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Victoire des Bleus : que signifie la joie collective dans les rues de France ?

Au Champs de Mars, le 15 juillet, à Paris. Charly Triballeau / AFP

Les spectaculaires rassemblements de célébration après la victoire des Bleus à la Coupe du monde en Russie rappellent ceux de juillet 1998, mais aussi les rassemblements de janvier 2015 à la suite des premiers attentats terroristes commis à Paris cette année-là.

Sont-ils le signe d’une résilience post-attentats de 2015 et 2016, comme on peut l’espérer ? Une réponse spontanée à un besoin de catharsis collective de la France ?

Quelle signification émotionnelle ?

Lors d’événements dits extraordinaires – des événements positifs ou négatifs qui rompent avec le quotidien –, au sein desquels les personnes sont factuellement impliquées, les rassemblements permettent d’accéder à une identité partagée, de basculer d’une position de spectateur passif à une position de participant.

Cela répond à un besoin fondamental de participer à la construction collective d’un sens partagé, d’un moment d’Histoire, surtout quand il s’agit d’une joie collective, et de partager une identité glorieuse, ses symboles, le drapeau tricolore et « La Marseillaise ».

La psychologie sociale montre en quoi l’implication dans ces rassemblements est portée par l’identification des personnes à un groupe, définie par leur connaissance de cette appartenance, avec toute la signification émotionnelle qu’elle implique.

Comme l’écrivait l’expert des foules Steve Reicher :

« Plutôt que de perdre le sens de soi (et donc de perdre le contrôle de leurs actions), le comportement des personnes peut refléter l’émergence du groupe dans le soi, c’est-à-dire une tendance à voir les autres, mais aussi soi-même, en termes de groupe, ou plutôt, en termes de l’identité collective significative pour les personnes impliquées. »

Une menace, une confrontation, sont autant de catalyseurs de l’implication, de l’identité partagée. Cette menace crée du sens collectif. Mais comment cette confrontation est-elle vécue et interprétée ? A-t-elle une importance vitale ou accessoire ? À quel point nous sentons-nous concernés ? Avons-nous le sentiment de pouvoir agir, seul ou en groupe ?

Plus nous répondons positivement, plus nous avons tendance à nous mobiliser. Quand la confrontation est vécue comme si la France était en jeu – qu’elle soit visée en son cœur par les attentats terroristes ou qu’elle affronte symboliquement une autre nation comme en finale du Mondial –, la vague affective collective peut être immense.

Une ferveur sélective

Mais la ferveur populaire n’est ni systématique, ni aléatoire. On ne l’a pas connue lorsque l’équipe de France a gagné des titres olympiques en handball ou en natation, par exemple. Il faut un événement « extraordinaire », qui rompt avec le quotidien.

En janvier 2015, quatre millions de Français ont répondu aux attentats terroristes par la Marche républicaine et sur les réseaux sociaux. Mais, des trois attentats, seul celui de Charlie Hebdo a mobilisé les Français : massive après l’attaque de Charlie Hebdo, la mobilisation fut beaucoup plus modeste après celles de l’épicerie cacher de Vincennes et de Montrouge (l’assassinat de la policière Clarissa Jean‑Philippe est quasi-oublié). Pourquoi ?

L’attaque de Charlie Hebdo, vécue comme une menace contre la « nation » attaquée dans son symbole (la « liberté »), a activé un « nexus mobilisateur » qui a drainé des millions de Français autour d’un seul et même affect. Par contraste, les attaques de Vincennes et Montrouge ont été vécues comme des attaques contre des catégories bine déterminées de la nation, les Français juifs, la police. Pas de mobilisation, plutôt une banalisation.

Nos études montrent que ces effets de ferveur collective, qui s’interprètent par ce que nous appelons un nexus mobilisateur, un terme qu’on doit au psychologue social Michel-Louis Rouquette durent seulement quelques jours.

Leur intensité affective est telle qu’elle masque les voix dissonantes. Rester sceptique est mal vu : en janvier 2015, dire que vous n’êtes pas Charlie ; en juillet 2018, rester en dehors des célébrations de la victoire des Bleus au Mondial, ou dénoncer les agressions sexistes pendant ces célébrations.

Le traumatisme lié aux attentats a-t-il nui à la cohésion sociale des Français ?

Quand on sent son groupe menacé, l’identité partagée pousse à se rassembler derrière les symboles du groupe pour le protéger : « Allons enfants de la Patrie ! » ! Ces derniers jours, on a souvent entendu « La Marseillaise », symbole et chant mobilisateur de la nation.

Mais l’amour pour son groupe peut virer à la colère, dégénérer en agressivité, voire en violence contre ceux qui sont perçus comme des agresseurs, ou simplement comme partageant moins cette identité de groupe. En atteste la recrudescence des actes islamophobes après les attentats terroristes de 2015 et 2016.

Nos études menées avec nos collègues belges (Djouaria Ghilani) montrent que les Français qui se placent tout en haut de l’échelle d’islamophobie tendent à soutenir des mesures contre-terroristes « offensives » (mise sous écoute des populations perçues comme « suspectes », infiltration des lieux de culte musulman, recours à la torture envers les terroristes présumés, etc.), tout en se montrant défavorables aux mesures « préventives » (augmenter les débats autour des valeurs démocratiques dans les écoles, diminuer les préjugés envers les musulmans).

Au lendemain de la victoire des Bleus au Mondial de football, on peut se demander dans quelle mesure l’identification collective peut renforcer la cohésion nationale.

Gloire, identification, implication : « la France » championne du monde ?

Kylian Mbappé disait avec justesse il y a mois :

« Le football est, pour moi, plus qu’un sport, il suffit de voir l’impact qu’il a sur la société. »

Il a vu juste : en France, la Coupe du monde est une affaire à la fois de sport et de société. La génération de Mbappé, Umtiti, Griezmann, Kanté, et de leurs coéquipiers est celle qui a voulu et travaillé pour devenir champions du monde et procurer à la France une joie similaire à celle de 1998. Ils ont effectué un extraordinaire travail d’équipe pour réussir, visible et reconnu à tous les niveaux : physique, technique, tactique, mental.

Les rassemblements massifs qui ont suivi la victoire montrent que les Français s’impliquent et s’identifient publiquement à cette équipe, même sans avoir contribué directement à son succès. En psychologie sociale, cela s’appelle « se couvrir de reflets dorés de gloire » (« Basking in reflected glory », Cialdini et al., 1976). Il s’agit d’une question non seulement d’image publique, mais aussi de sentiment de pouvoir agir (« empowerment ») – une prise de pouvoir par les individus eux-mêmes sans attendre une quelconque autorisation officielle.

Du personnel au national

Ceux qui ont envahi les villes et Champs-Élysées en brandissant le drapeau tricolore et en chantant « La Marseillaise » ont basculé d’un niveau d’identification personnel au niveau national, mêlant joie et gratitude. Leurs critères d’action peuvent ainsi passer temporairement du niveau personnel au niveau des règles du groupe auquel ils s’identifient : serrer les rangs spontanément, brandir les symboles du groupe, prendre pour cible d’hostilités ceux (et celles) qui n’en sont par perçu·e·s comme membres.

Sur les Champs-Élysées, le 15 juillet 2018. Zakaria Abdelkafi/AFP

En terme de cohésion sociale, se pose alors la question suivante : à qui et à quel « groupe » s’identifient-ils ? À l’équipe de France ? À la nation ? À ceux qui peuvent transformer la joie du groupe en violence contre d’autres, qu’ils ne reconnaissent pas comme membres du groupe ? Nombre de femmes ont subi de violences pendant les célébrations, parce qu’elles étaient perçues comme « femmes » plus que « supportrices » ou « Françaises ».

Par ailleurs, nombre de participants aux célébrations du 15 juillet 2018 étaient jeunes, beaucoup venaient de plus ou moins loin : des banlieues, de la province, des quartiers défavorisés. Ils brandissaient le drapeau français alors même que leur identité française n’est pas toujours pleinement reconnue par certains dont les racines familiales remontent à plusieurs générations (Blackwood, Hopkins & Reicher, 2015).

Génération 2018

En 1998, on qualifiait l’équipe de France de « black-blanc-beur », de manière très ambivalente. Lilian Thuram rappelait récemment sur les chaînes de télévision que certaines responsables avaient envisagé d’instaurer des quotas de binationaux chez les Bleus, heureusement en vain.

Place de l’Étoile, au soir du 15 juillet 2018. Gérard Julien/AFP

C’est peut-être aussi face à cette ambivalence, moins prégnante en France en 2018 qu’en 1998, mais qui ne fait que masquer les tensions et le spectre du racisme, toujours présents, que la mobilisation suscitée par la victoire des Bleus est intéressante : par la revendication publique de l’affiliation à une identité partagée, à une attitude marquée par l’effort, la modestie, la concentration, le don de soi pour le collectif.

Des valeurs glorieusement incarnées par cette génération 2018 qui, avec les mots de Kylian Mbappé, nous fait bondir de nos chaises pour nous endormir avec des étoiles plein les yeux.

Plutôt que souligner d’où ils viennent, les Bleus de 2018 nous ont surtout montré où ils voulaient aller.

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