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Un homme à genoux lève le point derriere une barricade en feu.
Un partisan de l'opposition réagit devant une barricade en feu lors des manifestations appelées par les partis d'opposition à Dakar le 4 février 2024. SEYLLOU/AFP via Getty Images

Comment stabiliser le processus électoral au Sénégal ? Un expert préconise trois mécanismes

Tout a commencé avec la disqualification du candidat Karim Wade, fils de l'ancien président Abdoulaye Wade, à l'élection présidentielle du 25 février 2024. Son parti, le Parti démocratique sénégalais (PDS), avait demandé la mise en place d’une commission d’ enquête parlementaire sur un soupçon de corruption concernant deux membres parmi les sept juges du Conseil constitutionnel.

Cette juridiction avait disqualifié la candidature de Wade, suite à une déclaration sur sa double nationalité encore effective au moment du dépôt de son dossier. Après la mise en place de cette commission, le Groupe parlementaire du PDS a proposé une loi sur le report de l’élection.

Macky Sall a évoqué cette accusation pour abroger le décret convoquant le corps éléctoral, alors qu'on était à quelques heures du démarrage de la campagne électorale. Son parti, l’Alliance pour la République (APR), et le PDS de Karim Wade ont voté massivement en faveur de cette proposition de loi préconisant le report de l’élection au 15 décembre, tandis que les gendarmes sont intervenus pour évacuer certains députés de l'opposition de la salle avant de les retenir à l'extérieur de l'hémicycle à la suite de bagarres survenues au cours d'une longue journée de délibérations. C’est la première fois depuis 1967 qu’une élection présidentielle est reportée.

L’arrêt du processus électoral au Sénégal amène à s’interroger sur les voies et moyens d’un retour à une situation normale. On assiste en effet à un face à face tendu entre majorité gouvernante et opposition. Le peuple, inquiet, scrute l’avenir avec angoisse et incertitude. Beaucoup de questions sont soulevées. Nous en isolerons seulement quelques-unes.

Mes recherches portent sur la science politique, et plus spécifiquement sur l'alternance au pouvoir en Afrique, les élections, les partis politiques, les mouvements sociaux. Selon moi, les facteurs de stabilité politique pourraient être recherchés dans l’analyse institutionnelle, le rôle des forces politiques et la responsabilité des mouvements sociaux entendus au sens large, c’est-à-dire comprenant l’action collective, la contestation et la médiation.

Le rôle des institutions

Sur le plan institutionnel, la décision rendue le 15 février 2024 par le Conseil constitutionnel semble aller dans le sens de l'apaisement d'une atmosphère conflictogéne. Selon le Conseil, la proposition de loi portant report de l'élection présidentielle est contraire à la Constitution. De même, le décret portant abrogation du décret portant convocation du corps électoral a été déclaré non conforme à la Constitution. En tant que juge des élections, le Conseil constitutionnel est attendu sur tout le processus électoral et sa fonction de régulation du jeu politique est déterminante.

Le président de la République devrait rassurer les parties prenantes en veillant sur le bon déroulement du processus électoral et en respectant les dispositions constitutionnelles qui confèrent au Conseil constitutionnel un rôle central dans ce processus. Il est question de restaurer la confiance dans les institutions, leur fonction régulatrice, pacificatrice et apaisante.

La régulation juridique et la médiation politique sont deux rouages protecteurs de ce processus.

La responsabilité des forces politiques

Sur le rôle des forces politiques, ou plus précisément des acteurs politiques, l’appréciation se fait à deux niveaux :

1/ Dans les régimes démocratiques actuels, la théorie de l'alternance conduit à affirmer que l’opposition doit être rassurante pour être alternante. Elle devrait adopter une posture à mi-chemin entre “le drame révolutionnaire” et “l’immobilisme conservateur”. L'élection conduit soit à la conservation du pouvoir par le personnel dirigeant sortant soit à l'alternance permettant au personnel dirigeant entrant d'exercer ce pouvoir.

En Afrique, Vincent Foucher insiste sur les alternances difficiles. La radicalité des positions et leurs polarisations font que les personnels dirigeants sortants et entrants sont obligés de recourir à la négociation, à la médiation, aux bons offices et parfois même à la violence. Ces mécanismes peuvent être officiels ou officieux.

Au Sénégal, le face à face tendu entre gouvernants et gouvernés est devenu tranchant: trois jeunes ont été tués les vendredi 9 et samedi 10 février 2024. La crainte de l'escalade a certainement amené la majorité gouvernante à entamer des négociations. L'architecte Pierre Goudiaby Atépa - médiateur dans cette crise - a déclaré avoir rencontré à plusieurs reprises Ousmane Sonko, un des principaux leaders de l'opposition détenu, à la suite de deux affaires judiciaires, depuis juillet 2023 et principal soutien de Bassirou Diomaye Diakhar Faye, candidat à l'élection présidentielle lui aussi dans les liens de la détention.

M. Atépa a sans doute joué un rôle important dans les négociations ayant abouti à la libération de centaines de détenus qui, pour la plupart, étaient des manifestants issus de l'opposition sénégalaise. La perspective d'une libération de Ousmane Sonko est devenue, dit-on, une option sérieuse.

2/ la majorité gouvernante pourrait aussi jouer sa partition. Pour cela, le président de la République doit éviter de conserver le pouvoir au delà du 2 avril 2024 sauf si les circonstances l'exigent (fin officielle de son mandat). Donc il doit être en phase avec la Constitution.

La coalition Benno Bokk Yaakaar (regroupant les partis de la mouvance présidentielle) doit se positionner en fonction des enjeux électoraux. Évidemment, cette coalition n’est plus homogène. Elle est même clivée et les stratégies partisanes et politiques débouchent sur des alliances dont l'analyse en termes de coopération ou coalition pourrait faire l'objet d'études plus approfondies. L'objet de cette réflexion est plus large en ce qu'il concerne le processus électoral lui-même.

Les dimensions de l'action collective

Enfin, les mouvements sociaux ont aussi une responsabilité ambivalente**. A la suite du sociologue et politiste français Erik Neveu, l’action collective s’apprécie en fonction de l’épaisseur de la revendication et de la contestation démocratiques. Elle peut être encadrée tout comme elle peut procéder par surprise. Auquel cas, elle prend de court l’adversaire. Dans tous les cas, elle s’appuie sur des types d’intervention, des répertoires d’action collective spécifiques comme la manifestation, la marche, la grève, etc.

Par rapport à l’action publique, ces répertoires seront la négociation, l’action juridique, entre autres. Ce sont là des moyens utilisables par les syndicats, les groupes d’intérêts, les ONG, les associations de manière plus générale, pour se faire entendre et ainsi contribuer à faire dissiper les tensions.

Depuis le discours présidentiel du 3 février 2024, ces répertoires classiques de contestation ont été utilisés. Ils ont entraîné 3 pertes en vies humaines. Les déclarations de manifestation étant rarement autorisées, les affrontements entre manifestants et forces de défense et sécurité ont causé beaucoup de violences.

Dans le cadre de l'action publique, ces répertoires ont une allure contestataire mais moins violente. Les syndicats, les organisations de la société civile (Aar sunu élection, le Collectif des universitaires pour la démocratie,…), les étudiants,… ont recouru aux marches silencieuses, à la grève, aux pétitions, etc.

On peut déplorer le caractère disparate de ces mouvements. En effet, leur unité d'action pourrait conférer une plus grande efficacité à leurs modes d'intervention.

Permanence ou alternance

L’expérience des crises politiques a montré que le recours massif à ces solutions s’explique par leur souplesse et leur flexibilité. L’Eglise catholique, les organisations confrériques et les mécanismes sociétaux de prévention et de résolution des différends et des conflits pourraient contribuer à une déflation - c’est-à-dire à une baisse durable et auto entretenue - des tensions. En fait, on peut relever une interaction entre les solutions juridiques et les solutions politiques.

L'environnement sociopolitique dans lequel le juge exerce son office est déterminant dans les décisions qu'il rend. Les mécanismes politiques de gestion des conflits, en limitant les abus et les dérives des pouvoirs majoritaires impactent indirectement sur les décisions des juges constitutionnels soucieux de préserver la paix et la stabilité. Telle est la perspective holistique permettant de comprendre, au delà des techniques d'interprétation des dispositions constitutionnelles et du contrôle de la constitutionnalité des lois, le système politique sénégalais dans sa globalité.

Permanence ou alternance au pouvoir? La décision du Conseil constitutionnel sénégalais ordonne aux autorités d'organiser le scrutin présidentiel dans les meilleurs délais.

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