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Voter signifie-t-il consentir ?

Les résidents ont voté le 3 novembre 2020 au Mott Community College de Flint, dans le Michigan.
Les résidents ont voté le 3 novembre 2020 au Mott Community College de Flint, dans le Michigan. Seth Herald/AFP

L’élection est un mécanisme qui ne lasse pas d’interroger, y compris à l’heure de campagnes électorales fortement polarisées (telles que l’affrontement entre Trump et Biden), de taux d’abstention croissants à travers divers pays européens ou de remises en question des institutions représentatives (comme les critiques des « gilets jaunes » en France).

Derrière ces éclats, l’élection est souvent perçue comme une incarnation de l’idéal du consentement politique, avec pour espoir que l’opportunité de choisir ses gouvernants puisse favoriser le consentement des citoyens au pouvoir de leurs autorités. Dans cette perspective, l’on peut se demander ce que peuvent indiquer les résultats d’une élection – soit le score des vainqueurs et le taux de participation – sur ce consentement.

Dans quelle mesure peut-on supposer que le citoyen qui a voté pour les vainqueurs consent à leur pouvoir ? Voter tout court implique-t-il un consentement à la procédure ? Que peut signifier l’abstention en termes de consentement ?

Nous nous sommes penchés sur ces questions avec pour optique un dialogue entre théories philosophiques du consentement et littérature empirique sur le comportement électoral.

Une acceptation intérieure du pouvoir de l’État sur soi-même

Afin d’orienter l’analyse, nous définissons ici le consentement politique en tant qu’une acceptation intérieure du pouvoir de l’État sur soi-même. Les citoyens qui consentent ne se considèrent pas uniquement soumis à l’État par la force des moyens coercitifs de celui-ci ; ils reconnaissent également un fondement moral à cette asymétrie de pouvoir et envisagent l’État comme une source raisonnable de contraintes.

Ce consentement est fréquemment conçu comme le fondement de la légitimité morale des pouvoirs politiques : plus le nombre de citoyens consentants serait élevé, plus ces pouvoirs seraient légitimes.

Les électeurs américains
Les électeurs américains font la queue pour déposer leur bulletin de vote pour l’élection présidentielle de 2020, le 2 novembre 2020 à Cedar Rapids, Iowa. Mario Tama/AFP

Bien que les résultats d’une élection ne nous fournissent pas un accès direct à ce consentement (ou son absence), ils peuvent néanmoins nous livrer des indices. De nombreuses études sur le comportement électoral nous démontrent que beaucoup de personnes n’envisagent pas tant le sens de leur vote dans son potentiel de départager l’élection (au vu du faible poids d’un bulletin individuel).

En réalité, la dimension d’expression de leur vote leur importerait davantage : par exemple, l’expression de leurs préférences pour certains candidats ou programmes, mais aussi leur attachement à leur communauté politique, ou encore aux principes de la démocratie – soit des dispositions pertinentes pour le consentement.

Commençons par l’hypothèse selon laquelle les citoyens ayant voté pour les vainqueurs consentiraient au pouvoir de ceux-ci. Parmi les scénarios allant dans ce sens, l’on peut mentionner les citoyens votant pour un parti (ou candidat) afin d’affirmer leur identification à l’électorat qu’il représente, ou celles et ceux qui souhaitent gonfler le score de ce parti pour asseoir sa crédibilité.

Voter sans adhérer

Cependant, d’autres exemples s’avèrent plus problématiques. Ainsi, certains votent parfois contre un candidat (ou parti) sans forcément souhaiter soutenir le candidat recevant le vote en question. Par exemple, lors de l’élection présidentielle française de 2017, de nombreux citoyens ont affirmé voter contre Marine Le Pen plutôt que pour Emmanuel Macron.

Le cas du vote protestataire est également intéressant, puisqu’il peut avoir pour but d’envoyer un « signal de désaffection » à son parti favori afin de l’inciter au changement, sans nécessairement adhérer au parti pour qui l’on vote ; un phénomène ayant largement profité au parti Alternative für Deutschland en Allemagne, par exemple.

RTL : Après l’exemple de Trump, où en est le vote contestataire en France ?

Ces exemples illustrent la difficulté d’attribuer un sens au vote d’une personne sans l’avoir interrogée quant à ses motivations. Par ailleurs, ils soulèvent la question de savoir quel degré de soutien serait nécessaire pour parler de consentement : une question elle aussi difficile à résoudre sans consulter cette personne, dont les propres critères sont déterminants puisqu’ils se trouvent au cœur même de son consentement.

Attribuer une valeur morale à l’élection

Cependant, la possibilité de reconnaître une légitimité à des gouvernants que l’on n’apprécie pas pour autant fait partie des caractéristiques centrales de nos institutions représentatives.

Par ce biais-là, une citoyenne ayant une perception positive de la procédure peut être encline à accepter le pouvoir des candidats élus par d’autres citoyens qu’elle-même (tant dans un système majoritaire que proportionnel, bien que le système proportionnel semble favoriser davantage cette acceptation des « perdants »).

Par exemple, cela pourrait s’appliquer à la personne qui attribue une valeur morale à la procédure de l’élection, que cela soit par sentiment de devoir civique, ou par foi en les principes de la démocratie. Ces situations semblent d’ailleurs compatibles avec une insatisfaction face aux candidats à choix lors d’une élection en particulier. Par exemple si son parti préféré ne s’y trouve représenté par aucun des candidats, ou que l’on souhaite davantage de femmes élues mais que l’élection demande un choix entre des candidats masculins.

De manière plus générale, l’on pourrait se demander avec le philosophe australien Peter Singer si la participation à la procédure n’impliquerait pas d’emblée l’acceptation des résultats, sans quoi l’acte de vote lui-même n’aurait aucun sens.

Procédure et légitimité

De notre point de vue, une telle présomption serait problématique parce qu’elle nous écarterait des intentions du citoyen lui-même, pourtant centrales pour son consentement (tel qu’évoqué plus haut). En outre, l’hypothèse de Singer s’avérerait incorrecte dans un contexte conflictuel : si l’une partie des citoyens estime les vainqueurs carrément dangereux ou inaptes à la fonction, ceci peut éroder leur consentement à la procédure lors du résultat.

L’on peut même voter sans considérer la procédure légitime au départ, si l’on juge que l’un des candidats (ou partis) ne devrait même pas être envisagé en tant que gouvernant (par exemple, s’il est perçu être indifférent au respect des droits humains).

En tel cas, une citoyenne peut voter en se résignant à l’espoir d’une quelconque influence dans la dimension expressive du vote, ou pour éviter un sentiment de « dissonance interne » associé à l’abstention alors que les enjeux sont considérés de taille. Ces cas de figure nous montrent en quoi voter ne signifie pas forcément consentir aux résultats.

Quel rapport entre consentement et abstention ?

Il nous reste à mentionner le rapport entre consentement et abstention. Parfois prise comme un signe de « consentement tacite », celle-ci s’avère emblématique des difficultés d’interprétation du consentement, en raison des multiples facteurs qui la déterminent.

« No vote » : et l’abstention était un moteur démocratique ?

Ainsi, l’abstention peut s’expliquer tant par une haute confiance en les institutions que par une insatisfaction générale envers la démocratie. Fait intéressant pour notre propos, elle peut viser à transmettre un « message au monde de la politique » dans son ensemble, qui se serait coupé des intérêts de la population aux yeux du citoyen en question. Elle peut également provenir d’un refus que son vote soit pris comme l’expression d’un consentement à un système considéré défectueux.

Dans l’ensemble, nous voyons qu’il serait erroné d’inférer le consentement d’une personne de son seul acte de vote, alors que voter peut s’avérer compatible avec un faible degré de consentement, voire une absence de consentement. En conclusion, mentionnons deux implications plus générales de cette incertitude.

Premièrement, alors que le tirage au sort fait aujourd’hui l’objet de débats animés en tant que potentiel mode de désignation des gouvernants (la plupart du temps, en tant que complément à l’élection), nous pouvons désormais désactiver une objection souvent formulée contre celui-ci : les élections sont indispensables car elles permettent aux citoyens d’exprimer leur consentement au pouvoir de leurs autorités. Or, cette description de l’acte de vote n’est de loin pas unanimement partagée.

Deuxièmement, dans un contexte de remise en question de la représentation politique, il faut reconnaître un écart inévitable entre, d’une part, notre besoin d’une procédure pour désigner les personnes au pouvoir, et d’autre part, la diversité et la complexité des rapports des citoyens à leurs institutions politiques. En ce sens, nous avons de bonnes raisons de rester critiques face à ce que peuvent révéler les résultats d’une élection sur le consentement.

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