Menu Close

Vers un exode forcé des Arméniens du Haut-Karabakh ?

Un manifestant arménien face à des soldats russes
Un manifestant arménien se tient face aux forces de maintien de la paix russes qui bloquent une route à l’extérieur de Stepanakert. Ce ne sont pas les Russes mais les Azerbaïdjanais qui imposent le blocus du Haut-Karabakh, mais les troupes de Moscou ne font pas grand-chose pour y mettre fin. Davit Ghahramanyan/AFP

Depuis le 12 décembre 2022, les 120 000 habitants du Haut-Karabakh (ou Artsakh selon la terminologie arménienne), enclave arménienne située à l’intérieur de l’Azerbaïdjan mais échappant partiellement à son contrôle, sont coupés du reste du monde.

À travers le déploiement de prétendus éco-activistes, Bakou bloque le corridor de Latchine, unique route reliant le Haut-Karabakh à l’Arménie. Seuls les voitures du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et les convois des forces de maintien de la paix russes sont autorisés à emprunter la route, ce qui permet d’assurer un degré minimal d’approvisionnement de l’enclave.

Malgré les appels toujours plus nombreux à débloquer la route, lancés notamment par le Parlement européen et appuyés dorénavant par une ordonnance de la Cour internationale de Justice de La Haye, Bakou ne semble nullement décidé à lever le blocus. Ayant initialement prétexté l’inquiétude écologique du fait de l’exploitation de champs miniers au Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan a ensuite mobilisé toutes sortes de justifications allant de l’accusation de transport illégal d’armes à l’affirmation que ce sont les autorités du Haut-Karabakh elles-mêmes qui gardent leur population en otage.

En réalité, le blocus s’inscrit dans une stratégie d’étouffement des Arméniens de l’enclave afin de les forcer à un exil définitif. Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev l’a d’ailleurs dit explicitement dans l’une de ses dernières interviews, exhortant les Arméniens qui refusent la citoyenneté azerbaïdjanaise à partir.

Une situation humanitaire critique

« La ville est plongée dans le noir », m’écrit Evelina, résidente de Stepanakert (capitale du Haut-Karabakh) et jeune maman de 24 ans, « on fait de longues files pour tout ». Pour faire face aux pénuries, un système de rationnement a été établi et des coupons pour la nourriture sont distribués à chaque famille. Mais Bakou ne se contente pas d’affamer la population. En plein hiver, l’Azerbaïdjan perturbe le flux régulier d’électricité et de gaz provenant d’Arménie et dont les voies d’acheminement passent par un territoire qu’il contrôle. Privés de chaleur et de lumière, les résidents de l’enclave dépendent de générateurs qui ne fonctionnent que quelques heures par jour, et rallument de plus en plus leurs poêles à bois.

Par conséquent, l’économie est quasiment à l’arrêt et les écoles restent fermées la plupart du temps. Quant aux hôpitaux, ils ne sont plus en mesure de fonctionner normalement, ce qui met en péril le système de santé déjà saturé du Haut-Karabakh.

Malgré l’évacuation, par le CICR, de plusieurs dizaines de patients nécessitant des soins d’urgence, des malades décèdent chaque jour par manque de soins ou de médicaments. D’autres gardent des séquelles irrémédiables.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

« Pourvu qu’ils ne nous tuent pas tous », me répond Evelina quand je l’interroge sur l’ambiance qui règne dans la capitale assiégée. Si la peur est un sentiment avoué à demi-mot par mes amis sur place, dont les publications sur les réseaux sociaux restent le plus souvent mêlées d’ironie et de bravoure, la crainte du pire est parfois évoquée. Un peu plus de deux ans après la guerre de 2020 qui a endeuillé presque chaque famille de la région, les Arméniens du Haut-Karabakh vivent dans l’incertitude la plus totale. Je tente de rassurer, maladroitement : « Mais non. Au pire, les Russes vous évacueront. »

Les Russes, ce sont les quelque 1 960 soldats de la force de maintien de la paix déployée dans le Haut-Karabakh et dans le corridor de Latchine pour faire respecter l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 qui a mis un terme à 44 jours de combats intenses. C’est en vertu de cet accord qu’ils doivent garantir aux Arméniens un passage sans encombre le long du corridor. Mais, largement sous-équipés et n’ayant pas de mandat précis, ils sont souvent démunis face aux provocations de Bakou qui cherche à s’en affranchir au terme de la mission de cinq ans prévue dans l’accord, susceptible d’être prolongée en 2025.

Dans le contexte de guerre en Ukraine, leur champ de manœuvre s’est fortement rétréci, la Russie cherchant à tout prix à garder Bakou dans sa sphère d’influence face à l’Occident. Ainsi l’Azerbaïdjan, l’un des États les plus répressifs au monde mais assis sur une rente pétrolière considérable, est devenu une source importante pour pallier la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie. L’Union européenne a, à l’été 2022, signé un accord gazier destiné à doubler l’importation de gaz azerbaïdjanais.

Après le 24 février 2022, les Artsakhiotes se sont retrouvés dans une situation de vulnérabilité et d’isolement accrus : invisibilisés auprès des publics européens, encombrants pour les autorités russes. Devant les pressions de Bakou qui profite de cette conjoncture défavorable aux Arméniens, les habitants du Haut-Karabakh font de nouveau face à une menace existentielle.

Deux années éprouvantes au Haut-Karabakh

La guerre des 44 jours s’est soldée pour les Artsakhiotes par la perte d’un tiers du territoire de l’ancienne région autonome arménienne du Nagorno-Karabakh (NKAO) ainsi que d’autres territoires stratégiques conquis par les Arméniens au cours de la première guerre (1991-1994).

Largement inférieurs en nombre et sous-équipés face à l’Azerbaïdjan qui, appuyé par la Turquie, s’est livré à une guerre technologique à grand renfort de drones, les Arméniens ont connu une débâcle militaire qui eut également des effets dramatiques sur la sécurité et l’économie de la région. L’encerclement militaire par l’armée azerbaïdjanaise et le déploiement des forces de maintien de la paix russes ont quasiment réduit à néant la subjectivité politique de la « République d’Artsakh » qui jusqu’alors, et ce malgré sa non-reconnaissance, y compris par l’Arménie, avait réussi à établir des institutions autonomes et fonctionnelles.

Aujourd’hui, la sécurité de l’enclave dépend entièrement de la présence des peacekeepers russes face à l’Azerbaïdjan, lequel nie jusqu’à l’existence du Haut-Karabakh. Selon Ilham Aliev, l’entité arménienne du Haut-Karabakh a cessé d’exister avec la victoire militaire de l’Azerbaïdjan en 2020. Pour asseoir cette vision, démentie sur le terrain, Bakou recourt à une politique alliant avancées territoriales limitées et usages de la terreur. Au cours des deux années qui ont suivi la signature du cessez-le-feu, l’armée azerbaïdjanaise a, à différentes reprises, en violation de l’accord tripartite, et malgré la présence des forces d’interposition russes, saisi des hauteurs stratégiques et des territoires à l’intérieur du Haut-Karabakh. La capture de positions arméniennes a entraîné l’exode des habitants des villages environnants.

Par ailleurs, outre les coupures de gaz chaque hiver, les Arméniens du Haut-Karabakh subissent régulièrement des tirs de snipers, des embuscades meurtrières, des intimidations à l’aide de haut-parleurs et des attaques informatiques. Par ces actions, l’Azerbaïdjan martèle à tout Arménien resté dans le Haut-Karabakh le message suivant : « Vous êtes à notre merci. On peut faire ce que l’on veut de vous, même sous le nez des Russes. »

Face à la crainte du pire, les « armes des faibles »

« On survivra à ça aussi. On est habitués ! », assène face à la caméra une dame au grand sourire interrogée dans une rue de Stepanakert. La phrase « ce n’est pas nous ici, mais vous qui êtes sous blocus hors de l’Artsakh ! », tournait également sur les réseaux sociaux arméniens au début du blocus et subvertissait ainsi la condition victimaire de l’assiégé.

Si le rassemblement organisé dans le centre de Stepanakert fin décembre 2022 (autour de 40 000 manifestants estimés) visait à clamer l’existence du Haut-Karabakh arménien, et démentir les affirmations de Bakou selon qui 25 000 Arméniens seulement vivraient sur ce territoire, ce sont les pratiques du quotidien qui permettent aux individus de résister aux sentiments d’angoisse et de se réapproprier une agentivité collective. Ces pratiques, peu visibles et non coordonnées, sont, pour reprendre l’expression de l’anthropologue James C. Scott, des « armes des faibles ».

L’humour est certainement l’une de ces armes. En tournant en dérision les slogans et les actes de l’ennemi, les Artsakhiotes démystifient la domination matérielle et symbolique de ce dernier. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, de passage à Martouni, quelques semaines à peine après la fin de la guerre, et alors que la ville était en ruines, en cherchant un réseau wifi auquel me connecter, je découvris que le mot de passe de mes hôtes était « bizimdir », en référence à « Karabakh bizimdir ! » (Le Karabakh est à nous !) cri de ralliement de l’Azerbaïdjan, répété comme un mantra par Bakou et ses sbires tout au long de la guerre des 44 jours !

Une autre de ces pratiques significatives est la performance des danses et chants traditionnels arméniens qui, en cette période de privations, prennent un caractère ritualisé et quasi systématique lors des rassemblements ou rencontres entre amis. Ces pratiques sont autant d’occasions qui permettent de renforcer un sentiment de cohésion sociale et de défier la négation de l’identité arménienne à laquelle s’emploie activement le régime de Bakou.

Toutefois, la résilience des Artsakhiotes ne doit pas faire oublier l’extrême vulnérabilité de cette population qui n’a pas pour elle les garanties que procure un État reconnu internationalement et qui n’a aucun avenir au sein d’un Azerbaïdjan où l’arménophobie fait florès, encouragée et propagée par les pouvoirs publics. Dans l’éventualité où le blocus venait à se pérenniser, il est possible qu’un exode progressif de la population vers l’Arménie soit inévitable. Un tel nettoyage ethnique viendrait légitimer une fois de plus l’usage de la violence ethnique par un État autoritaire comme méthode valable de règlement des conflits dits « internes ».


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 191,400 academics and researchers from 5,063 institutions.

Register now