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Capture d'écran issue de la vidéo « Chasseur de fantômes: la maison de Didier » (2018). Guss DX/YouTube

YouTube, nouveau paradis des chasseurs de fantômes ?

Billet co-rédigé par Jean-Michel Abrassart, chercheur indépendant docteur en psychologie de l'université de Louvain, et publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Dans son numéro 69, « Fantômes », Terrain revient les nombreuses façons dont le monde de l’invisible interagit avec celui des vivants.


Qui n’a jamais rêvé de traquer les morts ? Internet, en tant qu’immense terrain d’exploration façonnant la culture, propose des dispositifs originaux de représentation, de visibilité et d’interaction avec les morts ou, du moins, ceux que l’on présume comme tels.

Internet hanté

Il y a deux ans, Renaud Evrard, premier auteur, a été invité à pénétrer dans cet univers par la sollicitation directe (en juin 2016) d’une étudiante en licence de psychologie qui, à titre personnel, se questionnait sur la réalité du paranormal. Cet intérêt était nourri par une série de vidéos ayant obtenu une certaine popularité sur la plate-forme YouTube, et dont nous ferons le fil rouge de cet article.

Questionnée sur son adhésion à ces histoires de fantômes, elle affirma à Renaud Evrard qu’elle plaçait la sincérité du réalisateur de ces vidéos au-dessus des critiques qu’on pouvait lui faire.

Par coïncidence, quelques semaines plus tard, ce même YouTubeur s’est fendu d’une vidéo où il reconnaissait avoir truqué l’une de ses œuvres et tentait de justifier son action. Ces aveux entraînèrent un certain remous dans la sphère du « web paranormal », composée de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Nous nous sommes alors demandé comment se construit la relation de confiance entre les « chasseurs de fantômes » sur YouTube et leurs spectateurs, et quel est dans ce cadre le statut de la preuve ?

Universitaires « marginaux »

Les chasseurs de fantômes ont tous en tête les « pères fondateurs »… Ghostbuster (Ivan Reitman, 1994). Colombia Pictures/Wikipedia

Les observations spontanées de fantômes font partie de l’histoire culturelle ainsi que de l’histoire des sciences. Elles sont pourtant encore et toujours des objets d’études scientifiques.

En effet, la prévalence de ces expériences reste importante : 14 % des Français de 25 à 34 ans affirment avoir déjà vu un fantôme. Ces chiffres augmentent encore dans les cas de deuil et en particulier lors de la perte d’un conjoint). Des psychologues examinent, avec des protocoles originaux en laboratoire ou sur le terrain, ce qui peut pousser un individu à ressentir la présence d’êtres invisibles. Ces recherches ont particulièrement montré l’importance des suggestions (« cette maison est hantée ! ») pour expliquer les perceptions et sensations inhabituelles chez les sujets.

Toutefois, la représentation prédominante dans les médias de masse du savant s’intéressant aux spectres demeure celle des Ghostbusters, c’est-à-dire des universitaires marginaux qui développent un service venant en aide à la population en prise avec des phénomènes de hantise.

Chasseurs de fantômes 2.0

Vidéo sur l’exorcisme et ses pratiques, chaîne canadienne, TFO24C.

Que faire lorsqu’on a l’impression d’être en présence d’un fantôme ?

Les réponses du côté de l’Église (exorcisme, médaille de St-Benoît…) ou d’autres praticiens alternatifs (désenvoûteurs, magnétiseurs, rebouteux…) semblent manquer de modernité, du fait de la sécularisation de nos sociétés.

Des réponses pseudoscientifiques persistent néanmoins, comme l’illustrent des études faites aux USA, au Canada, en Australie, au Royaume-Uni ou en Allemagne, qui constatent l’émergence de nouveaux discours sur les fantômes. Ces discours, sous un certain vernis scientifique, combinent religieux, néo-occultisme New Age et science dans ce qui peut s’apparenter à une pratique spirituelle.

On voit ainsi apparaître depuis quelques années différents groupes amateurs locaux – souvent associatifs – de « chasseurs de fantômes », qui prétendent à la fois traquer le phénomène, l’étudier « scientifiquement » et faciliter sa disparition par des formes d’exorcisme. Ils déploient ainsi quantité d’appareils technologiques censés mesurer tous les signes d’une activité fantomatique.

Une vidéo de RIP « L’Hôtel du Louvres », octobre 2017.

Ce nouveau phénomène sociologique qui supplante désormais la fiction se pare parfois de termes associés à l’enquête ou l’investigation du paranormal. On pense ainsi au groupe français « Recherches, investigations, paranormal » (RIP).

Sharon Hill, une chercheuse qui s’est intéressée à ces groupes dans un contexte américain, a montré que ceux-ci avaient tendance a être déconnectés de la communauté scientifique.

Photographie par William Hope, célèbre dans les milieux spirites du début du XXᵉ siècle pour ses « photographies d’esprits », plus tard révélées comme trucages. Wil

S’ils utilisent le mot « science » pour se donner une apparence de légitimité, leurs équipes ne comptent généralement aucun membre doté d’une formation scientifique, et leurs méthodologies ne correspondent pas aux standards appliqués dans le monde académique. Par exemple, ils ne publient pas d’articles scientifiques et préfèrent faire des rapports de leurs « recherches » sur le web. Dans une tentative avortée pour fédérer ces groupes, l’Union française en recherches paranormales en a recensé environ 300 en France métropolitaine. Ils présentent des niveaux de structuration extrêmement variables, mais sont généralement animés par des adolescents et des jeunes adultes.

Les quelques études sociologiques qui sont consacrées à l’étranger à de tels groupes mettent en évidence la grande importance des médias visuels (télévision et Internet), tant à leur point d’origine que dans leur mode de fonctionnement.

Il est aisé de situer cette connivence entre les médias visuels et les fantômes dans le prolongement de nombreux rapprochements antérieurs entre paranormal, cinéma et photographie. On peut néanmoins se demander si l’offre proposée par ces différents groupes ne vient pas répondre à une demande socio-psychologique lancinante, s’inscrivant notamment dans le bricolage contemporain des rituels autour de la mort.


Read more: Quand les morts secouent nos habitudes


Se faire peur

Si ces groupes se donnent les atours de la science, leur activité semble tenir davantage du voyage légendaire (legend tripping) que de l’authentique recherche scientifique : il s’agirait avant tout d’aller « se faire peur » dans un lieu supposé hanté.

Par extension, les spectateurs qui regardent une vidéo de chasseurs de fantômes sur Internet le font de manière à pratiquer le voyage légendaire par proxy, dans la sécurité de leur maison, de l’autre côté de leur écran. Il s’agit donc d’une forme d’ostentation virtualisée.

Les pratiques spirites constituaient un divertissement pour la classe bourgeoise durant le XIXᵉ siècle. William Hope

Dans ce contexte théorique, la chasse au fantôme peut être envisagée dans le prolongement des pratiques spirites du XIXe et du début du XXe siècles : la classe bourgeoise allait aussi à l’époque « se faire peur » en assistant à une séance. Celle-ci était une forme de divertissement qui se combinait avec les nouvelles formes de spectacle médiatisées par les technologies.

Alors que les pratiques spiritualistes ont décliné dans la seconde moitié du XXe siècle, il semblerait qu’elles fassent aujourd’hui leur retour via la chasse aux fantômes.

Certains groupes se revendiquent néanmoins d’une approche empirico-déductive qui serait située en dehors de la communauté scientifique stricto sensu.

Ils utilisent ainsi des plateformes telles que YouTube comme lieu où déposer leur « preuves » mêlant les genres entre sciences et pseudosciences s’employant à noyer les frontières entre réalité et fiction, scepticisme et crédulité.

La fiction sincère de Guss DX

Guillaume Durieux, sur son profil Google+. Guillaume Durieux

Guss DX, de son vrai nom Guillaume Durieux, a plus de 400 000 abonnés sur sa chaîne « Chasseur de fantômes ».

Lancée le 12 juillet 2014, cette chaîne regroupait des vidéos d’un format original. Alors que les vidéos habituelles mettent en scène des groupes d’enquêteurs, il s’agissait ici d’explorations de lieux supposés hantés en solitaire (et parfois sans croiser d’autres personnes), avec des caméras auto-portées, à la manière de J’irai dormir chez vous croisé avec le genre cinématographique du « found footage » (illustré notamment par le film The Blair Witch Project en 1999).

Les vidéos étaient longues (supérieures à une heure) et fortement éditées (voix off, musique d’ambiance, incrustations, etc.). Ce format avait l’avantage de créer une identification avec le caméraman et une immersion dans l’univers présenté par la vidéo, facilitant ainsi le partage de ressentis. Les moments forts étaient générés par des stimuli ambigus (sons, ombres, etc.) auxquels le narrateur réagissait.

Premier épisode de « Chasseur de Fantômes » de Guillaume Durieux, 12 juillet 2014.

Deux saisons de chacune six épisodes ont été diffusées. Certains épisodes dépassent le million de vues. Ils étaient accompagnés de Vlog de commentaires face caméra. Sur le plan économique, Guss DX vendait 2 euros l’accès à ses vidéos une semaine avant de les rendre publiques sur YouTube et, en ajoutant la publicité générée, il obtenait là sa source principale de revenus.

Entre la fiction et le réel

L’étudiante en psychologie mentionnée précédemment résume ainsi l’un des points forts de la série « Chasseur de fantômes » :

« Une des raisons qui me poussait d’ailleurs à le croire était qu’il affirmait (en nous regardant dans l’objectif de la caméra, si je puis dire) que la sincérité était l’un de ses plus grands principes, et qu’il fallait simplement lui faire confiance. »

Ainsi, la position épistémique de Guss DX, la solitude du chasseur de fantôme, faisait écho à la solitude du spectateur devant son écran. La relation intime qui se crée entre le YouTubeur et son public semblait rendre finalement secondaire la nécessité de la preuve. Ce contrat implicite renforce l’adhésion des spectateurs.

Guss DX affirmait progresser dans son investigation sans velléité prosélyte, sans préconception pour ou contre l’existence des manifestations d’esprits désincarnés, et avec une sincérité maintes fois revendiquée.

Une description sur son site stipulait : « J’affirme que tout est réel, qu’il n’y a aucune mise en scène, aucune préparation ni aucun trucage » (la phrase sera retirée quelques jours avant le dévoilement de la supercherie). Le même contrat introduit par l’annonce « inspirée de faits réels » est présent dans le genre en vogue du found footage.

Ainsi, lors d’un épisode où aucune manifestation paranormale probante n’est survenue après plus d’une heure de vidéo, Guss DX se plaint d’étranges sensations et se fige devant la caméra. Il raconte en voix off ne pas se souvenir de ce moment qu’il aurait redécouvert en visionnant l’enregistrement de sa caméra. Par sa bonne foi revendiquée, il suggère d’interpréter cet épisode dissociatif à travers le prisme du paranormal.

L’engagement cognitif du spectateur est donc indispensable à l’émission, dont le contenu n’a de valeur que si celui-ci accepte de lui en donner.

L’engouement des sceptiques

Tandis que Guss DX continuait le tournage de ses vidéos, d’autres YouTubeurs s’activaient sur la toile au sein de communautés antagonistes à celle des chasseurs de fantômes et constituées par des personnes se revendiquant du scepticisme scientifique et de la zététique.

Ce n’est que le 13 juillet 2016 qu’éclate le scandale.

Un sceptique, VisionElf met en effet en ligne une vidéo démontrant dans le détail un trucage, en profitant d’une erreur de Guss DX dans le traitement de son montage vidéo.

Vision Elf décortique les trucages d’un des films de Guss DX.

Il s’agit donc d’un trucage nécessitant d’importantes compétences techniques et non d’un simple « coup de pouce » involontaire. VisionElf a même fourni un tutoriel pour expliquer comment le reproduire.

Quêtes personnelles

La communauté sceptique a immédiatement repris l’information sur la toile. Face au scandale, les sympathisants de Guss DX ont pu « tomber de haut », selon les termes de l’étudiante en psychologie. Comme elle nous l’a écrit ensuite :

« Ce n’était pas la vérité dans l’expérience, mais bien la vérité du ressenti qui avait été bafouée. »

Sait-on seulement s’il est possible de prouver un phénomène paranormal, interroge-t-elle ? Elle affirme qu’à l’instar de followers de Guss DX, elle portait un intérêt plus important à ses confessions, durant les Vlogs où il relatait son cheminement intellectuel et émotionnel. Il disait être passé d’une position sceptique affirmée à une position de doute plus nuancée, à laquelle il était possible de s’identifier. L’étudiante quant à elle, nous écrit sa déception qui repose avant tout sur sa propre recherche de vérité et de confiance :

« Notre quête était plutôt une quête d’authenticité, une expérience pas à pas se centrant sur la réalité du protagoniste, son ressenti, et sa façon de s’ouvrir peu à peu à un phénomène qui lui était étranger et à propos duquel il affirmait être sceptique auparavant. »

GussDX, déjà populaire pour ses séries scénarisées autour du jeu Minecraft a poursuivi son activité en 2017 avec « Capture Dead Forms », brisant les codes du documentaire et de la fiction, voire même du docufiction, en circulant de façon transgressive entre les registres du ludique, du virtuel, du réel et du faux. Son public est toujours au rendez-vous.

Le double jeu de la fraude

Peut-être est-ce l’usage des pseudonymes ou bien la place de l’anonymat sur Internet, mais cet événement virtuel laisse l’impression que bon nombre d’acteurs sociaux y ont joué un double jeu : entre le spectateur qui espère tellement une preuve convaincante qu’il est prêt à accepter une position de confiance aveugle ; le témoin prétendument sincère qui ne fait plus la distinction entre fiction et fait ; le sceptique dont la démystification surenchérit dans l’art du mensonge sans être discrédité par ses pairs ; et les récupérations journalistiques dont les impératifs d’audience dépassent la déontologie professionnelle…

Ce faisant, ce processus souligne avant tout le principe même de la tromperie originelle : oublier qu’Internet est un dispositif de dévoilement qui ne retire jamais véritablement toutes les couches du voile. Ce dispositif est, dès lors, tout à fait adéquat pour la circulation des fantômes et autres représentations de l’invisible.

Émission consacrée à la « vague belge » d’ovnis dans les années 90.

La fraude est un processus important pour qui cherche à comprendre le paranormal. Les exemples sont légion, que ce soit des médiums à effets physiques du début du XXe siècle pris en flagrant délit de trucage, en passant par l’affaire des photos truquées des fées de Cottingley, jusqu’à plus récemment la photo d’ovni de Petit-Rechain lors de la Vague Belge.

La fraude est ainsi un phénomène pouvant faire l’objet d’une lecture technique, quant à son mode de production, et d’une lecture socio-psychologique, car elle n’existe que par la confiance qu’elle vient trahir.

Toutefois, malgré quelques tentatives, il reste encore aujourd’hui à construire une psychologie de la supercherie.

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