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Climat : pourquoi nous avons besoin de désobéissance civile

Des militants du mouvement écologiste Extinction Rebellion (2019). Fabrice COFFRINI/AFP

Au fondement de la désobéissance civile se trouve la conviction d’un écart insupportable entre ce qu’une morale minimale exige et ce qu’autorise un État du droit ou quelque décision particulière des autorités publiques.

Cette définition s’applique parfaitement à l’occupation par les membres d’Extinction Rebellion, le 17 février 2020, des locaux de sociétés de trading en hydrocarbures à Genève et à Lausanne. Créé fin 2018 outre-Manche, ce mouvement écologiste mène des opérations pour dénoncer l’inaction des gouvernements face au dérèglement climatique.

D’un côté, un État du droit qui permet le développement des activités de ces sociétés sur le territoire de la Confédération (avec les encouragements du Conseil fédéral) ; de l’autre, le caractère contradictoire de nombre de ces activités et de leur développement avec la préservation de l’habitabilité de la Terre, ou avec les accords de Paris sur le climat.

Un monde en surchauffe

Rappelons que l’état actuel de nos émissions nous conduit désormais à une hausse de la température moyenne sur Terre de 2 °C supplémentaires par rapport à la seconde moitié du XIXe siècle, et ce dès 2040.

Cela signifie : davantage de méga-feux et d’inondations hors normes, davantage de cyclones flirtant avec le plafond de la catégorie 5, des vagues de chaleur et des sécheresses plus intenses et fréquentes, une accélération de la montée des mers, etc. Et partant, une habitabilité de la Terre de plus en plus compromise pour l’espèce humaine et tous les autres êtres vivants.

Avec le climat qu’a connu l’Australie lors de l’été austral 2019-2020, les récoltes (sorgho, riz, coton, etc.) y ont été inférieures de 66 % à la moyenne. Un avertissement pour l’avenir de nos capacités de production alimentaire. Ajoutons encore que dès 2 °C d’augmentation de la température moyenne, il est déjà de vastes zones sur Terre susceptibles d’être affectées quelques jours – à ce niveau de température moyenne – par un phénomène redoutable : la saturation de nos capacités de régulation thermique due à la montée conjointe de la température et de l’humidité de l’air, laquelle entraîne, sans refuge plus frais, la mort.

Face à ces menaces, seul le scénario du GIEC (appelé P1) tablant sur une baisse mondiale des émissions de gaz à effet de serre de 58 % dans la prochaine décennie (2021-2030) peut être considéré comme raisonnable. Or, il n’impliquerait pas une « transition » énergétique, mais bien une décélération brutale.

Changement de température de surface simulée entre 1850-2100. (Météo France, septembre 2019).

Rappeler les faits

Le contraste entre ce qui est fait et ce qui devrait l’être pour sauver l’habitabilité de cette planète est aujourd’hui béant.

Il est donc difficile de trouver une motivation supérieure en matière morale à la désobéissance civile, puisqu’il en va de l’avenir de l’humanité. Et cela même sans devoir évoquer l’autre aspect majeur du drame moral de notre époque : l’effondrement tout autour de nous du vivant, avec notamment la diminution rapide des populations d’arthropodes et autres insectes.

Mais ce n’est pas tout : quand bien même tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes climatiques, le scandale de ces sociétés de trading n’en prévaudrait pas moins.

Il suffit de rappeler ici les agissements de Vitol, une société de trading d’hydrocarbures, second chiffre d’affaires sur la place helvétique (254 milliards de CHF). Cette société s’est employée à cocher ces dernières années toutes les cases de l’ignominie et celles de nombreuses affaires judiciaires. Vitol a été poursuivie, et condamnée, par la justice américaine dans le cadre de l’affaire « Pétrole contre nourriture » à la suite de la guerre d’Irak ; elle a été dénoncée par l’ONG Public Eye pour avoir fabriqué et vendu des carburants toxiques pendant 30 ans à nombre de pays africains ; Vitol est mêlée au Brésil au scandale Petrobas et fait l’objet d’une enquête pour corruption de fonctionnaires brésiliens ; Vitol a maintenu l’approvisionnement en produits raffinés du gouvernement assiégé et ethnocidaire de Bachar Al-Assad en Syrie, elle a aussi fourni du pétrole à une des factions libyennes ; Vitol est mêlée à un scandale de manipulation du marché de l’énergie en France, etc.

Rappeler ces faits est indispensable au moment même où les actions de groupes comme Extinction Rebellion, et notamment celles du 17 février dernier en Suisse, ont été trop succinctement médiatisées, alors qu’elles cherchaient à rendre public ce qui ne l’est pas.

On pourra toujours avancer que, certes, scandale il y a, mais qu’il ne s’agit pas d’une raison suffisante pour défendre la désobéissance civile ; et cela d’autant plus dans un pays de démocratie semi-directe comme la Suisse. Au-delà de la fierté nationale due à cet état de choses, il convient de rappeler que les votations populaires n’y réussissent que rarement. La raison en est simple : les initiatives échouent quasi systématiquement contre le mur de la contre-propagande des milieux économiques, dans un pays où le financement de la vie politique ne donne lieu à aucun contrôle public.

Le monde change

Quoi qu’il en soit, s’étonner de l’impertinence de la désobéissance civile dans un pays comme la Suisse relève d’une naïveté confondante. Car le monde change, et très vite.

Rien d’étonnant à ce qu’un État de droit puisse aujourd’hui être soumis à des pressions diverses. Dans les pays occidentaux, l’ordre juridique actuel est généralement le fruit de la modernité et de sa volonté, alors légitime, de nous arracher à la vallée des larmes de la pauvreté. Dans ce cadre, la liberté de produire est généralement au faîte des normes. Mais pour que cette vallée ne devienne pas brûlante, nous devons désormais apprendre à produire moins et à distinguer le superflu de l’essentiel. Certes, la désobéissance crée une situation particulière qui ne saurait être indéfiniment tolérée. Mais c’est justement sa raison d’être. Elle est précisément là pour inciter, au sein d’une démocratie, à une évolution rapide des normes.

Considérons le cas de l’extrême pauvreté : en mars 1898, le juge français Magnaud refuse de condamner une jeune mère, établissant « l’état de nécessité » cher aux défenseurs de la cause climatique. Cette mère avait violé le droit de propriété en volant un pain pour sauver sa fille de 4 ans de la faim. Le juge a estimé que l’impératif de sauver la vie de la fillette était supérieur à celui nous enjoignant de respecter le droit de propriété. Quel chaos, a-t-on vociféré, si toutes les mères piégées par l’extrême pauvreté se mettent à voler !

Mais c’est justement la dynamique : créer une situation intenable pour susciter l’énergie d’en sortir. Tel est ce qui s’est produit avec l’extrême pauvreté. De façon générale, les sociétés bourgeoises ont reconnu le droit syndical (de grève notamment) et ont plus généralement construit le droit social. En conséquence, elles ont fini par éradiquer l’extrême pauvreté.

Tel est, analogiquement, l’objectif de la désobéissance civile aujourd’hui : créer une situation impossible nous incitant à sortir du piège climatique.

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