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À propos du déploiement de la comptabilité analytique au sein des ONG en Afrique subsaharienne

En Mauritanie, formations par une ONG de groupement de femmes pour des activités entrepreneuriales, et pour la gestion des ressources locales. Taléb Fall, Caroline Herber / Flickr

Cette contribution a pour objet de faire le point sur l’indispensable déploiement d’une comptabilité de type analytique (outil de pilotage par les calculs de coûts complets et partiels) au sein des grandes et moins grandes organisations non gouvernementales (ONG) que compte l’Afrique subsaharienne. Il en va de l’avenir même de ce secteur.

Le cas emblématique du Burkina Faso

Prenons le cas du Burkina Faso, ce pays qui a failli ne pas exister, et dont les ONG installées à Ouagadougou n’échappent pas à cette problématique. Les sièges des ONG y sont nombreux, la croissance économique est fragile et la population est confrontée au phénomène « de la vie chère ».

Ainsi, au Burkina, il existerait 264 ONG selon les statistiques gouvernementales. Mais selon les travaux de G. Énée (2010), il y aurait finalement plus de 620 ONG inscrites au Burkina au début de l’année 2010. Par ailleurs, selon une étude du Secrétariat permanent des ONG (SPONG), 196 ONG auraient investi plus de 165 milliards de francs CFA entre 2004 et 2009 et 23 ONG ont employé plus de 1 300 personnes au Burkina avec une masse salariale annuelle de plus de 1 milliard de francs CFA.

Ces chiffres donnent une idée de l’importance du rôle massif et de la puissance financière des ONG dans cette partie du monde. Il est paradoxal dans le même temps, qu’au sein de ces mêmes organisations, l’acceptation, l’usage et l’appropriation des outils de gestion d’une manière générale et de la comptabilité analytique en particulier soient restées marginales, et ce, contrairement aux entreprises de l’économie marchande. Comment expliquer ce paradoxe ? Quelles peuvent en être les implications économiques, organisationnelles et managériales ?

De la sous-utilisation de la comptabilité analytique au sein des ONG

Cet article se propose d’aborder ces deux questions et ce paradoxe sur la base d’une étude menée auprès de 10 ONG majeures (nationales et internationales) et de 7 firmes d’expertise comptable présentes au Burkina Faso.

L’étude s’inscrit dans le cadre plus global d’une mise en perspective de la théorie de « l’appropriation des outils de gestion ». Cette approche permet, depuis une dizaine d’années et avec plusieurs extensions, une compréhension conjointe et contingente de l’appropriation. Il s’agit de mobiliser à la fois le point de vue de la régulation de contrôle – celle qui s’efforce de normaliser l’outil et ses utilisations- et celui de la régulation autonome – celle qui souvent contourne ou détourne un outil ou un objet afin de le rendre propre à un usage local-.

Dans cette étude, ancrée sur le territoire africain et confronté à ses spécificités, nous adoptons surtout la posture de la régulation autonome. Il s’agit en effet de rendre l’usage de la comptabilité analytique « possible » aux ONG quand bien même elle fut conçue à l’origine (dans les années 1930 aux USA) pour les entreprises marchandes industrielles et occidentales.

Nous pouvons souligner en préambule que le cadre réglementaire africain en général et burkinabé en particulier est quasi muet sur la comptabilité des ONG. Par exemple, le nouveau droit comptable OHADA qui est sensé constituer le référentiel conceptuel de la comptabilité dans cette partie du monde, exclut les ONG de son champ d’application en son article 5.

Nous pouvons aussi mettre en avant que les lois nationales restent lapidaires et évasives sur la question d’organisation comptable des ONG. Dans ce cas, avec un droit comptable qui exclut de facto les ONG, comment ces outils, ces démarches et ces méthodes visant à déployer une comptabilité de gestion (calculs de coûts) à usage interne peuvent-ils s’imposer ?

Des outils de gestion conçus à l’origine sous le prisme de l’économie marchande

Tout outil ou méthode de gestion se conçoit sur la base d’un substrat technique qui représente son cadre conceptuel. Et comme nous venons de le préciser, les référentiels comptables applicables dans cette partie du monde ont soit marginalisé cette question de la comptabilité des ONG soit exclue de leurs champs d’application. Cela se traduit par l’inadaptation des outils de gestion au contexte des ONG.

Prenons l’exemple de la méthode Activity Based Costing (ABC) qui, dans sa logique d’intégration de liens de causalité entre facteurs de coûts et objet de coûts, se rapprocherait davantage de l’univers des ONG. Cependant, son approche consistant à diviser l’organisation en « activités » semble difficile à implanter dans un contexte de double division a priori en projets Vs département fonctionnels.

De plus, son coût élevé de mise en œuvre (compétences, outils, suivis…) paraît peu adapté à une économie non marchande. En outre, l’approche ABC reste plutôt ancrée dans une approche de production en lien avec son postulat de base « Les produits consomment les activités et les activités consomment les ressources ».

Les implications économiques, organisationnelles et managériales

Nous abordons ici les conséquences de cette faible utilisation de la comptabilité analytique dans l’écosystème des ONG

Tout d’abord, une première conséquence est la possibilité d’une fausse/frauduleuse comptabilité dans les ONG. Notons que 10 % des ONG de notre échantillon ne pratiqueraient pas de comptabilité générale. Cela ouvre grandement la possibilité à une double comptabilité au sein de ces organisations.

Ensuite, il s’agit d’affronter les donateurs et leurs légitimes exigences de transparence et de traçabilité des fonds. Notons qu’environ 25 % (en moyenne) des charges des ONG risquent le rejet face des donateurs. Il s’agit notamment de deux donateurs majeurs que sont l’Union européenne (UE) – qui déjà concentre énormément ses aides – et de l’agence américaine pour le développement international (USAID). Il ressort aussi de notre étude que les coûts indirects ou « coûts communs partagés » représenteraient en moyenne 25 % des charges des ONG et que c’est cette partie des coûts qui est fortement en jeu.

Dans la même logique, tous les grands donateurs comme l’USAID, l’UE mais aussi les donateurs privés, militent avec raison pour que les ONG adoptent des méthodes transparentes et équitables de répartition de ces coûts sur les différents projets. Ces projets sont d’ailleurs souvent financés par différents bailleurs au sein d’une même ONG. Notons que les donateurs et autres philanthropes disposent également d’outils, de méthodes (notamment financières) et d’études visant à analyser l’efficience des ONG et donc la rentabilité de leurs dons.

Dès lors, abordons l’éligibilité des coûts et charges tracés dans les écritures comptables. L’Union européenne par exemple indique aux bénéficiaires de fonds européens destinés aux actions extérieurs qu’ils doivent être « identifiables et vérifiables. Il s’agit notamment qu’ils soient inscrits dans

« la comptabilité du (des) bénéficiaire(s) et déterminés conformément aux normes comptables applicables du pays dans lequel le(s) bénéficiaire(s) sont établis et aux pratiques habituelles du (des)bénéficiaire(s) en matière de comptabilité analytique ».

L’un des problèmes est bien que dans notre espace communautaire (UEMOA), il n’y a pas ou très peu de normes comptables applicables aux ONG. Sans référentiel, les pratiques en matière d’écriture et de trace comptable vont différer d’une ONG à l’autre.

Le gouvernement américain, lui, va plus loin. En effet, selon son Code de Régulations fédérales,

« les coûts conjoints (ou coûts communs partagés) sont calculés au prorata en utilisant une base qui mesure les avantages fournis à chaque subvention fédérale ou autre activité. Les bases doivent être établies conformément à des critères raisonnables, et être soutenues par des données actuelles ».

En termes d’écriture comptable, l’affectation d’une partie des coûts communs à une subvention A devrait se faire sur la base de critères solides et explicatifs et non pas simplement parce que la subvention A est disponible alors que la subvention B ne l’est pas !

Les implications sont donc pas que managériales et comptables mais largement politique voire géopolitiques dès lors qu’elles impactent l’effectivité et l’affectation des fonds.

Un focus sur le rôle des parties intéressées (état, donateurs)

L’acceptation, l’usage et appropriation des outils de comptabilité analytique par les ONG est impératif. Insistons pour finir sur deux raisons majeures

Premièrement, au regard du poids économique de plus en plus important des ONG dans les pays en développement, il est indispensable de repenser et d’harmoniser leur cadre réglementaire pour plus de transparence et d’efficience. Il s’agit également de se doter d’outils qui permettent de mieux mesurer leur contribution à la richesse et à la croissance. Le temps pas si lointain où nos propres gouvernants n’exigeaient des ONG que de la bonne volonté et un simple registre de « recettes-dépenses » est révolu.

Deuxièmement, les divers donateurs publics et privés sont devenus exigeants et imposent des procédures financières de plus en plus contraignantes pour tracer le devenir de leur fonds (dons, fondations, initiatives privées, etc.)

Il est ainsi recommandé aux ONG d’enclencher elles-mêmes leur propre conversion à la comptabilité analytique et à ses outils afin que cette appropriation soit la plus satisfaisante possible.

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