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Bataille à l’ONU pour un traité sanctionnant les manquements des multinationales

L'immeuble du Rana Plazza, à Dacca (Bangladesh), en mai 2013. rijans/Wikimedia, CC BY-SA

Depuis quelques années se mène une bataille cruciale au sein de l’ONU au sujet des multinationales. Ces firmes, dont la richesse pour certaines dépasse le PIB de plusieurs États, sont devenues des acteurs majeurs de l’économie mondiale. Elles sont depuis longtemps critiquées par les ONG et les syndicats pour leurs atteintes aux peuples et à l’environnement.

Sont dans leur collimateur, entre autres, la firme américaine Chevron Texaco en Équateur, Michelin en Inde, Bolloré au Cameroun ou encore Areva au Niger. Sans parler des conditions de travail des travailleurs en Asie, dont le drame de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013, bâtiment qui n’était pas aux normes de sécurité, en est un exemple, drame qui a provoqué plus de 1100 morts, employés de sous-traitants de firmes textiles occidentales.

Déjà en 1972, Salvador Allende, alors président du Chili, déplorait, dans un discours à l’ONU, le fait que « les États […] ne sont plus maîtres de leurs décisions fondamentales à cause des multinationales, qui ne dépendent d’aucun État ».

Le rôle actif de l’Équateur

À l’ONU, et en particulier au sein de son agence spécialisée l’OIT (organisation internationale du travail), depuis les années 1970, des représentants de syndicats ou d’ONG ont effectué des tentatives pour réglementer l’action des multinationales de façon à pouvoir les sanctionner le cas échéant. Mais tous les efforts pour établir une telle réglementation contraignante ont jusqu’à présent échoué. Ils ont été bloqués par les acteurs privés. Et dans les années 1990, par Kofi Annan lui-même, alors Secrétaire général de l’ONU, qui a au contraire leur a offert une place d’interlocuteurs privilégiés avec son projet Global Compact.

Pourtant, une nouvelle tentative est en cours, et a des chances cette fois d’aboutir : en 2014, à l’initiative de l’Équateur, alors dirigé par le dirigeant de la gauche progressiste Rafael Correa (2007-2017), un projet de traité contraignant envers les multinationales a été lancé.

Le Président de l’Équateur, Rafael Correa à la Sorbonne, à Paris, en novembre 2013. Cancillería Ecuador/Wikimedia, CC BY-SA

Guillaume Long, qui était alors ministre des Affaires étrangères d’Équateur, nous explique pourquoi c’est son pays qui a pris cette initiative : Rafael Correa « était très critique vis-à-vis du libre échange ». Cet État a d’ailleurs durant cette même période organisé un référendum national pour interdire les paradis fiscaux.

L’opposition des États-Unis, de l’Union européenne, du Canada et de l’Australie

En juin 2014, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a voté la résolution 26/9, à l’initiative de l’Équateur, établissant un mandat pour rédiger un traité et créé cette année-là un groupe de négociation, ouvert à tous les États. « Ce groupe a une portée historique », estime Marthe Corpet, conseillère confédérale à la CGT, en charge des multinationales.

L’Équateur a été élu à la présidence de ce groupe, précise Guillaume Long, qui s’est jusqu’à présent réuni durant trois sessions : en 2015, 2016 et 2017. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères d’Équateur durant les deux premières sessions puis ambassadeur de l’Équateur à l’ONU, l’a présidé. Il nous confie :

« C’était extrêmement difficile au début, certains pays avaient voté contre, comme les États-Unis, l’Union européenne, le Canada et l’Australie. Ils étaient très opposés au projet, qu’ils percevaient comme une cause des pays du Sud contre les pays du Nord. On a alors essayé de sortir de ce clivage, d’élargir le soutien au projet, car il nous fallait le soutien de pays où étaient des sièges de multinationales. En 2016, cela s’est mieux passé, et en 2017, on a réussi à obtenir une vraie négociation, notamment avec l’Union européenne et l’Australie. »

Lors de la session de négociations de 2017, près de 110 pays étaient représentés à Genève – ce qui montre l’intérêt que suscite ce projet de traité sur le plan international, le souligne Guillaume Long.

Ce projet est porté par de nombreuses ONG d’Amérique du Sud, ainsi que par des pays comme l’Équateur, l’Afrique du Sud, et la France.

Une loi en France, première mondiale

La France est en pointe dans ce projet : elle a adopté en mars 2017 une loi sur le devoir de vigilance des multinationales, portée par une coalition de gauche. « Cette loi française est le premier acte régulateur des multinationales vis-à-vis des droits humains au niveau mondial », rappelle Marthe Corpet.

En effet, cette loi française, une des dernières du quinquennat Hollande, est la première loi au monde à inscrire dans le droit dur (hard law) une réglementation concernant les multinationales. Plusieurs associations et ONG, qui ont poussé pour l’adoption de cette loi, comme le CCFD ou Sherpa, ainsi que des syndicats et des experts, ont créé un « forum citoyen pour la RSE » [responsabilité sociale des entreprises].

Puis, comme nous l’explique Carole Peychaud, jusqu’à récemment chargée du plaidoyer Régulation des Entreprises multinationales au CCFD–Terre Solidaire, par ailleurs militante à ATTAC, une « coalition française pour un traité à l’ONU » a été créée. Celle-ci organise des réunions fréquentes, auxquelles participent des groupes comme ATTAC, la FIDH, le CCFD ou France-Amérique latine.

La bataille législative au niveau mondial

Le traité en préparation à l’ONU entend réglementer l’action des multinationales, et leur imposer des sanctions concrètes en cas de manquement aux droits de l’homme ou en cas d’atteintes à l’environnement ou aux droits des peuples. Ce traité, une fois élaboré par le groupe, sera soumis au vote à l’Assemblée générale de l’ONU.

Le siège de l’OIT à Genève. Roblespepe/Wikimedia, CC BY-SA

Cependant, rien n’est gagné. Le projet est régulièrement bloqué, car des États ou des représentants des multinationales lui mettent des bâtons dans les roues. En décembre 2017, l’Union européenne a voulu mettre fin au financement de ce groupe de négociation, afin d’obtenir la suppression pure et simple du groupe.

En 2014, la France comme tous les pays de l’Union européenne avait voté contre la résolution 26/9, estimant que ce projet était trop contraignant vis-à-vis de leurs multinationales, tandis que les pays du Sud ont globalement voté en sa faveur.

« La France est un cas particulier, observe Carole Peychaud, car c’est le seul pays au monde à avoir une loi encadrant les multinationales. » Cette militante rappelle que ce vote a nécessité « quatre ans de bataille législative ». Ses adversaires faisaient valoir qu’une telle loi sur les multinationales dans un système mondialisé risquait de pénaliser les entreprises françaises.

La loi a néanmoins été votée, et désormais, comme l’estime Carole Peychaud, « la France a tout intérêt à l’internationaliser. » Or, selon la même Carole Peychaud, l’UE souhaite que les multinationales soient admises à la table des négociations, et réfute l’idée d’une loi se concentrant uniquement sur ces géants, assurant que toutes les entreprises sont concernées.

L’influence grandissante des multinationales dans les couloirs de l’ONU

À l’échelle mondiale, l’Équateur et l’Afrique du Sud sont parvenus à entraîner tous les pays de gauche du cône sud de l’Amérique latine, et la majorité des pays d’Afrique. Cependant, le changement de gouvernement en Équateur en 2017, marqué par une nette droitisation du pays, risque de freiner son rôle moteur dans ce processus. Par ailleurs, les États-Unis, le Japon, la Russie, et l’Union européenne restent fermement opposés à ce projet.

L’Organisation internationale des employeurs (OIE), qui regroupe le Medef et ses homologues dans les autres pays, « est vent debout contre ce projet », note Marthe Corpet. Or, les représentants des employeurs, et notamment les représentants des grandes firmes multinationales, sont de plus en plus influents à l’ONU. On parle ainsi de « corporate capture » de l’ONU : les firmes multinationales et l’OIE s’efforcent de bloquer le processus.

Comme alternative à ce projet, elles cherchent à promouvoir des « Principes directeurs de l’ONU pour les sociétés transnationales », également appelés « principes de Ruggie » (du nom du juriste américain John Ruggie, alors Représentant spécial des Nations unies sur les droits de l’homme, et proche de Kofi Annan). Il s’agit d’un ensemble de principes non contraignants (purement indicatifs, donc), préconisés par les multinationales, et adoptés par consensus à l’ONU en 2011. Ces firmes veulent se limiter à des principes non contraignants, organisés autour de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE), autrement appelé le soft law.

La CGT, explique Marthe Corpet, critique de son côté la vision patronale de la RSE comme « un outil de greenwashing des firmes multinationales, un procédé qui leur permet de blanchir leur image à moindres frais ».

Contre « l’architecture de l’impunité »

Le projet de traité en cours d’élaboration à l’ONU est un pas en avant historique, et s’il aboutit, serait une première mondiale : les multinationales seraient alors redevables devant une instance internationale, avec un risque de sanctions concrètes.

D’ores et déjà, on note le fort engagement de la société civile pour ce projet : aujourd’hui, plus de 700 mouvements (ONG, associations, syndicats) soutiennent le projet de traité. Ces mouvements jouent « un rôle fondamental » souligne l’ambassadeur équatorien Guillaume Long. Pour les fédérer a été mise en place, depuis les années 2000, la « Global campaign to dismantle corporate power » – en français, « Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des multinationales ».

Celle-ci est en grande partie portée par des mouvements latino-américains, et d’esprit altermondialiste et écologique. Cette structure, très active, qui a recensé toutes les violations des multinationales concernant les droits humains depuis les années 2000, dénonce « une architecture de l’impunité ». Une victime d’une multinationale ne peut saisir aucune instance, tandis qu’une multinationale peut se retourner contre des États via des tribunaux d’arbitrage privés.

Ces mouvements, dont la « coalition française pour un traité à l’ONU », déclinaison, pour la France, de la Global campaign, sont très actifs et ont acquis, comme le souligne Guillaume Long, beaucoup d’expertise, de technicité. Ils ont élaboré un projet de Traité sur une base maximaliste, à l’aide d’avocats et d’experts.

Toutefois, le contexte international actuel n’est guère porteur pour les partisans du Traité : l’Union européenne y reste opposée, tandis que les conservateurs ont le vent en poupe dans le cône sud de l’Amérique latine. Mais Guillaume Long se veut optimiste : selon lui, ce projet de Traité à l’ONU a déjà créé « une synergie » :

« Un débat politique important doit prendre place à l’ONU sur la primauté de l’être humain sur la capital ; jusqu’à présent, seuls les États sont justiciables devant des tribunaux, pas les multinationales. Il faut que les multinationales le soient aussi ! »

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