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Crise des réfugiés et quotas : des solutions pour mieux répartir les flux

Sauvetage de réfugiés le 19 juillet 2015. Irish Defence Forces / Flickr, CC BY

Les tragédies de l’été et leur retentissement ont à nouveau propulsé la question des réfugiés sur le devant de la scène, suscitant cette fois le retournement des opinions publiques. La plupart des dirigeants européens ont ainsi été conduits à réviser leur position : majoritairement, ils se déclarent désormais favorables à des quotas d’admission obligatoires, idée proposée en mai 2015 par la Commission Européenne, mais rejetée lors du Conseil européen du 25 juin suivant.

L’état du débat européen : émotion et dissensions

Forte du soutien de nombreux gouvernements et des opinions publiques, la Commission est revenue à la charge le 9 septembre 2015 avec des propositions qui vont beaucoup plus loin que ce qui avait été proposé en mai dernier. Les nouvelles propositions de la Commission comportent trois volets que nous détaillons brièvement ici. D’une part, un changement d’échelle quantitative, avec 120 000 demandeurs d’asile supplémentaires (soit un total de 160 000 sur deux ans) devant intégrer un système de quotas dits « d’urgence » et qui seraient répartis entre les pays membres selon la même grille que précédemment.

D’autre part, l’introduction d’un système de relocalisation permanent, visant à anticiper les afflux futurs, dispositif assorti d’une éventuelle sanction financière (fixée à 0,002 % du PIB) à l’encontre des pays qui n’honoreraient pas leurs obligations. Enfin, les propositions de la Commission incluent pour la première fois la mention de la nécessité de prendre en compte les souhaits des demandeurs d’asile comme les besoins des pays d’accueil au moment des choix de relocalisation ; les modalités de cette prise en compte restent toutefois à préciser.

Seul le premier aspect a véritablement été débattu et entériné lors du Conseil européen du 23 septembre 2015, avec deux nuances importantes. La première est que les gouvernements ont approuvé le principe des quotas, mais rejeté leur caractère obligatoire pour le remplacer par un principe de coordination volontaire sur la base de la grille de répartition proposée par la Commission. La seconde nuance, d’importance, est qu’un certain nombre de pays se sont désolidarisés du reste de l’UE ; alors que la Pologne s’est finalement ralliée à la majorité, les autres pays du groupe dit de Visegrad (Hongrie, Slovaquie et République tchèque) ont confirmé leur refus du système des quotas et ont été en cela rejoints par la Roumanie.

Pour aller au-delà des quotas d’urgence

La question des quotas et de leur répartition, celle d’éventuelles sanctions pour les pays récalcitrants, et les éventuelles modalités de prise en compte des préférences respectives des réfugiés et des pays de destination l’un pour l’autre vont à nouveau être discutées lors des prochains rendez-vous européens, notamment le Conseil européen des 17-18 décembre. Il n’est sans doute pas trop exagéré de dire que jusqu’ici, la Commission comme les gouvernements européens ont réagi à la crise migratoire dans l’urgence, parfois sous le coup de l’émotion, et sans toujours pouvoir considérer les tenants et les aboutissants des mesures proposées.

L’objectif de cet article est de contribuer aux discussions à venir par un point de vue d’économiste. L’objet du débat n’est pas tant celui des coûts et bénéfices économiques de l’afflux de réfugiés, question complexe sur laquelle nous manquons de repères, ni même de savoir s’il faudrait intégrer 40, 160 ou 800 000 réfugiés. Il s’agit là de choix politiques complexes, fondés principalement sur des considérations humanitaires et sur l’appréciation de la capacité d’absorption (socioculturelle autant qu’économique) des sociétés concernées.

En revanche, sur les deux autres points – le mécanisme de compensation/sanction financière et la prise en compte des souhaits respectifs des migrants et des pays de destination en matière de relocalisation –, l’analyse économique peut contribuer à améliorer la solution que les instances européennes cherchent à mettre en place face à la crise des migrants.

Avec mon collègue Jesus Fernandez-Huertas Moraga (Université Autonome de Madrid), nous avons proposé récemment que les quotas d’admission de réfugiés au sein de l’Union européenne soient à la fois « échangeables » et assortis d’un mécanisme d’appariement (« matching »). Ces compléments aux propositions de la Commission présentent plusieurs avantages : la réduction des coûts anticipés pour les pays d’accueil – et donc des chances accrues de les voir voter en faveur du système de quotas ainsi modifié ; la prise en compte, dans la mesure du possible, des préférences, à la fois des réfugiés (en terme de destination) et des pays d’accueil (quant au profil des réfugiés qu’ils souhaitent accueillir) ; last but not least, la lutte contre le « moins-disant humanitaire » en matière d’accueil.

Des quotas d’admissions « échangeables »

Le système de quotas échangeables est bien connu. Son but est d’atteindre un objectif commun – par exemple la lutte contre la pollution, ou la protection des réfugiés – au moindre coût, en donnant aux acteurs qui ont un « avantage comparatif » dans la réalisation de cet objectif la possibilité de l’exploiter.

Dans notre cas, ce système inciterait les pays pour qui l’accueil des réfugiés ne constitue pas un problème économique ou identitaire rédhibitoire à accueillir plus de réfugiés que leur quota initial ; à l’inverse, les pays qui sont les plus réticents (par manque de capacité d’accueil, voire par choix idéologique) devraient verser une compensation financière aux premiers. Cela revient à laisser à chacun le choix des modalités de sa solidarité : par l’accueil de réfugiés, ou par le financement de cet accueil par d’autres, à un prix (fixé sur le marché des droits – ici les quotas d’admissions) qui rende les décisions des uns et des autres compatibles.

A contrario, les propositions de la Commission en matière de compensations/sanctions financières apparaissent plutôt arbitraires (d’où vient ce chiffre de 0,002 % de PIB ?) et bien peu incitatives. Par exemple, dans le cas de la France, le calcul est simple : 0,002 % de 2400 milliards d’Euros (approximativement le PIB de la France) divisé par 24 000 (le nombre de réfugiés que la France devrait accueillir au titre du mécanisme d’urgence) équivaut à un montant de 2000 euros par réfugié. À ce prix, il est à craindre que les sanctions introduites conduisent à un résultat inverse de celui recherché et permettent à certains pays d’échapper à bon compte à leurs obligations de solidarité.

Le matching, ou comment tenir compte des préférences des réfugiés quant à leurs pays hôte (et vice-versa)

Les mécanismes d’appariement (« matching ») sont eux aussi bien connus. Ils ont été introduits aux États-Unis dans des contextes aussi différents que l’appariement entre étudiants et universités, internes en médecine et hôpitaux – ou encore entre donneurs et receveurs de reins – et ont valu à leur principal concepteur, Alvin Roth (Stanford), le prix Nobel d’Économie en 2012.

Leur application à la question des réfugiés pourrait se faire de la façon suivante (il existe en fait plusieurs variantes envisageables) : d’une part, les demandeurs d’asile classent les destinations qu’ils considèrent comme des refuges possibles par ordre de préférence, et ils sont eux-mêmes classés selon un ordre aléatoire. Le premier sur la liste reçoit sa destination préférée, le second également et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à un migrant dont la destination préférée n’est plus disponible. Celui-ci se voit attribuer sa deuxième destination préférée, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de l’ensemble des quotas.

D’autre part, les pays de destination peuvent également exprimer leurs préférences quant au profil des réfugiés qu’ils souhaitent privilégier (selon une grille de critères à définir, par exemple par pays d’origine, profession, langue, statut familial…). Plus les pays expriment des préférences qui leur sont propres, plus ils ont de chances de recevoir des réfugiés dont le profil est proche de celui demandé.

Cette procédure d’appariement permet par ailleurs de trouver un juste milieu entre, d’une part, la position de refus de toute prise en compte des préférences des réfugiés au nom du principe selon lequel un réfugié « véritable » doit accepter d’aller n’importe où (pour autant que sa protection est assurée) et, d’autre part, la position de nombreuses ONG qui soulignent que laisser les réfugiés s’installer où ils le souhaitent est la meilleure garantie de leur bonne intégration future.

Lutter contre le « moins-disant humanitaire »

Un système de quotas d’admission de réfugiés, échangeables ou non, présente un risque important de dumping humanitaire. Pour s’en prémunir, le mécanisme d’appariement constitue un ingrédient essentiel (mais pas suffisant).

Prenons l’hypothèse suivante : si la Hongrie, sous la pression de ses voisins occidentaux, en venait à accepter finalement le système des quotas, qu’est-ce qui l’empêcherait d’accueillir son lot de réfugiés (ou, dans l’hypothèse de quotas échangeables, d’accueillir contre paiement plus de réfugiés que son quota de départ) tout en plaçant ceux-ci dans de mauvaises conditions matérielles (ou en leur refusant toute perspective d’intégration à terme) ?

La procédure d’appariement, selon laquelle un pays ne peut accueillir de migrants que dans la limite du nombre de ceux qui l’ont classé parmi leurs destinations potentielles souhaitées, ne constitue pas en elle-même une garantie suffisante contre le risque de moins-disant humanitaire. En effet, la Hongrie – pour continuer avec l’exemple précédent – pourrait ici être tentée de dissuader les migrants de demander l’asile chez elle en leur faisant, en quelque sorte, la publicité des mauvaises conditions qui leur seraient offertes.

En revanche, la juxtaposition de nos deux composants – système de quotas d’admissions échangeables et mécanisme de matching – permet d’imposer aux pays qui ne recueilleraient spontanément pas suffisamment de demandes d’asile une sanction financière dissuasive « par construction ».

Dans ce schéma, les pays les moins attractifs seraient les plus pénalisés. Ainsi, si les réfugiés ne souhaitent pas s’installer en Hongrie, cela devient le problème de la Hongrie, plus seulement celui de l’Allemagne (pour paraphraser le premier ministre hongrois, Viktor Orban) ; ou, pour reprendre les termes employés par son homologue tchèque, M. Sobotka, si « les réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient ne souhaitent pas s’établir en République tchèque parce qu’il y fait trop froid », plutôt que de s’en réjouir, les Tchèques seraient au contraire incités à manifester plus de chaleur et de compassion à l’égard des migrants.

Une répartition plus juste, mais des questions éthiques

Comme nous l’avons dit plus haut, le système de quotas échangeables avec matching que nous proposons a des avantages certains. Il permet d’instaurer une répartition juste et efficace de l’effort de solidarité tout en mettant chaque gouvernement devant ses responsabilités, en lui imposant, le cas échéant, de payer le prix de ses choix en matière de refus d’accueil des réfugiés. Il permet également de trouver un compromis équitable entre le « tout juridique » et le « tout humanitaire » sur la question de la prise en compte des préférences des réfugiés quant à leurs choix de destination, étant entendu qu’il n’est pas concevable que chaque réfugié obtienne son premier choix. Il permet enfin dans une large mesure de réduire les risques de « moins-disant humanitaire » en évitant d’envoyer des réfugiés vers des destinations peu accueillantes tout en incitant les pays qui ne sont pas attractifs à le devenir.

Il reste que le système proposé pose des questions éthiques à la fois évidentes et complexes : s’agit-il d’une marchandisation de la vie humaine (même s’il doit être clair que ce sont des visas d’admission qui sont échangés, pas des individus) ? Le mieux étant parfois l’ennemi du bien, ce système ne risquerait-il pas, en instaurant un marché pour les quotas d’admission de réfugiés, de miner les valeurs mêmes de solidarité qu’il cherche à mettre en pratique en les rationalisant ?

Des questions similaires ont été posées, parfois avec virulence, lorsque les outils que nous proposons de mobiliser ici ont été appliqués dans d’autres contextes sensibles tels que l’environnement (pour les quotas échangeables) ou les échanges de reins (pour les mécanismes d’appariement). Ces expériences, parmi d’autres, démontrent qu’il existe généralement un chemin raisonnable et praticable entre éthique et économie. Dans le contexte de la crise des réfugiés que connaît actuellement l’Europe, ce chemin reste à découvrir.

Cet article est la version longue d’une tribune intitulée « Réfugiés et quotas : il faut laisser à chaque pays le choix des modalités de sa solidarité » et publié comme tribune par Le Monde le 22 octobre 2015.

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