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Le morcellement du financement du service public n'est pas sans conséquence sur le vivre ensemble… Pixavril / Shutterstock

Usager partout, citoyen nulle part : ce qu’il reste du consentement à l’impôt

« Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ». Cette contribution visée par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a longtemps été incarnée par l’impôt dans son avatar le plus orthodoxe et le plus exigeant : un impôt directement acquitté par les citoyens, un impôt sans affectation ni destination, un impôt se voulant un minimum progressif (même si un taux proportionnel adossé à un abattement à la base n’offrent in fine qu’une très modeste progressivité).

Puis vint le temps de la contestation de l’impôt. Il serait trop élevé, mal conçu et encore plus mal employé. Les décideurs publics des dernières décennies auraient pu faire le choix d’actionner les leviers les plus structurants du consentement à l’impôt : la pédagogie, la transparence, l’amélioration de la gestion. Ils ont choisi un chemin plus rapide, plus facile, plus séduisant. Ils ont tout simplement déserté cet historique champ de bataille, sans se rendre compte des possibles répercussions au long cours. Peut-être auraient-ils dû se remémorer la vieille comptine anglaise « For want of a nail » avant d’amorcer une telle retraite : perdre la bataille du consentement à l’impôt en ne surmontant pas les quelques clous et autres difficultés rencontrés sur le chemin peut aboutir à perdre le royaume de l’État comme espace de solidarité.

Résumé d’une tragédie en deux actes.

De l’impôt à la taxe

Puisque les citoyens n’apprécient pas l’impôt, que l’on le cache ! C’est ainsi qu’a augmenté la fiscalité indirecte, moins durement ressentie par le contribuable que son homologue direct. Combien de Français savent que la taxe sur la valeur ajoutée représente à elle seule un produit supérieur de 30 % à la somme de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés ?

Évaluation des recettes fiscales perçues par l’État en 2019. Budget.gouv.fr

Puisque les citoyens veulent avoir des garanties sur l’emploi des deniers publics, qu’on leur en donne ! C’est ainsi que se sont développées depuis la fin du XXe siècle de nouvelles formes d’impositions présentant une certaine synergie. D’une part, une fiscalité comportementale sensée détourner les citoyens de pratiques jugées nocives pour eux-mêmes ou pour la société dans son ensemble : tabagisme et alcoolisme, recours à des modes de transports polluants… D’autre part, une fiscalité affectée qui va à l’encontre du vieux principe d’universalité budgétaire puisque la destination de la contribution est, au moins sémantiquement, identifiée : transports en commun, infrastructures touristiques… Pénombre et diversion : on retrouve bien ici les deux piliers de la magie tels que définis par Harry Houdini. Mais le plus illustre de escapologistes nous aurait prévenu qu’une fuite en avant n’a jamais constitué une réelle évasion.

Pénombre et diversion sont les deux piliers de la magie… et de la fiscalité alternative ? Library of Congress

Cette solution n’a en effet duré qu’un temps et le remède s’avère finalement pire que le mal. La crise sociale qui a débuté à l’automne 2018 a montré que la fiscalité indirecte n’inhibait plus les contribuables qui s’ignoraient. La fiscalité comportementale est elle aussi chahutée dans sa pertinence et sa légitimité : « impôt sur les pauvres », accusée d’être parfois pensée par et pour des lobbies, ne servant que d’habillage à la simple recherche de ressources supplémentaires… Mais c’est bien la fiscalité affectée qui a, par son essor, eu les répercussions les plus problématiques pour notre vivre ensemble.

De la taxe à la redevance

Nous avons donc créé des impôts pour financer l’enlèvement de nos ordures ménagères et notre service public audiovisuel. Plutôt que de financer LE service public dans son ensemble, nous avons décidé de financer au cas par cas un service public. Comment s’étonner alors que tout un chacun en arrive à souhaiter financer son service public, celui qui lui est très concrètement rendu ?

Les redevances sont aujourd’hui les ressources les plus dynamiques du secteur public local : pour les communes, les « ventes de biens et services » ont progressé de 20 % entre 2014 et 2018 quand l’ensemble des recettes de fonctionnement n’augmentait même pas de 1 %. Pas très compliqué direz-vous, entre impôts supprimés et dotations étatiques en baisse. Mais cet essor, qui a débuté au milieu des années 2000, ne cesse de s’affirmer pour s’étendre à d’autres champs traditionnels d’intervention de la personne publique, comme l’enseignement supérieur.

La mise à contribution des usagers a de nombreuses répercussions sur nos comportements. La plus fondamentale est peut-être la disparition attendue des tarifs forfaitaires. En effet, au plus on demande aux usagers, au moins ils sont enclins à accepter de payer le même montant pour un usage distinct du service rendu. L’individualisation du financement du service public (au sens d’une mobilisation accrue de l’ensemble des usagers) s’accompagne donc d’une individualisation du financement des sous-services rendus (au sens d’une mobilisation de chaque usager en fonction de nouveaux critères de distinction).

Le prix du timbre reste le même quelque soit la distance parcourue par la lettre en France. Laposte.fr

Cet individualisme demandé par tous, pour des motifs purement financières, a de multiples répercussions sociétales que nous commençons à peine à appréhender : un égoïsme accru, une moindre curiosité et ouverture d’esprit, une sphère de responsabilité et de solidarité qui se restreint… Dans ce monde qui se dessine, pourquoi donc devrais-je payer le même timbre pour envoyer un courrier d’une page dans mon département et un courrier de deux pages à l’autre bout de la France ? Cette exigence de singularité des usagers, qui se considèrent désormais (même si ce n’est pas encore vrai) comme les principaux financeurs des prestations publiques qui leur sont rendues, est par ailleurs accentuée par l’exigence de singularité propre à l’ère du numérique.

La plus grande sollicitation des bénéficiaires de premier rang des services publics, loin d’avoir renforcé la responsabilité ou le civisme des usagers, tend donc à effacer la figure du citoyen au profit de la posture du consommateur. C’est l’un des enseignements de la mandature qui s’achève pour beaucoup d’élus municipaux, qui s’apprêtent à rendre leurs écharpes sans même tenter de se représenter devant des électeurs.

Du citoyen au consommateur

Pour paraphraser le personnage de mathématicien – épistémologue incarné Jeff Goldblum dans le film Jurassic Park, nous étions tellement préoccupés de savoir si nous pouvions trouver des alternatives à l’impôt que nous ne nous sommes pas demandé si nous devions le faire. Le résultat est loin d’être satisfaisant, et il contribue à expliquer la permanence de certaines positions et postures catégorielles lorsque des efforts sont demandés à tous (ou présentés comme tels). Mais comment peut-on dénoncer l’égoïsme de certains quand l’essor de l’individualisme est une conséquence prévisible de l’individualisation mise en œuvre depuis des années dans le financement de nos services publics ?

Il n’est peut-être pas trop tard pour reprendre la bataille du consentement à l’impôt et du vivre ensemble. Mais, pour la gagner, il faudra tout d’abord adapter notre arsenal et notre stratégie à la réalité du terrain. La folie, pour paraphraser Albert Einstein, serait de continuer à faire la même chose que depuis des décennies en espérant un résultat différent. Nous aurons au moins retenu une leçon : la façon dont on finance un service public est aussi importante que la façon dont on le met en œuvre.

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