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Verdict France Télécom : une nouvelle « logique de l’honneur » en entreprise ?

L'ancien PDG de France Télécom, Didier Lombard, arrive dans la salle d'audience à Paris, le 11 mai 2022, pour l'ouverture du procès en appel des anciens dirigeants de France Télécom dont le verdict a été livré ce vendredi 30 septembre.
L’ancien PDG de France Télécom, Didier Lombard, arrive dans la salle d’audience à Paris, le 11 mai 2022, pour l’ouverture du procès en appel des anciens dirigeants de France Télécom dont le verdict a été livré ce vendredi 30 septembre. Bertrand Guay/AFP

Ce vendredi 30 septembre, la cour d’appel de Paris a rendu un verdict particulièrement attendu dans le procès des dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral après une vague de suicides de salariés chez l’opérateur dans les années 2000.

La cour a réduit les peines prononcées en première instance. L’ex-PDG Didier Lombard, aujourd’hui âgé de 80 ans, et l’ex-numéro deux Louis-Pierre Wenès ont chacun ainsi écopé d’un an de prison avec sursis (contre une peine de prison ferme avec quatre mois de sursis en première instance), assorti de 15 000 euros d’amende. Deux autres prévenus ont également été sanctionnés moins lourdement en appel qu’à l’issue du premier procès.

Non seulement le verdict, mais aussi les comportements, notamment émotionnels, des principaux prévenus, en particulier de l’ex-PDG, se sont distingués de ceux observés dans le précédent procès. Et ces changements individuels pourraient en entrainer d’autres, plus systémiques, dans les entreprises françaises, comme nous allons le voir.

Comme cela fut observé par plusieurs journalistes, ce ne sont pas des larmes furtives, mais des « sanglots » qui sonnèrent la fin des audiences de ce procès. Le haut fonctionnaire et président d’entreprise Didier Lombard semblait avoir donc fendu l’armure, en dévoilant, volontairement ou non, sa part de fragilité. La figure hiératique, droite dans son costume-cravate, masquant ses émotions, s’est alors effacée, un moment, derrière le visage d’un être qui montre son désarroi face à un drame humain massif. Les ex-dirigeants, accusés de « harcèlement moral institutionnel », ont paru, enfin, clairement exprimer leur désarroi, et leur préoccupation pour les victimes parmi les employés et cadres du groupe.

Cette attitude observée à la fin des audiences du procès en appel tranche avec la position de la défense lors de la première audience. Celle-ci s’était ouverte avec l’image de prévenus en colère. Le premier jour, Didier Lombard s’était dit « profondément blessé » par les attendus du jugement » ; son bras droit, Louis-Pierre Wenès, déclara que le jugement l’a tellement rempli de colère et d’émotion » qu’« il lui a fallu des semaines pour pouvoir le lire ». Le jugement de première instance, pourtant, soulignait « les qualités humaines, d’écoute, de respect, d’échanges dont sont indiscutablement pourvus les prévenus et dont ils ont témoigné au cours de leur parcours professionnel ».

C’est l’un des faits marquants de ce procès d’appel : les ex-dirigeants ont exprimé leurs émotions avec beaucoup plus de liberté que pendant la première audience.

Mais il nous faut aussi essayer de comprendre pourquoi et comment les prévenus ont pu passer de l’expression de leur indignation face à leur situation individuelle, à l’expression appuyée de compassion devant une souffrance collective au travail. Et des implications possibles, à terme, de ce changement pour les entreprises.

Des droits et devoirs liés au statut

Lors du premier procès, les prévenus ont paru parfois peu ouverts. Selon le réquisitoire, « la seule chose qu’ils veulent entendre, c’est que leur action était indispensable au sauvetage de l’entreprise ». L’ancien PDG soutenait ainsi que les dégâts sociaux et humains du plan qu’il avait conçu avec ses collaborateurs étaient dus à une « rupture, à un moment donné, dans la chaîne hiérarchique ». Autrement dit, il n’aurait fait que son devoir, alors que certains de ses collaborateurs y auraient failli.

Plus généralement, la logique de justification des dirigeants français, bien longtemps avant les faits reprochés aux anciens dirigeants de France Télécom, avait été décrite par le sociologue des organisations Philippe d’Iribarne, dans une vaste étude comparative internationale. Il l’a appelée « logique de l’honneur ». Selon cette logique, les dirigeants français justifient leurs comportements par les droits et les devoirs qu’ils attribuent à leur statut.

Ce modèle a été utilisé pour tenter de comprendre et prévoir le comportement des cadres français dans de nombreuses recherches en sciences de gestion, dont une de nos études académiques portant sur l’interculturalité, où nous analysons les perceptions mutuelles des comportements des négociateurs latino-américains et français. Nous avons relevé dans nos entretiens et analyses que l’attitude des négociateurs français était parfois perçue par leurs interlocuteurs comme des marques d’intransigeance, voire d’« arrogance » (sic). Ce qui rejoint, à propos des ex-dirigeants de France Télécom, les mots cinglants de la procureure : « ils ont l’exaltation de ceux qui détiennent la vérité ».

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Les émotions, dans cette « logique de l’honneur », ne sont pas absentes, mais sont souvent retenues, contenues. Par exemple, Napoléon Bonaparte écrivait à Frédéric VI, à propos de la meurtrière campagne de Russie : « mes pertes sont réelles, mais l’ennemi ne peut s’en attribuer l’honneur ». De même, pendant le premier procès de l’opérateur, l’attitude et le comportement des prévenus, dans l’ensemble, firent transparaître peu d’empathie. Dans cette vision de la « logique de l’honneur », le dirigeant, comme l’ex-PDG de France Télécom, se doit avant tout d’être, selon l’expression utilisée jadis par un premier ministre français face à de longues grèves, « droit dans ses bottes ».

Suivant cette « logique de l’honneur », être accusé d’avoir négligé un devoir sonne comme un lourd reproche, qui peut libérer des émotions fortes, et des sentiments d’indignation. Ainsi s’expliquerait, comme relevé par les juges, que, même en première instance, « les prévenus […] ont même manifesté un profond sentiment d’incompréhension, voire d’injustice ».

Cette colère n’a probablement pas été apaisée par le jugement qui suivit, qui condamna l’ancien PDG et son bras droit à des peines de prison ferme ainsi qu’à des amendes. Ce sentiment d’incompréhension explique peut-être, pourquoi, à la différence de l’entreprise jugée et – condamnée – comme personne morale (Orange – ex. France Télécom), les ex-dirigeants ont souhaité tous faire appel (seul l’un d’eux s’est par la suite désisté). Selon le mot d’un conseil d’un prévenu, son client entendait « contester le jugement rendu (en première instance) dans toutes ses composantes ».

Un renouvellement de la « logique de l’honneur » ?

Sur le fond, pendant ce second procès, les arguments des parties en présence n’ont pas beaucoup changé par rapport au premier procès. La défense a fait valoir une approche étroite de la « logique de l’honneur » que les dirigeants voulaient sauver l’entreprise, qu’ils n’avaient pas eu l’intention de nuire aux salariés, et n’avaient pas été impliqués personnellement dans les pratiques de harcèlement. Ce qui a été d’ailleurs reconnu par le jugement de première instance.

De leur côté, les procureurs ont argumenté que lorsqu’il est établi que des pratiques de harcèlement découlent directement de la stratégie de l’entreprise, les auteurs de cette stratégie – à savoir les dirigeants – en demeurent responsables. Quand bien même les personnes harcelées sont séparées des dirigeants par plusieurs niveaux hiérarchiques. En effet, selon l’avocat général, la politique de ressources humaines fut fixée « en haut de façon quasi militaire et déclinée à tous les niveaux de la hiérarchie ».

Ce matin, la cour d’appel a eu, sur les faits, la même lecture que les juges en première instance, qui avaient estimé que la fin (sauver l’entreprise) ne peut justifier le moyen invoqué (la création d’un climat anxiogène). Ce jugement d’appel confirme donc la nouvelle notion de « harcèlement moral institutionnel » et la possibilité de condamner une stratégie d’entreprise, et ceux qui l’ont conçue et appliquée. Comme le précédent jugement, il sonne donc comme une charge contre une vision étriquée de la « logique de l’honneur », et sous-entend qu'elle doit inclure aussi une préoccupation pour le bien-être des personnes qui travaillent dans l’entreprise.

Dans ce procès en appel, les marques d’empathie observées finalement chez les prévenus, qui avaient paru longtemps engoncés dans une étroite « logique de l’honneur », les ont rendus, enfin, plus proches de la base de leur ancienne organisation, et de celles et ceux qui y travaillaient. Bien sûr, nous ne savons pas dans quelle mesure l’allègement des peines en appel est lié à la perception de changements d’attitudes et de comportements émanant des prévenus pendant le second procès, en particulier de l’ancien PDG de l’entreprise.

Mais surtout, au terme de ce second procès, semble émerger une vision plus empathique et inclusive de la « logique de l’honneur » que celle qui anime traditionnellement les dirigeants français. Cette approche de l’honneur, certainement, est plus satisfaisante, tant pour les entreprises et les personnes dont ils ont la responsabilité, que pour la société.

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