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Débat : Pour retrouver le goût de l’aventure européenne

Devant le Parlement britannique, le 10 janvier 2019. Ben Stansall / AFP

Dans sa récente tribune « Pour une renaissance européenne », le président Macron propose, en particulier, de lancer une conférence pour l’Europe qui fasse appel à des universitaires mais aussi à des partenaires sociaux et à des religieux et spirituels « afin de proposer tous les changements nécessaires à notre projet politique ».

Pour proposer de tels changements, il nous paraît effectivement nécessaire de saisir l’enjeu du débat que mènent actuellement les experts sur la nature même du projet politique européen.

L’ère du gouvernement par l’événement ?

Récemment Luuk van Midelaar a expliqué dans un livre important, Quand l’Europe improvise (Paris, Gallimard, 2018) que le projet européen avait connu une double naissance : l’une idéaliste, en 1950, avec la déclaration Schumann qui fut transformée en Communauté économique européenne en 1957 ; et l’autre, proprement politique, avec le traité de Maastricht en 1991 qui a accouché de l’Union européenne.

Selon le penseur néerlandais, avant 1991 le projet européen était enserré dans l’illusion fonctionnaliste de la gouvernance par le règlement, tandis que depuis le traité de Lisbonne de 2007, qui a formalisé (selon lui) le rôle du Conseil européen comme autorité suprême de l’Union, nous serions entrés dans l’ère, chère à Machiavel, du gouvernement par l’évènement et non plus par la règle.

La thèse est séduisante et comporte une part de vérité. De fait, avant les secousses de la crise de l’euro, du Maïdan ukrainien ou de la crise des migrants, beaucoup d’Européens en étaient venus à croire que l’Europe se construirait progressivement à partir de la méthode communautaire en mettant de côté les nations et en se débarrassant des petits arrangements inter-gouvernementaux.

La sortie annoncée du Royaume-Uni a donné une nouvelle vigueur, depuis juin 2016, à la réflexion sur une nécessaire affirmation de la souveraineté des institutions européennes mais aussi de celle des communautés nationales. On redécouvre la pertinence du projet de Fédération européenne des États-nations, selon l’expression de Jacques Delors, qui repose sur le triptyque d’un Parlement élu, d’un gouvernement exécutif à deux visages (Communauté et Conseil), fonctionnant selon deux méthodes (communautaire et inter-gouvernementale), et d’une Cour de justice autonome.

Une Europe centrée sur les personnes

Mais puisque Luuk van Midelaar propose une discussion européenne sur l’avenir de l’Europe, je formulerai ici une double remarque.

Premièrement il convient de rappeler que les fondateurs de l’Union européenne n’étaient pas des idéalistes naïfs fascinés par le pilotage automatique du droit positif. Ils étaient animés plutôt par la vision de la personne comme sujet de droit ne pouvant s’accomplir que dans la relation au nom du bien commun.

Le 21 juin 1950, Jean Monnet déclarait ainsi devant les représentants de la Haute autorité du charbon et de l’acier :

« Nous sommes là pour accomplir une œuvre commune, non pour négocier des avantages, mais pour rechercher notre avantage dans l’avantage commun. » (Mémoires, p. 466)

Certes l’articulation entre les différents niveaux de communauté, faite de délégation des compétences, de pondération et de subsidiarité, n’a pas encore trouvé son plein équilibre dans l’histoire de la construction politique de l’Union européenne. A l’Ouest de l’Europe la conception juridique de l’individu a eu tendance à effacer celle de la communauté, tandis qu’en Europe orientale à l’inverse la notion de classe sociale a dominé sur celle de l’individu entendu comme sujet de droit. Mais le pragmatisme initial des pères fondateurs et leur philosophie centrée sur les personnes pourraient être redécouverts aujourd’hui.

Deuxièmement, malgré la fascination qu’exerce encore aujourd’hui Machiavel sur les hommes et femmes politiques, à commencer par le président Macron, le temps est peut-être venu de prendre distance à l’égard du penseur florentin. Car si Machiavel a eu raison de critiquer la vision de l’histoire comme un long couloir vide où les hommes ne pouvaient que souffrir en attendant leur salut à la fin des temps, il faut rappeler que cette vision n’avait rien de chrétien.

La mobilisation de la virtu, faite d’habileté mais aussi de coups retors et de manipulations au nom des intérêts du Prince, n’avait rien à voir avec la vertu. Elle puisait dans un fond grec païen selon lequel le monde était gouverné par la fortune, c’est-à-dire par tout ce que nous ne devons pas au mérite de nos actions propres.

La « loi de la solidarité des peuples »

Dans leur Politique de la vertu, John Milbank et Adrian Pabst montrent qu’il existe une philosophie plus profonde, post-libérale, capable de dépasser le cynisme de l’homo politicus. Celle-ci favorise « la personne entière, unité du corps, de l’esprit et de l’âme », incluse dans un ordre social plus fondamental que l’État ou le marché.

Elle invite, contre les faux réalistes, à redécouvrir la pratique vertueuse, la plus efficace sur le long terme. Elle redécouvre en définitive la « loi de la solidarité des peuples » chère à Robert Schumann :

« Nous nous sentons solidaires les uns des autres dans la préservation de la paix, dans la défense contre l’agression, dans la lutte contre la misère, dans le respect des traités, dans la sauvegarde de la justice et de la dignité humaine. »

La renaissance européenne ne sera possible qu’au prix d’une réflexion approfondie sur la personne, la communauté, et les figures contemporaines de la vertu : la frugalité, l’hospitalité et le courage en politique.


L’auteur vient de cosigner avec Jean‑Baptiste Arnaud « Retrouver le goût de l’aventure européenne », (Paris, Bayard, 2019).

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