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Déconfinement : le jeu délicat de la France avec les libertés de culte

L'imam Barry Souleymane lit, filmé, des sourates du Coran qui sont diffusés en direct depuis la mosquée An Nour à Mulhouse le 12 mai. SEBASTIEN BOZON / AFP

Le 28 avril, le Premier ministre Edouard Philippe présentait devant l’Assemblée nationale son plan de déconfinement, annonçant que de nombreuses activités de vie collective pourraient reprendre à partir du 11 mai. Cependant, au cours de son allocution, le Premier ministre précisa que l’interdiction des cérémonies religieuses, à l’exception des obsèques, serait maintenue jusqu’au 2 juin.

Cette prolongation des restrictions imposées sur le libre exercice des cultes suscita alors une vive réaction de la part des élus de droite et de l’Église catholique. La Conférence des évêques de France (CEF) exprimait son « regret » que la célébration des cultes en public ne puisse reprendre à partir du 11 mai, et 67 parlementaires signèrent une tribune dans Le Figaro, interpellant le gouvernement et l'invitant à revenir sur sa décision.

Face à l’ampleur de cette fronde, le gouvernement révisa sa position : le 4 mai Edouard Philippe s’est déclaré devant le Sénat « prêt à étudier la possibilité que les offices religieux puissent reprendre à partir du 29 mai ».

Cependant, si cette date permettait aux églises d’accueillir des fidèles pour la messe de Pentcôte, elle n’a pas réussi à éteindre la controverse. En effet, elle fait l’impasse sur l’Aïd al-Fitr, fête de clôture du Ramadan, prévue le 24 mai, provoquant l’indignation du Recteur de la Grande Mosquée de Paris.

Cette controverse est d’autant plus notable que, jusqu’ici, les restrictions en matière de libertés religieuses qu’impose l’État français n’avaient pas rencontré de forte opposition, ni de la part de la société civile ni de la part des élus.

Comment faut-il alors comprendre ce retournement de situation ?

L’annonce du plan de déconfinement annonce la sortie progressive d’une politique d’urgence, définie par une relative union nationale. Ce faisant, cette annonce marque aussi la reprise de la politique « normale », dans laquelle le conflit se trouve structuré autour des institutions et des pôles idéologiques. La contestation en matière de libertés religieuses s’inscrit dans ce mouvement plus large.

Une application inédite des lois

Le 15 mars, le gouvernement interdisait par arrêté tout rassemblement ou réunion de plus de 20 personnes au sein des établissements de culte, à l’exception des cérémonies funéraires.

Le 23 mars, le gouvernement renforça cette mesure, interdisant tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte sans critère de capacité maximale ; les cérémonies funéraires étaient à ce moment-là restreintes à un maximum de 20 participants.

Ces restrictions furent promulguées dans le cadre du droit. En effet, tout comme de nombreux droits fondamentaux, la liberté religieuse n’est pas absolue. Ainsi, l’article 9.2 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet de restrictions sous certaines conditions, notamment en application de mesures nécessaires à la santé. En France, l’article 1 de la loi de séparation des églises et de l’État de 1905 conditionne la garantie du libre exercice des cultes à l’intérêt de l’ordre public.

Si les restrictions promulguées en mars n’entravaient pas au droit, leur application était inédite. Malgré cela, elles reçurent un large aval de la part des autorités religieuses – alors même que ces mesures tombaient à la veille des grandes fêtes monothéistes de Pessa’h, de Pâques, et du Ramadan.

Une large adhésion des institutions religieuses

Le Conseil national des évangéliques de France estimait ces restrictions « conformes à la loi, puisque justifiées, nécessaires et proportionnées pour des motifs de santé publique ».

De nombreux diocèses catholiques y adhérèrent aussi, dispensant leurs fidèles de l’obligation de participer à la messe dominicale. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) appela les imams à remplacer la prière collective du vendredi par la diffusion d’enregistrements audio-visuels.

Si certaines voix dissidentes se sont manifestées par le biais de la presse conservatrice ou en organisant des réunions en dépit de leur interdiction, comme à Saint-Nicolas du Chardonnet, la majorité s’est ralliée à la logique restrictiviste du gouvernement.

Pourtant, comme nous l’avons vu, ce ralliement s’est précipitamment estompé après le 28 avril.

Comment expliquer ce renversement de situation ?

Cette contestation advient dans un contexte de défiance croissante envers la politique gouvernementale. Alors que le gouvernement avait réussi à mener une politique unilatérale en début de crise, son autorité vacille depuis fin avril.

Selon un sondage IFOP, le 20 mars le gouvernement bénéficiait de la confiance de 55 % de Français quant à sa capacité à gérer efficacement la crise du coronavirus ; le 6 mai, ce taux avait chuté de 20 points pour atteindre 35 %.

Le 28 avril, le gouvernement s’est vu contraint de reporter sine die un débat à l’Assemblée nationale sur l’application de traçage numérique StopCovid (ce qui n’a pas empêché la poursuite de son développement). Le 4 mai, le Sénat a rejeté le plan de déconfinement du gouvernement. Et le 11 mai, le Conseil constitutionnel a censuré des éléments du projet de loi liés à l’isolement, et aux données médicales liées au traçage des malades infectés par le coronavirus.

De fait, ces indicateurs traduisent le pendant politique du déconfinement : le retour progressif de la politique « normale », dans laquelle les contre-pouvoirs institutionnels (le Parlement, le Conseil constitutionnel, les acteurs de la société civile) se réaffirment et les confrontations idéologiques reprennent le dessus sur les appels à l’unité nationale.

Les religions, évoluant en interaction et en tension avec leur environnement socioculturel, s’inscrivent aussi dans ce basculement hors de la trêve (relative) des hostilités politiques observé durant le pic de la crise.

Des prises de position diverses

Ce constat se confirme d’ailleurs si nous regardons de plus près les prises de position des différentes autorités religieuses. Comme nous l’avons déjà signalé, la CEF et la Grande Mosquée de Paris se sont opposées à la décision gouvernementale d’étendre les restrictions imposées aux libertés religieuses au-delà du 11 mai. Cependant, l’Église protestante unie de France et le Conseil national des évangéliques de France se sont abstenus de critiquer ouvertement le gouvernement par rapport à cette extension. Haïm Korsia, le grand rabbin de France, s’est montré compréhensif envers le gouvernement, jugeant qu’il fallait avant tout « s’assurer de la sécurité sanitaire ».

Le rabbin Philippe Haddad prépare shabbat par visioconférence à la synagogue Copernic à Paris le 28 mars. Stephane de Sakutin/AFP

D’autres instances musulmanes, telle que l’Union des mosquées de France, ont aussi choisi d’adhérer au calendrier émis par le gouvernement.

Diversité de réactions et de traditions

Cette diversité de réactions traduit plusieurs éléments. D’une part, l’importance accordée aux rites, à la sacralité des lieux et des objets, et aux réunions physiques varient selon les traditions religieuses.

Ainsi, la centralité de l’eucharistie dans le catholicisme implique l’obligation de participer à la messe dominicale, alors que le christianisme évangélique donne la priorité à l’étude du texte biblique et à la proclamation par le verbe, des pratiques qui s’accommodent plus aisément des contraintes imposées par le confinement.

Confession à distance devant l’église Jeanne d’Arc à Limoges, le 2 mai 2020. Pascal Lachenaud/AFP

À cela s’ajoute la diversité des positionnements politiques et institutionnels des différentes autorités religieuses. L’Église catholique bénéficie d’une assise institutionnelle forte en France, en raison de son ascendance historique et de ses ressources internes. Elle s’inscrit aussi dans une relation historique de conflit avec les institutions républicaines.

A contrario, le protestantisme et le judaïsme sont issus d’une historiquement minoritaires en France, se sont ralliés à la République.

Quant aux musulmans, leur absence de front commun reflète des dissensions endiguées dans l’Islam français. Celles-ci découlent de l’histoire migratoire et du projet controversé de rassembler les courants islamiques français sous l’égide d’une unique autorité représentative en dialogue avec l’État.

En sus des divergences internes aux traditions religieuses, ces divergences de positionnement dans la société française contribuent à expliquer les multiples réactions des autorités religieuses face à la politique gouvernementale. Si la polyphonie des réactions religieuses après l’annonce du plan de déconfinement reflète dans une certaine mesure les spécificités internes à ces religions, elle annonce aussi un retour à la politique « normale ».

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