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Vu du Moyen Âge : reconversions professionnelles et mobilité sociale

Couple bourgeois chez un orfèvre, par Petrus Christus. Wikimedia

« Que chacun reste dans sa profession sans jamais en changer ». Ainsi s’ouvre l’un des capitulaires de Charlemagne, émis dans les premières années du IXe siècle.

Aujourd’hui, les reconversions professionnelles n’ont jamais été si nombreuses : environ 9 % des actifs ont au moins une fois dans leur vie changé de métier. Derrière ce phénomène, on devine évidemment les effets délétères de la crise – près d’un tiers des reconversions se font après un licenciement –, mais aussi la volonté d’un grand nombre d’actifs d’avoir un travail qui leur plaise. Selon les statistiques officielles, plus de la moitié des reconversions sont en effet volontaires, même si ce pourcentage change beaucoup en fonction des domaines professionnels et de l’âge de ceux qui changent de travail.

Contrôler la mobilité sociale

Qu’en aurait donc pensé Charlemagne ? Il faut réinscrire l’interdiction dans son contexte : à quoi pense l’empereur d’Occident lorsqu’il interdit ainsi à quiconque de faire un autre métier ? Le terme latin utilisé est professio qui désigne au Moyen Âge une déclaration publique, et en particulier une déclaration de religion (c’est la « profession de foi »). Autrement dit, ce que vise Charlemagne ici, ce sont les clercs : ceux-ci ont en effet prononcé des vœux qui leur interdisent de quitter leur habit. Cette volonté de mieux encadrer les clercs est l’une des grandes préoccupations des empereurs carolingiens : quelques années plus tard, Louis le Pieux – fils de Charlemagne – essaye d’imposer à tout l’empire la Règle de Saint Benoît, qui condamne férocement les moines « gyrovagues », ceux qui se déplacent entre les monastères. Les clercs doivent ainsi être des images d’immobilité, à la fois sociale et géographique.

Louis le Pieux selon une miniature. Wikimedia

Cela dit, la suite du capitulaire précise immédiatement que les laïcs doivent eux aussi rester dans leur condition. Si tout le monde reste à sa place, « tous vivront dans une charité et une paix parfaite » – rien que ça…

Avec cette double précision, Charlemagne ne cherche pas à empêcher les reconversions professionnelles, mais à limiter au maximum la mobilité sociale. C’est bien ça qui fait peur : qu’un cordonnier devienne boulanger, tout le monde s’en moque (sauf ceux qui achètent son pain, mais c’est une autre histoire). Mais qu’un paysan devienne artisan, un artisan chevalier ou un clerc laïc : là est le danger. De tels changements brouillent en effet les frontières sociales, et risquent de conduire le monde au chaos. Si vous songez à vous reconvertir, aucune pression…

Fabriquer une société immobile

On connaît de nombreux exemples d’ascension sociale au Moyen Âge, en particulier à la fin de la période : des hommes partent de rien et, à force d’études, de travail, avec un coup de chance par-ci et un mariage habile par-là, obtiennent des postes importants, souvent synonymes de richesse et de gloire. Ainsi d’Audoin Chauveron, qui devient prévôt de Paris en 1381 alors qu’il vient d’une famille modeste ; ou encore de Marco Polo, qui prétend que ses compétences linguistiques, acquises à la cour du Grand Khan, méritent qu’on l’appelle « messire Marco Polo ».

Mais cette mobilité sociale, importante, est généralement très mal vue. La société médiévale, en effet, est une société d’ordres, très attentive aux distinctions sociales et aux signes qui permettent de les repérer. Les chroniqueurs, qui sont pour la plupart des clercs, reproduisent dans leur texte l’image d’un monde strictement hiérarchisé et ordonné : les paysans obéissent aux seigneurs, les seigneurs aux clercs, et tous à Dieu. Chercher à changer de statut social revient dès lors à remettre en question l’ordre du monde.

Un société d’ordres. Wikimedia

En interdisant les changements, Charlemagne fixe donc un idéal de stabilité : tout le monde à sa place, aucun changement, aucune évolution. Cet idéal, jamais atteint, participe de la construction de l’empire carolingien et contribue évidemment à mettre en valeur l’autorité du souverain : si personne n’a jamais le droit de changer de statut, cela revient à dire que le souverain ne craindra jamais aucune révolte ni aucun coup d’État – idée très importante pour les Carolingiens qui ont eux-mêmes pris le trône après un renversement politique. Cet idéal de stabilité est donc également un idéal de hiérarchie : quand tout le monde occupe une place fixe, il est facile de savoir qui est au-dessus de qui.

Le changement, c’est maintenant

La méfiance profonde envers la mobilité professionnelle dure plusieurs siècles : au XVIIIe siècle, Diderot écrit encore que « rien n’est plus funeste à la société que ces émigrations insensées » d’un métier à un autre. Au contraire, la pensée révolutionnaire va placer la mobilité sociale au cœur de la construction d’une société juste, composée d’égaux : comme l’écrit Rousseau, « tous les états sont indifférents, pourvu qu’on puisse en sortir : les gueux sont malheureux parce qu’ils sont toujours gueux ».

Pouvoir changer de métier est donc une chance énorme. La mobilité professionnelle met en évidence notre liberté individuelle dans la construction de nos vies : on peut, plus ou moins facilement certes, mais en tout cas sans blocage juridique, exercer n’importe quel métier. Mais elle indique également que nous savons, plus aisément que les hommes du Moyen Âge, prendre une certaine distance par rapport aux hiérarchies sociales et politiques : même si les inégalités économiques sont beaucoup plus importantes aujourd’hui qu’au Moyen Âge, le nombre de reconversions indique que nous refusons de figer ces hiérarchies. N’importe qui peut devenir n’importe quoi. A nous de savoir, pour parler comme Rousseau, sortir des états qui nous rendent malheureux.


Retrouvez l’auteur de cet article sur le blog Actuel Moyen Âge !.

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