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Bonnes feuilles : « Des bombes en Polynésie »

Un habitant des îles Gambier montre une photo du premier essai nucléaire conduit par la France en juillet 1966 en Polynésie française. Suliane FAVENNEC / AFP

De 1966 à 1996, à partir de la présidence du général de Gaulle et jusqu’à celle de Jacques Chirac, 193 essais nucléaires sont conduits en Polynésie française dans les atolls de Fangataufa et Moruroa. Des bombes bien plus puissantes que celle d’Hiroshima y seront tirées, bouleversant les vies des Polynésiens et des écosystèmes. Sous la direction de Renaud Meltz et d’Alexis Vrignon, l’ouvrage « Des bombes en Polynésie » réunit les contributions d’une quinzaine de chercheurs de différentes disciplines (historiens, géographes, anthropologues) pour revenir sur un épisode dramatique et longtemps gardé secret de notre histoire récente. L’ouvrage paraît ce jeudi 7 avril 2022 aux Éditions Vendémaire, nous en publions de bonnes feuilles extraites du premier chapitre.


Pourquoi la Polynésie ?

Qui a choisi la Polynésie pour tester les engins nucléaires français et selon quels critères ? Le processus n’obéit pas à la logique linéaire qu’il est tentant de rationaliser a posteriori. D’autres possibilités ont été envisagées. Les décideurs invoquent plusieurs éléments déterminants, parfois contradictoires. La qualité des mesures, la sûreté sanitaire et la logique financière ne cohabitent pas harmonieusement : l’isolement et la décontamination ont un coût logistique, financier et temporel. La pondération de ces exigences reste une opération subjective, réalisée par quelques acteurs aux mobiles divers. La capacité à concevoir et à réaliser le meilleur site d’essais possible est contrainte par la limite des connaissances : les savoirs sur les conséquences sanitaires des essais évoluent rapidement ; leur diffusion oblige à des précautions qui retardent la mise au point de la bombe. Les intérêts ne sont pas toujours convergents entre les civils du CEA, qui conçoivent les engins, et les militaires, qui ont la main sur le choix et l’aménagement du site. Leur rationalité n’est pas absolue, enfin : mus par une volonté unanime mais diverse de servir les intérêts de l’État, ils sont traversés d’émotions et de représentations. Le charme de la vahiné parasite la rationalité de la décision, face à l’austérité des Kerguelen…

Qui sont ces décideurs, quels sont leurs critères ?

L’armée publicise ces derniers deux ans après le choix de la Polynésie dans la Revue de défense nationale de l’été 1964. Ils combinent exigences de sûreté (maîtrise des aléas naturels et du risque technologique), de sécurité (capacité à prévenir des actions malveillantes) et de faisabilité logistique. Six mois avant la reconnaissance du général Thiry dans le Pacifique, le chef d’État-major général de la Défense nationale avait défini peu ou prou les mêmes attentes : sûreté, sécurité (« possibilité de définir des zones interdites ou réglementées à l’écart des grands courants de circulation ») et ressources logistiques : « proche support d’un port équipé et d’un pays disposant de ressources pour la base-vie ». Après sa reconnaissance, le général Thiry justifie sa préférence pour Moruroa suivant ces trois critères. Sûreté : « démographie du site et de ses environs », « météorologie ». Sécurité : « indépendance et sûreté des communications avec la métropole », « pas de voisinage étranger à moins de 330 milles ». Faisabilité logistique : « possibilité de construire une piste d’envol de 1800 mètres », « possibilité d’installer une base-vie ou de trouver des mouillages (lagon) ».

Mais ces critères se divisent en exigences contradictoires selon les besoins politiques du moment : la nature de l’explosif (bombe A puis H), la puissance du tir (jusqu’à la mégatonne), l’acceptabilité des retombées, dans un contexte international mouvant. En 1957, la France cherche un site pour tirer des bombes A de faible puissance (moins de 100 kilotonnes), en aérien. Ce sera Reggane, en Algérie. Dès 1959, les militaires cherchent un nouveau polygone de tir pour des explosions souterraines, les autres puissances nucléaires ayant décidé en novembre 1958 un moratoire sur les tirs atmosphériques (en 1963 les signataires des accords de Moscou s’interdisent les essais aériens). Ce sera In Ecker, toujours en Algérie, pour des tirs en galeries horizontales, creusées dans le massif du Hoggar. Un an plus tard, en 1960, la volonté du général de Gaulle de réaliser au plus vite des essais de bombe à fusion oblige à chercher un troisième emplacement. Les incidents à répétition des essais en galerie, pour des explosions inférieures à 150 kilotonnes, conduisent les militaires à chercher un site aérien, aussi isolé que possible, pour des tirs mégatonniques.

Cette instabilité des besoins explique que les militaires aient ciblé différentes régions : Landes, Massif central, Corse, massifs alpins, territoires ultramarins. Le nomadisme nucléaire participe de la difficulté à reconstituer les processus de décision ; il n’atteste pas une légèreté brouillonne. Au Conseil de défense qui décide des premières dépenses pour équiper Moruroa, de Gaulle pose solennellement la question : « En votre âme et conscience, est-ce que ce site vous paraît devoir être satisfaisant et sur quels éléments d’appréciation vous basez-vous ? » Puis : « Est-ce que l’atoll lui-même, la mer qui est autour, les distances des autres îles, répondent bien à tout ce qui est estimé nécessaire et aux besoins imprévus ? »

À qui s’adresse de Gaulle ?

Les décideurs sont peu nombreux, les acteurs innombrables. Trois membres du gouvernement et le président de la République ont choisi la Polynésie, à croire Messmer. Dans ses Mémoires, l’ancien ministre de la Défense s’attribue la décision, avec le ministre de tutelle du CEA et le Premier ministre :

« Après une visite sur place avec Gaston Palewski, je fais approuver par le général de Gaulle et Georges Pompidou le choix de deux atolls, Mururoa [sic] et Fangataufa, dans l’archipel des Tuamotu. »

Ces quatre hommes ne sont pas seuls. Le Parlement est saisi indirectement en votant le financement de la force de frappe ; l’opinion publique pèse et s’inquiète de la localisation des polygones de tir et des effets sanitaires des essais. Les Corses font obstacle au projet d’installations sur leur île, dont ils ont appris l’existence ; les élus calédoniens font tout pour éloigner le calice ; les élites polynésiennes, moins intégrées aux cercles du pouvoir parisien, n’anticipent pas la menace. Entre l’opinion et le décideur il faut aussi compter quelques grands commis de l’État : le directeur des Applications militaires du CEA, les diplomates qui s’inquiètent d’essais riverains de Madagascar ou de l’Australie, et le chef du Commandement interarmées des armes spéciales. Les militaires, les généraux Ailleret, puis Thiry, choisissent les sites où les ingénieurs de la DAM, dirigée du reste par un général, Albert Buchalet, essaieront leurs engins. Les Armées ont cherché à s’émanciper totalement de la contrainte civile. En 1954, Ailleret a soumis à René Pleven le projet d’une division militaire au sein du CEA, qui aurait dépendu du ministre de la Défense. Chou blanc. Deux ans plus tard, Edgard Pisani a repris vainement la proposition, mais le BEG (Bureau d’études générales) du CEA, futur DAM, remplit déjà cet office. La mise au point de la bombe demeure une œuvre civile, mais les essais deviennent une entreprise militaire, au grand dam d’Alain Peyrefitte qui demande à de Gaulle de s’en expliquer :

« D’abord, parce qu’après l’affaire d’Algérie, il fallait donner à l’armée un but qui la rassemble et qui l’incite à se moderniser. Et puis les militaires ont le sens de la discipline. »

Essais nucléaires à Mururoa : quand l’État se voulait rassurant (Ina Actu/Youtube, 2021).

La concurrence institutionnelle se double d’une rivalité de personnes. Ailleret ne s’entend pas avec Buchalet. Au soir du premier tir, Gerboise bleue, le DAM (Directeur des applications militaires) est présenté par la presse comme le « père de la bombe atomique française », ce qui n’arrange rien. Thiry essaie « d’arranger les pots cassés ». En 1960, à l’heure de passer aux tirs en galerie, Jacques Robert, successeur de Buchalet, réclame « que le CEA soit maître d’œuvre », ce à quoi les Armées répliquent en créant « le CEMO comme un centre d’expérimentations strictement militaire ». Face à cette « décision unilatérale », le CEA laisse « les escarmouches éclater sur des questions de plus en plus mineures », et finit par renoncer au choix des « sites lointains » en mars 1962. La rivalité se rejoue lorsque Thiry succède à Ailleret, qui peine à laisser son successeur s’émanciper et attire l’attention de Messmer sur la crainte de la DAM « que le CEP ne soit détourné de son objet en raison d’une participation massive des Armées dont l’organisation n’est pas orientée vers la recherche du rendement industriel ». De fait, au printemps 1963, Jean Viard, directeur des essais, multiplie les courriers vengeurs contre l’indépendance de Thiry :

« Il est bien évident que l’esprit de coopération que nous essayons d’établir ne permettra pas le renouvellement d’un incident de ce genre. »

Les avis des grands administrateurs conditionnent la décision politique sans la prédéterminer, du fait de leurs propres rivalités. Sans négliger les forces profondes qui pèsent dans le processus, il faut admettre que le rôle personnel du général de Gaulle est considérable dans l’histoire de la dissuasion française et du CEP. Les dossiers préparatoires et les procès-verbaux des délibérations le montrent désireux d’entendre tous les arguments, puis souverain dans ses choix, malgré leurs conséquences financières, ce qui lui vaut le sobriquet de « Père Noël du CEA »… En aval des Conseils de défense, il corrige de sa main les relevés de décision. L’importance du sceptre nucléaire confère une importance inédite à la fonction présidentielle. En janvier 1964, un décret attribue au seul président la responsabilité d’engager les Forces aériennes stratégiques. De Gaulle en tire les conséquences institutionnelles : « C’est la justification de l’élection populaire du président. Seul un homme incarnant la souveraineté populaire pourra engager le destin national. » Pourtant, Thiry joue un rôle plus important encore dans le choix de la Polynésie…

Le rôle des acteurs est indissociable des pesanteurs de l’histoire. Le passé délègue ses fantômes proches et lointains. Le choix de Moruroa est conditionné par les souvenirs des rivalités séculaires dans la région : la France réinvestit l’île jadis disputée par le pasteur Pritchard qui entendait offrir Tahiti à la couronne britannique, pour en faire un territoire protestant. Thiry, ancien pilote de Halifax en 1944, se souvient avec agacement de son assujettissement à la RAF et milite pour que le CEP serve d’étendard français dans la région. Les États-Unis inspirent les décideurs par leurs avancées techniques : les opérations amphibies qui permettent la construction du CEP mobilisent l’expérience et le matériel du débarquement américain en Normandie, des chalands permettant d’apporter les engins de chantier sur les atolls dépourvus d’infrastructures portuaires. Mais les prétentions impériales de Washington n’incitent guère Paris à appliquer le processus de décolonisation dans ses possessions du Pacifique. Enfin, la nucléarisation des Marshall et de l’île Christmas a créé un précédent décisif dans le choix du CEP alors que la prospection de sites, commencée début 1957, s’inspire des modèles existants. Les options se réduisent à une alternative : déserts ou océans. Les uns et les autres offrent l’apparence d’un vide qui soulage les consciences. Les continuités sont frappantes entre le processus du choix saharien et celui qui aboutit au site polynésien cinq ans plus tard. En 1957, le rapport Ailleret envisage « deux grandes catégories de possibilités […] : l’utilisation de régions désertiques ou subdésertiques du Sahara et celle d’îles ou d’îlots dans des océans ou des mers à population très rare ». Au Conseil de défense du 27 juillet 1962 qui arrête le choix de la Polynésie, de Gaulle demande à Thiry, à propos de Moruroa :

« – Et les habitants ? »
« – Il n’y en a aucun. »

En 1969, Thiry préface une brochure éditée avec le Muséum national d’histoire naturelle dont les savants ont participé aux travaux scientifiques des Services mixtes armées/CEA :

« L’isolement géographique du champ de tir choisi, dans les îles Tuamotu orientales, suffirait à éliminer tout risque de contamination radioactive significative ou dangereuse pour les populations. »

La Polynésie est perçue comme en marge des concentrations humaines tout autant que du cours de l’histoire. Jacques Chevallier, directeur de la DAM en 1972, se souvient d’« atolls déshérités » : « Tout était à faire dans cette Polynésie qui commençait seulement à s’ouvrir au monde. » En 1973, le CEA illustre son Livre blanc sur le CEP de cartes inspirées par cette volonté de donner à voir l’isolement et le vide.

En 2002, le rapport d’un député socialiste et d’un sénateur gaulliste sur Les Incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France justifie encore le choix de la Polynésie par l’évidence de cette alternative : « Amenée à quitter le site saharien […] la France a tout naturellement choisi un site insulaire isolé qui est apparu particulièrement adapté. » Côté polynésien, la « naturalité » du site océanique est intériorisée par le président de l’Assemblée territoriale qui déclare en septembre 1966, à propos des essais :

« La configuration de nos lointains archipels est seule à s’y prêter. »

Le choix n’a pourtant pas ce caractère d’évidence dont se souvient Messmer : la métropole a été également envisagée. La représentation de lieux isolés et vides procède d’une construction, en partie héritée des précédents anglo-saxons. Les États-Unis proposent les deux configurations depuis 1946 : déserts du Nouveau-Mexique et du Nevada, îles de Bikini et d’Eniwetok aux Marshall. Les Britanniques utilisent les déserts australiens depuis 1953 et des îles : Montebello en 1952, et les Kiribati (Christmas) depuis 1957, où les Américains prennent le relais à partir de 1962. Les Soviétiques utilisent Semipalatinsk, dans les steppes du Kazakhstan, puis l’archipel de Nouvelle-Zemble, dans l’océan Arctique.

En librairie le 7 avril 2022. Éditions Vendémiaire

En septembre 1961, l’URSS rompt le moratoire de 1958, à rebours de l’inquiétude mondiale : en décembre suivant, la 16e Assemblée générale des Nations unies appelle à mettre fin à tous les essais. Qu’importe : désert ou océan, les sites apparaissent aux décideurs comme assez ingrats pour être sacrifiés aux expérimentations nucléaires. Leurs rares habitants y vivent sans produire de richesse. Les marges impériales n’ont pas d’avenir propre. Lieux de l’arriération, il revient au génie occidental de les moderniser, puisque les Occidentaux croient maîtriser le sens de l’histoire.

L’expérimentation de la bombe, parangon du progrès technique, prépare un nouveau cycle de développement. À Tahiti, le tourisme prendra le relais, profitant des infrastructures mises en place pour le nucléaire. Coup double : ces territoires, travaillés par des velléités d’indépendance ou les visées d’autres puissances impériales, seront repris en main.

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