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Voltaire et Montesquieu pour éclairer la crise climatique

L’œuvre de Simon Mathurin Lantara, « Coucher de soleil » (XVIIIᵉ). Wikipedia

Quand on évoque aujourd’hui le dérèglement climatique, deux positions antagonistes apparaissent clairement dans le débat public. La première, celle de l’effondrement, semble s’imposer en France. La seconde, nourrie des prescriptions du GIEC, entretient l’espoir de contrecarrer les effets de la crise.

Paradoxalement, le débat entre Montesquieu et Voltaire illustre bien ces deux positions dans un XVIIIe siècle pourtant étranger aux questions environnementales contemporaines.

Et si les philosophes d’hier pouvaient, sur ce sujet-là aussi, nous guider sur les solutions de demain ?

La question du déterminisme climatique

Montesquieu en 1728 (peinture anonyme). Wikipedia

Dans De L’Esprit des lois (1748), Montesquieu soutient que le tempérament des hommes et des femmes varie considérablement en fonction du climat dans lequel ils évoluent. Persuadé d’avoir la médecine et les sciences naturelles avec lui, le philosophe explique comment les habitants des pays froids sont moins sensibles aux plaisirs et à la douleur que ceux des pays chauds – « Il faut écorcher un Moscovite, pour lui donner du sentiment » – et comment les zones tempérées profitent d’un équilibre avantageux qui serait le secret de leur rayonnement. En d’autres termes, Montesquieu défend un déterminisme climatique.

Voltaire, comme d’autres, n’est pas du même avis. En 1734, quatorze années avant l’ouvrage de Montesquieu, il écrit que les lois « dépendent des intérêts, des passions et des opinions de ceux qui les ont inventées, et de la nature du climat où les hommes se sont assemblés en société ». Le climat constitue une influence parmi d’autres du contenu des lois.

En 1752, Voltaire critique frontalement la théorie des climats dans ses Pensées sur le gouvernement, excluant une nouvelle fois le déterminisme climatique :

« Toutes les lois religieuses ne sont pas une suite de la nature du climat. »

Voltaire (Maurice Quentin de La Tour, 1737). Wikipedia

En 1756 paraît l’un des ouvrages les plus importants de la production voltairienne : l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Voltaire y défend l’idée que le climat ne fait qu’inspirer des comportements ; il ne les détermine pas. Pour lui, la fougue et la grandeur de l’Égypte ancienne (opposée à sa léthargie au XVIIIe siècle) constitue « une preuve sans réplique, que si le climat influe sur le caractère des hommes, le gouvernement a bien plus d’influence encore que le climat ». Plus loin, Voltaire développe encore :

« Trois choses influent sans cesse sur l’esprit des hommes, le climat, le gouvernement et la religion. C’est la seule manière d’expliquer l’énigme de ce monde. »

Dans un article des Questions sur l’encyclopédie (1770-1774) – conçu comme une réponse à l’entrée « Climat » de l’Encyclopédie d’Alembert et de Diderot –, Voltaire accuse Montesquieu d’avoir poussé trop loin une idée forgée longtemps avant lui (par Bodin, Fontenelle, Dubos…), criblant sa théorie des contre-exemples français, égyptien, athénien, romain et anglais. La réfutation voltairienne se conclut ainsi :

« Tout change dans les corps et dans les esprits avec le temps. Peut-être un jour les Américains viendront enseigner les arts aux peuples de l’Europe. Le climat a quelque puissance, le gouvernement cent fois plus ; la religion jointe au gouvernement encore davantage. »

Lubie d’un autre âge ?

Si la « théorie des climats » ne date pas de Montesquieu, elle ne lui survivra guère qu’un siècle avec le développement de la climatologie moderne et l’abandon des théories monocausales en sciences humaines et sociales, affaiblissant cette croyance alors répandue que « l’empire du climat est le premier de tous les empires » (De l’Esprit des lois, livre XIX).

L’orientation intellectuelle du juge bordelais se voulait résolument scientifique et comparatiste. Aujourd’hui, elle peut nous paraître grossière et exagérée. C’est le privilège implacable du lecteur du XXIe siècle, aidé des connaissances de son temps, qui lui fait regarder la théorie des climats comme une lubie d’un autre âge. Elle le fut en effet, tout particulièrement au XVIIe siècle mais aussi au XVIIIe siècle, en gagnant notamment les faveurs de Jean‑Jacques Rousseau.

Montesquieu n’est pourtant coupable que d’avoir cultivé une intuition jusque dans ses derniers ressorts. Le climat – ou « l’environnement » comme nous le dirions aujourd’hui – exerce évidemment une influence (souvent négligée) sur l’espèce humaine. Mais dans la théorie du baron de la Brède, le climat occupe une place démesurée, au point que la disposition de quelque organe du corps suffise, dans un pays ou dans un autre, à faire varier sensiblement les mœurs et les lois.

« Un peu d’histoire, les Lumières du XVIIIᵉ siècle » (Grand Palais/YouTube, 2017).

Comment (re)lire ces textes au XXIᵉ siècle

Ne prétendons pas, au siècle où nous sommes, pouvoir faire parler les philosophes à notre place. L’interprète d’un texte devient toujours l’auteur d’un nouveau texte ; en particulier lorsque trois siècles les séparent.

Le lecteur du XXIe siècle sera plus sensible aux arguments qui flattent ses préoccupations, et l’urgence climatique est l’une de ses plus impérieuses. Le lien entre la théorie des climats et le changement climatique n’est pas manifeste. Mais, si l’on articule le « déterminisme » et le « changement » climatiques, l’idée principale serait alors que le changement climatique altérerait progressivement les esprits et les législations, puisque ces dernières en dépendent par-dessus tout.

Ce changement s’exprimerait notamment par un réchauffement de la température mondiale, car c’est le sens du mot « climat » au XVIIIe siècle. Or quel est l’effet d’un climat chaud ? Montesquieu nous met en garde :

« La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives […]. » (De l’Esprit des lois, livre XIV)

La théorie de Montesquieu résiste-t-elle, à la lumière de notre situation actuelle, à la critique voltairienne ?

Individualisme et holisme

Si le gouvernement et la religion sont considérablement plus influentes que le climat, nous ne devrions donc pas constater ce qu’annonce Montesquieu. La part scientifique de ses arguments ne nous incline d’ailleurs pas à le croire, et l’on perçoit mal comment quelques décennies de réchauffement pourraient bouleverser la disposition de nos organes au point de nous rendre à peu près indolents, à supposer que nos organes soient la cause nécessaire de nos comportements sociaux.

Contre ce déterminisme, la critique de Voltaire suggère plutôt que les lois et les arts dépendent d’abord des « intérêts, des passions et des opinions » de ceux qui les produisent avant de dépendre du climat. Voltaire croit à la politique et surtout au pouvoir des hommes qui la mènent : ce sont les acteurs qui agissent sur l’environnement plus que l’environnement qui agit sur les acteurs.

Voltaire et Montesquieu représentent dans ce débat deux approches bien connues en sciences sociales : l’individualisme et le holisme méthodologiques. D’un côté, l’explication par le comportement des acteurs ; de l’autre, par les structures dans lesquels ils évoluent.

Pas impuissants face au climat

Il y a chez Voltaire la conviction que le climat ne saurait influencer les hommes plus que les hommes ne peuvent s’influencer eux-mêmes. S’il y a une urgence climatique, les hommes peuvent agir pour eux et sur eux, et leur caractère et leurs lois ne dépendre jamais entièrement du climat.

Montesquieu n’est pas pour autant résigné à un déterminisme absolu. Certaines de ses intuitions résonnent étrangement avec nos préoccupations présentes. Ainsi, le chapitre V du livre XIV de l’Esprit des lois s’intitule : « Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et les bons sont ceux qui s’y sont opposés ». Il décrit comment la doctrine de la divinité indienne Foé, « née de la paresse du climat », l’a favorisée à son tour, alors que les législateurs chinois ont introduit dans leur philosophie une rigueur et une frugalité qui les préserveraient de l’oisiveté.

Si l’on s’attarde sur la logique de l’argument plutôt que sur ces deux exemples, Montesquieu recommande donc aux gouvernements d’aller contre les tendances induites par le climat au lieu de les épouser ou de les tolérer. Si l’esprit des hommes est conditionné par les humeurs climatiques, le législateur doit empêcher ses écarts « naturels » en produisant des normes correctrices. Cela consisterait à rendre les hommes plus courageux, plus industrieux et moins tolérant à la servitude.

Au fond, Voltaire et Montesquieu se rejoignent sur une chose : les gouvernements peuvent, et même doivent agir sans se penser impuissants face aux contraintes du climat.

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