Au lendemain des élections européennes, Matteo Salvini se pose comme le grand vainqueur du scrutin, en Italie comme en Europe. La liste de la Ligue n’a-t-elle pas remporté plus de 34 % des suffrages ? Le nombre des eurodéputés « salvinistes » n’a-t-il pas bondi de 5 à 28 ? Désormais premier parti d’Italie, la Ligue veut fédérer tous les populistes nationalistes vainqueurs en France, au Royaume-Uni, en Pologne et en Hongrie.
Les négociations pour constituer des groupes parlementaires et choisir le président de la Commission sont d’ores et déjà engagées. Mais le leader italien peut-il peser politiquement au point de donner le la au continent ? Rien n’est moins sûr. Certes, la communication et le marketing propulsent Matteo Salvini sur le devant de la scène. Mais l’arithmétique parlementaire et la tactique partisane lui refusent le premier rôle.
Une brève histoire du continent salviniste
Omniprésent depuis des mois à la une des médias chez lui et à l’étranger, Matteo Salvini a fait très habilement fructifier son capital de départ – les 17 % des voix obtenus lors des législatives italiennes de mars 2018. En obtenant la vice-présidence du Conseil des ministres et le poste de ministre de l’Intérieur, il a arraché une parité symbolique avec Luigi di Maio et le Movimiento 5 Stelle (M5S), qui l’avait pourtant distancé dans les urnes à plus de 32 % des voix au Sénat comme à la Chambre des députés.
Puis, à force de déclarations hostiles aux migrants, à l’islam, aux élites et au couple Merkel-Macron, il a affiché une proximité personnelle avec le premier ministre hongrois Viktor Orban à la fin du mois d’août 2018, grâce à une conférence de presse conjointe à Milan. Il a même fait le déplacement de Varsovie, en janvier 2019, pour signer un document avec le Parti Droit et Justice (PiS) qui n’avait rien demandé. Point d’orgue de sa campagne continentale, Matteo Salvini a réuni autour de lui 12 partis nationalistes européens dans son fief de Milan, le 18 mai dernier.
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Désormais, la Ligue dispose de l’hégémonie politique en Italie car il a laminé son allié de coalition : le M5S n’a en effet rassemblé que 17 % des voix lors de cette élection. De même, à l’ouest du continent, au sein de l’alliance avec Marine Le Pen, Salvini est devenu dominant face aux 23 eurodéputés menés par Jordan Bardella. Enfin, il a lancé des têtes de pont en direction de l’Est à la faveur de la suspension prononcée par le Parti populaire européen (PPE) à l’encontre du Fidesz hongrois. De l’hégémonie nationale à la suprématie continentale, le pas semble franchi pour le leader ligueur. Peut-être peu trop vite…
L’arbre italien et la forêt européenne
Matteo Salvini dispose-t-il réellement d’un réseau d’alliances partisanes capable de lui assurer le leadership en Europe ? L’arbre (franco-)italien qui prospère ne doit pas masquer la forêt nationaliste européenne, qui stagne.
C’est vrai, certains alliés de groupe parlementaire européen ont prospéré : le Vlaams Belang belge a attiré plus de 11 % des voix et a gagné 2 sièges de plus qu’en 2014. Le Rassemblement national français fait un écho honorable au triomphe de la Ligue, avec une première place conquise face à la liste Renaissance.
Mais plusieurs alliés effectifs ou potentiels de la Ligue marquent le pas. L’essor électoral du Parti de la liberté d’Autriche, le FPÖ, est stoppé net par « l’Ibizagate » qui a discrédité son chef, Heinz-Christian Strache. Avec 19,7 % des voix, le FPÖ a fait un score inférieur à celui du deuxième tour de la présidentielle de 2016 (46,2 %) et des législatives de 2018 (26 %). Éclipsé par l’ÖVP du chancelier Kurz (34,5 % des voix dimanche), le FPÖ est expulsé de la coalition au pouvoir, perdant ainsi la crédibilité que donne l’exercice du pouvoir national.
La stagnation est évidente aussi pour le parti nationaliste anti-euro allemand Alternativ für Deutschland (AfD) : il n’a réuni que 10,5 % des voix. S’il progresse par rapport aux 7,1 % des européennes engrangés en 2014, en revanche il baisse par rapport aux législatives de 2018 (12,6 % des voix). Enfin, la percée annoncée de Vox en Espagne se solde par un plutôt modeste 6 % des voix.
Certains alliés de la Ligue ont même subi de réels revers : le Parti du peuple danois passe de 26,5 % à 13 % des voix. Dans le Parlement européen précédent, il siégeait dans un autre groupe que la Ligue mais était courtisé pour rejoindre l’orbite salvinienne. Le parti estonien EKKRE chute, pour sa part, de 18 % à 12 % des suffrages et perd la moitié de ses sièges. Quant au PVV de Geert Wilders, allié de la première heure, son électorat est siphonné : il passe de 13,32 % à 3,5 % des voix. On le voit : les gros bataillons d’eurodéputés de la Ligue et du RN seront finalement bien seuls s’ils n’attirent pas d’autres partis.
À court terme, l’hégémonie personnelle de Matteo Salvini en Europe bénéficie de l’affaiblissement ou du tassement de ses alliés nationalistes. Ainsi, quand le RN passe de 24,86 % des voix en France en 2014 à 23,31 % en 2019, cela évite à la Ligue une lutte interne pour la suprématie. Mais, dans les mois qui viennent, la salvinisation du Parlement européen puis de la Commission européenne sera nécessairement entravée par la faiblesse numérique et politique de ses partenaires. Le populisme a peut-être fait une percée. Mais le groupe de la Ligue est, lui, contenu.
Vers une « internationale » des populistes europhobes ?
Fort de son contingent de plus de 50 sièges, le binôme Ligue-RN s’impose comme un acteur incontournable du Parlement européen. Il progresse en nombre de sièges par rapport à la précédente législature grâce au gain de 23 sièges de la Ligue. Mais gagne-t-il en attractivité politique au point de rassembler les forces europhobes ?
Les partis populistes, anti-islam et anti-fédéralistes étaient éclatés en différents groupes dans le Parlement européen issu des élections de 2014. Aux côtés de l’Europe des Nations et des Libertés (ENL) rassemblant la Ligue et le FN, les eurosceptiques du Fidesz de Viktor Orban siégeaient au sein du PPE avec la CDU-CSU allemande et Les Républicains français. Les Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) rassemblaient, de leur côté, le PiS polonais et les conservateurs britanniques. Le groupe Europe de la Liberté et de la Démocratie directe accueillait UKIP de Nigel Farage ainsi que le M5S. Et les négociations pour constituer le groupe ENL avaient donné lieu à de multiples rebondissements.
C’est le premier défi de la « salvinisation » de l’Europe : Matteo Salvini parviendra-t-il à éviter l’éclatement traditionnel des forces d’extrême droite au moment de constituer des groupes parlementaires au Parlement européen ? Il en va de son poids politique au moment de la nomination du président de la Commission.
Matteo Salvini pourra relever le défi quantitatif sans difficulté : un groupe parlementaire doit en effet être constitué d’au moins 25 eurodéputés (La Ligue est déjà à 28) issus de 7 États membres. Les parlementaires du RN français, du FPÖ autrichien, du Vlaams Belang belge du PVV néerlandais et, potentiellement de l’AfD allemande, du Parti populaire danois, du Parti des Vrais Finnois en Finlande et du EKKRE estonien, fourniront les troupes nécessaires.
L’impossible ralliement du Fidesz hongrois et du PiS polonais
Matteo Salvini butera surtout sur sa faible séduction politique, notamment à l’est de l’Europe qui concentre de grands bataillons de députés eurosceptiques. Dans cette région, les vainqueurs sont le Fidesz du premier ministre hongrois Viktor Orban (avec plus de 52 % des voix et 13 eurodéputés) et le PiS polonais (45,38 % des voix et 26 sièges). Ces partis partagent des thématiques anti-islam et anti-fédéralistes avec la Ligue et le RN. Mais ils ont une ligne politique qui ne leur permet pas de siéger avec le RN et la Ligue.
Viktor Orban ne quittera pas le PPE. D’abord, il ne se risquera pas à perdre son hégémonie régionale au profit de Salvini : il vaut mieux être premier dans le groupe de Višegrad (V4) que second à Bruxelles. L’orbanisation de l’Europe ne peut s’accommoder de sa salvinisation. De plus, pour le Fidesz, l’ancrage historique dans le PPE est un gage de respectabilité et de sérieux que ne peuvent lui donner le RN et la Ligue. Enfin, Orban est courtisé par un PPE affaibli par la perte de 39 sièges au Parlement européen. Pour conserver sa place de premier groupe parlementaire d’Europe, il ne laissera sans doute pas les 13 eurodéputés hongrois quitter le groupe.
Quant au parti polonais Droit et Justice, étiqueté trop rapidement « national-populiste » en France, il ne peut rejoindre un groupe mené par la Ligue. La russophilie traditionnelle de la Ligue, du RN et du FPÖ ne peut cohabiter avec la ligne nationaliste hostile à la Russie qui constitue l’ADN du PiS. D’autre part, le PiS est en position de force sur l’échiquier politique national avec près de 46 % des voix et il prépare les élections parlementaires de l’automne. Lui non plus ne prendra pas le risque d’un renversement d’alliance qui le rangerait dans le camp de l’extrême droite en Europe.
Enfin et surtout, le PiS est un parti profondément structuré par le catholicisme conservateur qui ne peut être dupe des manifestations de foi tardive de Matteo Salvini. En d’autres termes, brandir un crucifix le lendemain des élections ne suffira pas à faire passer la Ligue pour un parti démocrate-chrétien.
En clair, il ne faut pas confondre salvinisation d’un groupe parlementaire et hégémonie continentale. Dans les discours, les symboles et les images, Matteo Salvini est déjà omniprésent. Mais dans les négociations qui s’engagent pour la Commission, il jouera le rôle d’un challenger, pas d’un leader.