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La question de l'ironie traverse l'oeuvre d'Ernaux.

Annie Ernaux et l’ironie comme marqueur de classe

Au sein de l’œuvre d’Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022, son quatrième livre, La Place (1983), occupe une position charnière. Le récit, aboutissement d’un renoncement progressif au roman, évoque la mort du père, l’enfance de la narratrice dans un milieu populaire et sa trajectoire scolaire et sociale jusqu’au professorat. Outre sa reconnaissance institutionnelle (Prix Renaudot 1984), La Place présente deux traits caractéristiques essentiels de l’œuvre : une écriture (en apparence) dénuée d’affects et d’effets de style et une réflexivité constante, c’est-à-dire que l’œuvre se commente à mesure qu’elle se déploie.

L’idée d’une écriture « plate », selon la célèbre formule, se définit avant tout par une série de refus : de l’artifice littéraire du beau style, du pathos misérabiliste, du pittoresque populiste, de la connivence avec un lectorat bourgeois et de la dérision des milieux populaires. Ces deux derniers points coïncident chez Ernaux avec une notion dont la fortune littéraire est grande (que l’on pense à Voltaire ou Montesquieu, au romantisme allemand ou à Flaubert) : l’ironie. Je suivrai deux hypothèses : d’une part, cette question de l’ironie révèle des tensions qui traversent toute l’œuvre d’Annie Ernaux et, partant, des récits de transfuge de classe qui en revendiquent l’héritage ; d’autre part, elle intervient à contretemps et confère à l’autrice une position singulière dans le champ littéraire français.

L’ironie, une valeur bourgeoise ?

Objet d’une condamnation répétée tout au long de La Place, l’ironie opère un partage du monde social entre la « bourgeoisie à diplômes, constamment “ironique” » (La Place, p. 96) de son mari Philippe et le milieu populaire des parents de l’autrice, celui du café-épicerie dans lequel on pratique l’humour, mais : « l’ironie, inconnue » (p. 65). L’attitude ironique apparaît comme un marqueur de classe pour la jeune transfuge au moment où s’amorce son parcours de mobilité sociale : « Je faisais de “l’ironie”. […] J’émigre doucement vers le monde petit-bourgeois. » (p. 79) On remarque que s’agissant de sa propre attitude et de sa belle-famille, la narratrice du récit encadre le terme par des guillemets, comme si l’ironie était davantage un mot, une façon de se définir qu’un phénomène fondé sur une vision du monde distanciée et se manifestant dans des formes langagières précises.

Distance et surplomb interdits

La narratrice de La Place invoque deux raisons précises au renoncement à l’ironie, qui sont inextricablement liées. D’une part, si l’on ignore l’ironie dans son milieu d’origine, c’est parce que celle-ci repose, dans sa conception la plus répandue, sur l’implicite, sur la coexistence de deux sens entre lesquels peut demeurer une ambiguïté ; or, dans le monde du père de la narratrice, « on n’y prenait jamais un mot pour un autre » (p. 46). Et cette absence d’ambiguïté, l’autrice cherche à l’appliquer à sa prose : « Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse, sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. » (p. 46)

D’autre part, l’une des ambitions du récit est de réduire « la distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom » (p. 23) entre son père et la narratrice. Cela explique là aussi le rejet de la distanciation ironique, concession faite à un lectorat bourgeois et position de surplomb qui ajouterait de la domination à la domination. Cette condamnation revient par la suite dans de nombreux entretiens et récits. Dans Passion simple (1991) par exemple : « ni ironie ni dérision, qui sont des façons de raconter les choses aux autres ou à soi-même après les avoir vécues, non de les éprouver sur le moment. » (p. 31) Adopter une distance ironique revient ici à briser une autre forme de transparence utopique, celle de l’instantaténéité, de la fidélité à son vécu et de la possibilité (fantasmatique) de retrouver a posteriori la vérité de l’instant.


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Rester au-dessous de la littérature

Cette attitude anti-ironique confère à Annie Ernaux une posture singulière, car le champ littéraire français, au moment de la parution de La Place, est marqué par l’arrivée d’une nouvelle génération d’auteurs, souvent liés aux éditions de Minuit (Echenoz, Toussaint, Redonnet, Chevillard, Gailly ou Deville), qui se caractérisent simultanément par une réappropriation de formes narratives et de codes romanesques décrétés périmés par les avant-gardes et par une posture distanciée, ludique, parodique.

Il faut ajouter à cela que les principales descriptions et conceptions de l’ironie verbale en linguistique française voient le jour entre 1978 et 1984 et que paraissent de nombreux travaux de critique, de théorie littéraires ou de poétique sur l’ironie et la parodie de la décennie 1980 jusqu’à la fin du siècle dernier. Ernaux n’est certes pas la seule à ne pas adopter un ton ironique, mais son rejet explicite et théorisé, en pleine vogue de l’ironie, la distingue et s’inscrit dans une posture très cohérente et réfléchie : alors que l’ironie représente une valeur esthétique et tend à être considérée comme un quasi-synonyme de littérature, son refus s’avère un moyen de « rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature » (Une femme, p. 23), voire de « ruiner l’idée de littérature » (L’Atelier noir, p. 54).

Le charme discret de l’ironie

Pour autant, une note de L’Atelier noir à propos du projet qui deviendra Les Années (désigné par RT pour « roman total ») éclaire la question de l’ironie d’un jour nouveau : « En 82 une ébauche de ce RT, sous forme distanciée ironique, un ton à la Böll » (p. 76). Il existe donc de façon sous-jacente une tentation ironique qui persiste, malgré les anathèmes, et que l’on peut déceler dans Les Années, à partir du moment où sont évoquées la seconde moitié des années soixante et les deux décennies suivantes. Ainsi, les vacances des post-soixante-huitards dans les pays du bloc de l’Est, pauvres et « sans grâce », provoquent « un sentiment doux et indicible » : « [i]ls désiraient qu’il reste toujours dans le monde des pays sans progrès pour les transporter ainsi en arrière. » (Les Années, p. 119) Les mêmes, toujours pour les vacances, car le retour à la terre est sans cesse remis à plus tard, délaissent les plages « où l’on bronze idiot » pour « des villages isolés sur des terres rudes » et créditent « les paysans pauvres des contrées arides, inchangées en apparence depuis des siècles, d’authenticité. » (p. 118)

Trahison ou vengeance ?

Est-ce à dire pour autant qu’Ernaux cède, à son corps défendant, au charme discret de l’ironie ? Il y a au moins deux réponses possibles. On pourrait considérer qu’en pointant les renoncements aux idéaux de Mai 68 par une génération – la sienne – dans un mode d’énonciation considéré comme bourgeois, l’autrice s’enferre dans les pièges de l’ironie et s’autorise désormais à écrire en femme de lettres consacrée. Mais on peut aussi estimer qu’en prenant pour cible sa classe sociale « d’arrivée » et sa génération, elle demeure fidèle au programme énoncé dès La Place : la dérision ne porte pas sur le monde des dominés, celui des parents, et manifeste une distance par rapport à la bourgeoisie culturelle à laquelle elle appartient désormais. En définitive, qu’elle soit trahison des dominés ou vengeance contre les dominants, l’ironie d’Ernaux dans Les Années apparaît à nouveau à contre-courant, comme l’était son refus en 1983, tant elle n’est plus, en cette fin de décennie 2000, considérée unanimement comme une valeur esthétique dominante et un régime de discours émancipateur.

Intentionnel ou non, ce positionnement à contre-courant fait de l’ironie une question importante et complexe pour tous les récits de transfuge de classe qui s’inscrivent par la suite dans l’héritage de l’œuvre d’Annie Ernaux.


Cet article est publié dans le cadre du séminaire de recherche organisé par Laélia Véron et Karine Abiven sur les récits de transfuge qui donnera lieu à un colloque final au mois de juin.

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