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Comment le travail des étrangers sert les agendas politiques

Les secteurs en tension, comme le BTP ont particulièrement recours au travail des étrangers, parfois sans papiers. Pxhere

Le texte du projet de loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », et son article 3 proposant la création d’un titre de séjour « Métiers en tension », divise depuis de nombreux mois très fortement la classe politique. Supprimé dans la nuit du 8 au 9 novembre 2023 par le Sénat, le vote de l’article 3 a pourtant été posé dès les débuts comme un enjeu fort pour la majorité.

L’article proposait d’inscrire dans la loi une voie d’accès juridique à la régularisation du séjour par le travail pour les personnes sans-papiers, c’est-à-dire démunies d’un titre de séjour en règle. Il s’agissait en partie pour les ministres de l’Intérieur et du Travail – Gérald Darmanin et Olivier Dussopt – d’assouplir l’application de la circulaire du 28 novembre 2012, dite aussi circulaire Valls.

D’abord, en rendant le droit à la régularisation par le travail opposable, c’est-à-dire qu’en cas de refus de délivrance du titre de séjour demandé, il aurait été possible de déposer un recours devant les tribunaux. En l’espèce, la circulaire Valls est une circulaire non impérative, elle n’est pas attaquable juridiquement. Ensuite, si cette circulaire laisse une partie du pouvoir de régularisation aux entreprises en leur demandant de fournir les documents employeurs (la promesse d’embauche dite « CERFA », et le certificat de concordance dans le cas de travail sous un autre nom), le nouvel article aurait permis aux travailleuses et travailleurs d’introduire leur demande sans l’aval d’un employeur.

Une vision utilitariste de l’immigration

Pourtant, l’article 3 présentait aussi une vision utilitariste de l’immigration, dénoncée par une partie de la gauche et de l’extrême gauche, car indexant la délivrance du titre de séjour aux besoins économiques. En récusant la réduction de l’immigration à sa dimension purement économique, ces élus ont pointé le fait que la régularisation, par définition, n’est pas qu’un geste économique : elle accorde aussi des droits sociaux.

Bien qu’il ne saurait racheter ou justifier la face répressive du projet, la création de ce titre constituait toutefois une avancée sur le plan de la reconnaissance juridique du travail des sans-papiers.

Pour des élus de droite et d’extrême droite, rejetant en bloc l’article 3, la création de ce titre aurait permis de légitimer les situations de séjour illégal, de « récompenser la fraude », pire encore, de provoquer un « appel d’air », concept tenant jusque-là plus de la mythologie que d’une réalité jamais démontrée.

À l’heure où le ton se durcit considérablement sur la question de la régularisation des travailleurs sans-papiers, sans doute convient-il de revenir sur les manières dont en France les politiques migratoires ont pensé le travail des étrangers, et celui des sans-papiers en particulier.

Une vieille histoire

En France, le recours à une main-d’œuvre étrangère s’enracine dans le processus d’industrialisation de l’économie française dès la fin du XIXe siècle. Durant le XXe siècle, les besoins de reconstruction et de rattrapage de croissance économique suscitent la création de l’Office National d’Immigration, censé organiser le recrutement d’une main-d’œuvre, d’abord issue des colonies, puis étrangère. Dans les années 1950, la France signe différentes conventions bilatérales pour encourager la migration de travail.

Cependant la crise économique liée au choc pétrolier de 1973 marque un tournant. Le 3 juillet 1974, le Conseil des ministres suspend officiellement l’immigration des travailleurs et de leurs familles, remisant la question du travail des étrangers devenu par la suite angle mort des politiques migratoires.

Déclinée et soumise à conditions, elle réapparaît néanmoins dans le contexte des années 2000 : d’abord à travers l’opposition entre une immigration « choisie » (de travail et hautement qualifiée) opposée à l’immigration dite « subie » (laquelle reste pourtant légale, qu’elle soit familiale, étudiante…), introduite par la loi Sarkozy II du 24 juillet 2006.

Une immigration utile et jetable ?

Alors qu’elle cherche à limiter les flux d’immigration légale, la loi du 24 juillet 2006 réintroduit les cartes de séjour liées au travail. Si la volonté première est d’attirer les talents du monde entier par la création d’une carte « compétence et talents » (remplacée en 2016 par la carte « passeport talent »), la création de titres de séjour pour le travail renoue plus largement avec l’idée d’une immigration de travail.

Les travailleurs étrangers munis d’un contrat de travail peuvent désormais se voir délivrer une carte de séjour portant la mention « salarié » ou portant la mention de « travailleur temporaire ».

Organisant une immigration de travail en fonction des besoins économiques, cette loi soutient une conception utilitariste de l’immigration. Les cartes de séjour mentionnent la région d’exercice et le métier occupé et sont délivrées pour une durée d’un an renouvelable ; ce que dénonceront par la suite des associations réunies sous le collectif Uni·e·s contre une immigration jetable.

Le tournant 2006-2007

Exclus de la nouvelle législation, les travailleurs sans-papiers, qui occupent pourtant des emplois déclarés par les employeurs, saisissent là le moyen de s’organiser.

En octobre 2006 et au printemps-été 2007, de premières grèves du travail éclatent. Sous la pression de ces grèves, la loi suivante sur l’immigration du 20 novembre 2007, dite loi Hortefeux, introduit par son article 40 la possibilité d’une régularisation par le travail.

Dans le même temps, considérant les besoins des marchés du travail français, le 20 décembre 2007 est publiée une circulaire visant à encourager la migration de travailleurs, d’abord européens.

Cette circulaire définit deux listes de métiers en tension pour lesquels la situation d’emploi n’est pas opposable. La première concerne 150 métiers peu qualifiés pour les ressortissants des nouveaux membres de l’Union européenne (UE) ; la deuxième est une liste de 30 métiers en tension établie par zone géographique pour les non-ressortissants de l’UE, mais ne recoupe pas les emplois occupés par la plupart des travailleurs étrangers. Ces deux listes seront traduites dans deux arrêtés en janvier 2008.

Annexe 3 de la circulaire du 20 décembre 2007.

En parallèle, l’article 40 ne suffit pas à régulariser les travailleurs sans-papiers. Le dispositif est à la fois flou et complexe : aucun critère de régularisation n’est clairement défini.

De nouvelles grèves du travail éclatent. Entre 2008 et 2009, ils sont des milliers de sans-papiers à faire la grève du travail et à revendiquer la régularisation de leur séjour.

En novembre 2012 paraît la circulaire Valls qui permet une régularisation du séjour sans opposabilité de l’emploi et sans référence à la liste des métiers en tension pour les non-ressortissants de l’UE.

La reprise d’un discours récurrent sur l’étranger « indésirable »

Après 2015, dans un contexte post « crise migratoire » et post-attentat, le discours politique se durcit à l’encontre des étrangers, et notamment des travailleurs sans-papiers et réactive un discours de tri des étrangers.

En novembre 2018, lors d’une cérémonie au fort de Douaumont, le président Emmanuel Macron répond à un ancien combattant qui l’interpelle au sujet du renvoi des personnes sans-papiers :

« Ceux qui fuient leur pays, parce que c’est leur liberté [sic], il faut les protéger. Mais ceux qui viennent alors qu’ils peuvent vivre librement dans leur pays, il faut les raccompagner ».

Opposant dans son discours différents types de migration, Emmanuel Macron souligne qu’il y aurait donc des raisons plus légitimes que d’autres à migrer ; certaines pourraient être même frauduleuses. Il propose ainsi de distinguer les « vrais » réfugiés des autres.

Les personnes étrangères, et sans-papiers en particulier, sont ainsi stigmatisées, rendues au rang de populations indésirables. La loi Collomb du 10 septembre 2018 renforce cette appréhension notamment en facilitant la procédure d’expulsion pour les personnes déboutées du droit d’asile.

« On veut ceux qui bossent, pas ceux qui rapinent »

C’est cette fois-ci dans une nouvelle ligne d’opposition que Gérald Darmanin déclarait le 6 décembre 2022 : « On veut ceux qui bossent, pas ceux qui rapinent ».

Défendant la proposition d’un article de loi destiné à privilégier une immigration pour soulager les secteurs en tension, le ministre de l’Intérieur affirme qu’il s’agit d’une mesure pour mieux intégrer ceux qui travaillent. Pour autant, comme ses prédécesseurs, le ministre apparaît instrumentaliser l’immigration en reprenant à son compte un discours sur les « indésirables ».

Difficilement conciliables, les positions qui s’opposent autour de l’article 3 s’entrecroisent pourtant. D’un côté, le recours à une conception utilitariste justifierait une immigration mesurée, quand de l’autre, la réactivation de vieilles peurs et antiennes sur l’étranger légitimerait les faces les plus répressives du projet.

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