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Que valent les vins primeur de Bordeaux du millésime 2023 ?

Vins de Bordeaux primeurs 2023 : le millésime sans acheteurs ?

Le marché des vins fins vit une période difficile, notamment à Bordeaux. Au printemps 2023, l’exceptionnel millésime 2022 avait été proposé à des prix records durant la campagne des primeurs. Cependant, depuis, la combinaison d’une demande en recul et l’existence de stocks élevés entraînent le marché dans une spirale baissière.

Dans ce contexte, la mise sur le marché des vins primeurs du millésime 2023 s’est révélée compliquée. Les châteaux ont fourni un effort en baissant les prix. Mais au sortir d’une campagne menée tambour battant, le sentiment d’ensemble est celui d’un millésime qui n’a pas réussi à se positionner et à trouver son marché. Cet article examine pourquoi et comment on en est arrivé à cette situation.

La clé, c’est le prix !

Pour qu’un vin trouve son marché, il doit être proposé à un « juste prix ». Pour déterminer ce dernier, nous avons élaboré un modèle reposant sur un principe relativement simple : le dernier millésime doit être offert à un prix cohérent avec les millésimes disponibles sur le marché.

Concrètement, pour que le prix d’un cru 2023 soit considéré comme juste, il faut qu’il reflète la réputation actuelle du château qui le produit (= effet Château), qu’il tienne compte de la qualité du vin sur ce millésime (= effet qualité), et qu’il intègre un rabais reflétant le fait que l’on achète un vin dont l’âge est nul (il est encore en fût et ne sera prêt à boire que dans plusieurs années) (= effet âge). Les prix des millésimes déjà traités sur le marché secondaire sont analysés afin d’estimer les effets Château, qualité et âge. Le juste prix d’un cru 2023 peut ensuite être estimé en additionnant l’effet Château et l’effet qualité (en tenant compte du score obtenu sur le millésime en question). L’âge étant nul, il ne contribue pas au prix.

Si le prix est juste, un acheteur potentiel (par exemple un amateur, un restaurateur, ou encore un collectionneur) devrait être indifférent entre acheter un vin de 2023 ou un vin comparable d’un millésime antérieur.

L’effet château

Pour estimer le juste prix de sortie d’un vin, la première dimension prise en compte est l’effet château, soit la valeur de la marque sur le marché. La figure 1 reporte les 10 marques les plus fortes de notre échantillon qui regroupe la majorité des grands châteaux bordelais, à l’exception de quelques rares crus de Pomerol, pour lesquels il est difficile d’obtenir des données.

Afin de faciliter les comparaisons, la valeur de ces vins est exprimée sous l’hypothèse d’un score égal à la moyenne de l’échantillon et d’un âge nul. L’évolution de cette valeur depuis l’an dernier est également reportée.

Le top 10 ne contient que de premiers crus classés et leurs deuxièmes vins. Il peut sembler de prime abord étonnant que Carruades de Lafite et Petit Mouton se placent mieux que des vins tels que Palmer ou Léoville Las Cases. Cela s’explique par le fait que les valeurs du graphique reflètent exclusivement l’effet de réputation individuelle et ne tiennent pas compte du fait que Palmer et Léoville Las Cases ont généralement des notes très élevées.

La plupart des grandes marques ont régressé depuis l’an dernier, en moyenne d’un peu plus de 4 %. L’indice de référence du marché du vin, le « Liv-ex » 100@ est en baisse d’environ 15 % sur la même période.

Cet écart s’explique par le fait que nos données correspondent aux prix auxquels les négociants aimeraient vendre, alors que celles du « Liv-ex » correspondent aux prix auxquels des transactions ont effectivement lieu sur leur plate-forme. Nos données reflètent des volumes d’échanges très importants et sont donc représentatives. Mais dans le contexte actuel, elles surestiment probablement de 5 % à 10 % le prix de marché.

Qualité du millésime 2023

Une seconde dimension à considérer pour estimer correctement le juste prix des vins primeurs de 2023 est la qualité du millésime. Or, 2023 n’est pas facile à cerner. Comme de coutume, les comparaisons avec des millésimes antérieurs sont fréquentes. Certains énoncent 2001, 2012 ou 2014, des millésimes de belle qualité, à défaut d’être réellement grands. Pourtant, quelques vins obtiennent des scores élogieux. Un mot qui ressort fréquemment est « hétérogénéité ». Saturnalia, un système qui évalue la valeur des vins en n’employant que des données météorologiques et satellitaires, estime le cru 2023 proche de ceux de 2014, 2017 et 2021, mais en retrait de 2016 et 2022.

Fortes baisses de prix attendus

Tous les vins ont désormais été mis sur le marché. Il est donc possible de comparer leurs prix de sortie avec les prix que notre modèle estime comme « justes » en tenant compte des effets château et qualité. La figure 2 résume la situation. L’axe horizontal montre la variation de prix entre les millésimes 2022 et 2023 estimée selon le modèle, tandis que l’axe vertical montre la variation effective. La ligne diagonale permet d’identifier si un château est sorti à un prix inférieur à celui prédit par le modèle (points bleus, en dessous de la ligne) ou supérieur (points rouges). Nous avons également ajouté le nom des premiers crus classés ainsi que des châteaux dont les prix s’éloignent le plus de ceux estimés par le modèle.

Compte tenu du marché en baisse et d’une qualité inférieure à 2022, le modèle suggère que les prix auraient dû baisser de 26 % en moyenne. La répartition des observations le long de l’axe horizontal montre qu’une faible minorité des châteaux auraient pu se permettre de conserver des prix plus ou moins stables, mais la majorité aurait dû réduire de 25 % à 50 % leurs prix.

Dans l’ensemble, on constate une forte corrélation entre les baisses prévues et les baisses effectives. Les premiers crus classés sont sortis à des prix très proches de ceux estimés par le modèle. Mais certains châteaux ont sorti leurs vins à des prix s’éloignant de ceux prédits par le modèle. D’un côté, on retrouve quelques bonnes affaires, parmi lesquelles La Lagune, Talbot et Beychevelle, ainsi que certains deuxièmes vins. D’un autre côté, quelques vins sont sortis à des prix nettement plus élevés que ceux prédits par le modèle.


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Logique de valeur de marque

Montrose excède nos prévisions de près de 40 %. Ce domaine a décidé de recentrer sa production sur ses meilleurs terroirs. Il en résulte une baisse notable des quantités mises en marché et une qualité qui place ce vin au sommet du millésime. Le modèle n’est pas prévu pour tenir compte de tels phénomènes. En conséquence, l’estimation de prix qui en résulte est certainement trop conservatrice dans ce cas. La situation de Troplong Mondot dont le style a évolué et qui semble très réussi sur ce millésime présente certaines similitudes.

Dans les cas de Haut Bailly et Smith Haut-Lafitte, une logique de valeur de marque peut expliquer la situation. Le prix élevé représente un signal envoyé au marché quant au positionnement désiré de ces vins, reste à voir si le marché va suivre. Pour l’instant, cela ne semble pas être le cas. Coïncidence intéressante, la campagne s’est conclue avec la sortie de Figeac à un prix égal à l’euro près à celui prédit par le modèle.

En résumé

Notre analyse suggère que les justes prix des Bordeaux 2023 auraient dû se situer nettement en deçà de ceux du millésime 2022. Il faut noter que « juste prix » n’est pas synonyme de « bonne affaire ». Il s’agit simplement d’un prix correct compte tenu des informations disponibles au moment de l’analyse. Dans le contexte actuel, il est vraisemblable que notre estimation reflète une borne de prix supérieure et qu’une baisse additionnelle de 5 % à 10 % eût été nécessaire.

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Au sortir de la campagne, quelques constats émergent :

  • Les primeurs 2023 ont été proposées à des prix nettement inférieurs aux 2022.

  • Les baisses de prix ont toutefois été moindres que celles estimées par le modèle.

  • Les vins dont les prix étaient proches, voire inférieurs, à ceux prédits par le modèle, se sont mieux vendus que les autres.

  • Les retours des négociants et des marchands suggèrent que la campagne primeur n’a pas été un succès, avec un millésime 2023 qui ne semble pas avoir trouvé son marché.

Exercice d’équilibriste

Ces constats ont des implications importantes. Bordeaux faisait face à un véritable exercice d’équilibriste : le marché avait besoin que les 2023 se vendent bien, mais il fallait éviter de dévaloriser – par effet de comparaison – les millésimes antérieurs. Il semble que, collectivement, Bordeaux ait échoué. La région s’en retrouve dans une situation délicate. Désormais, le marché regorge de 2023 à des prix discountés par rapport aux millésimes précédents. Cela rendra d’autant plus difficile d’écouler les 2021 et 2022. Pire encore, les acheteurs potentiels constatent que les vins restent largement disponibles malgré les baisses de prix, cela les rend attentistes.

Nous réitérons ici la conclusion d’un article précédent, qui s’avère particulièrement pertinente à la lumière de la campagne des primeurs 2023 :

« […] dans le présent contexte, le long terme compte peu pour la majorité des acteurs de la filière et les acheteurs. Des prix justes ne suffiront peut-être pas. Idéalement, il faudrait des prix réellement attractifs afin d’écouler des volumes significatifs. Dans une optique de long terme, il vaudrait probablement mieux faire en sorte que 2023 soit un millésime largement vendu et indisponible aux prix initiaux, plutôt qu’un millésime durablement 20 % moins cher que 2022 mais qui ne se vend pas. »

Le scénario évoqué ci-dessus est désormais une réalité, le marché est à l’arrêt, et Bordeaux semble rentrer dans une phase d’incertitude telle que la région n’en a plus connu depuis longtemps. La mise en vente du millésime 2024 dans un peu moins d’une année offrira une opportunité de corriger en partie cette situation, mais Bordeaux devrait peut-être aussi s’inspirer de ce que d’autres régions font afin de recréer un lien avec ses consommateurs.

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