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En s’habillant en treillis militaire sans marque de grade, le dirigeant ukrainien montre que ses pairs sont d’abord ses concitoyens sous les bombes et face aux chars. Présidence ukrainienne / AFP

Volodymyr Zelensky, un style de leadership au service de son peuple

Qu’est-ce qui donne à l’Ukraine le courage extraordinaire d’arrêter un agresseur plusieurs fois plus grand et plus puissant ? Si la détermination du pays a forcément de nombreux facteurs, il en est un, développé par la recherche en management, qui mérite une attention approfondie. Il s’agit du leadership de ses dirigeants, c’est-à-dire, dans la définition académique, l’influence qu’ils exercent informellement, indépendamment de leur pouvoir effectif, sur les personnes placées sous leur responsabilité, dans la perspective de susciter une action collective.

Le leadership du président Volodymyr Zelensky se distingue particulièrement à cet égard, car il échappe aux caractéristiques que les chercheurs identifient traditionnellement comme clés de l’influence. Son style se situe à l’opposé des dimensions classiques du leadership dit transformationnel incarnées par des figures comme Elon Musk ou Jeff Bezos. Combinant vision et charisme, la théorie du leadership transformationnel tend à faire de ces leaders des héros peut-être enviables, mais essentiellement détachés du commun des mortels. Comme l’avait noté la philosophe Sandra Laugier dans Le Monde, Volodymir Zelensky ridiculise également le leadership autoritaire et narcissique.

Qui est le « servant leader » ? (EM Lyon, 2021).

Comprendre le leadership de Volodymyr Zelensky suppose de recourir à une autre grille d’analyse, celle du « servant leadership » que nous mobilisons dans nos recherches. Bien au-delà de la coïncidence avec le titre de la série Serviteur du peuple dont il était le héros télévisé et qui l’a popularisé avant qu’il ne se lance en politique, la relation que le président ukrainien entretient avec ses interlocuteurs depuis le déclenchement de la guerre, le 24 février 2022, fait de lui une incarnation convaincante du servant leadership.

Primus inter pares

Développée à partir des années 1970 sur l’inspiration d’un dirigeant d’entreprise, Robert Greenleaf, la théorie du servant leadership s’appuie sur un postulat majeur, complété par plusieurs dimensions dont la pertinence et l’efficacité ont été montrées par quantité d’études depuis une dizaine d’années.

Le postulat principal, développé par Nathan Eva et ses collègues dans une revue exhaustive de 50 ans de recherches sur le sujet, est qu’un servant leader construit son influence faisant passer les intérêts de ses subordonnés en premier, devant ceux de la collectivité, de l’organisation, laissant ses propres intérêts personnels en troisième position. Comme l’a déjà noté le chercheur canadien Ajnesh Prasad dans ces colonnes, il a suffi d’une phrase à Volodymyr Zelensky pour illustrer ce principe cardinal lorsqu’il a décliné l’offre américaine de l’exfiltrer avec sa famille lors de l’invasion russe, réclamant au contraire pour ses concitoyens des moyens pour se battre avec la formule « j’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ! »

Mais la correspondance entre le style du président Zelensky et la théorie du servant leadership dépasse les principes généraux. L’une des caractéristiques de ces leaders est l’humilité, qualité mise en relief par Dirk van Dierendonck à l’école de management de Rotterdam. À la distance d’avec leurs interlocuteurs, les servant leaders préfèrent la proximité.

L’influence du servant leader ne doit rien à la domination ni à l’admiration vis-à-vis des personnalités hors du commun : il ou elle est seulement primus inter pares, premier parmi des pairs. Lorsqu’il s’adresse aux assemblées et sénats à l’étranger, Volodymyr Zelensky rappelle, en s’habillant en treillis militaire sans marque de grade, que ses pairs sont ses concitoyens sous les bombes et face aux chars, et non les parlementaires qui l’écoutent en costume et tailleur dans des hémicycles lambrissés. Le contenu et le ton de ses discours, s’ils évoquent l’ethos du chef ainsi que l’a signalé l’enseignant-chercheur Alexandre Eyries, font surtout apparaître Volodymyr Zelensky comme le porte-parole de son peuple, son héraut plutôt qu’un héros.

« Liberté commune ! »

La correspondance reste valable lorsqu’on examine le comportement du président ukrainien à la lumière des dimensions identifiées par Robert Liden, de l’Université de l’Illinois à Chicago, qui, avec ses collègues, a conçu le questionnaire de mesure du servant leadership sans doute le plus utilisé en recherche, que ce soit en entreprise ou dans le secteur public. Parmi les 7 dimensions du servant leadership, au moins trois semblent trouver une illustration directe avec Volodymyr Zelensky :

  • Les principes éthiques. Les servant leaders sont reconnus pour l’importance qu’ils attachent à distinguer ce qui est « bien » et de ce qui ne l’est pas, et à privilégier décisions et attitudes qui tombent dans la première catégorie. Les paroles de Volodymyr Zelensky témoignent de cette préoccupation constante. Il en appelle aux valeurs : « la vérité… l’unité… la liberté. » Il établit les priorités d’après une conception morale universelle.

« Toutes les entreprises doivent se rappeler une fois pour toutes que les valeurs valent plus que des bénéfices », a-t-il énoncé par exemple devant les députés et sénateurs français le 23 mars. En appeler à l’éthique renvoie à Montesquieu, qui affirmait que le principe de la démocratie est la vertu, par opposition à celui du despotisme : la peur.

  • Le sens de la communauté. C’est la dimension la plus originale de la théorie du servant leadership, qui souligne que l’influence des dirigeants tient à la façon dont ils placent l’action collective au bénéfice de la communauté plus large à laquelle le collectif appartient. Ici réside peut-être l’aspect le plus remarquable de la façon dont le président Zelensky exerce son influence sur la communauté internationale, justement. Pour amener les pays occidentaux à s’impliquer davantage, il expose comment les valeurs propres à ses interlocuteurs sont en jeu dans ce conflit, par exemple dans le cadre initial des négociations sur le Donbass, qui représentait « l’ensemble du monde ». Il en appelle à « notre liberté commune ! »

  • L’assistance émotionnelle. La théorie du servant leadership se singularise également par la reconnaissance des émotions, tout au moins celles des personnes sous la responsabilité des dirigeants. Le servant leader vient au secours de ceux qui souffrent (une dimension qui résonne avec le leadership spirituel dans la plupart des religions). Cet aspect transparaît dans les paroles du président ukrainien, plus spécifiquement dans les mots qui reconnaissent les souffrances. Des mots concrets, lorsqu’il dénonce par exemple le bombardement d’un hôpital pour enfants dans la ville martyre de Marioupol. Des mots à l’opposé du vocabulaire technocratique et autoritaire.

Hôpital bombardé en Ukraine : le président Zelensky dénonce un « crime de guerre » (France 24, 10 mars 2022).

Volodymyr Zelensky s’inscrit enfin dans une autre dimension du servant leadership, la confiance, la délégation et l’autonomie (il semble laisser un champ appréciable à d’autres personnalités, comme le maire de Kyiv Vitali Klitschko). Cependant, les données manquent pour établir une correspondance plus exhaustive. La théorie note en particulier que de tels leaders ont de hautes capacités à conceptualiser ; et que, plus qu’ils veillent à « faire grandir » leurs subordonnés pour les inviter à devenir à leur tour des servant leaders.

L’analyse demanderait également à être relativisée dans deux directions. D’une part, des critiques voudront questionner le degré d’authenticité du président ukrainien : le style de Volodymyr Zelensky, comédien de stand-up expert à faire réagir des audiences, ne pourrait-il pas relever seulement de techniques de communication, illustrées dans certaines études sur le leadership charismatique ? D’autre part, les circonstances terribles de la guerre en Ukraine évoquent la théorie du leadership situationnel, qui indique que des qualités de leader ne sont pas forcément intrinsèques à une personne, mais émergent de la rencontre d’une personnalité avec son environnement.

Il n’en reste pas moins que le président Zelensky impressionne par son impact. Ces dernières semaines, il a entraîné ses concitoyens à arrêter l’offensive russe et, en parallèle, conduit l’Occident à l’unité à son secours. Pour tout responsable d’un collectif, son exemple invite à considérer comment mieux intégrer le servant leadership, en temps de guerre comme en temps de paix.

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