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Le discours du Rassemblement national (RN) en matière d'aides sociales séduit une partie de l'électorat. Marine Le Pen à Lievin, dans le nord de la France, en juin 2022. Denis Chalet / AFP

« On n’en peut plus ! » Comment la réduction d’accès aux prestations sociales alimente l’extrême droite

« J’ai 62 ans, j’ai toujours voté. On a eu Hollande, puis la droite avec Macron. Moi, maintenant, je vote autrement. Peut-être que je me trompe, mais je vote Marine Le Pen. Et j’espère que ça fera un changement… radical. Regarde en Italie, ils sont pas morts, les gens. Et pourtant, c’est l’extrême droite. Ma sœur, qui est en Italie, me dit que sa pension a augmenté. En France tu vois ça ? À part nous prendre des impôts, augmenter tout et rien nous donner ? ! Regarde les problèmes que j’ai avec la CAF… »

Franco-italienne, Bianca vit dans le sud de la France. Elle a occupé durant plusieurs années des postes précaires en tant qu’employée, et parvient « tant bien que mal à joindre les deux bouts » en recourant à différentes prestations sociales. Comme de nombreuses personnes que j’ai interviewées lors d’enquêtes ethnographiques, elle peine à accéder aux aides sociales et s’intéresse au Rassemblement national (RN), car ce parti défend notamment l’idée d’une préférence nationale.

La prise en charge institutionnelle en matière d’aides sociales a un impact sur les représentations sociopolitiques, qui alternent entre résignation et polarisation électorale, via l’extrême droite (RN) et extrême gauche (LFI), comme le montrent mes recherches. En amoindrissant les protections sociales et filets de sécurité à disposition des classes populaires, le gouvernement favorise un sentiment de mise en concurrence entre catégories sociales, et par ce fait, la montée de l’extrême droite. Sur ce sujet, un article à la Revue française de science politique sera publié d’ici quelques mois.

Dépendre des aides sociales : de l’humiliation à la résignation politique

Bénéficiant de dispositifs d’assistance en tant que famille dite « monoparentale » ou travailleuses pauvres, les femmes des classes populaires cherchent à se construire une respectabilité. Elles se heurtent au sentiment d’humiliation de devoir toujours « quémander » des aides (selon l’expression des enquêtées) dont elles ne maîtrisent ni les montants, ni la temporalité.

Âgée de 53 ans, Rose-Marie a effectué du travail non déclaré avant de travailler en Chèques emploi service en tant que jardinière chez des particuliers. Elle doit s’occuper de sa petite-fille, à la suite du décès de sa fille, et dépend de l’Allocation spécifique de solidarité (ASS) depuis son licenciement en tant que cariste. Elle s’exprime ainsi :

« J’ai quand même l’ASS, à peu près 500 euros par mois. […] Quand je déclare dix heures… C’est pas grand-chose, hein ? Et bah sur dix heures, ils arrivent encore à m’enlever de [l’argent]. Alors je leur ai dit à [France Travail], et ils m’ont dit “C’est comme ça”. Voilà la réponse que j’ai eue. Et après on s’étonne des gens qui travaillent au noir. Et ça fait des années, rien n’a changé. Je comprends qu’il y a des gens qui en ont marre, parce que, comme on dit, qu’on vote à droite, ou à gauche, c’est toujours pareil. »

À ce fatalisme vis-à-vis de la politique s’ajoute l’impression d’être peu digne d’être représentée par des partis politiques « traditionnels » de gauche ou de droite. Cette enquêtée vote ainsi régulièrement pour le RN et a fini par s’engager dans ce parti, à défaut, dit-elle, de rencontrer les écolos ou socialistes dans son quartier, dont elle se dit pourtant proche.

Espérer sortir de la mise en concurrence par la préférence nationale

Les femmes précarisées rencontrées ont intériorisé le fait « qu’on ne peut pas donner à tout le monde ». Elles se pensent néanmoins prioritaires en matière d’aides sociales du fait de la faiblesse de leurs ressources et, souvent, de leur situation de mère seule. Or le refus de leur demande d’aides sociales participe à construire le sentiment de passer après d’autres fractions des classes populaires.

En effet, à défaut de pouvoir contester le pouvoir des agents de l’État, elles se positionnent par rapport à ceux et celles qui incarnent une « pression venant d’en bas », à savoir les classes populaires d’ascendance immigrées avec qui elles se sentent mises en concurrence au guichet des aides sociales. Comme le dit encore Rose-Marie :

« On ne dirait pas, mais y’a beaucoup de misère ici. Alors c’est sûr, c’est malheureux ce qui se passe ailleurs. Mais pourquoi faire venir tout le monde alors qu’on n’est pas fichu d’aider ceux qui sont là ? Alors quand elle parle [Marine Le Pen], c’est pour aider les gens qui sont d’abord ici. »

Les commentateurs du champ politico-médiatique, dont le RN et ses soutiens, vont offrir à ces femmes la possibilité d’une mise en récit et d’une solution politique pour mettre fin à leurs désarrois. Leur opposition va alors se tourner contre une partie des classes populaires, qui incarne un bouc émissaire, plutôt que vers un système désincarné contre lequel elles ont peu de marge de manœuvre.

L’application de la réforme chômage renforce cette impression d’être dépossédée de sa vie, sans pour autant percevoir de solution pour soi et ses proches. Aussi, les discours qui soutiennent une vision en termes de préférence nationale permettent de donner une perspective (raciste) de changement radical de société, qui se traduit en :

« Si je n’ai pas le choix, moi avant les autres. »

C’est bien l’accroissement des inégalités entre catégories sociales qui alimente l’extrême droite. Avec la réforme chômage, le gouvernement accentue les divisions entre classes populaires, en restreignant de plus en plus l’accès aux dispositifs assurantiels des allocations. Le chômage s’apparente dorénavant à un système d’aides sociales dont l’accès est fortement délimité et stigmatisé par une partie des dirigeants.

Vers la mise en place d’une politique ségrégative en matière d’aide sociale ?

Depuis le milieu des années 2000, on constate un changement de paradigme concernant le rôle de l’État en matière d’aide sociale. Tout en agissant de moins en moins comme régulateur de l’économie de marché, l’État met l’emphase sur l’idée d’une « aide sociale au mérite ».

Cette nouvelle logique s’inscrit dans une attention polarisée de l’État central, à la fois d’aide aux entreprises et de contrôle renforcé des classes populaires. Côté entreprises, les exonérations sociales et fiscales du travail sont pensées comme favorisant la création d’emplois (en 2017, les aides aux entreprises représentent 6,4 % du PIB contre 2 % en 1979). Côté classes populaires, les causes structurelles du chômage sont évacuées du débat public. Les solutions apportées sont tournées principalement vers les individus, les personnes au chômage devenant les seules à porter la responsabilité du retour à l’emploi.

En outre, la multiplication des « statuts » en matière d’aide sociale a pour effet de segmenter les catégories populaires selon des critères dits « objectifs », mais qui s’inscrivent surtout dans des préoccupations publiques momentanées et des partages de responsabilité selon des intérêts professionnels, départementaux ou institutionnels à l’image des « personnes âgées dépendantes ». Avec cette tendance au ciblage par catégories de populations, on comprend mieux pourquoi « les chômeurs » en viennent à être associés à une sous-catégorie de demandeurs d’aide sociale et moins à des travailleurs.

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De surcroît, ces dispositifs de prise en charge dépendent en partie des communications politiques. Des dispositifs anciens sont remplacés ou se cumulent à d’autres, sans que cela ne soit forcement efficace pour les personnes concernées. Ceux et celles pouvant prétendre aux aides sociales sont appréhendés à travers leurs particularités, ce qui les adosse à une morale individualisante proche de l’assistance d’État, et non plus à un système de cotisations sociales et patronales auxquels ils ont pourtant participé.

« Quand t’as un problème, tu es face à une machine »

Construire et circonscrire de plus en plus de statuts sociaux a également pour effet de multiplier les acteurs à l’échelon local qui se partagent les responsabilités de la prise en charge, parfois à la place de l’État. Cela s’accompagne d’inégalités de traitement entre territoires : simples procédures de dématérialisation dans certaines zones, accueil présentiel dans d’autres endroits (le financement des Maisons France Services dépend essentiellement des collectivités) ou développement de forme hybride d’accueil des usagers ça et là (bus itinérant dans les Cévennes). La facilité d’accès aux aides sociales varie ainsi selon le lieu de résidence, tout comme la qualité de la prise en charge, avec des agents plus ou moins formés selon le lieu et le statut (CDD, vacations, service civique…).

Françoise, 56 ans, a été femme de ménage et blanchisseuse à l’hôpital. En arrêt maladie suite à un AVC, elle peine à accéder à ses toilettes. Elle revient sur ses difficultés à faire une demande d’allocation ponctuelle au Conseil général et sur son rapport aux aides sociales :

« Les organisations, faut envoyer toujours des nouveaux papiers, on t’en demande toujours plus et y’a plus le contact humain. Tout est sur des machines, tout se fait sur Internet… Regarde [France Travail], quand t’as un problème, tu es face à une machine… les offres d’embauche, c’est pareil, c’est sur Internet, je le vois aussi avec mon fils, avec la CAF ! On te surveille plus aussi, là une assistante sociale va venir chez moi pour voir si je suis bien handicapée (sur un ton de dégoût), pour voir si on va bien me donner un petit quelque chose pour [aménager] mes toilettes… »

Une majorité des femmes rencontrées dépeignent une détresse économique importante, et une culpabilité de ne pas pouvoir répondre aux besoins matériels de leur famille.

Alors que les premiers effets de la réforme chômage de 2019 commencent à se faire sentir, puisque près de la moitié des nouveaux allocataires voient leur allocation baissée de 16 % par rapport à ce qu’ils auraient perçu avant la réforme, le premier ministre souhaite conduire une nouvelle réforme qui vise à réduire la durée d’indemnisation. Pour faire face à cette diminution de leur chômage, les allocataires solliciteront d’autres aides sociales dont l’accès semble de plus en plus difficile. L’État central crée les conditions d’une mise à l’écart, symbolique mais aussi de faits, d’une partie des classes populaires et de mise en opposition entre catégories populaires.

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