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La locomotive du train à sustentation magnétique JR–Maglev MLX01-1, Nagoya, Japon. Daylight9899/Wikimedia, CC BY-SA

Y a-t-il un mécano dans la loco ? Quand l’automatisation tue le sens

Le 29 mars 2018, deux événements distincts, organisés à quelques centaines de mètres de distance, offraient deux visions radicalement opposées de l’évolution du monde du travail. Le Collège de France organisait en effet une journée de débats sur le thème de l’intelligence artificielle, suite à la publication par Cédric Villani de son rapport de synthèse « France intelligence artificielle ».

Dans ce rapport commandé par le premier ministre, les auteurs soulignent les progrès que l’intelligence artificielle peut amener dans la société et offrent une réflexion sur la stratégie à mener pour faire de la France un acteur de premier plan dans ce domaine. Le soir même, à la Bourse du travail, Bruno Poncet, membre du bureau fédéral SUD-Rail, défendait de son côté une tout autre vision du travail et du droit des travailleurs au XXIe siècle. Son intervention ciblait tout particulièrement le statut des cheminots, dont les métiers, fortement modifiés au gré des innovations technologiques, continuent à se transformer. Pour le meilleur ou pour le pire ? Tout dépend du point de vue…

Technophiles contre technophobes ?

Ces deux évènements révèlent à quel point l’actuelle révolution digitale fait débat. Face aux menaces de destruction d’emploi (évaluées selon les études à 9 %, 15 % ou 46 %), les technophiles affirment que les individus trouveront d’autres métiers qu’on inventera pour eux. Les technophobes militent quant à eux pour un salaire à vie, qui permettra aux citoyens libérés du labeur par la machine d’œuvrer pour la Cité, sous d’autres formes.

Pourtant, le défi de cette transition est peut-être ailleurs : pendant plusieurs années encore, les individus vont devoir travailler avec des machines de plus en plus « intelligentes », réalisant des tâches de plus en plus complexes, prenant des décisions à leur place, voire leur donnant des ordres. Cette mutation ne manquera pas d’avoir des conséquences sur le sens tiré du travail. Et, par voie de conséquence, sur l’engagement des salariés dans ledit travail.

Jean Gabin dans La Bête humaine (1938), réalisé par Jean Renoir. Amazon.fr

Le train, une coévolution de l’Homme et de la machine

Le cas de l’évolution – toujours en cours – du métier de conducteur de train constitue une bonne illustration des effets de cette sorte de mutation. Au temps de la machine à vapeur s’est forgé le mythe du mécanicien conducteur, « baron du rail » en charge de dompter la bête humaine. Les salles des pas perdus des conducteurs bruissent encore d’anecdotes sur cette période vénérée du métier, sur les héros d’alors et leurs coups de frein mythiques, sur ces mécaniciens capables de dépanner leurs engins dans n’importe quelle situation et d’arriver à bon port, en toute sécurité et à l’heure malgré les avaries, dans le bruit et la fureur de leurs locomotives aussi puissantes que bruyantes. Le mécanicien entretenait un lien privilégié avec son engin, certains allant jusqu’à y apposer une plaque à leur nom. Les cycles hommes-machines étaient synchronisés, l’équipage conducteur/chauffeur partant en vacances lorsque la locomotive partait aux ateliers pour sa maintenance.

Progressivement, toutefois, les évolutions technologiques et organisationnelles ont transformé le métier. Les nouvelles procédures de roulements ont cassé le lien exclusif du mécanicien avec « sa » machine. Les motorisations électriques ont rendu superflue la présence du chauffeur. Pour surveiller la conduite du conducteur, des outils de contrôle ont été installés, tels que la VACMA, qui contraint le conducteur à maintenir les mains sur un dispositif d’appui et à le relâcher toutes les 30 secondes, afin de signaler son état éveillé. L’ensemble des opérations du conducteur sont désormais enregistrées en transmises numériquement à son manager qui peut ainsi constater tous ses micro-écarts de conduite. Reste-t-on un « baron du rail », même ainsi placé sous surveillance ?

La nouvelle génération d’engins moteur (Région 2N, Z50000, Régiolys) intègre d’autres mécanismes d’assistance à la conduite. Outre le régulateur de vitesse (dit VI pour « vitesse imposée ») qui permet au conducteur de ne pas avoir à garder le nez sur son indicateur de vitesse, les machines les plus récentes possèdent des dispositifs de freinage beaucoup plus efficients que les précédents, offrant un ainsi un meilleur confort pour les passagers. En parallèle, la gestion des incidents techniques est facilitée par la mise à disposition d’un ordinateur de bord disposant de capacités d’auto-diagnostic.

Progressivement, cette transformation a touché l’ensemble du métier. Les nouvelles modalités de freinage rendent beaucoup moins cruciales les capacités d’anticipation et de maîtrise du conducteur. Le geste métier par excellence, qui consistait à réussir l’arrêt du train en un seul coup de frein, est désormais à la portée d’un conducteur novice. La gestion de l’allure du train peut être largement confiée à l’électronique embarquée, en réglant simplement la vitesse à atteindre et à ne pas dépasser. Le KVB (contrôle de vitesse par balise) arrête automatiquement le train en cas de dépassement de vitesse ou de franchissement d’un signal d’arrêt (le feu rouge, ou « carré »).

La connaissance détaillée du fonctionnement de l’engin moteur n’est plus nécessaire, puisque l’informatique embarquée diagnostique seule les avaries et dicte au conducteur, pas à pas, les étapes de résolution de problème. Les interventions fantasques et créatives des mécaniciens bricoleurs sont désormais proscrites, la première injonction en cas d’incident – même mineur – consistant à téléphoner au centre de support. Dans le cas – fréquent – d’un bug d’origine informatique, un simple redémarrage de la machine s’avère être une solution très efficace.

Au fil des décennies, l’évolution des cabines de locomotive. De gauche à droite : train à vapeur, prototype BB 9004 (1954), BB 26000 (1988), BB 27000 (2001), Regiolis (2014). Wikimedia

Un métier profondément transformé

Tandis que sécurité, conduite et dépannage sont désormais des missions largement partagées avec la machine, que reste-t-il aux barons du rail du « métier » dont ils s’enorgueillissaient ? Certes, ce dernier est devenu plus confortable. Il se pratique dans des cabines de conduite moins bruyantes, mieux climatisées, plus ergonomiques. Mais en contrepartie, une part importante de la communauté de métier, en particulier les conducteurs les plus expérimentés, ressent une sensation de dépossession et de déqualification. « On surveille la machine qui travaille », « nous ne sommes plus que des pousse-manettes » sont des expressions récurrentes dans les salles des pas perdus. Aux commandes de leur train, bon nombre de cheminots s’ennuient ; le désengagement progresse, tout comme le ressentiment à l’égard du management. Le sentiment de dépossession et de déqualification s’avère un puissant moteur de désaffection à l’encontre du métier et de l’organisation.

La situation décrite ici renvoie à celle des révolutions industrielles précédentes qui, déjà, ont vu s’opposer technophiles et technophobes. Au début du XIXe siècle, elle se manifesta notamment au Royaume-Uni dans le mouvement des luddites, qui vit des artisans tisserands, tricoteurs et tondeurs de draps détruire des métiers à tisser introduits par leurs employeurs. Ces actes de sabotage visaient certes à défendre les intérêts d’une corporation, mais aussi son identité.

L’accélération de l’industrialisation a par la suite accru ces conflits, à mesure que la mécanisation et l’automatisation dépossédaient encore davantage les individus du contrôle sur leur travail. On trouve des réactions similaires chez certains conducteurs de train qui n’ont pas hésité, dans les premières années de déploiement, à désactiver le KVB de leurs engins, ou selon certaines légendes, à mettre au point de savants stratagèmes impliquant ressorts, tendeurs et manche de balais pour appuyer à leur place et tromper la vigilance de la VACMA.

Il ne s’agit pourtant pas ici de rejoindre cette vision trop restrictive du progrès technologique comme source d’aliénation ou d’abrutissement des travailleurs. Les études auprès d’ouvriers spécialisés montrent systématiquement l’existence de marges de manœuvre pour les acteurs, et notamment l’inventions constante de solutions de contournement pour continuer à bien travailler parfois malgré la mécanisation et les défauts qu’elle engendre.

On pourrait même dire que l’existence de contraintes constitue en elle-même une source de créativité, d’inventivité et donc d’expression de soi. Face à la routinisation de leur travail, certains conducteurs s’engagent ainsi dans de nouvelles activités, notamment l’information aux voyageurs ou la communication autour de leur métier, au micro de leurs engins ou via les réseaux sociaux.

Technologies intelligentes et perte de sens

Ce qui est mis en jeu dépasse la question du malaise cheminot. Il s’agit de réfléchir à la façon dont les acteurs humains réagissent à l’ingérence de machines dites « intelligentes » dans le travail. Car les salariés ne cherchent pas seulement, dans leur travail, une source de rétribution financière en échange d’une peine. Le rapport au travail est également émotionnel : nous connaissons tous, dans l’exercice de nos métiers, des moments de joie et de déception liés à un sentiment d’accomplissement ou au contraire de frustration face à la réalisation d’une tâche. Les situations que nous rencontrons dans le travail, qu’elles prennent place dans l’univers cloisonné d’une cabine de conduite ou dans le brouhaha collectif d’une salle de réunion, nous rattachent à notre genre professionnel, c’est-à-dire aux critères de qualité partagés au sein de la communauté de métier. Elles sont également l’occasion d’une expression individuelle, d’une affirmation de soi, de se montrer, comme l’écrit Yves Clot, « unique en son genre ».

Les technologies, en supprimant souvent aveuglément certaines de ces opportunités d’expression, imposent une recomposition identitaire des travailleurs. Elles contraignent à retrouver du sens ailleurs.

Comment accompagner la transition ?

Le rôle du management est crucial dans la transition digitale en cours. Alors que l’ensemble des travaux académiques recommande d’accorder davantage d’autonomie aux salariés (pour améliorer la qualité du travail, diminuer l’absentéisme, augmenter la motivation, etc.), les développements technologiques, qui visent à améliorer la productivité et l’efficience, menacent justement les marges de manœuvre des acteurs et font disparaître des tâches qu’ils valorisent ou apprécient. Comment dépasser ce paradoxe ? Dans son ouvrage In The Age of the Smart Machine, Soshana Zuboff, professeure à la Harvard Business School, explore une voie possible.

L’auteure y décrit deux capacités des technologies de l’information et de la communication. La première, « automating », renvoie aux effets d’automatisation, de contrôle et de déqualification évoqués plus haut. La seconde, « informating » (« informatisation »), décrit la façon dont les technologies, en apportant une aide et surtout de l’information aux acteurs, peuvent leur permettre de mieux faire leur travail. La démarche d’automatisation perçoit l’activité comme une source de gaspillage, de détournements et d’erreurs à contrôler et en sous-estime la dimension émotionnelle, créative et expressive. La démarche d’informatisation, au contraire, vise à profiter des technologies pour améliorer la qualité du travail fourni, avec le double objectif d’augmenter la satisfaction des clients mais également celle des salariés.

La tension entre ces deux approches est grande : alors que la première s’avère purement financière et productiviste, la seconde suppose une vision du monde qui considère le sens du travail et valorise le travail bien fait. Il s’agit là d’un défi majeur pour les organisations. En effet, après deux siècles d’aliénation progressive du travailleur à son travail, la question du sens n’a jamais été aussi aiguë. Sa résolution passe par une réflexion profonde sur la dimension émotionnelle du travail et sur les conditions qui permettent à chacun de bien travailler. Les conducteurs de train, confrontés quotidiennement à la difficulté de réaliser un travail de qualité, ne demandent pas autre chose.


Pour en savoir plus :
Y. Clot (2017), « Travail et pouvoir d’agir », PUF ;
P. Bernoux (1979), « La résistance ouvrière à la rationalisation : la réappropriation du travail », Sociologie du Travail, p. 76-90, Elsevier Masson ;
S. Weil (1951), « La condition ouvrière », Gallimard
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