nation, thème qui a disparu du programme du « grand débat » ;</p></li>
<li><p>l’on comprend et admet que l’intérêt général est en démocratie le Bien suprême. Cela suppose que les Français ne soient plus <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-les-maires-face-a-lemergence-du-citoyen-consumeriste-108353">citoyens simplement sur le plan formel</a>, mais le deviennent réellement. Il leur faut, pour cela, posséder et manifester des qualités personnelles sans lesquelles il n’y a pas de dialogue possible. Car la balle est, in fine, dans le camp des individus.</p></li>
</ul>
<p>La première de ces qualités est la <strong>bonne foi</strong> : sans un minimum de bonne foi de part et d’autre, le débat est condamné d’avance, car alors le dialogue n’est qu’un leurre. Mais la bonne foi n’est-elle pas aujourd’hui ce qui manque le plus dans la vie politique ?</p>
<p>La seconde qualité requise est la <strong>capacité de respecter les autres</strong>. Tout d’abord, en se gardant de les moquer, ou de les insulter. L’injure n’a jamais fait progresser un débat : bien des gilets jaunes semblaient ne l’avoir pas compris.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/fkpTEzYwGQc?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Ensuite, en étant prêt à écouter, pour entendre, en examinant sérieusement les « raisons » des autres. Pour en tenir compte, et faire évoluer son point de vue, si nécessaire. Car la troisième qualité requise est l’<strong>humilité</strong>. Elle se traduit dans la conviction que personne n’est propriétaire de « la » vérité, et que chacun doit finir par s’incliner devant une « meilleure » raison – qu’elle soit telle par référence à une valeur, alors universelle, ou à un « bien commun », alors plus clairement perceptible aux yeux de la raison.</p>
<p>Les citoyens français sauront-il faire preuve de ces qualités pour s’inscrire dans un fructueux débat mis au service de tous ? Souhaitons que chacun reçoive, pour étrenne, la sagesse nécessaire à cette fin, pour qu’enfin l’amour l’emporte sur la haine, et que l’on puisse mieux vivre ensemble, dans la paix civile. Car :</p>
<blockquote>
<p>« La haine doit être vaincue par l’amour (ou générosité) et non pas compensée par une haine réciproque » (Éthique, partie 5, proposition 10).</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/108966/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Que signifie débattre ? Et quelles sont les conditions de possibilité d’un débat qui soit à la fois libre et fructueux ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/855642017-10-16T20:53:10Z2017-10-16T20:53:10ZLe pacte démocratique : une question de vie ou de mort ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/190393/original/file-20171016-30957-1br2fdr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C1%2C796%2C537&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Édouard Daladier signe les accords de Munich, le 30 septembre 1938.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-R72204,_M%C3%BCnchener_Abkommen,_Unterschrift_Daladier.jpg">Bundesarchiv</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Dans un <a href="https://theconversation.com/survivre-est-ce-la-finalite-de-la-democratie-84975">très bel article</a> consacré au problème de l’articulation entre sécurité et liberté au sein d’un pacte social, Mazarine Pingeot soulève, d’une façon particulièrement opportune, « une question naïve, simple, et que l’on croit évidente : quelle est la fin de la démocratie ? » Seule, en effet, la considération d’une telle fin est de nature à justifier une hiérarchisation des périls qui guettent actuellement notre système d’organisation politique.</p>
<p>Faut-il craindre, en priorité, une perte de sécurité (dans un État qui ne se donnerait pas les moyens de combattre efficacement le terrorisme) ou une perte de liberté (dans un État qui pérenniserait l’état d’urgence, faisant de l’exception la règle) ?</p>
<h2>La tension sécurité-liberté, au cœur du pacte démocratique</h2>
<p>Mazarine Pingeot montre très bien, en se fondant sur des textes de Hobbes, et de Rousseau, comment la tension qui existe entre les deux termes (et qui se trouve au cœur même du pacte démocratique) vient buter sur deux points extrêmes. Celui qui marquerait le triomphe d’une liberté se délivrant de tout souci de sécurité – ce qui signifierait le retour au déchaînement de la violence naturelle. Et celui où le triomphe des préoccupations sécuritaires signifierait l’acceptation de contraintes liberticides. Trop de liberté ramène à l’état de nature. Trop de sécurité conduit à la dictature.</p>
<p>Or l’irruption du terrorisme dans nos vies nous somme en quelque sorte de dire quel est le plus dangereux de ces deux « états limites ». Entre deux « trop », une position d’équilibre serait à trouver. Le problème est de pouvoir définir le point jusqu’auquel il est acceptable de laisser jouer la tension, dans un sens (liberté) ou dans l’autre (contrainte). Parce qu’au-delà de ce point, il n’y aura plus de tension : l’une des deux exigences se sera évanouie.</p>
<p>L’intégration, dans le droit positif « normal », de mesures propres à un état d’urgence, ne nous fait-elle pas franchir la ligne rouge du côté du pôle sécuritaire ?</p>
<h2>La peur de la mort ?</h2>
<p>L’analyse proposée par Mazarine Pingeot s’attache à mettre en évidence les dangers d’un excès de contrainte, à partir de l’idée que l’on ne peut pas tout sacrifier à la paix. Sans doute ne peut-on « offrir comme seule réponse la sécurité ». La peur d’être égorgé ne peut être le seul fondement d’une démocratie qui réduirait les citoyens à l’état de moutons soucieux simplement de préserver leur vie biologique. Car les moutons que nous sommes (aussi !) n’ont de valeur que parce que, et quand, ils accèdent à la dignité « d’une existence en quête de sens ». C’est pourquoi on ne peut pas faire de la paix la valeur suprême. Alors que, pour Hobbes, la paix prévaut sur la vérité et la liberté.</p>
<p>Mais alors, la paix est présentée plutôt comme une situation de faiblesse, qui traduit le manque de courage devant la perspective d’un combat. C’est la déshonorante paix sauvée, en 1938, par les accords de Munich, et le « lâche soulagement » qui s’en est suivi. C’est la paix de ceux qui ont peur du combat pour la liberté, et qui font corps pour ne pas mourir. Qui préfèrent, finalement, risquer de perdre leur humanité, plutôt que leur petite vie de mouton effrayé par la mort. C’est la paix à laquelle Guy Béart déclarait la guerre dans l’une de ses ultimes chansons, méconnue, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ewBR8bF23rg">« Paix à la guerre »</a> (2010) :</p>
<blockquote>
<p>« La paix n’est jamais que trêve/La poudre est là, au milieu :/La paix, c’est la poudre aux yeux !/Paix à la guerre, guerre à la paix ! »</p>
</blockquote>
<h2>La paix comme vertu</h2>
<p>Mais si la paix peut être la marque d’une lâcheté collective refusant a priori le combat faute duquel la liberté s’évanouira, ne peut-elle être aussi cette « paix des braves », dont parlait le Général de Gaulle, et qui réconcilie les combattants a posteriori, après la bataille ? Et, surtout, la véritable paix n’est-elle pas toute autre chose qu’une simple absence de guerre, qui serait motivée par la terreur ?</p>
<p>C’est ce que veut nous faire comprendre Spinoza quand, dans son <em>Traité politique</em>, il apporte à la question de la fin de la démocratie la réponse suivante (chapitre 5, § 2) :</p>
<blockquote>
<p>« L’on connaît facilement quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. »</p>
</blockquote>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/YxLf-IKwmRs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Cette réponse nous invite à considérer la paix sous un autre jour (id., § 4) :</p>
<blockquote>
<p>« Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix, en effet, n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme… Une Cité, faut-il dire encore, où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et formés uniquement à la servitude, mérite le nom de solitude (de désert) plutôt que celui de Cité. »</p>
</blockquote>
<h2>La liberté d’exister et d’agir</h2>
<p>C’est parce qu’elle est une force que la paix est la fin de l’État démocratique. Elle est une condition d’existence de la liberté, comme l’indiquait déjà, en son chapitre 20, le <em>Traité théologico-politique</em> :</p>
<blockquote>
<p>« La fin dernière (de l’État) n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir (souligné par nous)… La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »</p>
</blockquote>
<p>La liberté, grâce à la paix.</p>
<p>L’État a pour fin dernière de sauvegarder la liberté d’exister et d’agir ! Il est clair que cette analyse politique va de pair avec une anthropologie que nous ne pouvons développer ici. Cette vision de l’homme privilégie le <em>conatus</em>, « effort par lequel chaque chose persévère dans son être ». Cet effort, « quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps s’appelle tendance (<em>appetitus</em>) ; la tendance n’est donc rien d’autre que l’essence même de l’homme » (<em>Éthique</em>, troisième partie).</p>
<p>C’est cette « puissance » par laquelle chacun agit (sa « puissance d’agir » : Éthique, quatrième partie, préface) qu’il y a lieu de préserver en priorité.</p>
<h2>Le choix de la vie</h2>
<p>Spinoza nous invite à faire le choix, non de la mort, mais de la vie. Et c’est précisément parce que l’homme est à la fois, et totalement, esprit et corps (« l’homme se compose d’un esprit et d’un corps », <em>Éthique</em>, deuxième partie), que la préservation des corps – biologiques – n’est ni simplement le souhait d’individus rongés par une peur égoïste, ni la lâche préoccupation d’un État miné par l’esprit de renoncement, mais le premier devoir d’un État conforme à sa fin. Car la première des libertés est celle de vivre. Et « qui a un corps capable de faire beaucoup de choses, a un esprit dont la partie la plus grande est éternelle » (<em>Éthique</em>, cinquième partie).</p>
<p>Le souci de permettre à chacun de vivre en sécurité n’est pas liberticide. Il traduit la nécessité de créer les conditions collectives de vie permettant à chacun de développer la puissance de son « esprit humain ». Il ne s’agit pas de préférer la sécurité à la liberté puisque, sans sécurité, il n’y a pas de liberté. Non pas la paix contre la liberté. Mais la paix pour que la liberté advienne.</p>
<p>C’est, in fine, ce qui différencie une « population libre » d’une « population soumise » (<em>Traité politique</em>, chapitre 5, § 6) :</p>
<blockquote>
<p>« De la première on peut dire qu’elle a le culte de la vie, de la seconde qu’elle cherche seulement à échapper à la mort. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/85564/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La paix ou la sécurité ? Une plongée dans l’œuvre de Spinoza permet de dépasser cette opposition, dont l’acuité est ravivée par la menace terroriste.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/707122016-12-27T17:28:03Z2016-12-27T17:28:03ZPost-vérité, la raison du plus fou<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/151423/original/image-20161222-17323-823es9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C42%2C639%2C400&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La « post-vérité », mot de l'année pour l'Université d'Oxford.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/planeta/30551488043/in/photolist-PUSCDP-PrCzEx-P7p335-NxJmZR">Ron Mader/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Sur les plans politique et social, nous vivons une époque curieuse. Ne se croirait-on pas dans un sketch de Raymond Devos, qui avait titré un film <em>La raison du plus fou</em> ? À l’ère de la « post-vérité », les affabulations semblent avoir plus de poids dans les esprits que la réalité. Pour la raison, ne s’agit-il que d’une éclipse ? Ou bien faut-il craindre un triomphe durable de la déraison ?</p>
<h2>Quand les « fake news » terrassent le « fact checking »</h2>
<p>La campagne récente pour le « Brexit » en Grande Bretagne, l’élection de Donald Trump aux USA, et <a href="http://lemonde.fr/idees/article/2016/11/21/la-politique-a-l-ere-de-la-post-verite_5034995_3232.html">même la vie politique en France durant ces quinze dernières années</a>, montrent hélas le poids grandissant du mensonge et de la manipulation dans les affaires publiques. Les contre-vérités sont tenues pour de simples (et acceptables) figures de rhétorique, à mettre au rang des facilités de campagne, ou des images fortes, dont un discours politique ne saurait se passer.</p>
<p>Le mensonge est devenu une manière (jugée habile, et de fait efficace) de communiquer. Les hâbleurs, baratineurs, bonimenteurs, en s’y prenant bien, parviennent à faire tenir pour vrai n’importe quel mensonge ou calomnie. Le phénomène des « fake news » (fabrication et propagation de fausses nouvelles), prend le pas sur l’effort de « fact checking » (vérification des chiffres et des faits). Les fables sont plus appréciées que les faits. <a href="http://lemonde.fr/idees/article/2016/11/24/trump-ou-l-ere-du-bobard_5037113_3232.html">Un bon « bobard »</a> vaut mieux que l’austère, ou dérangeante, vérité.</p>
<h2>Sommes-nous victimes, ou complices ?</h2>
<p>Le problème est qu’on ne tient pas vraiment rigueur aux auteurs d’approximations ou de propos outranciers. Très nombreux sont les individus prêts à croire les calomnies et mensonges qu’on leur sert. Cela peut ne pas étonner s’agissant des adolescents et des jeunes, qui, <a href="http://lemonde.fr/pixels/article/2016/11/23/fausses-informations-en-ligne-les-adolescents-facilement-dupes-selon-une-etude_5036468_4408996.html">selon une récente publication de l’Université de Stanford</a>, sont facilement dupés par les fausses informations en ligne, du fait des faiblesses de leur capacité de raisonnement face à Internet.</p>
<p>Toutefois, d’une façon plus préoccupante, le fonctionnement des réseaux sociaux pousse leurs utilisateurs à s’enfermer dans la bulle de leurs opinions personnelles, en ne recherchant, et ne retenant, que ce qui vient conforter ces opinions. Et même s’ils ne sont pas prisonniers d’Internet, des millions de gens sont prêts à croire n’importe quoi, comme en témoigne la force des rumeurs.</p>
<p>Ainsi, n’importe qui peut tenir pour avéré ce qui ne l’est pas, si, et quand, cela va dans le sens de ses opinions, et de ses convictions profondes. Ce mouvement est-il irrésistible ? Le souci de la vérité est-il en train de s’estomper de façon irrémédiable ? La post-vérité représenterait-elle l’horizon indépassable de la vie publique ?</p>
<h2>Dans la « post-vérité », tout est-il à jeter ?</h2>
<p>Envisager une positivité de la post-vérité pourra paraître choquant. Comment pourrait-on justifier le règne du faux, de la calomnie, et du mensonge ? Mais peut-être y a-t-il, dans la « post-vérité », des alertes à percevoir, et des enseignements à méditer. Le discours politique qui s’y complaît joue sur les émotions et les passions. Or, celles-ci sont bien le premier moteur de la vie politique.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/151425/original/image-20161222-17296-sby7h5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’élection de Donald Trump, ou le triomphe de la « post-vérité ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/5440002785/in/photolist-9hHrit-9hHqDv-9hKpTt-iGi1Y7-iGn3JA-cPQ7to-efhqwJ-9DHdTM-9DHdpK-9DL4ZA-9DHdCc-9DHcgk-85qqct-eULu15-9DHcsc-9DL4ps-iGik6F-HQgwz-9CnEWt-9sByiq-iGg6uX-axnNpU-QmEXh-9x78vr-6FaaDX-9Ci12c-9Ci3r4-e47mhL-8ZwVFJ-9Ci2Fz-9Ci1GP-9Ci1j4-e47kUu-e41ELr-e41FPF-e47i8s-e47hqo-e47k59-e41GhK-e47jUm-e47hS1-e41GKR-e47hxW-9B3pcD-9pvCk6-e47mPN-9ChZPH-jCjnLW-jChtH6-a7KaY3">Gage Skidmore/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le discours raisonnable n’a guère de puissance propre pour mobiliser les citoyens. Pour faire vivre la démocratie, il faut mobiliser les passions. Car une part de rêve est nécessaire au « peuple » pour qu’il s’approprie un projet, et le rende vivant. Certes, le rêve nous installe dans la fiction. Mais Raffaele Simone a montré, <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-d-ali-baddou/l-invite-d-ali-baddou-18-novembre-2016">dans son ouvrage</a> <em>Si la démocratie fait faillite</em>, que les citoyens vivant en démocratie ont besoin de tenir pour vraies certaines fictions, s’inscrivant dans une mythologie, laquelle constitue l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.</p>
<p>Si donc on peut éventuellement accorder au discours inscrit dans la post-vérité une valeur de rappel utile du rôle de la fiction politique, on ne peut cependant pas se satisfaire d’une situation où le songe trompeur serait devenu la norme. Car il y a des fictions utiles, parce que porteuses (exemples : la grandeur de l’Amérique, l’égalité des êtres humains), et des fictions nocives, parce que malveillantes et destructrices (la malignité du migrant, violeur en puissance). Mais est-il alors possible – et comment ? – de retrouver le sens de la vérité, qui nous permettrait de faire le tri entre les unes et les autres ?</p>
<h2>L’aporie du « devenir raisonnable »</h2>
<p>C’est bien le sens même de la vérité qui est en cause aujourd’hui. Spinoza peut nous aider à le comprendre, lui qui affirmait précisément que « l’homme est toujours nécessairement soumis aux passions ». Mais, pour Spinoza, les passions sont liées aux idées inadéquates. La passion est privation de connaissance. Il faudrait pouvoir s’en délivrer et la dépasser, pour vivre sous la conduite de la raison.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/151426/original/image-20161222-17285-1rkgg70.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Statue de Spinoza, Amsterdam.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/lukask/4171943371/in/photolist-7mEiq8-7ZL7cJ-dtX2X4-8V5FH4-781NdX-5CN8hh-7qswXp-785EFG-bHBWvV-781TxT-5Azkeu-781KHi-gWS9RP-nMQJAP-7tLGF1-785uA3-781G6Z-oUX5iB-pFdkQu-781yue-781Den-6XCjMD-7EbDoU-pZePNy-pc7NtA-dwrBXP-7wkh3v-7EbDM7-7E7QaM-4dAh7P-4HzAZY-78Jizo-dZjpv9-8jQw9B-8jQwFc-8sv64L-8jTHcA-78ExAg-ndt8rH-781Cm4-8jTHzE-8WSrDp-66rrm5-foHahE-8jTH3j-5X5VhA-781XqB-6XhkPc-9jkzVC-GAik9V">Lukas Koster/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La difficulté est que les « imaginations » ne s’évanouissent pas en présence du vrai, et que seuls des sentiments peuvent réprimer des sentiments (<em>Ethique</em>, quatrième partie). La connaissance est impuissante dans le champ des sentiments : « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réprimer nul sentiment ». Est-on alors toujours prisonnier de passions contre lesquelles la raison ne pourra rien ?</p>
<p>Non, selon Spinoza, car « la seule puissance de l’esprit, ou raison », a un « empire » sur les sentiments, « pour les réprimer et les gouverner » (<em>Ethique</em>, cinquième partie). Cette « puissance de l’esprit sur ses sentiments », qui se manifeste quand on s’efforce de comprendre, est salvatrice : « Un sentiment-passion cesse d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte. » Le remède aux sentiments « consiste dans leur connaissance vraie ». Mais l’entrée dans la post-vérité ne montre-t-elle pas précisément que l’acquisition de cette connaissance est loin d’être chose aisée ?</p>
<h2>Un troisième genre de connaissance, mais pour qui ?</h2>
<p>Le pouvoir de la connaissance claire et distincte sur les sentiments caractérise ce que Spinoza désigne comme le « troisième genre de connaissance ». Le premier genre est celui de l’opinion ou imagination. Le deuxième, celui des notions communes. Le troisième, celui où « une intuition intellectuelle unique » permet de saisir une vérité incontestable. Quand on est dans le troisième genre, les « sentiments-passions » ne sont pas à proprement parler supprimés (puisque seul un autre sentiment aurait ce pouvoir). Mais ils sont maîtrisés, et réduits à la portion congrue : la connaissance « fait qu’ils constituent la plus petite partie de l’esprit » (<em>Ethique V</em>, proposition 20, scolie). Mais alors, rien de ce qui est inadéquat, ou passif, ne disparaît. C’est la sphère de l’actif, et de l’adéquat, qui se développe. La raison ne triomphe qu’en étendant son empire.</p>
<p>Seulement, voilà : manifestement, c’est le contraire qui se passe aujourd’hui ! Normalement (pourrait-on dire) celui qui parvient au troisième genre de connaissance ne doute plus de la vérité à laquelle il s’est élevé : « La vérité est norme de soi-même et du faux. » Encore faut-il être parvenu au troisième genre, et être devenu capable de voir avec « les yeux de l’esprit ». Que faire quand des millions d’individus semblent ne pas y parvenir ? Que faire face à ceux qui finissent par nier la réalité même du vrai (on pourrait parler de <em>négationnisme épistémique</em>), et la possibilité d’y parvenir ?</p>
<p>La post-vérité nous conduit exactement en ce point. L’exemple que donne Spinoza pour illustrer la « science intuitive » du troisième genre est particulièrement intéressant à cet égard. Soient les nombres 1, 2 et 3. S’il s’agit de trouver un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier, « il n’est personne qui ne voie que le quatrième proportionnel est 6 ».</p>
<p>Seulement, voilà : aujourd’hui, beaucoup ne voient plus rien (ou ne veulent plus rien voir) ! Avec la post-vérité, nous sommes entrés dans le monde de <a href="http://www.paroles.net/guy-beart/paroles-les-proverbes-d-aujourd-hui">ces « proverbes d’aujourd’hui »</a> que chante Guy Béart. Proverbes qui « à notre époque ressemblent », et sont « les clameurs de la nuit ». Ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« Deux et deux font cinq ou trois<br>
Pour le penser on est quatre<br>
Deux et deux font cinq ou trois<br>
Ce qui est c’est ce qu’on croit. »</p>
</blockquote>
<p>Sera-t-il possible de trouver le chemin permettant de sortir de cette nuit ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/70712/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À l’ère de la « post-vérité », les affabulations semblent avoir plus de poids que la réalité. Mais peut-être y a-t-il, dans la « post-vérité », des alertes à percevoir, et des enseignements à méditer.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/546942016-03-14T05:45:35Z2016-03-14T05:45:35ZLaïcité, les termes du débat (1) : Rousseau et Spinoza à la rescousse<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/114354/original/image-20160308-22138-1gmw99r.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quelle place en France pour les signes religieux ostentatoires? (ici trois jeunes filles voilées en Grande-Bretagne).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c1/Three_Muslim_girls_in_tudungs_-_20100718.jpg/640px-Three_Muslim_girls_in_tudungs_-_20100718.jpg">Azlan Mohamed/Wikimedias</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><em>Nous publions aujourd’hui le premier volet d’une série de trois articles écrits par le professeur Charles Hadji et consacrés à la question de la laïcité en France.</em></p>
<p>Manifestement, la laïcité fait aujourd’hui débat. Ce débat, ravivé, voire exacerbé, par les attentats de janvier et novembre 2015, secoue, et quelquefois fracture, les partis politiques, et les courants d’opinions. Nous sommes donc en quelque sorte sommés d’essayer d’y voir clair. Pour cela, il faut comprendre ce qui est en jeu. Et cette compréhension nous paraît exiger un peu d’histoire, la prise en compte rapide de soubresauts récents, et surtout le recours à de précieuses analyses de philosophie politique, proposées en l’occurrence par Spinoza, et par Rousseau.</p>
<h2>Tout d’abord, de quoi parle-t-on ?</h2>
<p>Le terme de laïcité a fait son apparition entre 1860 et 1870, sous le Second Empire, dans la seconde moitié d’un siècle marqué par un long combat ayant pour enjeu l’éducation des jeunes Français. Qui, du maître non confessionnel ou séculier (laicus), ou de l’ecclésiastique (clericus) a la plus grande légitimité pour exercer une action éducative ? Avec la Troisième République, ce combat devint celui de l’État (républicain) contre l’Église (catholique), mais toujours avec pour enjeu premier l’occupation du champ de l’éducation scolaire.</p>
<p>On sait qu’après la loi du 28 mars 1882 instaurant une seule école publique pour réunir tous les enfants, et supprimant l’enseignement religieux, et la loi Goblet du 30 octobre 1886 confiant exclusivement l’enseignement à un personnel laïque, la loi du 9 décembre 1905, concernant « la séparation des églises et de l’État », allait couronner l’entreprise de laïcisation de l’enseignement public (national), mais en débordant le problème de l’enseignement, puisqu’elle tranche en fait des rapports entre l’État, les individus, et les cultes.</p>
<p>Ses deux premiers articles sont à cet égard très significatifs. La première phrase du premier article affirme que « La République assure la liberté de conscience ». Cela concerne les citoyens, dont elle garantit cette liberté, ainsi reconnue comme fondamentale. Dans le même mouvement « elle garantit le libre exercice des cultes », l’article 2 précisant qu’elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cela concerne le rapport État/cultes, et n’est à proprement parler qu’une condition de possibilité de la liberté de conscience accordée au citoyen par l’article 1. Le citoyen étant libre d’adopter (éventuellement) une religion, l’État les reconnaît toutes, sans se mêler d’aucune.</p>
<p>Nous devons en conséquence garder à l’esprit :</p>
<ul>
<li><p>que la question primordiale est celle de la liberté de pensée du citoyen. Spinoza écrivait, dans son Traité Théologico-Politique : « liberté de juger et d’opiner comme il veut » ;</p></li>
<li><p>que la laïcité ne concerne pas simplement l’école, mais tout l’espace du savoir/pouvoir-vivre ensemble ;</p></li>
<li><p>que ce qui est en cause est l’articulation non pas simplement entre deux acteurs sociopolitiques fondamentaux – l’État, et les religions (et, au-delà, toutes les communautés de convictions, ou de vie) – mais entre trois : l’État, les communautés d’appartenance des citoyens et les individus/citoyens eux-mêmes. Faute de prendre en considération ce « triangle », on ne peut rien comprendre à la laïcité.</p></li>
</ul>
<h2>Cela étant, quel peut être alors le sens précis du terme laïcité ?</h2>
<p>Ce terme renvoie à la fois à un idéal de vie en commun, à un principe d’organisation politique et à une philosophie.</p>
<p>Comme idéal de vie en commun, la laïcité est un « idéal positif » (Henri Pena-Ruiz) de coexistence pacifique, au sein d’une même nation, d’êtres humains ayant des options spirituelles, des opinions, et des convictions, différentes. On pourrait parler d’une conviction laïque, transcendant, et sauvegardant, toutes les autres : les hommes vont (doivent) pouvoir vivre ensemble malgré leurs différences.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=479&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/114353/original/image-20160308-22135-4uh4ww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=602&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Manifestation contre le projet de loi sur la séparation de l’Église et de l’État en 1904.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:1904_-_S%C3%A9paration_Eglise_Etat.jpg">Wikimedias</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme principe d’organisation politique, la laïcité affirme la nécessité d’une distinction entre les lois (niveau de l’État) et les croyances (niveau spirituel et religieux), qui se traduit par la séparation de la société civile et de la société religieuse. L’État ne doit exercer aucun pouvoir religieux, et les églises aucun pouvoir politique.</p>
<p>Comme philosophie, la laïcité affirme la valeur première, non pas de l’État, mais de chaque personne, caractérisée par sa liberté de conscience, et donc par ce que l’on pourrait désigner comme sa liberté de distanciation à l’égard de toute appartenance identitaire (liberté d’exercer une pensée critique). C’est pourquoi la « fin dernière » de l’État « n’est pas la domination » des individus (sujets, ou citoyens), « mais en réalité (leur) liberté » (Spinoza). En particulier : leur « droit naturel d’exister et d’agir ».</p>
<p>À partir de cette affirmation de la valeur suprême de la personne humaine libre en sa conscience – d’où l’égalité de tous, croyants, athées, ou agnostiques, et la fraternité qui en découle au sein de la République – peut émerger un noyau dur de principes constitutifs de l’idéal laïque (qui mériteraient peut-être de devenir des principes constitutionnels dans une République voulant pérenniser sa dimension laïque ?) Tous établissent une hiérarchie dans les règles et les comportements, en disant ce qui prévaut. Ainsi :</p>
<ul>
<li>La cité terrestre prévaut sur la cité divine ;</li>
<li>La liberté individuelle de conscience prévaut sur les dogmes religieux (elle fait barrière au prosélytisme des religions) ;</li>
<li>La loi républicaine prévaut sur les règles communautaires ou religieuses ;</li>
<li>L’individu libre en conscience prévaut sur chacune de ses appartenances sociales ou identitaires.</li>
</ul>
<h2>Qu’est-ce qui, alors, a fait concrètement difficulté ?</h2>
<p>Les problèmes sont venus non pas d’entraves que l’État aurait imposées de façon délibérée à la liberté de pratiquer un culte, mais de la volonté de certains d’afficher leur appartenance religieuse au sein de l’école publique. Comme au siècle précédent, l’école redevient un champ de bataille entre ceux (pour l’essentiel des parents de confession musulmane) qui pensent que le libre exercice de leur culte comprend le libre affichage, sous la forme du port d’insignes non ambigus, de la religion familiale au sein même de l’espace scolaire ; et ceux (pour l’essentiel des enseignants, des parents d’élèves libres d’attaches religieuses, et une grande partie de la population française) qui pensent qu’une école accueillant tous les enfants ne doit pas tolérer de tels signes. À leurs yeux, en distinguant (en marquant) certains élèves, ces signes sont à la fois des facteurs de division et des instruments de prosélytisme.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/114355/original/image-20160308-22147-hcko0z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La devise de la République apposée sur le tympan d’une église à Aups (Var).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La%C3%AFcit%C3%A9_en_France#/media/File:Liberte-egalite-fraternite-tympanum-church-saint-pancrace-aups-var.jpg">Wikimedias</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sous la forme de trois « affaires de foulards », le monde scolaire affrontera trois grandes secousses. La première, en 1989, débouchera sur un avis du Conseil d’État estimant que, s’il n’est pas « ostentatoire et revendicatif », le port de signes religieux à l’école « n’est pas, par lui-même, incompatible avec la laïcité ». La deuxième, en 1994, sur la circulaire Bayrou, qui proscrit les « signes religieux ostentatoires ». La troisième, en 2003, sur la loi du 15 mars 2004 qui, en application du principe de laïcité, interdit dans les écoles, collèges et lycées publics « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Dans les trois cas la leçon (de modération) est la même : on peut montrer, mais pas trop ! Il faut rester raisonnable…</p>
<p>S’il s’est ainsi focalisé sur la place des signes religieux à l’école, ce combat doit son âpreté à une question sous-jacente, qu’il est difficile de poser et d’affronter en toute clarté, tant elle se révèle explosive : celle de la place de l’islam dans une République qui se veut laïque. Tel est, dans ces affaires, l’enjeu essentiel. L’enracinement chrétien de la France, reconnu, de facto, par la loi de séparation de 1905, est une réalité qui s’estompe, et perd, pour beaucoup, son sens, alors même que s’impose sur le devant de la scène sociale une religion que certains jugent invasive, l’islam.</p>
<p>Bien sûr, l’Islam ne se confond pas avec sa dérive islamiste, et seuls quelques individus s’égareront dans le terrorisme djihadiste en se réclamant d’une religion qui ne méritait sans doute pas une telle dérive. Mais l’irruption de l’islam, accompagnée de poussées d’intégrisme, a été un choc d’une grande ampleur pour la société française tout entière. L’islam ne remet-il pas en question la séparation des sphères politique et religieuse ? N’est-il pas une religion « englobante » (Tariq Ramadan), qui concerne tous les aspects de la vie sociale ? Peut-il cohabiter avec d’autres religions, sans avoir la tentation de les combattre, et de les faire disparaître ?</p>
<p>Une double question se pose. Celle de la souhaitabilité, et des conditions de possibilité, de l’intégration d’une forte minorité musulmane en France. Et celle de la compatibilité de l’islam avec un État régi par des principes laïques. Il n’est pas facile de traiter ces questions en échappant tant à l’islamophobie et à la xénophobie, qu’au déni du réel ! Aussi nous bornerons-nous à tenter de mieux cerner, au-delà de cette question redoutable de la juste place de l’islam, les termes dans lesquels se pose le problème de la bonne articulation État/communautés/individus – problème au sein duquel cette question redoutable pourrait trouver une réponse.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/54694/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>
Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
</span></em></p>Les attentats de 2015 ont exacerbé le débat sur la laïcité en France, en particulier face au défi posé par l’islam. Pour y voir plus clair, il est nécessaire de convoquer l’histoire et la philosophie.Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.