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« Utopies concrètes » : que révèle l’utilisation politique de cette expression ?

Le temps des « artistes bénis » est-il venu? Le 6 mai 2020, le président s'adresse au monde de la culture. AFP / Ludovic Marin

À Miguel Benasayag, penseur des « liens subtils »


Ce n’est pas la première fois – à commencer par son livre Révolution – que le Chef de l’État emprunte des éléments de langage à la rhétorique marxiste et au jargon artistique. Comment comprendre cette convergence entre phraséologie contestataire et management de la gouvernance, et son utilisation spécifique dans un contexte de crise sanitaire ? Revenons sur l’expression d’« utopie concrète » qui semble mettre d’accord le monde de l’art et le management ultralibéral.

Le logiciel messianique du pouvoir et d’un certain discours de l’art

La logique qui tend à s’instaurer depuis l’éclatement de la crise sanitaire est celle du monde d’avant vs le monde d’après. Sans la moindre inventivité, alors qu’il ne jure que par l’invention, le monde de la culture nous ressert à l’envi ce discours depuis plus de deux mois, dans une débâcle de tribunes. Or ce discours avant vs après est l’excrétion la plus parfaite, la plus décantée, la plus pure de l’idéologie disruptive du macronisme, dont, depuis Révolution, la doxa est précisément l’érection sacralisée de l’Homme nouveau dans une société neuve. Elle adhère plus largement à la théorie de la « destruction créatrice », qui est un mantra de la doctrine de l’innovation. Cette récupération politique des « utopies concrètes » s’insère dans le « personnalisme oecuménique » cultivé par le chef de l’État, qui tire sa doctrine de l’un de ses intellectuels de référence, théoricien du messianisme politique : Emmanuel Mounier.

Il est à ce stade important de noter la composante messianique, démiurgique et personnaliste qui va cimenter cette syntaxe commune dans un miroir où se reflètent ensemble un idéal académisé de la figure artiste (qui « change le monde »), et un idéal de la figure du pouvoir (qui « change le monde »).

À l’origine de l’expression

L’origine de l’expression « utopie concrète » se situe à l’extrême gauche du spectre politique, à l’endroit d’une convergence bien connue entre le messianisme et le marxisme – l’inventeur en est Ernst Bloch (grand penseur du messianisme) avant qu’Henri Lefebvre l’utilise dans sa pensée de l’urbanisme. Chez Bloch, le télescopage entre réel et imaginaire, explicite dans l’expression d’utopie concrète, ne conduit pas à une destruction de l’espace symbolique, ce qui est déjà un peu moins le cas chez Henri Lefebvre.

Mais au-delà de ses origines savantes, l’expression a évolué dans le langage courant depuis une dizaine d’années. Sa circulation est très présente dans le monde de l’art. Plus étonnant et révélateur, « utopie concrète » circule entre différents courants idéologiques, tant institutionnels que contestataires voire extrémistes, qui se prétendent opposés. Quelques exemples : en 2016, France Culture titrait : « Le Théâtre de Bussang, utopie concrète » tandis que Manuel Valls rendait hommage à « l’utopie concrète de Michel Rocard » ; en 2017, le Parti des Indigènes de la République parlait en ces termes de Paul Robeson : « utopie concrète se manifestant au cœur même du matériau artistique ». La même année, la revue protestante « Foi et vie » comparait l’Union européenne à une « utopie concrète » ; en mars 2020, le metteur en scène Arnaud Meunier, promoteur d’une vision du théâtre diversitaire, déclarait, dans un texte constellé de points médians : « Un théâtre est une utopie concrète. Il est un lieu ressource pour rencontrer, partager, s’étonner. » En avril 2020, le magazine Reporterre, proche de Pierre Rabhi, évoquait « l’utopie concrète » de « Mama Terra » en Bretagne…

Nous avons ici affaire à ce que, d’un point de vue philosophique, l’on pourrait qualifier d’agrégat, et d’un point de vue économique de conglomérat. L’expression « utopie concrète » agrège l’académisme artistique dominant et l’ultralibéralisme d’un État affaibli par sa propre doctrine, et qui se replie conséquemment sur l’idéologie et le softpower, produisant ce que Jacques Bouveresse compare à une pathologie du discours – très visible par temps de crise sanitaire. L’expression « utopie concrète » a bien sûr l’avantage de télescoper la sémantique révolutionnaire et celle, ultralibérale, du pragmatisme.

« Utopie concrète » est devenue l’une de ces expressions que personne n’interroge et que l’on retrouve pourtant dans tous les catalogues d’art, dans une pléthore d’entretiens d’artistes : elle dénote une idéologie spécifique de l’art, celle qui consiste à promouvoir que, désormais, l’art serait réel, et l’artiste un « ingénieur du social », un organisateur des flux doté d’un supplément d’âme par rapport au tout-venant du peuple.

Après l’artiste maudit, nous sommes entrés dans l’ère de l’artiste béni.

Confusion dangereuse

À première vue, il s’agit d’un abâtardissement de la pensée marxiste, dont on sait qu’elle appréciait peu la dimension symbolique, réduite chez Marx à une « idéologie » qu’il s’agissait de prendre au niveau littéral, et de casser. Le seul art marxiste acceptable fut donc, pour tout un courant de pensée lukacsien, réaliste et ennemi de la fiction. Ce marxisme esthétique était de ce point de vue traversé par une forme de néoplatonisme, qui s’exposait bien entendu au danger de la haine de l’art, et de son instrumentalisation politique. Cette haine fut bien illustrée par les esthétiques fascistes néoréalistes. Cette littéralisation de l’art est aussi visible dans des mouvances identitaires où la « radicalité » affichée consiste à dénier l’existence d’un plan symbolique. L’utilisation du masque par Philippe Brunet va se trouver interprétée comme un acte de cannibalisme et de « mise à mort » littérale.

Il existe un contre-héritage, qui a pour point commun avec le premier une conception orthopédique de l’art, et qui remonte à la poétique de Schlegel (on pourrait remonter jusqu’à Rousseau) : elle conçoit l’expression poétique comme révolutionnaire, et supplétive au réel (on la retrouve par exemple dans le futurisme, le surréalisme). Sur ce chemin, celui de l’héritage romantique (qui bien souvent s’ignore), l’on va retrouver les défenseurs de l’imagination politique. Le point d’aboutissement de ce discours de l’art est cependant assez similaire au premier, bien qu’il semble s’écrire à l’inverse : la confusion entre réel et imagination, poiesis et praxis, dans une même conception « réalisante » du poétique, ou bien poétique de la réalité (c’est la même équation, réversible).

Ces deux pensées de l’art devenues folles ont une même matrice : dans les deux cas, la mimésis, historiquement possibilité d’un monde non thétique, non positiviste, possibilité d’un monde analytique intermédiaire (Erich Auerbarch, Lucien Goldmann), s’inscrit dans une eschatologie positiviste et messianique, qui aspire à faire fusionner réel et fiction. L’artiste aspire dès lors par son art à transformer la société, sans aucune garantie autre que la parole qu’il donne (pacta sunt servanda ; « au commencement était le verbe »…). Jusqu’à Brecht, immense inventeur de paraboles qui chérissait la réflexivité, cette aspiration resta indirecte et ménagea l’espace spécifique de la fiction, de la fable, et de la représentation.

Mais à partir des années 60, on assista à l’émergence d’un courant « artiviste » qui confondit peu à peu logos et praxis, en se mettant en quête du continuum « performatif » entre le réel, le politique et la vie. Malgré l’intérêt de ce courant, et ses nombreuses subtilités, essentielles à sa compréhension, la tendance dominante a fini par aboutir à des confusions totalitaires – comme la snuffisation de l’art chez Pavlenski ou bien les nombreux manifestes artistiques en faveur d’un « réalisme global ».

Joseph Beuys, un peu à l’origine de tous ces malentendus, avait créé son propre parti politique : son militantisme pour une démocratie directe peut faire penser à celui d’un Etienne Chouard, aujourd’hui. Beuys fut l’un des premiers artistes à promouvoir les utopies concrètes, bien qu’il ne leur donnât pas encore ce nom : il parlait de « sozial skulptur » et venait du mouvement Fluxus où, dans le sillage de Maciunas, l’on prônait le « concrétisme ». On trouve à peu près l’ensemble du conglomérat chez Beuys : la mise en scène du Grand Débat (dans ses interventions à la Dokumenta de Cassel), la prétention à soigner (il avait pour modèle Saint Cosmas), la mue de l’artiste en ingénieur du social, l’utilisation des médias pour muscler sa personnalité charismatique… sans compter l’emploi, qui lui fut reproché, de la symbolique nazie à des fins qui se prétendaient cathartiques.

Débat autour de la pompe à miel (une référence à Rudolf Steiner), Dokumenta 6, 1977.

Programmer le réel

Parler aujourd’hui d’« utopie concrète » est une manière de renvoyer, de manière vague, à un académisme dominant dans le monde intellectuel et de mimer le jargon artistique. Comme si le slogan « l’imagination au pouvoir » était devenu « l’imagination C’EST le pouvoir »… Cela se retrouve dans une multitude d’écoles : toutes les études culturelles qui se réclament de la « performativité » butlérienne ; mais aussi le courant des « mondes possibles » d’un Bruno Latour trouvant « enthousiasmante » l’Apocalypse et qui, à partir d’une lecture partiale de la philosophie de l’instauration d’Étienne Souriau, grand philosophe du lien entre art et vérité, s’apparente à une conception purement instauratrice et positiviste de l’art ; il y a le courant farfelu mais influent du « réalisme spéculatif », d’origine badiolienne, qui promeut l’idée que la pensée, ce serait tout benoîtement « du réel », par interpénétration ; il y a le transhumanisme qui poursuit assez similairement une interprétation totalement littérale du virtuel, rendue possible par la société technicienne…

Au fond, toutes ces visions idéologiques ont à peu près le même logiciel : la croyance messianique dans l’efficacité d’une programmation.

C’est bien à cet endroit que se rejoignent la doctrine ultralibérale et l’académisme artistique dont les agents, de manière invariante, par tribunes et concepts obscurs, entendent reprogrammer leurs publics respectifs. L’homme politique a donc intérêt à se faire aider de l’artiste qui s’y connaît en la matière ; tandis que l’artiste en oublie un peu son métier, car adhérant à une vision transitive de l’art le réduisant à un « porteur de message » (Jacques Ellul), il peut se contenter de tribunes tonitruantes, de plus en plus déconnectées des réalités populaires.

« Utopie concrète » scelle donc la parfaite alliance de l’académisme ultralibéral et de l’académisme ultraculturel. Une analyse psychanalytique de l’expression en montrerait rapidement sa dimension psychotique – quand l’extrême imaginaire rejoint l’extrémité du réel, on peut commencer à s’inquiéter. Elle correspond à la tendance positiviste, thétiste non seulement du monde occidental mais de tout messianisme personnaliste. L’art et la politique sont ensemble retournés dans l’église, sous l’égide du « care », en usurpant le discours humaniste. Car l’humanisme a historiquement consisté en ce décrochage par rapport à l’unité théologico-politique de la société, ce que rendit possible le retour aux textes grecs, ouverts sur une conception différente de l’homme – pyrrhonisme, épicurisme, stoïcisme…

Il y aurait sans doute toute une histoire à écrire de cette littéralisation politique de l’art, qui correspond en fait à une désartification et une destruction. La superposition entre réel et fiction, bref le régime du virtuel qui tend à s’imposer des deux côtés (artistique et politique) sont tout à fait conformes au « positivisme » occidental, que l’on entend pourtant sans arrêt pourfendre !

Bien entendu, cette expression déroutante nous est servie au moment où plus rien n’est ni utopique ni concret. Il s’agit d’une manœuvre d’inversion du réel. Reste à se demander jusqu’à quel point le monde de l’art, y compris de l’art public, se trouve englué, enferré, enlisé dans ce processus unidimensionnel de totalitarisme doux.


Ce texte est un bref extrait, remanié, d’un article à paraître dans la revue « Prétentaine ».

Remerciements à P. M. pour la relecture riche en conseils.

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