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Ya basta ! Pourquoi les Mexicaines ont disparu de l’espace public le 9 mars

Des manifestantes féministes protestent contre la violence contre les femmes après l’assassinat d’Ingrid Escamilla, de 25 ans, poignardée jusqu’à la mort. Ciudad de México, 14 février 2020. Pacific Press / Shutterstock

« Le pire est que nous nous soyons habitués. On ne compte déjà plus les morts, on ne s’étonne même plus. C’est un mort de plus ». « Nous sommes comme anesthésiés : tant de morts, tant de mortes. Nous ne sommes plus capables de nous en émouvoir ». Ces mots sont ceux des habitants de Caborca, après le meurtre en juillet 2019 de 11 personnes en l’espace d’un week-end, dans cette commune de 100 000 habitants au nord du Mexique.

Chaque jour, 10 femmes meurent assassinées dans le pays. Un féminicide sur dix concerne des filles et des adolescentes de moins de 17 ans. Sur les réseaux sociaux, les messages se multiplient, sollicitant de l’aide après la disparition de femmes. De temps en temps, certains cas suscitent l’attention de la population, comme celui de la professeure Raquel Padilla, historienne à l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), morte poignardée par son compagnon. La majorité reste dans l’anonymat.

Mais l’anesthésie sociale n’est pas un défaut moral propre aux Mexicains et aux Mexicaines, qui ne sont ni plus ni moins sensibles que n’importe quel autre peuple. Différents facteurs permettent de le comprendre. La situation est le résultat de la terreur semée par les guerres (capitalistes) contre le narcotrafic depuis plus de dix ans ; de l’impunité de la plupart de ces crimes ; de l’individualisme qui nous enferme dans nos problèmes personnels ; et enfin de l’impossibilité de mener un travail d’investigation journalistique qui permettrait de formuler publiquement la vérité.

Anesthésie étatique

Au-delà de l’anesthésie sociale, il existe au Mexique une anesthésie des pouvoirs publics, qui devraient en théorie réagir immédiatement face à ces événements macabres. L’action de l’État, censé être le garant de la sécurité et de la liberté des femmes et des filles sur son territoire, est tout simplement nulle. Ce silence contribue de façon certaine à l’impunité et à la perpétuation de la violence, spécifiquement de la violence à l’encontre des femmes dont la manifestation la plus dramatique est le féminicide.

Le cas de Fátima, âgée de 7 ans, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, pointant une nouvelle fois l’inertie coupable de l’État. Cette affaire révèle une chaîne de négligences et d’omissions qui questionne, une nouvelle fois, l’absence d’engagement des autorités pour la sécurité des femmes.

La fillette a été laissée le 11 février dernier, dans le sud-est de la ville de Mexico, à une personne non autorisée à la sortie de l’école. La famille a sollicité plusieurs instances, jusqu’à ce que la demande remonte jusqu’au bureau du procureur spécialisé dans la recherche, la localisation et l’enquête sur les personnes disparues. Une alerte « Amber » (système d’alerte enlèvement) contenant la photo et diverses informations sur Fátima a été lancée. Selon plusieurs témoignages, elle n’a toutefois pas été diffusée massivement, et la famille a donc imprimé et distribué elle-même un dossier de disparition dans toute la région de l’enlèvement.

Dans le cas de Fátima, ces efforts ont été vains puisqu’elle a été retrouvée morte quatre jours après son rapt. Son corps portait des traces de torture et de viol.

Le cas de Paloma

Le 13 décembre 2019, Paloma, une adolescente de 14 ans, a disparu à Hermosillo (capitale de l’État du Sonora). Son corps a été découvert le 31 décembre, à moitié enterré, aux côtés des dépouilles de deux autres personnes, à 12 kilomètres de la ville. La famille avait déposé plainte pour disparition auprès du bureau du procureur général (FGJE) le 14 décembre 2019. Là aussi, elle s'est entendu promettre qu’une alerte orange serait émise.

Circulaire distribuée par les proches de Paloma, adolescente de 14 ans disparue et assassinée. Mères chercheuses du Sonora

Les autorités ont conseillé aux proches de ne pas essayer de solliciter de l’aide ni de publier la photo de Paloma sur les réseaux sociaux. La famille, en désespoir de cause, a tout de même eu recours à des groupes de recherche, leur demandant de publier l’avis de disparition sur Internet.

Le 2 janvier, le père de Paloma est parti à sa recherche. Depuis, il n'a plus donné aucune nouvelle et son téléphone ne fonctionne plus : il s’est à son tour volatilisé. Aujourd’hui au Mexique, on disparaît aussi en cherchant les disparus et disparues.

Le 22 février, deux mois après son enlèvement, il a été confirmé par un test génétique que les restes trouvés sur des terres de la commune La Mesa Del Seri dans l’État du Sonora correspondaient bien à Belem Paloma Lara, 14 ans.

Le rôle du « monstre » dans le récit médiatique

Ce féminicide n’est pas isolé. Ce n'est qu'un cas parmi tant d’autres. Quelques jours plus tôt, Ingrid a été tuée par son mari, qui s’est acharné sur son corps jusqu’à l’indicible. Dans ce cas précis, s’est ajouté au terrible événement le traitement que la presse lui a réservé, en publiant des détails macabres et sensationnalistes sur la mort de la femme, accompagnés de photos.

Une fois de plus, l’État a été la cible de critiques et de soupçons : comment ces détails et ces photos ont-ils pu parvenir aux médias si ce n’est grâce à une fuite de la part des autorités ?

Désensibilisation, mais aussi peur et censure

Il est important de s’attarder sur le rôle des médias. Des images insoutenables défilent sans cesse, au point de devenir banales : une fosse d’où sort un bras ou une jambe, des gens pendus à des ponts, des cadavres démembrés…

Cette exposition d'horreurs, qui se limite à imposer au public le spectacle d'une brutalité après l’autre, ne contribue pas tant à nous faire comprendre la violence qu’à nous saturer et nous désensibiliser. Nous savons que des journalistes courageux, qui ont osé exposer les mécanismes et à dénoncer les acteurs de cette hyper-violence, ont payé de leur vie leur engagement en faveur de la vérité.

Malgré tout cela, malgré cette guerre qui a engendré plus de 60 000 disparus et disparues, malgré la terreur et le manque d’information, de nombreuses femmes ont réussi à s’organiser en plus de 70 collectifs dans tout le Mexique pour chercher leurs êtres chers.

De nombreuses femmes parcourent en caravane le territoire mexicain à la recherche de leurs proches disparus en tentant d'émigrer vers les États-Unis, parmi lesquels beaucoup de femmes fuyant la violence et la misère. Les pionnières de ces recherches ont été les mères des disparues de Ciudad Juárez qui, entre autres collectifs, ont constitué Pour le retour de nos filles.

Cette énergie énorme et extraordinaire chez tant de femmes, consacrée à l’enquête et à la recherche, interroge. Pourrait-elle se transformer en un pouvoir d’organisation et de solidarité ? Un pouvoir qui nous permettrait également de nous confronter aux racines profondes de cette violence, qui est non seulement le fait de sujets déviants et d’hommes blessés (ils existent sans doute), mais surtout la conséquence d’une longue histoire de dépossession et d’exploitation.

Néolibéralisme, ultraviolence et « femmes de service »

La violence contre les femmes est au moins aussi vieille que la chasse aux sorcières. Jusqu’à récemment, la violence dans l’intimité du foyer était largement tolérée. Elle a servi (et sert encore) à discipliner cette importante main-d’œuvre féminine et invisible qui n’est pas étrangère à l’accumulation de capital, comme l’explique Nancy Fraser.

Cette domination n’est mise en lumière que depuis quelques décennies. On la reconnaît sous les noms de « violence domestique » ou « violence intrafamiliale ». Depuis peu, nous l’appelons « violence de genre ». Mais cette brutalité envers les femmes ne se comprend que dans le contexte global de sociétés que l'anthropologue Rita Segato qualifie de « dueñistas » – c’est-à-dire que la richesse y est extrêmement concentrée – et d’économies de la mort.

Ce que signifie être « tuable »

La « tuabilité » de certains sujets n’est pas accidentelle et ne doit pas être rapportée dans les chroniques de faits divers, comme un fait isolé.

C’est la conséquence d’une exposition inégale à la violence étatique, para-étatique, économique et domestique qui fabrique une population « jetable ». Les plus exposés sont bien sûr, les femmes et les filles ; mais aussi les hommes vulnérables, notamment les membres des minorités ethniques.

Comme l’indique Jules Falquet, la majorité des féminicides touche des femmes déjà vulnérables. Car si autrefois la reproduction sociale se faisait gratuitement et à domicile, les tâches traditionnellement réservées aux femmes sont aujourd’hui devenues une marchandise, de la garde d’enfants à la location d’un utérus. Ce sont surtout ces « femmes de service », comme les appelle Jules Falquet, qui sont violées, assassinées et jetées dans les décharges.

N’oublions pas toutefois que le féminicide, s’il touche principalement les femmes pauvres et issues des minorités ethniques, frappe également des femmes d’autres classes sociales, comme le rappelle le cas de l’historienne Raquel Padilla.

Le « Ya basta ! » des femmes mexicaines

Tout semble indiquer que l’accumulation des griefs conduit aujourd’hui à un nouveau « Ya Basta ! » (maintenant ça suffit !) au Mexique. Le 9 mars, au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes, les femmes étaient appelées à se mettre en grève. Un grand nombre de personnes et d’institutions, tant publiques que privées, se sont jointes à nous, au Mexique et dans d’autres pays du monde.

Initiée par l’organisation Brujas del Mar (Sorcières de la mer), la proposition a rencontré un franc succès. Pendant une journée, des milliers de femmes ont disparu de la vie publique, des espaces économiques et productifs, cherchant à se rendre visibles par leur absence et à dénoncer ainsi la négligence des autorités.

Affiche de la grève prévue pour le 9 mars.

L’appel, dont le slogan est #undiasinnosotras (Un jour sans nous), exprime la lassitude des femmes et dénonce l’indifférence que la société et l’État leur opposent face aux violences qu’elles subissent chaque jour.

Derrière le « nous » de ce slogan, il y a les femmes transformées en marchandise corporelle à Tijuana, les mains (de main-d’œuvre) bon marché des anciennes maquiladoras de Ciudad Juárez, les migrants rassemblés aujourd’hui à la frontière nord du Mexique en attendant l’utopique asile américain, les mères qui recherchent les disparus. Si l'assassinat des femmes détruit le lien social, l'organisation des femmes permet de le reconstruire.


Cet article a été écrit avec la collaboration du professeur Alicia Márquez de l’Instituto Mora et de la journaliste Lorenza Sigala de El Expreso. Le travail de terrain a été réalisé dans le cadre du projet « Sortir de la violence » financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR-France).

This article was originally published in Spanish

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