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Vie et mort de trois cyber-djihadistes

Un drone Reaper de l'armée britannique. Defence images, CC BY-NC

Né au Bangladesh, Ruhul Amin (26 ans) a grandi à Aberdeen, en Écosse. Le jeune homme a découvert le djihad via Internet, non pas dans une mosquée. Alors étudiant, il s’engage dans une quête personnelle de sens pour échapper à un état qu’il décrit lui-même de « déprimé ». En Syrie, il tourne une vidéo de rap, dans laquelle il invite les internautes à le rejoindre afin d’« éprouver ce qu’est l’honneur ».

De l’avis de tous ceux qui l’ont côtoyé, Reyaad Khan (21 ans), originaire de Cardiff (Pays de Galles), était un jeune idéaliste. Après avoir rencontré un député en 2010, il annonce sur Facebook qu’il veut devenir le premier Premier ministre d’origine asiatique de Grande-Bretagne.

Trois ans plus tard, il s’est métamorphosé en fournisseur prolifique d’images sur Twitter. Reyaad célèbre son propre rôle dans l’exécution de prisonniers en plaisantant sur la nécessité de disposer de lames bien aiguisées pour procéder à une décapitation. Il expose aussi des photos de cadavres mutilés des combattants du Front al-Nosra (un groupe rival de l’Etat islamique), dont la décomposition prouve, selon lui, qu’ils ne pouvaient être des « chevaliers de l’Oumma ». Et il va même jusquà comparer le bourreau du journaliste américain James Foley au personnage de bande dessinée Batman.

Inspiré par les Anonymous

Avant de partir pour la Syrie, Junaid Hussain, le troisième combattant tué lors de ces frappes, présentait lui aussi un profil d’activiste. Affublé du pseudonyme « TriCk », il avait fondé un groupe de pirates connu sous le nom « TeaMp0isoN ». En 2011, il avait été emprisonné pendant six mois pour le piratage des données personnelles de l’ancien Premier ministre britannique, Tony Blair, et pour avoir bloqué le numéro d’urgence antiterroriste.

En Syrie, Junaid Hussain a participé à la création d’une plate-forme baptisée « Cybercaliphate », sur laquelle il menait une action similaire à celle des Anonymous : le « doxxing ». Cybercaliphate publie notamment des données personnelles concernant des soldats français et américains via Facebook et Twitter. Reprenant la rhétorique d’Anonymous, Hussain menace : « Nous savons tout sur vous, vos femmes et vos enfants. »

Le jeune homme est, par ailleurs, impliqué dans les violences qui se sont déroulées en mai 2015, à Garland, au Texas, où les deux tireurs ont annoncé leur attaque à l’avance sur Twitter, en créant pour l’occasion le hashtag #Texasattack.

L’intimité en réseau

Le profil de ces trois jeunes illustre, chacun à leur manière, plusieurs dimensions situées au coeur du djihad contemporain. L’appel de Ruhul Amin à « éprouver ce qu’est l’honneur » trahit la dimension très personnelle de son voyage et une expérience presque sensorielle de médias numériques.

À la « Une » du Times.

Pour lui, ce sont les sentiments comme le bonheur et l’honneur qui comptent. Le djihad, dit-il, est le « remède à la dépression ». Le monde virtuel qu’il habite est avant tout un paysage affectif, un monde d’intimité en réseau où les souvenirs et les expériences des autres deviennent les siens à travers via les technologies numériques. Dans son djihad, les images, les sons et les émotions circulent, le tout encadré par la culture des médias sociaux – celle de l’intimité en réseau. Il se nourrit de l’imaginaire moderne de la théorie de complot et de la recherche du sens caché, vécue dans un vertige né de la découverte d’une réalité profonde et inquiétante. Cette réalité aurait toujours été là, mais cachée à la vue de tous.

La « contrefaçon » chiite

Le cas de Reyaad Khan illustre, quant à lui, la mutation de l’humanitaire contemporain, et l’importance des images liée à cette mutation. Dans sa célébration de la violence extrême et des manipulations post-mortem, Khan cherche à exclure la victime du champ de ce que nous reconnaissons comme humain. Comme dans d’autres conflits caractérisés par de nombreuses mutilations et l’exposition des cadavres, par exemple la Colombie, la victime devient une sorte d’étranger atroce.

Khan nous montre comment la réponse aux images décontextualisées de mort et de destruction peut se transformer. De plus en plus vécue comme une grande bataille du bien contre le mal, elle mute en une ambition de purification : il s’agit de se libérer de la menace de la contamination, viscéralement présente dans le corps de la « contrefaçon » qu’est le musulman chiite. La fascination de Khan pour la violence extrême n’est donc pas un simple excès. Elle est au cœur même de la mutation qui mène de l’humanitaire au djihad.

La gamification du djihad

Les actions menées en Syrie par feu Hussain continuaient d’être inspirées par la culture du hacker, et par sa recherche perpétuelle de l’exploit. Hussain se moquait des Américains, ses tweets évoquaient le jeu vidéo Call of Duty. Reyadd Khan et lui-même se félicitaient de concert du piratage de la carte de crédit d’un musicien de rap américain : les deux hommes se vantaient ainsi d’avoir utilisé l’argent pour acheter des pizzas, créant pour l’occasion un hashtag #ExtraCheese.

Son djihad est illustré par une image publiée sur Twitter dans laquelle quatre femmes occidentales armées des fusils AK47 sont assises sur le capot d’une BMW M5 volée. L’utopie s’inspire moins de Jannah (le paradis en islam) que de Gotham City ou de Grand Theft Auto.

Cette gamification est associée à une préméditation de la violence, où une sorte de dossier de presse est fourni aux médias avant l’événement lui-même. Cette pratique s’étend bien au-delà du djihadisme : on la retrouve chez Anders Breivik, qui avant de perpétrer son massacre en Norvège, avait publié sur Internet des images de lui-même habillé en templier, mais aussi chez les tireurs de Garland.

Ainsi, à travers la trajectoire de ces trois jeunes hommes, on mesure bien la modernité du djihad contemporain, et la dette qu’il a contractée envers l’imaginaire et le monde des médias. Dès lors, si nous voulons répondre de manière adéquate au mouvement des jeunes vers la Syrie, il faut d’abord comprendre une grammaire de plus en plus associée à l’expérience des médias sociaux.

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